mardi 27 avril 2021

Un cas de pratique médicale (Anton Tchékhov)

     Ce récit parut en décembre 1898 dans la revue littéraire mensuelle La Pensée russe, éditée à Moscou depuis 1880. L’auteur devait y réfléchir depuis juillet 1897, puisqu’on trouve dans l’un de ses carnets, à cette date, la réflexion sur la question délicate à poser aux condamnés et aux gens riches. Comme d’habitude, Tchékhov rumine ou écrit plusieurs textes en même temps. La note d’après, trouvée dans un carnet et décrivant brièvement l’impression désolante que laisse la visite d’une fabrique dans un coin perdu, remonte à décembre de la même année… Les notes suivantes, portant sur la vanité des « horreurs économiques » et sur le côté carcéral du travail en usine, sont écrites pendant le premier trimestre 1898. Ces dernières notes sont rédigées à l’étranger, en France, à Nice vraisemblablement : à la suite de la grande hémoptysie de mars 1897, Tchékhov est allé se reposer dans sa propriété de Mélikhovo, mais les visiteurs qui se succèdent le fatiguent : « C’est comme si je tenais une auberge ! » Alors, début septembre 1897, il part à l’étranger. ll reviendra début mai, le récit entier dans sa tête. Mais l’écriture en est retardée par la réalisation d’autres textes projetés : L’Homme à l’étui, Les Groseilliers,  De l’Amour, Ionytch – tous textes que j’ai déjà traduits, sauf le dernier. Tout en rédigeant ces histoires, il note encore, à propos du récit en gestation : « Chez le diable (à la fabrique) » et « Der-der-der, etc ». 


     Lorsque Tchékhov passe à la rédaction du récit, il devra s’interrompre : le 24 octobre, il écrit à Victor Goltsev – écrivain qui avait succédé, après avoir tenu la rubrique politique, au rédacteur en chef de La Pensée russe, Serge Iouriev, après la mort de ce dernier : il est obligé de s’interrompre, mais c’est temporaire. Son père est mort le 12 octobre, il abandonne Mélikhovo et se fait construire une maison près de Ialta, sa sœur Macha l’a rejoint… Il s’y remettra en novembre, écrivant tout le récit alors qu’il fait mauvais dehors. Il craignait d’avoir des ennuis avec la censure, mais celle-ci restera muette.


     Les « visites de fabriques dans des coins perdus » remontent à 1892, alors que Tchékhov siège au service sanitaire du zemstvo de Mélikhovo. Mais il avait eu l’occasion d’en faire dès la fin de ses études, en 1884, lorsque, jeune médecin, il exerçait dans des hôpitaux de la région de Moscou. Et il lui restait aussi de vifs souvenirs des terribles conditions de vie des bagnards de Sakhaline…


     Le récit est diversement accueilli : encore des considérations pessimistes ! On a besoin de textes réconfortant, donnant du courage… Mais Ivan Gorbounov-Possadov, grand tolstoïen, apprécie hautement le texte – je ne sais pas dans quelle catégorie Tolstoï lui-même rangeait le récit, la première ou la deuxième. Certains y voient une âpre critique du développement capitaliste en Russie, imitation de l’Occident et faux progrès. D’autres critiquent les aspects vaporeux, confus du texte, tout en lui reconnaissant des qualités artistiques et en voyant un symbole dans la quasi-régénération dominicale de la fin du texte. On remarque que l’auteur semble se départir de son « objectivité » coutumière et se muer en accusateur des temps modernes, ou de la forme prise par la modernisation de la Russie… tout en conservant sa foi dans le progrès humain. Le critique V. Mirski regroupe en 1902 ce récit avec deux autres – En service, que je n’ai pas encore traduit, et Dans le ravin – pour conclure au profond pessimisme de l’auteur. D’autres pensent que ce n’est que l’écume malfaisante des choses, et que le regard de l’auteur perce plus profondément. Mais un autre critique moscovite est très dur avec la nouvelle et l’évolution de Tchékhov qu’il croit deviner. Les uns et les autres rapprochent à présent ces textes des pièces de l’auteur… Quant aux traducteurs, du vivant de Tchékhov, ils s’intéressent assez peu à cette histoire faussement médicale.  




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     Le professeur avait reçu un télégramme en provenance de la fabrique Lialikov : on lui demandait de venir de toute urgence. La fille d’une dame Lialikov, apparemment la propriétaire de la fabrique, était malade, c’est tout ce qu’on pouvait comprendre de ce long télégramme incohérent. Le professeur n’y alla pas lui-même, il envoya à sa place son interne, Koroliov.


     Il fallait, depuis Moscou, dépasser deux gares et faire ensuite environ quatre verstes en voiture. On avait envoyé une troïka1 chercher Koroliov ; le cocher avait une plume de paon à son chapeau et répondait à toutes les questions comme un soldat, criant : « Négatif ! » ou « Affirmatif ! » C’était un samedi soir, le soleil se couchait. Des masses d’ouvriers sortant de la fabrique se dirigeaient vers la gare et saluaient l’équipage emmenant Koroliov. Il était charmé par le soir tombant, par les propriétés, par les datchas sur les côtés, par les bouleaux et par l’humeur paisible que dégageaient les alentours, alors qu’en cette veille du dimanche tout semblait s’apprêter à se reposer à l’instar des ouvriers, les champs comme les bois et le soleil – se reposer et, peut-être, prier…


     Il était né et avait grandi à Moscou, ne connaissait pas la campagne, ne s’était jamais intéressé aux fabriques et n’en avait jamais visité. Mais il lui était arrivé de lire des choses à ce sujet, d’être invité par des industriels et de discuter avec eux ; et quand il voyait de près ou de loin quelque fabrique, il se disait à chaque fois qu’à l’extérieur tout paraissait calme, mais qu’à l’intérieur régnaient sûrement  l’ignorance crasse et l’égoïsme borné des patrons, que c’était le domaine du travail malsain et fastidieux des ouvriers, des chicanes, de la vodka et des insectes. À présent que les ouvriers s’écartaient respectueusement et craintivement de la calèche, il devinait, à leurs visages, leurs casquettes et leur démarche la malpropreté, l’ivrognerie, la nervosité, le désarroi. 


