samedi 31 octobre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 14

 Premier rendez-vous


     


     Lorsqu’Ostap, revenu à l’hôtel « Carlsbad » – et s’étant reflété un nombre incalculable de fois dans les glaces du vestibule, de l’escalier et des couloirs de l’hôtel, ces ornements tellement prisés par les établissements de ce genre – entra dans sa chambre, il fut troublé par le désordre régnant dans la pièce. Un des fauteuils en peluche rouge était renversé, exhibant ses pieds courts et ses dessous de jute dépourvus de charme. La nappe de velours à franges avait glissé de la table. Même le tableau L’apparition du Christ au peuple était de travers, ce qui lui faisait perdre une grande part de l’intention édifiante qui avait été celle du peintre. Venant du balcon, le souffle frais des bateaux à vapeur déplaçait les billets de banque épars sur le lit. L’ étui à  cigarettes Caucase en fer gisait au milieu des billets. Sans un mot, accrochés l’un à l’autre et leurs jambes lançant des ruades, Panikovski et Balaganov gigotaient par terre, sur le tapis. 


     Le Grand Combinateur enjamba avec dégoût les lutteurs et sortit sur le balcon. D’en bas, sur le boulevard, montait le murmure des promeneurs écrasant le gravier sous leurs pieds, ainsi que le souffle harmonieux d’un orchestre symphonique survolant les érables noirs. Dans les profondeurs obscures du port, un navire frigorifique en construction faisait fièrement étalage de ses feux et cliquetait de tout son métal. Au-delà de la jetée un vapeur mugissait, demandant quelque chose, sans doute l’autorisation d’entrer dans le port.


     Rentrant dans la chambre, Ostap vit les frères de lait assis par terre l’un en face de l’autre et se poussant l’un l’autre de la main avec lassitude en marmonnant : « Pour qui tu te prends ? »


     « Vous n’avez pas pu partager ? » demanda Bender en tirant le rideau.


     Panikovski et Balaganov sautèrent sur leurs pieds et se mirent à raconter l’affaire. Chacun des deux s’attribuait tout le mérite et noircissait le rôle de l’autre. De façon très contradictoire, chacun des deux oubliait les détails fâcheux le concernant et s’étendait par contre avec prolixité sur tout ce qui mettait en valeur son courage et son adresse. 


     — En voilà assez ! dit Ostap. Ne frappez pas le parquet avec vos calvities. Je vois bien le tableau de la bataille. Il y avait donc une jeune fille avec lui, dites-vous ? C’est une bonne chose. Ainsi, un petit employé a sur lui tout bonnement… Je crois que vous avez déjà compté ? Ça faisait combien ? Oh oh ! Dix mille ! Vingt ans de salaire, pour cet employé modèle de Koreïko. Un spectacle divin, comme disent les écrivains d’avant-garde. Mais je vous ai interrompu ? Vous étiez très occupé, par terre… Vous partagiez l’argent ? Continuez, continuez, je vais regarder.


     — Je voulais faire ça honnêtement, dit Balaganov en ramassant l’argent sur le lit. De façon juste, égale. Deux mille cinq cents à chacun. 


     Ayant réparti les billets en quatre tas, il s’écarta d’un air modeste en disant :


     — Vous, moi, lui et Kozlewicz.


     — Très bien, observa Ostap. Voyons maintenant comment Panikovski voit le partage, il a visiblement son avis là-dessus.


     En restant à sa première idée, Panikovski se mit au travail avec beaucoup d’entrain. Penché sur le lit, il remuait ses grosses lèvres, humectait ses doigts et déplaçait sans arrêt les billets, comme s’il disposait les cartes d’une grande réussite. À la suite de ces manipulations, trois piles s’étaient formées sur la couverture : une grande, formée de billets neufs et propres, une deuxième aussi grande mais composée de billets un peu plus usés, et enfin la troisième, petit tas de billets très sales.


     — Vous et moi, quatre mille chacun. Deux mille pour Balaganov, qui ne les mérite même pas.


     — Et Kozlewicz ? demanda Balaganov, fermant les yeux de colère.


     — Pourquoi donner quelque chose à Kozlewicz ? glapit Panikovski. C’est du vol ! Qui est donc ce Kozlewicz, pour qu’on partage avec lui ? Je ne connais pas de Kozlewicz.


