vendredi 11 août 2017

La sentinelle (Nikolaï Leskov)

     Cette nouvelle de 1887 n’est pas trop exubérante sur le plan linguistique, elle n’est pas truffée de « leskovismes » . Le traducteur ne s’en plaint pas trop. Quant au fond de l’affaire, le fonctionnement bureaucratique de la hiérarchie militaire, les appétits, les rivalités et les lâchetés, l’auteur revisite Gogol : il sera même expressément fait mention d’une saillie tirée du Révizor. Vers la fin, la hiérarchie de l’église en prend aussi pour son grade, sous la forme du répugnant jésuitisme de l’un de ses représentants – Leskov, dont le père était issu d’un milieu ecclésiastique, était croyant mais n’aimait pas l’église. Le brave factionnaire est, dans l’histoire – même si l'auteur épargne un peu le capitaine, mais celui-ci se résigne à commettre une injustice – le seul à se montrer simplement humain. Ce qui lui vaut une sévère punition. Tandis qu’une canaille dont tout le monde sait qu’elle ment se voit récompenser. La sentinelle est l’un des « Justes » que repéra Walter Benjamin dans toute l’œuvre de Leskov – à sa façon, acceptant avec simplicité l’ironie bienveillante de son destin, le ravaudeur en était un, lui aussi…
















La sentinelle1

(Nikolaï Leskov)





Chapitre I

     L’événement dont le récit est proposé ci-dessous à l’attention du lecteur est affreusement émouvant pour le personnage principal de la pièce, et le dénouement en est si original, qu’il n’est guère vraisemblable qu’en Russie. Cela constitue une historiette relevant en partie de la vie de la Cour, en partie de l’Histoire tout court, montrant assez bien les mœurs et le courant de la curieuse époque, fort peu étudiée, des années trente du présent dix-neuvième siècle.
     Rien n’est fiction dans le récit qui suit2.

     
  1. Le titre initial était : « Le sauvetage d’un homme en perdition » (mot à mot : d’un homme perdu, mais le russe anticipe la noyade finale…)
  2. Le texte est évidemment une fiction. Cette introduction où il prétend ne pas l’être signale la présence d’un narrateur caché, technique fréquente chez Leskov, ainsi que l’analysait V. Chklovski – ce que rappelle M. Parfénov dans la postface à la traduction du Gaucher par Paul Lequenne. Ce narrateur caché reprend de temps en temps la main.



Chapitre II

     En cet hiver du début de l’année 1839, vers l’Épiphanie, se produisit à Petersbourg un grand dégel. Le temps devint si humide qu’on se serait cru au printemps : la neige fondait, dans la journée, l’eau gouttait des toits, la glace des rivières bleuissait et l’eau y affleurait. Sur la Neva, de grandes trouées s’étaient formées entre les glaces, juste en face du Palais d’Hiver3. Un vent d’ouest tiède soufflait violemment : il chassait vers l’intérieur des paquets d’eau de mer, on entendait des coups de canon4.
     La garde du Palais était assurée par une compagnie du régiment Izmaïlovski5, commandée par le jeune officier Nikolaï Ivanovitch Miller (futur général et directeur du lycée impérial Alexandre), homme d’une brillante instruction et fort introduit dans le monde. C’était un homme se montrant « humain » , comme on dit, et ce trait de caractère, depuis longtemps observé, le desservait auprès du grand État-major.
     Miller était de fait un officier consciencieux et fiable, et la garde du palais ne présentait alors aucun danger. L’époque était  très paisible et dépourvue de troubles. Monter la garde n’exigeait rien de plus qu’une présence rigoureuse à son poste, et cependant, pendant le tour de garde aux soins du capitaine Miller, devant le palais, eut lieu un événement absolument extraordinaire et des plus préoccupant, dont se rappellent peu de gens, et seulement des gens fort âgés à présent, suffisamment âgés pour avoir connu cette époque.


(4) Sans doute une image.



Chapitre III

     Au début de cette garde, tout allait bien : les postes étaient répartis, les gens étaient en place, il régnait un ordre parfait. En pleine forme, l’empereur Nikolaï Pavlovitch6 fit le soir une promenade en traîneau avant de rentrer se coucher. Tout le palais s’endormit alors. La nuit s’annonçait très calme. Le silence régnait au corps de garde. Le capitaine Miller fixa par des épingles son mouchoir blanc au haut dossier de son fauteuil d’officier en maroquin, lequel, par tradition, était toujours constellé de taches de graisse, et il s’assit avec un livre, histoire de faire passer le temps.
     N.I. Miller était depuis toujours un lecteur acharné, ce qui lui évitait de s’ennuyer, il lisait sans voir s’écouler la nuit ; mais soudain, un peu avant deux heures, survint une terrible alarme : voici que le sous-officier de garde se tient devant lui, blême, en proie à une vive peur, il balbutie précipitamment :
     — Il est arrivé un malheur, Votre Noblesse !
     — Qu’y a-t-il ?
     — Un désastre !
     Dans une inquiétude indescriptible, Miller bondit de son fauteuil, et il eut toutes les peines du monde à savoir en quoi consistaient ce « malheur » et ce « désastre » .


