mardi 4 août 2020

Un royaume de femmes (Anton Tchékhov)

     Achevé fin novembre 1893, le texte parut début 1894 dans la revue « La pensée russe ». 1893 est aussi l’année où Tchékhov écrivit entre autres Le moine noir.


     Différentes hypothèses ont circulé quant au prototype de l’héroïne de la nouvelle : on évoqua même Anna Ivanovna Souvorina (née Baranova), la première femme de Souvorine. Mais il s’agirait plutôt d’Anna Sergueïevna Tsourikova, femme cultivée et participant à des œuvres de bienfaisance, ayant hérité de son rustre de mari une fabrique de draps à Vosskriéssiensk, ville où enseignait, quelques années avant la rédaction de la nouvelle, Ivan Tchékhov (1861-1922), l’un des frères de l’auteur.


     L’ébauche du brouillon a été conservée, elle montre que la nouvelle devait être plus longue, couvrir davantage qu’une journée. Tchékhov eut rarement le temps de rédiger tout ce qu’il avait en tête…


     « Lisez Maupassant » est un rappel plaisant d’une anecdote : le prince (et avocat) Alexandre Oussourov, ami de Tchékhov critique et amoureux des Arts et des Lettres, avait un jour écrit en français sous une dédicace de portrait : « Lisez Flaubert ! »


     Les appréciations des critiques furent très contrastées. Enthousiasme des uns, ennui des autres, accompagné des reproches habituels : indifférence morale de l’auteur qui, en outre, laisse le lecteur sur sa faim au moment où celui-ci attend le développement du sujet : on trouve dans le texte trop de détails, trop de personnages, c’est une étude, ça, et pas le roman qu’on espérait…


     Un critique vit ultérieurement  en Anna Akimovna le pendant du Laptiev de Trois années, paru un an plus tard : on peut en effet, vu la similitude des mileiux sociaux évoqués, faire le rapprochement, mais combien plus grande est la solitude de l’héroïne de la nouvelle !


     Les critiques s’écharpèrent aussi à propos du personnage de l’avocat Lyssiévitch : prototype de la décadence baudelairienne pour les uns (Max Nordau avait fait paraître deux ans plus tôt son livre sur la dégénérescence de la civilisation), artificiel et caricatural pour les autres. Certaines mirent l’accent sur le thème social sous-jacent à la nouvelle : l’intelligentsia est nébuleuse et corrompue, le peuple est d’une rudesse plus avisée. Et l’héroïne souffre d’être précisément dans l’entre-deux.


     En 1903, toujours dans « La pensée russe », le bolchevik Lounatcharski, grand admirateur du talent de Tchékhov, regrettait, en citant à l’appui Trois années, Un royaume de femmes et Ma vie, de voir ce dernier développer les aspects sombres de la vie, la terne grisaille, et formulait l’espoir qu’il aiderait ses héros à « émerger de la vase »…


     Citant notamment Un royaume de femmes, la traductrice V. Kislianskaïa écrivit en mai 1904 à l’auteur pour lui exprimer son admiration, ainsi que le désir de traduire en polonais certaines de ses nouvelles. Dans une lettre datée du 8 juin, elle le remerciait pour son acceptation. Tchékhov mourut cinq semaines plus tard…


Traduction « à la française », là encore et plus que jamais.







Un royaume de femmes


(Anton Tchékhov)






I

La veille


     Voici une lettre épaisse, pleine de billets. Cela vient de la datcha des bois, c’est de la part de l’intendant. Il écrit qu’il envoie quinze cents roubles qu’il a gagné en appel contre quelqu’un. Anna Akimovna n’aimait pas les mots comme « appel » et « gagner un procès », elle en avait peur. Elle savait qu’on ne pouvait pas se passer de la justice mais, pour une obscure raison, lorsque le directeur de l’usine, Nazarytch, ou l’intendant des bois, qui y avaient souvent recours, gagnaient pour elle un procès, à chaque fois cela lui faisait horreur et elle éprouvait comme de la honte. Maintenant aussi, elle ressentait une terrible gêne, elle avait envie d’éloigner ces quinze cents roubles pour ne plus les voir.


     Elle se disait avec dépit que les jeunes femmes de son âge – elle avait vingt-cinq ans – s’activaient à présent chez elles et, bien fatiguées, allaient s’endormir d’un profond sommeil pour se réveiller demain matin dans une humeur de fête ; nombre d’entre elles étaient mariées depuis longtemps et avaient des enfants. De façon incompréhensible, elle était la seule à devoir rester comme une vieille devant ces lettres, à les annoter et à leur répondre, puis à passer toute la soirée jusqu’à minuit à ne rien faire, attendant d’avoir sommeil, et toute la journée de demain, on lui souhaiterait bonne fête et on lui demanderait quelque chose, tandis qu’après-demain il y aurait immanquablement quelque scandale à l’usine – quelqu’un serait battu ou succomberait d’ivrognerie, et cela la torturerait sans qu’elle sache pourquoi ; et après les fêtes, Nazarytch renverrait pour absence injustifiée une vingtaine de personnes qui viendraient, tête nue, s’agglutiner près de son perron, elle aurait honte d’aller les voir et on les chasserait comme des chiens. Et toutes ses connaissances diraient du mal d’elle derrière son dos et lui enverraient des lettres anonymes pour la traiter de millionnaire, d’exploiteuse dévorant la vie d’autrui et suçant le sang des ouvriers.


     Elle a mis de côté une pile de lettres déjà lues, provenant de solliciteurs. Des affamés, des ivrognes, des gens chargés de famille nombreuse, des malades, des humiliés, des méconnus… Anna Akimovna a déjà marqué sur chaque lettre les sommes à attribuer, à l’un trois roubles, à l’autre cinq ; les lettres parviendront au bureau dans la journée et demain on y procèdera à l’attribution des subventions ou, comme disent les employés, on nourrira les fauves.


     On distribuera aussi par petites sommes les quatre cent soixante-dix roubles, intérêts du capital légué par le défunt Akim Ivanytch aux miséreux et aux indigents. La bousculade sera hideuse. Depuis la porte cochère jusqu’à l’entrée du bureau s’étirera, comme des oies l’une derrière l’autre, une longue file d’inconnus aux visages de bêtes, en haillons, transis de froid, affamés et déjà ivres, priant de leurs voix rauques pour la santé d’Anna Akimovna et de ses proches ; les derniers pousseront ceux devant eux, qui leur répondront par des jurons. En ayant assez du boucan, des injures et des lamentations, le commis jaillira du bureau et flanquera une gifle à quelqu’un, ce qui divertira tout le monde. Et les gens de son personnel, les ouvriers n’ayant rien touché pour les fêtes, à part le salaire qu’ils ont déjà dépensé jusqu’au dernier kopeck, se tiendront au milieu de la cour à regarder avec de petits rires ironiques pour certains, envieux pour d’autres.


     « Les marchands, et surtout les marchandes, aiment davantage les mendiants que leurs propres ouvriers, c’est toujours ainsi. » se dit Anna Akimovna.


     Son regard tomba sur les billets. Ce serait une bonne chose de distribuer demain aux ouvriers cet argent inutile et odieux, mais on ne peut rien donner gratuitement à un ouvrier, autrement il réclamera la même chose une autre fois. Et puis, que signifient ces mille cinq cents roubles, alors que l’usine compte un peu plus de mille huit cents ouvriers, sans compter leurs femmes et leurs enfants ? On pourrait cependant choisir l’un des quémandeurs ayant écrit ces lettres, un malheureux quelconque ayant depuis longtemps perdu l’espoir d’une vie meilleure, et lui remettre les quinze cents roubles. Cet argent abasourdirait le pauvre hère comme un coup de tonnerre, et il se sentirait peut-être heureux pour la première fois de sa vie. Cette idée parut originale et amusante à Anna Akimovna, qui s’en divertit. Elle sortit au hasard une lettre du tas et la lut. Un certain Tchalikov, secrétaire de province1, malade et sans emploi depuis longtemps, habite la maison Gouchtchine2 ; son épouse est phtisique et il a cinq enfants en bas âge. La maison Gouchtchine, avec ses trois étages3, Anna Akimovna la connaissait bien. Ah, quelle mauvaise maison, insalubre et pourrie !


     — Voilà, je vais donner l’argent à ce Tchalikov, résolut-elle. Je ne vais pas l’envoyer, je l’amènerai moi-même pour éviter les bavardages inutiles. Oui, se dit-elle en mettant dans sa poche les quinze cents roubles, j’irai voir et je caserai peut-être les filles quelque part.


     Elle se sentit joyeuse, elle sonna et ordonna d’atteler.


     Lorsqu’elle s’installa dans le traîneau, il était plus de six heures du soir. Les fenêtres de tous les bâtiments étaient vivement éclairées, ce qui rendait d’autant plus sombre l’immense cour. Près de la porte cochère et dans les lointaines profondeurs de la cour, à côté des dépôts et des baraquements des ouvriers, brillaient des lampadaires électriques. 

     Anna Akimovna n’aimait pas ces bâtiments sombres et maussades, ces dépôts et ces baraquements qu’habitaient les ouvriers, ils lui faisaient peur. Elle s’était rendue une seule fois dans le bâtiment principal depuis la mort de son père. Les hauts plafonds avec leurs poutres métalliques, la masse de volants énormes en rotation rapide, de courroies de transmission et de leviers, le crissement aigu, le glapissement de l’acier, le tremblement des wagonnets, le rude souffle de la vapeur, les visages blêmes ou empourprés, ou encore noirs de poussière de charbon, les chemises trempées de sueur, l’éclat de l’acier, du cuivre et des flammes, l’odeur d’huile et de charbon, et les courants d’air tantôt brûlant, tantôt froid, tout cela lui avait semblé une vision de l’enfer. Elle avait eu l’impression que les volants, les leviers et les cylindres brûlants et chuintant s’efforçaient de s’arracher de leur emplacement pour anéantir les hommes, tandis que ceux-ci, le visage soucieux, sourds les uns aux autres, couraient et s’agitaient à proximité des machines en tâchant d’arrêter leur effrayante course. On avait exposé quelque chose à Anna Akimovna, avec des explications respectueuses. Elle se rappelait comment, à la section des forges, on avait retiré du four un morceau de fer incandescent et comment deux ouvriers, un vieux la tête ceinte d’une petite courroie et un jeune en blouse bleue, avec une petite chaîne sur la poitrine et l’air fâché, sans doute un chef d’équipe, avaient frappé à coups de marteau le morceau de fer, faisant jaillir des étincelles dorées de tous côtés, et comment peu de temps plus tard, ils avaient fait sonner devant elle une énorme feuille de métal ; le vieux s’était mis au garde-à-vous et souriait, tandis que le jeune s’essuyait la figure avec sa manche en lui expliquant quelque chose. Elle se rappelait encore que dans une autre section un vieux avec un seul œil sciait un morceau de fer, la limaille tombant par terre, et un ouvrier roux portant des lunettes fumées et la chemise pleine de trous travaillait à un tour, façonnant un morceau d’acier ; le tour hurlait, glapissait, sifflait, ce bruit donnait la nausée à Anna Akimovna, elle avait l’impression qu’on lui vrillait les oreilles. Elle regardait, écoutait, le tout sans rien comprendre, elle souriait avec bienveillance et avait honte. Vivre en recevant des centaines de milliers de roubles d’une industrie à laquelle on ne comprend rien et qu’on ne peut aimer, quelle chose étrange !


     Quant aux baraquements des ouvriers, elle n’y avait jamais mis les pieds. Là-bas, à ce qu’on disait, régnaient l’humidité, les punaises, la débauche et l’anarchie. Chose étonnante : on dépensait chaque année des milliers de roubles pour améliorer le confort dans les baraquements, mais la situation des ouvriers, à en croire les lettres anonymes, ne faisait qu’empirer…


     « Il y avait davantage d’ordre du temps de mon père, se dit Anna Akimovna en sortant de la cour, parce que lui-même avait été ouvrier et savait ce dont les gens ont besoin. Et moi je ne sais rien et je ne fais que des bêtises. »


     Elle se sentit à nouveau triste, son plaisir de sortir l’avait quittée, et l’idée du bienheureux sur lequel allaient tomber du ciel mille cinq cents roubles ne lui semblait plus originale, ni amusante. Se rendre chez un Tchalikov alors que chez soi s’installe peu à peu la ruine et qu’une affaire valant des millions s’écroule petit à petit, alors que dans leurs baraquements les ouvriers vivent pis que des détenus – c’était là se comporter sottement et s’abuser soi-même. Sur la chaussée et à travers les champs, se dirigeant vers les lumières de la ville, allait la foule des ouvriers des usines voisines – la fabrique d’indiennes et celle de papier. Les rires et les voix gaies résonnaient dans l’air glacé. Anna Akimovna regarda les femmes et les enfants et envia soudain leur simplicité, leur grossièreté et leur promiscuité. Surgit devant elle avec netteté le temps ancien où on l’appelait Anioutka et où, petite, elle couchait avec sa mère, partageant la même couverture, tandis que dans l’autre pièce leur locataire, une blanchisseuse, lavait du linge et que dans les appartements voisins, on entendait, traversant les minces cloisons, les rires et les jurons, les pleurs enfantins, le son d’un accordéon, le bourdonnement des tours et des machines à coudre, cependant que son père, Akim Ivanytch, homme connaissant presque tous les métiers, soudait quelque chose à côté du poêle ou encore rabotait ou dessinait des plans, sans faire aucunement attention au bruit et à la promiscuité. Et elle eut envie de laver du linge, de repasser, de courir au petit magasin et à l’estaminet, comme elle le faisait tous les jours du temps où elle vivait avec sa mère. Mieux eût valu pour elle d’être ouvrière que patronne ! Sa grande maison avec ses lustres et ses tableaux, le valet de chambre Michenka en habit et avec ses petites moustaches de velours, la majestueuse Varvarouchka, la flatteuse Agafiouchka, et ces jeunes gens des deux sexes qui viennent presque chaque jour lui demander de l’argent et devant lesquels elle se sent à chaque fois étrangement coupable, et ces fonctionnaires, ces docteurs et ces dames jouant les philanthropes à ses dépens à elle, la flattant mais la méprisant secrètement pour sa basse origine – comme tout cela l’ennuie et lui est étranger, maintenant !

