jeudi 26 août 2021

Le Régisseur (Ivan Tourguéniev)

      Ce texte est le dixième des Récits* d’un chasseur,  premier recueil publié en 1847, suivi d’autres formant un cycle publié en 1852 et complété ultérieurement par les Nouveaux Récits d’un chasseur, l'édition définitive voyant le jour en 1874. On retrouve ici une violente charge contre le servage, institution que l’auteur haïssait. Et, une fois encore, on chasse assez peu dans cette histoire…

* Le véritable titre du recueil étant Mémoires d'un chasseur. Le terme de récits est celui sous lequel Tourguéniev, après une désolante et mutilante première traduction, fut connu et apprécié en France.




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     À une quinzaine de verstes1 de ma propriété habite l’une de mes connaissances, Arkadi Pavlytch2 Piénotchkine, officier de la Garde à la retraite. Son domaine est fort giboyeux, sa maison construite selon les plans d’un architecte français, les domestiques y sont vêtus à l’anglaise, il donne d’excellents dîners, se montre caressant avec ses invités, et pourtant, on ne va pas volontiers chez lui. C’est un homme positif et réfléchi, il est, comme on dit, parfaitement bien élevé, il a servi, il s’est frotté à la haute société et s’occupe à présent de sa propriété avec un grand bonheur. Arkadi Pavlytch est, pour employer ses propres termes, sévère mais juste, il se préoccupe du bien-être de ses sujets3 et, lorsqu’il les punit, c’est pour leur bien. « Il faut les traiter comme les enfants, dit-il à cette occasion – l’ignorance, mon cher4 ; il faut prendre cela en considération. » Lui-même, en cas de triste nécessité (ou prétendue telle), évite les mouvements brusques et n’aime pas élever la voix, il montre plus volontiers de la main le coupable en prononçant tranquillement sa sentence : « Je te l’avais pourtant demandé, mon cher », ou « Que t’arrive-t-il, reprends-toi » – le tout en se contentant de serrer un peu les dents et de tordre légèrement la bouche. Il est de petite taille, élégamment bâti, très bien de sa personne, il entretient soigneusement ses mains et ses ongles ; il respire la santé, comme en atteste le vermeil de ses lèvres et de ses joues. Il a le rire sonore et insouciant, et le clignement de ses yeux marron clair est affable. Il s’habille avec un goût très sûr ; il feuillette des livres, regarde des illustrations et s’abonne à des journaux, mais la lecture n’est pas son fort : il a eu du mal à venir à bout du Juif errant5. Il joue aux cartes à la perfection. Dans l’ensemble, Arkadi Pavlytch passe pour un gentilhomme des plus instruits et l’un des partis les plus enviables de notre province ; les dames sont folles de lui et vantent particulièrement ses manières. Il se tient extrêmement bien, il est prudent comme un chat, il ne s’est jamais retrouvé mêlé à quelque histoire, bien qu’il aime, à l’occasion, se mettre en avant et clouer le bec à quelque timide déconcerté. Il dédaigne résolument la mauvaise société, par peur de se compromettre ; cependant, dans ses moments de gaieté, il se proclame disciple d’Épicure, bien qu’il dise en général du mal de la philosophie, nommée par lui « nourriture brumeuse des âmes allemandes », voire parfois tout bonnement « tissu d’absurdités ». Il aime également la musique ; quand il joue aux cartes, il fredonne à travers ses dents, mais en y mettant du sentiment ; il se souvient de passages de Lucia et de La Somnambule6, mais il attaque un peu trop haut. L’hiver, il part à Saint-Pétersbourg. Sa maison est extrêmement bien tenue ; soumis à son influence, les cochers eux-mêmes, non seulement essuient le collier des chevaux et nettoient leurs capotes tous les jours, mais  se débarbouillent quotidiennement. Les domestiques d’ Arkadi Pavlytch regardent, il est vrai, un peu par en-dessous – mais chez nous, en Russie, on ne saurait distinguer le morose de l’ensommeillé. Arkadi Pavlytch parle posément, d’une voix douce et agréable, laissant comme à plaisir les mots filtrer à travers sa belle moustache parfumée ; il emploie de nombreuses expressions françaises telles que : « Mais c’est impayable ! », « Mais comment donc ! » etc. Avec tout cela, je ne suis pour le moins pas trop désireux d’aller le voir et, sans les coqs de bruyère et les perdrix, j’aurais sans doute cessé toutes relations avec lui. Une sorte d’inquiétude étrange s’empare de vous chez lui ; le confort même qu’on y trouve ne vous remplit pas de joie, et à chaque fois que, le soir, le valet de chambre aux cheveux frisés se montre à vous dans sa livrée bleue aux boutons armoriés et commence avec obséquiosité à vous retirer vos bottes, vous sentez que si, au lieu de cette figure blême et décharnée, se présentaient soudain à vous les pommettes étonnamment larges et le nez incroyablement aplati d’un jeune et vigoureux gaillard tout juste tiré de la charrue par son maître mais ayant déjà eu le temps de faire craquer en dix endroits la couture de son caftan de nankin récemment offert, vous vous réjouiriez indiciblement et vous prendriez volontiers le risque de perdre, avec votre botte, toute votre jambe…

     En dépit de mon antipathie pour Arkadi Pavlytch, je dus une fois passer la nuit chez lui. Le lendemain, je donnai tôt l’ordre d’atteler ma voiture, mais il ne voulut pas me laisser partir avant d’avoir pris un petit-déjeuner à l’anglaise, et me fit entrer dans son cabinet. Avec le thé, on nous servit des côtelettes, des œufs à la coque, du beurre, du miel, du fromage, etc. Deux valets de chambre, en gants blancs très propres, prévenaient silencieusement nos moindres désirs. Nous étions assis sur un sofa persan. Arkadi Pavlytch portait de larges pantalons de soie, une veste de velours noir, un joli fez orné d’un gland bleu foncé et des mules chinoises. Il prenait du thé, riait, examinait ses ongles, fumait, se mettait des coussins sous le côté et se montrait d’excellente humeur. Après avoir solidement déjeuné, et y ayant pris un plaisir visible, Arkadi Pavlytch se versa un petit verre de vin rouge qu’il porta à ses lèvres, et fronça soudain les sourcils.

     — Comment se fait-il que le vin n’ait pas été réchauffé ? demanda-t-il d’une voix plutôt coupante à l’un des valets.

     Le valet se troubla et s’arrêta comme cloué sur place, tout pâle.

     — Eh bien mon cher, je t’ai posé une question, reprit tranquillement Arkadi Pavlytch sans le quitter des yeux.

     Le malheureux valet de chambre se dandina sur place en tordant la serviette qu’il avait à la main, sans dire un mot. Arkadi Pavlytch baissa la tête et regarda pensivement le valet par en-dessous.

     Pardon, mon cher, articula-t-il avec un sourire aimable en m’effleurant amicalement le genou d’une main, avant de fixer de nouveau son regard sur le valet de chambre :

     — Allons, va, lui dit-il après un petite pause ; il releva les sourcils et sonna.

     Entra un homme corpulent au teint basané, aux cheveux noirs, au front bas et aux yeux bouffis de graisse.