(6) C’est le tsar Nicolas Ier, qui succède en 1825 à son frère Alexandre (le tsar de Guerre et paix) et voit son règne commencer par le complot des Décembristes. C’est aussi celui qui causera mille tracas à Pouchkine : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Ier_(empereur_de_Russie)



Chapitre IV

     Voici de quoi il retournait : une sentinelle du nom de Postnikov7, soldat au régiment Izmaïlovski, montant la garde à l’extérieur, devant ce qui est de nos jours l’Escalier du Jourdain8, entendit en face de lui, dans la trouée entre les glaces de la Neva, un homme se débattre et, d’une voix désespérée, implorer qu’on lui vienne en aide.
     Postnikov, soldat de la Garde de l’Empereur, était un homme aux nerfs très sensibles. Il écouta un bon moment, dans le lointain, les cris et les gémissements de la victime de la noyade, qui le plongèrent dans une sorte de torpeur. Horrifié, il promenait ses yeux de tous les côtés de la vaste berge mais, comme par un fait exprès, ne distinguait rien, ni devant lui, ni sur la Neva : pas âme qui vive.
    Impossible de porter secours au malheureux que l’eau va immanquablement engloutir…
     Pendant ce temps, ce temps d’une effroyable durée, l’homme en train de se noyer se débat avec acharnement.
     Il ferait peut-être mieux d’aller toucher le fond sans perdre de forces, mais le fond a disparu ! Ses gémissements épuisés et ses appels s’interrompent, puis reprennent, en se rapprochant sans cesse de la rive. Il est clair que l’homme n’est pas encore perdu et qu’il avance en se réglant sur la lumière des réverbères, mais il va précisément se retrouver au milieu de la trouée d’eau qui fait face à l’escalier du Jourdain, et ne pourra pas s’en sortir. Il fera un dernier plongeon sous la glace et ce sera la fin… C’est de nouveau le silence, mais une minute plus tard, il recommence à se débattre et à gémir : « Au secours, au secours ! » Il est désormais si proche qu’on entend l’eau rejaillir autour de lui…
     Le soldat Postnikov commença à se dire qu’il était extrêmement simple de sauver cette personne. En s’élançant à l’instant sur la glace, on arriverait sur lui à coup sûr. Lui lancer une corde, lui tendre une perche, voire son fusil, et le voilà sauvé. Il est tellement près qu’il n’aurait qu’à s’agripper pour sortir de l’eau. Mais Postinkov n’oublie pas qu’il est en service, il a prêté serment ; il est en faction, et le factionnaire n’a pas le droit de quitter sa guérite, sous aucun prétexte. 
     Mais d’un autre côté, son cœur se rebelle : il bat la chamade, ou se fige douloureusement… Autant l’arracher et le fouler aux pieds, tant l’émeuvent ces cris et ces gémissements… Il est affreux d’entendre un autre succomber sans lui venir en aide, alors qu’en fait, c’est très possible, la guérite ne se sauvera pas et rien de fâcheux n’arrivera. « Courir ? Me verra-t-on ? Ah, Seigneur, un bout de corde ! le voilà qui recommence à gémir… »
     En une demi-heure, le soldat Postnikov souffrit mille morts et se sentit « perdre la raison » . Et c’était un soldat intelligent et consciencieux, fort sain d’esprit, il comprenait parfaitement qu’un abandon de poste est, pour une sentinelle, une faute qui relève immédiatement du tribunal militaire, ensuite ce sont les verges et le bagne, voire le peloton d’exécution, mais, du côté de la rivière grossie, voilà que reprennent les gémissements, toujours plus proches, on entend une lutte et un murmure de désespoir.
     — Je me noi-oie ! Au se-cours !
     Voici l’homme arrivé à la trouée de l’escalier du Jourdain… C’est la fin !
     Postnikov regarda encore une fois ou deux de tous les côtés. Pas âme qui vive, juste le vent qui ébranle les réverbères dont la lumière vacille, le vent qui apporte ce cri entrecoupé… le dernier, peut-être…
     Un autre clapotis, encore ce gémissement monotone, un glouglou.
     La sentinelle ne put y tenir et quitta son poste.     


(7) Ce qui veut à peut près dire : Factionnaire…



Chapitre V

     Postnikov se rua vers la passerelle et courut sur la glace, le cœur battant à tout rompre, il entra dans la trouée où l’eau affluait et, distinguant bien vite l’homme qui se noyait, lui tendit la monture de son fusil.
     L’homme se cramponna à la crosse et Postnikov, tenant le fusil par la baïonnette, le remorqua et le fit sortir de l’eau.
     Le rescapé comme son sauveteur étaient trempés, le rescapé tremblait et tombait d’épuisement, si bien que son sauveur, le soldat Postnikov, ne put se résoudre à l’abandonner sur la glace, il le ramena sur la berge et se mit à chercher à qui le confier. Sur ces entrefaites, apparut un traîneau occupé par un officier du détachement d’invalides du Palais – formation existant à l’époque et supprimée depuis.
     Cet individu survenant de façon si intempestive pour Postnikov était, il faut croire, un homme au plus haut point frivole, un peu stupide, en outre d’une impudence totale. Sautant de son traîneau, il s’enquit :
     — Qui est-ce… qui êtes-vous ?
     — Il se noyait, il s’enfonçait… commença Postnikov.
     — Comment ça, il se noyait ?  Qui es-tu, le noyé ? Et pourquoi te noyais-tu ici ?
     Mais l’autre s’écarte9, quant à Postnikov, il n’est plus là : mettant son fusil à l’épaule, il a regagné sa guérite.
     Que l’officier ait compris ou non de quoi il retournait, il interrompit là son enquête, attrapa le rescapé qu’il fit asseoir dans le traîneau et partit avec lui en suivant la rue Morskaïa, jusqu’au commissariat du quartier de l’Amirauté. 
     Là, l’officier déclara au commissaire que l’homme tout mouillé qu’il avait amené avec lui était en train de se noyer dans la trouée en face du palais, et que c’était lui, officier du tsar, qui l’avait sauvé au péril de sa vie.
     Le rescapé était encore trempé, transi et brisé. L’épouvante et les terribles efforts consentis lui obscurcissaient le souvenir, et il lui était indifférent de savoir qui l’avait sauvé.
     S’affairait auprès de lui un aide-médecin de la police tout ensommeillé, tandis que l’officier de service rédigeait le procès-verbal d’après les déclarations de l’officier invalide, en se demandant, avec le caractère soupçonneux propre aux gens de police, comment il se faisait qu’il soit entièrement sec, s’il sortait de l’eau ? Et l’officier invalide, désireux de recevoir la médaille alors instituée, la médaille du « sauvetage des gens en perdition » , expliquait le fait par un heureux concours de circonstances, mais d’une façon décousue et peu convaincante. On alla réveiller le commissaire10 et l’on envoya des gens chercher des informations.
     Pendant ce temps-là, au palais, les événements prenaient un autre cours.