 

     Voilà le passage à niveau et la barrière ; on dépasse les maisons alternant avec les potagers ; voici enfin la large rue où se tient la célèbre maison Gouchtchine. D’ordinaire, la rue était calme, mais il y avait aujourd’hui beaucoup de mouvement à cause de la fête du lendemain. Les cabarets et les brasseries étaient pleins de bruit. Si quelqu’un habitant en dehors du quartier, vivant dans le centre ville, était passé maintenant dans cette rue, il n’y aurait vu que gens sales, ivres et l’injure à la bouche, mais Anna Akimovna, qui avait vécu dans ces parages dès son enfance, reconnaissait à présent dans cette foule tantôt son défunt père, tantôt sa mère ou son oncle. Son père était un homme au caractère doux, une personne un peu floue, un rêveur insouciant et un peu léger ; il n’avait aucun penchant pour l’argent, les honneurs ou le pouvoir : il disait que l’ouvrier n’a pas le temps de distinguer les fêtes et d’aller à l’église et, sans sa femme, il n’aurait jamais jeûné, mangeant gras jusque pendant le carême. Tandis que son oncle, Ivan Ivanytch, était au contraire un vrai silex ; dans tout ce qui touchait à la religion, la politique et les mœurs, il était dur et inflexible, non seulement pour lui-même mais pour son personnel et ses relations. Il valait mieux – Seigneur ! – que personne n’entre dans la pièce où il se trouvait en omettant de se signer ! La demeure luxueuse où vivait à présent Anna Akimovna, il la tenait sous clef, l’ouvrant seulement à l’occasion des grandes fêtes et pour des invités de marque, lui-même vivant au bureau, dans une petite pièce tapissée d’icônes. Il avait un penchant pour l’ancienne foi4 et recevait sans cesse chez lui des popes et des évêques vieux-croyants, bien qu’il fût baptisé et marié et qu’il eût enterré sa femme selon le rite de l’église orthodoxe. Il n’aimait pas son frère Akim, son unique héritier, en raison de son insouciance, qu’il nommait simplicité et stupidité, et de son indifférence pour la religion. Il lui menait la vie dure, le laissant dans une position d’ouvrier qu’il payait seize roubles par mois. Akim vouvoyait son frère et, les jours de Pardon5, venait avec sa famille s’incliner très bas devant lui. Mais deux ou trois ans avant sa mort, Ivan Ivanytch fit revenir près de lui son frère, lui pardonna et ordonna d’engager une gouvernante pour Anioutka.


     Le porche d’entrée de la maison Gouchtchine était profond, sombre et puant ; on entend les hommes tousser près des cloisons. Ayant laissé dans la rue son traîneau, Anna Akimovna entra dans la cour et s’informa au sujet du logement numéro 46, celui du fonctionnaire Tchalikov. On lui indiqua le fond de la cour, la dernière porte à droite, il fallait monter au deuxième étage. Il régnait aussi bien dans la cour que près de la dernière porte et aussi dans l’escalier la même odeur répugnante qu’à l’entrée, sous le porche. Pendant l’enfance d’Anna Akimovna, lorsque son père était un simple ouvrier, elle avait vécu dans des maisons semblables, et par la suite, lorsque les circonstances avaient changé, elle s’y était souvent rendue en qualité de bienfaitrice ; les hautes marches de l’étroit et sale escalier de pierre qu’interrompaient des paliers où brûlait à chaque fois une lanterne graisseuse dans sa niche ; la puanteur fétide des baquets près des portes, les pots, les haillons – elle connaissait tout cela depuis bien longtemps… Une porte était ouverte, elle pouvait voir, assis sur des tables, des tailleurs juifs en bonnets de fourrure, en train de coudre. Dans l’escalier, Anna Akimovna croisait des gens, sans qu’il lui vînt à l’esprit qu’elle aurait pu se faire insulter. Elle ne craignait pas davantage les ouvriers et les moujiks,qu’ils fussent sobres ou ivres, que les intellectuels de ses relations. 


     Au numéro 46, il n’y avait pas de vestibule, c’était tout de suite la cuisine. D’ordinaire, les logements des ouvriers et des artisans sentent le vernis, le goudron, le cuir et la fumée, selon lle métier du locataire ; ceux des nobles ruinés  et des fonctionnaires se reconnaissent à une espèce d’aigre odeur de renfermé. À peine eut-elle franchi le seuil qu’Anna Akimovna reçut de plein fouet cette odeur répugnante. Assis à une table et lui tournant le dos se trouvait un homme en redingote noire qui devait être Tchalikov, et cinq fillettes étaient avec lui. L’aînée, une maigrichonne au large visage, un peigne dans les cheveux, semblait avoir dans les quinze ans, et la benjamine, potelée et ébouriffée, pas plus de trois ans. Tous les six étaient en train de manger. Près du poêle, l’oukhvat6 en main, se tenait une petite femme très maigre à la figure jaune, en jupe et en chemisier blanc, enceinte.


     — Je n’attendais pas cela de toi, Lizotchka, que tu sois si désobéissante, disait l’homme d’un ton de reproche. Ah, quelle honte ! Tu veux donc que papa te fouette, c’est ça ?


     Voyant sur le seuil une dame inconnue, la femme décharnée tressaillit et laissa l’oukhvat.


     — Vassili Nikitytch ! s’écria-t-elle d’une voix sourde au bout d’un moment, comme si elle n’en croyait pas ses yeux.


     L’homme se retourna et se leva d’un seul coup. Osseux, il avait les épaules étroites, les tempes enfoncées et la poitrine creuse. Ses yeux étaient petits, enfoncés, avec des cernes sombres ; il avait un long nez en bec d’oiseau qui partait un peu vers la droite, et une grande bouche. Sa barbe se partageait en deux et sa moustache était rasée, ce qui lui donnait davantage l’air d’un valet de pied que d’un fonctionnaire.


     — C’est bien ici qu’habite monsieur Tchalikov ? demanda Anna Akimovna.


     — Exactement, madame7, répondit rudement Tchalikov, qui reconnut tout de suite après Anna Akimovna et s’exclama :


     — Madame Glagoliev ! Anna Akimovna !


     Et, soudain haletant et levant les bras au ciel :


     — La bienfaitrice !


     Il s’élança vers elle en gémissant et, mugissant comme un paralytique – il avait du chou collé dans la barbe et sentait la vodka –, posa son front contre le manchon d’Anna Akimovna, semblant près d’expirer.


     — Votre petite main ! Votre sainte petite main ! dit-il en haletant. Je rêve ! Je fais un rêve merveilleux ! Les enfants, réveillez-moi !


     Il se tourna vers la table et sanglota en agitant les poings :


     — La Providence nous a entendus ! Notre libératrice est venue ! Notre ange ! Nous sommes sauvés ! À genoux, les enfants ! À genoux !


     Dans un but quelconque, madame Tchalikov et les fillettes, à l’exception de la plus petite, se mirent vite à débarrasser la table.


       — Vous aviez écrit que votre femme était très malade, dit Anna Akimovna qui se sentit honteuse et dépitée. 


     «  Je ne lui donnerai pas les quinze cents roubles », se dit-elle.


     — La voici, ma femme ! fit Tchalikov d’une voix grêle de femme, comme si les larmes lui montaient à la tête. La voici, la malheureuse ! Elle a déjà un pied dans la tombe ! Mais nous ne récriminons pas, madame. Mieux vaut mourir que de vivre ainsi. Meurs, malheureuse !


     « Qu’a-t-il à faire des simagrées ? se dit Anna Akimovna, mécontente. On voit bien qu’il a l‘habitude d’avoir affaire à des marchands. »


     — Parlez-moi comme un homme, je vous prie, dit-elle. Je n’aime pas la comédie. 


     — Bien sûr, madame, cinq orphelines autour du cercueil de leur mère, c’est de la comédie ! Ah ! fit tristement Tchalikov en se détournant.


     — Tais-toi ! chuchota sa femme en le tirant par la manche. Le ménage n’a pas été fait, madame, dit-elle à l’adresse d’ Anna Akimovna, vraiment, excusez-nous… La vie de famille, vous savez ce que c’est. On est à l’étroit, mais on s’en arrange.


     « Je ne leur donnerai pas les quinze cents roubles », se dit de nouveau  Anna Akimovna.


     Et, pour en finir au plus vite avec ces gens et cette odeur aigre, elle sortit son porte-monnaie et décida de leur laisser vingt-cinq roubles, pas davantage ; mais elle eut soudain honte d’être venue de si loin et d’avoir dérangé ces gens pour des broutilles.


     — Donnez-moi du papier et de l’encre, je vais écrire à un docteur de mes amis de venir vous voir, dit-elle en rougissant. C’est un très bon docteur. et je vous laisserai de quoi payer les médicaments.


     Madame Tchalikov alla en toute hâte essuyer la table. 


     — Laisse donc, ce n’est pas propre, ici ! bougonna Tchalikov en la regardant avec méchanceté. Conduis madame chez le locataire ! Permettez, madame, daignez venir chez notre locataire, dit-il en s’adressant à  Anna Akimovna. C’est propre, chez lui.


     — Ossip Ilitch a défendu d’aller dans sa chambre ! dit sévèrement l’une des fillettes.


     Mais on avait déjà fait sortir de la cuisine Anna Akimovna, on lui faisait traverser une étroite chambre, entre deux lits ; la disposition de leur literie montrait que sur l’un deux personnes couchaient dans le sens de la longueur, tandis que dans l’autre, trois dormaient dans le sens de la largeur. Dans la pièce suivante, celle du locataire, c’était en effet propre. Un lit soigneusement fait et par-dessus, une couverture de laine rouge, un oreiller enveloppé d’une taie blanche, un soulier servant de repose-montre, une table couverte d’une nappe de chanvre sur laquelle se voyaient un encrier ayant la couleur du lait, des fleurs, des plumes, du papier, des photographies dans leurs cadres, le tout bien rangé, et une seconde table, noire, sur laquelle étaient alignés en bon ordre des instruments et des pendules démontées. Aux murs étaient accrochés des marteaux, des tenailles, des tarières, des ciseaux, des pinces plates et d’autres petits instruments, ainsi que trois pendules murales qui faisaient tic-tac ; l’une d’elles était énorme, avec de gros poids, comme celles qu’on voit dans les cabarets.


     En se mettant à sa lettre, Anna Akimovna aperçut devant elle, sur la table, une photographie de son père et une d’elle-même, ce qui l’étonna.


     — Qui est votre locataire ? demanda-t-elle.


     — C’est Pimiénov, madame. Il travaille à votre usine.


     — Vraiment ? Je le prenais pour un horloger.


     — Il s’occupe d’horlogerie à titre privé, à côté de son travail. C’est un amateur, madame7.


     Après un moment de silence pendant lequel on n’entendit que le tic-tac des pendules et le crissement de la plume sur le papier, Tchalikov soupira et dit sur un ton de raillerie indignée :


     — On dit à juste titre que l’on ne peut pas se tailler une pelisse avec son rang et ses titres de noblesse. Une cocarde au front8 et un titre de noblesse, et rien à manger. Pour moi, si une personne de faible rang social aide les pauvres, elle est bien plus noble qu’un Tchalikov embourbé dans la misère et le vice.


     Afin de flatter Anna Akimovna, il prononça encore quelques phrases vexantes pour lui-même, mais il était clair qu’il s’humiliait parce qu’il s’estimait au-dessus d’elle. Cependant, elle avait fini d’écrire sa lettre et la cacheta. Elle savait que la lettre serait jetée, et que l’argent servirait à autre chose qu’à des soins, elle posa néanmoins sur la table vingt-cinq roubles auxquels, après réflexion, elle ajouta deux billets rouges9. Ressemblant à une patte de poule, la main jaune et décharnée de la Tchalikov passa devant ses yeux et serra l’argent dans son poing.


     — Vous avez vien voulu nous donner cela pour les médicaments, dit Tchalikov d’une voix tremblante, mais venez-moi aussi en aide…. ainsi qu’aux enfants – ajouta-t-il avec un sanglot –, ces malheureux enfants ! Ce n’est pas pour moi que j’ai peur, mais pour mes filles ! Je crains l’hydre de la dépravation !


     S’efforçant d’ouvrir le porte-monnaie dont le fermoir était en mauvais état, Anna Akimovna se troubla et rougit. Elle avait honte de voir des gens se tenir en face d’elle à lui regarder les mains et à attendre, tout en se moquant sûrement d’elle en leur for intérieur. À ce moment, quelqu’un entra dans la cuisine et se mit à taper des pieds pour en faire tomber la neige.


     — Voilà le locataire, dit madame Tchalikov.