     Ils passèrent le portail de la fabrique. On voyait des deux côtés les maisonnettes des ouvriers, les visages des femmes, le linge et les couvertures accrochés sous les perrons. « Gare ! » criait le cocher sans retenir les chevaux. On arrivait à un vaste espace sans herbe avec cinq énormes bâtiments munis de cheminées, peu éloignés les uns des autres, des hangars, des baraques, le tout recouvert d’un dépôt gris, comme de la poussière. Ça et là, telles des oasis dans le désert, des jardinets pitoyables et les toits verts ou rouges des maisons des administratifs. Le cocher retint brusquement les chevaux et la voiture s’arrêta devant une maison nouvellement repeinte en gris ; la palissade portant du lilas était couverte de poussière et, sur le perron jaune, cela sentait fortement la peinture. 


     « Je vous prie, monsieur le docteur, disaient des voix de femmes parlant en même temps dans l’entrée et dans le vestibule, et l’on entendait aussi soupirer et chuchoter. Je vous en prie, nous vous attendions… un vrai malheur. Par ici, je vous prie. »


     Madame Lialikov, grosse dame d’un certain âge en robe de soie noire, avec des manches à la mode mais, à en juger par sa figure, femme simple et peu instruite, regardait le docteur avec inquiétude et sans oser lui tendre la main. À côté d’elle se tenait une personne à cheveux courts, portant un pince-nez2 et un corsage bariolé, très maigre et plus très jeune. Les domestiques l’appelaient Christina Dmitrievna3, et Koroliov devina que c’était la gouvernante. C’était sans doute elle, la plus instruite de la maisonnée, qui avait reçu mission d’accueillir le docteur, car elle se mit immédiatement à exposer en toute hâte les causes de la maladie, à grand renfort de détails inopportuns, mais sans dire qui était malade, ni de quoi il s’agissait.


     Le docteur et la gouvernante discutaient, assis, cependant que la maîtresse de maison se tenait immobile près de la porte, attendant. Cette conversation permit à Koroliov de comprendre que la malade était Liza, une jeune fille de vingt ans, fille unique  et héritière de madame Lialikov ; cela faisait longtemps qu’elle était malade, différents médecins l’avaient soignée, mais elle avait eu de telles palpitations, toute la nuit précédente, que personne n’avait dormi, on craignait de la voir mourir.


     « Elle a été souffreteuse, on peut dire, depuis sa tendre enfance, disait Christina Dmitrievna d’une voix chantante, se passant sans cesse la main sur les lèvres. Les docteurs disent que ce sont les nerfs, mais quand elle était petite, ils lui ont enfoncé les écrouelles à l’intérieur, alors, pour moi, ça peut venir de là. »


     Ils allèrent voir la malade. Tout à fait adulte, grande et bien développée, mais laide, ressemblant à sa mère, avec les mêmes petits yeux et le bas du visage démesurément grand et large, non coiffée, la couverture remontée jusqu’au menton, elle fit d’emblée à Koroliov l’impression d’une créature malheureuse, d’une infirme à qui l’on avait donné asile ici par pitié, il ne pouvait croire que c’était là l’héritière des cinq énormes bâtiments.


     « Voilà, commença Koroliov, nous sommes venus vous soigner. Bonjour. »


     Il se présenta et lui serra la main – une grande main froide et sans beauté. Il s’assit et, visiblement fort habituée aux docteurs et indifférente à ce qu'on vît sa gorge et ses épaules dénudées, se laissa ausculter.


     — J’ai des palpitations, dit-elle. Cette nuit, ça été effrayant… j’ai failli mourir de peur ! Donnez-moi quelque chose.


     — Je vais le faire ! Calmez-vous.


     Koroliov l’examina et haussa les épaules.


     — Le cœur est normal, dit-il, tout va bien, tout va bien. Les nerfs, sans doute, en ont pris trop à leur aise, mais ça n’a rien d’inhabituel. On peut penser que la crise est passée, recouchez-vous et dormez.


     On apporta à ce moment une lampe dans la chambre. La malade cligna des yeux à cause de la lumière et se prit soudain la tête dans les mains en éclatant en sanglots. Et l’impression de créature infirme et laide s’évanouit, Koroliov ne vit plus les petits yeux ni l’hypertrophie du bas du visage, il voyait une douce expression de souffrance, si raisonnable et si émouvante, et la jeune fille lui semblait bien tournée, féminine et simple, il avait déjà envie de l’apaiser, non par des médicaments ni par un conseil, mais juste grâce à la caresse d’un mot. Sa mère lui étreignit la tête et la pressa contre elle. Quel désespoir, quel chagrin sur la figure de la vieille dame ! Elle avait nourri et élevé sa fille sans rien lui refuser, elle avait consacré sa vie à lui faire apprendre le français, la danse, la musique, fait venir une dizaine de précepteurs, les meilleurs docteurs et gardé la gouvernante, et maintenant, elle ne comprenait pas d’où venaient ces larmes et ce qui valait à sa fille tant de souffrances, elle ne comprenait pas et se sentait perdue, elle avait l’air soucieuse, désespérée et coupable, comme si elle avait laissé passer quelque chose de très important, oublié de faire quelque chose, de faire venir quelqu’un — mais qui ?


     — Lizanka, tu as encore… tu as encore… dit-elle en serrant sa fille contre elle. Ma chérie, ma mignonne, mon enfant, dis-moi, qu’as-tu ? Parle, aie pitié de moi.


     Toutes les deux pleuraient à chaudes larmes. Koroliov s’assit au bord du lit et prit la main de Liza.


     — Allons, cela suffit, pourquoi pleurer ? dit-il d’une voix caressante. Rien au monde ne mérite de telles larmes. Allons, cessons de pleurer, il ne faut pas…


     Il se dit à ce moment : Il serait temps pour elle de se marier… »


     — Le médecin de la fabrique lui a donné du bromure de potassium, dit la gouvernante, mais je remarque que ne fait qu’aggraver les choses. À mon avis, pour le cœur, il faudrait des gouttes… j’ai oublié le nom… de l’eau de muguet, quoi.


     Et elle donna de nouveau toutes sortes de détails. Elle coupait la parole au docteur, l’empêchait de parler, et le zèle se lisait sur sa figure, comme si elle pensait qu’étant, dans la maison, la femme ayant le plus d’instruction, il était de son devoir de discuter sans trêve avec le docteur, et précisément de médecine.


