mardi 31 décembre 2019

Cœur de chien (Mikhaïl Boulgakov), début.

   

      Voici les deux premiers chapitres de la dernière des trois « Nouvelles fantastiques » de Boulgakov. Endiablade annonçait par son titre la présence du Diable, qu’on retrouvera se baladant à Moscou dans le grand roman de Boulgakov, Le maître et Marguerite. La nouvelle est une suite bureaucratico-cauchemardesque. Les deux autres des trois « Nouvelles fantastiques » de l’auteur marquent une forte influence d’H.G. Wells, auteur très connu en Russie au début du vingtième siècle. Dans la deuxième, Les œufs fatidiques – la plus terrifiante –, une interversion malheureuse vient fabriquer des monstres en série et menace de destruction le pays entier, seulement sauvé par le fameux général Hiver. La dernière, Cœur de chien, voit un savant se livrer à une expérience rappelant fortement la sinistre Île du docteur Moreau de Wells, avec en plus une once de Frankenstein, le thème du rajeunissement servant ici de prétexte. Les trois nouvelles ont été rédigées vers la fin de la NEP et elles évoluent toutes les trois dans le climat de l’époque, mélange d’affairisme et de bureaucratie jalouse de ses pouvoirs. Le Faust qu’on retrouve dans Le roman théâtral n’est pas très loin, car les recherches du professeur Préobrajenski (nom qui renvoie à la Transfiguration du Christ) portent sur le rajeunissement…






Cœur de chien



I

     Hououououh ! Oh, regardez-moi, je meurs. Au bas de la porte cochère, la tempête de neige mugit pour moi la prière des morts et je hurle avec elle. Me voilà perdu, fichu. Un gredin en bonnet sale – le cuistot de la cantine d’alimentation normalisée des fonctionnaires du Soviet central de l’Économie populaire – m’a jeté de l’eau bouillante et m’a brûlé le flanc gauche.
     En voilà un salaud, même si c’est un prolétaire. Seigneur, mon Dieu, ce que j’ai mal ! Je suis brûlé jusqu’à l’os. À présent, je hurle, je hurle, mais ça ne m’avance guère de hurler.
     Je le dérangeais en quoi ? Je fais du tort au Soviet de l’Économie populaire en fouillant dans la fosse à ordures ? Espèce de rat ! Un jour, regardez-lui un peu le museau, à ce gros père. Celui d’un voleur à la gueule de cuivre. Ah, les hommes, les hommes ! C’est à midi qu’il m’a régalé avec son eau bouillante, le bonnet, et maintenant le soir tombe.  Il est près de quatre heures de l’après-midi, à en juger par l’odeur d’oignon qui s’échappe de la caserne des pompiers de la rue Prétchistienka. Les pompiers dînent de kacha, vous êtes au courant. C’est la dernière des choses à faire, un peu comme manger des champignons. Cela dit, des chiens de la Prétchistienka que je connais m’ont raconté qu’au « Bar », un restaurant du passage Néglinny, on bâfre une portion de plat du jour – des champignons à la sauce piquante – pour trois roubles soixante-quinze. C’est la même chose que de lécher des caoutchoucs, il y a des gens qui aiment ça. Hououououh…
     Ma douleur sur le côté est insupportable, et je vois très clairement la suite : il y aura des ulcérations demain, et je vous demande un peu avec quoi je vais les soigner !
     L’été, on peut aller faire un tour au parc Sokolniki, il y a là-bas une herbe particulièrement bonne, on y trouve en outre des bouts de saucisson et l’on peut lécher à volonté les papiers gras qu’y jettent les citoyens. Et s’il n’y avait pas sur l’herbe quelque épouvantail en train de chanter « Céleste Aïda » sous la lune, de quoi vous faire chavirer, ce serait la perfection. Mais où aller, à présent ? Ne vous a-t-on pas flanqué des coups de botte ? Que oui. Envoyé des briques dans les côtes ? Si, on en a assez dégusté. J’ai tout essuyé, je me suis résigné à mon sort, et si je pleure maintenant, c’est seulement à cause de la douleur physique et du froid, car l’âme n’est pas encore éteinte en moi… Ça a la vie dure, une âme de chien.
     Mais mon corps, lui, est brisé, rompu, les gens l’ont assez tourné en dérision. Et surtout, quand il m’a ébouillanté, ça a traversé mon pelage et, du coup, plus rien ne protège mon flanc gauche. Je peux très bien attraper une pneumonie et alors, citoyens, je mourrai de faim. Quand on a une pneumonie, on est censé se coucher sous l’escalier d’une grande entrée, et qui ira, à la recherche de nourriture, faire les poubelles à ma place, moi le chien célibataire et couché ? Le poumon pris, je ramperai sur le ventre, je m’affaiblirai et n’importe quel agent spécialisé m’abattra à coups de bâton. Et les concierges à plaques m’attraperont par les pattes et me flanqueront sur une charrette…
     De tous les prolétaires, les concierges sont les ordures les plus infâmes. Des gens de la plus basse catégorie, des épluchures d’humanité. Il y a de la diversité chez les cuisiniers. Ainsi feu Vlas de la Prétchistienka. Il en a sauvé, des vies. Car le plus important, quand on est malade, c’est de manger un morceau. Et justement, les vieux chiens racontent qu’il arrivait à Vlas de vous balancer un os avec dessus une cinquantaine de grammes de viande. Que Dieu ait son âme pour avoir été une personnalité authentique, le cuisinier attitré des comtes Tolstoï et non le cuistot du Soviet d’alimentation normalisée. Ce qu’ils fabriquent à l’Alimentation normalisée est à n’y rien comprendre, pour un chien. C’est que ces salauds-là préparent de la soupe aux choux à partir de salaisons puantes, et les autres pauvres diables n’en savent rien. Et j’accours, et je lape, et je bâfre.
     Une dactylo de neuvième classe touche quarante-cinq roubles, bon, il est vrai que son amant lui offre des bas en fil de Perse. Mais, pour ce fil de Perse, il lui faut supporter pas mal d’avanies. C’est qu’il ne se contente pas de la manière habituelle, il lui fait subir l’amour à la française. Des porcs, ces Français, entre nous soit dit. Encore qu’ils sachent ce que bouffer veut dire, et toujours avec du vin rouge. Oui…
     Notre dactylo arrive en courant, c’est vrai qu’avec ses quarante-cinq roubles elle n’ira pas au restaurant. Ça ne lui suffit même pas pour le cinéma, or le cinéma est la seule consolation d’une femme, dans la vie. Elle frissonne, fait la grimace, mais se met à manger… Regardons voir : quarante kopecks pour deux plats qui n’en valent pas quinze, car l’économe s’est mis dans la poche les vingt-cinq autres. Croyez-vous qu’un tel régime lui fasse du bien ? Elle a déjà quelque chose en haut du poumon droit, plus une maladie de femme, merci la France, au boulot on lui retient sur son salaire, à la cantine on lui sert de la pourriture, et voilà pour elle…
      Elle court à la porte cochère dans les bas offerts par son amant. Elle a froid aux jambes et le vent au ventre, parce que son lainage vaut mon pelage, son pantalon est froid, c’est comme une apparence de dentelle. Des guenilles pour faire plaisir à son amant. Qu’elle essaye seulement d’enfiler un pantalon de flanelle, il se mettra à gueuler : « Ce que tu peux manquer d’élégance ! J’en ai marre de ma Matriona, marre de ses pantalons de flanelle, mon temps est venu. Me voilà président, et tout ce que je volerai ira à des corps de femme, à des queues d’écrevisse et à du champagne Abraou-Diourso. Vu que j’ai assez crevé de faim dans ma jeunesse, que ça va comme ça, et qu’il n’y a pas de vie après la mort. »
      Elle me fait pitié, oui, pitié ! Mais j’ai encore davantage pitié de moi. Je ne dis pas cela par égoïsme, oh non, mais parce que nous ne sommes vraiment pas dans la même situation. Elle, au moins, elle a chaud chez elle, tandis que moi, tandis que moi… Où puis-je aller ? Hououououh !…
     — Petit, petit ! Petite boule, bouboule… Qu’as-tu à geindre, pauvret ? Qui t’a fait du mal ? Oh là là…
     Cette sorcière de tempête soulevant la neige sèche chahuta le portail et flanqua un coup de balai sur l’oreille de la demoiselle. Elle lui releva sa petite jupe jusqu’aux genoux, découvrant des bas couleur crème ainsi qu’une étroite bande de petit linge mal lavé en dentelle, étouffa sa voix et recouvrit le chien de neige.
     Mon Dieu… Quel temps… Hou là là… Et j’ai mal au ventre. C’est la viande salée ! Quand donc cela finira-t-il ?
     Penchant la tête, la demoiselle partit à l’attaque, se fraya un passage à travers le portail et se retrouva dans la rue où le vent se mit à la faire tourner en tous sens, à la jeter de côté, puis elle fut vissée dans la neige et disparut.
     Le chien, lui, resta sous la porte cochère et, souffrant de son flanc esquinté, se blottit contre le mur froid, le souffle coupé, bien décidé à n’aller nulle part et à crever au bas de cette porte. Il était abattu de désespoir. Son âme ressentait une souffrance si amère, une solitude si effrayante que de petites larmes de chien, telles des pustules, lui sortaient des yeux pour sécher sur-le-champ. 
     Des touffes de poil tombantes et gelées sortaient de son flanc esquinté, et de sinistres taches rouges se montraient entre ces touffes aux endroits ébouillantés. Ah, ces cuisiniers stupides, imbéciles et cruels… Elle l’avait appelé « Bouboule »… Que diable venait faire « Bouboule », le concernant ? Une petite boule, c’est quelqu’un de rond, de repu, d’idiot, un qui bouffe de la kacha à l’avoine, le rejeton de parents de la haute, alors que lui, escogriffe hirsute et déchiré, était un chien errant tout efflanqué. Merci tout de même pour cette bonne parole.
     De l’autre côté de la rue claqua la porte d’un magasin brillamment éclairé, et un citoyen en sortit. Un citoyen, oui, et non un camarade, sans doute un monsieur, même. De plus près, il devint plus clair que c’était un monsieur. Vous croyez que je vois ça au manteau ? Balivernes. Un manteau, à l’heure actuelle, des tas de prolétaires en portent un.  Certes, les cols ne sont pas les mêmes, c’est indiscutable, cependant, de loin, on peut se tromper. Mais de près ou de loin, on ne peut pas se tromper en ce qui concerne les yeux. Oh, les yeux sont du sens. C’est comme un baromètre. On y lit la sécheresse d’âme de celui qui, sans rime ni raison, peut vous allonger un coup de botte dans les côtes tout en ayant lui-même peur de tout le monde. Exactement le genre de larbin de la pire espèce qu’on a plaisir à mordre à la cheville. Tu as peur – prends ça ! Puisque tu as peur, tu le mérites… Grrr…
     Ouah-ouah…
     Avec assurance, le monsieur traversa la rue dans un tourbillon de neige et s’engagea sous la porte cochère. Oui, oui, on lit tout, chez celui-ci. Ce n’est pas lui qui ira manger une salaison pourrie, et si on lui en sert quelque part, il fera un sacré scandale, il écrira dans les journaux qu’on l’a trompé, lui, Philippe Plhilippovitch, sur la marchandise.
     Le voici qui se rapproche encore. Celui-là mange copieusement, ne vole pas, ne vous flanquera pas de coups de pied, il n’a peur de personne, et cela parce qu’il est toujours bien nourri. C’est un monsieur travaillant avec sa tête, avec une barbiche en pointe à la française et une moustache argentée, duveteuse et hardie comme celle d’un chevalier français, mais son odeur, portée par la tempête, est désagréable : il sent l’hôpital. Et le cigare.
     On se demande quel diable l’a amené à la coopérative du Centre économique.
     Le voici à côté de moi… Qu’est-ce qu’il attend ? Hououh… Que pouvait-il acheter dans cette méchante boutique, la galerie Okhotny ne lui suffisait pas ? C’est quoi, ça ? Du saucisson. Monsieur, si vous pouviez voir avec quoi on fabrique ce saucisson, vous n’approcheriez pas de la boutique. Donnez-le-moi. 
     Le chien rassembla ce qui lui restait de forces et, sur un coup de folie, rampa sur le trottoir depuis la porte cochère.
     La tempête déchargea son fusil au-dessus de sa tête, agitant les lettres géantes d’une banderole qui portait l’inscription : « Peut-on rajeunir ? »
     Évidemment, qu’on peut. L’odeur m’a rajeuni, m’a fait me relever, elle a comprimé de ses vagues ardentes mon estomac vide depuis deux jours, ce fumet qui a triomphé de l’odeur d’hôpital, ce fumet paradisiaque de viande de cheval hachée mêlée d’ail et de poivre. Je le sens, je le sais, il y a du saucisson dans la poche droite de sa pelisse. Il est au-dessus de moi. Ô mon souverain ! Jette-moi un regard. Je me meurs. Vil est notre sort, basse est notre âme !
     Tout en pleurs, le chien rampa sur le ventre comme un serpent. Voyez donc le travail du cuistot. Mais je sais bien que vous ne lâcherez pour rien au monde votre saucisson. Oh, je les connais très bien, les gens riches ! Mais, au fond, à quoi bon ce saucisson, pour vous ? Avez-vous besoin de cette viande de cheval pourrie ? Ce genre de poison, vous ne le trouverez nulle part mieux qu’au Mosselprom1. Et vous, vous avez déjeuné, aujourd’hui, vous qui êtes une sommité de rang mondial grâce à vos glandes sexuelles mâles. Hououououh… Que se passe-t-il donc dans le monde ? Il est visiblement un peu tôt pour mourir, et le désespoir est un vrai péché. Lui lécher les mains, il n’y a plus que ça à faire.
     Le monsieur mystérieux se pencha vers le chien, fit briller la monture d’or de ses lunettes et sortit de sa poche droite un paquet oblong et blanc. Sans enlever ses gants marron, il défit le paquet, la tempête s’emparant aussitôt du papier, et il détacha un morceau du saucisson portant l’appellation « Spécial de Cracovie ». Et donna le morceau au chien.
     Ô, âme désintéressée ! Hououh !
     — Psitt-psitt, sifflota le monsieur qui ajouta d’une voix sévère :
     — Attrape ! Bouboule, Bouboule !
     Encore Bouboule. Me voilà baptisé. Bon, pour votre action si exceptionnelle, vous pouvez m’appeler comme vous voulez. 
     En un instant, le chien avait déchiré la peau et, avec un sanglot, planté ses dents dans le « Cracovie » qu’il dévora en un clin d’œil. Là dessus, il s’étrangla avec le saucisson et la neige à en pleurer car il avait été bien près, dans sa gloutonnerie, d’avaler la ficelle. Je vous lèche la main encore et encore.
     Je baise votre pantalon, mon bienfaiteur !
     — Allons, ça va… le monsieur parlait abruptement, sur un vrai ton de commandement. Il se pencha vers Bouboule qu’il regarda dans les yeux avec attention, et passa brusquement sa main gantée sur le ventre du chien en une caresse intime. 
     — Aha, fit-il d’un ton significatif ; pas de collier, voilà qui est parfait, c’est toi qu'il me faut. Suis-moi. Il fit claquer ses doigts. Psitt-psitt !
     Vous suivre ? Oh, jusqu’au bout du monde. Vous pouvez m’envoyer des coups de pied avec vos bottillons de feutre, je ne dirai rien. 
     Les réverbères brillaient sur toute la Prétchistienka. Son flanc lui faisait mal de façon insupportable, mais Bouboule oubliait par moments sa douleur, absorbé qu’il était par une pensée unique – ne pas perdre, dans la bousculade, l’apparition miraculeuse en pelisse, et trouver le moyen de lui exprimer amour et fidélité. Et il les lui exprima à sept reprises au long de la Prétchistienka jusqu’à la ruelle Oboukhov. Il baisa sa bottine au passage Miortvy, lui déblayant la route, ses hurlements  sauvages firent si peur à une dame que, saisie, elle s’assit sur une borne, et deux fois il poussa un petit jappement pour entretenir la pitié à son égard.
     Une racaille de chat errant jouant le Sibérien émergea de derrière une conduite d’écoulement et, en dépit de la tempête, flaira le saucisson de Cracovie. Bouboule se sentit défaillir à l’idée que le riche original qui ramassait les chiens blessés gisant en bas des portes cochères pourrait bien recueillir également ce voleur, et qu’il faudrait partager les articles du Mosselprom. C’est pourquoi il claqua des dents en direction du chat si fortement que l’autre, avec un sifflement de tuyau crevé, monta au premier étage le long de la gouttière. Grrr… oua-hou ! Fiche le camp ! Si l’on devait nourrir tous les vagabonds traînant leurs haillons sur la Prétchistienka, le Mosselprom en entier n’y suffirait pas.
     Le monsieur apprécia le dévouement marqué et, juste sous la fenêtre de la caserne de pompiers d’où s’échappait l’aimable bougonnement d’un corps d’harmonie, il gratifia le chien d’un second morceau, un peu plus petit, d’une vingtaine de grammes.
     Drôle de type. Il me fait signe. Pas d’inquiétude ! Je ne vais pas m’en aller.
     Je suis prêt à vous suivre n’importe où.
     Psitt-psitt-psitt ! Ici !
     Dans la ruelle Oboukhov ? Je vous en prie. Nous connaissons très bien ce passage.
      Psitt-psitt ! Ici ! Avec plai… Hé, non, permettez. Non. Il y a un portier, par là. Il n’est rien de pire qu’un portier. C’est bien plus dangereux qu’un concierge. C’est une race absolument détestable. Encore plus répugnante que celle des chats. Des écorcheurs galonnés.
     — Viens, n’aie donc pas peur.
     — Mes respects, Philippe Philippovitch.
     — Bonjour, Fiodor.
     Voilà ce que c’est qu’une personnalité. Mon Dieu, sur qui m’as-tu fait tomber, ô ma destinée de chien ! Quel est ce personnage qui peut, au nez et à la barbe des portiers, introduire dans une résidence collective des chiens des rues ? Voyez-moi ce saligaud qui ne bronche pas ! C’est vrai qu’il a le regard morose mais, dans l’ensemble, il montre de l’indifférence, sous les passements dorés du bandeau de sa casquette. Comme si c’était l’usage. Il est pétri de respect, messieurs, à un point ! Eh oui, monsieur, je suis avec celui-là, je l’accompagne. Ça te fait quelque chose ? Prends ça !
     Je mordrais bien son pied calleux de prolétaire. Pour toutes les avanies subies de la part des autres. Combien de fois ils m’ont arrangé la gueule à coups de balai, hein ?
     — Allez, viens.
     Nous comprenons très bien, pas la peine de vous inquiéter. Où vous allez, nous allons aussi. Vous n’avez qu’à indiquer le chemin et je ne resterai certes pas en arrière, malgré  l’état désespéré de mon côté. 
     Depuis l’escalier, vers le bas :
     — Je n’ai pas reçu de courrier, Fiodor ?
     D’en bas, avec déférence :
     — Pas de courrier du tout, Philippe Philippovitch.
     Et d’ajouter à l’adresse de ce dernier, à mi-voix : 
     — On nous a encore amené du monde, c’est le troisième appartement.
     L’imposant bienfaiteur des chiens fit un demi-tour abrupt sur sa marche et demanda avec effroi, les yeux arrondis et la moustache hérissée :
     — Non ?…
     Le portier, en bas, leva la tête, ajusta sa paume à sa bouche et confirma :
     — Si fait, quatre unités en tout.
     — Mon Dieu ! J’imagine ce que va devenir l’appartement. Et c’est quoi, ces gens ?
     — Bah, rien de spécial, monsieur.
     — Et Fiodor Pavlovitch ?
     — Il est allé chercher des paravents et des briques. Ils vont monter des cloisons.
     — En voilà une diablerie !
     — Ils vont en installer dans tous les appartements, Philippe Philippovitch, à part le vôtre… Il vient d’y avoir une réunion, de nouveaux responsables ont été élus, pour les précédents, c’est la porte.
     — Il se passe des choses… aïe aïe aïe… Psitt-psitt.
     Oui monsieur, je me dépêche. Mon flanc, daignez l’apprendre, me donne de ses nouvelles. Permettez que je lèche votre mignon bottillon.
     Les galons du portier ont disparu, en bas. Depuis les tuyaux, la chaleur se diffuse sur le palier de marbre, encore un tournant et voici l’appartement de l’étage noble2.         

