dimanche 4 octobre 2020

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 9

 Encore une crise de genre



     Comme elles sont variées, les professions et les occupations des gens !


     Parallèlement au monde supérieur, celui des gens et des affaires d’importance, existe le monde inférieur, celui des petites gens et des petites choses. Dans le monde supérieur, on invente le moteur diésel, on écrit Les Âmes mortes, on construit la centrale hydroélectrique du Dniepr et l’on fait le tour du monde en avion. Dans le monde inférieur, on invente la balle qui crie « Va-t’en », on écrit la chanson Les Petites Briques et l’on met au point la coupe « Ambassadeur » pour les pantalons. Dans le monde supérieur, les gens sont motivés par le désir de faire le bien de l’humanité. Le petit monde est bien loin de considérations aussi élevées. Ses habitants n’ont qu’une ambition – subvenir à leurs besoins, ne pas éprouver la faim.


     Les petites gens courent après ceux du grand monde. Ils comprennent qu’il leur faut être à l’unisson de l’époque, que c’est la seule façon de trouver preneur pour leurs piètres marchandises. À l’époque soviétique, au moment où des citadelles idéologiques ont été édifiées dans le grand monde, on observe une certaine agitation dans le petit monde. Toutes les petites inventions du monde des fourmis reposent sur l’assise de granit de l’idéologie « communiste ». On représente sur  la balle qui crie « Va-t’en » un Chamberlain ressemblant beaucoup aux caricatures de lui trouvées dans les Izvestia. Dans une chanson populaire, un ajusteur malin, voulant gagner l’amour d’une komsomole, remplit et même dépasse, le temps de trois refrains, les objectifs du Plan industriel et financier. Et, alors que se tiennent, dans le monde supérieur, d’âpres discussions à propos de la forme que devrait prendre la vie nouvelle, dans celui d’en bas tout est déjà prêt : la cravate « Rêve du travailleur de choc », la blouse « à la Tolstoï et Gladkov », la statuette en plâtre « Kolkhozienne se baignant » et les dessous-de-bras en liège pour dames « Amour des abeilles travailleuses ». 


     Des tendances nouvelles étaient apparues dans le domaine des rébus, des charades, des charadoïdes, des logogriphes et des dessins à énigmes. Le travail à l’ancienne était démodé. Les secrétaires des sections « Loisirs » ou « Remue-méninges » des journaux et des revues n’acceptaient plus d’articles dépourvus d’idéologie. Et, tandis que notre grand pays bruissait tout entier, tandis que se construisaient des usines de tracteurs, que s’assemblaient de grandioses fermes industrielles, le vieux Sinitski, professionnel du rébus, était assis chez lui et fixait le plafond de ses yeux vitreux en cherchant à placer ce mot à la mode, industrialisation, dans une charade.


     Sinitski avait l’apparence d’un gnome. De ces gnomes que les peintres plaçaient sur les enseignes des magasins de parapluies. Les gnomes des enseignes ont des bonnets rouges et font aux passants d’aimables clins d’œil, comme pour les inviter à venir au plus vite acheter une ombrelle de soie ou une canne à pommeau d’argent en forme de tête de chien. La longue barbe jaunâtre de Sinitski tombait, sous la table, droit dans la corbeille à papiers. 


     « Industrialisation », murmurait-il douloureusement en remuant ses lèvres de vieillard, pâles comme des boulettes de viande avant la cuisson. 


     Et il décomposa le mot comme d’habitude en éléments de charade :


     « Indus. Tri. Ali. Za. »


     Tout marchait très bien. Sinitski voyait déjà une charade somptueuse, au contenu plein de sens, facile à lire et difficile à interpréter. Le doute venait de la fin : « tion ».


     « Que faire de ce “tion” ? cherchait intensément le vieillard. Si seulement c’était « action » ! Ce serait parfait : “industrialisaction”. »


     S’étant vainement creusé la cervelle pendant une demi-heure en tâchant de venir à bout de la fin capricieuse, Sinitski décida que cette fin viendrait d’elle-même et se mit au travail. Il se mit à rédiger son poème sur une feuille marquée « débit », arrachée à un livre de comptabilité.


     On voyait à travers la porte vitrée du balcon les acacias en fleurs, les toits rafistolés des maisons et la ligne d’un bleu acéré de la mer à l’horizon. Une touffeur de gelée de fruits submergeait Tchernomorsk à midi.


