vendredi 19 août 2016

Ariane (Anton Tchékhov)

Ariane


(Anton Tchékhov)





     Avec une bonne année de retard, cette traduction, dédiée à Anne Guérin-Castell qui  me l'avait suggérée sur Mediapart (voir les commentaires de la nouvelle « La jeune femme à la datcha » – présentée comme « Une petite nouvelle de Tchékhov »),  d’une nouvelle de 1895. Où l’on voyage sur la mer Noire en échangeant des vues sur l’amour et les femmes.
     Comme c’est en général le cas dans ces récits, le narrateur  principal est un homme – qui nous conte ses déboires. Peu à peu, il met à nu son héroïne, nous en dévoile la fausseté, l’aliénation. Séduire les hommes et les dominer – programme assez classique d’une vie que l’auteur doit juger vaine. Mais il me semble entendre Tchékhov soupirer : à qui la faute ? Pas plus que la libellule qui papillonne imprudemment dans une autre nouvelle, se brûlant les ailes et causant le suicide de son mari, Ariane n’a la moindre chance d’échapper à la frivolité. D’ailleurs, on nous assure au passage qu’elle n’a aucun talent.

     Mais l’auteur attend son lecteur au tournant, et la fin constitue une sorte de coup de théâtre intellectuel : il ne s’agit plus des mésaventures d’un amoureux bafoué par l’objet de sa flamme. On incrimine ici  l’éducation infligée aux filles – Tchékhov s’amusant à se camper lui-même à contre-emploi, voyant en Chamokhine le misogyne qu’il n’est pas. Il est vrai que ledit Chamokhine a opéré, dans la douleur, un virage à cent-quatre-vingt degrés : partant d’une idéalisation rétrograde des femmes, son amour déçu et le traitement cruel que lui a infligé Ariane lui font remettre en cause l’éducation des filles, cette « construction des femmes » par l’éducation des filles, depuis leur enfance. On croirait lire Alice Schwarzer, avec quatre-vingts ans d’avance.
     L’amour déçu de Chamokhine, transformé en haine, lui fait mettre en cause l’éducation des filles à la séduction : l’homme perçu comme un maître à prendre dans les rets de la séduction. Éducation dispensée dans les classes un peu éduquées – la femme du moujik fonctionnant autrement, davantage sur un pied d’égalité avec son homme, mais là, on peut trouver que Chamokhine est un peu optimiste … En tout cas, le renversement est total, puisque Chamokhine n’exige pas seulement que les hommes voient les femmes comme leurs égales, pourvu d’un cerveau analogue au leur et de capacités semblables aux leurs, il demande l’inverse, et que les femmes sortent de l’aliénation de ces rapports de séduction qui « la font régresser à l’état de femelle primitive ». Il est amusant de constater que la psychanalyste Anne Anargyros, dans son livre sur Tchékhov, se cantonne à cette charge outrée, et passe à côté du discours en fait féministe de l'auteur, bien caché derrière cette apparente misogynie...
     Ces thèmes de l’égalité des sexes et de l’éducation des filles furent repris après la révolution russe – ou le coup d’État des bolcheviks – par  un courant féministe-révolutionnaire autour d’Alexandra Kollontaï. 
     On peut supposer que certains verraient dans tout ceci un coup de poignard dans le dos de la "galanterie française",  censée être le fleuron de notre bien mal en point "art de vivre"...