  1. Regroupement des industries alimentaires au début des années vingt à Moscou.
  2. Premier étage. Le terme russe est la transcription du français « bel étage ».    




II

     Il est absolument inutile d’apprendre à lire quand, de toute façon, on sent l’odeur de la viande à une verste1. Néanmoins (si vous habitez Moscou et si vous avez un tant soit peu de cervelle), vous apprendrez à lire que vous le vouliez ou non, et cela sans la moindre leçon. Des quarante mille chiens moscovites, seul un parfait idiot ne saura pas former en toutes lettres le mot « saucisson ».
     Bouboule avait commencé à apprendre d’après les couleurs. Il avait à peine quatre mois lorsque des enseignes bleu-vert recouvrirent Moscou, portant l’inscription UMCC2 – Boucherie. Répétons-le, tout cela ne sert strictement à rien puisque la viande, on la sent.  Et il se produisit un jour une confusion : se réglant sur la couleur bleu âcre, Bouboule, le flair détraqué par les fumées d’essence d’un moteur, était entré non dans une boucherie, mais dans le magasin de matériel électrique des frères Goloubiznère3, rue Miasnitskaïa. Chez les frères, le chien avait tâté du fil électrique, lequel est plus efficace qu’un fouet de cocher. Cet épisode remarquable peut être tenu pour le début de l’instruction reçue par Bouboule. Ayant regagné le trottoir, le chien se mit à concevoir que « bleu » ne signifie pas toujours « viande » et, la douleur cuisante  le faisant hurler et serrer la queue entre ses pattes de derrière, il se rappela que dans toutes les boucheries, l’inscription commence, à gauche, par un caractère jaune d’or ou carotte, aux jambes écartées, comme une luge.
     Il fit encore plus de progrès par la suite. Il apprit la lettre « a » grâce à la Glavryba4 au coin de la rue Mokhovaïa, puis la lettre « b » – il avait été plus facile d’attraper la fin du mot ryba que le début, à cause du milicien qui se tenait de ce côté-là. 
     Les petits carreaux de faïence dont les immeubles d’angles, à Moscou, étaient revêtus signifiaient toujours et immanquablement « Fromage ». Le robinet noir d’un samovar servant d’initiale au mot désignait l’ancien propriétaire « Tchitchkine » et annonçait des montagnes de fromage rouge de Hollande, des brutes de commis détestant les chiens, de la sciure par terre et d’atroces et puantes briques de Limbourg.
     Si l’on jouait de l’accordéon, ce qui était un peu mieux que « Céleste Aïda », et si cela sentait la saucisse, les premières lettres des affiches blanches formaient de façon extrêmement commode le mot « Paroles… », lequel signifiait : « Paroles inconvenantes et pourboires interdits ». Des bagarres s’enclenchaient parfois ici, les gens se prenaient des coups de poing dans la gueule, plus rarement des coups de serviette ou de botte.
     Lorsqu’on voyait à travers les vitrines pendre des jambons d’une fraîcheur douteuse et s’étaler des mandarines… Épi-épi… épicerie fine. En ces de bouteilles sombres remplies d’un sale liquide… Ca-cavi-caviste… Ancien magasin des frères Iélisséîev.
     Le monsieur inconnu qui avait amené le chien jusqu’à la porte de son luxueux appartement de l’étage noble sonna, et le chien leva aussitôt les yeux sur la grande carte noire aux lettres d’or apposée à côté de la large porte vitrée dont le verre rose montrait des ondulations. Il assembla aussitôt les trois premières lettres : Pé, er, o, Pro. Mais venait ensuite une cochonnerie ventrue et garnie des deux côtés5 dont il ignorait le sens. « Ce serait Prolétaire ? pensa Bouboule, surpris… Non, c’est impossible. » Il releva le nez, renifla encore une fois la pelisse et se dit avec certitude : « Non, ça ne sent pas le prolétaire, par ici. C’est un mot savant, mais Dieu sait ce qu’il veut dire. »
     Une joyeuse lumière s’alluma soudain derrière la vitre rose, faisant davantage ressortir la noirceur de la carte. Sans le moindre bruit, la porte s’ouvrit toute grande, et une belle jeune femme portant un tablier blanc et une coiffe de dentelle apparut devant le chien et son maître. Une bouffée tiède enveloppa le premier, et la jupe de la femme exhala une odeur de muguet. 
     « Ça oui, je vois ce que ça veut dire » pensa le chien.
     — Je vous en prie, monsieur Bouboule, l’invita ironiquement le monsieur, et Bouboule entra d’un air pieux et en frétillant de la queue.
     Une imposante masse d’objets s’entassait dans le riche vestibule. On remarquait tout de suite un grand miroir descendant jusqu’au sol qui renvoyait l’image d’un deuxième Bouboule fripé et déchiré, de terribles bois de cerf en hauteur, des pelisses et des caoutchoucs à n’en plus finir et, au plafond, une tulipe en opaline avec l’électricité.
     — Où avez-vous donc trouvé ça, Philippe Philippovitch ? demanda la femme en souriant et en l’aidant à quitter sa lourde pelisse de renard brun foncé jetant des étincelles bleuâtres. Mon Dieu ! Il est galeux à un point !
     — Tu dis des bêtises. Où vois-tu de la gale ? lui demanda le monsieur d’une voix sévère et entrecoupée.
     Débarrassé de sa pelisse, il apparut dans un costume sombre de tissu anglais, avec une chaîne d’or qui mettait une touche de gaieté sans éclat sur son ventre. 
     — Attends un peu, ne t’agite pas, psitt… Ne n’agite donc pas, petit benêt. Hum ! Ce n’est pas de la gale… Tiens-toi tranquille, sapristi… Hum ! Aha. C’est une brûlure. Quel est le misérable qui t’a ébouillanté ? Hein ? Mais reste donc tranquille !…
     « Un cuistot, un forçat de cuisinier ! » exprima le chien de ses yeux plaintifs en poussant un petit hurlement.
     — Zina, commanda le monsieur, lui, tout de suite à la salle d’examen et moi, ma blouse.
     La femme siffla, claqua des doigts et le chien la suivit après une brève hésitation. Ils  enfilèrent tous les deux un couloir étroit et faiblement éclairé, passèrent devant une porte vernie et, au bout du couloir, prirent à gauche et se retrouvèrent dans une petite pièce où il faisait sombre et qui déplut d’emblée au chien à cause de la sinistre odeur qui y régnait. Un claquement monta de l’obscurité qui se transforma en un jour aveuglant, avec des scintillements, des éclats et de la blancheur de tous les côtés.
     « Hé, non ! hurla intérieurement le chien. Désolé, je ne vais pas me laisser faire ! J’ai compris, qu’ils aillent au diable avec leur saucisson. On m’a alléché et amené dans une clinique pour chiens. On va sur-le-champ me faire boire de l’huile de ricin et me taillader le flanc avec des couteaux, alors qu’il n’est même pas question de le toucher. »
     — Hé, pas de ça, où vas-tu ? s’écria celle que le monsieur appelait Zina.
     Le chien esquiva, se détendit comme un ressort et heurta brusquement une porte de son flanc valide, si fort qu’un craquement résonna dans tout l’appartement. Puis il fila en arrière, se mit à tourner sur place comme une toupie sous l’action d’un fouet et renversa un seau blanc, faisant voler des flocons d’ouate. En tournoyant, il voyait voltiger autour de lui les murs avec leurs placards pleins de brillants instruments, et faire des bonds un tablier blanc et un visage de femme tout déformé.
     — Où vas-tu, diable échevelé ? criait Zina, au désespoir. Maudite bête !
     « Où est leur escalier de service ? réfléchissait le chien. Ramassé en boule, il s’élança au hasard contre une vitre  dans l’espoir que c’était une deuxième porte. Une nuée d’éclats de verre vola avec fracas et tintements, un bocal ventru bascula en avant avec son contenu, une horreur rousse qui inonda aussitôt le plancher en répandant une odeur infecte. La vraie porte s’ouvrit toute grande.
     — Arrête, abruti ! criait le monsieur en bondissant, sa blouse à moitié enfilée, attrapant le chien par les pattes. Zina, prends-le au collet, ce misérable.
     — Mon… Mon Dieu, en voilà un chien !
     La porte s’ouvrit encore plus largement et un deuxième individu de sexe masculin, lui aussi en blouse, fit irruption. Écrasant les débris de verre, il se rua non sur le chien, mais sur un placard qu’il ouvrit, et toute la pièce se remplit d’une odeur douceâtre et écœurante. L’individu fit ensuite lourdement peser sur le chien le haut de son ventre, et à cette occasion le chien le mordit avec ardeur au-dessus des lacets de sa chaussure. L’individu poussa un gémissement mais ne perdit pas pied.
     Le liquide écœurant coupa la respiration du chien dont la tête se mit à tourner, puis ses pattes se détachèrent et il roula en désordre sur le côté.
     « Terminé, merci, pensa-t-il comme en rêve en s’effondrant sur le verre coupant. Adieu, Moscou ! Je ne verrai plus Tchitchkine, ni les prolétaires, ni le saucisson de Cracovie. Je gagne le paradis pour ma longue patience de chien. Frères écorcheurs, qu’avais-je donc fait ? »
     Là-dessus, il s’écroula définitivement sur le côté et creva.