(9) Dans le texte, un verbe composite : leskovisme.
(10) On remonte le temps : l’officier invalide va donc seulement maintenant répéter au commissaire ce qu’il a déjà dit. Ultra-moderne ou incohérent, à chacun de voir.



Chapitre VI

     À la garde du palais, on ignorait toute la tournure prise par les événements et rappelée ci-dessus. L’officier du régiment Izmaïlovski et les soldats savaient juste qu’un des leurs, Postnikov, avait quitté sa guérite pour se lancer au secours de quelqu’un ; un tel abandon de poste constituant une grave violation des devoirs du soldat, Postnikov passerait immanquablement devant le tribunal militaire et recevrait les verges, tandis que le commandement, à tous les échelons, depuis le capitaine de compagnie jusqu’au commandant du régiment, auraient les pires ennuis, sans objection ni justification possibles. 
     Tout mouillé, tout tremblant, le soldat Postnikov avait bien sûr été immédiatement relevé de son poste et conduit au poste de garde, où il raconta avec franchise à N.I. Miller ce que nous savons déjà, récit qu’il fit de façon détaillée, avec, pour finir, l’officier invalide installant le rescapé dans son traîneau et ordonnant au cocher de foncer au commissariat du quartier de l’Amirauté.     
     Le danger grandissait sans cesse, toujours plus inéluctable. L’officier invalide n’aura rien de plus pressé que de tout raconter au commissaire, ce dernier portera la chose à la connaissance du chef de la police de Petersbourg11, Kokochkine, lequel fera son rapport à l’empereur, et là, ça va « chauffer » .
     Le temps manquait pour délibérer longuement, il fallait mettre au courant les supérieurs.
     Nikolaï Ivanovitch Miller fit porter aussitôt une note affolée au commandant de son bataillon, le lieutenant-colonel Svinine12, lui demandant de rejoindre au plus vite le poste de la garde du palais, afin de parer à un effrayant malheur.
     Il était déjà près de trois heures, or Kokochkine avait l’habitude de venir le matin assez tôt faire son rapport à l’empereur, de sorte qu’il restait très peu de temps pour penser et agir.


(11) Il s’occupe aussi des incendies, etc. Il est subordonné au gouverneur-général.
(12) Ce qui signifie presque : porc – la viande, pas l’animal sur pied.



Chapitre VII

     Le lieutenant-colonel Svinine ne jouissait pas de cette compassion et cette bonté qui, depuis toujours, différenciaient Nikolaï Ivanovitch Miller : non que Svinine fût sans cœur, mais il était avant tout « service-service » (un type d’homme que l’on évoque de nos jours avec une nostalgie renouvelée). Svinine se distinguait par sa sévérité et il aimait même faire étalage de ses exigences en matière de discipline. Il n’était pas méchant par attrait et ne cherchait à infliger à quiconque d’inutiles souffrances ; mais si quelqu’un enfreignait la moindre obligation de service, alors Svinine était sans pitié. Il jugeait inopportun d’approfondir les motifs ayant provoqué, en l’espèce, la conduite du coupable, et s’en tenait au principe suivant lequel, en matière de service, tout manquement est une faute. Dès lors, dans cette compagnie de la garde, tout le monde savait ce qui attendait le soldat Postnikov pour avoir quitté son poste, et savait qu’il subirait jusqu’au bout son châtiment, sans que Svinine en ressente le moindre chagrin.
     Cet aspect de la personnalité de l’officier était connu de ses supérieurs, ainsi que de ses collègues, parmi lesquels se trouvaient des gens n’éprouvant pas de sympathie pour Svinine, parce qu’en ce temps-là13, ce que lui voyait comme des errements, par exemple le fait de « se montrer humain » , n’était pas encore complètement passé de mode. Svinine n’avait cure des blâmes ou des éloges des « humanistes » . Tout cela faisait de lui un représentant bien trempé des gens de carrière de l’époque, mais il avait son talon d’Achille.
     Svinine avait lui aussi jusqu’à présent de bons états de service, et veillait jalousement à protéger sa carrière, attachant du prix à ce qu’aucun grain de poussière ne vienne s’y déposer, pas plus que sur son uniforme de grande tenue : et voilà que l’extravagance d’un homme du bataillon qu’on lui avait confié allait immanquablement faire du tort à l’image de discipline militaire de tout le bataillon sous ses ordres. Est-il ou non responsable, le commandant du bataillon, de ce qu’a fait l’un de ses soldats dans un accès dicté par la plus noble des compassions – ils ne se poseront pas la question, ceux dont dépend la carrière bien entamée et jalousement préservée de Svinine, et bien des gens sont prêts à lui mettre des bâtons dans les roues14 pour ouvrir la voie à l’un de leurs proches, ou à quelque gaillard dont ils protègent à tout hasard l’avancement. Il va de soi que l’empereur se mettra en colère et ne se fera pas faute de dire au commandant du régiment que ses officiers sont « incompétents » , que ses hommes sont « indisciplinés » .  Et qui est la cause de tout cela ? Svinine. Le bruit circulera donc que Svinine « est incompétent » , et sa réputation se verra entachée définitivement par cette accusation de faiblesse, d’incompétence. Il ne pourra jamais faire figure d’homme remarquable aux yeux de ses contemporains, et son portrait ne prendra jamais place dans la galerie des personnalités historiques de la Russie.
     On étudiait peu l’histoire, à cette époque, mais on y ajoutait foi, et le désir d’y prendre part était grand.