     Sur le pont du vapeur allant d’Odessa à Sébastopol, un monsieur plutôt bel homme, avec un rond de barbe au menton, s’approcha pour me demander du feu et me dit :
     — Regardez un peu ces Allemands assis à côté du rouf. Quand des Allemands ou des Anglais se retrouvent, la conversation porte sur le prix de la laine ou les moissons, on parle de ses propres affaires ; et quand ce sont des Russes, allez savoir pourquoi, les femmes et des considérations d’ordre élevé sont alors l’unique sujet de discussion. Avant tout, les femmes.
     L’homme m’était inconnu. La veille, nous étions rentrés tous les deux de l’étranger à bord du même train et je l’avais vu, au contrôle douanier à Volotchysk1, se tenir aux côtés d’une dame qui voyageait avec lui, une montagne de valises et de paniers devant elle, remplis de vêtements féminins, j’avais vu son air gêné et déprimé lorsque furent exigés des droits de douane pour quelque chiffon de soie, tandis que sa compagne de voyage faisait du foin et menaçait de se plaindre auprès d’untel ; je l’avais aperçu ensuite, lorsque nous faisions route vers Odessa, apporter tantôt des petits pâtés tantôt des oranges dans le compartiment des dames.
     Un rien d’humidité et de tangage incita les dames à se réfugier dans leurs cabines. Le monsieur à la barbiche ronde s’assit à mes côtés et reprit :
     — Oui, lorsque des Russes se rassemblent, la conversation roule seulement sur des thèmes élevés et sur les femmes. Nous sommes intelligents et graves au point de ne proférer que de profondes vérités et de ne savoir régler que des questions d’ordre très supérieur. L’acteur russe ne sait pas faire le bouffon, il joue le vaudeville d’un air pénétré ; pareil pour nous : nous traitons de vétilles avec une grande hauteur de vues. Cela par manque de hardiesse, de sincérité et de simplicité. Quant aux femmes, si nous en parlons si souvent, c’est par insatisfaction, à mon avis. Nous regardons les femmes avec trop d’idéalisme et montrons des exigences incompatibles avec la réalité, nous sommes loin d’obtenir ce que nous voulons et le résultat, c’est l’insatisfaction, les espoirs meurtris, les souffrances morales, et c’est bien le thème de nos discours. Je ne vous ennuie pas ?
     — Pas le moins du monde.
     — Permettez-moi, dans ce cas, de me présenter, fit mon interlocuteur en se levant à moitié : Ivan Ilitch Chamokhine, propriétaire moscovite, en quelque sorte… Et vous, je sais qui vous êtes.
     Se rasseyant, il poursuivit, me regardant en face d’un air d’amitié sincère :
     — Un philosophe mineur comme Max Nordau2 expliquerait ces perpétuelles discussions à propos des femmes par l’érotomanie, ou par le fait que nous sommes des esclavagistes, etc, mais je vois les choses autrement. Je le répète : c’est notre idéalisme qui fait de nous des insatisfaits. Nous désirons que les créatures qui nous mettent au monde, nous et nos enfants, nous soient supérieures, et supérieures à tout sur terre. Jeunes, nous nous abandonnons à la poésie et adorons celles dont nous sommes tombés amoureux ; l’amour est alors pour nous synonyme de bonheur. Chez nous, en Russie, on méprise le mariage qui n’est pas un mariage d’amour, la sensualité est un objet de plaisanterie quand ce n’est pas de dégoût et ce sont les romans et les nouvelles dont les héroïnes sont belles, poétiques et sublimes qui ont le plus de succès, et si un Russe est un admirateur de longue date de la Madone Sixtine de Raphaël ou se préoccupe de l’émancipation des femmes, je vous l’assure, il est sincère. Jusqu’ici, rien de malheureux. Mais à peine avons nous épousé une femme ou nous sommes mis à vivre avec elle, c’est l’affaire de deux ou trois ans, et nous voici déçus, nous nous sentons floués ; nous changeons de femme, nouvelle déception, nouvel effroi, si bien que pour finir, nous voilà convaincus que les femmes sont fausses, mesquines, vaines, injustes, arriérées et cruelles – bref, non seulement elles ne nous sont pas supérieures, mais sont infiniment inférieures à nous, les hommes. Et, insatisfaits et floués que nous sommes, il ne nous reste plus qu’à ronchonner et à disserter, entre autres, sur le thème de nos cruelles désillusions.
     En écoutant Chamokhine, je remarquai son grand plaisir à parler russe et à évoquer le monde russe. Sans doute que, de l’autre côté de la frontière, la patrie lui avait beaucoup manqué. En vantant les Russes et en leur attribuant un idéalisme rare, il ne dénigrait pas les étrangers, ce qui parlait en sa faveur. De plus, il avait visiblement quelque chose sur le cœur et souhaitait parler plus de lui-même que des femmes, de sorte que je n’allais pas couper à une longue histoire en forme de confession.
     En effet, après que nous eûmes commandé une bouteille de vin et bu un verre, il commença ainsi :
     — Je me souviens que dans une nouvelle de Veltman3, quelqu’un s’exclame : « En voilà une histoire ! » Et un autre lui répond : »Non, ce n’est que l’introduction » . Il en est de même de ce que je vous ai dit jusqu’ici : ce n’est qu’une introduction, en somme, j’ai envie de vous raconter ma dernière aventure. Mais, vraiment, je ne vous ennuie pas ?
     Je l’assurai de mon intérêt, et il poursuivit :
     — Ceci se passe dans la région de Moscou, dans l’un des districts septentrionaux. Il me faut vous dire que la nature y est admirable. Notre propriété se situe sur la rive la plus élevée d’un petit torrent, dans un coin surnommé le coin animé, où l’eau bouillonne bruyamment nuit et jour ; imaginez un grand jardin à l’ancienne, des parterres discrets, des ruches et un potager, avec en bas la rivière, des saules au feuillage touffu qui perd de son brillant sous l’abondante rosée, comme une chevelure qui grisonne, et de l’autre côté, un pré puis une forêt de conifères à l’obscurité effrayante. Il y pousse des lactaires à foison et, dans ses profondeurs, vivent des élans. Quand je mourrai et qu’on clouera mon cercueil, je crois que je rêverai toujours de ces aubes aveuglantes de soleil ou de ces merveilleuses soirées de printemps, lorsque au jardin et aux alentours on entend le chant des rossignols et la plainte des râles, et que remonte du village le son d’un accordéon tandis que dans la maison quelqu’un joue du piano et qu’en bas la rivière chahute – des sons à vous donner envie de pleurer et de chanter à tue-tête. Nous n’avons qu’un lopin de terre labourée, mais aussi des prés qui nous dépannent en donnant chaque année dans les deux mille roubles, avec la forêt. Je suis fils unique, mon père et moi sommes des gens modestes et ces revenus, auxquels s’ajoute la retraite de mon père, nous suffisaient largement. Après l’université, j’y ai passé les trois premières années qui ont suivi la fin de mes études, je m’occupais de la propriété en attendant d’être envoyé en poste quelque part, et surtout j’étais éperdument amoureux d’une charmante jeune fille, d’une très grande beauté. C’était la sœur d’un voisin, Kotlovitch, un propriétaire ruiné chez qui poussaient des ananas et des pêches somptueuses, et l’on trouvait sur sa propriété des paratonnerres et, en plein milieu de la cour, une fontaine, mais pas le moindre kopeck. Il ne faisait rien, ne savait rien faire, il était mou, débile, inconsistant ; il pratiquait l’homéopathie pour soigner les moujiks et donnait dans le spiritisme. C’était par ailleurs un homme délicat, d’un naturel doux, point stupide, mais je n’ai aucun penchant pour cette sorte d’individu qui discute avec les esprits et soigne les femmes en les magnétisant. Primo, les gens à l’esprit corseté mélangent toujours tout et il est extraordinairement pénible de discuter avec eux ; secundo, le plus souvent, ils n’aiment personne, vivent sans femme et ce mystère a sur les gens impressionnables de fâcheux effets.  Et son apparence me déplaisait. Il était grand, corpulent, le teint pâle, avec une petite tête et de petits yeux brillants, et des doigts blancs et boudinés. Il ne vous serrait pas la main, il la pétrissait. Et passait son temps à s’excuser. En demandant quelque chose comme en rendant service. Sa sœur, ce n’était pas du tout la même chanson.  Je dois préciser que, durant mon enfance et mon adolescence, je ne connaissais pas les Kotlovitch, car mon père était professeur à N… et nous vivions à l’époque dans cette région, si bien que lorsque je fis leur connaissance, cette jeune fille avait déjà vint-deux ans, elle avait eu le temps de finir les cours supérieurs4 et de vivre deux ou trois ans à Moscou auprès d’une tante riche qui lui avait fait faire ses débuts dans le monde. Quand je fis sa connaissance, ce fut d’abord son prénom, rare et beau, qui me frappa – Ariane5. Comme il lui allait bien !  Elle était brune, très maigre, fine et souple, harmonieusement faite, extraordinairement gracieuse, le visage au plus haut point noble et rempli de grâce. Elle avait comme son frère les yeux brillants mais cet éclat des yeux, chez lui froid et  doucereux comme celui d’un bonbon acidulé, devenait fièrement chez elle la flamme de la jeunesse et de la beauté. Je fus subjugué dès notre rencontre – et il ne pouvait en être autrement. Mes premières impressions furent si puissantes que, encore maintenant, je ne puis me défaire de l’idée illusoire que la nature, en façonnant cette jeune fille, avait un vaste et merveilleux dessein. La voix d’Ariane, son chapeau, ses pas et jusqu’à l’empreinte de ses pieds menus sur la rive sablonneuse, lorsqu’elle pêchait des petits poissons, me remplissaient de joie et d’un ardent désir de vie. De la beauté de son visage et de sa silhouette, je déduisais celle de son esprit, et chacune de ses paroles me ravissait, de même que chacun de ses sourires, séduction qui m’obligeait à lui supposer une âme élevée. Elle était douce, loquace, gaie, simple, affichait une foi poétique, parlait de la mort avec poésie et son esprit montrait une telle palette de nuances qu’elle pouvait se débrouiller à sa façon en cas de besoin. Lui fallait-il un nouveau cheval, mais l’argent manquait – hé quoi, où était le problème ? On pouvait vendre quelque chose ou le mettre en gage, et si l’intendant jurait ses grands dieux qu’il n’y avait strictement rien à vendre ou à mettre en gage, on pouvait toujours retirer la toiture des pavillons et en proposer le métal aux usines du coin, voire, dans les cas les plus extrêmes, vendre à bas prix au marché les chevaux de trait. De tels désirs indomptables plongeaient par moments la propriété entière dans le désespoir, mais elle exprimait ses désirs avec tant de grâce qu’on finissait par tout lui pardonner et tout lui permettre, comme à une déesse ou à une impératrice. Mon amour était touchant et mon père comme les voisins ou les moujiks, tous eurent vite fait de s’en apercevoir. Et tous de s’attendrir à mon sujet. Lorsqu’il m’arrivait de régaler de vodka nos ouvriers, ceux-ci me saluaient en remerciant et me disaient :
     — Dieu fasse que vous épousiez la jeune demoiselle.
     Ariane elle-même savait bien que je l’aimais. Elle venait souvent chez nous à cheval ou en char à bancs et restait parfois des jours entiers en notre compagnie. Elle s’était liée d’amitié avec mon vieux père, il lui avait même appris à faire du vélo – c’était sa grande distraction. Je me souviens qu’un soir ils s’apprêtaient à aller faire un tour et que je l’aidais à s’installer sur la bicyclette, elle était si mignonne que j’eus l’impression, en l’effleurant, de me brûler les mains, j’en tremblais, et quand ils partirent tous les deux côte à côte sur la route, faisant belle impression, le cheval moreau de l’intendant, qui venait à leur rencontre, fit un écart et il me sembla que la beauté du tableau avait  aussi frappé le cheval. Mon amour et mon adoration émouvaient Ariane, l’attendrissaient, elle souhaitait passionnément ressentir le même envoûtement, répondre à mon amour par le même amour. Quelle poésie dans tout cela !