     * * *          

     Lorsqu’il ressuscita, la tête lui tournait un peu et il ressentait une légère nausée, son flanc avait comme disparu, il restait délicieusement muet. Le chien ouvrit un œil droit alangui et vit en coin qu’il était solidement bandé d’un flanc à l’autre et sous le ventre. « Ils m’ont tout de même arrangé, les fils de pute, pensa-t-il vaguement. Mais il faut leur reconnaître une certaine adresse. »

          De Séville jusqu’à Grenade,
          Dans la nuit noire et apaisée6

     Une voix fausse chantait distraitement au-dessus de lui.
     Étonné, le chien ouvrit ses deux yeux et vit à deux pas de lui une jambe d’homme sur un tabouret blanc. Le pantalon était relevé, de même que le caleçon, et la jambe nue et jaunâtre était enduite de teinture d’iode et de sang séché.
     « Par tous les saints ! se dit le chien. Ce doit être moi qui l’ai mordu. C’est mon œuvre. On va me fouetter ! »

          On entend les sérénades
          Et le bruit des épées !

     — Pourquoi as-tu mordu le docteur, vagabond ? Hein ? Pourquoi as-tu cassé la vitre ? Hein ?
     — Hououououh ! gémit plaintivement le chien.
     — Bon, ça va. Tu as repris connaissance, reste couché, imbécile.
     — Comment êtes-vous arrivé, Philippe Philippovitch, à attirer un chien aussi nerveux ? demanda une agréable voix masculine, et le caleçon en jersey se déroula vers le bas de la jambe. Une odeur de tabac se répandit et des flacons tintèrent dans le placard.
     — Par la douceur, mon cher. La seule façon possible de se comporter avec une créature vivante. Avec un animal, quel que soit son degré dans l’évolution, la terreur ne mène à rien. Je l’ai affirmé, je le soutiens et le soutiendrai. Ils croient à tort que la terreur leur servira. Non, non, mon cher, elle ne sert à rien, qu’elle soit blanche, rouge ou même brune ! La terreur paralyse entièrement le système nerveux. Zina ! J’ai pris à ce coquin pour un rouble quarante kopecks de saucisson de Cracovie.  Faites en sorte de le lui donner quand il n’aura plus de nausées.
     Les bouts de verre balayés crissèrent et une voix féminine fit remarquer avec coquetterie :
     — De Cracovie ! Seigneur, vous auriez dû lui acheter pour vingt kopecks de déchets à la boucherie. Le saucisson de Cracovie, j’aime autant le manger moi-même.
     — Essaye un peu. C’est toi que je mangerai ! Pour un estomac humain, c’est du poison. Tu es une grande fille mais tu portes à ta bouche toutes sortes de saletés. C’est interdit ! Je t’avertis : personne ne s’occupera de toi, ni moi ni le docteur Blumenthal, quand tu auras des coliques…


          Tous ceux qui diront
          Que d’autres te valent ici…

     De petits coups de sonnette fractionnés résonnaient alors dans tout l’appartement, et l’on entendait à distance des voix dans le vestibule. Le téléphone se mit à sonner. Zina s’éclipsa.
     Philippe Philippovitch jeta dans le seau le mégot de sa cigarette, boutonna sa blouse, arrangea sa moustache duveteuse devant la petite glace accrochée au mur et appela le chien :
     Psitt, psitt. Allez, ça va bien. Allons voir les patients.
     Le chien se leva sur des jambes peu assurées, vacilla et frissonna, mais il retrouva vite son équilibre et suivit le pan qui flottait de la blouse de Philippe Philippovitch. Il traversa de nouveau l’étroit couloir qu’il vit cette fois brillamment éclairé par une lumière électrique venant du plafond. Et quand s’ouvrit la porte vernie, il entra avec Philippe Philippovitch dans un cabinet dont la décoration l’éblouit. D’abord, la pièce brillait de mille feux : il y en avait sous les moulures du plafond, sur le bureau, au mur, dans les vitres des placards. La lumière se déversait sur une  infinité d’objets, dont le plus intéressant était une énorme chouette perchée sur une branche fixée au mur.
     — Couché, ordonna Philippe Philippovitch.
     La porte d’en face, toute sculptée, s’ouvrit, livrant passage à l’autre, le mordu, qui s’avéra maintenant, en pleine lumière, être un homme jeune à la barbiche en pointe, un très bel homme. Il tendit une feuille et dit :
     — C’est le précédent…
     Il disparut aussitôt sans bruit, et Philippe Philippovitch, écartant les pans de sa blouse, s’assit derrière un immense bureau et devint extraordinairement imposant et majestueux.
     « Non, ce n’est pas une clinique, je suis tombé ailleurs », se dit le chien en plein désarroi qui se coucha sur les arabesques du tapis, au pied d’un lourd divan de cuir. « Et nous verrons plus tard au sujet de cette chouette… »
     La porte s’ouvrit en douceur, un individu entra que la présence du chien sidéra au point de lui faire pousser un très timide glapissement…
     — Silence ! Eh bien, mon cher, vous êtes méconnaissable.
     Le visiteur s’inclina devant Philippe Philippovitch avec beaucoup de respect et de gêne.
     — Hi hi ! Vous êtes un vrai magicien, professeur, dit-il avec embarras.
     — Enlevez votre pantalon, mon cher, ordonna Philippe Philippovitch en se levant.
     « Seigneur Jésus, pensa le chien, en voilà un drôle de zigoto ! »
     Des cheveux totalement verts poussaient sur la tête du zigoto, qui prenaient sur sa nuque une teinte rouille-tabac, des rides couraient sur le visage du zigoto, pourtant rose comme celui d’un bébé. Sa jambe gauche ne pliait pas, elle devait se traîner sur le tapis cependant que la jambe droite sautillait comme un enfant dans Casse-Noisette. Une pierre précieuse saillait comme un œil au revers de sa magnifique veste. 
     L’intérêt éveillé alla jusqu’à faire oublier au chien sa nausée.  
     Ouah, ouah !… Il se mit à japper très bas.
     — Tais-toi ! Comment dormez-vous, mon cher ?
     — Hé hé. Nous sommes seuls, professeur ? C’est indescriptible, dit le visiteur avec gêne. Parole d’honneur7, cela fait vingt-cinq ans que je n’ai rien connu de tel – le type s’en prit à un bouton de son pantalon –, le croirez-vous, professeur, je vois toutes les nuits des flopées de filles nues. Je suis absolument enchanté. Vous êtes un magicien.
     — Hmm, fit avec réticence Philippe Philippovitch, l’air soucieux, tout en examinant les prunelles de son hôte.
     L’autre vint enfin à bout des boutons et enleva son pantalon rayé. Apparut un caleçon d’un genre jamais vu. Il était de couleur crème, avec des chats de soie noire brodés dessus, et sentait le parfum. 
     Ne supportant pas les chats, le chien aboya si fort que l’individu sursauta.
     — Aie ! 
     — Je vais te fouetter ! N’ayez pas peur, il ne mord pas.
     « Je ne mords pas ? » s’étonna le chien.
     Le visiteur laissa tomber de la poche de son pantalon sur le tapis une petite enveloppe sur laquelle était représentée une beauté aux cheveux en désordre. L’individu sursauta, se pencha pour la ramasser et rougit violemment.
     — Faites tout de même attention le mit sombrement en garde Philippe Philippovitch en le menaçant du doigt. Attention à ne pas abuser !
     — Je n’abu… bafouilla le type, troublé, en continuant à se déshabiller. Moi, c’est seulement  à titre d’expérience, cher professeur.
     — Oui, et alors ? Quels sont les résultats ? demanda rudement Philippe Philippovitch.
     Le type fit de la main un geste extasié.
     — Cela fait vingt-cinq ans que je n’ai rien connu de tel, professeur, Dieu m’est témoin. La dernière fois, c’était en 1899 à Paris, rue de la Paix7.
     — Et pourquoi êtes-vous vert ?
     Le visage du visiteur devint nébuleux.
     — C’est ce maudit trust, l’Union des Cosmétiques ! Vous ne pouvez pas vous imaginer, professeur, ce que ces vauriens m’ont refilé en guise de teinture. Regardez-moi ça, fit le type en cherchant des yeux un miroir. Il faut leur casser la gueule ! ajouta-t-il, se mettant en rage. Qu’est-ce que je vais faire, maintenant, professeur ? geignit-il.
     — Hmm, rasez-vous entièrement la tête.
     — Professeur, s’écria le visiteur d’un ton plaintif, c’est qu’ils vont encore repousser tout gris. En plus, je ne pourrai pas me montrer dans mon service, cela fait déjà trois jours que je n’y mets plus les pieds. Ah, professeur, si vous pouviez trouver un moyen de rajeunir aussi les cheveux !
     — Pas tout à la fois, mon cher, marmonna Philippe Philippovitch.
     Se penchant, les yeux brillants, il examina le ventre dénudé de son patient.
     — Eh bien, c’est parfait, tout est en ordre. À vrai dire, je ne m’attendais même pas à un pareil résultat. 

          Beaucoup de sang, bien des chansons…

     Rhabillez-vous, mon cher !