     — C’est tout ? demanda le Grand Combinateur.


     — C’est tout, répondit Panikovski sans quitter des yeux le tas de billets propres. Comment peut-il être question de Kozlewicz à l’heure actuelle ?


     — À présent, c’est moi qui vais faire le partage, dit Ostap en patron.


     Sans se presser, il fit un seul tas des billets, les replaça dans l’étui en fer et mit ce dernier dans la poche de son pantalon blanc. 


     — Cet argent, conclut-il, sera immédiatement restitué au citoyen Koreïko, victime du vol.    Cet emploi de l’argent vous plaît-t-il ?


     — Pas du tout, laissa échapper Panikovski.


     — Cessez vos plaisanteries Bender. Il faut partager équitablement.


     — Pas question, dit froidement Ostap. D’ailleurs, à minuit passé, je n’ai aucune envie de plaisanter avec vous. 


     Panikovski leva les bras au ciel, exhibant ses mains violacées de vieillard. Il regarda avec effroi le Grand Combinateur et se mit dans un coin sans rien dire. Seule la dent en or du violateur de la convention lançait de temps en temps un éclair.


     Comme brûlé par le soleil, le visage de Balaganov se couvrit de sueur d’un coup.


     — Nous aurions travaillé pour rien ? dit-il en soufflant fort. Ce n’est pas possible. Expliquez-nous… ça.


     — À vous, le fils préféré du lieutenant Schmidt, dit poliment Ostap, je ne puis que répéter ce que je vous ai dit à Arbatov. Je respecte le Code pénal. Je ne suis pas un monte-en-l’air mais un militant engagé de la cause financière. Dévaliser les gens n’entre pas dans ma liste de quatre cents façons honnêtes de prélever de l’argent, cela ne cadre pas. Par ailleurs, ce ne sont pas dix mille roubles qui nous ont fait venir ici. Il m’en faut au moins cinq cent mille.


     — Pourquoi nous avoir envoyés, alors ? demanda Balaganov en se refroidissant. Nous  nous sommes donné de la peine. 


     — Autrement dit, vous demandez à votre honorable capitaine s’il savait ce qu’il faisait en lançant la dernière opération ? Je vous réponds que oui, je le savais. En fait…


     À cet instant, dans le coin, la dent en or s’éteignit. Panikovski déplia sa carcasse, baissa la tête et, hors de lui, se jeta sur Ostap en criant : « Pour qui tu te prends ? »


     Sans changer de posture et sans même tourner la tête, le Grand Combinateur renvoya d’un coup de poing caoutchouteux le violateur de la convention déchaîné dans son coin et poursuivit :


     — En fait, Choura, c’était une vérification. Dix mille roubles ont été trouvés dans la poche d’un employé ayant un salaire mensuel de quarante roubles, ce qui est un peu étrange et nous donne de grandes chances, nous permet d’espérer gagner le gros lot, comme disent les amateurs de courses. Cinq cent mille roubles, c’est incontestablement un gros lot. Et voici comment nous allons le gagner. Je vais rendre les dix mille à Koreïko, il les prendra. J’aimerais bien voir celui qui ne reprendra pas son bien. Et c’est bien ce qui le perdra. Son avidité. Au moment même où il avouera sa richesse, je la lui prendrai de mes mains nues. En homme intelligent, il comprendra qu’une part, c’est moins que le tout, et il me donnera cette part de peur de tout perdre. Et c’est là, Choura qu’apparaîtra la petite assiette au liseré…


     — C’est juste ! s’exclama Balaganov. 


     Panikovski pleurait dans son coin.


     — Rendez-moi mon argent, zézayait-il. Je suis sans le sou ! Ça fait un an que je n’ai pas pris de bain. Je suis vieux. Les jeunesses ne m’aiment pas.


     — Adressez-vous à la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle, dit Bender. Ils pourront peut-être vous aider.


     — Personne ne m’aime, poursuivit Panikovski en frissonnant.