     Le vieillard réfléchit et porta sur la feuille les deux premières lignes :



Mon premier se trouve en Orient,

Il coule, venant de haut, vers l’océan.



     « Il coule, venant de haut, vers l’océan », répéta complaisamment le vieillard.


     Sa composition lui plaisait, restait seulement à trouver de quoi rimer avec « océan » et « Orient ».  Le faiseur de rébus déambula dans la pièce en tripotant sa barbe. L’inspiration lui vint soudain :



Mon second, ce sera suffisant

Est une sorte de classement. 



     « Ali » et « Za » étaient sans difficultés :



Mon troisième est en turban,

Il vit aussi en Orient.

Mon quatrième, Dieu merci 

L’influenza finie, entame les zakouski.



     Épuisé par ce dernier effort, Sinitski se renversa sur sa chaise et ferma les yeux. Il avait soixante-dix ans. Cela faisait cinquante ans qu’il composait des rébus, des charades, des dessins à énigmes et des charadoïdes. Mais jamais encore ce travail n’avait paru aussi difficile que maintenant au respectable confectionneur de rébus. Il était complètement dépassé, politiquement inculte, et ses jeunes concurrents n’avaient aucun mal à le battre. Ils apportaient à la rédaction des énigmes si bien orientées sur le plan idéologique que le vieux, en les lisant, en pleurait de jalousie. Comment aurait-il pu, par exemple, faire aussi bien que ceci :



DEVINETTE DE TYPE ARITHMÉTIQUE



     Les trois gares de Moineau, Corbeau et Merle comptaient le même nombre d’employés. Il y avait six fois moins de komsomols à la gare de Merle que dans les deux autres réunies, et la gare de Moineau comptait douze membres du Parti de plus que celle de Corbeau. Mais il y avait dans cette dernière six sans-parti de plus que dans les deux autres. Combien chaque gare comptait-elle d’employés, combien de membres du Parti, combien de komsomols ?



     Émergeant de ses amères pensées, le vieil homme reprit la feuille marquée « débit », mais à ce moment entra dans la pièce une jeune fille aux cheveux coupés courts et mouillés, un maillot de bain noir sur l’épaule.


     Sans rien dire, elle alla sur le balcon, suspendit son maillot humide à la rambarde écaillée et regarda en bas. La jeune fille aperçut la pauvre cour qu’elle voyait depuis bien des années : cour misérable où traînaient des caisses défoncées, où erraient des matous couverts de poussière de charbon et où un ferblantier réparait bruyamment un seau. Au rez-de-chaussée, des ménagères discutaient de la dureté de leur vie.


     Ce n’était pas la première fois que la jeune fille entendait ces discussions ; elle savait le nom de chaque matou et elle avait l’impression que le ferblantier réparait depuis des années le même seau. Zossia Sinitski revint dans la pièce.


     — L’idéologie a tout englouti, entendit-elle son grand-père bredouiller. Et quelle peut être l’idéologie d’un rébus ? La fabrication d’un rébus…


     Zossia jeta un coup d’œil aux pattes de mouche du vieillard et s’écria aussitôt :


     — Qu’as-tu écrit ? Qu’est-ce que ça veut dire ? « Mon quatrième, Dieu merci ». Pourquoi Dieu ? Tu as dit toi-même  que la rédaction n’acceptait plus de charades comprenant des expressions religieuses.


     Ébahi, Sinitski se mit à crier :


     — Où ça, Dieu ? Il n’y pas de Dieu, là.


     Il rajusta de ses mains tremblantes ses lunettes à monture blanche sur son nez et s’empara de la feuille.


     — Dieu est bien là, proféra-t-il avec tristesse. On le trouve bien… J’ai encore fait une gaffe. Ah, c’est dommage ! Une bonne rime se perd.


     — Mets donc « le destin » à la place de « Dieu », dit Zossia.


     Mais Sinitski, trop effrayé, refusa « le destin ».


     — C’est aussi du mysticisme. Je le sais. Ah, quelle gaffe ! Qu’est-ce ça va donner, Zossienka ?


     Zossia regarda son grand-père avec indifférence et lui conseilla de composer une autre charade.


     — De toute façon, tu ne t’en sortiras pas avec ta fin en « tion ». Tu te rappelles ce que tu as pu souffrir avec le mot «lévitation » ?