     Mais elle ne pouvait aimer comme moi je l’aimais, car elle était de te tempérament froid, et pas mal gâtée déjà. En elle un petit démon avait fait son nid, qui lui chuchotait sans cesse qu’elle était charmante, divine et elle, ne distinguant pas clairement le sens et le but de sa vie, n'envisageait son futur que comme celui d’une notabilité fort riche, elle rêvait de bals, de courses de chevaux, de domestiques en livrée, de pièces luxueusement meublées où elle tiendrait salon6, avec un essaim de comtes, de princes, d’ambassadeurs, de peintres et d’autres artistes célèbres, tous en train de faire des courbettes devant elle en se pâmant devant sa beauté et ses toilettes… Cette soif de pouvoir et de réussite personnelle et ce genre de pensées toujours tournées dans la même direction donnent des caractères froids, Ariane restait froide, aussi bien avec moi que devant la nature ou en entendant de la musique. Et le temps passait sans qu’apparaisse le moindre ambassadeur, elle continuait à vivre chez son spirite de frère dont les affaires de mal en pis, au point qu’elle n’avait plus de quoi s’acheter ses robes et ses chapeaux et qu’il lui fallait user de ruses et recourir à des expédients pour cacher sa misère.
     Comme par un fait exprès, lorsqu’elle vivait à Moscou chez sa tante, un certain prince Maktouïev, homme riche mais nullité accomplie, avait demandé sa main. Elle lui avait carrément dit non. Elle s’en repentait à présent : pourquoi avoir refusé ? De même que le moujik, chez nous, souffle d’un air dégoûté sur le kvas7 où nagent des cafards et finit par le boire, elle fronçait le sourcil avec répugnance au souvenir du prince et me disait néanmoins :
     — Tout ce que vous voulez, il y a quelque chose d’inexplicablement charmant dans un titre de noblesse…
     Elle rêvait du panache attaché au titre, mais, dans le même temps, ne voulait pas me lâcher. On a beau rêver d’ambassadeurs, le cœur s’émeut et la jeunesse se réveille. Ariane s’efforçait à l’amour, faisait semblant de m’aimer et me jurait même son amour. Mais je suis un nerveux, un sensitif ; lorsqu’on m’aime, je le sens bien, même à distance, sans protestations ni serments, et là, ce que je ressentais, c’était de la froideur, et, en l’entendant me parler d’amour, j’avais l’impression d’écouter le chant d’un rossignol artificiel. Ariane se sentait le souffle court, elle en était contrariée, et je l’ai vue pleurer plus d’une fois. Un jour, figurez-vous qu’elle m’étreignit et m’embrassa avec fougue – c’était  le soir, au bord de l’eau – et je pouvais lire dans ses yeux l’absence d’amour, remplacé par de la curiosité expérimentale : qu’en résulterait-il ? Effrayé, je lui pris les mains et lui dis avec désespoir :
     — Ces caresses sans amour me font souffrir !
     — Quel… original vous faites ! fit-elle en se détournant.
      J’allais, selon toute vraisemblance, l’épouser dans un an ou deux et l’histoire se terminerait ainsi, mais le destin s’est plu à disposer autrement de notre aventure. Un nouveau visage fit son apparition parmi nous. Un certain Loubkov, Mikhaïl Ivanytch8, camarade du frère d’Ariane du temps de l’université, vint séjourner chez lui ; de cet homme gentil, les cochers et les domestiques disaient : un monsieur a-mu-sant ! De taille moyenne, émacié, chauve, avec un visage de bon bourgeois, agréable mais lisse, pâle et pourvu d’une moustache drue et soignée, avec des papules au cou lui donnant l’air d’avoir la chair de poule et une pomme d’Adam saillante. Il portait un pince-nez9 avec un large cordon noir attaché, grasseyait, n’articulant ni les r ni les l, si bien que le mot « loulou », par exemple, devenait : vouvou10. Il était perpétuellement joyeux et riait de tout. Il s’était marié de façon parfaitement idiote à vingt ans, avait reçu en dot deux maisons du côté du couvent Novodiévitchi11, s’était occupé de construire et de réparer des bains, s’était ruiné, à présent sa femme et ses quatre enfants vivaient dans les « Chambres de l’est »12» , étaient dans le besoin, il devait les secourir – et ça le faisait rire. Il avait trente-six ans, sa femme déjà quarante-deux – très drôle également. Son orgueilleuse mère, bouffie de prétentions aristocratiques, méprisait son épouse et vivait à part avec toute une bande de chiens et de chats, et il devait lui verser chaque mois soixante-quinze roubles ; lui-même était un homme appréciant les bonnes choses, aimant déjeuner au « Marché slave13 » et dîner à « L’ermitage13 » ; il avait de gros besoins d’argent, mais son oncle lui octroyait seulement dans les deux mille roubles par an, ce qui n’était pas assez, et lui devait courir en tirant la langue, comme on dit, à travers tout Moscou pour trouver de l’argent à emprunter – autre sujet de plaisanterie. Il était venu passer un moment chez Kotlovitch pour se reposer au sein de la nature, suivant son expression, des fatigues de la vie de famille. Au déjeuner comme au dîner ou en promenade, il nous entretenait de sa femme, de sa mère, des créanciers et des huissiers, en se moquant de tout ce monde-là ; il se moquait aussi bien de lui-même et assurait avoir fait la connaissance de plein de gens en cherchant à emprunter de l’argent. Il riait à tout bout de champ et nous faisait rire. En sa présence, nous avons commencé à vivre autrement. Une idylle discrète me convenait fort bien, j’aimais les parties de pêche à la ligne, les promenades vespérales, la cueillette des champignons ; Loubkov, quant à lui, préférait les pique-nique, les feux d’artifice et la chasse à courre. Il organisait des pique-nique deux ou trois fois par semaine et Ariane, d’un air grave et inspiré, écrivait ce qu’il nous fallait, des huîtres, du champagne, et m’expédiait à Moscou chercher tout cela, bien sûr sans me demander si j’avais assez d’argent. Et, au cours des pique-nique, les rires alternaient avec les toasts, c’étaient de nouveaux de joyeux récits à propos de sa femme, trop vieille, des chiens de sa mère, trop gras, et des créanciers, trop mignons…
     Loubkov aimait la nature, qu’il considérait cependant comme une vieille rengaine, bien moins importante que lui-même et destinée juste à lui procurer du plaisir. Il lui arrivait de s’arrêter devant quelque paysage magnifique en disant : « Ce serait agréable de prendre le thé ici ! » Un jour, apercevant Ariane au loin, qui marchait sous une ombrelle, il la montra d’un signe de tête et déclara :
     — Ça me plaît, qu’elle soit maigrichonne. Je n’aime pas les grosses.
     Ce qui me froissa. Je le priai de ne pas parler ainsi des femmes en ma présence. Me regardant d’un air étonné, il dit :
     — Qu’y a-t-il de mal à aimer les maigres et non les grosses ?
     Je ne lui répondis rien. Un peu plus tard, d’excellente humeur et un peu éméché, il me dit :
     — Je vois que vous plaisez à Ariadna Grigorievna14. Qu’avez-vous à hésiter ?
     J’en fus tout gêné, je lui expliquai de façon confuse ma vision de l’amour et des femmes.
     — Je ne sais pas, soupira-t-il.  Selon moi, une femme est une femme et un homme est un homme. Je veux bien qu’Ariadna Grigorievna soit une créature poétique et sublime, mais elle reste soumise aux lois de la nature. Comme vous le voyez vous-même, elle est d’âge à avoir un mari ou un amant. Je respecte les femmes tout comme vous, mais je pense que des relations bien déterminées n’excluent pas la poésie. Celle-ci a son genre propre, l’amant également. C’est tout pareil qu’en agriculture : la nature est belle en soi, les revenus tirés des champs et des bois ont leur intérêt propre.
     Lorsque nous pêchions le goujon, Ariane et moi, Loubkov, étendu sur le sable, me lançait des piques ou m’enseignait la vie.
     — Ceci m’étonne, cher monsieur, que vous puissiez vivre sans aventure ! disait-il. Vous êtes jeune, bel homme, intéressant, bref, un homme de premier ordre, et vous vivez comme un moine. Un vieillard de vingt-huit ans ! Oh, je suis votre aîné d’une dizaine d’années ou presque, et lequel de nous deux est le plus jeune ? Dites, Ariadna Grigorievna, lequel ?
     — Vous, bien sûr, répondait Ariane.
     Et lorsqu’il se lassait de notre silence et de l’attention que nous portions à nos flotteurs, il repartait à la maison et elle me disait en me regardant avec dépit :
     — C’est vrai que vous n’êtes pas un homme, vous êtes, que le Seigneur me pardonne, une poule mouillée. Un homme, ça doit se prendre de passion, s’emporter, faire des erreurs, souffrir ! Une femme vous pardonnera insolences et effronteries, elle ne vous pardonnera jamais votre bon sens bien raisonnable.
     Elle se fâchait pour de bon, ajoutant :
     — La réussite exige de la décision et de l’audace. Loubkov est moins joli garçon que vous, mais il présente plus d’intérêt que vous, il aura toujours du succès avec les femmes, parce qu’il n’est pas comme vous, c’est un homme, lui.
     Une certaine aigreur se faisant même entendre dans sa voix. Un soir, au dîner, sans s’adresser à moi, elle se mit à dire que, si elle était un homme, elle ne resterait pas à moisir à la campagne, elle ferait des voyages et passerait l’hiver à l’étranger, en Italie, par exemple. Ô, Italie ! À ce moment, mon père jeta par mégarde de l’huile sur le feu ; il se lança dans une longue tirade à propos de l’Italie, quel beau pays, quelle nature étonnante, quels musées ! Ariane s’enflamma du soudain désir de partir pour l’Italie. Les yeux étincelants, elle en frappa même la table du poing : partir !
     Et la conversation roula désormais sur l’Italie, comme on serait bien en Italie – ah, oh, l’Italie – reprenant chaque jour, et lorsqu’Ariane me jetait un coup d’œil par-dessus son épaule, je lisais dans son expression froide et têtue qu’elle avait déjà, en rêve, fait la conquête de l’Italie, de tous ses salons avec leurs illustres résidents étrangers et leurs touristes de passage, et qu’il était hors de question de la faire revenir à la raison. Je conseillais d’attendre un peu, de reporter d’un an ou deux le voyage, mais elle fronçait dédaigneusement le sourcil en disant :
     — Vous avez le bon sens d’une vieille femme.
     Loubkov, lui, soutenait le projet. Selon lui, cela ne coûterait pas grand-chose, lui aussi partirait pour l’Italie se reposer des vicissitudes familiales. J’avoue m’être comporté avec la naïveté d’un élève de lycée. Non par jalousie, mais suite à un terrible pressentiment, je m’efforçais, autant que possible, de ne pas les laisser seuls, ils en riaient à mes dépens, faisant mine de venir de s’être embrassés lorsque j’entrais dans une pièce, etc.
     Et voici qu’un beau matin, le frère spirite, blême et bouffi, fait son apparition chez moi, exprimant le désir d’un entretien en tête-à-tête. Cet individu n’avait aucune volonté ; ignorant les règles du savoir-vivre et de la délicatesse, il ne pouvait s’empêcher de lire le courrier d’autrui, s’il trouvait une lettre sur un bureau. À présent, il avouait avoir lu par mégarde une lettre de Loubkov adressée à Ariane.
     — J’ai appris par cette lettre qu’elle s’apprêtait à partir à l’étranger. Vous m’en voyez bouleversé, cher ami ! Expliquez-moi, de grâce, je n’y comprends rien !
     En prononçant ces mots, il soufflait fortement, et m’envoyait à la figure des relents de bœuf bouilli. 
     — Pardonnez-moi de vous mettre dans la confidence, au sujet de cette lettre, poursuivit-il, mais Ariane et vous êtes très liés, elle vous respecte ! Vous êtes peut-être au courant de quelque chose. Elle veut partir, mais avec qui ? Monsieur Loubkov se prépare aussi à partir avec elle. Pardon, mais voilà quelque chose de plutôt étrange, de la part de monsieur Loubkov. Il est marié, a des enfants, ce qui ne l’empêche pas de faire à Ariane des déclarations d’amour et de la tutoyer dans sa lettre. Pardon, mais voilà qui est singulier !
     Un grand froid m’envahit, je ne sentais plus mes membres, je ressentis une douleur dans la poitrine, comme si une pointe triangulaire s’y fût enfoncée. Accablé, Kotlovitch se laissa tomber dans un fauteuil, ses bras pendant comme des fouets accrochés.
     — Que puis-je donc faire ? demandai-je.
     — La raisonner, la convaincre… Jugez vous-même : que peut être Loubkov pour elle ? Est-ce l’homme qu’il lui faut ? Dieu, que c’est effrayant , que c’est effrayant ! continua-t-il en se prenant la tête dans les mains. Elle a de merveilleux partis, le prince Maktouïev et… et d’autres. Le prince l’adore et, pas plus tard que mercredi dernier, son défunt grand-père Hilarion a positivement confirmé, aussi sûr que deux et deux font quatre, qu’Ariane serait sa femme15. Positivement ! Le grand-père Hilarion a beau être mort, c’est quelqu’un d’une intelligence étonnante. Nous invoquons son esprit chaque jour.