     — Et pourquoi faudrait-il vous aimer ? Les jeunes femmes n’aiment pas les gens comme vous. Elles aiment les jeunes gens aux longues jambes et pas incultes sur le plan politique. Vous, vous mourrez bientôt et personne n’écrira dans le journal à votre sujet : « Encore un qui s’est tué à la tâche. » Et nulle belle veuve aux yeux persans ne viendra s’asseoir à côté de votre tombe. Pas plus que des enfants éplorés ne demanderont : « Papa, papa, nous entends-tu ? »


     — Ne parlez pas ainsi ! cria Panikovski, épouvanté. Je vous enterrerai tous. Vous ne connaissez pas Panikovski. Panikovski pourra encore vous vendre et vous acheter tous. Rendez-moi mon argent.


     — Répondez plutôt à cette question : allez-vous, oui ou non, être à mon service ? C’est la dernière fois que je vous le demande.


     — Oui, répondit Panikovski en essuyant ses lentes larmes de vieillard.





     Nuit, nuit, nuit. La nuit s’étendait sur le pays tout entier. 


      Dans le port de Tchernomorsk, les grues tournaient avec aisance, plongeaient leurs câbles d’acier dans la profondeur des cales des navires étrangers et se retournaient pour poser sur le quai avec précaution, avec une tendresse féline, les caisses en pin contenant l’équipement destiné au Trust de construction des tracteurs. Des lueurs roses de comètes s’échappaient des hautes cheminées des usines de briques en silicate. Les amas d’étoiles du Dniéprostroï, de Magnitogorsk et de Stalingrad flamboyaient. Au nord se leva l’étoile de Poutilov-la-rouge, suivie d’une multitude d’étoiles de première grandeur. C’étaient des fabriques, des combinats, des centrales électriques, des chantiers. Le Plan quinquennal tout entier brillait de tous ses feux, éclipsant le vieux ciel qu’avaient connu les Égyptiens.


     Et le jeune homme qui s’éternisait au club ouvrier avec sa bien-aimée allumait précipitamment la carte électrifiée du Plan quinquennal et chuchotait :


     — Regarde la lumière rouge, là. Ce sera l’usine sibérienne de construction de moissonneuses-batteuses, nous irons là-bas. Tu veux bien ?


     Et la bien-aimée riait doucement en dégageant ses mains.


      Nuit, nuit, nuit. La nuit, on l’a dit, s’étendait sur le pays tout entier. Le monarchiste Khvorobiov gémissait dans son sommeil, rêvant d’une énorme carte du syndicat. L’ingénieur Talmudovski ronflait sur la couchette du haut, dans le train Kharkov–Rostov, cette dernière l’attirant par la perspective d’un meilleur salaire. Les gentlemen américains voguaient sur les grandes vagues de l’Atlantique, ramenant dans leur patrie une splendide recette de samogone de blé. Vassisouali Lokhankine se tournait et se retournait sur son canapé, frottant légèrement de la main ses parties meurtries. Sinitski, le vieux faiseur de rébus, gaspillait l’électricité en composant pour la revue La gazette de la plomberie une énigme en images intitulée : « Où est le président dans cette assemblée générale du personnel, réunie pour élire le Comité de la section syndicale  de la station de pompage ? » Tout en s’efforçant de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller Zossia. Polykhaïev était couché avec Sierna Mikhaïlovna. D’autres Herculéens dormaient d’un sommeil agité dans diverses parties de la ville. Alexandre Ivanovitch Koreïko ne parvenait pas à s’endormir, travaillé par la pensée de sa richesse.  Sans cette richesse, il eût dormi paisiblement.  On sait déjà ce que faisaient Bender, Balaganov et Panikovski. Kozlewicz, le propriétaire et chauffeur de l’« Antilope-Gnou » est le seul dont on ne parlera pas pour l’instant , bien qu’il lui fût arrivé un malheur d’une nature extrêmement délicate.


     Tôt le matin, Bender ouvrit sa sacoche d’obstétricien, en retira une casquette de milicien aux armes de la ville de Kiev et, l’ayant mise dans sa poche, se rendit chez Alexandre Ivanovitch Koreïko. En chemin, il taquina les laitières — puisque c’était déjà l’heure de ces femmes pleines de ressources, tandis que celle des employés n’avait pas encore sonné – en fredonnant les paroles d’une romance : « Et la joie du premier rendez-vous ne fait plus battre mon sang. » Le Grand Combinateur trichait un peu. Le premier rendez-vous avec l’employé millionnaire l’excitait. En entrant dans l’immeuble N°16 de la « Petite Tangente », il se mit sur la tête la casquette officielle  et frappa à la porte en fronçant les sourcils.