     — Et comment ! s’anima le vieux. Pour « lévi », j’avais écrit : « Mon premier se trouve aisément, c’est le nom d’un Juif, très souvent. » La charade a été refusée. « Trop faible, ne convient pas », qu’on m’a dit. J’avais fait une gaffe !


     Le vieillard s’assit à sa table et se mit à élaborer un grand rébus idéologiquement conforme. Il esquissa au crayon une oie tenant dans son bec la lettre « G », grande et lourde comme un gibet. Le travail marchait bien. 


     Zossia commença à mettre le couvert pour le dîner. Elle allait et venait entre le buffet à hublots réfléchissants et la table où elle posait la vaisselle. Elle apporta une soupière en faïence aux anses cassées, des assiettes à petites fleurs et d’autres sans petites fleurs, des fourchettes jaunies et même un compotier, bien qu’aucune compote ne figurât au menu du dîner. 


     Dans l’ensemble, les affaires des Sinitski allaient mal. Les rébus et les charades causaient davantage de soucis qu’ils ne faisaient rentrer d’argent à la maison. La table d’hôte que le vieux confectionneur de rébus avait ouverte chez lui pour des gens de sa connaissance, et qui fournissait l’essentiel de leurs revenus, ne marchait pas fort non plus. Podvyssotski et Bomzé étaient partis en congé, Stouliane avait épousé une Grecque et dînait chez lui, quant à Pobiroukhine, il avait subi l’épuration de deuxième catégorie dans son administration et l’émotion lui avait coupé l’appétit, il ne venait plus dîner. Il se promenait en ville en arrêtant les gens qu’il connaissait pour leur dire toujours la même phrase au sarcasme caché : « Vous connaissez la nouvelle ? J’ai été éliminé comme relevant de la deuxième catégorie. » Certains lui exprimaient leur compassion : « Ah, ils en ont fait de belles, ce Marx et cet Engels ! » Tandis que d’autres, sans répondre, louchaient sur lui d’un œil enflammé et s’empressaient de poursuivre leur chemin en secouant leur serviette. À la fin, il ne resta plus qu’un seul pensionnaire qui devait d’ailleurs une semaine, il alléguait un retard dans le versement de son salaire.


     Haussant les épaules de mécontentement, Zossia partit à la cuisine et, lorsqu’elle revint, elle trouva à table le dernier pensionnaire – Alexandre Ivanovitch Koreïko.


     En dehors du bureau, Alexandre Ivanovitch n’avait plus l’air humblement timide. Mais son visage le montrait en permanence sur ses gardes. À présent, il examinait attentivement le nouveau rébus de Sinitski. Entre d’autres dessins énigmatiques, on voyait un sac d’où tombaient des lettres « T », un sapin d’où sortait un soleil et un moineau à cheval sur la ligne d’une portée musicale. Le rébus se terminait par une virgule renversée.


     — Ce rébus sera un peu difficile à élucider, disait Sinitski en tournant autour de son pensionnaire. Il vous donnera du fil à retordre !


     — Sans doute, sans doute, répondit Koreïko avec un petit sourire – en fait, c’est l’oie qui me gêne. Que vient faire cette oie ? Aha ! Voilà ! J’y suis ! « C’est par la lutte que tu gagneras tes droits »


     — Exact… dit d’une voix traînante et déçue le vieillard. Mais comment avez-vous fait pour trouver aussi vite ? Vous êtes très doué. On voit tout de suite le comptable de première classe.


— De deuxième, corrigea Koreïko. Dites, dans quel but avez-vous composé ce rébus ? C’est pour un journal ?


     — Oui, pour un journal.


     — Vous avez perdu votre temps… dit Koreïko en regardant avec curiosité le borchtch où surnageait la graisse en médaillons dorés. Ce borchtch avait un air service-service, comme un sous-officier de l’ancien régime. 


     — … parce que « C’est par la lutte que tu gagneras tes droits », c’est un slogan des socialistes-révolutionnaires. Inutilisable dans un journal.


     — Ah, Seigneur mon Dieu ! gémit le vieil homme. Reine des Cieux ! J’ai encore fait une gaffe. Tu entends, Zossienka ? J’ai gaffé. Que faire, à présent ?


     On calma le vieillard. Ayant dîné tant bien que mal, il se leva vite de table, rassembla ses compositions de la semaine, mit son chapeau de paille pour cheval et dit :


     — Bon, Zossienka, je vais au Bulletin de la Jeunesse. Mon algébroïde me tracasse un peu, mais au total, ils me donneront bien quelque chose.