     Cela commença à ennuyer Koroliov.


     — Je ne trouve rien de particulier, dit-il en sortant de la chambre et en s’adressant à la mère. Si le médecin de la fabrique a soigné votre fille, qu’il continue. Les soins étaient corrects jusqu’à présent, je ne vois pas la nécessité de changer de médecin. À quoi bon en changer ? C’est une maladie très banale, il n’y a là rien de grave…


     Il parlait en prenant son temps, tout en enfilant ses gants, cependant que madame Lialikov demeurait immobile et le regardait de ses yeux rougis par les larmes.


     — Il reste une demi-heure avant la passage du train de dix heures, dit-il. J’espère ne pas le manquer.


     — Et vous ne pourriez pas rester chez nous ? demanda-t-elle, les larmes se remettant à couler sur ses joues. J’ai honte de vous déranger, mais si vous aviez la bonté…au nom du Ciel, poursuivit-elle à mi-voix, avec un coup d’œil en direction de la porte, restez dormir chez nous. C’est ma seule… mon unique fille… Elle m’a épouvantée la nuit dernière, je n’arrive pas à reprendre mes esprits… Ne partez pas, pour l’amour du Ciel…


     Il avait envie de lui dire qu’il avait beaucoup de travail à Moscou, que sa famille l’attendait ; cela ne l’arrangeait pas du tout de passer toute la soirée et toute la nuit dans une maison étrangère, mais en voyant le visage de la mère, il poussa un soupir et se mit en silence à retirer ses gants.


     En son honneur, on alluma toutes les lampes et toutes les bougies dans la grande salle et au salon. Assis à côté du piano à queue, il feuilleta les partitions, puis se mit à examiner les tableaux sur les murs, les portraits. Sur les tableaux, des peintures à l’huile dans des cadres dorés, se voyaient des paysages de Crimée, un petit bateau sur une mer agitée, un moine catholique, un petit verre à la main, et tout cela était sec, léché, sans talent… Les portraits ne montraient aucun visage beau, intéressant, ce n’étaient que larges pommettes et yeux étonnés ; Lialikov, le père de Liza, avait le front petit et l’air content de lui, son uniforme enveloppe comme un sac son grand corps sans grâce4, il a une médaille sur la poitrine, et l’insigne de la Croix-Rouge. Pauvre culture, luxe d’occasion, irréfléchi et malcommode comme cet uniforme ; le revêtement des sols brille à en blesser les yeux, le lustre est aussi irritant, tout fait étrangement penser à ce récit où un marchand était allé au bain avec sa médaille au cou…


     Un murmure venait du vestibule, quelqu’un ronflait doucement. Soudain, des sons métalliques arrivèrent de la cour, des sons rudes et heurtés comme Koroliov n’en avait jamais entendu et qu’il ne pouvait maintenant identifier ; il en ressentit, au plus profond de lui, un étrange désagrément.


     « Je crois que pour rien au monde je ne voudrais vivre ici… » se dit-il en s’intéressant de nouveau aux partitions.


     — Docteur, venez manger, je vous en prie ! l’appela à mi-voix la gouvernante.


     Il alla souper. La table était grande, avec une quantité de hors-d’œuvre et de vins, mais les convives n’étaient que deux : Christina Dmitrievna et lui. Elle buvait du madère, mangeait vite et parlait en le regardant à travers son pince-nez2 :


     — Les ouvriers sont très contents de nous. À la fabrique, nous avons chaque hiver des spectacles, ce sont les ouvriers qui jouent, il y a des lectures avec des lanternes magiques, ils ont un magnifique salon de thé, je crois qu’on ne peut pas faire mieux. Ils sont très attachés à nous, et lorsqu’ils ont appris que Lizanka allait plus mal, ils ont commandé un Te Deum. Ils sont sans instruction, mais pas dépourvus de sentiment.


     — On dirait qu’il n’y a aucun homme, chez vous, dit Koroliov.


     — Aucun. Piotr Nikanorytch est mort il y a dix-huit mois, et nous sommes restées seules. Nous vivons ainsi toutes les trois. Ici l’été, et l’hiver à Moscou, rue Polianka. Cela fait onze ans que je vis ici. J’y suis chez moi. 


     On leur servit du sterlet, des boulettes de viande de poulet et de la compote ; les vins étaient coûteux, des vins français.


     — Ne soyez pas gêné, docteur, je vous en prie, disait Christina Dmitrievna qui mangeait et s’essuyait la bouche avec son poing, on voyait qu’elle se trouvait très bien dans cette maison. Je vous en prie, mangez.


     Après le souper, on conduisit le docteur dans la chambre où un lit avait été préparé pour lui. Mais il n’avait pas sommeil, on étouffait dans la pièce, qui sentait la peinture ; il mit son pardessus et sortit.


     Dehors, il faisait frais ; l’aube commençait à poindre et, dans l’air humide, se détachaient nettement les cinq bâtiments avec leurs hautes cheminées, les baraques et les hangars. On ne travaillait pas, puisque c’était dimanche, les fenêtres n’étaient pas éclairées, seul un four brûlait encore dans l’un des cinq corps de bâtisse où deux fenêtres rougeoyaient et dont la cheminée crachait parfois des flammes en plus de la fumée. Dans le lointain, des grenouilles coassaient et un rossignol chantait.


     En regardant les bâtiments, et les baraques où dormaient les ouvriers, il lui vint une fois de plus à l’esprit ce qu’il pensait toujours en voyant des fabriques. C’était très bien, les spectacles pour les ouvriers, les lanternes magiques, les médecins attachés à l’usine et les diverses améliorations, néanmoins les ouvriers qu’il avait croisés aujourd’hui en venant de la gare ne se distinguaient en rien, à en juger par leur mine, de ceux qu’il voyait autrefois, enfant, lorsqu’il n’y avait pour eux ni spectacles ni améliorations. En médecin ayant une bonne expérience de douleurs chroniques dont la source était ignorée et incurable, il voyait les fabriques comme un malentendu dont la cause était également inconnue et insurmontable, et s'il ne jugeait pas inutiles les améliorations apportées à la vie des ouvriers, il les assimilait au traitement des maladies incurables.