     Alexandre Ivanovitch se tenait au milieu de la chambre. Il était en maillot de corps et avait eu le temps de passer son pantalon de petit employé. La pièce était meublée avec la pauvreté exemplaire en usage avant la révolution dans les orphelinats et les institutions de ce genre placées sous le patronage de l’impératrice Maria Fiodorovna. Trois objets s’y trouvaient : un petit lit en fer comme à l’infirmerie, une table-buffet de cuisine aux portes munies de loquets semblables à ceux qui ferment les cabinets à la campagne et une chaise de style viennois tout écaillée. Dans un coin, par terre, se voyaient des haltères et  deux gros poids à soulever, plaisir d’haltérophile.


     À la vue du milicien, Alexandre Ivanovitch avança d’un pas pesant.


     — Le citoyen Koreïko ? demanda Ostap avec un sourire radieux.


     — C’est moi, répondit Alexandre Ivanovitch en montrant pareillement le plaisir que lui valait cette rencontre avec un représentant des autorités.


     — Alexandre Ivanovitch ? s’enquit Ostap avec un sourire encore plus radieux.


     — Exactement, confirma Koreiko en se montrant joyeux du plus qu’il pouvait.


     Après cela, il ne restait plus au Grand Combinateur qu’à s’asseoir sur la chaise de style viennois en affichant un sourire surnaturel. L’ayant fait, il regarda Alexandre Ivanovitch. Mais l’employé millionnaire, avec effort, fit apparaître sur son visage quelque chose d’étonnant : un mélange d’attendrissement, d’enthousiasme, de ravissement et d’adoration muette. Le tout sur le compte de cette heureuse rencontre avec un représentant des autorités. 


     Cette succession de sourires émus allant crescendo rappelait un manuscrit du compositeur Franz Liszt, écrivant sur la première page « rapidement », sur le deuxième « très rapidement », sur la troisième « très très rapidement », sur la quatrième « le plus rapidement possible » et néanmoins sur la cinquième « encore plus rapidement ».


     Voyant que Koreïko en était déjà à la cinquième page et qu’il n’y avait pas moyen de pousser plus loin la compétition, Ostap en vint au fait.


     — C’est une mission qui m’amène chez vous, dit-il en adoptant un ton sérieux.


     — Je vous en prie, je vous en prie, dit Alexandre Ivanovitch en cessant lui aussi de sourire.


     — Nous avons de quoi vous faire plaisir.


     — Je suis curieux de l’apprendre.


     Avec une infinie tristesse, Bender fouilla dans sa poche. Koreïko l’observait en faisant une tête d’enterrement. L’étui à  cigarettes Caucase en fer apparut. Mais l’exclamation de surprise qu’attendait Ostap ne se produisit pas. Le millionnaire clandestin regardait la boîte avec une totale indifférence. Ostap en sortit l’argent, le recompta soigneusement et poussa les billets vers Alexandre Ivanovitch en disant :


     — Dix mille tout rond. Ayez l’obligeance de me faire un reçu. 


     — C’est une erreur, camarade, dit très doucement Koreïko. Qu’est-ce que c’est que ces dix mille ? Et quel reçu ?


     — Comment ça, quel reçu ? On vous a bien dévalisé, hier ?


     — Personne ne m’a dévalisé.


     — On ne vous a pas dévalisé ? s’énerva Ostap. Hier, au bord de la mer. On vous a pris dix mille. On a arrêté les voleurs. Faites-moi le reçu.


     — Non, ma parole, personne ne m’a rien pris, dit Koreïko, un rayon de soleil passant comme un éclair sur son visage. Il s’agit clairement d’une erreur. 


     Sans se rendre encore compte de l’étendue de sa défaite, le Grand Combinateur commit l’erreur de s’agiter, souvenir qui lui fit toujours honte par la suite. Il insista, se fâcha, fourra les billets dans les mains d’Alexandre Ivanovitch, bref, il perdit la face, comme disent les Chinois. Koreïko haussa les épaules, sourit avec prévenance mais ne prit pas les billets.


     — Ainsi, on ne vous a pas volé ?


     — Personne ne m’a volé.


     — On en vous pas volé les dix mille ?


     — Bien sûr que non. Comment voulez-vous qu’on puisse me voler une telle somme ?