          À moi la plus charmante !…

     lui fit écho le patient, d’une voix tremblant comme une casserole, et, tout rayonnant, il se mit à se rhabiller. Une fois rajusté, sautillant et répandant une odeur de parfum, il compta une liasse de billets à Philippe Philippovitch, puis lui serra les deux mains avec affection.
     — Vous pouvez ne revenir que dans deux semaines, dit Philippe Philippovitch, cependant je vous demande d’être prudent.
     — Vous pouvez  être absolument tranquille, professeur ! cria derrière la porte une voix ravie. Absolument tranquille. Après un gloussement suave, le type s’en fut.
     Des coups de sonnette détachés traversèrent l’appartement, la porte vernie s’ouvrit, le mordu entra et remit une feuille à  Philippe Philippovitch en déclarant :
     — L’âge indiqué n’est pas le bon. Sans doute cinquante-quatre ou cinquante-cinq. Les bruits du cœur sont un peu assourdis.
     Il disparut, remplacé par une dame froufroutante au chapeau crânement porté sur l’oreille et au collier étincelant sur un cou flasque et fripé. Elle avait d’étranges poches noires sous les yeux, et des joues vermeilles comme celles d’une poupée. Elle était très émue.
     — Madame ! Quel âge avez-vous ? lui demanda rudement Philippe Philippovitch.
     La dame prit peur et devint toute pâle sous la croûte vermeille.
     — Professeur, je vous jure, si vous saviez le drame que je vis !…
     — Quel âge, madame ? répéta Philippe Philippovitch encore plus brutalement.
     — Parole d’honneur… eh bien, quarante-cinq…
     — Madame, vociféra Philippe Philippovitch, on m’attend. Ne me faites pas perdre mon temps, je vous prie. Vous n’êtes pas la seule !
     La poitrine de la dame se soulevait impétueusement.
     — C’est à vous seul, en tant que lumière de la science que je… Mais je vous jure, c’est tellement horrible…
     — Quel âge avez-vous ? glapit avec fureur Philippe Philippovitch, et ses lunettes étincelèrent.
     — Cinquante et un ! répondit la dame en se tordant, terrorisée. 
     — Enlevez votre pantalon, madame, dit avec soulagement Philippe Philippovitch en montrant un grand échafaud blanc dans un coin.
     — Je vous jure, professeur, bredouillait la dame en défaisant avec des doigts qui tremblaient les boutons de sa ceinture, ce Moritz… Je vous dis tout comme à un confesseur…

          De Séville jusqu’à Grenade…

     fredonna distraitement Philippe Philippovitch qui appuya sur la pédale d’un lavabo de marbre. On entendit de l’eau couler.
     — Dieu m’est témoin ! disait la dame tandis que de vives taches coloraient ses joues, les naturelles se frayant un chemin entre les artificielles, je le sais, c’est ma dernière passion. C’est tout de même un sacré vaurien ! Ah, professeur ! Tout Moscou sait qu’il triche aux cartes. Il ne peut laisser passer la moindre sale petite modiste. il est atrocement jeune.
     La dame marmottait tout en extrayant une boule de dentelles de ses jupes bruissantes.
     Le chien s’embrouilla complètement, le désordre le plus complet régnant dans sa tête.
     « Bon, allez au diable, pensa-t-il confusément en posant sa tête sur ses pattes. Je ne vais pas essayer de comprendre ce qui se passe, je n’y arriverais pas. »
     Il fut réveillé par une sonnerie, et vit Philippe Philippovitch jeter dans une cuvette de petits tubes luisants.
     Pressant ses mains contre sa poitrine, la dame tachetée regardait Philippe Philippovitch avec espoir. Lui, les sourcils froncés, l’air important, s’assit à son bureau et nota quelque chose.
     — Je vais vous poser des ovaires de guenon, madame, dit-il, le regard sévère.
     — Ah, professeur, de guenon, est-ce possible ?
     — Oui, répondit Philippe Philippovitch, inflexible.
     — Et quand aura lieu l’opération ? demanda d’une petite voix la dame en pâlissant.

          De Séville jusqu’à Grenade…

     — Hum… Lundi. Vous entrerez à la clinique le matin. Mon assistant vous préparera.
     — Mais je ne veux pas de clinique. N’est-ce pas possible chez vous, professeur ?
     — Voyez-vous, je ne fais d’opérations chez moi que dans les cas extrêmes. Cela coûtera très cher – cinq cents roubles.
     — C’est d’accord, professeur !
     L’eau retentit de nouveau, le chapeau à plumes oscilla, puis une tête chauve comme une assiette se montra et étreignit Philippe Philippovitch. Le chien sommeillait, il n’avait plus la nausée, il jouissait de l’absence d’élancements à son flanc et de la chaleur qui régnait, il lui arriva même de ronfler et il eut le temps pour un bout de rêve agréable dans lequel il arrachait à la queue de la chouette une touffe de plumes… Puis une voix bouleversée brailla au-dessus de sa tête.
     — Je suis trop connu à Moscou, professeur. Que puis-je donc faire ?
     — Messieurs ! s’indignait Philippe Philippovitch, cela ne se fait pas. Il faut se maîtriser. Quel âge a-t-elle ?
     — Quatorze ans, professeur… Vous le comprenez, si cela s’ébruite, je suis perdu. J’attends d’un jour à l’autre mon ordre de mission pour l’étranger.
     — Mon cher, je ne suis pas juriste… Eh bien, attendez deux ans et épousez-la.
     — Je suis marié, professeur.
     — Ah, messieurs, messieurs !
     Les portes s’ouvraient, les personnages se succédaient, l’armoire à instruments faisait du bruit et Philippe Philippovitch travaillait sans relâche.
     « Le coin est mal famé, se disait le chien, mais on y est drôlement bien ! Mais pourquoi diable avait-il besoin de moi ? Se peut-il qu’il me laisse vivre ici ? En voilà un original ! Il n’aurait qu'à cligner de l’œil pour se procurer un chien à tomber à la renverse ! Mais peut-être que moi aussi, je suis beau. Visiblement, j’ai de la veine ! Quant à cette saleté de chouette… Une insolente.
     Le chien s’éveilla pour de bon tard dans la soirée, lorsque les coups de sonnette eurent cessé et à l’instant même où la porte laissait entrer des visiteurs d’un genre particulier. Il en vint quatre d’un seul coup. Ils étaient tous jeunes, et leur tenue était fort modeste.
     — Ils ont besoin de quoi, ceux-là ? s’étonna le chien.
     Philippe Philippovitch les accueillit de façon bien plus hostile. Debout près de son bureau, il regardait les nouveaux arrivants comme un général contemplant l’ennemi. Les narines de son nez busqué se gonflaient. Ses visiteurs faisaient du sur-place sur le tapis. 
     — Professeur, nous venons vous voir, dit celui qui avait sur la tête une tignasse fort épaisse et bouclée d’un quart d’archine8 de haut, nous venons vous voir et voici pourquoi…
     — Messieurs, vous avez tort de sortir sans caoutchoucs par un temps pareil, l’interrompit d’un ton sentencieux Philippe Philippovitch. Primo, vous allez prendre froid, et secundo, vous avez laissé des traces sur mes tapis, qui sont tous des tapis de Perse.
     Le porteur de tignasse se tut, et le quatuor dévisagea Philippe Philippovitch avec stupéfaction. Ce silence se prolongea quelques instants, seulement rompu par le bruit que faisaient les doigts de Philippe Philippovitch sur un plat de bois peint se trouvant sur son bureau. 
     — D’abord, nous ne sommes pas des messieurs, dit enfin le plus jeune des quatre, qui avait une figure de pêche.
     — D’abord, l’interrompit Philippe Philippovitch, êtes-vous un homme ou une femme ?
     Le quatuor se tut de nouveau, bouche bée. Cette fois, celui à la tignasse fut le premier à reprendre ses esprits.
     — Quelle différence cela fait-il, camarade ? demanda-t-il fièrement.
     — Je suis une femme, avoua la jeune pêche en veste de cuir, devenant toute rouge. Puis ce fut un autre des visiteurs, un blond portant une papakha9, qui rougit affreusement sans qu’on sût pourquoi.
     — Dans ce cas, vous pouvez garder votre casquette, quant à vous, cher monsieur, je vous prie de retirer votre couvre-chef, dit avec gravité Philippe Philippovitch.
     — Je ne suis pas votre cher monsieur, fit âprement le blond en ôtant sa papakha.
     — Nous sommes venus vous voir… reprit le noiraud à la tignasse.
     — Avant toute chose, qui est ce « nous » ?
     — Nous sommes la nouvelle direction de l’immeuble, déclara le noiraud avec une fureur contenue. Je suis Schwonder, elle c’est Viazemskaïa, lui c’est le camarade Piestroukhine et enfin Charovkine. Donc, nous…
     — C’est vous qu’on a installés chez Fiodor Pavlovitch Sabline ?
     — C’est nous, répondit Schwonder.
     — Mon Dieu, c’est la fin de la maison Kalaboukhov10 ! s’écria avec désespoir Philippe Philippovitch en levant les bras au ciel.
     — Quoi, vous voulez rire, professeur ?
     — Vous me voyez rire ? Je suis complètement désespéré ! cria Philippe Philippovitch. Que va devenir le chauffage à la vapeur, à présent ?
     — Vous vous moquez, professeur Préobrajenski11 ?
     — Pour quelle affaire êtes-vous venus me voir ? Dites-le sans tarder, je vais dîner.
     — Nous, la direction de l’immeuble, commença avec animosité Schwonder, sommes venus vous voir à la suite de l’assemblée générale des résidents de l’immeuble, au cours de laquelle il a été question de la densification des appartements…
     — Quelle question ? cria Philippe Philippovitch. Donnez-vous la peine de vous exprimer clairement.
     — Il a été question de la densification.
     — Assez ! J’ai compris ! Vous êtes au courant de la résolution du douze août de cette année, selon laquelle mon appartement est exempté de toute mesure de densification et de relogement ?
     — Nous la connaissons, répondit Schwonder, mais l’assemblée générale, après examen de votre cas, est arrivée à la conclusion, en gros, que vous occupez une superficie excessive. Absolument démesurée. Vous avez sept pièces pour vous seul.
     — Je vis et je travaille dans sept pièces, répondit Philippe Philippovitch, et j’aimerais bien en avoir une huitième.  J’en ai le plus grand besoin pour en faire une bibliothèque.
     Le quatuor en resta muet.
     — Une huitième ! Hé hé hé ! fit le blond privé de couvre-chef, pas mal, sapristi !
     — C’est indescriptible ! s’écria le jeune homme qui s’était avéré être une jeune femme.
     — J’ai une salle où je reçois mes patients – vous remarquerez qu’elle me sert aussi de bibliothèque –, une salle à manger, mon cabinet, ça fait trois. Une salle de consultation, quatre. Une salle d’opérations, cinq. Ma chambre à coucher, six, et la chambre de bonne, sept. Dans l’ensemble, ce n’est pas suffisant. Mon appartement est exempté, point final. Je peux aller dîner ?
     — Je m’excuse, fit le quatrième qui ressemblait à un gros scarabée.
     — Je m’excuse, l’interrompit Schwonder, c’est justement à propos de la salle à manger et de la salle d’examen que nous sommes venus discuter. L’assemblée générale vous demande de renoncer de votre propre gré à la salle à manger, dans les règles de la discipline du travail. Personne n’a de salle à manger, à Moscou.
     — Pas même Isadora Duncan12 ! s’écria la jeune femme d’une voix sonore.
     Quelque chose s’était produit chez Philippe Philippovitch, allumant une rougeur délicate sur sa figure et le faisant se taire en attendant la suite.
     — Et aussi à la salle d’examen, reprit Schwonder – elle peut très bien ne faire qu’un avec le cabinet.
     —Hmm hmm, proféra  Philippe Philippovitch d’une voix un peu étrange. Et où dois-je manger ?
     — Dans la chambre, répondirent en chœur les quatre.
     La teinte cramoisie apparue sur la figure de Philippe Philippovitch prit une nuance quelque peu grisâtre.
     — Manger dans la chambre, commença-t-il d’une voix un peu étouffée, lire dans la salle d’examen, s’habiller à l’accueil, opérer dans la chambre de bonne et faire les examens dans la salle à manger.  Il est très possible qu’Isadora Duncan procède de cette façon. Peut-être dîne-t-elle dans son cabinet et saigne-t-elle des lapins dans sa salle de bains. Peut-être. Mais je ne suis pas Isadora Duncan !… vociféra-t-il soudain, la rougeur sur son visage virant au jaune. Je mangerai dans la salle à manger, et opérerai dans la salle d’opérations ! Rapportez cela à l’assemblée générale et, je vous en prie  humblement, retournez à vos occupations et laissez-moi manger là où le font tous les gens normaux, c’est-à-dire dans la salle à manger, et non dans le vestibule ou la chambre d’enfants.
     — Dans ce cas, professeur, au vu de votre opposition obstinée, dit Schwonder tout agité, nous porterons plainte contre vous devant les instances supérieures.
     — Aha, dit Philippe Philippovitch, c’est comme ça ? Une nuance de courtoisie suspecte apparut alors dans sa voix. Je vous demanderai d’attendre un instant. 
     « Quel gaillard ! pensa le chien enthousiasmé, il est exactement comme moi. Oh, il va les mordre, il va les mordre, maintenant ! Je ne sais pas encore comment il s’y prendra, mais il va les mordre… Allez, frappe-les ! Celui-là, avec ses longues jambes, on l’attrape tout de suite au-dessus de la botte, au tendon sous le genou… Grrr… »
     Ayant lancé l’appel, Philippe Philippovitch décrocha le combiné et dit dedans :
     — S’il vous plaît… Oui… Je vous remercie. Je voudrais parler à Piotr Alexandrovitch, je vous prie. Le professeur Préobrajenski.  Piotr Alexandrovitch ? Très heureux de vous trouver. Merci, je vais bien. Piotr Alexandrovitch, votre opération est annulée. Comment ? Annulée, absolument. Comme toutes les autres opérations. Voici pourquoi : je cesse de travailler à Moscou et, plus généralement, en Russie… J’ai quatre individus qui sont venus chez moi, dont une femme habillée en homme et deux autres munis de revolvers, ils sont venus me terroriser chez moi afin de me déposséder d’une partie de mon appartement. 
     — Permettez, professeur, commença Schwonder en changeant de visage.
     — Excusez-moi… Je ne suis pas en mesure de répéter tout ce qu’ils ont dit. Je n’ai pas le goût des absurdités. Il suffira de dire qu’ils m’ont invité à renoncer à ma salle à manger, en d’autres termes, ils m’obligent à vous opérer là où jusqu’à présent je saignais des lapins. Non seulement je ne peux pas, mais je n’ai même pas le droit de travailler dans des conditions pareilles. Je cesse donc mes activités, ferme l’appartement et pars à Sotchi. Je peux donner les clés à Schwonder. Qu’il fasse lui-même les opérations.
     Le quatuor s’était figé. La neige sur leurs bottes fondait.
     — Que peut-on y faire… Pour moi aussi, c’est très fâcheux… Comment ? Ah non, Piotr Alexandrovitch ! Ah non. De cette façon-là, je ne suis plus d’accord. Je suis à bout de patience. Depuis le mois d’août, c’est déjà la deuxième fois. Comment ? Hum… Comme vous voudrez. Mais à une seule condition : que j’aie un bout de papier – peu importe de qui, peu importe quand et peu importe son contenu exact – empêchant Schwonder ou qui que ce soit d’autre de seulement s’approcher de la porte de mon appartement. Un papier définitif, réel, authentique ! Une cuirasse. Que mon nom ne soit même plus mentionné. Terminé. Que pour eux je n’existe plus. Oui, oui. S’il vous plaît. De qui ? Aha… Bon, c’est une autre histoire. Aha… Bien. Je vous le passe tout de suite.
     Philippe Philippovitch dit d’une voix de serpent, en s’adressant à Schwonder :
     — Ayez l’obligeance… On veut vous parler.
     — Permettez, professeur, dit Schwonder, s’enflammant puis s’éteignant, vous avez déformé nos propos.
     — Je vous prierai de ne pas employer ce genre d’expression.
     Décontenancé, Schwonder prit le combiné et dit :
       J’écoute. Oui… Le président du comité d’immeuble… Nous avons suivi le règlement… La situation du professeur est tellement exceptionnelle, absolument unique…
     Nous connaissons ses travaux… Nous voulions lui laisser cinq pièces entières… Bon, très bien… Du moment que… Très bien…
     Tout rouge, il raccrocha et se retourna.
     «  Comme il lui a craché à la gueule ! Quel gaillard ! pensa le chien ravi. Il connaîtrait la formule ? À présent, vous pouvez me battre tant qu’il vous plaira, je ne m’en vais pas d’ici. »
     Bouche bée, les trois autres regardaient Schwonder humilié.
     — C’est une vraie honte, dit celui-ci sans conviction.
     — Si un débat avait lieu tout de suite, commença la femme, l’émotion lui enflammant les joues, je prouverais à Piotr Alexandrovitch…
     — Pardon, vous n’avez pas l’intention d’entamer maintenant cette discussion ? s’enquit poliment Philippe Philippovitch.
     Les yeux de la femme s’embrasèrent.
     — Je saisis votre ironie, professeur, nous partons sur-le-champ… Mais en tant que dirigeant de la section culturelle de l’immeuble…
     — Di-ri-gean-te, la reprit Philippe Philippovitch.
     — Je veux vous proposer – ici, la femme tira de son sein quelques revues brillantes et humides de neige – de prendre quelques revues au profit des enfants d’Allemagne. Un demi-rouble pièce.
     — Non, je n’en prendrai pas, répondit brièvement Philippe Philippovitch après avoir louché sur les revues.
     Les visages exprimèrent une complète stupéfaction, celui de la femme prenant une teinte de canneberge.
     — Pourquoi refusez-vous donc ?
     — Je ne veux pas.
     — Vous n’avez pas de compassion pour les enfants d’Allemagne ?
     — Si, j’en ai.
     — Vous êtes à un demi-rouble près ?
     — Non.
     — Alors pourquoi ?
     — Je ne veux pas.
     Silence.
     — Savez-vous, professeur, commença la jeune femme après un profond soupir, si vous n’étiez pas une lumière européenne que défendraient de la façon la plus révoltante (le blond la tira par le bout de sa veste, mais elle le repoussa) des individus que nous finirons, j’en suis convaincue, par démasquer, votre arrestation s’imposerait.
     — Pour quel motif ? demanda Philippe Philippovitch, piqué par la curiosité.
     — Vous haïssez le prolétariat ! dit avec fierté la femme.
     — En effet, je n’aime pas le prolétariat, reconnut tristement Philippe Philippovitch en appuyant sur un bouton. Il y eut une sonnerie. La porte du couloir s’ouvrit.
     — Zina, cria Philippe Philippovitch, sers le dîner. Vous permettez, messieurs-dames ?
     Le quatuor sortit en silence du cabinet, traversa en silence la salle d’accueil puis le vestibule, et l’on entendit bien la porte d’entrée se refermer lourdement derrière eux.
     Le chien se leva sur ses pattes de derrière, exécutant comme une prière musulmane devant Philippe Philippovitch.        