     La gêne d’Anna Akimovna redoubla. Elle ne voulait pas que quelqu’un de l’usine la vît dans cette situation ridicule. Comme par un fait exprès, le locataire entra dans sa chambre  au moment précis où, ayant fini par casser le fermoir, elle donnait quelques billets à un Tchalikov mugissant comme un paralytique et cherchant des lèvres à lui baiser  la main ou quelque endroit. Elle reconnut dans le locataire l’ouvrier qui avait naguère, à la section des forges, martelé devant elle la feuille de métal et lui avait donné des explications. Il était visible qu’il arrivait tout droit de l’usine : son visage était noir de fumée, et il avait une joue barbouillée de suis. Ses mains étaient complètement noires et sa blouse sans ceinture luisait d’huile de machine. C’était un homme d’environ trente ans, de taille moyenne, noir de cheveux, d’une belle carrure et visiblement d’une grande force physique. Au premier coup d’œil, Anna Akimovna vit en lui un chef d’équipe gagnant pas moins de trente-cinq roubles par mois, dur, criant sur les ouvriers et leur flanquant des coups en pleine figure, cela se reconnaissait à sa façon de se tenir, à la pose qu’il avait involontairement prise en voyant une dame dans sa chambre, et surtout à ses pantalons portés longs10, à ses poches de poitrine et à sa barbe en pointe et bien taillée. Le défunt père d’Anna Akimovna, Akim Ivanytch, bien que frère du patron, craignait les chefs d’équipe comme celui-ci et se montrait obséquieux avec eux.


     — Excusez-nous, nous nous sommes permis d’utiliser votre chambre en votre absence, dit Anna Akimovna.


     L’ouvrier la regarda avec étonnement, eut un sourire gêné et ne répondit rien.


     — Il vous faut parler un peu plus fort, madame, dit à voix basse Tchalikov – quand il rentre de l’usine, monsieur Pimiénov est un peu dur d’oreille.


     Mais Anna Akimovna, contente de n’avoir plus rien à faire en ces lieux, fit un signe de tête et se hâta de sortir. Pimiénov vint la raccompagner.


     — Vous travaillez chez nous depuis longtemps ? demanda-t-elle d’une voix forte, sans se retourner.


     — Depuis mes neuf ans. Je me suis fait embaucher du temps de votre oncle. 


     — Comme cela fait longtemps ! C’est que mon oncle et mon père connaissaient tous leurs employés, tandis que moi je n’en connais presque aucun. Je vous ai déjà vu, mais j’ignorais que vous vous appeliez Pimiénov.


     Anna Akimovna était désireuse de se justifier devant lui, et fit mine d’avoir à l’instant donné cet argent pour plaisanter, et non sérieusement.


     — Oh, cette pauvreté ! soupira-t-elle. Nous exerçons nos bonnes œuvres en semaine comme le dimanche, mais tout cela n’a pas de sens. Il me semble inutile de venir en aide à des gens comme ce Tchalikov.


     — Bien sûr, que c’est inutile, acquiesça Pimiénov. Il boira tout ce que vous lui donnerez. À présent, le mari et la femme vont passer la nuit à se battre pour se reprendre l’argent, ajouta-t-il en se mettant à rire.


     — Oui, il faut reconnaître que notre philanthropie est inutile, fastidieuse et ridicule.  Mais tout de même, convenez de votre côté qu’on ne peut pas rester les bras croisés, il faut bien faire quelque chose. Par exemple, que faire avec les Tchalikov ?


     Elle se retourna vers Pimiénov et s’arrêta, attendant une réponse de sa part ; s’arrêtant aussi, il haussa lentement les épaules sans rien dire. Il savait visiblement ce qu’il y avait lieu de faire avec les Tchalikov, mais c’était si rude, tellement inhumain, qu’il ne se décidait pas à le dire. Et les Tchalikov avaient à ses yeux si peu d’intérêt, ils étaient si insignifiants, qu’il les avait déjà oubliés l’instant d’après ; regardant Anna Akimovna bien en face, il souriait de plaisir, et avait l’air de faire un très beau rêve. Ce fut seulement alors qu’ Anna Akimovna, qui se tenait à côté de lui, vit à son visage, et surtout à ses yeux, à quel point il était fatigué et avait envie de dormir.   


     « C’est à lui que je pourrais donner les quinze cents roubles ! » se dit-elle, mais cette pensée lui parut déplacée et insultante pour Pimiénov.


     — Vous me raccompagnez alors que vous êtes tout moulu de fatigue, dit-elle en descendant l’escalier. Rentrez chez vous.


     Mais il n’entendit pas. Une fois dans la rue avec elle, il courut devant, ouvrit la couverture du traîneau et, aidant Anna Akimovna à s’installer, lui dit :


     — Je vous souhaite une bonne fête.    



      

  1. Fonctionnaire au rang le plus bas de la table, tout en bas du Tchin.
  2. Du nom du propriétaire de l’immeuble de rapport.
  3. En russe, on dit quatre, car on compte le rez-de-chaussée.
  4. Celle des vieux-croyants, refusant les réformes de Nikon au XVIIe siècle :
     https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants 
  5. Avant le début du grand Carême : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dimanche_du_Pardon
  6. Sorte de pince à long manche permettant de retirer les pots et le pain du four brûlant.
  7. Le mot « madame » n’est pas prononcé ici, l’initiale S du mot russe, Soudarynia, est juste sifflée.
  8. Cocarde sur le devant de la casquette : marque des fonctionnaires.
  9. Billets de dix roubles.
  10. Et non pas rentrés dans les bottes comme chez les ouvriers : note trouvée chez Denis Roche.






II

Le matin

     

          — Les cloches ont depuis longtemps fini de sonner ! C’est une punition divine, vous n’arriverez même pas à temps pour voir sortir les gens ! Levez-vous !


     — Deux chevaux courent, courent… dit Anna Akimovna qui se réveilla ; devant elle, une bougie à la main, se tenait Macha-la-rousse, sa femme de chambre.


     — Qu’y a-t-il ? Que veux-tu ?


     — La messe est déjà finie ! dit Macha avec désespoir. C’est la troisième fois que je vous réveille ! Moi, je vous laisserais bien dormir jusqu’au soir, mais c’est vous qui m’avez demandé de vous réveiller !


     Anna Akimovna se souleva sur un coude et regarda la fenêtre. Dehors, c’était encore l’obscurité complète, la neige blanchissait seulement le cadre inférieur de la fenêtre. On entendait une sonnerie de cloches grave et profonde, venant non de la paroisse mais de quelque part au loin. Sur la petie table, la pendule indiquait six heures trois.


     — C’est bon, Macha… Dans trois petites minutes… supplia Anna Akimovna en se mettant la tête sous la couverture.


     Elle se figura la neige au perron, le traîneau, le ciel sombre, la foule dans l’église et l’odeur de genévrier, et cela lui pesa1, elle résolut cependant de se lever et d’aller à la première messe. Et, tandis qu’elle restait au chaud dans son lit en luttant contre le sommeil, ce sommeil devenant si doux, comme par un fait exprès, lorsqu’on ne doit pas dormir, tandis qu’elle rêvait tantôt d’un immense jardin en altitude, tantôt de la maison Gouchtchine, à chaque instant elle était assaillie par la pensée qu’il lui fallait se lever et aller à l’église.


     Mais lorsqu’elle se leva, il faisait tout à fait jour, et la pendule indiquait neuf heures et demie. La neige fraîche était tombée en abondance durant la nuit, les arbres étaient habillés de blanc et l’air était d’une luminosité, d’une transparence et d’une délicatesse extraordinaires, si bien qu’ Anna Akimovna, quand elle regardait par la fenêtre, avait avant tout envie de respirer profondément, très profondément. Pendant qu’elle se lavait, le reste

d’un vieux sentiment d’enfance – la joie que ce soit Noël aujourd’hui – palpita dans sa poitrine, après quoi elle se sentit l’âme légère, libre et pure, comme si elle se fût lavé aussi l’âme ou se fût plongée dans la blancheur de la neige. Macha entra, bien attifée et fortement serrée dans son corset, et lui souhaita une bonne fête ; puis elle la coiffa longuement et l’aida à mettre sa robe. De sentir et de toucher cette robe neuve, somptueuse, magnifique, ainsi que son léger froufrou et son odeur de parfum frais excitaient Anna Akimovna.


     — C’est Noël, dit-elle joyeusement à Macha. Nous allons interroger le sort2.


     — L’an passé, je devais épouser un vieux. On me l’a annoncé trois fois.


     — Allons, Dieu est miséricordieux.


     — Et pourquoi pas, Anna Akimovna ? Je me dis qu’il vaut mieux épouser un vieux  plutôt que de rester dans l’incertitude, dit tristement Macha avec un soupir. J’ai déjà vingt ans, c’est sérieux.


     À la maison, tout le monde savait que Macha-la-rousse était amoureuse du valet de chambre Michenka, et cela faisait déjà trois ans que durait cet amour profond, passionné et sans espoir.


     — Allons, arrête de dire des bêtises, la consola Anna Akimovna. J’aurai bientôt trente ans et j’ai toujours l’intention d’épouser un homme jeune.


     Tandis que sa patronne s’habillait, Michenka, portant un habit neuf et des bottines vernies, faisait les cent pas dans la salle et le salon en attendant de pouvoir lui souhaiter bonne fête. Il avait une façon particulière de marcher, d’un pas léger et doux ; à le voir et à observer ses pieds, ses mains et la façon dont il inclinait la tête, on pouvait se dire qu’il ne s’agissait pas simplement de marcher, mais plutôt de danser, qu’il étudiait la première figure d’un quadrille. En dépit de sa petite moustache de velours et de sa belle apparence faisant un peu penser à un tricheur, il était posé, raisonnable et dévot comme un vieillard. Il priait toujours en s'inclinant jusqu’à terre et aimait faire brûler de l’encens dans sa chambre. Il respectait et vénérait les gens riches et haut placés, par contre, il méprisait les pauvres et les quémandeurs en tout genre de toute la force de son âme de laquais honnête. Très soucieux de santé, il portait été comme hiver une flanelle sous sa chemise empesée ; il se mettait de l’ouate dans les oreilles.


     Lorsqu’ Anna Akimovna traversa la salle en compagnie de Macha, il pencha la tête vers le bas et un peu de côté et dit de son agréable voix mielleuse :


     — J’ai l’honneur de vous souhaiter une bonne fête à l’occasion solennelle de la naissance du Christ, Anna Akimovna.


     Anna Akimovna lui donna cinq roubles, tandis que la pauvre Macha était pétrifiée. Sa tenue de fête, sa pose, sa voix et ses propos la frappaient par leur beauté et leur élégance ; continuant à suivre sa maîtresse, elle ne pensait plus à rien, ne voyait plus rien, elle ne faisait que sourire, tantôt avec béatitude, tantôt avec amertume.


     La partie de la maison située à l’étage s’appelait la moitié noble de la demeure, ou encore « le palais », tandis qu’on attribuait le nom de « partie commerciale », ou encore « pièces des vieux » ou « pièces des femmes » à celle située au rez-de-chaussée, dirigée par la tante Tatiana Ivanovna3. On recevait d’ordinaire les nobles et les gens cultivés dans la première, et le tout-venant et les relations de la tante dans la deuxième. Belle, épanouie, en pleine santé, encore jeune et fraîche, sentant sur elle sa luxueuse robe, Anna Akimovna descendit au rez-de-chaussée. On l’y accueillit par des reproches : elle, une personne cultivée, oubliait Dieu, elle avait trop dormi, raté la messe, et n’était pas descendue rompre le jeûne4 ; et tout le monde levait les bras au ciel en lui disant avec sincérité qu’elle était belle, extraordinaire, et elle le croyait, riait, échangeait des embrassades et glissait un rouble à l’un, et à l’autre trois roubles ou encore cinq, selon la personne. Elle se plaisait en bas. Où que le regard se posât, des icônes dans leurs armoires, des icônes avec leurs veilleuses, des portraits d’ecclésiastiques, une odeur de moines, et dans la cuisine les hachoirs s’activaient et un fumet très savoureux de nourriture grasse se répandait déjà dans toutes les pièces. Les planchers peints en jaune luisaient et d’étroits tapis aux brillantes rayures bleues cheminaient des portes aux coins à icônes, dans la vive lumière du soleil entrant par les fenêtres.


     Des vieilles inconnues d’ Anna Akimovna étaient assises dans la salle à manger ; d’autres se trouvaient dans la chambre de Varvarouchka5, ainsi qu’une jeune sourde-muette qui ne faisait qu’avoir honte de quelque chose et de dire : »bly, bly… » Deux fillettes très maigres, retirées de l’hospice le temps des fêtes, s’approchèrent d’ Anna Akimovna pour lui baiser la main et s’arrêtèrent devant elle, frappées par la magnificence de sa robe ; elle remarqua que l’une des fillettes louchait, et, au milieu de la bonne humeur de fête qui était la sienne, son cœur se serra soudain à la pensée douloureuse que les hommes dédaigneraient plus tard cette fillette , qu’elle n’aurait pas de fiancé et ne se marierait jamais. Dans la chambre de la cuisinière Agafiouchka, près du samovar, étaient assis cinq moujiks énormes, en chemises neuves, ce n’étaient pas des ouvriers de l’usine mais des parents de la cuisinière. À la vue d’ Anna Akimovna, les moujiks se levèrent d’un bond et, par décence, interrompirent leur mastication bien qu’ils eussent tous la bouche pleine ; venant de la cuisine, portant une toque blanche et tenant un couteau à la main, le cuisinier Stiépane entra dans la chambre pour souhaiter bonne fête ; en bottes de feutre, les concierges vinrent également souhaiter bonne fête. Des glaçons dans la barbe, le porteur d’eau risqua une tête mais n’osa pas entrer.