     — C’est vrai, c’est vrai, dit Ostap en se calmant. Comment un petit employé pourrait-il avoir autant d’argent ?… Donc, de votre côté, tout va bien ?


     — Mais oui ! répondit le millionnaire avec un charmant sourire.


     — Et votre estomac va bien, lui aussi ? demanda Ostap avec un sourire encore plus enjôleur.


     — Pour le mieux. Je suis un homme en très bonne santé, vous savez.


     — Et vous ne faites pas de mauvais rêves ?


     — Nullement.


     Les sourires prirent ensuite le même cours que chez Liszt : rapidement, très rapidement, extrêmement rapidement, le plus rapidement possible et même encore plus vite. Les deux compères venant de faire connaissance se quittèrent les meilleurs amis du monde.


     — N’oubliez pas votre casquette de milicien, disait Alexandre Ivanovitch : elle est restée sur la table.


     — Le soir, ne mangez pas de tomates crues, conseillait Ostap : cela pourrait faire du tort à votre estomac.


     — Portez-vous bien, disait Koreïko en s’inclinant joyeusement et en serrant un peu les talons.


     — Au revoir, au revoir, répondait Ostap. Vous êtes vraiment quelqu’un d’intéressant ! Tout marche bien, chez vous. C’est même étonnant qu’un homme aussi heureux soit encore en liberté.


     Un sourire inutile encore sur les lèvres, le Grand Combinateur ressortit en vitesse. Dans la rue, il avala d’un bon pas plusieurs blocs d’immeubles en oubliant qu’il avait sur la tête une casquette officielle aux armes de la ville de Kiev, ce qui était complètement déplacé à Tchernomorsk. C’est seulement en se retrouvant au milieu d’une foule de respectables vieillards massés en face de la véranda de la cantine sociale N° 68 qu’il reprit ses esprits et se mit tranquillement à évaluer ses chances.


     Pendant qu’il allait et venait en réfléchissant, plongé dans ses pensées, les vieillards continuaient à se livrer à leur occupation quotidienne.


     C’étaient des gens étranges et ridicules, à notre époque. Ils portaient presque tous des gilets de piqué blanc et des canotiers en paille. Certains avaient même des panamas un peu noircis. Et tous, bien sûr, portaient des cols amidonné et jaunis d’où sortaient leurs cous de poulet couverts de poils. Cet endroit devant la cantine N° 68, jadis l’emplacement du célèbre café « La Floride » était le point de rassemblement des débris du Tchernomorsk commercial d’avant-guerre : agents de change restés sans office, commissionnaires ayant dépéri faute de commissions, négociants en grains, comptables retombés en enfance et autres ruines. Autrefois, ils se rassemblaient là pour effectuer leurs transactions. Cette ancienne habitude, ainsi que le besoin d’exercer leurs vieilles langues, les ramenaient à présent dans ce coin ensoleillé. N’ayant aucune considération pour la presse locale Ils lisaient chaque jour la Pravda de Moscou et interprétaient tout ce qui se produisait dans le monde comme le prélude à l’accès de Tchernomorsk au statut de port-franc. Autrefois, quelque cent ans plus tôt, Tchernomorsk avait bel et bien eu ce statut, et cela avait apporté tant de gaieté et s’était montré si profitable que la légende du « port-franc » brillait encore d’une lueur d’or à l’angle ensoleillé du café « La Floride ».


     — Vous avez lu, à propos de la Conférence sur le désarmement ? disait un gilet de piqué à un autre gilet de piqué. L’intervention du comte Bernstorff ?


     — Une vraie tête, ce Bernstorff ! répondait l’autre gilet d’un ton convaincu, comme s’il connaissait le comte de longue date. Et vous avez vu le discours de Snowden à la réunion électorale de Birmingham, cette citadelle des Conservateurs ?


     — Cela va sans dire…  Snowwden, c’est une tête ! Écoutez un peu, Valiadis, disait le premier à un troisième en panama, que pensez-vous de Snowden ?


     — Franchement, répondait le panama, il faut se méfier de Snowden. Moi, je ne mettrais pas un doigt dans sa bouche.


     Et, sans être aucunement gêné par le fait que Snowden n’eût pour rien au monde permis à Valiadis de lui fourrer un doigt dans la bouche, le vieil homme poursuivait :


     — Mais vous aurez beau dire, franchement, Chamberlain est tout de même une tête, lui aussi.