     À la suite de cette conversation, je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, j’avais envie de me tirer une balle. Au matin, je rédigeai cinq lettres que je déchirai en petits morceaux, ensuite je m’en fus sangloter dans la grange, et pour finir, ayant demandé de l’argent à mon père, je m’enfuis au Caucase sans prendre congé.
     Bien sûr, une femme est une femme et un homme est un homme, mais est-il possible de s’en tenir à notre époque à de telles considérations remontant au Déluge, se peut-il qu’une personne cultivée comme moi, dotée d’une spiritualité complexe, doive réduire ma forte attirance pour une femme à cette différence physique entre elle et moi ? Quelle horreur ce serait ! Je veux croire que, dans sa lutte avec la nature, le génie humain a combattu la sexualité et, même s’il ne l’a point vaincue, il est du moins parvenu à l’entraver au moyen de l’illusoire filet de la fraternité et de l’amour ; et pour moi, il ne s’agit pas d’une simple fonction animale, comme chez les chiens ou les grenouilles, mais d’amour véritable, et le pur élan du cœur et le respect envers la femme inspirent chaque étreinte. En effet, la répugnance pour l’instinct animal a été cultivée au long des siècles par des centaines de générations, j’en ai hérité, elle fait partie de moi, et poétiser l’amour est aussi naturel et nécessaire à présent pour moi que d’avoir le pavillon de l’oreille immobile et un corps non recouvert de poils. C’est, me semble-t-il, l’opinion de la majorité des gens cultivés, dans la mesure où, de nos jours, l’absence de tout élément moral et poétique en amour est mal vue, considérée comme la résurgence d’un atavisme ; on la tient pour un symptôme de dégénérescence et, souvent, de graves désordres mentaux16. Il est vrai qu’en idéalisant l’amour, nous attribuons aux personnes que nous aimons des mérites dont nous sommes souvent dépourvus nous-mêmes, ce qui entraîne d’incessantes erreurs de notre part et nous cause de perpétuelles souffrances.. Mais, à tout prendre, mieux vaut qu’il en soit ainsi, à mon avis, mieux vaut souffrir que de se rassurer en se disant qu’une femme est une femme, et un homme un homme.
     À Tiflis17, je reçus une lettre de mon père. Il m’écrivait que le tant… , Ariadna Grigorievna était partie à l’étranger pour y passer tout l’hiver. Un mois plus tard, je rentrai à la maison. C’était déjà l’automne. Ariane envoyait chaque semaine à mon père des lettres au papier parfumé, très intéressantes et rédigées dans une très belle langue. Je suis de ceux qui pensent qu’en chaque femme sommeille un écrivain. Ariane décrivait de façon très détaillée combien il lui en coûtait de se réconcilier avec sa tante et de lui demander un millier de roubles pour son voyage, et ses longues recherches à Moscou pour retrouver une vieille parente à elle, afin de la persuader de voyager avec elle. Cet excès de détails sentait un peu la composition, et je compris bien sûr qu’elle n’avait pas d’accompagnatrice. Un peu plus tard, je reçus à mon tour une lettre sentant bon et très littéraire. Elle y écrivait qu’elle s’ennuyait de moi et de mes beaux yeux intelligents et remplis d’amour, elle me reprochait gentiment de perdre ma jeunesse à moisir à la campagne au lieu de vivre comme elle au paradis sous les palmiers en respirant l’arôme des orangers. Et signait : « Ariane, que vous avez abandonnée » . Trois ou quatre jours plus tard, nouvelle lettre, du même style, avec à la fin : « Ariane, que vous avez oubliée » . Je ne m’y retrouvais plus. Je l’aimais passionnément, je rêvais d’elle toutes les nuits, et voici que je l’avais « abandonnée » , « oubliée » – à quoi tout cela rimait-il ?  – , ajoutez-y l’ennui en pleine campagne, les longues soirées, l’image obsédante de Loubkov… L’incertitude me rongeait, empoisonnait mes jours et mes nuits, devenait insupportable. Je n’y pus tenir, et partis.
     Ariane me fit venir à Abbazia18. J’y parvins par une journée chaude et lumineuse, après une averse dont les gouttes s’accrochaient encore aux arbres, et descendis dans l’énorme bâtiment, aux allures de caserne, de l’annexe19 qu’habitaient Ariane et Loubkov. Je ne les y trouvai pas. Je sortis dans le parc du quartier, me promenai dans les allées, puis m’assis. Je vis passer un général autrichien, les mains derrière le dos, avec des bandes de pantalon aussi belles que chez nous ; un bébé dans sa poussette, dont les roues couinaient dans le sable humide ; un vieillard décrépit souffrant de jaunisse, une flopée d’Anglaises, un prêtre polonais, de nouveau le général autrichien. Un orchestre militaire tout juste arrivé de Fiume se dirigea vers une guérite avec ses trompettes étincelantes et se mit à jouer. Vous connaissez Abbazia ? C’est une sale petite ville slave, se composant d’une seule rue sentant mauvais et dans laquelle, après la pluie, il n’est pas question de marcher sans caoutchoucs. J’avais tant lu, avec un tel attendrissement, au sujet de ce paradis terrestre qu’après cela, lorsqu’ayant retroussé le bas de mon pantalon, je traversai la rue étroite en faisant attention et, pour me distraire, achetai des poires dures à une vieille femme qui, reconnaissant en moi un Russe, se mit à baragouiner des « quètre » et des « vintte » , lorsqu’ensuite je me mis à me demander avec perplexité où aller et pour faire quoi, rencontrant de surcroît d’inévitables Russes aussi trompés que moi, je commençai à ressentir de la honte et un vif mécontentement. Cet endroit abrite  une baie paisible où naviguent des vapeurs et des bateaux  aux voiles multicolores ; on aperçoit Fiume et des îles lointaines enveloppées d’une brume bleuâtre, cela serait pittoresque, sans les hôtels et leurs annexes, œuvre de mercantis cupides qui défigurent par leur architecture stupidement mesquine une côte verdoyante, de sorte que, de ce rivage, on ne distingue guère plus qu’un amas de fenêtres, de terrasses et de places couvertes de petites tables blanches et de serveurs en frac noir. Le parc est celui que l’on rencontre de nos jours dans toutes les stations balnéaires, à l’étranger. Et les feuilles vert sombre, immobiles et silencieuses, des palmiers, et le sable jaune vif des allées et les bancs d’un vert éclatant, et les trompettes rutilantes et mugissantes des soldats, et les bandes rougeoyantes au pantalon du général, tout ceci vous ennuie au bout de dix minutes. Et il vous faut rester là dix jours, quand ce n’est pas dix semaines ! Flânant sans entrain dans ces endroits, j’étais de plus en plus convaincu de l’inconfort et de l’ennui d’une vie de riche repu, à l’imagination affaiblie, aux goûts et aux désirs sans hardiesse. Comme ils sont plus heureux, ces touristes, jeunes ou vieux, auxquels l’argent manque pour vivre à l’hôtel et qui se posent où ils le peuvent, admirant la mer depuis les montagnes, étendus dans l’herbe verte, qui se déplacent à pied, traversant les forêts et les champs, respectent les coutumes locales, écoutent les chansons du cru et s’éprennent des femmes du pays20
     Tandis que je restais assis dans le parc, il se mit à faire nuit et dans cette semi-obscurité m’apparut Ariane, élégante et gracieuse comme un princesse, suivie de Loubkov qui portait de nouveaux et luxueux habits, sans doute achetés à Vienne.
     — Pougquoi êtes vous fâchés ? Que me guep’ochez-vous21 ? dit-il.
     Elle, à ma vue, poussa un cri de joie et, ailleurs que dans un parc, m’aurait sûrement sauté au cou ; elle serra fortement mes mains en riant, et moi aussi je riais, j’étais bien près de pleurer, d’émotion. Les questions se mirent à pleuvoir : comment était-ce, chez nous, comment allait mon père, avais-je rencontré son frère, etc. Exigeant que je la regarde bien en face, elle me demanda si je me souvenais des parties de pêche, des pique-nique, de nos petites disputes…
     — Pour l’essentiel, tout cela était magnifique, dit-elle dans un soupir. Mais bon, ici, ce n’est pas trop mal. Nous connaissons plein de gens, mon cher ami ! Je vous présenterai demain à une famille russe. À condition que vous alliez vous acheter un autre chapeau – elle m’examina des pieds à la tête en fronçant les sourcils. Abbazia, ce n’est pas la campagne, dit-elle. Il faut être ici comme il faut22..
     Nous allâmes ensuite au restaurant. Ariane n’arrêtait pas de rire, de faire l’enfant et de m’appeler son cher, son bel, son intelligent ami, comme si elle n’en revenait pas, de me voir à ses côtés. Ainsi jusqu’à près de onze heures du soir, et nous séparâmes enchantés du dîner et très contents l’un de l’autre. Le lendemain, Ariane me fit faire la connaissance de la famille russe dont elle m’avait parlé, en me présentant ainsi : « voici le fils d’un professeur réputé, qui est notre voisin, au pays » . Avec cette famille, elle ne discutait que de propriétés et de récoltes, en me prenant en outre sans cesse à témoin.  Elle voulait passer pour une très riche propriétaire et il faut dire qu’il y réussissait fort bien. Elle avait le maintien superbe d’une véritable aristocrate, ce qu’elle était, du reste, par son origine.
     — Ma tante est impossible ! déclara-t-elle soudain en me fixant avec un grand sourire. Je me suis un peu disputée avec elle, et là voilà qui file à Murano. Vous voyez le genre ?
     Un peu plus tard, alors que nous promenions dans le parc, je lui ai demandé :
     — De quelle tante parlez-vous, tout-à-l’heure ? Qu’est-ce que c’est encore ?
     — C’est un pieux mensonge, répondit Ariane en riant. Ils ne doivent pas savoir que je n’ai pas de chaperon. Restée un moment silencieuse, elle se serra contre moi et me dit :
     — Mon chou, devenez l’ami de Loubkov ! Si vous saviez comme il est malheureux ! Sa mère et sa femme sont proprement infernales.
     Elle voussoyait Loubkov et, au moment d’aller dormir, lui disait « à demain » tout comme à moi, leurs chambres étaient à des étages différents, ce qui me redonna l’espoir que je m’étais fait un roman et qu’il n’y avait pas d’aventure entre eux, du coup Loubkov me parut plus sympathique. Et lorsqu’un jour il m’emprunta trois cents roubles, je les lui donnai de très bonne grâce.
     Chaque jour était pour nous jour de fête. Nous flânions dans le parc, nous mangions, nous buvions. Nous bavardions chaque jour avec la famille russe. Petit à petit, j’avais pris l’habitude, en allant au parc, de rencontrer le petit vieux ictérique, le prêtre polonais et le général autrichien qui trimballait un jeu de cartes et, dés qu’il le pouvait, s’asseyait quelque part et entamait une réussite en haussant nerveusement les épaules. Et c’était toujours la même musique qui jouait. Chez moi, à la campagne, lorsque, en semaine, j’allais en pique-nique ou pêchais, la vue des moujiks me faisait honte, ici je ressentais le même sentiment devant les laquais, les cochers ou les ouvriers que je rencontrais ; j’avais toujours l’impression qu’ils m’observaient en se demandant : « Pourquoi ne fiche-t-il rien, celui-ci ? » Je trainais cette honte chaque jour, du matin au soir. Période étrange, désagréablement monotone ; la seule chose qui changeait, c’était la quantité d’argent que m’empruntait Loubkov, tantôt cent, tantôt cinquante florins, et l’argent le ramenait à la vie comme un morphinomane ayant reçu sa dose, il se remettait à rire bruyamment de son épouse, de lui-même et de ses créanciers.
     Mais survinrent des pluies, il se mit à faire froid. Nous partîmes pour l’Italie et je télégraphiai à mon père de me faire la grâce de m’envoyer à Rome un mandat de huit cents roubles. Nous nous arrêtâmes à Venise, à Bologne, à Florence, descendant immanquablement dans des hôtels chers  où l’on nous comptait en sus l’éclairage, le service, le chauffage, le pain du petit-déjeuner et jusqu’au droit de prendre nos repas dans la grande salle. Nous mangions comme des ogres. Le matin, café complet23. Déjeuner à une heure : viande, poisson, omelette, fromage, fruits et vin. À six heures, repas de huit plats, avec de longues pauses durant lesquelles nous ingurgitions de la bière et du vin. Après huit heures du soir, le thé. Aux alentours de minuit, Ariane décrétait qu’elle avait faim et réclamait du jambon et des œufs à la coque. Nous lui tenions compagnie. Entre deux séances à table, nous courions les musées et les expositions, tracassés par la crainte d’arriver en retard au repas suivant. Méditant devant les tableaux, j’avais hâte de rentrer m’allonger, cherchais une chaise des yeux et répétais avec hypocrisie : « Charmant ! quelle inspiration ! »  Tels des serpents repus, fascinés par les vitrines des magasins, nous ne prêtions attention qu’à ce qui brillait, nous extasions devant des broches en toc et achetions une foule de choses aussi futiles qu’inutiles.