  
                
  1. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  2. Union moscovite des coopératives de consommation.
  3. Série de jeu de mots : le nom des frères est un peu Comptebleu, et la rue est, pour des raisons historiques, la rue de la Boucherie.
  4. Mot composé désignant l’industrie et le commerce du poisson, relevant du Commissariat du peuple à l’alimentation. Ryba, c’est le poisson.
  5. Il s’agit de la lettre Ф, le « F » russe.
  6. À partir de maintenant, le professeur (Philippe Philippovitch) chantonnera sans cesse des extraits de la Sérénade de Don Juan qui se trouve à la fin de la première partie du poème dramatique Don Juan d’Alexis Tolstoï, sérénade mise en musique par Tchaïkovski…
  7. Transcrit du français.
  8. L’archine faisait 71 cm. L’unité en question était déjà désuète, mais le chien l’ignore peut-être !
  9. Bonnet cosaque en peau de mouton.
  10. C’est le nom de l’ancien propriétaire de ce qui était un immeuble de rapport.
  11. Ce nom est intentionnel. Il est apparenté au terme russe – Préobrajénié – qui désigne la Transfiguration du Christ. C’est notamment celui d’un économiste bolchevik (opposé un temps à Staline et exécuté comme il se doit en 1937) dont le père était un prêtre orthodoxe. Ici, ce nom renvoie à l’expérience de transfiguration, en quelque sorte, que va tenter le professeur, et qui rappelle un peu, outre le roman de Wells cité dans l’introduction, l’expérience malheureuse du docteur Frankenstein…
  12. Mariée au poète Serge Essénine de 1922 à 1924.






mercredi 27 novembre 2019

L'œil disparu (Mikhaïl Boulgakov)


     Le texte qui suit est tiré des « Récits d’un jeune médecin », autobiographiques et commencés alors que Boulgakov exerçait encore la médecine, ce qu’il fit brièvement pendant la première guerre mondiale, pour se consacrer peu après à la littérature, en vivant difficilement, ignoré de bien des gens, au point qu’A. Fadeïev, le piètre président de l’Union des écrivains, vint le voir en 1940, à la veille de sa mort, et s’aperçut peut-être qu’il avait raté quelqu’un…
     
     Comme on trouvera dans le texte une allusion à une nouvelle de Tchékhov, Chirurgie, celle-ci est traduite à la suite...




L’œil disparu

(Mikhaïl Boulgakov)