(13) Dans ce genre de considération nostalgique et critique, Leskov renvoie en général au temps de son enfance, voire (dans Le gaucher, par exemple) aux années précédant sa naissance.
(14) Dans le texte russe : « lui jeter des rondins dans les jambes » 



Chapitre VIII

     À peine Svinine eut-il reçu, vers trois heures, la note alarmiste du capitaine Miller qu’il jaillit de son lit, endossa son uniforme et, rempli d’inquiétude et de colère, fit son apparition au poste de la garde du Palais d’hiver. Sur place, il procéda immédiatement à l’interrogatoire du soldat Postnikov, le temps de se convaincre qu’un événement inouï s’était produit. L’homme de troupe, toujours d’une entière franchise, confirma devant son commandant de bataillon tout ce qui était arrivé durant sa garde et qu’il avait déjà rapporté au chef de sa compagnie, le capitaine Miller. Le soldat  reconnaissait « sa faute inexcusable devant Dieu et l’empereur » , et racontait comment, étant de garde, il avait entendu les gémissements d’un homme en train de se noyer dans la trouée d’eau, que le conflit entre le sentiment de son devoir et celui de la pitié l’avait longuement tourmenté, et que la tentation l’avait finalement emporté, abrégeant cette lutte en lui : abandonnant sa guérite, il avait couru sur la glace et tiré l’homme hors de l’eau, et c’était à ce moment, comme par un fait exprès, qu’il s’était retrouvé nez-à-nez avec un officier du bataillon d’invalides du palais.
     Le lieutenant-colonel Svinine était au désespoir ; il s’octroya le seul dédommagement à sa portée en passant sa colère sur Postnikov qu’il envoya séance tenante au cachot de la caserne, après quoi il adressa quelques paroles mordantes à Miller, lui reprochant un « humanitarisme15 »  ne pouvant être d’aucune utilité en matière militaire ; mais tout cela n’arrangeait en rien l’affaire. Trouver, non une justification, mais des excuses, à un tel acte qu’un abandon de poste de la part d’une sentinelle, était chose impossible, et il ne restait plus qu’une issue – cacher toute l’histoire à l’empereur…
     Mais y a-t-il la moindre possibilité de cacher un tel événement ?
     À l’évidence, la chose paraissait infaisable, dans la mesure où non seulement tous les gardes étaient au courant du sauvetage du noyé, mais en outre il fallait compter avec cet odieux officier invalide qui, bien sûr, avait eu le temps de porter toute l’affaire à la connaissance du général Kokochkine.
     Où courir ? À qui s’adresser ? Auprès de qui chercher assistance et protection ?
     Svinine avait envie de se précipiter chez le grand-duc Mikhaïl Pavlovitch16 et de tout lui avouer. De tels procédés étaient en usage. Vu son caractère emporté, le grand-duc allait se fâcher et crier, tant pis, son tempérament et ses habitudes connues faisaient que, plus il se montrait dur et même terriblement offensant lors de sa première réaction, plus il serait ensuite enclin à la pitié et à intercéder lui-même. Les histoires de ce genre ne manquaient pas, certains les recherchaient à plaisir, même. « Les injures ne s’étalent pas sur la porte d’entrée17 » , et Svinine avait très envie d’amener l’affaire sous un jour aussi favorable, seulement, peut-on, en pleine nuit, pénétrer au palais et déranger le grand-duc ? D’un autre côté, attendre le matin et se présenter devant Mikhaïl Pavlovitch après que Kokochkine aura fait son rapport à l’empereur, ce sera trop tard.  Et, tandis que Svinine se débattait avec ces difficultés, sa nervosité le quitta et son esprit commença à entrevoir plus clairement une autre issue, dissimulée jusqu’alors dans le brouillard.


(15) Dans le texte, le terme est un leskovisme, forgé en assemblant « humain » et « manières » .
(16) Frère cadet de Nicolas Ier. De faible santé, il mourra quelques années avant le tsar.
(17) Proverbe russe incitant à subir stoïquement les engueulades.



Chapitre IX

     Une règle des temps de guerre veut que lorsque la forteresse assiégée est exposée au plus grand péril, il ne faut pas s’en éloigner, mais se masser derrière ses murailles. Svinine résolut de ne rien faire de ce qui lui était les premiers temps venu à l’esprit, et d’aller immédiatement voir Kokochkine.
     Circulaient alors à Petersbourg, à propos du chef de la police, Kokochkine, bien des rumeurs glaçantes et absurdes, mais on soutenait aussi qu’il possédait un tact étonnant et complexe, grâce auquel il était capable « non seulement de faire d’une mouche un éléphant, mais tout aussi bien d’un éléphant une mouche. » 
     De fait, Kokochkine était un personnage d’une grande sévérité et fort menaçant, il ifaisait très peur à tout le monde, mais il lui arrivait de fermer les yeux sur les gamineries de polissons et autres joyeux drilles qui, en ce temps-là, étaient légion chez les militaires ; plus d’une fois, ils trouvèrent en lui un protecteur puissant et diligent. Bref, il pouvait beaucoup, et savait y faire, quand il le voulait bien. Svinine et le capitaine Miller ne l’ignoraient pas. Miller renforça chez son chef de bataillon l’idée audacieuse d’aller tout de suite chez Kokochkine en se fiant à sa magnanimité et à son « tact complexe » , ce dernier devant dicter au général la façon de se tirer de ce mauvais pas sans susciter la colère du souverain, ce que Kokochkine, c’était à son honneur, s’efforçait toujours d’éviter soigneusement.
     Svinine mit son manteau, regarda vers le ciel et, s’étant écrié plusieurs fois : « Seigneur ! Seigneur ! » , partit chez Kokochkine.
     Il était déjà un peu plus de quatre heures.