     Anna Akimovna fit le tour des pièces, suivie de sa maison : sa tante, Varvarouchka, Nikandrovna, la couturière Marfa Piétrovna et Macha-d’en-bas6. Maigre, mince, de haute taille, la plus haute dans la maison, habillée tout en noir, répandant une odeur de cyprès et de café, Varvarouchka se signait en s’inclinant très bas devant l’icône en entrant dans chaque pièce ; en la voyant, on repensait étrangement à chaque fois qu’elle avait déjà préparé son linceul pour quand viendrait sa mort, et que le coffre renfermant ce linceul cachait aussi ses billets gagnants7.


     — Anioutinka8, sois miséricordieuse en ce jour de fête, dit-elle en ouvrant la porte de la cuisine. Accorde-lui ton pardon et qu’il en profite ! Ah, ces gens !


     Renvoyé pour ivrognerie en novembre, le cocher Pantiélieï se tenait à genoux au beau milieu de la cuisine. C’était un homme bon auquel l’ivresse faisait perdre la mesure et le sommeil, il parcourait les bâtiments de l’usine en criant d’une voix menaçante : « Je sais tout ! » À présent, à l’enflure de son visage aux lèvres pendantes et au sang dont ses yeux étaient injectés, il était visible qu’il n’avait cessé de boire depuis novembre.


     — Pardonnez-moi, Anna Akimovna ! dit-il d’une voix rauque en frappant le sol de son front et en montrant sa nuque de taureau.


     — C’est ma tante qui t’a renvoyé, demande-lui pardon à elle.


     — Comment ça, ta tante ? dit celle-ci en entrant en haletant dans la cuisine ; elle était très corpulente et l’on aurait pu poser sur sa poitrine un samovar et un plateau avec des tasses. « Pourquoi parler de ta tante ? C’est toi la patronne, ici, c’est à toi de décider, pour moi, jon pourrait se passer complètement de ces gredins. Allons, debout, espèce de porc ! cria-t-elle avec impatience à Pantiélieï. Hors de ma vue ! C’est la dernière fois que je te pardonne, si tu recommences à pécher, inutile d’implorer ma clémence ! »


     Ensuite, on alla boire du café dans la salle à manger. Mais à peine s’était-on assis à table que, Macha-d’en-bas accourut dire avec effroi : « Les chantres ! », avant de repartir à toutes jambes. On entendit quelqu’un se moucher, une toux profonde de basse et un bruit de pas faisant penser que des chevaux ferrés avaient été amenés dans le vestibule. Tout s’apaisa en trente secondes… Les chantres donnèrent subitement de la voix, avec tant de force que tout le monde sursauta.  Tandis qu’ils chantaient, arriva le prêtre de l’hospice, et avec lui un diacre et un sacristain. En mettant son étole, le prêtre raconta que cette nuit, alors qu’on sonnait les matines, il tombait de la neige et il ne faisait pas froid, mais qu’au matin il s’était mis à geler plus fort, volonté de Dieu, et qu’il devait faire à présent moins vingt.


     — Bien des gens soutiennent cependant que l’hiver est plus sain que l’été pour l’homme, dit le diacre dont le visage se fit sévère l’instant suivant, lorsqu’il se mit à chanter à la suite du prêtre : « Ta Nativité, Christ notre Seigneur… »


     Arrivèrent bientôt le pope de l’hôpital des manœuvres de l’usine, accompagné d’un sacristain, puis des sœurs de la Croix-Rouge, des enfants de l’orphelinat, et les chants ne s’arrêtaient pas. On chantait, on grignotait et on repartait.


     Une vingtaine d’employés de l’usine vinrent souhaiter bonne fête. Tous des chefs d’équipe, des contremaîtres : des mécaniciens avec leurs adjoints, des modeleurs, le chef comptable, etc – ayant tous fière allure dans leurs redingotes neuves. C’étaient tous des gaillards de premier ordre, conscients de leur valeur, sachant que s’ils perdaient leur place, on se ferait un plaisir de leur proposer de rejoindre une autre usine. Ils aimaient visiblement la tante d’Anna, car ils se comportaient assez librement avec elle, allant jusqu’à fumer, et le comptable la prit par sa large taille quand on se dirigea en foule vers le buffet des hors-d’œuvre. La liberté dont ils usaient avec elle venait peut-être en partie de ce que Varvarouchka, qui avait eu autrefois, du temps des vieux, beaucoup de pouvoir et avait surveillé la moralité des employés de l’usine, ne représentait plus rien à présent, en partie aussi peut-être du souvenir qu’avaient beaucoup d’entre eux du temps où la tante Tatiana Ivanovna, sévèrement traitée par ses frères, était habillée comme une simple paysanne, à l’époque où Anna Akimovna courait dans la cour entre les bâtiments et où tout le monde l’appelait Anioutka.


     Les employés mangeaient, parlaient et regardaient avec perplexité Anna Akimovna : qu’elle avait grandi, qu’elle avait embelli ! Mais cette élégante jeune femme, élevée naguère par des gouvernantes et des précepteurs, était déjà pour eux une étrangère, quelqu’un qu’ils ne comprenaient pas, et, involontairement, ils restaient davantage à côté de sa tante qui les tutoyait, n’arrêtait pas de remplir leur assiette et trinquait avec eux, ayant déjà bu deux petits verres de liqueur de sorbe. Anna Akimovna avait toujours peur qu’on la prît pour une orgueilleuse, une parvenue ou une corneille se parant de plumes de paon ; maintenant que le personnel était attroupé devant les hors-d’œuvre, elle ne quittait plus la salle à mangeret se mêlait aux conversations. Elle demanda à celui dont elle avait fait la connaissance la veille, Pimiénov :


     — Pourquoi avez-vous tant de pendules dans votre chambre ?


     — Je les prends pour les réparer, répondit-il. Je m’occupe ainsi pendant mes loisirs, le dimanche ou quand j’ai des insomnies.


     — Alors si ma montre ne fonctionne plus, je peux vous la donner à réparer ? demanda en riant Anna Akimovna.


     — Pourquoi pas ? Ce sera avec plaisir, dit Pimiénov, et son visage exprima de l’attendrissement lorsque, sans savoir elle-même pourquoi, elle détacha de son corsage sa splendide petite montre et la lui tendit. « Pourquoi pas ? Ce sera avec plaisir, répéta-t-il. Je ne répare plus les montres. J’ai une mauvaise vue et le docteur m’a défendu de travailler sur de petits objets. Mais je peux faire une exception pour vous. »


     — Les docteurs racontent des bobards, dit le comptable ; tout le monde se mit à rire. « Ne les écoute pas, poursuivit-il, flatté par ces rires. L’an dernier, tandis qu’il était à son poste de travail, le vieux Kalmykov a eu la malchance de prendre dans la tête une dent de barillet qui avait sauté, on lui voyait la cervelle et le docteur a dit qu’il allait mourir ; pourtant, il est encore en vie et travaille toujours ; la seule chose, c’est que, depuis, il s’est mis à bégayer.


     — Il leur arrive sûrement de raconter des bobards, aux docteurs, mais pas tout le temps, soupira la tante. Feu Piotr Andreïtch avait perdu la vue. Il travaillait comme toi toute la journée à l’usine à côté d’un four brûlant, et il était devenu aveugle. Les yeux n’aiment pas le feu. Mais trêve de pareilles réflexions ! se reprit-elle. Allez, buvons ! Bonne fête, mes amis ! Moi qui ne bois avec personne, je vais boire avec vous, en pécheresse. Plaise à Dieu !


     Anna Akimovna avait l’impression que, depuis la veille, Pimiénov la méprisait en tant que philanthrope, mais qu’elle le charmait en tant que femme. Elle le regardait et trouvait qu’il se tenait gentiment et qu’il était correctement habillé. Certes, les manches de sa redingote étaient un peu courtes et sa taille était prise un peu haut, son pantalon était démodé, trop étroit, mais sa cravate était nouée avec goût, avec un certain relâchement, et elle était moins voyante que celle des autres. Et c’était visiblement un homme de bonne composition, puisqu’il mangeait avec docilité tout ce que sa tante mettait sur son assiette. Elle se rappela à quel point il était tout noir, la veille, et comme il avait envie de dormir, et ce souvenir l’émut étrangement.


     Lorsque les employés se préparèrent à s’en aller, Anna Akimovna tendit la main à Pimiénov, elle voulait lui dire de venir la voir comme ça, sans cérémonie, mais elle n’osa pas : pour quelque raison, sa langue refusa de lui obéir ; et pour qu’on ne pensât point que Pimiénov lui plaisait, elle tendit également la main à ses camarades.


     Vinrent ensuite les élèves de l’école dont elle était la curatrice. Ils étaient tous tondus et portaient tous la même blouse grise. Leur maître – un jeune homme de haute taille, encore imberbe et avec des taches rouges sur la figure –, visiblement ému, fit mettre les élèves en rangs ; les garçons se mirent à chanter sans fausse note, mais avec des voix désagréablement perçantes. Le directeur de l’usine, Nazarytch, vieux-croyant9 chauve au regard perçant, ne s’entendait jamais avec les maîtres d’école, mais, sans savoir lui-même pourquoi,  il méprisait et détestait celui-là, qui battait présentement la mesure avec frénésie. Il le traitait avec morgue et grossièreté, lui faisait verser en retard son salaire, se mêlait de son enseignement et, dans le but de le faire déguerpir une fois pour toutes, avait fait nommer deux semaines plus tôt au poste de gardien de l’école un parent éloigné de sa femme, un ivrogne de moujik qui n’obéissait pas au maître et se montrait insolent avec lui devant les élèves.


     Anna Akimovna savait tout cela, sans pouvoir être de quelque secours, car elle-même avait peur de Nazarytch. Elle voulait maintenant, au moins, se montrer gentille avec le maître, lui dire qu’elle était très contente de lui, mais lorsqu’il se mit, une fois le chant terminé, à s’excuser de quelque chose avec un grand trouble, et que la tante l’entraîna avec familiarité vers la table en le tutoyant, elle éprouva de la gêne et de l’ennui et remonta chez elle après avoir donné l’odre de donner des friandises aux enfants.


     «  Il y a en fait beaucoup de cruauté dans ces rituels de fête », dit-elle un peu plus tard, comme pour elle-même, en regardant par la fenêtre les garçons qui repartaient en troupe de la maison et se dirigeaient vers la porte cochère en se recroquevillant de froid et en remettant leurs manteaux et leurs pelisses. « Un jour de fête, on a envie de se reposer, de rester chez soi en famille, et voilà les pauvres garçons, le maître et les employés contraints, on se demande pourquoi, à sortir alors qu’il gèle et à venir souhaiter bonne fête, présenter leurs respects avec embarras…


     Michenka, qui se tenait sur le seuil de la salle et l’avait entendue, dit :


     — Cela ne date pas de nous et continuera après nous. Je ne suis bien sûr pas quelqu’un d’instruit, Anna Akimovna, mais voici comment je vois les choses, les pauvres doivent toujours respecter les riches. On dit : « Dieu marque la canaille. » Dans les prisons, les asiles de nuit et les cabarets, on ne voit jamais que des pauvres, et vous remarquerez que les gens comme il faut sont toujours riches. On dit à propos des riches : « L’abîme appelle l’abîme10 . » 


     — Micha, vous vous exprimez toujours de façon étrangement ennuyeuse et incompréhensible, dit Anna Akimovna qui s’en alla à l’autre bout de la salle.


     Il était seulement un peu plus de onze heures. Le silence des immenses pièces, seulement rompu de temps à autre par un chant venant du rez-de-chaussée, donnait envie de bâiller. Les bronzes, les albums de photos et les tableaux aux murs, représentant des petits bateaux sur la mer, des petites vaches dans un pré et des vues du Rhin, étaient à ce point sans aucune nouveauté que le regard glissait sur eux sans les apercevoir. L’atmosphère de fête commençait à céder la place à la lassitude. Anna Akimovna continuait à se trouver belle, bonne et extraordinaire, mais il lui semblait déjà que cela n’avait d’utilité pour personne ; jusqu’à cette robe coûteuse dont elle se demandait dans quel but, pour la montrer à qui, elle l’avait mise. Et voici que déjà, comme au cours de toutes les fêtes, la solitude venait la tourmenter, ainsi que l’idée obsédante que sa beauté, sa santé, sa richesse, tout cela n’était que mensonge puisqu’elle était de trop en ce monde, que personne n’avait besoin d’elle et que personne ne l’aimait. Elle fit le tour des pièces en fredonnant et en regardant par les fenêtres. S’arrêtant dans la salle, elle ne put se retenir de discuter avec Michenka.


     — Je ne sais pas, Micha, ce que vous pensez de vous-même, dit-elle avec un soupir. Vraiment, Dieu vous punira pour cela.


     — De quoi parlez-vous, madame11 ?