     Une année avait donc passé1. Un an exactement que ma voiture s’était arrêtée devant ce même bâtiment. Le même voile de pluie qu’aujourd’hui s’accrochait alors aux fenêtres, les dernières feuilles, sur les bouleaux, jaunissaient tout aussi tristement qu’à présent. Rien n’avait changé aux alentours, semblait-il. Mais moi, j’avais fortement changé. Et j’allais célébrer cette soirée de remémorations dans une solitude absolue…
     Faisant grincer le plancher, je passai dans ma chambre et me regardai dans la glace. Oui, la différence était grande. Un an plus tôt, un visage glabre s’était reflété dans le miroir tiré de ma valise. La raie sur le côté ornait une tête qui avait alors vingt-trois ans. Aujourd’hui, la raie avait disparu. Les cheveux étaient rejetés en arrière sans autre prétention. On ne saurait séduire qui que ce soit avec une raie à trente verstes2 de la ligne de chemin de fer. Pareil pour ce qui est de se raser. Au-dessus de ma lèvre supérieure s’était solidement fixée une bande de poils pareille à une brosse à dents raide et jaunie, et mes joues étaient devenues si râpeuses qu’il m’était agréable, lorsque l’avant-bras me démangeait quand je travaillais, de le passer sur ma joue faisant office de brosse. C’est toujours le cas lorsqu’on ne se rase pas trois fois dans la semaine, mais une seule fois.
     J’avais lu un jour – où au juste, j’ai oublié… – l’histoire d’un Anglais qui s’était retrouvé tout seul sur une île déserte. C’était un Anglais intéressant. Il était resté si longtemps sur son île qu’il en avait même des hallucinations. Et lorsqu’un bateau s’était approché de l’île  et que d’une barque étaient sortis ses sauveteurs, l’ermite les avait reçus à coups de revolver, les prenant pour un mirage, une tromperie de l’étendue liquide et dépeuplée. Mais il était rasé. Sur son île déserte, il se rasait tous les jours. Je me souviens de l’immense respect qu’avait éveillé en moi cet orgueilleux fils d’Albion. Et quand j’étais venu ici, j’avais dans ma valise un « Gillette » de sûreté et une douzaine de lames, ainsi qu’un coupe-choux et un blaireau. Et j’étais bien décidé à me raser un jour sur deux, parce que ce n’était en rien pire que sur une île déserte, ici.
     Mais voilà qu’un jour du lumineux mois d’avril, alors que j’avais disposé tous ces charmantes choses anglaises dans la lumière oblique de rayons dorés et que je venais de redonner tout son poli à ma joue droite, Iégorytch3 fit irruption chez moi en piétinant comme un cheval dans ses grandes bottes trouées pour m’informer q’un accouchement avait lieu dans les buissons de la réserve domaniale, au-dessus de la petite rivière. Je me souviens de m’être essuyé la joue gauche avec ma serviette et de m’être précipité avec Iégorytch. Et de courir tous les trois à la rivière gonflant ses eaux boueuses entre les bosquets dénudés d’une oseraie – tous les trois, c’est-à-dire la sage-femme avec des pinces à torsion, un rouleau de gaze et un flacon de teinture d’iode, moi-même les yeux farouchement écarquillés, et Iégorytch en arrière. Tous les cinq pas, il s’accroupissait et arrachait sa botte gauche avec force malédictions : sa semelle s’était décollée. Le vent nous arrivait de face, le vent féroce et doux du printemps russe, le peigne s’était détaché des cheveux de Pélaguéïa  Ivanovna, la sage-femme, son chignon s’était défait et ses cheveux venaient lui battre l’épaule.
     — Espèce de diable, qu’as-tu à boire tout ton argent ? marmonnai-je en courant à Iégorytch. Une vraie cochonnerie. Tu es gardien d’hôpital et tu as l’air d’un va-nu-pieds. 
     — Ah ouiche, l’argent ! grogna rageusement Iégorytch. Souffrir comme un martyr pour vingt roubles par mois… Ah toi, maudite ! Il frappait la terre du pied, tel un trotteur furieux. L’argent…On n’en a même pas assez pour boire, sans parler de bottes…
     — Le plus important, pour toi, c’est de boire, dis-je d’une voix sifflante, hors d’haleine, du coup tu te balades comme un loqueteux…
     Du côté du petit pont vermoulu se fit entendre un petit cri plaintif qui survola les hautes eaux tumultueuses et s’éteignit. Nous accourûmes et aperçûmes une femme se tordant par terre, la chevelure en désordre. Son foulard avait glissé et ses cheveux se collaient à son front en sueur, elle roulait les yeux de souffrance et ses ongles lacéraient la touloupe qui était sur elle. Un sang rouge vif tachait les rares brins d’herbe vert pâle commençant à sortir de la terre grasse et gorgée d’eau.
     — Elle n’a pas eu le temps d’arriver, disait d’une voix précipitée Pélaguéïa  Ivanovna qui, tête nue et pareille à une sorcière, dévidait son rouleau de gaze. 
     Et c’est là, tandis que rugissait joyeusement l’eau se ruant entre les piles de rondins noircie du pont, que Pélaguéïa  Ivanovna et moi mîmes au monde un enfant de sexe masculin. Il était en vie, et nous sauvâmes également la mère. Ensuite, deux gardes-malades transportèrent l’accouchée à l’hôpital sur un brancard, aidées par un Iégorytch déchaussé du pied gauche, s’étant enfin défait de l’objet de sa haine, la semelle putréfiée.
     Quand elle fut allongée sous les draps, blême mais déjà apaisée et qu’on eut mis le bébé dans un berceau à côté d’elle, je lui demandai :
     — Hé bien, la mère, tu n’as trouvé de meilleur endroit qu’un pont pour accoucher ? Pourquoi n’es-tu pas venue à cheval ?
     Elle répondit :
     — Mon beau-père ne m’a pas donné de cheval; Cinq verstes tout au plus, m’a-t-il dit, tu y arriveras bien. Tu es en bonne santé. Inutile de faire courir un cheval pour rien…
     — Ton beau-père est un crétin et un porc, répliquai-je.
     — Ah, ce que le peuple peut être ignorant, ajouta d’un ton de regret Pélaguéïa  Ivanovna qui se mit ensuite à rire de quelque chose.
     Je saisis son regard fixé sur ma joue gauche. 
     Je sortis et allai me regarder dans une glace de la salle d’accouchement. La glace me montra la même chose que d’habitude : une physionomie grimaçante de type clairement dégénéré avec un œil poché du côté droit. Mais – et cette fois la glace n’y était pour rien – on aurait pu danser comme sur un parquet sur la joue droite du dégénéré, tandis qu’une épaisse broussaille roussâtre recouvrait sa joue gauche. Le menton faisait office de séparation. Me revint en mémoire un livre à la reliure jaune avec l’inscription « Sakhaline4 ». On y voyait diverses photographies d’hommes.
     « Meurtre, effraction, hache couverte de sang, pensai-je, dix ans… Tout de même, quelle vie originale je mène, sur mon île déserte. Il faut que je finisse de me raser… »
     Humant les effluves d’avril en provenance des champs noircis, j’écoutais les corneilles croasser du faîte des bouleaux et je cillais devant les rayons d’un jeune soleil en traversant la cour pour aller finir de me raser. Il était près de trois heures de l’après-midi. Mais je ne pus achever de me raser qu’à neuf heures du soir. Pour autant que j’aie pu le constater, à Mouriévo, les imprévus comme cet accouchement dans les buissons n’arrivaient jamais seuls. À peine avais-je empoigné la clenche de la porte donnant sur mon perron  qu’un museau de cheval se montra au portail, suivie d’une télègue couverte de boue de tous les côtés et cahotant fortement. Elle était conduite par une femme qui criait d’une voix grêle :
     — Avance, sale teigne !
     Et, du perron,  j’entendis un moutard pleurnicher dans un tas de hardes. 
     Il s’avéra, bien entendu, qu’il avait une jambe cassée, et nous nous affairâmes donc pendant deux heures, l’aide-médecin5 et moi à poser un plâtre au gamin qui, lui, hurla deux heures d’affilée. Ensuite, il fallut dîner, puis j’eus la flemme de me raser, j’avais envie de lire, mais le crépuscule arriva peu à peu et recouvrit tout, et j’allai, morose et grimaçant, finir de me raser. Mais comme le « Gillette » cannelé était resté tout ce temps abandonné dans l’eau savonneuse, une étroite bande rouillée y demeura à jamais, souvenir de couches printanières près du pont.
     Oui… Il ne servait à rien de se raser deux fois par semaine. Il nous arrivait d’être complètement enneigés, sous les mugissements incroyables de la tempête, bloqués deux jours de rang à l’hôpital sans même envoyer chercher les journaux à Vozniessiensk, à neuf verstes de là, je passais de longues soirées à marcher de long en large dans mon cabinet, aussi avide de lire les journaux que lorsque, enfant, j’attendais « Le trappeur » de Cooper6. Ces habitudes anglaises n’avaient tout de même pas complètement disparu sur mon île déserte de Mouriévo, et de temps à autre je tirais de son étui noir le jouet brillant et me rasais avec indolence et en ressortais lisse et propre comme le fier insulaire. Dommage seulement qu’il n’y eût personne pour m’admirer.
     Permettez… oui… il y eut encore un cas où, je me souviens, Axinia venait d’apporter dans mon cabinet une chope ébréchée remplie d’eau bouillante et j’avais sorti le rasoir, lorsqu’on frappa sauvagement à la porte en m’appelant. Et nous partîmes terriblement loin, Pélaguéïa  Ivanovna et moi, emmitouflés dans nos touloupes de mouton, nous filâmes comme un noir fantôme, formé des chevaux et du cocher, et lancé à travers l’océan de blancheur en furie. La tempête sifflait comme une sorcière, hurlait, crachait, riait aux éclats, et je ressentais un froid que je connaissais bien dans la région du plexus solaire à la pensée que nous allions nous égarer dans cette obscurité tourbillonnante et démoniaque et que cette nuit, nous courrions tous, Pélaguéïa  Ivanovna, le cocher, les chevaux et moi-même, à notre perte7. Je me rappelle encore l’idée idiote qui me vint à l’esprit : celle d’injecter de la morphine à la sage-femme, au cocher et à moi-même lorsque nous gèlerions de froid et que la neige nous aurait déjà recouverts à moitié… À quoi bon ?… Mais pour ne pas souffrir. « Tu gèleras très bien même sans morphine, toubib, m’avait répondu, je m’en souviens, une voix sèche et forte, tu verras… » Ouh-hou-hou ! Khasss ! sifflait la sorcière, et nous étions secoués tant et plus, dans notre traîneau… Bon, on imprimera dans un journal de la capitale, en dernière page, que le docteur Untel a péri en accomplissant ses obligations de service, en même temps que Pélaguéïa  Ivanovna, un cocher et une paire de chevaux. qu’ils reposent en paix dans l’océan neigeux. Sapristi… les pensées qui peuvent vous traverser l’esprit, lorsque ce qu’on appelle le devoir vous emporte loin de tout…
     Nous n’avons pas péri, nous ne sommes pas perdus, nous sommes arrivés au village de Grichtchévo, où je me mis à réaliser la deuxième version podalique8 de ma vie. La parturiente était la femme du maître d’école et, tandis que,  baignant dans le sang jusqu’au coude et les yeux aveuglés par la sueur, à la lumière d’une lampe, 
nous nous mettions en quatre, Pélaguéïa  Ivanovna et moi, pour réaliser cette version, on entendait, derrière les planches de la porte, le mari gémir et faire les cent pas à l’arrière de l’izba. Subissant les gémissement de la femme et les sanglots incessants de l’homme, j’avoue sous le sceau du secret avoir cassé le bras de l’enfant. Il semblait mort quand nous le sortîmes. Ah, comme la sueur m’a ruisselé dans le dos ! Il me vint un instant à l’esprit qu’un terrible bonhomme allait surgir, énorme et tout noir, dans l’izba, et dire d’une voix minérale : « Aha. Qu’on lui reprenne son diplôme ! »
     Plus mort que vif, je regardais le petit corps jaune et inerte et la mère à la pâleur de cire étendue sans mouvement, évanouie sous l’action du chloroforme. Le souffle de la tempête battait par le vasistas que nous avions ouvert un instant pour atténuer l’odeur suffocante de chloroforme, et ce souffle se transformait en un nuage de vapeur. Puis je refermai bruyamment le vasistas et fixai de nouveau du regard le petit bras ballotant, abandonné, dans les mains de la sage-femme. Ah, je ne saurais exprimer le désespoir dans lequel j’étais plongé en rentrant – seul, car j’avais laissé sur place Pélaguéïa  Ivanovna afin de prendre soin de la mère. J’étais secoué dans le traîneau au milieu de la tempête déjà moins forte, les forêts lugubres me regardaient d’un air de reproche dépourvu du moindre espoir. Je me sentais vaincu, défait, écrasé par un destin cruel. Destinée qui m’avait jeté dans ce coin perdu et m’avait contraint à lutter seul, sans recevoir ni directive ni soutien. Au travers de quelles difficultés incroyables dois-je passer ! Le cas les plus insidieux, le plus compliqué peut se présenter à moi, d’ordre chirurgical le plus souvent, et je dois y faire face, tourner vers lui ma figure non rasée et remporter la victoire. Et sinon, il ne me reste plus qu’à me tourmenter comme à présent, cahotant dans les ornières et laissant derrière moi le petit cadavre d’un nouveau-né et sa maman. Demain, pour peu que la tempête s’apaise, Pélaguéïa  Ivanovna me l’amènera à l’hôpital et, très grave question, réussirai-je à la sauver ? Et comment le pourrai-je ? Que faut-il entendre par ce mot sublime ? En fait, je procède au petit bonheur, sans rien savoir. Bon, jusqu’à présent, j’ai eu de la chance, je me suis heureusement tiré, mes mains ont fait des choses admirables, mais aujourd’hui la chance a tourné. Ah, j’ai le cœur serré de délaissement, de froid, de solitude. Et puis, peut-être ai-je commis un crime — ce petit bras. Se rendre quelque part, se jeter aux pieds de quelqu’un, dire ceci et cela, que moi, docteur Untel, ai cassé le bras d’un enfant lors de l’accouchement. Reprenez-moi mon diplôme, je n’en suis pas digne, chers collègues, expédiez-moi à Sakhaline. Pfff, en voilà un neurasthénique !
     Je me roulai en boule au fond du traîneau, me recroquevillant pour échapper un peu aux cruelles morsures du froid, je me faisais l’effet d’un petit chien pitoyable, d’un chien errant et sans expérience.
     Nous voyageâmes longtemps avant que ne brillât la lanterne au portail de l'hôpital, cette lanterne petite mais si gaie, me semblant  toujours familiale. Elle clignotait, disparaissait, s’illuminait, se reperdait, me faisait de nouveau signe d’approcher. En la voyant, mon âme esseulée en éprouva quelque soulagement, et quand sa lueur s’affermit devant mes yeux, quand elle grandit et se rapprocha, quand les murs de l’hôpital, de noirâtres devinrent d’un gris tirant sur le blanc et que je franchis le portail, j’en vins à me dire :
     « L’histoire du bras, ce sont des bêtises. Cela ne signifie rien du tout. Il était déjà mort, son enfant, lorsque tu l’as estropié. Au lieu de penser à ce bras, dis-toi plutôt que la mère est vivante. »
     La lanterne m’avait réconforté, de même que le perron bien connu, cependant, une fois dans la maison, en montant l’escalier menant à mon cabinet, en sentant la chaleur du poêle et en savourant par avance le sommeil qui me libérerait de tous mes tourments, je marmonnais :
     « Bon, c’est ma vie, mais elle est tout de même bien affreuse et solitaire. Terriblement solitaire. »
     Le rasoir traînait sur la table, avec à côté de lui la chope d’eau bouillante qui avait refroidi. Je flanquai dédaigneusement le rasoir dans un tiroir. J’avais bien besoin de me raser…
     Et voilà, une année entière a passé. Une année qui, tant qu’elle s’écoulait m’a semblé bigarrée, variée, compliquée et effrayante, même si je comprends à présent qu’elle a passé comme un ouragan. Mais, en me regardant dans le miroir, je vois la trace qu’elle a laissée sur mon visage. Mes yeux sont plus sévères et plus inquiets, ma bouche a plus d’assurance, elle est plus virile, le pli à la racine du nez va me rester toute la vie, de même que mes souvenirs. Dont je vois dans le miroir le flot impétueux. Permettez, quand ai-je encore tremblé pour mon diplôme en m’imaginant qu’un tribunal fantastique allait me juger et que les juges allaient me demander d’un ton menaçant :
     « Et la mâchoire du soldat, où est-elle ? Réponds, scélérat diplômé de l’Université ! »
     Comment pourrais-je ne pas m’en souvenir ! Le fait est que, en dépit de l’existence d’un aide-médecin nommé Diémiane Loukitch, lequel arrachait les dents aussi adroitement qu’un charpentier extirpe les clous rouillés de vieilles planches, le tact et le sentiment de ma propre dignité m’avaient suggéré, dès mes premiers pas à l’hôpital de Mouriévo, qu’il me fallait apprendre à arracher les dents moi-même. Diémiane Loukitch pouvait s’absenter ou être souffrant, et nos sages-femmes9 peuvent tout faire, excepté une chose : arracher des dents, ça, non, pardon, ce n’est pas leur affaire.
     Ainsi donc…  Je me souviens fort bien d’une figure d’un rouge vermeil mais consumée de souffrance, celle d’un homme assis sur un tabouret en face de moi. C’était un soldat revenu, comme bien d’autres, du front désagrégé après la révolution. Je me souviens parfaitement d’une dent énorme, solidement implantée dans la mâchoire et présentant une cavité. La mine savante, clignant des yeux et émettant de petits cris affairés, je plaçai ma pince sur la dent, tout en repensant de façon inopinée au récit de Tchékhov bien connu, celui du sacristain à qui l’on arrache une dent10. Et là, pour la première fois, ce récit ne me parut pas drôle du tout.
     Il y eut un sonore craquement dans la bouche du soldat qui poussa un hurlement bref :
     — Oho-oh !
     Puis ma main ne rencontra plus de résistance, et la pince ressurgit de la bouche en serrant dans ses mâchoires un objet blanc et ensanglanté. Là, mon cœur se serra, parce que l’objet en question dépassait en volume n’importe quelle dent, même la molaire du soldat. Au début, je n’y compris rien, mais ensuite je faillis éclater en sanglots : la pince tenait certes une dent aux racines extrêmement longues, mais pendait en plus, accroché à la dent, un énorme bout d’os inégal et d’un blanc éclatant.
     « Je lui ai brisé la mâchoire », me suis-je dit, et mes jambes flageolèrent. Bénissant le sort de n’avoir à mes côtés ni l’aide-médecin ni les sages-femmes, j’enveloppai comme un voleur le fruit de mon travail hardi dans de la gaze et le cachai dans ma poche. Le soldat oscillait sur le tabouret en se cramponnant d’une main au pied du fauteuil obstétrical et de l’autre au pied du tabouret, et me regardait avec des yeux fous et exorbités. Désemparé, je lui fourrai sous le nez un verre contenant une solution de permanganate de potassium et lui ordonnai :
     — Rince-toi la bouche.
     Le procédé était stupide. Il se remplit la bouche avec la solution, et lorsqu’il la recracha dans la cuvette, le flux mélangé au sang vermeil du soldat se métamorphosa en cours de route en un liquide épais d’une teinte jamais vue. Puis le sang jaillit de la bouche du soldat si fort que j’en fus pétrifié. Si j’avais entaillé avec mon rasoir la gorge du malheureux, c’est à peine si le sang eût coulé plus fort. Lâchant le verre au permanganate, je me jetai sur le soldat avec des compresses de gaze et en bouchai le trou béant dans la mâchoire. La gaze devint rouge en un instant et, en la retirant, je vis avec horreur que le trou était si large qu’on aurait pu y placer une reine-claude de bonne taille.
     « Je l’ai joliment arrangé ,le soldat ! » me disais-je, au désespoir, en tirant de longues bandes de gaze de la boîte. Le sang cessa enfin de couler et je badigeonnai de teinture d’iode le trou dans la mâchoire.
     — Ne mange rien pendant trois ou quatre heures, dis-je à mon patient d’une voix tremblante.
     — je vous remercie infiniment, répondit le soldat en regardant avec stupéfaction la cuvette remplie de son sang.
     — Mon ami, dis-je d’une voix pitoyable, voilà ce que tu vas faire : repasse me voir demain ou après-demain. Il faudra peut-être, vois-tu, que j’y jette un coup d’œil… La dent d’à côté me paraît suspecte elle aussi… D’accord ?
     — Nous vous remercions infiniment, fit le soldat d’un air sombre, et il s’éloigna en se tenant la joue, tandis que je fonçais dans la salle de consultation où je restai quelque temps la tête dans les mains et me balançant comme si j’avais moi-même une rage de dents. Quatre ou cinq fois je sortis de ma poche la boule dure et ensanglantée, pour la recacher juste après.
     Durant une semaine, je fus dans une sorte de brouillard, je maigrissais et dépérissais.
     « Le soldat va avoir la gangrène ou faire une septicémie… Ah, que le diable m’emporte ! Qu’est-ce qui m’a pris de me ruer sur lui avec ma pince ? »
     D’absurdes images se présentaient à moi. Voilà le soldat qui se met à trembler. D’abord, il marche en parlant de Kérenski et du front, puis on l’entend de moins en moins. Il n’a plus la tête à Kérenski. Le soldat est étendu, la tête sur une oreille recouvert d’indienne, il délire. Il a quarante de fièvre. Tout le village vient lui rendre visite. Ensuite, le soldat gît sur une table11sous les icônes, les narines pincées.
     Au village, c’est le début des commérages.
     « D’où cela viendrait-il ? »
     « Le toubib lui a arraché une dent… »
     « Eh bien voilà… »
     Ensuite, ça va plus loin. Enquête. Arrive un homme sévère.
     « C’est vous qui avez arraché une dent au soldat ? »
     « Oui, c’est moi… »
     On exhume le soldat. Jugement. Déshonneur. Je suis la cause de la mort. Et voilà, je ne suis plus médecin, je ne suis qu’un malheureux jeté par-dessus bord, un défunt, plutôt.
     Le soldat ne se remontrait pas, je me faisais un sang d’encre, la boule de gaze se parcheminait et brunissait dans un tiroir de mon bureau. Je devais aller dans une semaine chercher la paye du personnel au chef-lieu de district. Je partis cinq jours plus tard et commençai par rendre visite au médecin de l’hôpital de district. Cet homme à la barbiche imprégnée de tabac travaillait là depuis vingt-cinq ans. Il en avait vu de toutes les couleurs. Assis le soir dans son cabinet, je buvais tristement du thé au citron en passant mes doigts sur la nappe, à la fin je n’y tins plus et me mis à parler à mots couverts, tenant des propos brumeux et mensongers : voilà, à ce qu’on dit, il y a des cas… si l’on arrache une dent  et que l’on casse la mâchoire… la gangrène, n’est-ce pas, peut se déclarer ?… Vous savez, un morceau… j’ai lu…
     L’autre écoutait, écoutait, ses petits yeux décolorés braqués sur moi, sous la broussaille des sourcils, et soudain il dit ceci :
     — C’est l’alvéole, que vous avez cassée… Vous arriverez très bien à arracher les dents… Laissez tomber le thé, on va se boire un coup de vodka avant de souper.
     Et mon soldat-martyr me sortit aussitôt et à jamais de l’esprit.
     Ah, ce miroir des souvenirs… Une année a passé. Comme cela me fait rire, de repenser à cette alvéole ! À vrai dire, je ne saurai jamais arracher les dents comme  Diémiane Loukitch. Tant s’en faut. Il les arrache à raison de cinq par jour, moi une toutes les deux semaines. Tout de même, j’arrache comme bien des gens voudraient en être capables. Et je ne casse pas d’alvéole, et si ça m’arrivait, je ne m’affolerais pas.
     Mais qu’est-ce que les dents ? Que n’ai-je pas vu, que n’ai-je pas fait au cours de cette année à nulle autre pareille ?
     Dans ma chambre, la soirée s’écoulait. La lampe était déjà allumée, et moi, flottant dans la fumée amère du tabac, je dressais mon bilan. Mon cœur débordait de fierté. J’avais fait deux amputations de la cuisse, je ne comptais même pas les doigts que j’avais coupés. Et les curetages : j’en étais à dix-huit. Une hernie. Une trachéotomie. Que j’avais pratiquée avec succès. Combien d’abcès gigantesques j’avais ouverts ! Et les bandages de fractures. Les plâtrages et les bandages empesés. Je réduisais les luxations. Intubations. Accouchements. Vous pouvez venir avec ce que vous voulez. Je ne me risquerai pas à faire une césarienne, c’est vrai. On peut envoyer la parturiente en ville. Mais les forceps et les versions, autant que vous voulez.
     Je me souviens de l’examen final d’État en médecine légale. Le professeur m’avait dit :
     — Parlez-moi des blessures à bout portant.
     Je m’étais mis à en parler longuement, de façon un peu désinvolte, une page d’un énorme manuel flottait dans ma mémoire visuelle. J’avais fini par être à bout de ressources, le professeur m’avait jeté un regard dégouté et m’avait déclaré d’une voix grinçante :
     — Il n’y a rien, dans les blessures à bout portant, qui ressemble à ce que vous avez raconté. Combien avez-vous de cinq12 ?
     — Quinze, avais-je répondu.
     Il avait mis un trois en face de mon nom, et j’étais ressorti dans un brouillard d’infamie.
     Peu après, j’étais parti pour Mouriévo, et me voici seul ici. Du diable si je sais ce que donnent les blessures à bout portant, mais lorsqu’ici j’ai eu devant moi un homme étendu sur la table d’opération, avec aux lèvres une mousse rose et sanglante, crevée de bulles d’air, croyez-vous que j’aie perdu pied ? Non, en dépit du fait qu’il avait reçu en pleine poitrine et à bout portant une décharge de chevrotine13 et qu’on lui voyait le poumon et que des lambeaux de chair de sa poitrine pendouillaient, me suis-je démonté, par hasard ? Et un mois et demi plus tard, il est ressorti vivant de mon hôpital. À l’université, je n’avais jamais eu le droit de tenir des forceps entre mes mains, mais ici, je les ai appliqués en une minute – d’accord, en tremblant. Je ne cacherai pas que j’ai fait naître un enfant étrange : la moitié de sa tête était tuméfiée, violacée et il lui manquait un œil. J’en fus glacé. J’entendis confusément les mots d’apaisement de Pélaguéïa  Ivanovna :
     — Ce n’est rien, docteur, vous lui avez appliqué l’une des cuillers sur l’œil.
     J’ai tremblé pendant deux jours, mais le troisième jour, la tête était redevenue normale.
     Ce que j’ai recousu de plaies ! Ce que j’ai vu de pleurésies purulentes et combien de côtes ai-je brisées dans ces cas-là ! Combien de pneumonies, de cas de typhus, de cancer, de syphilis, combien de hernies ( que j’ai remises14), d’hémorroïdes, de sarcomes ! 
     Inspiré, j’ouvris le registre des consultations et, durant une heure, fis les comptes. Jusqu’au bout. En une année, jusqu’à ce soir, j’avais reçu quinze mille six cent trente et un malades.J’en avais eu deux cents hospitalisés, six seulement étaient morts.
     Je refermai le registre et me traînai jusqu’à mon lit. Étendu et sur le point de m’endormir, moi qui venais de fêter mes vingt-quatre ans, je me disais que j’avais maintenant une énorme expérience. Que pouvais-je redouter ? Rien. J’extirpais les pois des oreilles des gamins, je coupais, taillais, incisais… Ma main est virile, elle ne tremble pas. J’ai vu toutes sortes de sales tours, j’ai appris à démêler des histoires de bonnes femmes que personne d’autre ne comprendrait. 
     Je m’y retrouve comme Sherlock Holmes débrouille des documents secrets… Le sommeil se rapprochait de plus en plus…
     — Je ne vois absolument pas de cas pouvant me faire perdre mon latin, grommelai-je en m’endormant… peut-être que là-bas, dans la capitale, on dira que c’est une prétention d’aide-médecin15, eh bien, qu’on le dise… ils sont bien, eux… dans leurs cliniques, leurs universités… dans leurs cabinets de radiologie… moi, je suis ici… un point c’est tout… et les paysans ne peuvent pas se passer de moi… Comme un coup frappé à la porte me faisait trembler, naguère, comme je me crispais mentalement de peur… Alors que maintenant…