Chapitre X

     On réveilla le chef de la police, Kokochkine, et on lui annonça l’arrivée de Svinine, venu l’entretenir d’une affaire grave et ne souffrant aucun délai.
     Le général se leva aussitôt et sortit voir Svinine, s’essuyant le front, bâillant et se recroquevillant dans sa robe de chambre. Il écouta attentivement, mais calmement, tout le récit que lui faisait Svinine. Tout le temps que durèrent ces explications implorant l’indulgence, il laissa seulement tomber :
     — Le soldat a quitté sa guérite et a sauvé l’homme ?
     — Exactement, répondit Svinine.
     — Et la guérite ?
     — Elle est restée vide pendant ce temps-là.
     — Hmm… Ça, je m’en doutais, qu’elle était restée vide. Encore heureux que personne ne l’ait barbotée.
     Svinine en conclut qu’il était déjà au courant de tout et que, bien sûr, il avait déjà décidé tout seul de la façon dont il présenterait l’affaire en faisant son rapport matinal au souverain, et qu’il ne reviendrait pas sur sa décision. Sinon, une sentinelle de la garde du palais abandonnant son poste, un tel événement aurait dû inquiéter bien davantage l’énergique chef de la police.
     Mais Kokochkine n’était au courant de rien. Le commissaire, chez qui l’officier invalide amenant le rescapé des eaux avait fait son apparition, avait accordé peu d’importance à l’incident. À ses yeux, il n’y avait là pas de quoi troubler, en pleine nuit, le repos du chef de la police, en outre, l’affaire en elle-même semblait assez suspecte au commissaire, vu que l’officier invalide n’était absolument pas mouillé, ce qui était rigoureusement impossible s’il avait sauvé le noyé au péril de sa vie. Le commissaire voyait seulement dans cet officier un ambitieux doublé d’un menteur désireux de se voir épingler sur la poitrine une nouvelle médaille ; du coup, tandis que l’officier de service rédigeait le procès-verbal, le commissaire prit à part l’officier invalide et, s’intéressant aux détails, le pressa de questions pour tâcher de lui tirer les vers du nez.
     Et puis, cela ne plaisait pas au commissaire, que cette histoire soit arrivée dans la partie de la ville de son ressort et que ce soit un officier du palais, et non un policier, qui ait porté secours au demi-noyé.
     La sérénité de Kokochkine s’expliquait tout bonnement en premier lieu par sa terrible fatigue, consécutive aux tracas de la journée, suivis de deux incendies nocturnes, et ensuite par le fait que le cas du factionnaire Postnikov ne le concernait pas directement, lui, le chef de la police.
     Du reste, Kokochkine prit aussitôt les mesures appropriées.
     Il envoya un courrier au commissaire du district de l’Amirauté en lui enjoignant de se présenter immédiatement, accompagné de l’officier invalide et du rescapé, et demanda à Svinine d’attendre dans la petite salle de réception jouxtant son cabinet. Après quoi, Kokochkine se retira dans ce cabinet sans fermer les portes derrière lui, s’assit à son bureau et s’apprêta à signer des papiers ; mais il piqua tout de suite du nez, et s’endormit dans son fauteuil, la tête dans les bras.



Chapitre XI

     En ville, à cette époque, n’existaient ni le télégraphe, ni le téléphone, mais, pour transmettre en urgence les ordres supérieurs, cavalaient dans toutes les directions les « quarante mille courriers18 » que la comédie de Gogol nous a remis pour un siècle en mémoire. 
     Cela ne pouvait, bien entendu, rivaliser de vitesse avec le télégraphe ou le téléphone, mais contribuait de façon significative à mettre de l’animation en ville, et témoignait de la vigilance, même nocturne, des autorités19.
    Avant que ne surgissent, tout essoufflés, le commissaire, l’officier-sauveur et aussi l’homme qu’il avait sauvé de la noyade, l’énergique et fébrile général Kokochkine avait eu le temps de sommeiller et de se rafraîchir un peu. Cela se remarquait à l’expression de son visage comme à la façon dont se manifestaient ses facultés intellectuelles.
     Kokochkine leur ordonna à tous de passer dans son bureau, dans lequel il fit aussi venir Svinine.
     — Le procès-verbal ? demanda-t-il, d’une voix brève mais bien réveillée, au commissaire.
     Ce dernier lui tendit une feuille repliée en disant à voix basse :
     — Je prie Votre Excellence de me laisser lui dire quelques mots en particulier…
     — Très bien.
     Kokochkine se détourna vers une embrasure de fenêtre, suivi par le commissaire.
     — De quoi s’agit-il ?
     Le chuchotement indistinct du commissaire était interrompu par les exclamations du général :
     — Hmm… Oui ! Alors quoi ? Peut-être… Ils s’en tiennent à ça pour s’en tirer à bon compte… Rien d’autre ?
     — Non, monsieur.
     Le général revint de l’embrasure, s’assit à son bureau et se mit à lire. Il lisait pour lui, sans dévoiler ni doutes ni inquiétudes, après quoi il s’adressa directement au rescapé, d’une voix claire et ferme :
     — Alors, mon ami, comment as-tu fait pour te retrouver dans la trouée, en face du palais ?
     — C’est ma faute, répondit le rescapé.
     — Tiens donc ! On était ivre ?
     — Je vous demande pardon, j’avais bu, mais je n’étais pas ivre.
     — Pourquoi tomber à l’eau ?
     — J’ai voulu couper à travers la glace, et je suis tombé dans la rivière.
     — Tu n’y voyais rien, alors ?
     — Rien du tout, il faisait nuit, Votre Excellence !
     — Et tu n’as pas pu distinguer qui te tirait de là ?
     — Je vous demande pardon, je n’ai rien distingué. Ce monsieur, peut-être – il désigna l’officier20 et ajouta :  « J’étais bien trop affolé21 pour distinguer quoi que ce soit. »
     — En résumé, on se baguenaude en titubant, au lieu de dormir ! Regarde-le bien et souviens-toi éternellement de celui qui t’a sauvé. Une noble personne a risqué sa vie pour toi !
     — Je m’en souviendrai éternellement.
     — Votre nom, officier ?
     L’officier donna son nom.
     — Tu m’écoutes22 ? 
     — Je vous écoute, Votre Excellence.
     — Tu es bon chrétien22 ?
     — Bon chrétien, Votre Excellence.
     — Enregistre ce nom et honore-le.
     — Je le retiendrai, Votre Excellence.
     — Prie le Seigneur pour lui et va-t-en : on n’a plus besoin de toi.
     L’autre s’inclina très bas et se sauva, plus que content qu’on le laissât partir.
     Immobile, Svinine comprenait à peine comment les choses pouvaient prendre, de part la clémence divine, une pareille tournure !