     — Vous le savez, de quoi je parle. Pardonnez-moi de me mêler de votre vie privée, mais j’ai l’impression que, par entêtement, vous êtes en train de gâcher votre vie. Convenez qu’il est temps pour vous de vous marier, et que c’est une jeune fille belle et méritante. Vous ne trouverez personne qui soit mieux qu’elle. Elle est belle, intelligente, douce, dévouée… Et quelle allure ! Si elle appartenait à notre milieu, ou à un milieu plus élevé, on tomberait amoureux d’elle rien que pour ses merveilleux cheveux roux. Observez comme la couleur de ses cheveux va bien à son teint. Ah, mon Dieu, vous ne comprenez rien et ne savez pas vous même ce qui est bien pour vous, dit Anna Akimovna avec amertume, et les larmes lui montèrent aux yeux. « Pauvre fille, comme elle me fait pitié ! Je sais que vous voulez une femme ayant de l’argent, mais je vous l’ai déjà dit : je doterai Macha. »


     Michenka ne se représentait sa future épouse que comme une femme grande, forte, imposante et pieuse, avec une démarche de paonne et, allez savoir pourquoi, obligatoirement avec un grand châle sur les épaules ; et Macha était mince et maigre, serrée dans un corset, sa démarche était menue, et elle était surtout trop séduisante et plaisait parfois énormément à Michenka, ce qui, pour ce dernier, était très bien s’il s’agissait de se mal conduire, mais ne convenait pas au mariage. Lorsque Anna Akimovna avait fait la promesse de doter Macha, il avait hésité quelque temps ; mais un jour, un pauvre étudiant en pardessus marron sur son uniforme, venu présenter une lettre à Anna Akimovna, n’avait pu se retenir, dans son enthousiasme, d’étreindre Macha à côté des porte-manteaux du rez-de-chaussée, et elle avait poussé un petit cri ; se tenant en haut de l’escalier, Michenka avait vu la scène et éprouvait depuis lors un sentiment de mépris pour Macha. Un étudiant pauvre ! Si cela avait été un étudiant riche ou un officier, qui sait, les suites eussent peut-être été autres…


     — Pourquoi donc ne voulez-vous pas ? demanda Anna Akimovna. Que vous faut-il de plus ?


     Michenka se taisait, regardant un fauteuil, les sourcils levés.


     — Vous aimez une autre femme ?


     Silence. Macha-la-rousse entra avec des lettres et des cartes de visite sur un plateau. Devinant qu’on parlait d’elle, elle rougit, au bord des larmes.


     — Les facteurs sont passés, bredouilla-t-elle. Et il y a un fonctionnaire, un certain Tchalikov, qui attend en bas. Il dit que vous lui aviez ordonné de venir aujourd’hui pour une affaire.


     — Quelle impudence ! se fâcha Anna Akimovna. Je ne lui ai rien ordonné du tout. Dites-lui de décamper, je ne suis pas là !


     On entendit un coup de sonnette. C’étaient les prêtres de la paroisse, que l’on recevait toujours dans la moitié noble de la maison, c’est-à-dire en haut. À leur suite ce furent Nazarytch, le directeur, et le médecin de l’usine qui vinrent rendre visite, puis Michenka annonça l’inspecteur des écoles pour le peuple. L’accueil des visiteurs commença.


     Lors  de ses instants de liberté, Anna Akimovna s’asseyait au salon dans un fauteuil profond et, fermant les yeux, se disait que sa solitude n’avait rien que de très naturel, puisque elle n’était pas mariée et ne le serait jamais. Mais ce n’était pas sa faute. C’était la destinée elle-même qui l’avait jetée, de simple ouvrière qu’elle était, condition qui, dans ses souvenirs, lui allait parfaitement, dans ses pièces immenses où elle ne savait jamais quoi faire, et n’arrivait pas à comprendre pourquoi tant de gens défilaient devant elle ; ce qui se passait présentement lui semblant insignifiant et vain, dans la mesure où cela ne lui procurait, et ne pouvait lui procurer, une seule minute de bonheur.


     « Il faudrait tomber amoureuse », se dit-elle en s’étirant, et cette seule pensée lui réchauffa le cœur. « Et se débarrasser de l’usine… » rêva-t-elle, imaginant sa conscience libérée des lourds bâtiments, des baraquements, de l’école… Puis elle se rappela son père et se dit que, s’il avait vécu plus longtemps, il l’aurait certainement donnée en mariage à quelqu’un de simple, à Pimiénov, par exemple. Il lui aurait ordonné de l’épouser, voilà tout. Et c’eût été une bonne chose : l’usine serait ainsi tombée en de bonnes mains.


     Elle revit sa tête aux cheveux frisés, son profil hardi, ses lèvres minces et railleuses et la force redoutable que recélaient ses épaules, ses mains et sa poitrine, et l’attendrissement qu’il avait montré aujourd’hui en regardant sa montre.


     «  Et pourquoi pas ? dit-elle. Cela ne m’aurait pas dérangée… Je l’aurais épousé. »


     — Anna Akimovna ! l’appela Michenka,entré sans bruit au salon.


     — Que vous m’avez fait peur ! dit-elle en tressaillant tout entière. Que voulez-vous ?


     — Anna Akimovna ! répéta-t-il en mettant la main sur son cœur et en levant les sourcils. Vous êtes ma patronne et ma bienfaitrice, et vous seule pouvez me mettre sur le droit chemin, concernant le mariage, puisque vous êtes comme une mère pour moi… Mais donnez l’ordre qu’en bas on ne se moque pas de moi et qu’on ne me taquine pas. On me harcèle !


     — Et comment vous taquine-t-on ?


     — On dit : le Michenka de Macha.


     — Pfff, en voilà une bêtise ! s’indigna Anna Akimovna. Que vous êtes stupides, tous autant que vous êtes ! Que vous êtes stupide, Micha ! Que vous m’ennuyez ! Je ne veux plus vous voir !   

     



  1. Le génévrier accompagnait aussi les enterrements…
  2. Vieille tradition : il s’agit pour une jeune fille de savoir si elle se mariera dans l’année.
  3. Sœur des deux frères morts, Ivan et Akim.
  4. Celui du petit Carême précédant Noël, le grand Carême étant celui d’avant Pâques.
  5. Sans doute l’ancienne gouvernante, du temps des parents d’Anna, d’après la suite du texte.
  6. Ainsi nommée pour la distinguer de Macha-la-rousse, la femme de chambre d’Anna, vivant avec sa maîtresse à l’étage.
  7. Sans doute des billets de loterie.
  8. Diminutif exagéré d’Anna. D’ordinaire : Aniouta, Anioutka. Remarque : les pensées (les fleurs) se disent en russe : les petits yeux d’Aniouta…
  9. Voir la note (4) du chapitre I.
  10. Psaumes, 42-8. En revanche, la citation précédente semble apocryphe.
  11. Madame, toujours indiquée par la seule initiale sifflée : voir la note 7 du chapitre I.






III

Le dîner


     Comme l’an passé, les derniers visiteurs furent le Conseiller d’État effectif1 Kryline et le célèbre avocat Lyssiévitch. Ils arrivèrent alors qu’il faisait déjà sombre au dehors. Kryline, vieillard dans la soixantaine, la bouche grande et de blancs favoris lui tombant des oreilles, une figure de lynx, était en uniforme orné du cordon de Sainte Anne et en pantalon blanc. Il garda un long moment la main d’Anna Akimovna dans les siennes, la fixant dans les yeux et remuant les lèvres, pour dire enfin d’une voix monocorde, en détachant les mots :


     — J’avais de l’estime pour votre oncle… et pour votre père, et jouissais de leur sympathie. Je tiens à présent pour un devoir agréable, comme vous le voyez, de souhaiter bonne fête à leur respectable héritière… en dépit de ma maladie et de la distance considérable… Et je suis très heureux de vous voir en bonne santé.


     L’avocat Lyssiévitch, beau blond de haute taille dont les tempes et la barbe grisonnent légèrement, se distingue par des manières d’une élégance inhabituelle. Il entre quelque part en se dandinant, salue comme à regret et roule les épaules en parlant, le tout avec une grâce nonchalante, comme un cheval gâté, engourdi d’être trop longtemps resté à l’écurie. Il a l’air bien nourri, respire la santé et il est riche ; il a même gagné un jour quarante mille roubles, ce qu’il a caché à son entourage. Il aime la bonne cuisine, apprécie notamment les fromages, les truffes, le radis noir râpé accompagné d’huile de chènevis, et il raconte qu’à Paris il a mangé des tripes non lavées et grillées. Sa diction est posée, régulière, sans accroc, il lui arrive juste, par coquetterie, de se permettre une hésitation et de claquer des doigts comme s’il cherchait un mot. Tout ce qu’il est amené à dire en plaidant, il y a longtemps qu’il n’y croit plus, ou bien il se peut qu’il y croie, mais il n’y attache aucune importance – ce n’est qu’une vieille routine sans rien de neuf… Il ne croit qu’à ce qui est original, qu’à ce qui sort de l’ordinaire. Présentée de façon originale, la morale commune lui fait venir les larmes aux yeux. Il tient deux carnets bourrés d’expressions extraordinaires pêchées chez différents auteurs, et, lorsqu’il a besoin de retrouver telle ou telle formulation, il fouille avec nervosité dans ses carnets, en vain, habituellement. Dans un moment de gaieté, feu Akim Ivanytch avait eu la vanité de le prendre comme avocat de l’usine, avec douze mille roubles d’appointements. Les affaires juridiques de l’usine se bornaient à deux ou trois menus recouvrements que Lyssiévitch confiait à ses collaborateurs.


  Anna Akimovna savait qu’il n’avait aucune occupation à l’usine, sans pouvoir le remercier : elle avait manqué de courage, et puis elle était habituée à lui. Il se déclarait son jurisconsulte et baptisait « la dure prose2 » les honoraires qu’il envoyait chercher avec ponctualité le premier de chaque mois. Anna Akimovna savait qu’après la mort de son père, alors qu’on vendait ses bois pour en faire des traverses, Lyssiévitch avait gagné dans la transaction quinze mille roubles qu’il avait partagés avec Nazarytch. En apprenant cette tromperie, Anna Akimovna avait versé des larmes amères, puis elle s’y était faite.


     Lui ayant souhaité bonne fête en lui baisant les mains, il la toisa du regard et fit la grimace.


     — Il ne faut pas ! dit-il sur un ton de sincère reproche. Je vous l’ai dit, ma chère, qu’il ne fallait pas !


     — De quoi parlez-vous, Viktor Nikolaïtch ?


     — Je vous ai dit : il ne faut pas grossir. Vous avez, dans votre famille, une fâcheuse tendance à l’embonpoint. Il ne le faut pas, répéta-t-il d’une voix implorante, et il lui baisa la main. Vous êtes si belle ! Vous êtes si charmante ! Votre Excellence, dit-il en s’adressant à Kryline, je vous présente la seule femme au monde que j’ai vraiment aimée.


     — Rien d’étonnant à cela. À votre âge, il est impossible de connaître Anna Akimovna et de ne pas l’aimer.


     — Je l’adore ! reprit l’avocat sur un ton de parfaite sincérité, mais avec sa grâce nonchalante habituelle ; je l’aime, mais non parce que je suis un homme et elle une femme ; quand je suis avec elle, il me semble qu’elle appartient à un troisième sexe, et moi à un quatrième, et que nous nous transportons ensemble dans une sphère finement irisée, pour nous fondre dans le spectre. Leconte de Lisle3 est celui qui définit le mieux  de pareilles relations. Il y a chez lui un superbe passage, un passage étonnant.


     Lyssiévitch fureta dans l’un de ses carnets, puis dans l’autre, et, n’ayant pas trouvé la citation, se calma. On se mit à parler du temps, de l’opéra, de l’arrivée prochaine de la Duse4. Anna Akimovna se rappela que Lyssiévitch et, lui semblait-il, Kryline, avaient dîné l’an passé chez elle et, au moment où ils se disposaient à prendre congé, se mit à leur faire valoir avec sincérité et d’une voix suppliante qu’ils devaient, puisqu’ils n’avaient pas d’autre visite en vue, rester dîner chez elle. Ce qu’ils acceptèrent après une certaine hésitation.


     En plus du dîner, composé de soupe aux choux, de cochon de lait, d’oie rôtie aux pommes, etc, on préparait encore à la cuisine, pour les grandes fêtes, ce qui s’appelait le dîner français ou le dîner du chef, au cas où quelque invité, à l’étage, désirerait se régaler. Lorsque la vaisselle se mit à tinter dans la salle à manger, Lyssiévitch commença à faire preuve d’une excitation visible ; il se frottait les mains, roulait les épaules, clignait des yeux et racontait en y mettant du sentiment quels dîners on faisait du temps des vieux et quelle merveilleuse lotte en matelote préparait alors le cuisinier : ce n’était pas une matelote, mais une révélation ! Il savourait par avance le dîner, le mangeait en pensée et s’en délectait. Et lorsque, Anna Akimovna lui ayant pris le bras pour le conduire à la salle à manger, il eut lampé un petit verre de vodka et se fut fourré dans la bouche un petit morceau de saumon, il se mit même à ronronner de plaisir. Il mâchait bruyamment, de façon répugnante, avec des reniflements, les yeux comme huileux d’avidité.