     — À propos de Fiodor… Prends les dispositions, dit à mi-voix Arkadi Pavlytch, très maître de lui.

     — À vos ordres, répondit le gros homme, et il sortit.

     Voilà, mon cher, les désagréments de la campagne, observa gaiement Arkadi Pavlytch. Mais où allez-vous ? Restez encore un peu.

     — Non, répondis-je, je dois m’en aller.

     — Toujours à la chasse ! Ah ces chasseurs ! Et de quel côté allez-vous ?

     — À quarante verstes d’ici, à Riabovo.

     — À Riabovo ? Ah, mon Dieu, dans ce cas, je vous accompagne. Riabovo n’est qu’à cinq verstes de mon village de Chipilovka, et il y a bien longtemps que je n’y suis pas allé : je ne trouve jamais le temps. Cela tombe très bien : vous chasserez aujourd’hui à Riabovo, et vous viendrez chez moi le soir. Ce sera charmant. Nous souperons ensemble – nous allons emmener le cuisinier – et vous passerez la nuit chez moi. À la bonne heure ! C’est parfait ! ajouta-t-il sans attendre ma réponse. C’est arrangé. Holà, quelqu’un ! Dépêchez-vous de faire atteler la calèche ! Vous n’êtes pas encore allé à Chipilovka ? J’ai presque honte de  vous proposer de passer la nuit dans l’izba de mon régisseur, mais je sais que vous n’êtes pas difficile, d’ailleurs, à Riabovo vous auriez dormi dans le foin d’une grange… Allons, partons !

     Et Arkadi Pavlytch se mit à fredonner une romance française.

     — Vous ne le savez peut-être pas, reprit-il en se balançant sur ses jambes, là-bas, les moujiks me payent redevance. C’est la Constitution7 – qu’y faire ? Ils payent ponctuellement leur redevance. J’avoue que je les aurais mis depuis longtemps à la corvée, mais il y a peu de terrain ! Cela m’étonne beaucoup de voir qu’ils arrivent à joindre les deux bouts. Du reste, c’est leur affaire. Mon régisseur est un sacré gaillard, une forte tête, un homme d’État ! Vous verrez… Vrai, comme tout s’arrange bien !

     Il n’y avait rien à faire. Nous ne partîmes qu’à deux heures de l’après-midi, au lieu de neuf heures du matin. Les chasseurs comprendront mon impatience. Arkadi Pavlytch aimait, selon son expression, se gâter un peu à l’occasion, et il prit avec lui une telle quantité de linge, de provisions, d’habits, de parfums, de coussins et de nécessaires de toilette de toutes sortes qu’un Allemand économe et maître de lui en aurait eu pour une année entière de félicité. À chaque côte descendue, Arkadi Pavlytch tenait au cocher un discours bref mais énergique, et j’en tirai la conclusion que mon homme était un vrai poltron. Du reste, le voyage s’effectua fort heureusement, si ce n’est que, sur un pont  récemment remis en état, la charrette transportant le cuisinier se renversa et qu’une roue arrière lui écrasa l’estomac.

     En voyant la chute de son Carême8 particulier, Arkadi Pavlytch fut épouvanté et fit aussitôt demander si les mains du cuisinier étaient intactes. Ayant reçu une réponse affirmative, il retrouva sur-le-champ son calme. Avec tout cela, notre trajet fut assez long ; assis avec Arkadi Pavlytch dans sa calèche, je me mis à éprouver, vers la fin du voyage, un ennui mortel, d’autant que mon interlocuteur, en l’espace de quelques heures, sa verve totalement épuisée, commençait à poser au libéral. Nous arrivâmes enfin, mais pas à Riabovo, directement à Chipilovka ; cela se trouva ainsi. Ce jour-là, je ne pouvais de toute façon plus chasser, aussi me résignai-je à contrecœur. 

     Le cuisinier nous avait devancés de quelques minutes et avait semblait-il déjà eu le temps de prendre ses dispositions et de prévenir celui qu’il fallait, car le staroste9 (le fils du régisseur) vint nous accueillir à la barrière même marquant l’entrée du village ; c’était un moujik costaud, haut de près d’une sagène10, venu à cheval et tête nue, portant un paletot neuf et déboutonné. « Et où est donc Sofron ? » lui demanda Arkadi Pavlytch. Le staroste commença par sauter lestement de son cheval, s’incliner devant le maître et déclarer : « Le bonjour à vous, notre petit père Arkadi Pavlytch », après quoi il releva la tête, se secoua et fit savoir que Sofron était parti à Pérov, mais qu’on était allé le prévenir. « Eh bien, suis-nous », dit Arkadi Pavlytch. Par déférence, le staroste mit son cheval sur le côté puis remonta dessus et suivit la calèche au trop, son chapeau à la main. Nous traversâmes le village. Nous croisâmes quelques moujiks allant dans des charrettes vides ; ils revenaient de la grange et chantaient, en sautillant de tout leur corps et en agitant leurs jambes en l’air ; mais en voyant la calèche et le staroste, ils se turent d’un coup et enlevèrent leurs bonnets d’hiver (nous étions en été) et se soulevèrent, ayant l’air d’attendre les ordres. Arkadi Pavlytch leur adressa un salut bienveillant. Une inquiétude se propageait visiblement dans le village. Des paysannes en jupes à carreaux lançaient des copeaux de bois aux chiens obtus ou trop zélés ; un vieillard boiteux, dont la barbe naissait juste sous les yeux, arracha du puits un cheval sans lui laisser le temps de finir de boire et lui envoya pour une raison inconnue un coup dans le flanc, avant de s’incliner. Des bambins en longue chemise rentraient en hurlant dans les izbas, s’étendaient sur le ventre sur le seuil surelevé, laissant pendre leur tête et mettant les pieds en l’air, se roulant ainsi derrière la porte avec dextérité, restant sans se montrer dans l’ombre de l’entrée. Les poules elles-mêmes se hâtaient d’un trot précipité vers les bas de porte ; seul un coq intrépide, à la poitrine noire comme un gilet de satin et à la queue rouge retroussée jusqu’à la crête, parut vouloir rester sur la route et se préparer à pousser son cri, mais il se troubla brusquement et s’enfuit lui aussi. L’izba du régisseur se tenait à l’écart des autres, au milieu d’une épaisse et verte chènevière. Nous nous arrêtâmes devant le portail. M. Piénotchkine se leva, rejeta d’un mouvement pittoresque son manteau et descendit de la calèche en promenant des regards affables autour de lui. La femme du régisseur vint nous accueillir en s’inclinant très bas et en approchant ses lèvres de la main seigneuriale. Arkadi Pavlytch la laissa lui baiser la main tout son content et monta sur le perron. Dans un coin sombre de l’entrée se tenait la femme du staroste, qui s’inclina elle aussi très bas mais n’osa pas s’approcher de la main du maître. Dans ce qu’on appelle l’izba froide – à droite de l’entrée –, deux autres paysannes s’affairaient déjà ; elles en sortaient tout un bric-à-brac, des cruches vides, des touloupes11 raides, des pots à beurre, un berceau avec dedans un marmot bariolé de chiffons, et balayaient les saletés à l’aide de balais de branchages12. Arkadi Pavlytch les renvoya et s’installa sur un banc sous les icônes. Les cochers commencèrent à apporter les coffres, les écrins et les autres commodités, en s’efforçant d’étouffer le bruit de leurs lourdes bottes.