     — Quand est-ce arrivé, au juste ?
     — Il y a une semaine, petit père, une semaine, cher monsieur… C’est sorti comme ça…
     Et la bonne femme se mit à pleurnicher.
     C’était par une matinée grisâtre d’octobre, le premier jour de ma deuxième année à Mouriévo. La veille au soir, j’étais plein de fierté et me congratulais en m’endormant, et ce matin, en blouse, j’examinais quelque chose avec du désarroi…
     Elle tenait dans ses bras un marmot d’un an, comme elle aurait tenu une bûche, et ce marmot n’avait pas d’œil gauche. En guise d’œil, une boule jaune de la grosseur d’une petite pomme saillait entre ses paupières distendues et amincies. Le loupiot criait de douleur et se débattait, la femme pleurnichait. Et moi, j’étais perdu.
     J’examinais le problème de tous les côtés. Diémiane Loukitch et la sage-femme se tenaient derrière moi. Ils se taisaient, n’ayant jamais rien vu de tel.
     « Qu’est-ce que c’est ?… Une hernie cérébrale ?… Hmm… il est encore en vie… Un sarcome ?… Hmm… c’est un peu mou… Une tumeur effrayante, d’un genre jamais vu ?… D’où a-t-elle poussé ?… À partir de l’œil qui était à cet endroit ?… Mais peut-être qu’il n’y en a jamais eu… En tout cas, maintenant, il n’y en a pas… »
     — Bon, voilà, dis-je d’un air inspiré, il va falloir couper ce truc-là…
     Je me voyais déjà en train d’inciser la paupière, de séparer les deux côtés et…
     Et quoi ?… Que faire ensuite ? Cela peut en effet venir du cerveau… Et merde !… C’est mou, ça ressemble à de la matière grise…
     — Couper quoi ? demanda la femme en blêmissant. Couper sur l’œil ? Vous n’avez pas mon accord.
     Et, épouvantée, elle se mit à remmailloter le bébé. 
     Il n’a pas d’œil du tout, répondis-je catégoriquement. Tu vois toi-même, où veux-tu qu’il soit ? Ton enfant a une étrange tumeur…
     — Donnez-lui des gouttes, dit la femme épouvantée.
     — Tu veux rire ? Il est bien question de gouttes ! Des gouttes ne seront ici d’aucune aide !
     — Alors quoi, il va rester comme ça, sans son œil ?
     — Je te dis qu’il n’en a pas…
     — Il l’avait avant-hier ! s’écria la femme, au désespoir.
     « Merde !… »
     — Bon, je ne sais pas, peut-être qu’il l’avait… zut… mais maintenant, il n’en a plus… Et tu sais quoi, ma jolie, amène-le à la ville, ton bébé. Là-bas, ils l’opéreront immédiatement… Hein, Diémiane Loukitch ?
     — Mm… oui, répondit l’aide-médecin d’un air très réfléchi, ne sachant visiblement pas quoi dire – c’est quelque chose de très insolite.
     — L’opérer en ville ? demanda la femme épouvantée. Je ne le permettrai pas.
     Pour finir, la bonne femme remporta son marmot  sans avoir permis qu’on touchât à son œil.
     Je me cassai la tête pendant deux jours, haussant les épaules et farfouillant dans la bibliothèque pour examiner des dessins représentant des bébés avec des protubérances à la place des yeux… Du diable !
     Et deux jours plus tard, j’avais oublié le bébé.

     Une semaine s’écoula.
     — Anna Joukhova ! criai-je.
     Une bonne femme toute joyeuse entra, un bébé dans les bras.
     — De quoi s’agit-il ? demandai-je par habitude.
     — J’ai le côté pris, j’ai du mal à respirer, annonça-t-elle en souriant inexplicablement d’un air moqueur.
     Le son de sa voix me fit me réveiller.
     — Vous me reconnaissez ? demanda la femme, toujours moqueuse. 
     — Attends… attends… oui, c’est ce… Attends… c’est le même enfant que l’autre jour ?
     — Le même. Vous vous rappelez, docteur, vous disiez qu’il n’avait pas d’œil et qu’il fallait l’opérer pour…
     J’étais abasourdi. La bonne femme me regardait d’un air triomphant, un rire jouait dans ses yeux.
     L’enfant restait sans rien dire dans les bras de la femme, regardant le monde de ses yeux noisette. Pas trace de la moindre cloque jaune.
     « C’est de la sorcellerie… » me dis-je avec impuissance.
     Reprenant ensuite un peu mes esprits, je tirai avec précautions sur la paupière. Le marmot pleurnichait, essayait de tourner la tête, mais j’avais eu le temps de voir… une toute petite cicatrice sur la muqueuse… Aha…
     — C’est le jour qu’on est parti de chez vous… Ça a crevé…
     — Pas la peine de m’en dire plus, femme, dis-je avec gêne. J’ai compris…
     — Et vous qui disiez qu’il n’avait pas d’œil… Voyez un peu ce qu’il a poussé. Et la bonne femme de ricaner pour se moquer de moi.
     « J’ai compris, le diable m’emporte… un énorme abcès avait poussé sur sa paupière inférieure, ça lui bouchait l’œil complètement… après, quand il a crevé, le pus a coulé au-dehors… et tout s’est remis en place… »

     Non. Jamais plus, même en m’endormant, je ne marmonnerai fièrement qu’on ne saurait m’étonner. Non. Une année s’est écoulée, il s’en écoulera une autre qui sera aussi riche en surprises que la première… il faut donc étudier avec humilité.    
  