     « Bien sûr qu’il y a là un malentendu, se disait-il en regardant les fenêtres empourprées : quinze cents à deux mille ouvriers travaillent sans prendre de repos, dans des conditions insalubres, pour fabriquer de mauvaises indiennes, ils mangent de la vache enragée, ils n’émergent de ce cauchemar qu’en allant parfois au cabaret ; le travail est surveillé par une centaine de personnes qui passent leur temps à coller des amendes, à engueuler de façon injuste, et il n’y a que deux ou trois personnes, ceux qu’on appelle les patrons, qui profitent des bénéfices sans faire quoi que ce soit et tout en ayant beaucoup de mépris pour les mauvaises indiennes. Mais quels sont les bénéfices, comment en jouissent-ils ? La Lialikov et sa fille sont malheureuses, elles font pitié, la seule à être pleinement satisfaite est Christina Dmitrievna, une vieille fille idiote portant un pince-nez2. Au total, ces bâtiments travaillent tous les cinq, et l’on vend de mauvaises indiennes sur les marchés orientaux5 à seule fin que Christina Dmitrievna puisse manger du sterlet et boire du madère. »


     Soudain résonnèrent les mêmes sons étranges déjà entendus avant le souper. Près d’un des bâtiments, quelqu’un martelait une plaque métallique, en assourdissant aussitôt le bruit, ce qui donnait de brefs et durs sons troubles, un peu comme « der… der… der… » Après une demi-minute de silence, les mêmes sons désagréables et saccadés vinrent d’un autre bâtiment, en plus graves, déjà, plus bas : « dreun… dreun… dreun… » Onze fois. C’étaient visiblement les veilleurs de nuit qui frappaient les coups de onze heures6.


     On entendit près du troisième bâtiment : « jak… jak… jak… » Et ainsi auprès de tous les bâtiments, puis des baraques et au portail. On aurait dit qu’au milieu du silence de la nuit, c’était le monstre aux yeux pourpres lui-même qui produisait ces sons, le démon qui, ici, commandait à tous, aux ouvriers comme aux patrons, et trompait les uns et les autres.


     Koroliov sortit de la cour, allant vers les champs.


     — Qui va là ? lui cria une voix rude au portail.


     « On se croirait en prison… » pensa-t-il, et il ne répondit pas.


     Ici, on entendait mieux les rossignols et les grenouilles, on percevait plus nettement la nuit de mai. Le bruit d’un train provenait de la gare ; ici et là, des coqs ensommeillés chantaient, mais la nuit était paisible, le monde dormait tranquillement. Loin de la fabrique, dans la campagne, s’empilaient des stères de bois, du matériau de construction. Koroliov s’assit sur des planches et poursuivit sa réflexion :


     « Seule la gouvernante se sent bien, ici, et la fabrique travaille pour elle. Mais c’est pure impression, elle n’est qu’un prête-nom. Celui pour qui tout se fait, ici, c’est le diable. »


     Pensant au diable, auquel il ne croyait pas, il regardait derrière lui les deux fenêtres où le feu brillait. Il lui semblait que, par ces yeux pourpres, c’était le diable lui-même qui le regardait, cette force mystérieuse qui avait établi les relations entre les puissants et les faibles, cette erreur grossière, à présent irréparable. La loi de la nature veut que le fort empêche le faible de vivre, mais cela ne se conçoit et ne trouve aisément place que dans un article de journal ou dans un manuel, car dans la bouillie dont est faite la vie ordinaire, mélangeant les multiples riens qui forment la trame des relations humaines, il n’y a plus de loi mais une absurdité logique à voir le fort et le faible tomber l’un et l’autre victimes de leurs relations mutuelles, se soumettant malgré eux à une mystérieuse force directrice extérieure à la vie et étrangère à l’homme. Ainsi pensait Koroliov, assis sur ses planches, et peu à peu s’installa en lui un état d’esprit lui faisant sentir cette force inconnue et mystérieuse tout près de lui et l’observant. Cependant, l’orient pâlissait de plus en plus, le temps passait avec rapidité. Pas âme qui vive aux alentours : les cinq bâtiments et les cheminées s’estompaient dans la grisaille de l’aube, ils n’avaient plus l’allure qui était la leur dans la journée ; on en oubliait qu’il y avait à l’intérieur des machines à vapeur, des installations électriques, des téléphones, on se mettait étrangement à penser aux habitations lacustres, à l’âge de pierre, on sentait la présence d’une force brute, inconsciente…


     Et l’on entendit de nouveau :


     « Der… der… der… der… »


     Douze fois. Puis un silence, un silence d’une demi-minute et, venant de l’autre extrémité de la cour :


     « Dreun… dreun… dreun… »


     « C’est terriblement désagréable ! » se dit Koroliov.


     « Jak… jak… résonna, saccadé, rude, comme mécontent, le bruit venant d’un troisième endroit. Jak… jak… »


     Égrener les douze coups de minuit prit en tout quatre minutes. Puis ce fut le silence ; on avait de nouveau l’impression que tout était mort aux alentours.


     Koroliov resta encore un peu assis, puis rentra à la maison, mais il attendit un long moment avant de se coucher. Dans les pièces voisines, on entendait des chuchotements, des claquements de babouches et des bruits de pieds nus.


     « Aurait-elle une nouvelle crise ? » se dit Koroliov.


     Il sortit voir la malade. Il faisait déjà jour dans les chambres, et dans la grande salle, un rai de soleil qui avait percé le brouillard tremblait sur un mur et sur le sol. La porte de la chambre de Liza était ouverte, la jeune fille était assise dans un fauteuil près du lit, en robe de chambre, emmitouflée d’un châle, les cheveux défaits. Les stores étaient baissés. 


     — Comment vous sentez-vous ? demanda Koroliov.


     — Je vous remercie.


     Il lui prit le pouls, puis arrangea les cheveux qui lui tombaient sur le front.


     — Vous ne dormez pas, dit-il. Il fait un temps magnifique, dehors, c’est le printemps, les rossignols chantent, et vous, vous restez assise dans l’obscurité, à réfléchir.


     Elle l’écoutait en le regardant bien en face ; ses yeux étaient tristes et intelligents, on voyait qu’elle voulait lui dire quelque chose.