     À la revue du Komsomol, le Bulletin de la Jeunesse, on mettait souvent au rebut les productions du vieil homme, on lui reprochait ses idées arriérées, sans tout de même le vexer, et cette revue était le seul endroit où prenait naissance un mince filet d’argent coulant en direction du vieillard. Sinitski avait pris avec lui une charade débutant ainsi : « Mon premier est au fond de la mer », deux logogriphes kolkhoziens et un algébroïde dans lequel était prouvé, au moyen d’un système compliqué de multiplications et de divisions, la supériorité du pouvoir soviétique sur les autres modes de gouvernement.


     Après le départ du faiseur de rébus, Alexandre Ivanovitch se mit à observer Zossia d’un regard sans joie. Il avait pris pension chez les Sinitski d’abord parce qu’on y mangeait bien et pour pas cher. De plus, sa règle de base était de ne jamais sortir de son rôle de petit employé. Il aimait parler de la difficulté qu’il y avait à vivre dans une grande ville avec un maigre salaire. Mais, depuis quelque temps, le prix et la saveur des repas avaient perdu la signification abstraite qu’il leur accordait au départ. Si on le lui avait réclamé, et s’il avait pu le faire sans se cacher, il eût donné non pas soixante kopecks pour son dîner, mais trois ou même cinq mille roubles.


     Alexandre Ivanovitch, cet ascète qui se martyrisait sciemment de ses chaînes financières, qui s’interdisait de toucher à tout ce qui coûtait plus de cinquante kopecks et s’irritait, en même temps, de ne pouvoir dépenser cent roubles par peur d’en perdre des millions, Alexandre Ivanovitch était tombé amoureux, avec toute la résolution dont est capable un homme fort, austère et aigri par une attente interminable.


     Il avait enfin décidé, ce jour-là, de faire part à Zossia des sentiments qu’il éprouvait et de lui offrir sa main, cette main où battait un pouls faible et coléreux comme un putois, ainsi que son cœur enserré de cerceaux magiques.


     — Eh oui, dit-il, c’est comme ça, Zossia Viktorovna.


     Après cette déclaration, le citoyen Koreïko prit sur la table un cendrier sur lequel se lisait le slogan antérieur à la révolution : « Mari, ne mets pas ta femme en colère », et se mit à l’examiner attentivement. 


     On doit expliquer ici qu’il n’y a pas de jeune fille au monde qui ne voie venir, au moins une semaine à l’avance, une déclaration d’amour. Aussi Zossia Viktorovna poussa-t-elle un soupir anxieux devant la glace. Elle avait cette allure sportive acquise ces dernières années par toutes les jolies filles. Ayant vérifié ce point, elle s’assit en face d’Alexandre Ivanovitch, prête à l’écouter. Mais Alexandre Ivanovitch gardait le silence. Il ne savait que deux rôles : celui de l’employé et celui du millionnaire clandestin. Il n’en connaissait pas d’autre.


     — Vous savez la nouvelle ? demanda Zossia. Pobiroukhine a été renvoyé.


     — Chez nous aussi, l’épuration a commencé, répondit Koreïko. Beaucoup de gens vont être flanqués à la porte. Lapidus junior, par exemple. Et Lapidus senior aussi est bon…


     Koreïko se rendit compte à ce moment qu’il avait repris son costume de pauvre employé. Il retomba dans une rêverie de plomb.


     — Eh oui, dit-il, on vit comme ça, dans la solitude, sans jouissance.


     — Sans quoi ? demanda vivement Zossia.


     — Sans attachement féminin, dit Koreïko, la voix coupée.


     Ne voyant venir aucun soutien du côté de Zossia, il développa sa réflexion.


     Il est déjà vieux. Enfin, pas vraiment vieux, mais plus tout jeune. Bon, pas exactement plus tout jeune, mais le temps passe, les années défilent. Et cet écoulement du temps lui inspire diverses pensées.  Celle du mariage, par exemple. Qu’on n'aille pas penser qu’il est ceci ou cela. Il est quelqu’un de bien, en somme. D’absolument inoffensif. On doit le plaindre. Il se trouve même aimable. Ce n’est pas un gandin, comme d’autres, et il n’aime pas parler en l’air. Pourquoi une certaine jeune fille ne l’épouserait-elle pas ?


     Ayant exprimé ses sentiments d’une façon aussi timide, Alexandre Ivanovitch regarda Zossia d’un air fâché. 