     Ce fut la même chose à Rome. La pluie tombait, un vent froid soufflait. Après un copieux petit-déjeuner, nous allâmes visiter la basilique Saint-Pierre, laquelle, effet de notre estomac rassasié ou du temps détestable, ne nous fit pas la moindre impression, et nous fûmes à deux doigts de nous disputer, nous accusant mutuellement de philistinisme. 
     Je reçus l’argent envoyé par mon père. J’allai le récupérer un matin, je me souviens, en compagnie de Loubkov.
     — On ne peut être parfaitement heureux lorsque le passé vous pèse, dit-il. J’ai hérité du passé une gros fardeau sur le cou. De plus, avoir de l’argent ne ferait pas de tort, je suis pauvre comme Job… Le croiriez-vous, il me reste en tout et pour tout huit francs, poursuivit-il en baissant la voix, alors que je dois envoyer cent roubles à ma femme et autant à ma mère. Et, ici aussi, il faut vivre. Ariane est comme un enfant, elle ne veut se rendre compte de rien et jette l’argent par les fenêtres comme une duchesse. À quoi lui servira la montre qu’elle a achetée hier ? Et à quoi rime cette comédie qui se prolonge ? Cacher notre liaison aux serviteurs et à nos connaissances nous fait perdre dix ou quinze francs par jour, puisque j’occupe une autre chambre. Pourquoi diable ?
     La pointe aiguë revint me fouailler la poitrine. À présent, j’étais fixé, tout était clair, je devins d’un seul coup très froid et pris ma résolution à l’instant : ne plus les voir, m’enfuir, rentrer immédiatement chez moi…
     — Avoir une liaison avec une femme, rien de plus simple, reprit Loubkov, il suffit de la déshabiller. C’est après que ça devient difficile, en voilà des bêtises !
     Pendant que je recomptais les billets, il me dit :
     — Si vous ne me prêtez pas mille francs, je n’ai plus qu’à me tuer. Vous êtes mon unique ressource.
     Je les lui donnai et il reprit vie aussitôt, se mettant à se moquer de son oncle, un original incapable de cacher à son épouse son adresse. Une fois à l’hôtel, je fis mes bagages et payai ma note. Restait à prendre congé d’Ariane.
     J’allai frapper à sa porte.
     — Entrez23
     Il régnait dans sa chambre l’habituel désordre matinal : le service à thé, un petit pain entamé, une coquille d’œuf, le tout baignant dans une lourde, suffocante odeur de parfum. Le lit était défait et l’on pouvait voir que deux personnes y avaient dormi. Cela ne faisait pas longtemps qu’Ariane s’était levée, elle portait un corsage de flanelle et ne s’était pas encore peignée.
     Lui ayant dit bonjour, je restai assis en silence quelques instants, le temps pour elle de tenter d’arranger un peu le désordre de ses cheveux, puis lui demandai d’une voix tremblante :
     — Pourquoi… pourquoi m’avez-vous fait venir ici, à l’étranger ?
     Elle avait bien sûr compris de quoi il retournait ; me prenant la main, elle me dit :
     — Je veux que vous restiez avec moi. Vous avez un cœur si pur !
     J’eus honte d’être si ému, de trembler. J’allais éclater en sanglots ! Je sortis sans ajouter la moindre parole, et une heure plus tard, j’étais dans le train. Pendant le trajet, j’eus sans cesse la vision répugnante d’une Ariane enceinte, de façon aussi inexplicable, je soupçonnais toutes les femmes que j’apercevais, aussi bien à bord du train que dans les gares, d’être enceintes, j’éprouvais pour elles du dégoût et de la pitié. Je me trouvais dans la position d’un Harpagon découvrant brusquement que toutes ses pièces sont fausses. Les images d’une gracieuse pureté qu’avait si longtemps chéries mon imagination échauffée par l’amour, mes plans et mes espoirs, le souvenir de mes considérations sur l’amour et sur la femme – tout cela me faisait la nique, se moquait de moi à présent. Comment Ariane, me demandais-je avec effroi, cette jeune fille si belle et si intelligente, fille de sénateur, peut-elle avoir une liaison avec une médiocrité aussi platement vulgaire ? Et pourquoi n’aimerait-elle pas Loubkov ? répondais-je à moi-même. En quoi ne me vaut-il pas ? Oh, elle peut bien aimer qui elle veut, mais pourquoi mentir ? Mais en quel honneur devrait-elle tout me dire ? Je me torturais jusqu’à en être abruti. Et, dans ce wagon, il faisait froid. J’étais en première classe mais là-bas, on est assis à trois et non par deux, la porte extérieure donne directement dans le compartiment, je me sentais comme entravé dans des fers, pitoyable et abandonné, j’avais les pieds gelés et je revoyais sans cesse l’image d’Ariane, tellement séduisante aujourd’hui en corsage et ses cheveux défaits, de furieux accès de jalousie s’emparaient de moi et je tressaillais de souffrance, ce qui ne laissait pas d’étonner et d’inquiéter mes voisins.
     En rentrant, j’ai retrouvé des fondrières, il faisait moins vingt. J’aime l’hiver, même quand il gèle à pierre fendre, je sens d’autant mieux la chaleur du foyer. Il est plaisant d’enfiler une pelisse courte et de passer des bottes de feutre pour aller, par grand froid, vaquer à quelque occupation dans le jardin ou dans la cour, ou de lire dans une pièce bien chauffée par un poêle, de s’asseoir près de la cheminée, dans le bureau de son père, de se laver dans des bains rustiques… Mais, lorsqu’il n’y a, chez soi, ni mère, ni sœur, ni enfants, les soirées d’hiver deviennent sinistres, elles s’étirent, silencieuses et interminables. Plus le nid est douillet et confortable, plus cette solitude vous pèse. Cet hiver-là, une fois rentré de l’étranger, je me suis terriblement ennuyé au cours de ces soirées sans fin, sans même arriver à lire ; dans la journée encore, je pouvais déblayer la neige dans le jardin et donner à manger aux poules et aux veaux, mais le soir, c’était à mourir d’ennui.
     J’aimais bien recevoir, auparavant, cela me plaisait encore, car je savais que la conversation tomberait immanquablement, à un moment ou un autre, sur Ariane. Le spirite Kotlovitch venait souvent me voir pour parler de sa sœur, il amenait parfois avec lui le prince Maktouïev, aussi épris d’Ariane que je l’étais moi-même. S’asseoir dans la chambre d’Ariane, tapoter les touches de son piano et regarder ses partitions était pour le prince un besoin, il ne pouvait s’en passer et l’esprit du grand-père Hilarion24 s’entêtait à lui prédire que tôt ou tard, Ariane l’épouserait. Le prince restait chez nous des journées entières, du déjeuner au milieu de la nuit, sans rien dire ; il buvait en silence deux ou trois bouteilles de bière et se contentait, pour faire mine de participer à la conversation, de partir de temps à autre d’un rire triste et saccadé, parfaitement idiot. Avant de rentrer chez lui, il me prenait toujours à l’écart et me questionnait à mi-voix :
     — Quand avez-vous vu Ariadna Grigorievna pour la dernière fois ? Est-elle en bonne santé ? ne s’ennuie-t-elle pas, là-bas ?
     Le printemps est arrivé. Il a fallu labourer, semer le blé et le trèfle. Il y avait encore de la tristesse dans l’air, mais c’était tout de même la nouvelle saison, le printemps qui efface les pertes. Travaillant dans les champs, l’oreille tendue au chant de l’alouette, je m’interrogeais : et si j’en finissais une bonne fois avec cette affaire de bonheur personnel, si j’épousais tout bonnement une simple fille de paysan ? Et me voici, en plein coup de feu, qui reçois une lettre postée d’Italie. Le trèfle et les ruches, les veaux comme la jeune paysanne, tout s’effaça en un clin d’œil. Cette fois-ci, Ariane m’écrivait qu’elle était profondément, infiniment malheureuse. Elle me reprochait de lui avoir tendu une main secourable, en la regardant de mes hauteurs de vertu, pour l’abandonner au moment du danger. Tout ceci  rédigé d’une grande écriture nerveuse, avec des ratures et des taches d’encre, on voyait que cette lettre avait été écrite à la hâte et qu’Ariane souffrait. Elle terminait sa lettre en me suppliant de venir la sauver.
     J’ai une fois encore levé l’ancre et suis parti. Ariane était à Rome. Je suis arrivé tard dans la soirée, et lorsqu’elle m’a vu, elle a éclaté en sanglots et s’est jetée à mon cou. L’hiver ne l’avait pas changée, elle était toujours aussi jeune et aussi attirante. Nous avons dîné ensemble, puis nous nous sommes promenés en fiacre à travers Rome jusqu’à l’aube, elle me racontait comment elle avait vécu. J’ai mentionné Loubkov.  
     — Ne me reparlez plus de cet individu ! s’écria-t-elle. Ce sale type me dégoûte.
     — Tout de même, vous l’avez aimé.
     — Jamais ! Au début, il semblait original, et faisait pitié – voilà tout. C’est un effronté qui prend les femmes d’assaut, ce qui peut séduire. Mais n’en parlons plus. C’est une page amère de mon existence. Il est parti en Russie chercher de l’argent – il n’a que ce qu’il mérite !  Je lui ai interdit de revenir.
     Elle ne vivait plus à l’hôtel, mais dans un deux-pièces qu’elle avait meublé à son goût, avec un luxe froid. Après le départ de Loubkov, elle avait emprunté quelque cinq mille francs à des gens de sa connaissance, et mon arrivée représentait bien pour elle le salut. Je me proposais de la ramener chez nous, mais je n’y suis pas parvenu. Sa patrie lui manquait, mais le souvenir de la pauvreté de sa vie passée, de tout ce qui lui avait manqué, du toit couvert de rouille, chez son frère, lui causait un frisson de dégoût et, à chaque fois que je lui proposais de rentrer, elle me serrait convulsivement les mains en disant :
     — Oh non ! Oh non ! Là-bas, je mourrai de chagrin !
     Puis mon amour est entré dans sa dernière phase, comme la lune dans son dernier quartier.
     — Soyez gentil comme autrefois, aimez-moi un peu, dit Ariane en se penchant vers moi. Vous êtes raisonnable et morose, vous avez peur de vous laisser aller, vous redoutez toujours la suite, c’est barbant. Allez, je vous en prie, je vous en supplie, soyez tendre ! Je vous aime tant, pur, saint et gentil comme vous êtes !
     Et je suis devenu son amant. Un bon mois, j’ai nagé dans la félicité absolue. Étreindre un jeune et magnifique corps, en jouir, sentir à chaque réveil sa chaleur et se souvenir que c’est bien elle, mon Ariane – Oh, on ne s’habitue pas facilement à pareille chose. Je m’y suis tout de même habitué, et j’ai peu à peu envisagé plus posément ma nouvelle situation. Avant tout, j’ai compris qu’Ariane ne m’aimait pas plus que par le passé. Mais elle faisait des efforts pour m’aimer, la solitude lui faisait peur, et surtout, j’étais jeune, en bonne santé, costaud, elle était sensuelle, comme presque tous les gens peu sensibles – ainsi nous jouions tous les deux la comédie de l’amour passionnément partagé. Par la suite, j’ai compris autre chose.
     Nous avons vécu à Rome, à Naples, à Florence ; nous sommes allés quelque temps à Paris, mais, trouvant le temps frais, sommes revenus en Italie. Partout, nous nous faisions passer pour mari et femme, et pour de riches propriétaires, on se bousculait pour faire notre connaissance et Ariane rencontrait un vif succès. Comme elle prenait des cours de peinture, on lui donnait de l’artiste, et figurez-vous que cela lui allait fort bien, quand bien même elle était totalement dépourvue de talent. Elle dormait chaque jour jusqu’à deux ou trois heures ; buvait son café et prenait son petit-déjeuner au lit. Au déjeuner, elle avalait de la soupe, de la langouste, de la viande, du poisson, des asperges et du gibier, et le soir, avant de dormir, je lui apportais quelque chose, du rosbif, par exemple, qu’elle dévorait d’un air tristement soucieux, et, si elle se réveillait la nuit, elle mangeait des pommes et des oranges.
     