     — Cela vous arrive souvent ? demanda-t-il. Elle remua les lèvres et répondit :


     — Souvent, oui. Je souffre presque toutes les nuits. 


     À ce moment, au-dehors, les veilleurs de nuit commencèrent à battre deux heures. Elle tressaillit en entendant : « Der… der… »


     — Ces bruits vous dérangent ? demanda-t-il.


     — Je ne sais pas. Ici, tout me dérange, répondit-elle, et elle devint pensive. Tout me dérange. J’entends de la sympathie dans votre voix, j’ai eu tout de suite l’impression en vous voyant, je ne sais pourquoi, de pouvoir parler de tout avec vous. 


     — Parlez, je vous en prie.


     — Je veux vous donner mon opinion. Il me semble que je ne suis pas malade, mais inquiète, et que j’ai peur parce que je dois avoir peur et qu’il ne saurait en être autrement. Même la personne ayant la meilleure santé ne peut pas ne pas s’inquiéter si, par exemple, un brigand rôde sous ses fenêtres. On me donne souvent des soins, poursuivit-elle en regardant ses genoux et en souriant timidement, j’en suis bien sûr très reconnaissante et je ne nie pas l’utilité des soins, mais je voudrais parler non pas avec un docteur, mais avec un proche, un autre qui me comprenne et sache me convaincre que j’ai raison ou que j’ai tort.


     — Vraiment, vous n’avez pas d’amis ? demanda Koroliov.


     — Je suis seule. J’ai bien ma mère, je l’aime, mais je suis tout de même seule. C’est le tour qu’a pris ma vie… Les gens solitaires lisent beaucoup mais disent et entendent peu de choses, leur vie est secrète ; ce sont des mystiques, et ils voient souvent le diable là où il n’est pas. La Tamara de Lermontov7 était solitaire et avait des visions du diable.


     — Et vous lisez beaucoup ?


     — Oui, beaucoup. Puisque tout mon temps est libre, du matin au soir. Je lis dans la journée, et la nuit j’ai la tête vide, des sortes d’ombres en guise de pensées.


     — Vous voyez quelque chose, la nuit ? demanda Koroliov. 


     — Non, mais je sens…


     Elle sourit de nouveau, leva les yeux sur le docteur et le regarda de ces yeux si tristes et si intelligents ; il lui sembla qu’elle avait confiance en lui, qu’elle voulait lui parler avec sincérité et qu’elle pensait comme lui. Mais elle se taisait, attendant peut-être qu’il parlât à son tour.


     Il savait qu’il fallait lui dire ; il était clair pour lui qu’elle devait quitter au plus vite les cinq bâtiments et le million qu’elle avait peut-être, abandonner ce diable qui la surveillait la nuit ; il était également clair pour lui qu’elle pensait de même et attendait seulement que quelqu’un en qui elle aurait confiance le lui confirmât. 


     Mais il ne savait pas comment le lui dire. Comment ? Il est gênant de demander à un condamné le motif de sa condamnation ; de même, il est parfois malaisé de demander à des gens très riches à quoi leur sert d’avoir tant d’argent, comment il se fait qu’ils emploient si mal leur richesse et qu’ils ne s’en séparent pas, même quand ils y voient la cause de leur malheur ; et lorsqu’on commence à parler de ces choses, cela donne habituellement une discussion qui s’étire à force de retenue pudique.


     « Comment le dire ? réfléchissait Koroliov. Et puis, faut-il le dire ? »


     Et il dit ce qu’il voulait dire, mais pas directement, par des voies détournées :


     — Propriétaire d’une fabrique et riche héritière, vous êtes contrariée, vous ne pensez pas avoir droit à tout cela, et cela fait que vous ne dormez pas ; c’est mieux, bien sûr, que si vous étiez très contente, dormiez à poings fermés et trouviez que tout va bien. Votre insomnie vous honore ; quoi qu’il en soit, c’est un bon signe. Effectivement, nos parents trouveraient que notre conversation est insensée ; la nuit, ils ne discutaient pas, ils dormaient à poings fermés, alors que nous, les gens de notre génération, nous dormons mal, nous souffrons, nous parlons beaucoup et passons notre temps à nous demander si nous avons raison ou pas. Et pour nos enfants et nos petits-enfants, cette question – avoir ou non raison – sera résolue. Ils y verront plus clair que nous. La vie sera belle dans cinquante ans, dommage seulement que nous ne puissions vivre jusque-là. Ce serait intéressant à voir.


     — Que feront donc nos enfants et nos petits-enfants ? demanda Liza.


     — Je ne sais pas… Sans doute qu’ils laisseront tout tomber et partiront.


     — Pour aller où ?


     — Où ? Mais où bon leur semblera, dit Koroliov en se mettant à rire. Ce ne sont pas les endroits où aller qui manquent, pour quelqu’un de bon et d’intelligent.


     Il regarda sa montre.


     — Mais le soleil s’est levé, en attendant, dit-il. Il faut que vous dormiez. Déshabillez-vous et dormez tant que vous voudrez. Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance, poursuivit-il en lui serrant la main. Vous êtes une bonne et intéressante personne. Bonne nuit !


     Il rentra dans sa chambre et se coucha.


     Le lendemain matin, lorsque sa voiture fut amenée, tout le monde sortit pour le raccompagner. Liza était en tenue de fête, en robe blanche avec une fleur dans les cheveux ; pâle, alanguie, elle le regardait comme la veille, d’un œil triste et intelligent, elle souriait et parlait, ayant toujours l’air de vouloir lui dire quelque chose de particulier, d’important – à lui et à lui seul. On entendait le chant des alouettes et le carillon des cloches de l’église. Les fenêtres des bâtiments de la fabrique brillaient gaiement et, en traversant la cour et ensuite en chemin vers la gare, Koroliov ne se souvenait plus ni des ouvriers, ni des habitations lacustres, ni du diable, il pensait au temps à venir, peut-être proche, où la vie serait aussi lumineuse et joyeuse que cette paisible matinée de dimanche ; il se disait aussi qu’il était bien agréable, par une telle matinée de printemps, d’aller dans une bonne calèche emmenée par une troïka, en se chauffant au soleil.