     — Les gilets de piqué haussaient les épaules. Ils ne niaient pas que Chamberlain fût une tête. Mais leurs faveurs allaient à Briand.


     — Briand ! s’enthousiasmaient-ils. Voilà une tête ! Avec son projet d’Union fédérale européenne…


     — Franchement, monsieur Fount, chuchotait Valiadis, tout va très bien. Beneš a déjà donné son accord, pour le projet pan-européen, mais vous savez à quelle condition ?


     Les gilets de piqué se rapprochaient et tendaient leurs cous de poulet.


     — À la condition que Tchernomorsk soit déclaré port-franc. Beneš, c’est une tête. Ils ont tout de même besoin d’écouler leur production de machines agricoles, non ? Eh bien, c’est nous qui allons les acheter.


     Cette information fit briller les yeux des vieillards, qui désiraient depuis bien des années acheter et vendre.


     — Briand, c’est une tête ! dirent-ils en soupirant. Beneš aussi, c’est une tête !


     Lorsque Ostap émergea de ses pensées, il vit un vieillard inconnu au chapeau de paille  tout cabossé avec un ruban noir graisseux qui s’grippait au bord de son veston. Sa cravate toute faite partait de côté et un fermoir de cuivre brillait en direction d’Ostap.


     « Moi je vous dis, criait le vieillard à l’oreille du Grand Combinateur, que MacDonald ne s’y laissera pas prendre ! Vous m’entendez ? »


     Ostap écarta le bouillant vieillard et sortit de la foule.


     — Hoover, c’est une tête ! lui cria quelqu’un dans le dos.  Hindenburg aussi, c’est une tête !


     À ce moment, Ostap avait déjà pris sa décision. Il passa en revue les quatre cents façons honnêtes de prélever de l’argent et, bien qu’il se trouvât parmi elles de véritables perles – par exemple, monter une société par actions pour le renflouement d’un bateau ayant coulé avec sa cargaison d’or pendant la guerre de Crimée, ou bien organiser une grande kermesse au bénéfice des prisonniers du capital ou encore obtenir une concession pour remplacer les enseignes de magasins –, aucune ne convenait à la situation présente. Et Ostap inventa une quatre cent unième façon.  


     «  L’attaque surprise de la forteresse n’a pas marché, se disait-il. Nous devons donc entamer un siège en règle. Le plus important a été établi : notre client a bien de l’argent. Et, à en juger par le fait qu’il a renoncé à dix mille roubles sans sourciller, il a énormément d’argent. Ainsi, les deux parties n’ayant pu se mettre d’accord, la séance continue. »


     Il rentra chez lui en achetant en chemin une chemise jaune renforcée à lacets de bottines.


     — Alors ? demandèrent d’une seule voix Balaganov et Panikovski,  torturés par le désir de savoir.


     Sans rien dire, Ostap alla vers la table de bambou, posa la chemise devant lui la chemise et écrivit dessus en grosses lettres :


     « Affaire Alexandre Ivanovitch Koreïko. Dossier ouvert le 25 juin 1930. Clos le … 193… »


     Penchés au-dessus de l’épaule de Bender, les frères de lait regardaient la chemise.


     — Qu’y a-t-il à l’intérieur ? demanda avec curiosité Panikovski.


     — Oh ! dit Ostap. À l’intérieur il y a tout : des palmiers, des jeunes filles, des express bleus, la mer d’azur, un paquebot blanc, un smoking à peine porté, un valet japonais, un billard à soi, des dents en platine, des chaussettes sans trous, des dîners avec du vrai beurre et surtout, mes petits amis, le pouvoir et la renommée que donnent l’argent.


     Et, devant les Antilopiens ébahis, il ouvrit une chemise vide.




     






Notice synthétique



     L’hôtel « Carlsbad » de Tchernomorsk correspond en tout point à l’hôtel « London » d’Odessa, renommé par la suite « Odessa » (note trouvée chez A. Préchac).


     « Panikovski pourra encore… » Ivan Chtchéglov fait remarquer que ce discours à la troisième personne est typique du parler littéraire juif. 


     Les paragraphes faussement émerveillés devant les réalisations du Plan quinquennal ont été rajoutés pour l’édition en volume. Le style parodie ce qui va devenir le réalisme socialiste (note trouvée chez A. Préchac).