  1. Dans le premier récit du cycle, le jeune médecin narrateur débarque en septembre 1917 à l’hôpital de Mouriévo, dans les profondeurs de la Russie, à une quarantaine de kilomètres du chef-lieu de district, Gratchevka, dans la province (le « gouvernement ») de Smoliensk. L’auteur a un peu joué sur les dates et les lieux, comme il se doit : en réalité, c’est en septembre 1916 qu’il avait été affecté à un petit hôpital de la province de Smoliensk, et il avait alors vingt-cinq ans et non pas vingt-trois…
  2. Rappel : la verste faisait un peu plus qu’un kilomètre.
  3. C’est le gardien de l’hôpital. Sa femme, Axinia, qu’on verra plus loin, sert de cuisinière au narrateur.
  4. On peut y voir une première allusion à Tchékhov…
  5. Sorte d’infirmier aux attributions étendues – voir la note 2 du texte de Tchékhov qui suit ce récit. Ici, l’aide-médecin s’appelle Diémiane Loukitch. On va le voir un peu plus loin.
  6. Fenimore Cooper, très populaire en Russie, de même que Mayne Reid. 
  7. Image classique de la littérature russe. Voir par exemple le récit Maitre et serviteur de Tolstoï.
  8. Manœuvre d’obstétrique. La première expérience avait été racontée dans un récit antérieur.
  9. Outre Pélaguéïa  Ivanovna, il y en a une deuxième, Anna Nikolaïevna.
  10. Il s’agit de la petite nouvelle Chirurgie, qu’on lira ci-dessous.
  11. Tradition funèbre.
  12. Les notes, en Russie, vont de un (zéro chez nous) à cinq (excellent). Le trois signifie : très médiocre.
  13. Le texte russe précise : de chevrotine à loup.
  14. Tout à l’heure, il n’y en avait qu’une. Différentes interprétations sont possibles. De même, j’ai rencontré d’autres chiffres pour le nombre total de malades soignés : 15 630, 15 613…
  15. Dans le texte : du feldscherisme ; feldscher étant le mot repris de l’allemand et désignant l’aide-médecin.







     Voici maintenant la petite nouvelle humoristique de Tchékhov à laquelle Boulgakov fait allusion dans le récit précédent. Elle fut publiée en août 1884 dans la revue « Fragments », sous la signature souvent utilisée les premières années : A. Tchékhontié. Repris ensuite dans différents recueils, sous le nom de Tchékhov. Celui-ci s’est inspiré d’un souvenir de jeune médecin ayant travaillé dans un hôpital de zemstvo et y ayant vu un étudiant faire des dégâts sur la dentition d’un patient, le chirurgien dentiste expérimenté étant trop occupé pour pratiquer lui-même l’intervention…





Chirurgie

(Anton Tchékhov)



     L’hôpital du zemstvo1. En l’absence du docteur parti se marier, les consultations sont assurées par l’aide-médecin2 Kouriatine, gros homme d’environ quarante ans, vêtu d’un veston élimé de tussor couleur sable et d’un pantalon râpé en jersey. Son visage exprime le sens du devoir et l’amabilité. Il tient un cigare à l’odeur infecte entre l’index et le majeur de sa main gauche. 
    Le sacristain Vonmiglassov3 entre dans la salle de consultation ; c’est un vieillard grand et robuste, portant une soutane marron et une large ceinture de cuir. Il a sur l’œil droit une taie qui le lui ferme à moitié, et sur le nez une verrue qui, de loin, ressemble à une grosse mouche. Le sacristain recherche un instant du regard une icône, puis, n’en ayant pas trouvé, fait un signe de croix devant une bouteille contenant une solution d’acide phénique ; après quoi il tire d’un mouchoir rouge un morceau de pain bénit et le pose en s’inclinant devant l’aide-médecin.
     — A-a-a… Merci ! bâille celui-ci. Qu’est-ce qui vous amène ?
     — Bon dimanche à vous, Sergueï Kouzmitch… Je fais appel à votre bonté… Le psaume le dit fort véridiquement, excusez : « Je mêle des larmes à ma boisson4… » Je m’assois l’autre jour pour prendre le thé avec ma vieille et – mon Dieu, pas moyen d’avaler quoi que ce soit, il ne reste plus qu’à se coucher et mourir… Je prends une gorgée minuscule – je n’en ai pas la force ! Et tout le côté me lance, pas seulement la dent… Ça me fait un mal, ça me fait un mal ! Ça donne dans l’oreille, excusez, comme si j’avais dedans un petit clou ou quelque autre objet : j’ai des élancements, mais des élancements ! Pêcheur transgressant la loi… J’ai souillé mon âme de péchés et vécu dans la paresse… C’est pour mes péchés, Sergueï Kouzmitch, pour mes péchés ! Le père me le reproche, après la messe : « Tu as la langue qui fourche, Iéfime, et tu nasilles. On ne comprend pas un traître mot de ce que tu chantes. » Il s’agit bien de chanter, jugez vous-même, lorsqu’on ne peut pas ouvrir la bouche, quand on a une telle chique, excusez, et qu’il n’y a pas moyen de dormir…
     — Moui… Asseyez-vous… Ouvrez la bouche !
     Vonmiglassov s’assoit et ouvre la bouche.
     Kouriatine fronce les sourcils, examine la bouche et découvre, parmi les dents jaunies par le temps et le tabac, une dent embellie par une cavité béante.
     — Le père diacre m’a fait appliquer dessus du raifort imprégné de vodka – sans résultat. Glikéria Anissimovna – que Dieu la bénisse, ainsi que les siens ! – m’a donné à porter un fil venant du mont Athos et m’a dit de verser sur la dent du lait chaud, j’avoue avoir passé le fil à mon poignet mais n’ai pas observé la prescription relative au lait : c’est le carême et je crains Dieu…
     — Préjugé… (un silence). Il faut l’arracher, Iéfime Mikhéitch ! 
     — Vous le savez mieux que moi, Sergueï Kouzmitch. Vous avez étudié de façon à connaître l’affaire, arracher, soigner avec des gouttes ou autrement… C’est à cette fin que vous voilà nos bienfaiteurs, que Dieu vous bénisse, il nous faut prier pour vous, nos vrais pères, nuit et jour… jusqu’au cercueil…
     — Ce n’est rien, dit l’aide-médecin en jouant les modestes, tout en allant farfouiller parmi les instruments contenus dans une armoire. C’est juste de la chirurgie, trois fois rien… Ce n’est qu’une question d’habitude et de fermeté de la main… Un jeu d’enfant… L’autre jour, exactement comme vous, arrive à l’hôpital Alexandre Ivanytch Iéguipietski, un propriétaire… Lui aussi pour une dent… Un homme avec de l’instruction, posant des questions à propos de tout, en gros et en détail. Il me serre la main, m’appelle par mon prénom et mon patronyme… Il a vécu sept ans à Pétersbourg et a reniflé tout ce qui porte le titre de professeur… Il est resté ici un long moment… Au nom du Ciel, me supplie-t-il, arrachez-moi cette dent,  Sergueï Kouzmitch ! Pourquoi pas ? Ça peut se faire. Il faut juste avoir l’intelligence de la chose, sans quoi ce n’est pas possible… Il y a différentes sortes de dents. On arrache certaines avec un davier, d’autres avec un pied-de-biche, d’autres encore avec une clé… Ça dépend.
     L’aide-médecin prend le pied-de-biche, le regarde quelques instants d’un air interrogateur, puis le repose et s’empare du davier.
     — Bon, monsieur5, ouvrez la bouche toute grande… dit-il en s’approchant du sacristain, la pince à la main. On va la… à l’instant… Un jeu d’enfant… Il suffit d’entailler la gencive… d’exercer une traction dans l’axe vertical… et c’est tout… (il entaille la gencive)… et c’est tout…
     — Vous êtes nos bienfaiteurs… Nous autres, gens stupides, ça ne nous vient pas à l’esprit, mais vous, le Seigneur vous a éclairés…
     — Ne raisonnez pas la bouche ouverte… Celle-ci n’est pas difficile à arracher, mais il reste parfois des chicots… Celle-ci, c’est un jeu d’enfant… (il applique le davier). Attendez, ne bougez pas… Restez tranquille… En un clin d’œil… (il effectue une traction). L’essentiel est d’attraper la dent au plus bas (il tire)… pour ne pas casser la couronne…
     — Nos Saints Pères… Sainte Vierge… Vvv…
     — Pas celle-là, pas celle-là… Comment s’appelle-t-elle ?  Ne m’attrapez pas les mains ! Baissez vos mains ! (il tire). À l’instant… Voilà, voilà… Pas facile, à vrai dire…
     — Pères… protecteurs… (il crie). Anges ! Oh-oh… Mais tire pour de bon, quoi ! Pourquoi tirer cinq ans ?
     — C’est que… la chirurgie… on ne peut pas tout de suite… Voilà, voilà…
     Vonmiglassov remonte ses genoux jusqu’aux coudes, agite les doigts, écarquille les yeux, sa respiration est saccadée… Il a les larmes aux yeux et de la sueur coule sur sa figure cramoisie. Kouriatine souffle du nez, s’agite autour du sacristain et tire… Une demi-minute de supplice absolu s’écoule – et la pince se décroche de la dent. Le sacristain fait un bond et glisse ses doigts dans sa bouche. Il y tâte sa dent, qu’il trouve à sa place.
     — Ah ça, pour tirer, il a tiré ! dit-il d’une voix à la fois larmoyante et railleuse. J’espère qu’on te tirera tout pareil dans l’autre monde ! Mes plus humbles remerciements ! Lorsqu’on ne sait pas arracher une dent, on ne s’en mêle pas ! J’en vois trente-six chandelles…
     — Et toi, se fâche l’aide-médecin, pourquoi m’attrapes-tu le bras ? Je tire, et toi tu me pousse le bras en me disant diverses sottises… Abruti !
     — Abruti toi-même !
     — Tu crois que c’est facile, d’arracher une dent, hein, moujik ? Essaie un peu ! Ce n’est pas comme de grimper au clocher pour sonner les cloches à la volée ! (railleur) « Il ne sait pas, il ne sait pas ! » En voilà, un précepteur ! Voyez-moi ça… Monsieur Iéguipietski, Alexandre Ivanytch, je lui ai arraché une dent sans l’entendre dire un mot… Une personne un peu mieux que toi, et qui ne m’attrapait pas le bras… Assieds-toi ! Assis, je te dis !
     — Je vois trente-six chandelles… Laisse-moi reprendre mon souffle… Aie ! (il s’assoit) Mais ne tire pas longuement, arrache.  Ne tire pas à moitié, vas-y carrément, d’un seul coup !
     — Tu vas m’apprendre ! Ah, Seigneur, ce peuple ignorant ! Il y a de quoi devenir fou, à vivre avec des gens comme ça ! Ouvre la bouche… (il replace la pince) La chirurgie, mon ami, n’est pas une plaisanterie… Ce n’est pas comme de réciter au sein du chœur… (il effectue une traction) Ne remue pas… Il s’en suit que la dent s’est enracinée avec le temps, elle a poussé de profondes racines… (il tire) Reste immobile… Bon, bon… (on entend un craquement) Je le savais bien !
     Vonmiglassov reste un petit moment immobile, comme inconscient. Il est tout étourdi. Ses yeux regardent devant lui d’un air stupide, la sueur coule sur son visage blême.
     — J’aurais mieux fait de prendre le pied-de-biche, marmonne l’aide-médecin. En voilà une histoire !
     Revenu à lui, le sacristain se fourre les doigts dans la bouche  et trouve, à la place de la dent, deux saillies aiguës.
     — Sale d-démon… articule-t-il. C’est pour notre perte qu’on vous a postés ici, monstres !
     — C’est ça, insulte-moi encore… marmonne l’aide-médecin en replaçant le davier dans l’armoire. Espèce d’ignare… On ne t’a pas assez régalé de verges de bouleau, au séminaire… Monsieur Iéguipietski, Alexandre Ivanytch, a vécu sept ans à Pétersbourg… il a de l’instruction… rien que son costume coûte cent roubles… et lui n’a pas dit de jurons… Qu’as-tu à faire le paon ? On ne t’a rien fait, tu ne vas pas en crever !
     Le sacristain reprend sur la table son pain bénit et, se tenant la joue d’une main, regagne ses pénates.



  1. Unité administrative en région.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo 
  2. Terme d’origine allemande (feldscher) : intermédiaire entre le médecin de plein droit et l’infirmière qui, en Russie, relevait davantage de ce que nous appelons aide-soignante. Tchékhov, visiblement, ne les aimait guère, car il les prend très souvent à partie dans ses récits. Voir par exemple Une mésaventure.
  3. Nom signifiant en slavon « Écoute ma voix », début de psaume.
  4. Psaume 102. La suite contient des extraits de prières récitées pendant le Grand Carême de Pâques.
  5. Comme d’habitude seulement indiqué par un petit sifflement à la fin de « bon »…