     Pendant ce temps, Arkadi Pavlytch interrogeait le staroste à propos de la moisson, des semailles et d’autres points d’économie rurale. Les réponses du staroste étaient satisfaisantes, mais il les donnait avec mollesse et gaucherie, on eût dit qu’il boutonnait son caftan avec des doigts gelés. Il se tenait près de la porte et ne faisait que regarder et s’écarter pour laisser le passage à l’agile valet de chambre. Derrière ses épaules puissantes, je pus voir dans le vestibule la femme du régisseur rosser en cachette une paysanne. On entendit soudain le bruit d’une charrette qui s’arrêta devant le perron : le régisseur fit son entrée. 

     Cet homme d’État, selon les paroles d’Arkadi Pavlytch, était petit, large d’épaules, grisonnant et trapu, il avait le nez rouge, de petits yeux bleus et une barbe en éventail. Notons à ce propos que, depuis que la Russie existe, on n’y connaît pas d’exemple d’homme ayant engraissé et s’étant enrichi sans que lui pousse une barbe en éventail13 ; l’un a porté toute sa vie une barbe en pointe et peu fournie — et soudain, le voilà ceint d’une véritable auréole : d’où sort tout ce poil ? Le régisseur semblait avoir bu un coup à Pérov : il avait le visage bien gonflé et sentait le vin. 

     — Ah, notre père, notre bienfaiteur14 dit-il d’une voix chantante et le visage montrant un tel attendrissement qu’on pouvait s’attendre à voir des larmes en jaillir, vous avez daigné faire l’effort de venir nous voir !… Votre main, petit père, votre main, ajouta-t-il en tendant d’avance ses lèvres.

     Arkadi Pavlytch accéda à son désir.

     — Eh bien, mon ami Sofron15, comment vont les affaires ? demanda-t-il d’une voix caressante.

     — Ah, notre père, s’exclama Sofron, comment pourraient-elles aller mal, les affaires ? En daignant venir nous voir, notre père, notre bienfaiteur, vous avez apporté la lumière à notre petit village, vous avez fait notre bonheur jusqu’à notre dernier jour. Dieu merci, Arkadi Pavlytch, Dieu merci, tout va bien grâce à votre bienveillance !

     Ici, Sofron se tut, jeta un regard au maître et, comme emporté par un nouvel élan affectueux (où l’ivresse avait sa part), il redemanda au barine sa main et reprit d’une voix encore plus chantante :

     — Ah, notre père, notre bienfaiteur… Eh quoi ! Ma parole, je suis fou de joie… Ma parole, je n’en crois pas mes yeux… ah, notre père !

     Arkadi Pavlytch me jeta un regard, eut un sourire malicieux et me demanda : « N’est-ce pas que c’est touchant ? »

     — Oui, petit père, Arkadi Pavlytch, reprit l’inlassable régisseur, mais comment cela se fait-il ? Vous me faites bien de la peine, petit père ; vous n’avez pas daigné me prévenir de votre venue. Où passerez-vous donc la nuit ? C’est que ce n’est guère propre, ici, avec ces balayures…

     — Ça ne fait rien, Sofron, ça ne fait rien, répondit en souriant Arkadi Pavlytch, c’est bien, ici.

     — Tout de même, notre père, bien pour qui ? Pour nous autres moujiks, c’est bien ; mais pour vous… ah, vous, mon père, mon bienfaiteur !… Pardonnez-moi, je suis idiot, je perds la boule, ma parole, je suis complètement abruti.

     Sur ces entrefaîtes, on servit à souper ; Arkadi Pavlytch se mit à manger. Le vieux fit sortir son fils au motif qu’il rendait l’air plus lourd.

     — Alors mon vieux, as-tu délimité les terres ? demanda M. Piénotchkine, qui voulait clairement imiter la façon de parler des moujiks, et il me fit un clin d’œil.

     — On a délimité, petit père, toujours grâce à toi. Les papiers ont été signés avant-hier. Ceux de Khlynovo ont commencé par faire des manières… des manières, petit père, tout à fait ça. Ils exigeaient… exigeaient… Dieu sait quoi. ; un tas d’imbéciles, petit père, des gens stupides. Nous, petit père, par ta grâce, nous avons exprimé notre reconnaissance et nous avons complu à l’intermédiaire Mikolaï Mikolaitch ; tout a été fait selon tes ordres, petit père ; ce que tu avais daigné ordonner, nous l’avons exécuté, avec l’accord de Iégor Dmitritch.

     — Iégor m’a fait son rapport, dit, grand seigneur, Arkadi Pavlytch.

     — Bien sûr, petit père, Iégor Dmitritch, bien sûr.

     — Ainsi, vous voilà contents, à présent ?

     Sofron n’attendait que cela.

     — Ah, notre père, notre bienfaiteur ! entonna-t-il de nouveau… De grâce… nous prions le Seigneur pour vous jour et nuit… C’est vrai qu’il y a peu de terre ici…

     Piénotchkine l’interrompit :

     — Bon, bon, Sofron, je sais que tu m’es dévoué… Alors, comment marche le battage ?

     Sofron soupira.

     — Eh bien, notre père , le battage ne marche pas bien du tout. . Et puis, petit père Arkadi Pavlytch, permettez-moi de vous informer d’une petite affaire. (Là, il s’approcha de M. Piénotchkine en écartant les bras, se pencha et cligna d’un œil.) Un cadavre a été trouvé sur nos terres.

     — Comment ?

     — Je ne sais trop qu’en penser moi-même, petit père, notre père : il est clair que c’est l'œuvre du Malin. Heureusement, c’était à la lisière d’un champ qui n’est pas à nous, mais il faut bien avouer qu’il était sur nos terres. Je l’ai fait aussitôt traîner, tant que c’était possible, sur le lopin étranger, et j’ai posé une sentinelle en ordonnant le silence à tout le monde. À tout hasard, j’ai expliqué au commissaire16 comme-ci comme ça, je lui ai donné un petit quelque chose, pour la reconnaissance… Vous pensez que j’ai bien fait, petit père ? Alors, c’est resté sur le dos des autres ; un cadavre, vous savez, ça coûte deux cent roubles, on n’y coupe pas.

     Le subterfuge de son régisseur fit beaucoup rire M. Piénotchkine, qui me dit à plusieurs reprises en me l’indiquant de la tête : « Quel gaillard, hein ! » 

     Cependant, la nuit était tombée ; Arkadi Pavlytch fit débarrasser la table et apporter du foin. Le valet de chambre nous mit des draps et des coussins ; nous nous couchâmes. Sofron partit chez lui en ayant reçu des instructions pour le lendemain. En s’endormant, Arkadi Pavlytch fit encore quelques observations sur les éminentes qualités du moujik russe, en me signalant que, depuis que Sofron était son régisseur, les gens de Chipilovka avaient toujours payé leurs redevances sans le moindre retard… Le veilleur de nuit se mit à frapper sa planchette17 ; un enfant, visiblement pas encore pénétré du sentiment d’abnégation nécessaire, commença à piailler dans un coin de l’izba… Nous nous endormîmes.