     — Lapidus junior peut vraiment être renvoyé ? demanda la petite fille du faiseur de rébus.


     Et, sans attendre la réponse, elle entra dans le vif du sujet.


     Elle comprend tout parfaitement. Le temps passe en effet à une vitesse effrayante. Il y a encore très peu de temps, elle avait dix-neuf ans. Elle en a vingt à présent. Dans un an, elle en aura vingt-et-un. Elle n’a jamais pensé qu’Alexandre Ivanovitch soit ceci ou cela. Au contraire, elle a toujours été persuadée que c’était quelqu’un de bien. Meilleur que bien d’autres. Digne de tout, cela va sans dire. Mais, à l’heure actuelle, elle cherche quelque chose, elle ne saurait dire ce que c’est. En gros, elle ne peut pas se marier pour le moment. D’ailleurs, ils auraient quelle vie ? Elle est en pleine recherche. Et lui, pour dire les choses honnêtement et parler franchement, il gagne en tout et pour tout quarante-six roubles par mois. En outre, elle ne l’aime pas encore, ce qui est tout de même très important.


     — Comment ça, quarante-six roubles ? dit soudain Alexandre Ivanovitch d’une voix terrible en se redressant de toute sa taille. J’ai… j’ai…


     Il en resta là, épouvanté. Endosser le rôle de millionnaire pouvait seulement le mener à sa perte. Il avait tellement peur qu’il se mit à marmonner quelque chose du genre « l’argent ne fait pas le bonheur ». Mais à ce moment, une sorte de reniflement se fit entendre dans le couloir. Zossia y courut.


     Son grand-père se tenait là, avec son immense chapeau brillant de cristaux de paille. Il ne se décidait pas à entrer. De chagrin, il avait la barbe défaite, on aurait dit un balai de petites branches de bouleau. 


     — Pourquoi rentres-tu si tôt ? cria Zossia. Que s’est-il passé ?

 

     Le vieillard leva sur elle des yeux pleins de larmes.


     Très effrayée, Zossia prit le vieil homme par ses épaules pointues et l’entraîna vite dans la pièce. Sinitski resta une demi-heure allongé sur le canapé, à trembler.


     Il fallut du temps et de la persuasion pour qu’il commençât à raconter ce qui était arrivé.


     Tout allait très bien au début. Il était arrivé sans le moindre incident à la rédaction du « Bulletin de la Jeunesse ». Le responsable de la section « exercices intellectuels » avait accueilli le faiseur de rébus avec une politesse extrême. 


     «  Il m’a tendu la main, Zossienka, soupira le vieillard. Asseyez-vous, camarade Sinitski. Et là, il m’a assommé. Vous savez, on ferme notre section, qu’il m’a dit. Le nouveau rédacteur en chef est arrivé, il a déclaré que nos lecteurs n’avaient pas besoin d’exercices intellectuels ; ce qu’il leur fallait, Zossienka, c’était une rubrique « Jeux de dames ». Alors, que va-t-il se passer ? je lui demande. Mais rien, qu’il me dit, c’est juste que votre production ne convient plus. Et il a loué hautement ma dernière charade. Du Pouchkine, qu’il m’a dit, en particulier ici : “Mon premier est au fond de la mer, au fond de la mer est mon second”. »


     Le vieux charadier resta encore un long moment à trembler sur le canapé, à se plaindre de l’emprise de l’idéologie soviétique.


     — Nouveau drame ! s’exclama Zossia.


     Elle mit son chapeau et se dirigea vers la porte. Alexandre Ivanovitch la suivit, bien qu’il sût que ce n’était pas la chose à faire.


     Dehors, Zossia prit le bras de Koreïko.


     — Nous allons tout de même rester amis, n’est-ce pas ?


     — Ce serait mieux si vous m’épousiez, grommela Koreïko avec franchise.


     Dans les buvettes en plein air où l’on vendait de l’eau minérale artificielle se massaient des jeunes gens tête nue, en chemises blanches aux manches relevées au-dessus du coude. Des siphons bleus aux becs métalliques s’alignaient sur les étagères. De longs récipients en verre de forme cylindrique et contenant du sirop brillaient d’une lueur officinale sur leurs supports tournants. Des Persans à la figure triste faisaient chauffer des noisettes sur leurs braseros, et la fumée odorante attirait les promeneurs.