     C’était, si l’on peut dire, une personne rouée, fondamentalement encline à la ruse. Elle rusait sans cesse, à chaque instant, visiblement, sans aucune nécessité, par une sorte d’instinct, avec cette impulsion qui pousse le moineau à gazouiller et le cafard à remuer ses antennes. Elle rusait avec moi, avec les valets, avec le portier, elle finassait dans les magasins avec les marchands, avec nos relations ; avec elle, nulle conversation sans minauderies, aucune rencontre sans simagrées. Qu’un homme entre dans notre chambre — qu’il s’agisse d’un garçon ou d’un baron – et tout changeait en elle, son regard, son expression, sa voix, jusqu’à la forme de son visage. Si vous l’aviez alors aperçue ne serait-ce qu’une fois, vous vous seriez dit qu’il n’avait pas dans toute l’Italie de gens plus mondains et plus riches que nous. Elle ne laissait passer aucun peintre ni aucun musicien sans débiter à l’un comme à l’autre toutes sortes de mensonges à propos de leur talent remarquable.
     — Vous avez un tel talent ! disait-elle d’une voix douce et chantante. C’est même effrayant, un talent pareil. Vous devez lire dans les pensées.
     Tout cela dans le but de plaire, de charmer, d’avoir du succès !  Son unique pensée, chaque jour à son réveil : plaire ! Tel était le but de sa vie, telle était sa raison de vivre. Lui aurais-je dit que dans telle rue, à tel endroit, il y avait quelqu’un à qui elle ne plaisait pas, je l’aurais fait souffrir pour de bon. Il lui fallait chaque jour enchanter, captiver, rendre fou. Me voir en son pouvoir, réduit à l’état de nullité par ses sortilèges, lui procurait autant de jouissance que la victoire, jadis, aux participants d’un tournoi. Pour m’humilier davantage, la nuit, se prélassant comme une tigresse, toute déshabillée — elle avait toujours trop chaud –, elle me lisait les lettres que lui envoyait Loubkov ; celui-ci la suppliait de rentrer en Russie, sinon il jurait de commettre un vol ou un crime crapuleux et, avec cet argent, de revenir vers elle. Elle avait beau le détester, ses lettres serviles et passionnées l’émouvaient. Elle était extraordinairement persuadée de la puissance de ses charmes ; il lui semblait pouvoir séduire l’Italie entière, voire le monde entier, pour peu qu’elle pût faire admirer à une foule nombreuse la perfection de sa silhouette et la couleur de son teint. Ces dernières précisions me blessaient, ce qu’elle avait remarqué, du coup, lorsqu’elle était fâchée, elle faisait exprès, pour me taquiner et m’irriter, de dire toutes sortes de bêtises vulgaires, au point de me sortir un jour, en colère, dans la villa d’une dame :
     — Si vous continuez à me raser avec vos sermons, je me déshabille et je m’allonge toute nue parmi ces fleurs !
     Souvent, en l’observant dormir, manger ou s’efforcer de prendre un air ingénu, je me disais : dans quel but Dieu lui a-t-il accordé cette beauté extraordinaire, cette grâce et cet esprit ? Est-ce vraiment seulement pour la voir se prélasser dans son lit, manger et mentir tout le temps ? D’ailleurs, était-elle vraiment intelligente ? Trois chandelles allumées l’effrayaient, elle avait peur du nombre treize,  la pensée qu’on lui jette un mauvais sort la terrorisait, de même que les mauvais rêves, à propos de l’amour libre et de la liberté en général, elle raisonnait comme une vieille bigote25, estimait Boleslav Markiévitch26 davantage que Tourguéniev. Mais elle était d’une astuce et d’une finesse diaboliques, elle passait en société pour une personne très instruite et d’avant-garde.
     Même lorsqu’elle était gaie, il ne lui coûtait rien d’écraser un insecte ou de vexer un domestique ; elle aimait les courses de taureaux et les articles relatant des assassinats, et s’emportait lorsqu’on acquittait un accusé.
     Notre train de vie exigeait beaucoup d’argent. Mon pauvre père me faisait parvenir sa pension et ses maigres rentrées d’argent, se démenait pour me venir en aide et, un jour qu’il m’avait répondu « non habeo27 » , je lui ai envoyé un télégramme désespéré dans lequel je le suppliais d’hypothéquer la propriété. Un peu plus tard, je l’ai prié de mettre encore autre chose en gage. Il s’acquitta des deux demandes sans protester et m’envoya la somme jusqu’au dernier kopeck. Ariane n’avait que mépris pour ces trivialités, elle s’en moquait royalement, et, tandis je gémissais comme un vieil arbre en gaspillant des milliers de francs pour satisfaire l’un de ses caprices insensés, elle chantait, le cœur léger : « Addio, bella Napoli28 » . Peu à peu, ma passion pour elle a décru, cette liaison a commencé à me faire honte. Je n’aime ni la grossesse ni les accouchements, mais la pensée d’un enfant est venue m’effleurer par moments, de quoi justifier au moins formellement cette vie que nous menions. Pour retrouver un peu le respect de moi-même, je me suis mis à visiter les musées et les galeries de peinture, à lire, à manger peu et à ne plus boire d’alcool du tout. En se tenant ainsi à soi-même la bride serrée, le cœur vous pèse moins.
     Ariane elle aussi en avait assez de moi. Du reste, les gens qu’impressionnait Ariane étaient des petits-bourgeois, elle ne recevait toujours pas d’ambassadeurs, et ne tenait toujours pas salon, l’argent manquait, ce qui la blessait et la faisait fondre en larmes et, pour finir, elle m’a déclaré qu’elle voulait rentrer en Russie. Et voilà, nous sommes partis. Les derniers mois avant notre départ, elle avait entretenu une correspondance assidue avec son frère, elle avait visiblement de secrets desseins, mais Dieu seul savait lesquels. Je n’avais plus envie de percer à jour ses ruses. Mais nous voici en route, non pas pour rentrer chez nous, mais vers Yalta, de là ensuite vers le Caucase. Elle ne peut plus vivre à présent en dehors des stations balnéaires, si vous saviez comme je déteste toutes ces stations balnéaires, à quel point j’y étouffe, comme je m’y sens mal. Je voudrais être à la campagne ! Travailler, gagner mon pain à la sueur de mon front, racheter mes erreurs. Je sens à présent en moi des forces en quantité plus que suffisante et je crois qu’en bandant ces forces, j’arriverais à racheter mon domaine en cinq ans. Mais, comme vous le voyez, ce n’est pas aussi simple. Ici, nous ne sommes plus à l’étranger mais en Russie, et la petite mère Russie exige de moi le mariage. Évidemment, la passion s’est envolée, il n’y a plus trace d’amour en moi, mais je dois l’épouser, quoi qu’il m’en coûte.