(18) Citation déformée du Révizor, Acte III, scène 6 : « Trente cinq mille, rien qu’en courriers ! »
(19) Ces lignes m’évoquent celles où, dans Le premier cercle, Soljénitsyne décrit les fenêtres des ministères à Moscou, du temps de Staline, qui ne s’éteignaient jamais, la nuit, avant que le maître ne soit allé se coucher.
(20) Ce passage n’est pas très clair. Il s’agit sûrement de l’officier invalide, mais le vocabulaire se fait un peu flou.
(21) Difficile à rendre, car les tournures verbales du rescapé sont grammaticalement incorrectes (populaires) mais l’homme reste poli.
(22) Ici, le général s’adresse au rescapé (tutoiement)
(23) Dans le texte : « Tu es orthodoxe ? »



Chapitre XII

     Kokochkine s’adressa à l’officier invalide :
     — Vous avez sauvé cet homme au péril de votre vie ?
     — C’est exact, Votre Excellence.
     — Il n’y avait pas de témoins, et il ne pouvait pas y en avoir, vu l’heure tardive ?
     — En effet, Votre Excellence, il faisait nuit et il n’y avait personne sur la berge, en dehors des sentinelles.
     — Il est inutile de mentionner les sentinelles24 : une sentinelle garde son poste et rien ne saurait l’en distraire. Je crois ce qui est écrit dans le procès-verbal. Il fut sans doute rédigé d’après votre déposition ?
     Kokochkine insista fortement sur ces derniers mots, élevant la voix avec une nuance de menace.
     Mais l’officier ne se troubla pas et, écarquillant les yeux et bombant25 la poitrine, répondit :
     — D’après ma déposition absolument véridique, Votre Excellence.
     — Votre geste mérite une récompense.
     L’autre, en signe de reconnaissance, s’inclina quelque peu.
     — Il n’y a pas matière à remerciement – poursuivit Kokochkine. Je ferai part de votre abnégation à l’empereur, et une médaille viendra peut-être, aujourd’hui même, orner votre poitrine. À présent, rentrez chez vous et restez-y en buvant quelque chose de chaud, on aura peut-être besoin de vous.
     Rayonnant, l’officier prit congé et s’en alla.
     Le suivant des yeux, Kokochkine déclara :
     — C’est bien possible, que l’empereur veuille le rencontrer en personne.
     — Je comprends, monsieur – fit le commissaire d’un air entendu.
     — Je n’ai plus besoin de vous.
     Le commissaire sortit, referma la porte derrière lui et, en homme pieux, se signa plusieurs fois.
     L’officier invalide attendait le commissaire au bas des marches, et ils repartirent ensemble, plus amis qu’à leur arrivée.
     Dans le bureau du chef de la police demeurait seulement Svinine, que Kokochkine observa attentivement un long moment avant de lui demander :
     — Vous n’avez pas été chez le grand-duc ?
     À l’époque, quand on faisait mention du grand-duc, tout le monde savait qu’il s’agissait de Mikhaïl Pavlovitch.
     — Je suis venu vous voir directement, répondit Svinine.
     — Qui était l’officier de garde ?
     — Le capitaine Miller.
     Kokochkine enveloppa de nouveau Svinine de son regard, puis il dit :
     — Il me semble que vous m’aviez dit quelque chose d’autre, tout à l’heure.
     Svinine ne comprit pas l’allusion26 et garda le silence, laissant Kokochkine ajouter :
     — Bon, peu importe : tranquillisez-vous et prenez un peu de repos.
     L’audience était terminée.


(24) Le général indique à l’officier invalide qu’il accepte son mensonge à condition que l’autre fasse motus (ce qui est aussi son intérêt) sur le reste.
(25) Dans le texte : écarquillant la poitrine…
(26) Il n’est pas le seul. Une vague menace, là encore ?