     Les auteurs passent en revue leurs personnages : le monarchiste Khvorobiov a été rencontré au chapitre 8. L’ingénieur Talmudovski au chapitre 1, les deux Américains au chapitre 7, Lokhankine au 13, Zossia au 9 et au 12, Sinitski au 9. Polykhaïev est le directeur d’« Hercule » et Sierna Mikhaïlovna sa secrétaire. 


     Le fragment de romance que chante, un tout petit peu déformé, Ostap : I. Chtcheglov la mentionne comme étant une romance de l’ancien régime. Je l’ai retrouvée… Elle fut écrite, paroles et musique, au début du vingtième siècle par un certain Anatoli Lénine (ça ne s’invente pas) par ailleurs marin, qui émigra en France après la guerre civile et y mourut dans la misère. Vous la trouverez, ainsi que la photo de ce Lénine et celle de la belle dédicataire de la romance sur le site dont voici le lien :


https://lera-komor.livejournal.com/1750786.html


     En voici les paroles :


Oubliés, les tendres baisers,

Éteinte la passion ; l’amour est mort,

Et la joie du nouveau rendez-vous

Ne fait plus guère battre le sang.

Le cœur est lourd de muettes souffrances,

Les jours heureux ne reviendront plus,

Les doux rêves, les rêveries du passé,

Il est vain d’aimer et de donner sa foi.


De même le vent arrache-t-il à l’automne

Toute la belle parure des arbres

Et disperse dans les tristes allées du jardin

Leurs feuilles desséchées. 

La tempête de neige les chasse au loin,

Les fait tournoyer au-dessus de la terre gelée,

Séparées pour toujours,

Recouvertes d’un voile de neige.



     Comme le rappelle I. Chtcheglov, il existe deux Maria Fiodorovna. La première vécut de 1759 à 1828, c’était la veuve du tsar assassiné Paul 1er, et elle fonda nombre d’institutions éducatives et philanthropiques. La seconde, princesse danoise née en 1847, épousa le tsar Alexandre III, reprit le nom de Maria Fiodorovna et soutint elle aussi des œuvres de charité. Elle mourut en 1928. C’est d’elle qu’il s’agit ici :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Dagmar_de_Danemark


      « C’est même étonnant qu’un homme aussi heureux soit encore en liberté » : cette nouvelle audace des auteurs est proprement ahurissante, comme l’a vu aussi A. Préchac.


     Les « respectables vieillards » ont été copiés sur le vif, ils étaient déjà apparus dans un article d’Ilf Voyage à Odessa datant de 1929 (note due à I. Chtcheglov).


     Sur le statut de port-franc (d’Odessa, en fait), voir la notice du chapitre 9.


     Sur la Conférence sur le désarmement : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Conf%C3%A9rence_mondiale_pour_le_d%C3%A9sarmement


     Consulter Wikipédia à propos de Bernstorff, de Philip Snowden et des autres.


     Ne pas mettre un doigt dans la bouche de quelqu’un est une expression signifiant : se méfier de lui…L’insistance du texte m’oblige à donner les deux versions.


     Les façons « honnêtes » de prélever de l’argent : un bateau anglais (le Prince) ayant coulé dans la baie de Balaklava en 1854, on crut qu’il transportait de l’or destiné aux troupes engagées en Crimée. Des opérations de renflouement eurent lieu (la dernière en 1927) mais sans résultat. Les kermesses de bienfaisance étaient fréquentes sous l’Ancien régime, les jours de fête chrétienne. Ostap leur accole ici un slogan à la mode. Quant aux enseignes de magasin, elles changeaient en fonction des nécessités politiques de l’heure, voir le chapitre suivant (note due à Ivan Chtcheglov).


(https://fr.wikipedia.org/wiki/Balaklava) 


     

     La péroraison finale d’Ostap est pleine d’allusions d’époque : À l’intérieur est une pièce de Maeterlinck populaire avant la Révolution ; L’Express bleu est un célèbre film de 1929 de Trauberg sur la révolution chinoise. Mer Noire, vapeur blanc est une ancienne chanson de voleur – les auteurs ont commis une petite erreur de mémoire (note due à I. Chtcheglov ; je n’ai pas pu retrouver la chanson).