     Le lendemain, nous nous levâmes assez tôt. Je m’apprêtai à gagner Riabovo, mais Arkadi Pavlytch souhaitait me montrer sa propriété et insista pour que je reste. Moi-même, je ne demandais pas mieux que de me convaincre sur place des qualités de Sofron, cet homme d’État. Le régisseur parut. Il portait une capote bleue fermée d’une ceinture rouge. Il était beaucoup moins loquace que la veille, fixait son maître d’un œil perspicace et répondait posément et avec pertinence. Nous nous rendîmes ensemble à l’aire de battage. Le fils de Sofron, le staroste haut de trois archines18, homme donnant tous les signes de la bêtise complète, nous accompagna aussi, et  se joignit encore à nous le territorial Fédossiéitch, ancien soldat aux immenses moustaches et à la physionomie extrêmement étrange : on eût dit que quelque chose l’avait extraordinairement étonné par le passé, et qu’il n’avait jamais pu s’en remettre. Nous inspectâmes l’aire, la grange, les hangars, le moulin à vent, l’enclos pour le bétail, les jeunes pousses, les chènevières ; tout était en effet admirablement bien tenu, seules les figures tristes des moujiks me causaient une certaine perplexité. Outre l’utile, Sofron s’occupait aussi de l’agréable : tous les fossés étaient bordés de saules, de petites allées sablées circulaient entre les meules, sur l’aire, une girouette à silhouette d’ours, la gueule ouverte et montrant une langue rouge avait été ajoutée au moulin à vent, l’enclos de briques portait une sorte de fronton grec en-dessous duquel il avait fait écrire à la céruse : « Cet enclo a été construi au vilage de Chipilovka en mille huit sans carante ». Très attendri, Arkadi Pavlytch se mit à m’exposer en français les avantages du système de la redevance, tout en observant que celui de la corvée est plus profitable au propriétaire – que n’entend-on pas !… Il entreprit de donner des conseils au régisseur sur la façon de planter les pommes de terre, de préparer le fourrage pour le bétail, etc. Sofron écoutait attentivement le maître discourir, en élevant parfois une objection, mais il n’appelait déjà plus Arkadi Pavlytch son père et son bienfaiteur, et il insistait sans cesse sur le fait que la terre n’était pas en suffisance, et que ce ne serait pas une mauvaise idée d’en acheter. « Bon, achetez-en tous ensemble à mon nom, dit Arkadi Pavlytch, je ne suis pas contre. »Sofron ne répondit rien et se contenta de caresser sa barbe. « Mais à présent, ce serait une bonne idée d’aller faire un tour au bois », observa M. Piénotchkine. On nous amena aussitôt des chevaux de selle ; nous entrâmes dans le bois ou, comme on dit chez nous, dans le « taillis protégé19 ». Nous y trouvâmes d’épais fourrés et un gibier abondant, Arkadi Pavlytch fit pour cela l’éloge de Sofron et lui donna des tapes sur l’épaule. M. Piénotchkine s’en tenait, en matière de sylviculture, aux conceptions russes, et il me raconta même l’histoire, selon lui fort amusante, d’un propriétaire farceur qui, pour faire entendre raison à son garde forestier, lui avait arraché la moitié de la barbe afin de lui prouver que les coupes ne font pas repousser la forêt plus drue… Du reste, dans d’autres domaines, ni Sofron ni Arkadi Pavlytch ne fuyaient les innovations. En revenant au village, le régisseur nous emmena voir le tarare qu’il avait récemment fait venir de Moscou. Cette vanneuse fonctionnait certes bien, mais si Sofron avait su le désagrément qui les attendait, lui et son maître, lors de cette dernière visite, il serait certainement resté chez lui avec nous.

     Voici ce qui arriva. En sortant du hangar, nous aperçûmes le spectacle suivant : à quelques pas de la porte, près d’une mare boueuse où trois canards  barbotaient avec insouciance, deux moujiks étaient agenouillés ; l’un était un vieillard d’environ soixante-dix ans, et l’autre un gars de vingt ans. Tous les deux en chemise de toile rapiécée, les pieds nus et une corde en guise de ceinture. Le territorial Fédossiéitch s’agitait avec zèle autour d’eux, et il aurait sans doute eu le temps de les convaincre de s’éloigner si nous nous étions attardés dans le hangar, mais, en nous apercevant, il se mit au garde-à-vous, figé sur place. Bouche bée, les poings crispés de perplexité, le staroste se tenait à côté de lui. Arkadi Pavlytch fronça les sourcils, se mordit la lèvre et s’avança en direction des solliciteurs. Ceux-ci, sans rien dire, s’inclinèrent devant lui jusqu’à terre.

     — Que vous faut-il ? Que demandez-vous ? demanda-t-il d’une voix sévère et quelque peu nasillarde. (Les moujiks se regardèrent, muets ; ils se contentèrent de cligner des yeux, comme aveuglés par le soleil, et leur respiration s’accéléra.)

     — Eh bien, qu’est-ce que c’est ? reprit Arkadi Pavlytch, qui demanda aussitôt à Sofron : — Ils sont de quelle famille ?

     — Ce sont des Toboleïev, répondit lentement le régisseur.

     — Eh bien, que voulez-vous ? dit de nouveau M. Piénotchkine. Vous n’avez pas de langue, ou quoi ? Parle, toi, que te faut-il ? ajouta-t-il en faisant un signe de tête au vieil homme. Mais n’aie pas peur, imbécile !

     Le vieillard étira son cou d’un hâle sombre et tout ridé, écarta ses lèvres bleuies et déclara d’une voix sifflante : « prends notre défense, seigneur ! » et son front retomba à terre. Le jeune moujik l’imita. Arkadi Pavlytch regarda dignement leurs nuques, rejeta la tête en arrière et écarta un peu les jambes. 

     — De quoi s’agit-il ? De qui te plains-tu ?

     — De grâce, seigneur ! Laisse-nous souffler… On nous tourmente sans répit. (Le vieillard avait du mal à parler.)

     — Et qui te tourmente ?

     — Mais Sofron Iakovlitch, petit père.

     Arkadi Pavlytch resta un moment silencieux.

     — Comment t‘appelles-tu ?

     — Antipe, petit père.

     — Et lui, qui est-ce ?

     — C’est mon fils, petit père.

     Arkadi Pavlytch garda de nouveau le silence, sa moustache frétillant.

     — Allons, en quoi t’a-t-il martyrisé ? dit-il, regardant le vieux à travers sa moustache.

     — Il nous a complètement ruinés, petit père. Il a fait recruter20 deux de mes fils alors que ce n’était pas leur tour, et il est train de m’enlever le troisième. Il a pris hier ma dernière vache et sa clémence (Il montrait le staroste) a battu la patronne.

     — Hum ! fit Arkadi Pavlytch.

     — Ne nous laisse pas ruiner complètement, père nourricier !

     M. Piénotchkine fronça les sourcils.

     — Tout de même, qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-il à mi-voix au régisseur, l’air mécontent.