     Les hors-d’œuvre étaient somptueux. Il y avait entre autres des cèpes à la crème aigre et une sauce provençale à base d’huîtres grillées et de queues d’écrevisses, fortement relevée de pickles amers. Le dîner proprement dit était composé de plats de fêtes, de mets raffinés, et les vins étaient excellents. Michenka faisait le service avec enivrement. Lorsqu’il posait sur la table un nouveau plat, retirait le couvercle d’une marmite resplendissante ou versait du vin, il le faisait avec la solennité d’un professeur de magie noire et, en observant sa figure et sa démarche évoquant la première figure d’un quadrille, l’avocat se dit à plusieurs reprises : « Quel imbécile ! »


     Après le troisième plat, Lyssiévitch dit, en s’adressant à Anna Akimovna :


     — Une femme fin de siècle5 – j’entends par là une femme jeune et, bien entendu, riche – se doit d’être indépendante , spirituelle, élégante, intelligente, audacieuse et un peu dépravée. Un peu, avec mesure, parce que, vous en conviendrez, la satiété est déjà de la lassitude. Ma chère, vous ne devez pas rester à végéter, à ne pas vivre comme tout le monde, vous devez au contraire savourer la vie, et une légère dépravation est le piment de la vie. Enfouissez-vous dans des fleurs au parfum capiteux, respirez du musc, mangez du haschisch, et surtout, aimez, aimez, aimez… À votre place, je commencerais par prendre sept hommes chez moi, comme les sept jours de la semaine, j’appellerais le premier Lundi, le second Mardi, le trosième Mercredi, et ainsi de suite, afin que chacun d’eux sache son jour.


     Cette conversation mettait en émoi Anna Akimovna. Elle ne mangeait rien , buvant seulement un petit verre de vin.


     — Laissez-moi parler, à la fin ! dit-elle. En ce qui me concerne, je ne comprends pas l’amour sans la famille. Je suis seule, aussi seule que la lune dans le ciel, et encore, quand elle n’est pas pleine, et vous aurez beau dire, je suis certaine que seul l’amour, au sens ordinaire du terme, peut me rendre la plénitude. Il me semble que cet amour fixera mes obligations et définira mon travail, qu’il éclairera ma conception du monde. J’attends de l’amour qu’il me donne la paix de l’âme, la tranquillité, je veux me tenir loin du musc et de tous les spiritismes fin de siècle… Bref, finit-elle avec trouble, un mari et des enfants.


     — Vous voulez vous marier ? Pourquoi pas, ça aussi c’est possible, accorda Lyssiévitch. Vous devez tout essayer : et le mariage, et la jalousie, et la douceur du premier adultère, et même les enfants… Mais hâtez-vous de vivre, ma chère, hâtez-vous, le temps passe, il n’attend pas.


     — Parfaitement, je me marierai ! dit-elle en regardant avec courroux son visage plein et suffisant. Je me marierais de la façon la plus banale, la plus triviale qui soit, et je resplendirai de bonheur. Et, figurez-vous, je vais épouser un simple ouvrier, quelque mécanicien ou dessinateur.



     — Ce n’est pas mal non plus. La duchesse Josiane s’éprit de Gwynplaine6, et cela lui est permis parce qu’elle est duchesse ; à vous aussi, tout est permis, parce que vous êtes extraordinaire. Si vous souhaitez, ma chère, aimer un nègre, un Noir7, ne vous gênez pas, faites venir un nègre. Ne vous refusez rien. Vous devez avoir l’audace de vos désirs. Ne restez pas en arrière de vos désirs.


     — Est-il donc si difficile de me comprendre ? demanda avec étonnement Anna Akimovna dont les yeux brillèrent de larmes. Comprenez donc que j’ai une affaire énorme sur les bras, deux mille ouvriers dont je suis responsable devant Dieu. Les gens qui travaillent pour moi deviennent aveugles ou sourds. Je vis dans l’effroi, c’est terrible ! Je souffre et vous, vous avez la cruauté de ma parler de je ne sais quels nègres et… et de sourire ! Anna Akimovna tapa du poing sur la table. « Poursuivre la vie que je mène à l’heure actuelle, ou épouser un homme aussi désœuvré et inexpérimenté que moi serait tout simplement criminel. » «  Je ne peux plus vivre ainsi, dit-elle avec feu, je ne peux plus ! »


     — Qu’elle est belle ! dit Lyssiévitch avec enthousiasme. Mon Dieu, qu’elle est belle ! Mais pourquoi vous fâchez-vous, mon amie ? Admettons que j’aie tort, mais pensez-vous vraiment que si, au nom d’idées pour lesquelles, du reste, j’éprouve un profond respect, vous vous refusiez la joie de vivre et passiez votre temps à vous ennuyer, pensez-vous que le sort des ouvriers serait meilleur ? Pas le moins du monde ! Non, de la débauche, de la débauche ! dit-il catégoriquement. Il est indispensable que vous soyez dépravée, ma chère, c’est obligatoire, cogitez là-dessus !


     Contente de s’être exprimée, Anna Akimovna devint gaie. Cela lui plaisait, de s’être si bien exprimée, de penser si honnêtement et de si belle façon, et elle était à présent persuadée que si, par exemple, Pimiénov s’éprenait d’elle, elle l’épouserait avec plaisir.


     Michenka se mit à servir le champagne.


     — Vous m’agacez, Viktor Nikolaïtch, dit-elle en trinquant avec l’avocat. Cela me contrarie de vous voir me donner des conseils alors que vous-même ne connaissez rien de la vie. Pour vous, un mécanicien ou un dessinateur est nécessairement un moujik et un ignorant. Alors que ce sont des gens fort intelligents ! Des gens extraordinaires !


     — Je connaissais votre père et votre oncle, et je les estimais, dit en détachant les mots Kryline, assis le dos raide comme une statue et mangeant sans interruption ; c’étaient des gens d’une intelligence remarquable et… et de hautes qualités spirituelles.


     — Bon, bon, nous connaissons ces qualités ! marmonna l’avocat qui demanda la permission de fumer.


     Lorsque le dîner fut terminé, on emmena Kryline faire une sieste. Lyssiévitch finit son cigare et, chancelant d’être tant repu, suivit Anna Akimovna dans son cabinet. Il n’aimait pas les endroits retirés avec, aux murs, des photographies et des éventails, et au plafond, l’inévitable lanterne rose ou bleue : il y voyait l’expression d’une personnalité sans relief ni originalité ; en outre, des aventures qui lui faisaient honte à présent étaient liées, dans son souvenir, à une telle lanterne. Mais, avec ses murs nus et son mobilier sans aucune recherche, le cabinet d’ Anna Akimovna lui plaisait extrêmement. Confortablement assis sur un sofa moelleux, il regardait Anna Akimovna qui s’asseyait d’ordinaire sur un tapis devant la cheminée et, ses mains enserrant ses genoux, contemplait le feu en méditant, et il avait alors l’impression que parlait en elle un sang de moujik vieux-croyant.


     Il s’animait toujours après le dîner, tandis qu’on servait le café et les liqueurs, il évoquait devant elle les diverses nouveautés littéraires. Il en parlait dans un style contourné, avec inspiration, se laissant lui-même entraîner par son récit, cependant qu’elle l’écoutait en se disant à chaque fois qu’un tel plaisir valait non seulement douze mille roubles, mais trois fois plus, et elle lui pardonnait tout ce qu’elle n’aimait pas chez lui. Il lui arrivait de raconter le contenu de nouvelles, et même de romans, et alors deux ou trois heures s’écoulaient comme de simples minutes. Ici, il commença avec une sorte d’aigreur, d’une voix faible et en fermant les yeux.


     — Cela fait longtemps que je n’ai rien lu, ma chère, dit-il quand elle lui demanda de lui raconter quelque chose. Bon, il m’arrive de lire Jules Verne.


     — Moi qui pensais que vous alliez me raconter quelque chose de nouveau.


     — Hum… quelque chose de nouveau, marmonna Lyssiévitch d’une voix ensommeillée en s’enfonçant un peu plus dans un coin du sofa. Ma chère, la littérature nouvelle tout entière ne nous convient pas, ni à vous ni à moi. Bien sûr, elle doit être ce qu’elle est, ne pas la reconnaître serait ne pas reconnaître l’ordre naturel des choses, ce que je ne fais pas, mais…


     Lyssiévitch eut l’air de s’endormir. Mais sa voix se fit de nouveau entendre quelques instants plus tard :


     «  Tel le vent hurlant dans une cheminée à l’automne, toute le littérature nouvelle pousse des hurlements et des gémissements : “ Ah, malheureux ! On peut comparer ta vie à une prison ! Ah, qu’il fait sombre et humide, dans ta prison ! Ah, tu vas périr inévitablement, rien ne peut te sauver ! ” C’est très beau, mais je préférerais une littérature montrant comment s’évader de la prison. Au demeurant, de tous les écrivains contemporains, je lis seulement parfois Maupassant. »  Lyssiévitch ouvrit les yeux. « C’est un bon, un excellent écrivain ! » Lyssiévitch remua sur le sofa. « Un artiste étonnant ! Un artiste effrayant, monstrueux, surnaturel ! » Lyssiévitch se mit debout et leva la main droite. « Maupassant !  dit-il avec enthousiasme, ma chère, lisez Maupassant ! Une seule page de lui vous donnera plus que toutes les richesses du monde ! Un nouvel horizon à chaque ligne. Les mouvements les plus doux et les plus suaves de l’âme alternent avec les sentiments les plus forts, les plus violents, votre âme, quasiment sous une pression de quarante mille atmosphères, devient une parcelle minuscule d’une chose indéfinie de couleur rose, qui aurait me semble-t-il, si l’on pouvait la placer sur sa langue, une saveur âprement voluptueuse. Quelle rage de gradations, de motifs, de mélodies ! Vous reposez sur des brins de muguet et des roses, et soudain une idée effrayante, magnifique, irrésistible fond sur vous comme une locomotive et vous enveloppe de vapeur brûlante en vous assourdissant de ses sifflements. Lisez, lisez Maupassant ! Ma chère, je l’exige ! »


     Agitant les mains, Lyssiévitch marchait de long en large.


     — Non, ce n’est pas possible ! dit-il, comme au désespoir. Sa dernière œuvre8 m’a épuisé, elle m’a enivré ! Mais j’ai peur qu’elle ne vous laisse indifférente. Pour qu’elle vous captive, il faut la savourer, exprimer lentement le suc de chaque ligne et le boire… C’est une chose qu’il faut boire !


     Après un long préambule contenant beaucoup de termes comme volupté diabolique, filet des nerfs les plus fins, simoun, cristal, etc, il se mit enfin à parler du contenu du roman. Son récit avait maintenant un style moins alambiqué, mais il était très détaillé, il citait par cœur des descriptions et des conversations entières ; les personnages du roman l’enchantaient et, en les caractérisant, il prenait des poses, changeait l’expression de son visage et l’intonationde sa voix, tel un véritable acteur. D’enthousiasme, il partait tantôt d’un grand rire de basse, tantôt d’un rie très aigu, levait les bras au ciel ou se prenait la tête entre les mains comme si elle allait éclater. Anna Akimovna l’écoutait avec ravissement bien qu’elle eût déjà lu le roman qui lui semblait bien plus beau et beaucoup plus complexe dans la présentation de l’avocat que dans le livre. Il attirait son attention sur différentes finesses et soulignait les bonheurs d’expression et les idées profondes, mais elle ne voyait que la vie, la vie, la vie, ainsi qu’elle-même, comme si elle eût été un des personnages du roman ; elle s’enfiévrait et, se mettant elle-même à pousser de grands rires et à lever les bras au ciel, se disait qu’on n’était pas obligé de vivre mal  si l’on pouvait vivre bien ; elle se souvenait de ses paroles et des ses pensées pendant le dîner, en était fière, et lorsque Pimiénov surgissait brusquement dans son imagination, elle se sentait gaie et désirait qu’il l’aimât.


     Son récit achevé, Lyssiévitch, épuisé, se rassit sur le sofa.


     — Que vous êtes charmante, que vous êtes belle ! commença-t-il peu après d’une voix faible, comme s’il était malade. Ma chère, je suis heureux auprès de vous, mais pourquoi ai-je donc quarante-deux ans et non trente ? Mes goûts ne coïncident pas avec les vôtres : vous devez être dépravée, et moi, il y a longtemps que je n’en suis plus à cette phase, et je désire un amour immatériel, fin comme un rayon de soleil, c’est-à-dire que, du point de vue d’une femme de votre âge, je ne vaux plus rien.


     À l’entendre, il aimait Tourguéniev, le chantre de l’amour véritable, de la pureté, de la jeunesse et de la mélancolique nature russe, mais lui-même appréciait l’amour chaste de loin, par ouï-dire, comme quelque chose d’abstrait, se situant en dehors de la vie réelle. Il se persuadait à présent qu’il aimait Anna Akimovna d’un amour idéal, platonique, sans savoir lui-même ce que cela voulait dire. Mais il se sentait bien, c’était chaudement intime, Anna Akimovna lui paraissait charmante, originale, et il se disait que l’état agréable créé en lui par cette ambiance était précisément ce qu’on appelle l’amour platonique. 


     Il appuya sa joue contre la main d’Anna Akimovna et dit, du ton qu’on emploie habituellement pour cajoler les petits enfants :


     — Ma petite âme9, pourquoi m’avez-vous mis à l’amende ?


     — Comment cela ? Quand donc ?


     — Je n’ai rien reçu de votre part comme gratification pour les fêtes.


     — Nazarytch a dû oublier, dit-elle. Mais il n’est pas trop tard pour arranger cela.