Chapitre XIII

     À une heure de l’après-midi, l’officier invalide fut en effet de nouveau réclamé chez Kokochkine qui l’informa très amicalement que l’empereur était fort satisfait de voir, au sein de l’équipe d’officiers invalides du palais, des hommes aussi vigilants et d’une telle abnégation, et qu’il lui décernait la médaille « pour le sauvetage des gens en danger de mort » . Et Kokochkine le décora séance tenante, et l’autre s’en fut parader avec sa médaille. De la sorte, on pouvait considérer qu’était mis un point final à l’affaire, mais le lieutenant-colonel Svinine ne la considérait pas comme entièrement terminée, il estimait qu’il lui revenait de mettre les points sur les i 27.
     Cela le préoccupait à tel point qu’il en fut malade pendant trois jours et se releva le quatrième pour se rendre à la maisonnette de Pierre le Grand28 et participer à des Te Deum et des actions de grâce devant l’icône du Sauveur, puis rentra chez lui le cœur léger et envoya chercher le capitaine Miller.
— Hé bien, Dieu merci, Nikolaï Ivanovitch, dit-il à Miller, l’orage qui planait au-dessus de nos têtes s’est définitivement éloigné, emportant au loin notre malheureuse affaire, cette histoire de sentinelle. Nous pouvons à présent, semble-t-il, pousser un soupir de soulagement. Incontestablement, nous le devons, en premier lieu à la miséricorde divine, et ensuite au général Kokochkine. Laissons les gens dire qu’il est méchant et cruel, je suis pour ma part rempli de gratitude pour sa magnanimité, et de respect pour son ingéniosité et son tact. Il a su jouer avec une étonnante maestria des fanfaronnades de ce vieux renard d’invalide dont l’impudence, à vrai dire, mériterait non pas une médaille, mais une raclée soignée à l’écurie, mais tout le reste s’est évaporé : il fallait utiliser celui-là pour en sauver beaucoup, et Kokochkine a donné avec art à toute l’affaire une tournure telle qu’il n’en est résulté aucun désagrément pour personne – bien au contraire, tout le monde est ravi. Entre nous soit dit, je tiens de source sûre que Kokochkine est très très satisfait de moi. Il a apprécié le fait que je vienne directement le voir, sans aller trouver personne d’autre, et que je ne conteste pas les dires de cet aventurier, le médaillé. Bref, aucune victime à déplorer, et tout a été conduit avec un tel tact que tout danger est écarté, mais nous avons encore une petite dette. Il nous faut faire preuve du même tact que Kokochkine et boucler l’affaire de notre côté de façon à nous éviter toute suite fâcheuse. La situation d’un personnage reste encore floue. Je veux parler du soldat Postnikov. Il est aux arrêts, au cachot, et il souffre certainement de se languir sans savoir quel sera son sort. Il faut mettre fin à cette pénible attente.
     — En effet, il est temps d’en finir ! approuva Miller, en se réjouissant.
     — Alors, bien sûr, ceci est davantage de votre ressort : envoyez chercher les hommes dans les casernes, regroupez votre compagnie, faites sortir Postnikov, et que la formation lui inflige deux cents coups de verges.


(27)  En français dans le texte, avec une explication en russe.



Chapitre XIV

     Stupéfait, Miller fit une tentative pour inciter Svinine à épargner Postnikov, lequel avait déjà suffisamment souffert, dans son cachot, à attendre la décision le concernant, bref à lui accorder son pardon, dans l’allégresse générale ; mais Svinine s’enflamma et ne laissa même pas Miller poursuivre.
     — Non, le coupa-t-il – finissez-en avec ça : je viens de vous parler de tact et vous vous mettez à manquer de tact ! Abandonnez cette idée !
     En disant ces paroles, Svinine avait adopté un ton officiel, plus sec, et il ajouta avec dureté :
     — Et, comme dans cette affaire vous êtes un peu en tort, je dirai même complètement dans votre tort, avec cette mollesse qui est la vôtre, et qui ne convient nullement à un militaire, faiblesse de caractère qui rejaillit sous forme d’insubordination chez vos hommes, je vous ordonne d’assister en personne à l’exécution de la peine et de veiller à qu’on applique les verges pour de bon… le plus sévèrement possible. Pour ce faire, vous voudrez bien prendre des dispositions adéquates, en confiant les verges à de jeunes soldats récemment issus de l’armée, vu que nos seniors sont, à cet égard, tous infectés du libéralisme de la garde : ils ne fouetteraient pas leur camarade comme il convient, se contentant d’effrayer les puces sur son dos. Je viendrai moi-même voir comment on aura traité le coupable.
     Il n’était bien entendu pas question d’un quelconque manquement aux ordres d’un supérieur, et le sensible N.I. Miller dut exécuter fidèlement celui qu’il avait reçu de son chef de bataillon.
     La compagnie se mit en formation dans la cour des casernes du régiment Izmaïlovski, on apporta de la réserve des verges en quantité suffisante, et le soldat Postnikov, tiré de son cachot, fut « traité » avec le concours zélé de jeunes recrues de l’armée. Non corrompus par le libéralisme de la garde, ces gens lui mirent complètement les points sur les i, dans la pleine mesure indiquée par le commandant du bataillon. On releva ensuite Postnikov et on l’envoya directement, dans la tenue même où on l’avait fouetté, à l’infirmerie du régiment.



Chapitre XV

     Ayanr reçu un rapport concernant l’exécution de la punition corporelle, le chef de bataillon Svinine rendit aussitôt une visite toute paternelle à Postnikov à l’infirmerie, et il eut le plaisir de constater de visu que ses ordres avaient été suivis à la lettre. Le compatissant et sensible Postnikov avait été « traité comme il convenait » . Satisfait, Svinine ordonna qu’on donne de sa part au soldat châtié une livre de sucre et un quart de livre de thé, afin qu’il puisse s’en délecter pendant son rétablissement. Allongé sur sa couchette, Postnikov entendit cet ordre à propos du thé et déclara :
     — Je suis très content, Votre Haute Noblesse, je vous remercie de vos bontés paternelles.
     Et il l’était vraiment, « content » , parce que, trois jours durant, dans son cachot, il avait redouté le pire. À cette époque de violence, deux cents coups de verges étaient très peu de chose en regard des peines que prononçaient les tribunaux militaires ; le genre de peine qu’aurait eu à subir Postnikov si les événements n’avaient pas, heureusement pour lui, connu toutes les inflexions hardies et fort tactiques rapportées plus haut.
     Mais ces événements relatés avaient fait d’autres heureux.