     

Notes


  1. Divers rappels : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre ; une troïka est ici un équipage de trois chevaux.Une datcha est une maison de campagne, souvent en bois.
  2. En français dans le texte.
  3. Prénom + patronyme, appellation polie.
  4. dans le texte russe : sans race…
  5. Ce qui devient étrangement « sur les marchés d’Occident » dans la Pléiade…
  6. De même que le grésillement des fils du télégraphe, cette image sonore nocturne est très fréquente chez l’auteur. Le veilleur de nuit frappe sur une planchette de bois, ou de métal, comme ici.
  7. Allusion au grand poème de Lermontov, Le Démon.

mercredi 21 avril 2021

L'Épouse (Anton Tchékhov)

      Ce court récit parut en 1895 dans le premier recueil de la « Société des amateurs de littérature russe », L’Initiative. C’était une commande de ladite Société, qui dut ennuyer un peu Tchékhov, occupé à l’automne 1894 à écrire la nouvelle Trois années. L’auteur rapprochait son ton de celui de la nouvelle Ariane – mais il y a tout à la fin de ce dernier récit une exhortation qui renverse la perspective, alors qu’ici, la dernière ironie est comme une flèche ultime.   

     Tchékhov s’était inspiré, selon son frère cadet et biographe Mikhaïl Pavlovitch, des déboires conjugaux d’un certain A. A. Sabline, directeur des finances de Iaroslav. Ce petit texte plut beaucoup à Tolstoï, qui le mettait dans la « première catégorie » des récits et nouvelles de Tchékhov : ceux qu’il aimait. Le texte fit sensation, il fut apprécié mais aussi critiqué pour son « naturalisme » et son âpreté inhabituelle chez l’auteur.





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     « Je vous ai demandé de ne pas ranger mon bureau, disait Nikolaï Ievgrafytch1. Après vos rangements, pas moyen de retrouver quoi que ce soit. Où est le télégramme ? Où l’avez-vous flanqué ? Veuillez le chercher. Ça vient de Kazan et c’est daté d’hier. »


     Pâle, très mince, la mine indifférente, la femme de chambre trouva quelques télégrammes dans la corbeille sous le bureau et les tendit sans rien dire au docteur ; mais c’étaient des télégrammes de gens de la ville, de patients. On chercha ensuite au salon et dans la chambre d’Olga Dmitrievna2. 


     Il était minuit passé. Nikolaï Ievgrafytch savait que sa femme ne rentrerait que plus tard, pas avant cinq heures. Il ne lui faisait pas confiance et, lorsqu’elle était longue à rentrer, il ne dormait pas et souffrait en l’attendant, tout en ressentant pour elle un mépris qui s’étendait à son lit, sa glace, ses bonbonnières, ainsi qu’à ces muguets et à ces jacinthes qu’un quidam lui envoyait tous les jours et qui répandaient dans toute la maison une odeur doucereuse, comme chez la fleuriste. Lors de pareilles nuits, il devenait mesquin, capricieux, susceptible, et ce télégramme reçu de son frère la veille, à présent il croyait en avoir le plus grand besoin, bien qu’il sût que, dans ce télégramme, on lui souhaitait simplement bonne fête.


     Dans la chambre de sa femme, il découvrit sur la table, sous une boîte contenant du papier à lettres, un télégramme, et y jeta rapidement un coup d’œil. Il était adressé à sa belle-mère, pour qu’elle le transmît à Olga Dmitrievna, venait de Monte-Carlo et était signé : Michel3… Le docteur n’y comprit pas un traître mot car il était rédigé dans une langue étrangère, en anglais, apparemment.


     « Qui est ce Michel ? Pourquoi cela vient-il de Monte-Carlo ? Pourquoi est-ce envoyé à ma belle-mère ? »


     Ses sept années de vie conjugale l’avaient habitué à soupçonner, à deviner, à s’y retrouver dans les preuves, et l’idée lui avait à plusieurs reprises traversé la tête qu’il pourrait à présent, grâce à cette pratique domestique, faire un parfait limier. Ayant commencé, dans son cabinet, à réfléchir, il se revit aussitôt à Pétersbourg avec sa femme, un an et demi auparavant, en train de déjeuner chez Cubat4 avec un camarade de classe, ingénieur des voies de communication ; lequel ingénieur leur avait présenté un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans qui s’appelait Mikhaïl Ivanytch. Son nom de famille était court et un peu étrange : Riss. Deux mois plus tard, le docteur avait vu dans l’album de sa femme la photo du jeune homme avec cette dédicace en français : « En souvenir du présent et dans l’espoir du futur » ; puis il l’avait rencontré une ou deux fois chez sa belle-mère… C’était à l’époque, justement, où sa femme avait commencé à s’absenter fréquemment et à rentrer à quatre ou cinq heures du matin, ainsi qu’à lui réclamer sans cesse le passeport qu’il lui refusait5, et c’était la guerre chez eux durant des jours entiers, à tel point qu’il en avait honte à cause des domestiques.


     Six mois plus tôt, ses confrères étaient arrivés à la conclusion qu’il avait un début de phtisie et lui avaient conseillé de tout plaquer et de partir pour la Crimée. L’ayant appris, Olga Dmitrievna avait fait semblant d’être très effrayée ; elle s’était mise à cajoler son mari et à essayer de le convaincre que la Crimée était ennuyeuse et qu’il y faisait froid, il serait mieux à Nice, elle l’accompagnerait et serait aux petits soins pour lui, le choierait et veillerait à sa tranquillité…


     Il comprenait à présent pourquoi sa femme tenait tant à Nice : son Michel3 habitait à Monte-Carlo.


     Il prit un dictionnaire anglais-russe et, traduisant les mots et les interprétant, il en arriva peu à peu à la phrase suivante : « Bois à la santé de ma bien-aimée chérie, embrasse un millier de fois petit pied. Attends arrivée avec impatience. » Il vit le rôle pitoyable et ridicule qu’il aurait tenu en acceptant de partir à Nice avec sa femme, en fut blessé presque à en pleurer et se mit, en proie à une forte émotion, à arpenter toutes les pièces. Sa fierté s’indignait, et une répugnance plébéienne bouillonnait en lui. Serrant les poings et grimaçant de dégoût, il se demandait comment lui, fils d’un pope de village, boursier, homme direct et rude, chirurgien de profession, comment il avait pu se faire esclave et se soumettre aussi honteusement à cette créature faible, nulle, vénale et vile !