     — J’ai envie d’aller au cinéma, dit capricieusement Zossia. Je veux des noisettes et du sirop avec de l’eau de Seltz.


     Pour Zossia, Koreïko était prêt à tout. Il se serait même décidé à violer ses habitudes de conspirateur en dépensant cinq roubles pour faire la noce. Il avait à présent dans sa poche, dans un étui à  cigarettes Caucase en fer, dix mille roubles en billets de deux cent cinquante. Mais, même s’il avait été assez fou pour exhiber un seul de ces billets, aucun cinéma n’aurait pu lui faire la monnaie.


     — On nous paye avec du retard, dit-il, au désespoir. Sans aucune ponctualité.


     À ce moment, sortit de la foule des promeneurs un jeune homme avec de magnifiques sandales à ses pieds nus. Il leva la main pour saluer Zossia.


     — Salut, salut, dit-il. J’ai deux billets de faveur pour le cinéma. Ça vous dit ? C’est seulement pour tout de suite.


     Et le jeune homme aux extraordinaires sandales entraîna Zossia sous l’enseigne terne du cinéma « Où vas-tu », anciennement « Quo Vadis ». 


     Cette nuit-là, l’employé millionnaire ne dormit pas chez lui. Il erra dans la ville jusqu’au matin, examinant d’un air hébété des images de bébés nus dans les vitrines des photographes, remuant du pied le gravier du boulevard et regardant du côté de la gueule sombre et béante du port. D’invisibles bateaux à vapeur y bavardaient, on entendait les coups de sifflet des miliciens et l’on voyait tourner la lueur rouge du phare.


     — Maudit pays ! marmonnait Koreïko. Un pays où un millionnaire ne peut pas emmener sa fiancée au cinéma.


     Il voyait déjà Zossia comme sa fiancée, à présent.


     À l’aube, blême de ne pas avoir dormi, Alexandre Ivanovitch se retrouva aux limites de la ville. Alors qu’il suivait la rue de Bessarabie, il entendit les sons d’une matchiche. Étonné, il s’arrêta.


     Descendant une colline, une automobile jaune venait à sa rencontre. Derrière le volant se courbait un chauffeur fatigué portant une veste en box-calf. À côté de lui sommeillait un gaillard large d’épaules dont un Stetson à petits trous couvrait la tête inclinée. Deux autres passagers étaient vautrés sur le siège arrière : un pompier en grande tenue et un homme à la carrure athlétique portant une casquette de marin blanche sur le dessus.


     — Salut à notre premier habitant de Tchernomorsk ! cria Ostap lorsque la voiture passa, dans un grondement de tracteur, à la hauteur de Koreïko. Les bains de mer chauds sont-ils encore ouverts ? Le théâtre de la ville fonctionne-t-il ? A-t-on déclaré Tchernomorsk port franc ?


     Mais Ostap ne reçut aucune réponse. Kozlewicz ouvrit le pot d’échappement, et l’« Antilope » noya dans un nuage de fumée bleue le premier habitant de Tchernomorsk rencontré.


     — Eh bien, dit Ostap à Balaganov qui s’était réveillé, la séance continue. Amenez-moi votre Rockfeller clandestin, que je le déshabille. Ah, ces princes-mendiants, je vous jure !    


     

        








Notice synthétique



      Rappel : nous sommes maintenant à Tchernomorsk, c’est-à-dire à Odessa.    


     De quel Chamberlain s’agit-il ? De Sir Austen Chamberlain, considéré en URSS à la fin des années vingt comme l’ennemi public n°1, d’après une note d’A. Préchac ?…


https://fr.wikipedia.org/wiki/Austen_Chamberlain


     … ou bien de son demi-frère Arthur Neville Chamberlain, l’homme de Munich ? Il y a un doute.


https://fr.wikipedia.org/wiki/Neville_Chamberlain


     On rappelle que les Izvestia (Les Nouvelles) étaient le grand journal du soir. Le Komsomol était l’organisation regroupant la Jeunesse communiste. Un komsomol, une komsomole. 


      « La forme que devrait prendre la vie nouvelle » est encore un thème à la mode : les projets utopistes de transformation de la vie remplissent encore les colonnes des journaux, reprenant certains débats des socialistes utopiques français et ceux des anarchistes. Le commissaire du peuple à l’Instruction publique, Lounatcharski, est un fervent partisan de l’amour libre, de l’éducation communautaire des enfants, etc. Il sera remercié en 1929 et le régime stalinien reviendra à des conceptions plus conservatrices (note due à Ivan Chtcheglov).