     — Un ivrogne, monsieur, répondit le régisseur en usant pour la première fois de ce terme21, un fainéant. Il a des arriérés, pour la cinquième année, monsieur.

     — Sofron Iakovliévitch22 a versé pour moi la redevance, petit père, reprit le vieillard. Cela fera cinq ans, et depuis il m’a mis sous son joug, voilà tout, et…

     — Et pourquoi avais-tu des arriérés ? demanda d’un ton menaçant M. Piénotchkine. (Le vieux baissa la tête.) Peut-être que tu aimes t’enivrer, chanceler dans les cabarets ? (Le vieux commença à ouvrir la bouche.) Je vous connais, s’emporta Arkadi Pavlytch, votre occupation, c’est de boire et de dormir sur le poêle, et ça retombe sur le bon moujik.

     — Il est également grossier, glissa le régisseur.

     — Bah, cela va de soi. C’est toujours la même chose ; ce n’est pas la première fois que je le remarque. On fait la noce toute l’année, on se montre grossier, et là, on vient se jeter aux pieds du maître.

     — Petit père, Arkadi Pavlytch, dit le vieillard au désespoir, de grâce, intercède ! Grossier, moi ? Je le dis comme devant Dieu le Seigneur, je n’en peux plus ! Sofron Iakovlitch m’a pris en grippe, je ne sais pourquoi. Que le Seigneur soit son juge ! Il me ruine complètement, petit père… Mon dernier fils que voilà… et lui… (Une petite larme brilla dans les yeux jaunes et entourés de rides du vieillard.) Aie pitié, seigneur, prends notre défense…

     — Et nous ne sommes pas les seuls, commença à dire le jeune moujik.

     Arkadi Pavlytch éclata soudain :

     — On t’a demandé quelque chose ? Tais-toi, puisqu’on ne te pose pas de question… Qu’est-ce que c’est que ça ? Tais-toi, on te dit ! Silence !… Ah mon Dieu, mais c’est tout bonnement de la révolte ! Ah, mon ami, je ne te conseille pas de te révolter… chez moi… (Arkadi Pavlytch fit un pas en avant puis, se souvenant sans doute de ma présence, se détourna et mit ses mains dans ses poches.) Je vous demande bien pardon, mon cher, dit-il avec un sourire forcé et en baissant nettement la voix ; c’est le mauvais côté de la médaille… Bon, très bien, reprit-il sans regarder les moujiks, je donnerai des ordres… c’est bien, allez. (Les moujiks ne se levaient pas.) Allons, puisque je vous dis… c’est bon. Partez, je donnerai des ordres, on vous dit.

     Arkadi Pavlytch leur tourna le dos. « Ces éternels désagréments », murmura-t-il à travers ses dents, et il revint à grands pas à l’izba, suivi par Sofron. Le territorial ouvrait de grands yeux, comme s’il s’apprêtait à bondir très loin. Le staroste chassa les canards de la mare en leur faisant peur. Les solliciteurs restèrent sur place encore un petit moment, échangèrent un regard et regagnèrent leurs pénates sans tourner la tête.

     Deux heures plus tard, j’étais à Riabovo et me préparais, en compagnie d’Anpadiste, un moujik de ma connaissance, à aller chasser. Jusqu’à mon départ, Piénotchkine bouda Sofron. Je parlai à Anpadiste des paysans de Chipilovka, de M. Piénotchkine, et je lui demandai s’il connaissait le régisseur de là-bas.

     — Sofron Iakovlitch ?… Plutôt, oui !
     — Et quel homme est-ce ?

     — Ce n’est pas un homme, c’est un chien : un chien comme on n’en trouverait pas d’ici à Koursk.

     — Et pourquoi ?

     — Mais Chipiilovka n’est que de nom la propriété de ce… comment s’appelle-t-il, déjà, de ce Pennekine ; en fait, c’est Sofron, c’est lui le vrai propriétaire.

     — Est-ce possible ?

     — Il possède le village comme son propre bien. Tous les paysans sont endettés vis-à-vis de lui ; ils travaillent pour lui comme des valets de ferme : il envoie l’un à l’armée, l’autre où bon lui semble… il les harcèle complètement.

     — Ils n’ont pas beaucoup de terres, je crois ?

     — Pas beaucoup ? Il loue quatre-vingt déciatines23 à ceux de Khlynovo et cent-vingt aux gens de notre coin ; et voilà cent cinquante déciatines24. Et il ne donne pas seulement dans la terre : il fait commerce de chevaux, de bétail, de goudron, de beurre, de chanvre et du reste… Il est malin, très malin, et riche, l’animal ! Mais ce qui est moche, c’est qu’il cogne. Ce n’est pas un homme, c’est un fauve ; je vous le dis, c’est un chien, un chien tout ce qu’il y a de plus chien.

     — Mais pourquoi les moujiks ne se plaignent-ils pas de lui ?

     — Pfff ! Peu lui importe, au seigneur ! Il touche ses redevances sans retard, alors qu’est-ce que ça peut lui faire ? Mais essaye voir, ajouta-t-il après une petite pause. Je t’en prie. Non, il vous… Essaye voir… Non, il va vous…

     Je repensai à Antipe et lui racontai ce que j’avais vu.

     — Eh bien, à présent, dit Anpadiste, il va le manger complètement, il va manger le bonhomme. Le staroste l’abattra. Le pauvre malheureux ! Et tout ça pour quoi… À la réunion du village, il a manqué de patience, il s’est querellé avec le régisseur, il a fallu que ça arrive, évidemment… Belle affaire ! L’autre s’est mis à calomnier l’Antipe. Maintenant, il va aller jusqu’au bout. C’est un tel chien, pardonne-moi, Seigneur ! Un chien qui sait sur qui tomber. Les vieux un peu plus riches et mieux pourvus en famille, il ne leur fait rien, le démon chauve, mais là, il peut s’en donner à cœur joie ! C’est qu’il a fait prendre pour l’armée les fils de l’Antipe alors que ce n’était pas leur tour, cet escroc effronté, pardonne-moi, Seigneur !

     Nous partîmes chasser.



Salzbourg, Silésie25

Juillet 1847  



     

     







Notes


  1. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  2. Pour Pavlovitch, fils de Pavel.
  3. Il s’agit de ses serfs. Nous sommes avant 1861…
  4. En français dans le texte, de même que les mots suivants. Par la suite, les passages en français seront signalés par des italiques.
  5. Roman d’Eugène Sue publié peu d’années auparavant.
  6. Opéras : le premier, Lucia di Lammermoor, de Donizetti et le second La Somnambule de Bellini, créés tous deux dans les années trente du dix-neuvième siècle.
  7. Pour une étude savante (voir notamment la page 120) :
     https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_1_421355
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Antoine_Car%C3%AAme
  9. Responsable du village devant le barine, le seigneur, le maître.
  10. Plus de deux mètres…
  11. Vestes ou manteaux en peau de mouton.
  12. Les balais dont on se fouette à l’étuve.
  13. On sent dans le style de toutes ces descriptions l’influence de Gogol.
  14. Avec une tournure au pluriel marquant la déférence. Ce pluriel peu traduisible se prolonge dans les propos du régisseur.
  15. Se prononce Sofronne : on ne nasalise jamais en russe.
  16. Commissaire de police rural.
  17. Il indique les heures… et que tout va bien. Très fréquent ausssi chez Tchékhov.
  18. C’est-à-dire d’une sagène : voir la note 10.
  19. La coupe de bois y était interdite.
  20. https://fr.rbth.com/lifestyle/85936-conscription-service-militaire-empire-russe
  21. En fait, une simple lettre sifflée à la fin du dernier mot, initiale de « monsieur ».
  22. Raccourci plus haut en « Iakovlitch ».
  23. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  24. Compte étrange, ou alors une précision manque.
  25. https://boowiki.info/art/silesian/silesie-autrichienne.html

mardi 17 août 2021

Kholstomer (Léon Tolstoï)