     « Petit pied ! marmonnait-il en chiffonnant le télégramme. Petit pied ! »


     De l’époque où, tombé amoureux, il avait fait sa demande, il gardait seulement le souvenir de cheveux longs et parfumés, d’une masse de dentelles douces et d’un petit pied, un pied effectivement très petit et mignon ; à présent, des étreintes anciennes il ne conservait, sur les mains et la figure, que la sensation de la soie et des dentelles – rien d’autre. Rien, en oubliant les crises de nerfs, les glapissements, les reproches, les menaces et les mensonges, les mensonges impudents et perfides… Il se souvint que chez son père, au village, il arrivait qu’un oiseau venu du dehors entrât par mégarde dans la maison en volant, pour se mettre à battre avec frénésie contre les carreaux et à renverser les affaires ; de même cette femme, venue d’un milieu complètement étranger au sien, était entrée en coup de vent dans sa vie pour y semer un véritable chaos. Les meilleures années de sa vie s’étaient écoulées comme en enfer, ses espoirs de bonheur étaient fracassés et éparpillés, il n’avait plus de santé, son logis était aménagé comme celui d’une vulgaire cocotte et, sur les dix mille roubles qu’il gagnait chaque année, il n’arrivait jamais à en envoyer ne fût-ce que dix à la veuve du pope, sa mère, et il était endetté pour une quinzaine de milliers de roubles en billets à ordre. Il avait l’impression que si une bande de brigands s’était installée chez lui,  sa vie n’eût pas été aussi irrémédiablement détruite, sans espoir, qu’avec cette femme. 


     Il se mit à tousser et à haleter. Il lui aurait fallu se mettre au lit et se réchauffer, mais il ne le pouvait pas, il continuait à aller et venir dans l’appartement, ou s’asseyait à son bureau et griffonnait nerveusement sur une feuille de papier, écrivant machinalement : « Essai de plume… Petit pied »…


     Vers cinq heures, il faiblit et commença à s’accuser lui-même d’être responsable de tout, il se disait à présent que, mariée à quelqu’un d’autre capable d’exercer sur elle une bonne influence, Olga Dmitrievna aurait peut-être pu – qui sait ? – devenir en fin de compte une femme bonne et honnête ; lui était un piètre psychologue ne connaissant pas l’âme féminine, de plus quelqu’un de peu d’intérêt, de grossier…


     « Il me reste peu de temps à vivre, pensait-il, je suis un cadavre et ne dois pas gêner les vivants. Au fond, à présent, il serait bizarre et stupide de chercher à faire valoir mes droits, on se demande lesquels. Je vais avoir une explication avec elle, qu’elle rejoigne qui elle veut… Je lui accorderai le divorce, et à mes torts… »


     Olga Dmitrievna arriva enfin et entra comme elle était, en mantelet, en chapeau et en caoutchoucs, dans le cabinet de son mari pour aller s’abattre dans un fauteuil. 


     — Ce gamin dégoûtant, ce gros moutard, dit-elle en haletant avant de se mettre à sangloter. C’est même malhonnête, c’est une saleté – elle tapa du pied. Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas !    


     — De quoi s’agit-il ? s’enquit Nikolaï Ievgrafytch en s’approchant d’elle.


     — C’est l’étudiant Azarbiékov, il m’accompagnait et a perdu mon sac, et il y avait dedans quinze roubles. Je l’avais emprunté à maman.


     Elle pleurait pour de bon, comme une petite fille, ses larmes mouillaient même ses gants en plus de son mouchoir.


     — Qu’est-ce qu’on y peut ? soupira le docteur. Il l’a perdu, eh bien, il l’a perdu, c’est tout. Calme-toi, il faut que je te parle.


     — Je ne suis pas millionnaire, pour me fiche de l’argent comme ça. Il dit qu’il me les rendra, mais je n’y crois pas, il est pauvre…


     Son mari la pria de se calmer et de l’écouter, mais elle continuait à parler de l’étudiant et de ses quinze roubles perdus.


     — Ah, je t’en donnerai vingt-cinq demain, mais tais-toi, s’il te plaît ! dit-il avec irritation.


     — Il faut que je me change ! pleura-t-elle. Je ne peux tout de même pas avoir une discussion sérieuse en pelisse ! Que c’est étrange !


     Il lui enleva sa pelisse et lui retira ses caoutchoucs, en sentant l’odeur du vin blanc, ce vin qu’elle aimait boire en mangeant des huîtres (tout écervelée qu’elle fût, elle mangeait et buvait beaucoup). Elle alla chez elle et revint peu après, s’étant changée et poudrée, les yeux éplorés, s’assit et disparut entièrement dans sa légère robe de chambre tout en dentelles, et dans la masse de ces ondulations roses, son mari distinguait seulement ses cheveux qui flottaient, et son petit pied dans sa pantoufle.


     — De quoi veux-tu me parler ? demanda-t-elle en se balançant dans le fauteuil.


     — Voici ce que j’ai lu par inadvertance… dit le docteur en lui tendant le télégramme.


     Elle le parcourut et haussa les épaules.


     — Eh puis ? dit-elle en se balançant plus fort. Ce sont des vœux ordinaires de Nouvel An, rien de plus. Il n’y a rien de secret là-dedans.


     — Tu comptes sur mon ignorance de l’anglais. Seulement, j’ai un dictionnaire. Ce télégramme est de Riss, il boit à la santé de sa bien-aimée et t’embrasse un millier de fois. Mais laissons, laissons cela… se hâta de poursuivre le docteur. Je n’ai nullement l’intention de te faire des reproches ou une scène. Des scènes et des reproches, il y en a eu assez, il est temps d’y mettre fin… Voilà ce que je veux te dire : tu es libre et tu peux vivre comme tu l’entends.


     Ils se turent. Elle se mit à pleurer sans bruit.


     — Je t’affranchis de la nécessité de feindre et de mentir, reprit Nikolaï Ievgrafytch. Si tu aimes ce jeune homme, eh bien aime-le ; si tu veux aller le rejoindre à l’étranger, fais-le. Tu es jeune et en bonne santé tandis que moi je suis déjà un infirme, il me reste peu de temps à vivre. Bref… tu me comprends.