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     Chamokhine (tout ému par son récit) et moi quittâmes le pont et descendîmes en poursuivant notre discussion à propos des femmes. Il était déjà tard. Il se trouva que nous partagions la même cabine.
     — Il n’y a qu’à la campagne, jusqu’à présent, que la femme ne le cède en rien à l’homme, me dit Chamokhine, elle pense et ressent tout comme lui, se bat avec la nature au même titre que lui, au nom de la civilisation. La citadine, la bourgeoise, la femme cultivée a déjà pris beaucoup de retard et revient à son état primitif, elle redevient à moitié sauvage et ceci fait perdre beaucoup de ce qui avait été conquis par le génie humain ; la femme s’efface peu à peu, remplacée par la femelle primitive. Cette arriération de la femme cultivée constitue une grande menace pour la civilisation ; elle s’efforce d’emmener l’homme avec elle dans ce mouvement régressif et entrave sa progression. Ceci est indubitable.
     Je lui demandai : pourquoi généraliser ainsi, pourquoi juger toutes les femmes à partir de la seule Ariane ? La seule aspiration des femmes à l’instruction et à l’égalité des sexes, que j’interprète comme une aspiration à la justice, s’oppose de fait à toute idée de régression. Mais Chamokhine m’écoutait à peine et souriait d’un air sceptique. Il était à présent impossible de faire changer d’avis ce misogyne enragé.
     — Allons donc ! m’interrompit-il. Si une femme voit en moi, non pas un être humain et son égal, mais un mâle et, sa vie durant, se donne du mal pour me plaire, c’est-à-dire pour me conquérir, peut-on parler d’égalité des sexes ? Oh, méfiez-vous, elles sont très, très rusées ! Nous nous préoccupons de leur liberté, liberté qu’elles ne désirent nullement, elles font juste semblant. Elles sont rusées, que c’en est effrayant !
     J’étais déjà fatigué de cette discussion et j’avais sommeil. Je me tournai vers la cloison.
     — Oui, monsieur, entendis-je en m’endormant. Oui, oui. Et c’est notre éducation, mon petit père, la cause de tout cela. Dans les villes, l’éducation et l’instruction des femmes aboutissent pour l’essentiel à les transformer en créatures mi-humaines mi-animales, aptes à séduire le mâle et donc à le vaincre. Oui, monsieur. Chamokhine poussa un soupir. Il faut que les filles soient éduquées et instruites avec les garçons, que ceux-ci et celles-là soient toujours ensemble. Il faut apprendre à la femme à reconnaître ses erreurs, autrement elle croit toujours avoir raison. Faites comprendre à la petite fille, dès sa plus tendre enfance, que l’homme n’est avant toute chose ni un galant ni un fiancé, mais son prochain, égal en tout à elle. Apprenez-lui à raisonner logiquement, enseignez-lui l’art des généralisations et cessez de lui faire croire que son cerveau est plus petit que celui de l’homme, ce qui la dispense de s’intéresser aux sciences et aux arts, bref, aux questions culturelles. Le gamin apprenti cordonnier ou peintre en bâtiment a lui aussi un cerveau de moindres dimensions que l’homme adulte, ce qui ne l’empêche pas de prendre sa place dans la lutte pour l’existence, il travaille, il souffre. Il faut aussi en finir avec ce prétexte de la physiologie, de la grossesse et de l’accouchement puisque, primo, les femmes n’accouchent pas tous les mois, secundo, toutes les femmes n’accouchent pas et tertio, à la campagne, une femme normalement constituée travaille dans les champs la veille de son accouchement, et ceci sans dommage. Il faut en outre établir la plus stricte égalité dans le cours de la vie quotidienne. Si un homme avance une chaise à une dame ou ramasse un mouchoir qu’on a laissé tomber, que cette dame lui rende la pareille. Je ne vois rien de choquant à ce qu’une jeune fille de bonne famille m’aide à enfiler mon manteau ou m’apporte un verre d’eau…
     Je n’ai pas entendu la suite, car je me suis endormi. Le lendemain matin, tandis que nous approchions de Sébastopol, il faisait un temps humide et désagréable. Il y avait un peu de houle. Assis à mes côtés dans le rouf, Chamokhine se taisait, pensif. Les hommes, qui avaient relevé le col de leur manteau, et les dames au visage blême et ensommeillé sont descendus lorsque la sonnerie a annoncé le thé. Une jeune dame extrêmement jolie, celle-là même que j’avais vue s’emporter contre les douaniers, à Volotchysk, s’est arrêtée devant Chamokhine et lui a dit, avec une moue capricieuse d’enfant gâté :
     — Jean29, ton petit oiseau a le mal de mer !
     Par la suite, en vivant à Yalta, j’ai souvent vu cette dame au grand galop sur un cheval ambleur, entraînant derrière elle deux officiers qui peinaient à la suivre ; je l’ai aussi aperçue un matin, sur la promenade, portant un tablier et un bonnet phrygien, en train de peindre, admirée par une petite foule à distance respectueuse. J’ai fait sa connaissance. Elle m’a broyé la main et, me regardant d’un air ravi, m’a remercié d’une voix douce et chantante pour le plaisir qu’elle prenait à me lire.
     — N’en croyez rien, m’a chuchoté Chamokhine, elle n’a jamais rien lu de vous.
     Un jour, alors que je suivais le bord de mer, en début de soirée, Chamokhine est venu à ma rencontre, tout encombré de fruits et de zakouskis.
     — Le prince Maktouïev nous rend visite ! m’a-t-il dit, tout content. Il est arrivé hier avec le frère d’Ariane, le spirite. Je comprends maintenant ce qu’elle manigançait dans sa correspondance ! Seigneur, a-t-il poursuivi, le regard tourné vers le ciel et serrant contre lui ses paquets, si elle arrive à s’entendre avec le prince, cela signifie pour moi la liberté, je pourrai revenir chez mon père !
     Et il s’est dépêché de filer.
     — Je commence à croire aux esprits30 ! m’a-t-il crié en se retournant. On dirait que le grand-père Hilarion était bon prophète ! Pourvu que ça marche !
     Le lendemain de cette rencontre, j’ai quitté Yalta, et je n’ai jamais su la fin de l’histoire.
     