 



Kholstomer


Histoire d’un cheval 


(Léon Tolstoï)






     Chassant, surveillant le travail de la terre ou la travaillant lui-même, Léon Tolstoï a passé des années (sept, selon son estimation) à cheval. Il chevauche de l’aube au coucher du soleil. Il pense pour la première fois en 1856 à conter une histoire de cheval. Il se rend alors – à cheval, bien sûr – au domaine où réside alors Tourguéniev qui, le voyant caresser un vieil étalon, lui dit en riant qu’il a été cheval dans une autre vie. 

     L’idée de la nouvelle ressurgit dans les années soixante. Il en doit le sujet à Alexandre Stakhovitch, propriétaire de haras dans la province d’Orel, et dont le frère Michel voulait conter la vie de Kholstomer, fils de Gracieux Ier et de Baba. Ce merveilleux trotteur avait été châtré parce que ce pur-sang était pie, tandis que la race d’Orel avait la robe gris pommelé. Michel fut assassiné, et Tolstoï reprit son projet en 1863 – non sans mal : « Le hongre s’écrit péniblement », dit-il. Il achèvera le texte en 1885 seulement. La  rédaction fut donc corrigée à maintes reprises. Et la vision de l’auteur se sera modifiée entretemps. Le premier bon maître du cheval, le prince officier de hussards, avait une prestance certaine dans la première rédaction ; mais le Tolstoï de 1885 n’est plus celui de Guerre et Paix, il jette un regard sévère sur son ancienne vie, et sa deuxième version de l’officier est glaçante sur tous les plans…

     La mort est bien présente dans le texte, mais elle ne se montre qu’à la fin. Trois ans plus tôt, en 1860, Nicolas, le frère aîné, tuberculeux, est mort dans les bras de Léon en France, ce qui l’a terriblement et définitivement impressionné. Le deuxième thème, apparaissant bien plus tôt, est celui de l’exclusion : sa robe différente coûte cher au malheureux Kholstomer, rejeté et maltraité par les hommes, avant de l’être, devenu vieux, par les chevaux… Enfin, Tolstoï, qui était en train de devenir Tolstoï, profite du discours de son cheval pour s’attaquer au maudit « instinct de propriété » d’où viendrait tout le mal. L’allusion au servage a, en 1885, perdu son actualité politique, puisque ledit servage a été aboli en 1861. Mais elle s’insère bien dans un contexte général de dénonciation des maux liés à l’idole qu’est la propriété.


     Et c’est là que nous rencontrons le procédé stylistique de l’auteur, que le critique V. Chklovski décrit comme « procédé de singularisation » : il s’agit de « libérer l’objet de l’automatisme perceptif » (Chklovski). Voir le monde par les yeux d’un cheval permet de restituer à certaines idées allant prétendument de soi leur étrangeté plausible sous un autre regard : ainsi la notion de propriété est-elle vigoureusement attaquée lors de la deuxième nuit que passe le hongre à raconter sa vie aux autres chevaux l’écoutant enfin avec intérêt et respect. De même, le mort final est-il singularisé par l’auteur pour enlever à la mort le vernis de conventions dont nous l’entourons. Chklovski voit du reste ce procédé partout à l’œuvre chez Tolstoï…







     Cette présentation s’appuie sur deux textes en français et un texte russe. Les deux textes en français sont d’une part la belle préface de Pierre Lartigue à l’édition au Mercure de France de la traduction de Boris de Schlœzer, et d’autre part le chapitre « L’Art comme procédé » de Viktor Chklovski dans le recueil Théorie de la littérature, textes des formalistes russe, traduit et présenté pour les éditions du Seuil par Tzvetan Todorov. Le texte russe est une analyse de la nouvelle de Tolstoï par V. Chklovski.




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                                                                                               Dédié à la mémoire de M. A. Stakhovitch1




I


     Le ciel se levait toujours plus haut, l’aube s’élargissait, l’argent mat de la rosée blanchissait, le croissant de lune pâlissait, la forêt devenait plus sonore, les gens commençaient à se lever ; dans l’enclos jouxtant les écuries du domaine, on entendait de plus en plus d’ébrouements, de remue-ménage dans la paille, et même les hennissements aigus des chevaux attroupés et se chamaillant pour quelque raison.

     — Ho-ho ! Une minute ! Ils ont faim ! dit le vieux gardien en ouvrant le portail qui grinça. Où vas-tu ? cria-t-il en levant la main sur une jument qui cherchait à se glisser dans l’ouverture.

     Le gardien Nester était vêtu d’un casaquin serré à la taille d’un ceinturon garni d’accessoires, il avait son fouet sur l’épaule et portait à la ceinture du pain enveloppé dans un torchon. Il avait dans les mains une selle et un bridon.

     Nullement effrayés, ni offensés, par le ton railleur du gardien, les chevaux affichèrent de l’indifférence et s’écartèrent du portail sans se presser ; seule une vieille jument à la robe bai-brun et à la longue crinière coucha une oreille et s’empressa de tourner le dos à Nester. Une petite pouliche se tenant derrière et non concernée par tout cela poussa alors un cri aigu et envoya au hasard un coup de sabot à un voisin. 

     — Ho-ho ! cria le gardien encore plus fort et d’un ton plus menaçant, et il se dirigea vers un coin de l’enclos. 

     De tous les chevaux se trouvant dans l’enclos (il y en avait près d’une centaine),  un hongre pie montrait le moins d’impatience : il se tenait solitaire sous l’auvent dans un coin et, les yeux mi-clos, léchait le montant de chêne de la grange. On ne sait quelle saveur y trouvait le hongre pie, mais il avait en le faisant un air sérieux et pensif.

     — Garnement ! lui dit du même ton moqueur le gardien en s’approchant de lui et en posant sur le fumier à côté de lui la selle et la schabraque lustrée.

     Le hongre pie s’arrêta de lécher le bois et, sans broncher, regarda longuement Nester. il ne se mit pas à rire, ne se fâcha pas, ne se renfrogna pas, il se contenta de remonter tout son ventre et de pousser un profond soupir, et il se détourna. Le gardien lui passa le bras autour du cou et lui mit le bridon.

     — Qu’as-tu à soupirer ? dit Nester.