     Elle se souvint brusquement des quinze cents roubles de la veille, qui étaient maintenant dans la coiffeuse de sa chambre. Et lorsqu’elle ramena cet argent pour lequel elle éprouvait de l’aversion et le remit à l’avocat, et qu’il le mit avec une grâce nonchalante dans sa poche de côté, tout cela se passa de façon étrangement gentille et naturelle. Ce rappel inattendu de sa gratification et ces quinze cents roubles allaient très bien avec l’avocat.


     Merci10, dit-il, et lui embrassa un doigt.


     Kryline fit son entrée, le visage béatement à moitié endormi, et sans ses décorations. Lyssiévitch et lui restèrent encore un peu, burent un verre de thé et se préparèrent à partir. 

Anna Akimovna était un peu gênée… Elle avait complètement oublié dans quel service était Kryline, et s’il fallait lui donner de l’argent ou non, le lui donner tout de suite ou le lui envoyer sous enveloppe.


     — Où est-il employé ? chuchota-t-elle à Lyssiévitch.


     — Du diable si je le sais, marmonna l’avocat en bâillant.


     Elle comprit que, si Kryline fréquentait son oncle et son père et avait de l’estime pour eux, ce n’était pas pour rien : très clairement, il faisait des bonne œuvres avec leur argent, en étant employé dans quelque institution de bienfaisance. En lui disant adieu, elle lui fourra trois cents roubles dans la main ; il eut l’air étonné et la regarda quelques instants sans rien dire de ses yeux vitreux, puis eut l’air de comprendre et dit :


     — Pour ce qui est de la quittance, très estimée Anna Akimovna, il vous faudra attendre  le nouvel an.


     Lyssiévitch était complètement recru et alourdi, il chancelait tandis que Michenka lui mettait sa pelisse. Et en descendant, il avait l’air très faible, il allait visiblement s’endormir dès qu’il se serait installé dans le traîneau.


     — Votre Excellence, dit-il d’un ton languissant à Kryline en s’arrêtant au beau milieu de l’escalier, ne vous est-il jamais arrivé d’éprouver le sentiment qu’une sorte de force invisible vous tire dans le sens de la longueur, et que vous vous étirez tant et plus, au point de vous métamorphoser en un fil très mince ? Subjectivement, cela se traduit par une espèce de sensation particulièrement voluptueuse, qu’on ne peut comparer à rien.


     Du haut de l’escalier, Anna Akimovna les vit donner chacun un billet à Michenka.


     — Au revoir, ne m’oubliez pas ! cria-t-elle avant de partir en courant dans sa chambre.


     Elle se hâta de quitter la robe qui l’ennuyait déjà, passa une robe de chambre et courut en bas. En dévalant l’escalier, elle riait et tapait des pieds comme un galopin. Elle avait une envie folle de jouer les gamines.   

    

   


  1. Quatrième rang, en partant du haut, de la Table des rangs, le Tchin.
  2. Tout à fait notre douloureuse
  3. En français dans le texte.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Eleonora_Duse
  5. En français dans le texte, par deux fois.
  6. Dans L’Homme qui rit.
  7. L’auteur veut peut-être dire : un nègre ou un arabe, mais dans ce cas le texte est fautif.
  8. Il s’agit sans doute du dernier roman de Maupassant, Notre cœur, traduit en russe en 1890.
  9. Le terme du texte russe est Doussia, qui est un diminutif du prénom Ievdokia, dont un autre diminutif est Doucha, qui signifie par ailleurs l’âme…
  10. En français dans le texte.







IV

Le soir


     La tante en large blouse d’indienne, Varvarouchka et deux vieilles étaient assises dans la salle à manger et soupaient. Il y avait sur la table devant elles un gros morceau de viande salée, un jambon et divers hors-d’œuvre salés, et de la vapeur s’échappait de la salaison, fort grasse et appétissante, pour monter au plafond. Au rez-de-chaussée, on ne buvait pas de vin, mais il y avait une quantité de bouteilles de vodka et de liqueurs. Bien en chair et l’air rassasiée, le teint blanc, la cuisinière Agafiouchka se tenait près de la porte, les bras croisés, et bavardait avec les vieilles, et c’était la Macha-d’en-bas, une brunette avec un ruban ponceau dans les cheveux, qui apportait les plats et débarrassait. Les vieilles étaient repues depuis le matin et, une heure avant le souper, avaient bu du thé accompagné de gâteau au beurre, aussi se forçaient-elles à présent pour manger, comme par obligation.


     « Seigneur ! s’écria la tante lorsqu’Anna Akimovna arriva soudain en courant dans la salle à manger et s’assit à côté d’elle. Tu m’as fait une peur bleue ! »


     À la maison, on aimait voir Anna Akimovna être de bonne humeur et plaisanter ; cela faisait à chaque fois repenser au fait que les vieux étaient morts, que les vieilles n’avaient plus aucune autorité et que chacun pouvait vivre à sa guise sans redouter d’être sévèrement puni. Seules les deux vieilles inconnues louchèrent dans la direction d’ Anna Akimovna, perplexes : elle fredonnait, et c’est pécher que de chanter à table.


     « Notre petite mère, notre beauté, notre tableau ! » se mit à égrener Agafiouchka d’une voix doucereuse. « Notre précieux diamant !… Il en est venu, du monde, aujourd’hui, pour voir notre princesse, Seigneur, c’est ta volonté ! Et des généraux, et des officiers, et des messieurs… Je regardais par la fenêtre, je les comptais, et puis j’ai abandonné. »


     « À mon avis, ces coquins auraient aussi bien fait de ne pas venir ! dit la tante ; elle regarda sa nièce avec chagrin et ajouta : « Ils ont seulement pris sur le temps de ma pauvre orpheline. » 


     Anna Akimovna était affamée, car elle n’avait rien mangé depuis le matin. on lui versa une infusion très amère qu’elle avala en grignotant de la viande salée avec de la moutarde, trouvant le tout extraordinairement bon. Ensuite, Macha-d’en-bas servit une dinde accompagnée de pommes et de groseilles vertes marinées. Ce qui lui plut également. La seule chose désagréable était la chaleur que dégageait le poêle de faïence, on étouffait, tout le monde avait les joues brûlantes. Après le souper, on enleva la nappe et l’on mit sur la table des assiettes avec des pains d’épices à la menthe, des noix et des raisins secs.


     « Viens donc t‘asseoir… Que fais-tu à rester là-bas ? »  dit la tante à la cuisinière.


     Agafiouchka poussa un soupir et s’assit à table ; Macha posa aussi devant elle un petut verre à liqueur, et Anna Akimovna se mit à avoir l’impression que la chaleur émanait autant du cou blanc d’Agafiouchka que du poêle. Tout le monde évoquait la difficulté qu’on avait maintenant à se marier, les hommes étaient naguère alléchés, sinon par la beauté, du moins par l’argent, à présent on n’arrivait plus à savoir ce qu’il leur fallait ; par le passé, seules les bossues et les boiteuses restaient vieilles filles, tandis qu’aujourd’hui même des filles belles et riches ne trouvaient pas preneur. La tante commença à expliquer que c’était dû à l’immoralité et au fait que les gens ne craignaient pas Dieu, mais elle se souvint tout à coup que son frère Ivan Ivanytch et Varvarouchka – menant tous les deux une vie sainte et craignant Dieu – avaient eu secrètement des enfants qu’ils avaient envoyés aux Enfants-trouvés ; elle se ressaisit et amena la conversation sur le petit fiancé qu’elle avait eu autrefois à l’usine, oh, comme elle l’aimait ! Mais ses frères l’avaient forcée à épouser un veuf qui peignait des icônes, lequel était mort, Dieu merci, deux ans plus tard. Macha-d’en-bas s’assit à son tour et raconta d’un air mystérieux que tous les matins depuis une semaine, un inconnu à moustache noire et portant un pardessus avec un col en peau de mouton se montrait dans la cour : il entrait dans la cour, jetait un coup d’œil sur les fenêtres de la grande maison et allait plus loin, vers les bâtiments ; un homme pas mal de sa personne, plutôt bel homme…


     L’effet de ces conversations sur Anna Akimovna fut une soudaine et étrange envie de se marier ; une envie forte, jusqu’à en éprouver de l’angoisse : il lui semble qu’elle est prête à donner la moitié de sa vie et tout ce qu’elle possède pour simplement savoir qu’il y a en haut un homme dont elle est plus proche que de quiconque, qui l’aime d’un amour fort et à qui elle manque ; et l’idée de cette proximité, enchanteresse, ineffable, remuait toute son âme. Et l’instinct de la jeunesse en pleine santé la flattait mensongèrement en lui assurant que la véritable poésie de la vie n’était pas encore arrivée, qu’elle était devant elle, et elle le croyait et, se rejetant sur le dossier de sa chaise, ses cheveux se défaisant, elle se mit à rire, et, en la voyant rire, les autres femmes se mirent aussi à rire. Et, dans la salle à manger, ce rire sans motif dura un long moment.


     On annonça que Carabe était arrivée, venant passer la nuit. C’était Pacha, ou Spiridonova, une qui faisait des pèlerinages, une petite femme maigre d’environ cinquante ans, en robe noire et en fichu blanc, à l’œil aigu, au nez pointu, au menton pointu ; ses yeux étaient rusés, railleurs, elle semblait transpercer tout le monde du regard. Elle avait la bouche en cœur. Son ironie pleine de méchanceté lui valait l’appellation de Carabe1 chez les marchands.


     Une fois entrée dans la salle à manger, elle se dirigea sans regarder personne vers les icônes et se mit à chanter d’une voix d’alto « Ta Nativité », puis « En ce jour la Vierge » et ensuite « Le Christ naît », après quoi elle se retourna et perça tout le monde de son regard.


     «  Bonne fête ! dit-elle, et elle baisa l’épaule d’ Anna Akimovna2. C’est à grand-peine que je suis arrivée chez vous, mes bienfaiteurs. » Elle embrassa également la tante sur l’épaule. « Je me suis mise en route dès le matin, et puis, en chemin, je suis allée me reposer chez des braves gens. “Reste tant que tu veux, Spiridonova”, seulement je n’ai pas vu le soir arriver.


     Comme elle ne mangeait pas de viande, on lui servit du caviar et du saumon. Elle mangeait en regardant les autres par en-dessous, et but trois petits verres de vodka. Ayant fini de manger, elle adressa une prière à Dieu et s’inclina jusqu’à terre devant Anna Akimovna.


     Comme l’an passé et l’année d’avant, on se mit à jouer aux Rois3, et la domesticité de toute la maison, celle du haut comme celle d’en bas, s’agglutina sur le seuil pour regarder le jeu. Anna Akimovna crut voir Michenka une ou deux fois dans la foule des moujiks et des femmes, un sourire condescendant aux lèvres. Carabe fut la première à devenir roi, et  le soldat qu’était Anna Akimovna lui paya tribut, ensuite la tante devint roi et Anna Akimovna se retrouva moujik ou encore « petit chien », ce qui enthousiasma toute l’assistance, tandis qu’Agafiouchka, confuse de plaisir, devenait prince. Une deuxième partie s’était formée à l’autre bout de la table : les deux Macha, Varvarouchka et la couturière Marfa Pétrovna, qu’on avait réveillée exprès pour la faire jouer au Roi, et qui avait un air méchant et ensommeillé.


     Pendant le jeu, la conversation porta sur les hommes, sur la grande difficulté qu’il y avait à présent à trouver un bon mari et sur le fait de savoir quel sort était préférable, celui  de jeune fille ou celui de veuve.


     — Tu es une belle fille, d’une santé robuste, dit Carabe à Anna Akimovna. Mais je n’arrive pas à comprendre, petite mère, pour qui tu te gardes.


     — Et que faire lorsque personne ne veut de vous ?


     « Mais peut-être as-tu fait le vœu de rester fille ? » poursuivit Carabe comme si elle n’avait pas entendu. « Eh bien, reste-le, c’est très bien… Reste-le », répéta-t-elle en regardant ses cartes avec une attention ironique. « Reste fille, mon amie… Oui… Seulement, les vierges, ces vénérables vierges, il y en a de différentes sortes, soupira-t-elle en jouant en tant que roi. Oh, de différentes sortes, petite mère ! Il y en a qui sont en effet chastes comme des nonnes, pas trace de quoi que ce soit, ou alors, s’il arrive à l’une de pécher, elle se tourmente tellement, la pauvre, qu’on ne saurait la blâmer. Mais d’autres jeunes filles portent des robes noires et cousent leur propre linceul, tout en aimant en cachette de riches petits vieux. Eh oui, mes petits canaris. Une coquine ensorcelle un vieux et règne sur lui, mes colombes ; elle le tient sous sa coupe, le fait marcher tant et plus, et lorsqu’elle a mis de côté assez d’argent et de billets gagnants, elle l’envoûte jusqu’à le faire mourir. »


     Varvarouchka ne répondit à ces allusions qu’en poussant un soupir et en regardant  une icône. Une humilité toute chrétienne se refléta sur son visage.


     « Je connais une fille comme ça, c’est mon ennemie irréductible, reprit Carabe en promenant à la ronde un regard triomphal. Elle aussi ne fait que soupirer et regarder les icônes, la diablesse. Du temps où elle régnait sur un certain vieillard, on pouvait aller chez elle, elle te donnait un bout de pain en t’ordonnant de la saluer jusqu’à terre, tandis qu’elle récitait : “ Toi qui as enfanté en restant vierge…” Elle te reprochait en semaine le bout de pain qu’elle t’avait donné le dimanche. Mais je me moquerai d’elle, à présent ! Je m’en moquerai tout mon saoul, mes petits diamants !