     
     
        

    
      
     

   
  1. La Pologne ayant disparu, et l’Ukraine n’existant pas encore en tant qu’État, il s’agit de la frontière entre les empires russe et austro-hongrois.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Nordau.
  3. Alexandre Fomitch Veltman (1800-1870), cartographe, linguiste, archéologue et auteur russe.
  4. L’équivalent de l’université pour les filles.
  5. En russe : Ariadna.
  6. "Salon" écrit en français.
  7. Boisson fermentée.
  8. Rappel : Ivanytch vaut pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  9. En français dans le texte.
  10. Difficile à rendre, car le "l" russe est beaucoup plus sonore que le "l" français.
  11. À Moscou. Ou alors, c’est du côté du couvent Starodiévitchi, il est seulement écrit « Diévitchi » dans le texte.
  12. Hôtel ou résidence très bon marché, je n’ai pas retrouvé la référence.
  13. Hôtel-restaurant et restaurant célèbres de Moscou.
  14. Ariadna = Ariane. Avec le patronyme, je remets le prénom russe…
  15. Rappel : Kotlovitch fait parler les morts.
  16. On pense immédiatement à Freud en lisant ce passage. J’en reparlerai peut-être.
  17. Tbilissi, de nos jours.
  18. https://fr.wikipedia.org/wiki/Opatija.
  19. En français dans le texte, sans indication d’hôtel ou autre.
  20. Tchékhov n’a pas fini de nous surprendre. Ici, en routard écolo.
  21. Voir plus haut : Loubkov prononce mal certaines lettres. Mais Tchékhov ne systématise pas dans ses paroles le remplacement des lettres l et r…
  22. Le mot russe employé ici est une simple transcription du français : « comme il faut » .
  23. En français dans le texte.
  24. Se reporter à la note (15).
  25. Remarquez le renversement : au début, c’est Ariane qui traite le narrateur de vieille femme   raisonnable.
  26. B. Markiévitch, écrivain et critique russe du dix-neuvième siècle, d’ascendance polonaise comme son prénom l’indique.
  27. Je n’ai pas de quoi (en latin).
  28. Je traduis la note écrite en russe :  « Adieu, Naples la belle »
  29. Notre chipie ne dit pas « Ivan » , mais transcrit en russe « Jean » .
  30. Voir les notes (15) et (24).
  


         

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