     La  blouse « à la Tolstoï » (Tolstovka) devient par une « apposition grotesque » (A. Préchac) la blouse « à la Tolstoï et Gladkov ». Fiodor Gladkov est l’un des piliers de la « littérature prolétarienne » des années vingt, puis du « réalisme socialiste » des années trente. Pas mal décoré. On lui doit par exemple Le Ciment (1925).


     L’ Amour des abeilles travailleuses est le titre d’une nouvelle de 1924 de la féministe et bolchevik Alexandra Kollontaï, l’une des grandes figures féminines de l’époque, qui échappa (en raison de sa notoriété internationale ?) au hachoir stalinien.


    La difficulté rencontrée dans la charade est assez intraduisible : tion ne pose pas trop de problème en français. En russe, c’est tsia, ce qui est plus ardu. De même, je suis obligé d’adapter – tant bien que mal – le poème déjà tiré par les cheveux donnant les définitions… J’ai adopté un peu plus loin l’astuce utilisée dans la traduction anglaise que j’ai trouvée, remplaçant le mot « thermification » du texte russe par « lévitation »… Quant au rébus avec l’oie, seul Koreïko arrive à le déchiffrer…

     I. Chtcheglov fait remarquer que l’énigme des gares est à peine exagérée : comme le déclare un peu plus loin le vieux fabricant de rébus, en 1930, l’idéologie a tout englouti…


    Le prénom Zossia (Zossienka en est le diminutif) provient du classique prénom Sophia, avec un détour par le polonais Zosia, prononcé Zochia. Son patronyme est Viktorovna : fille de Victor.


     L’épuration des cadres a déjà été évoquée au chapitre 4 – une pancarte la proclamait en cours à l’institution “Hercule”. Alain Préchac précise qu’elle relevait de trois catégories. La troisième et la deuxième étaient encore supportables (maintien dans le service public, droit aux cartes d’alimentation), mais la première était terrible, car elle vous privait de tous droits et faisait de vous un véritable paria et pire encore. Ivan Chtcheglov indique qu’en 1929 cela concernait trois millions de personnes – ex-employés de l’ancien régime, « koulaks », « nepmen », prêtres et pasteurs, commerçants, propriétaires terriens : sans travail, sans droit aux soins, sans carte d’alimentation, sans accès à l’instruction ni à l’armée, sans droit de vote, ces « ennemis de classe » partaient vers la périphérie de l’Union, en Sibérie – le Goulag pressant parfois le mouvement –, et disparaissaient physiquement.


     « Ce Marx et cet Engels » : d’après le critique Kourdioumov, la première mouture du roman comportait même : « ces bandits de Marx et Engels » (note trouvée chez A. Préchac).


     « C’est par la lutte que tu gagneras tes droits » était en effet un slogan des Socialistes-Révolutionnaires, on le voyait comme sous-titre de leur journal Borba (La Lutte). Les SR de gauche avaient un temps fait cause commune avec les Bolcheviks, mais ceux-ci avaient fini par interdire et liquider tous les autres partis, et les SR de gauche s’étaient retrouvés au Goulag aussi bien que les autres. La gaffe de Sinitski est, là encore, énorme, témoignant bien de son inculture politique. Ivan Chtcheglov attribue la formule au philosophe Fichte (1762-1814), en qui certains voient un lointain précurseur d’un pangermanisme agressif, voire pire. Il signale aussi que tout le passage a été rajouté dans l’édition en volume. 


     Le nouveau nom (en partie le fameux Où vas-tu, Seigneur ?) du cinéma est, dans le texte russe, absurdement drôle, car il est… en slavon, en vieux russe d’église. Ce qui était, bien entendu, impossible à l’époque (note personnelle, A. Préchac ne semble pas l’avoir remarqué). Le « Quo Vadis » était, lui, simplement transcrit dans le texte russe.


     La Bessarabie est toute proche d’Odessa :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Bessarabie


     Odessa fut effectivement un port franc entre 1819 et 1849. Les Français développaient la ville et le gouverneur de la région (dite « Nouvelle-Russie » car récemment prise aux Turcs) étant Vorontsoff (note trouvée chez A. Préchac).


     Le Prince et le Mendiant est un roman de Mark Twain, l’un des écrivains favoris des deux auteurs (note due à Ivan Chtcheglov).

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