     L’émotion l’empêchait de continuer. Pleurant et parlant de cette voix que l’on prend pour s’apitoyer sur soi-même, Olga Dmitrievna reconnut qu’elle aimait Riss, qu’elle s’était promenée avec lui à la campagne et l’avait rejoint dans sa chambre d’hôtel, et qu’elle était en effet fort désireuse d’aller maintenant à l’étranger.


     — Tu vois, je ne cache rien, dit-elle en soupirant. Je t’ai ouvert mon cœur. Et je te supplie une nouvelle fois, sois généreux, donne-moi mon passeport !


     — Je te répète que tu es libre.


     Elle vint s’asseoir plus près de lui pour scruter l’expression sur son visage. Elle ne le croyait pas et voulait maintenant connaître ses pensées secrètes. Elle ne faisait jamais confiance à personne et soupçonnait toujours, derrière les intentions les plus nobles, des motifs bas et vils, des fins égoïstes. Et tandis qu’elle le dévisageait avec curiosité, il lui sembla voir une lueur verte s’allumer dans ses yeux, comme dans ceux d’une chatte. 


     — Quand aurai-je mon passeport ? demanda-t-elle doucement.


     Il eut brusquement envie de répondre « jamais », mais se retint et dit :


     — Quand tu veux.


     — Je partirai seulement pour un mois.


     — Tu vas rejoindre Riss pour toujours. Je t’accorderai le divorce en prenant les torts sur moi, Riss pourra t’épouser.


     — Mais je ne veux pas du tout divorcer, répliqua vivement Olga Dmitrievna, marquant de l’étonnement. Je ne te demande pas le divorce ! Donne-moi mon passeport, un point c’est tout.


     — Mais pourquoi ne veux-tu pas divorcer ? demanda le docteur, commençant à se fâcher. Tu es une femme étrange. Drôlement étrange ! Si tu es éprise pour de bon, et s’il t’aime aussi, alors, dans votre situation, il n’y a rien de mieux pour vous deux que le mariage. Se peut-il que tu en sois encore à hésiter entre le mariage et l’adultère ?


     — Je vois clair en vous, dit-elle en s’écartant de lui, et son visage prit une expression méchante et vindicative. Parfaitement clair. Vous en avez assez de moi et vous voulez simplement vous débarrasser de moi, m’imposer ce divorce. Merci bien, je ne suis pas aussi idiote que vous le pensez. Je n’accepterai pas de divorcer, et je ne vous quitterai pas, non, je ne vous quitterai pas, je ne vous quitterai pas ! Premièrement, je ne veux pas perdre ma condition, poursuivit-elle rapidement, comme si elle craignait qu’on la fît taire ; deuxièmement, j’ai vingt-sept ans et Riss vingt-trois : d’ici un an, il se lassera de moi et me larguera. Et troisièmement, je ne garantis pas que mon engouement actuel durera longtemps… Voilà pour vous ! Je ne vous quitterai pas.


     — Alors je te chasserai ! cria Nikolaï Ievgrafytch. Je te chasserai, femme vile, infâme créature !


     — C’est ce que nous verrons, monsieur6 !


     Il faisait jour depuis un bon moment, dehors, mais le docteur, toujours à son bureau, jouait de son porte-mine sur la feuille de papier, écrivant machinalement : 


     « Cher monsieur… Petit pied… »


     Ou alors il se remettait à déambuler et s’arrêtait, au salon, devant une photographie prise sept ans plus tôt, juste après leur mariage, et la contemplait longuement. C’était une photo de famille : son beau-père, sa belle-mère, son épouse Olga Dmitrievna, alors âgée de vingt ans, et lui-même, le jeune et heureux mari. Son beau-père, glabre, gonflé par l’hydropisie, conseiller secret7 rusé et cupide ; sa belle-mère, dame corpulente aux traits fins et carnassiers comme ceux d’un putois, aimant sa fille à la folie et lui venant en aide à tout propos ; la fille étranglerait-elle quelqu’un, sa mère se contenterait, sans rien lui dire, de la mettre à l’abri de sa robe. Olga Dmitrievna avait les mêmes traits fins et carnassiers, mais lui donnant une expression plus prononcée et plus hardie que celle de sa mère ; ce n’était plus un putois, mais une bête sauvage plus grosse ! Et lui, Nikolaï Ievgrafytch, sur cette photographie, il a tellement l’air d’un bon petit gars, d’un joyeux luron un peu niais ; un sourire débonnaire de séminariste s’est répandu sur sa figure, il croit naïvement que cette bande de carnassiers, au milieu de laquelle le destin l’a poussé, va lui procurer poésie et bonheur, et tout ce dont il rêvait lorsque, étudiant, il chantait : « Sans amour, une jeune vie trépasse8 »…


     Et il se redemandait avec perplexité comment lui, fils d’un pope de village, boursier, homme simple, direct et rude, chirurgien de profession, comment il avait bien pu avoir la faiblesse de s’abandonner aux mains de cette créature nulle et fausse, de cet être vil et mesquin, d’une nature si étrangère à la sienne.


     Alors qu’à onze heures il passait sa redingote pour aller à l’hôpital, la femme de chambre entra dans son cabinet.


     — Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.


     — Madame est levée, elle demande9 les vingt-cinq roubles que vous lui avez promis tantôt.









Notes


  1. Abréviation de Ievgrafovitch, fils de Ievgraf – prénom d’origine grecque. Plus loin, Ivanytch sera mis pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  2. Fille de Dmitri. Le patronyme est formé différemment pour les filles : avec un adjectif d’appartenance, ce qui raconte bien des choses…
  3. En français dans le texte. Transcrit en russe deux-trois lignes plus bas.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Cubat
  5. Déjà rencontré à plusieurs reprises dans des textes de Tchékhov*… Le mari est bien le « chef de famille » à cette époque !
    * Voir par exemple :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/300917/ma-femme-anton-tchekhov
  6. Toujours le « monsieur » indiqué, ici ironiquement, par une simple initiale sifflée.
  7. Troisième rang du tchin, haut fonctionnaire.
  8. Chanson d’étudiant (« Notre vie est courte ») déjà mentionnée, deux ans plus tôt, dans la nouvelle Les Voisins :
     
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/241217/les-voisins-anton-tchekhov
  9. Dans la phrase en russe, les verbes sont mis au pluriel, par déférence.