Chapitre XVI

     Sous le manteau, l’exploit du soldat Postnikov se répandit dans tous les cercles de la capitale, celle-ci  connaissant un climat incessant de potins alimentés par des choses imprimées à bas bruit. Dans ce bouche à oreille, le nom du véritable héros – l’homme de troupe Postnikov – se perdit, mais l’épopée elle-même ne fit qu’enfler, prenant un fort intéressant caractère romanesque.
     On racontait qu’un nageur d’une force extraordinaire se dirigeait vers le Palais, depuis la forteresse Pierre-et-Paul29, lorsqu’une sentinelle du Palais fit feu sur lui, le blessant, et qu’alors un officier invalide qui passait par là s’était jeté à l’eau et l’avait sauvé, ce pour quoi l’un avait reçu la récompense qui lui était due, et l’autre un châtiment mérité. Cette rumeur inepte parvint jusqu’à l’hôtellerie d’un monastère où vivait alors un grand religieux30, homme prudent et nullement indifférent aux « affaires du monde » , tout de bienveillance envers la pieuse famille des Svinine.
     Cette histoire de coup de feu, qui circulait, ne semblait pas claire aux yeux du perspicace religieux.  Un nageur en pleine nuit ? S’il s’agissait d’un prisonnier échappé, pourquoi punir le factionnaire, qui n’avait fait que son devoir en tirant sur celui qui s’éloignait de la forteresse en traversant la Neva ? Et si ce n’était pas un fugitif, cet énigmatique individu qu’il était juste de sauver des vagues de la Neva, qu’est-ce que la sentinelle pouvait bien savoir à son sujet ? Là encore, les bavardages dont on a les oreilles rebattues ne peuvent correspondre à la réalité. Le monde accepte et colporte fort étourdiment bien des choses, mais les gens qui vivent dans les monastères et les hôtelleries attenantes prêtent à tout une attention bien plus réfléchie, et connaissent le fin mot des affaires du monde.


(30) Avec désinence déformée : leskovisme.



Chapitre XVII

     Un jour que Svinine se trouvait chez l’homme d’église pour recevoir sa bénédiction, le vénéré seigneur des lieux se mit à l’entretenir de cette histoire de coup de feu. Svinine déballa toute la vérité qui, comme nous le savons, n’avait rien à voir avec une histoire de coup de feu. 
     Le religieux écouta en silence le récit authentique, remuant doucement les grains de son chapelet et ne quittant pas des yeux le narrateur. Lorsque Svinine eut achevé, sa voix se fit entendre, murmure et gazouillis :
     — Il faut donc en conclure que ce qui fut raconté partout n’est pas conforme à la vérité ?
     Décontenancé, Svinine répondit au bout de quelques instants, de façon évasive, que ce n’était pas lui, mais le général Kokochkine, qui avait rapporté à ce sujet.
     Le religieux, de ses doigts de cire, déplaça sans rien dire quelques grains de son chapelet, puis dit :
     — Il faut distinguer ce qui a trait au mensonge et ce qui  relève de la vérité partielle.
     Nouvelle avancée du chapelet, nouveau silence, le gazouillis, enfin :
     — La vérité incomplète n’est pas mensonge. Mais on le dit moins.
     — Absolument, approuva Svinine. Bien entendu, ce qui me trouble le plus, c’est d’avoir dû punir ce soldat qui, ayant certes enfreint son devoir…
     Le chapelet, puis le chuchotis qui interrompt :
     — Le devoir lié au service ne doit jamais être enfreint.
     — En effet, mais il a fait cela par générosité, par compassion, en outre non sans conflit ni danger : il comprenait qu’en sauvant autrui, il allait à sa propre perte… C’est un sentiment élevé, saint !
     — Ce qui est saint, Dieu ne le méconnaît point ; le châtiment corporel n’est pas mortel pour l’homme de basse condition, il ne va pas à l’encontre des coutumes des peuples, ni ne contrevient à l’esprit des Écritures. On supporte bien plus aisément l’osier frappant la grossière enveloppe charnelle que la plus petite souffrance à l’âme. En cela vous n’avez nullement porté atteinte à la justice.
     — Mais il ne recevra pas la médaille des sauveteurs.
     — Venir en aide aux gens en danger de mort tient bien davantage du devoir que du mérite. Celui qui pouvait venir en aide et ne l’a pas fait tombe sous le coup de la loi, celui qui le pouvait et l’a fait n’a accompli que son devoir.
     Un silence, le chapelet et le gazouillis, de nouveau :
     — Il peut être plus utile au soldat de supporter l’humiliation et les blessures, sans voir reconnu son exploit, que de plastronner avec une décoration. Mais le plus important dans tout cela – c’est d’observer une grande prudence dans cette affaire et de ne mentionner absolument nulle part à qui fut rapporté, pour une raison ou une autre, quelque chose de cette histoire.
     L’homme d’église était visiblement satisfait, lui aussi.



Chapitre XVIII

     Si j’avais l’audace des élus du Ciel, à qui leur grande foi permet de pénétrer les vues secrètes du Seigneur, je m’autoriserais hardiment à supposer que Dieu lui-même, sans doute, était satisfait de la conduite que la douceur de son âme avait dictée à Postnikov. Mais ma foi n’est pas grande ; elle ne permet pas à mon esprit de voir aussi haut : je suis chair et poussière. Je pense à ces mortels qui aiment le bien pour lui-même et n’attendent aucune récompense, où que ce soit. Il me semble que ces personnes droites et sûres doivent être pleinement satisfaites du saint élan d’amour et de la non moins sainte patience du héros tranquille de mon récit fidèle et sans artifices31.



(31) Voir la note (2).