     Varvarouchka regarda de nouveau l’icône et fit un signe de croix.


     — Oui, personne ne veut de moi, Spiridonova, dit Anna Akimovna pour changer de conversation. Que faire ?


     — C’est ta faute, petite mère. Au lieu d’attendre des gens nobles et cultivés, épouse plutôt un marchand comme toi.


     — On n’a pas besoin de marchand ! dit la tante avec inquiétude. Sauve-nous, reine des Cieux ! Un noble mangera ton argent mais toi, il t’épargnera, bêtasse. Alors qu’un marchand te mènera la vie si dure qu’il n’y aura plus de place pour toi dans ta propre maison. Tu auras envie de lui faire des câlins, il sera occupé à détacher ses coupons, tu t’assiéras pour manger avec lui, il te reprochera ton morceau de pain, le rustre !… Épouse un noble.


     Elles se mirent toutes à parler en même temps en se coupant bruyamment la parole, et la tante tapa sur la table avec le casse-noix et, toute rouge, fâchée, dit :


     — Pas de marchand, pas de marchand ! Si tu ramènes un marchand ici, je pars tout de suite à l’hospice pour les vieux !


     — Chut… Silence !  cria Carabe.


     Quand tout le monde se fut calmé, elle ferma un œil à moitié et dit :


     «  Tu sais quoi, Annouchka, mon hirondelle ? Te marier pour de bon, comme tout le monde, ce n’est pas quelque chose pour toi. Tu es riche, libre, tu es ta propre reine ; mais rester vieille fille, ma petite, ne te vaudrait rien non plus. Je vais te trouver, vois-tu, un homme tout simple et sans charme que tu prendras pour les apparences, tu seras en règle, et après, vis ta vie, ma jolie ! Bon, tu glisseras à ton mari cinq ou dix mille roubles, et qu’il retourne d’où il venait, tu seras alors ta propre maîtresse, tu aimeras qui bon te semble et personne ne pourra te blâmer. Tes gens nobles et cultivés, aime-les à ce moment-là. Eh, ce ne sera pas une vie, mais le carnaval4 ! » Carabe claqua des doigts. « Vis ta vie, ma jolie ! »


     — C’est un péché ! dit la tante.


     « Ah, le péché, sourit malicieusement Carabe. « Elle est instruite, elle comprend. Égorger un homme ou ensorceler un vieillard est un péché, c’est sûr, mais aimer son tendre ami, ce n’est guère un péché. Qu’y a-t-il au fond là dedans ? Pas le moindre péché ! Tout ça, ce sont des inventions de bigotes pour mystifier les gens simples. Moi aussi, je dis : “c’est un péché, c’est un péché” un peu partout, sans savoir moi-même en quoi c’est un péché. » Carabe but un peu de liqueur et gloussa. « Vis ta vie, ma jolie ! » dit-elle, cette fois en s’adressant visiblement à elle-même. « Pendant trente ans, mes papillons, je n’ai fait que penser aux péchés, à avoir peur, et maintenant je le vois : j’ai manqué des occasions, j’ai raté des choses ! Ah, sotte que je suis, une vraie sotte ! » soupira-t-elle. « C’est court, une vie de femme, il faudrait en apprécier chaque journée. Tu es belle, Annouchka, très belle, et tu es riche, mais quand tu auras trente-cinq ou quarante ans, tu pourras écrire que ta vie est finie. N’écoute personne, mon amie, vis, amuse-toi jusqu’à quarante ans, tu auras bien le temps de prier ensuite pourle pardon de tes péchés, tu auras assez de temps pour te prosterner et coudre ton linceul. Un cierge à Dieu, le tisonnier au diable ! Roule tout ça ensemble ! Bon, alors ? Veux-tu combler de bienfaits un petit bonhomme ?


     — Je veux bien, dit en riant Anna Akimovna. Il me serait égal, à présent, d’épouser un homme du peuple.


     — Pourquoi pas, ce serait même très bien ! Cela te ferait un fameux gaillard ! 


     Carabe plissa les paupières et hocha la tête. « Oh oui ! »


     — Je le lui dis moi-même : les nobles, tu peux toujours les attendre, n’épouse donc pas un marchand, mais quelqu’un de plus simple condition, dit la tante. On aurait en tout cas un homme à la maison. Et manque-t-on de braves gens ? Ne soit-ce que ceux de l’usine. Ils sont tous sobres, posés…


     — Pour sûr ! acquiesça Carabe. Ce sont de braves gars. Veux-tu, la tante, que j’aille demander Liébiédinski Vassili pour Annouchka ?


     — Oh, Vassia a de longues jambes, dit la tante sérieusement. Il est très sec. Il ne paie pas de mine.


     Il y eut des rires dans la foule près de la porte.


     — Bon, alors Pimiénov. Tu veux épouser Pimiénov ? demanda Carabe à Anna Akimovna.


     — Très bien, marie-moi à Pimiénov.


     — Pour de bon ?


     — Vas-y, dit Anna Akimovna d’un ton résolu, et elle donna un coup de poing sur la table. Ma parole, je l’épouserai !


     — Sérieux, j’ai ta parole ?


     Anna Akimovna se sentit soudain honteuse d’avoir les joues brûlantes et d’être observée par tout le monde, elle brouilla les cartes sur la table et quitta la pièce en courant ; tandis qu’elle montait l’escalier en courant, arrivait en haut et s’asseyait au salon derrière le piano à queue, lui parvenait depuis le rez-de-chaussée une rumeur évoquant le murmure de la mer : on devait parler d’elle et  de Pimiénov, et peut-être que Carabe  profitait de son absence pour faire subir des vexations à Varvarouchka, sans se gêner sur le choix des mots.


     À l’étage, une seule lampe était allumée dans la salle, et sa faible lueur pénétrait par la porte dans le salon plein d’obscurité. Il n’était qu’un peu plus de neuf heures. Anna Akimovna joua une valse, puis une autre, une troisième, à la file. Elle regardait le coin sombre derrière le piano, souriait, lançait des appels en pensée, et une idée lui trottait dans la tête : et si elle allait tout de suite en ville voir quelqu’un, Lyssiévitch, par exemple, pour lui raconter tout ce qu’elle avait sur l’âme ? Elle avait envie de parler à jets continus, de rire, de faire la folle, mais le coin sombre derrière le piano restait maussade et silencieux, et toutes les pièces autour d’elle étaient silencieuses et vides.


     Elle aimait les romances sentimentales, mais n’avait pas assez travaillé sa voix, restée grossière, c’est pourquoi elle se contentait d’accompagner au piano, chantant tout bas, rien qu’un souffle. Elle enchaînait à présent les romances, presque toutes parlant d’amour, de séparation et d’espoirs perdus, elle se voyait lui tendre les mains et lui adresser, en versant des larmes, une ardente prière : « Pimiénov, ôtez-moi ce poids ! » Et alors, lui semblait-il, ses péchés lui seraient pardonnés, son âme se verrait allégée, elle connaîtrait la joie, ce serait le début d’une vie de liberté et peut-être de bonheur. Dans l’angoisse de l’attente, elle se penchait au-dessus des touches en désirant passionnément que le changement dans sa vie s’accomplît immédiatement, à l’instant, la pensée que son ancienne vie dût se prolonger encore quelque temps lui faisait peur. Puis elle se remit à jouer et à chanter tout bas, et tout autour c’était le silence. La rumeur montant d’en bas ne lui parvenait plus : on était sans doute allé se coucher, au rez-de-chaussée. Dix heures avaient sonné depuis longtemps. Une longue nuit approchait, pleine de solitude et d’ennui.


     Anna Akimovna fit le tour des pièces, s’étendit un moment sur le sofa et lut dans son cabinet le courrier reçu dans la soirée. Il y avait douze lettres lui souhaitant bonne fête et trois lettres non signées. Dans l’une, un simple ouvrier se plaignait, d’une écriture effrayante, à peine lisible, que l’huile  vendue au magasin de l’usine fût rance et sentît le pétrole ; dans l’autre, on lui faisait respectueusement savoir qu’en achetant dernièrement du fer, Nazarytch s’était fait verser un pot-de-vin d’un millier de roubles ; dans la troisième, on l’injuriait pour manque d’humanité.


     Sentant l’excitation due à la fête retomber et cherchant à la retenir, Anna Akimovna se rassit au piano et joua doucement une valse récente, puis se souvint des réflexions si intelligentes et si honnêtes qu’elle avait exprimées aujourd’hui, lors du dîner. Elle regarda autour d’elle les fenêtres sombres, les murs avec leurs tableaux, la faible lumière sortant de la salle et se mit soudain à pleurer, de façon inattendue, dépitée qu’elle était de se retrouver si seule, sans personne à qui parler et à qui demander conseil. Pour se réconforter, elle tâchait de se représenter Pimiénov, mais cela ne lui faisait plus d’effet.


     Onze heures sonnèrent. Michenka entra, il n’était plus en habit mais en veston ; en silence, il alluma deux bougies et revint une minute plus tard en portant un plateau avec une tasse de thé.


     — Qu’avez-vous à rire ? lui demanda-t-elle en le voyant sourire.


     — J’étais en bas, et je vous ai entendue plaisanter sur le compte de Pimiénov… dit-il en mettant sa main devant sa bouche qui riait. « Tout à l’heure, au dîner, si on l’avait placé entre Viktor Nikolaïevitch et le général, il serait mort de peur. » De rire, les épaules de Michenka eurent un tremblement. « Il ne doit pas savoir comment on tient une fourchette. »


     Le rire du valet, ses paroles, son veston et sa petite moustache firent à Anna Akimovna l’impression de quelque chose de malpropre. Elle ferma les yeux pour ne pas le voir et, sans l’avoir désiré, vit en imagination Pimiénov dînant avec Lyssiévitch et Kryline ; sa modeste personne, dépourvue de culture, lui sembla sans ressources et pitoyable, et elle ressentit du dégoût. Et ce fut seulement alors, pour la première fois de la journée, qu’elle comprit clairement que tout ce qu’elle avait songé et dit à propos de Pimiénov et du fait d’épouser un simple ouvrier, que tout cela était sot, absurde, un pur caprice. Pour se convaincre du contraire et surmonter son dégoût, elle voulut se souvenir de ce qu’elle avait dit au dîner, sans y parvenir ; honteuse de ses pensées et de ses pas , craignant d’en avoir peut-être trop dit aujourd’hui et dégoûtée par sa pusillanimité, elle se sentit extrêmement mal à l’aise. Prenant une bougie, elle descendit vite au rez-de-chaussée, comme poussée dans le dos, et réveilla Spiridonova pour l’assurer qu’elle n’avait fait que plaisanter. Puis elle remonta et alla dans sa chambre. Macha-la-rousse, qui sommeillait dans un fauteuil près du lit, se leva d’un bond et se mit à arranger les oreillers. Son visage était fatigué, endormi, et sa magnifique chevelure avait glissé de côté.


     — Le fonctionnaire Tchalikov est encore passé ce soir, dit-elle, mais je n’ai pas osé l’annoncer. C’est qu’il était fort ivre. Il a dit qu’il reviendrait demain.


     — Que veut-il donc de moi ? s’irrita Anna Akimovna en jetant son peigne par terre. Je ne veux pas le voir ! Je ne le veux pas !


     L’idée s’imposa à elle que dans sa vie, il ne lui restait plus que Tchalikov, qui ne cesserait de la persécuter et de lui rappeler chaque jour à quel point sa vie était inepte et sans intérêt. Vrai, elle était seulement bonne à venir en aide aux pauvres. Oh, que c’était idiot !


     Elle s’étendit sans se déshabiller, et se mit à sangloter de honte et d’ennui. Ce qui lui semblait le plus désolant et le plus bête, c’était que ses rêves du jour au sujet de Pimiénov étaient honnêtes, élevés, nobles, mais elle sentait au même moment que Lyssiévitch et même Kryline étaient plus proches d’elle que Pimiénov et tous les ouvriers réunis. Elle se disait à présent que si l’on avait pu faire un unique tableau de la journée qui venait de s’écouler, tout ce qui s’y était passé de mauvais et de vulgaire, par exemple le dîner, les paroles de l’avocat et le jeu aux Rois, eût été véridique, tandis que les rêveries et les conversations à propos de Pimiénov se seraient détachées de l’ensemble en apparaissant fausses et tirées par les cheveux. Et elle se disait également que, pour elle, il était trop tard pour songer au bonheur, que pour elle tout était déjà perdu et qu’il n’était plus possible de revenir à la vie d’autrefois, quand elle dormait sous la même couverture que sa mère, ou de s’inventer quelque vie nouvelle et extraordinaire.


     Macha-la-rousse était agenouillée près du lit et la regardait avec tristesse et perplexité ; puis elle se mit à son tour à pleurer et appuya sa figure contre la main d’Anna ; on pouvait, sans le moindre mot prononcé, comprendre d’où lui venait un chagrin aussi amer.


     — Nous sommes deux idiotes, toi et moi, disait Anna Akimovna, pleurant et riant. Idiotes ! Ah, que nous sommes idiotes !  


        


  1. Le carabe étant, paraît-il, un redoutable prédateur chez les insectes.
  2. Ancienne marque de grand respect.
  3. Vieux jeu de cartes russe, remontant au dix-huitième siècle. Jeu individuel et complexe.
     https://www.durbetsel.ru/2_koroli.htm
  4. La « semaine grasse » qui précède le grand Carême avant Pâques.

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