     Le hongre agita la queue, comme pour dire : « Ce n’est rien, Nester. » Nester lui mit sur le dos la schabraque et la selle, alors le hongre coucha les oreilles, sans doute pour exprimer son mécontentement, mais on se contenta de le traiter de rosse et de serrer les sangles. Le hongre gonfla alors le ventre, mais on lui mit un doigt dans la bouche et on lui flanqua un coup de genou dans le ventre pour l’obliger à expirer l’air. Malgré cela, lorsqu’on lui serra le surfaix en l’injuriant, il coucha encore les oreilles et regarda même autour de lui. Bien qu’il sût que c’était inutile, il estimait néanmoins nécessaire de montrer que cela n’avait pour lui rien d’agréable, et qu’il ferait toujours connaître son sentiment. Une fois sellé, il écarta sa jambe droite enflée et se mit à mâcher le mors, ce qui relevait là encore chez lui d’une réflexion particulière, car il devait bien savoir qu’on ne peut trouver de goût à un mors.

     Prenant appui sur l’étrier court, Nester sauta sur le hongre, déploya son fouet, libéra le casaquin pris sous son genou, s’installa sur la selle en prenant l’assiette particulière propre aux cochers, aux chasseurs et aux gardiens de troupeaux, et donna un coup de bride. Le hongre leva la tête, manifestant par là qu’il était prêt à aller où l’on voudrait, mais resta sur place. Il savait qu’avant le départ, assis sur lui, on crierait beaucoup et l’on donnerait une flopée d’ordres à Vaska2, l’autre gardien, ainsi qu’aux chevaux. Effectivement, Nester se mit à crier : « Vaska ! Vaska ! Tu as laissé sortir les juments pleines ? Où es-tu, démon ? Enfin ! Il dort ou quoi ? Ouvre, laisse partir en avant les juments pleines ! » etc.

     Le portail grinça ; fâché et ensommeillé, Vaska, tenant son cheval par la bride, se plaça près d’un montant et fit sortir les chevaux. Ceux-ci, foulant avec précaution la paille et la reniflant au passage, se mirent à avancer l’un derrière l’autre : d’abord les jeunes pouliches et les jeunes poulains, sevrés ou tétant encore, puis les lourdes juments pleines, une à une, engageant prudemment leur ventre dans l’ouverture. Les pouliches se serraient parfois à deux ou trois et, la tête posée sur le dos de la voisine, se bousculaient pour sortir, ce qui leur valait à chaque fois les injures des gardiens. Les poulains se jetaient parfois dans les jambes d’autres juments, puis répondaient par de bruyants hennissements aux cris brefs de leur mère. 

     Une pouliche turbulente, aussitôt sortie, pencha la tête d’un côté, lança sa croupe en l’air et poussa un cri aigu ; elle n’osa cependant pas devancer l’ancienne Jouldyba, vieille jument à la robe grise tachée de sarrasin qui, de son pas lourd, balançant son ventre, marchait lentement et posément devant tous les autres chevaux, comme toujours.

     En quelques minutes, l’enclos rempli et si animé se retrouva tristement désert ; les poteaux se dressaient mélancoliquement sous les auvents, on ne voyait plus que la paille piétinée et marquée de fumier. Aussi familière au hongre pie que fût cette image de place déserte, il faut croire qu’elle l’affecta. Comme pour saluer, il baissa et releva lentement la tête, soupira autant que le surfaix le lui permettait et, clopinant sur ses jambes arquées aux mouvements chiches, se traîna derrière le troupeau, portant le vieux Nester sur son dos osseux.

     « Je connais la suite, se disait le hongre : en chemin, il va battre son briquet et allumer sa petite pipe de bois sertie de cuivre et garnie d’une chaînette. Cela me réjouit, car cette odeur me plaît, mélangée à celle de la rosée tôt le matin, elle me rappelle bien des choses agréables ; ce qui est fâcheux, c’est qu’une fois la pipe entre les dents, le vieux se met à crâner, à se faire des idées et à s’asseoir de côté, toujours de côté ; du côté où j’ai mal, moi. Du reste, que le Dieu le protège, j’ai l’habitude de souffrir pour le contentement d’autrui. Je me suis même mis à en tirer une sorte de satisfaction chevaline. Qu’il crâne donc, le pauvre. C’est seulement lorsqu’il est seul, lorsque personne ne le voit, qu’il peut faire le brave ; qu’il se mette donc de côté ! » Méditant de la sorte, le hongre avançait au milieu de la route, posant avec précaution ses jambes torses.



Notes


  1. Mikhail Alexandrovitch Stakhovitch (1820-1858), écrivain, poète et traducteur. Assassiné en 1858 par son intendant et son secrétaire, crime crapuleux. Voir l’introduction
  2. Diminutif de Vassili.




II


     Ayant amené le troupeau à la rivière près de laquelle les chevaux devaient paître, Nester descendit de cheval et dessella sa monture. Cependant, le troupeau se mit lentement à se disperser à travers la prairie fraîche, couverte de rosée et recouverte d’une vapeur qui s’élevait aussi bien des prés que de la rivière les contournant.

     Ayant ôté le bridon, Nester gratta le hongre sous le cou, et le cheval ferma les yeux en signe de plaisir et de reconnaissance. « Il aime ça, le vieux chien ! » dit Nester. En fait, d’être ainsi gratté ne plaisait nullement au hongre, qui feignait par pure délicatesse que cela lui fût agréable ; il secoua la tête en signe d’acquiescement. Mais brusquement, de façon inopinée et sans aucune raison, supposant peut-être qu’une trop grande familiarité pouvait induire en erreur le hongre, Nester repoussa sans crier gare la tête du cheval et, brandissant le bridon, frappa très douloureusement avec la boucle la jambe malade du hongre, et se dirigea ensuite sans rien dire vers un tertre où se trouvait une souche près de laquelle il avait l’habitude de s’installer.

     Malgré la peine que lui avait causé le procédé, le hongre n’en laissa rien paraître et, agitant lentement sa queue dépoilée, reniflant quelque chose et broutant un peu d’herbe juste pour se distraire, il alla à la rivière. N’accordant pas la moindre attention aux pouliches et aux poulains que le matin réjouissait et qui s’ébattaient autour de lui, et sachant que le plus sain, surtout à son âge, était de bien boire à jeun pour manger ensuite, il choisit un endroit spacieux où la berge descendait en pente douce et, mouillant ses sabots et le bas de ses jambes, il plongea son museau dans l’eau qu’il se mit à aspirer à travers ses lèvres déchirées, en remuant ses flancs remplis et en agitant de contentement sa queue maigrichonne couleur pie et dénudée au bout.

     La pouliche brune et querelleuse, toujours prête à taquiner le vieillard et lui ayant déjà causé bien des désagréments, s’approcha là encore de lui dans l’eau, comme pour satisfaire son besoin de boire, mais en fait juste pour troubler l’eau devant son museau. Mais le cheval pie avait déjà bu son content et, sans paraître remarquer les intentions de la pouliche brune, extirpa l’un après l’autre ses sabots enlisés, secoua la tête et, s’étant écarté de la jeunesse, se mit à manger. Écartant les jambes de diverses façons et évitant de piétiner l’herbe qu’il ne broutait pas, il mangea pendant trois heures exactement sans se redresser. S’étant rempli au point que son ventre pendait comme un sac sur ses côtes maigres et dures, il s’installa en équilibre sur ses quatre jambes douloureuses de manière à souffrir le moins possible, notamment de son antérieure droite, la plus faible, et il s’endormit.

     Il existe des vieillesse majestueuses, il en existe de viles, ou de pitoyables. La vieillesse peut aussi être à la fois vile et majestueuse. Celle du hongre pie était précisément de ce dernier type. 

     Le hongre était de grande taille : pas moins de deux archines et trois verchoks1. Son pelage était noir-pie. Du moins il l’était autrefois, mais maintenant les taches noires avaient tourné au brun sale. Ces taches noires étaient au nombre de trois : l’une sur la tête, partant d’un côté des naseaux et tournant comme une calvitie jusqu’à mi-cou. La longue crinière, encombrée de bardane, était tantôt blanche, tantôt brunâtre. Une autre tache courait le long du flanc droit et jusqu’à la moitié du ventre ; la troisième était sur la croupe et s’étendait jusqu’à mi-cuisse et couvrait le haut de la queue. Le restant de la queue était blanchâtre, avec des bigarrures. La grande tête osseuse du cheval, avec ses orbites profondes et sa lèvre noire et pendante, déchirée depuis on ne savait quand, pendait lourdement au bas d’un cou maigre et arqué que l’on eût dit en bois. La lèvre distendue laissait voir une langue noirâtre et mordue sur un côté, et les restes jaunes et usés des dents inférieures. Les oreilles, dont l’une portait une entaille, tombaient bas sur les côtés et ne remuaient que de temps à autre, paresseusement, pour chasser les mouches qui s’y étaient collées. Reste de la frange, une touffe de crins encore longue pendait derrière l’oreille. Le front dégagé était creusé et rugueux, la peau pendouillait en formant des sacs sous les vastes mâchoires. Sur le cou et la tête, les veines formaient des nœuds qui tressaillaient et tremblaient à chaque fois qu’une mouche les frôlait. Le visage exprimait l’endurance, la pénétration et la souffrance. Les pattes de devant étaient arquées aux genoux, leurs sabots portaient  des excroissances, et une protubérance de la taille d’un poing se voyait au genou de celle où la tache brunâtre s’étalait jusqu’à mi-cuisse. Les pattes de derrière présentaient mieux ; mais la peau des cuisses était usée depuis longtemps, et à ces endroits, le poil ne repoussait plus. La longueur des quatre jambes paraissait disproportionnée à cause de la maigreur de la bête. Les côtes étaient certes dures, mais si saillantes et couvertes de façon si tendue par la peau que celle-ci paraissait s’être desséchée en se collant dans les creux entre les côtes. Des marques d’anciens coups émaillaient le dos et le garrot, et à l’arrière un gonflement récent suppurait ; le segment noir de la queue, où l’on distinguait chaque vertèbre, saillait, presque dénudé. Sur la croupe brune, une plaie large comme la main et ayant le genre d’une morsure était couverte de poils blancs ; une autre cicatrice se voyait sur une omoplate. Les pointes des jarrets des pattes arrière et la queue étaient malpropres en raison d’une diarrhée permanente. Sur tout le corps du hongre, le poil était court mais hérissé. Mais, en dépit de la vieillesse repoussante de ce cheval, qui faisait involontairement hésiter en le voyant, un connaisseur aurait dit aussitôt qu’il s’agissait d’un cheval qui, en son temps, avait été plus qu’excellent.

     Le connaisseur aurait même dit qu’une seule race de chevaux, en Russie, pouvait donner une ossature aussi large, des épaules et des hanches aussi énormes, de tels sabots, une telle finesse de la jambe, un tel port de cou, une telle tête, surtout – l’œil grand, noir et lumineux, et ces nœuds de veines typiquement racés au cou et à la tête – cette finesse de la peau et du poil. Il y avait bel et bien quelque chose de majestueux dans la silhouette de ce cheval, et dans l’effrayante réunion des signes répugnants de la décrépitude – qu’intensifiait la bigarrure du pelage – et du comportement calmement assuré exprimant la conscience qu’avait le hongre de sa force et de sa beauté. 

     Il se tenait, solitaire, telle une ruine vivante, au milieu de la prairie couverte de rosée, tandis qu’on entendait, non loin de lui, les piétinements, les ébrouements, les jeunes hennissements et les cris aigus du troupeau dispersé.                                                 





Notes


  1. L’archine faisait 0,71 m et le verchok en était la seizième partie, soit un peu plus de 4,4 cm.     





III


     Le soleil avait déjà dépassé la cime des arbres et brillait avec éclat au-dessus de l’herbe et des méandres de la rivière. La rosée séchait et formait des gouttes, ça et là, près du marais et au-dessus du bois, la dernière vapeur matinale se dissipait comme une fumée. De petits nuages moutonnaient, mais il n’y avait pas encore de vent. au-delà de la rivière, les tubes verts des seigles se dressaient comme une brosse, cela sentait les fleurs et la verdure fraîche. La voix un peu enrouée, un coucou chantait dans le bois, et Nester, étendu sur le dos, comptait les années qui lui restaient à vivre. Des alouettes se levaient au-dessus des seigles et des prés. Un lièvre attardé se retrouvant au milieu du troupeau détala, s’assit près d’un buisson et tendit l’oreille. Vasska s’était assoupi, la tête dans l’herbe, les juments le contournaient pour s’égailler toujours plus bas. Les vieilles, reniflant légèrement, se frayaient un chemin en laissant une trace claire dans la rosée et se choisissaient toutes un endroit où personne ne viendrait les déranger, mais elles ne mangeaient plus, elles grignotaient juste des brins d’herbe savoureux. Insensiblement, tout le troupeau prenait la même direction. Et de nouveau, marchant en tête de son pas mesuré, la vieille Jouldyba montrait qu’on pouvait aller plus loin. La jeune cavale noire Mouchka1, qui avait pouliné pour la première fois, n’arrêtait pas de crier et, levant la queue, soufflait sur son poulain mauve qui, les genoux hésitants, clopinait à ses côtés. La jeune Lastotchka2 au pelage bai-brun, lisse, brillant et comme satiné, baissait la tête, de sorte que sa frange noire et soyeuse lui recouvrait le front et les yeux, et jouait avec l’herbe : elle en broutait, elle en jetait, elle frappait la terre de sa jambe humide de rosée et couverte d’une brosse laineuse. L’un des poulains plus âgés, ayant imaginé, semblait-il, un nouveau jeu, gambadait, sa minuscule queue frisée levée en panache, plus de vingt fois autour de sa mère, laquelle broutait paisiblement, déjà habituée au caractère de son fils et louchant seulement de temps à autre sur lui de son grand œil noir. L’un des plus petits poulains, encore à la mamelle, tout noir, à grosse tête, sa frange faisant curieusement saillie entre ses oreilles et sa petite queue encore enroulée comme elle l’était dans le ventre de sa mère, restait sur place, les oreilles pointées et les yeux inexpressifs fixés sur celui qui gambadait dans tous les sens, sans qu’on sût s’il l’enviait ou le désapprouvait. Certains tétaient en poussant leur mère de leur nez, d’autres, malgré les appels de leur mère, se lançaient d’un petit trot maladroit dans la direction exactement opposée, comme à la recherche de quelque chose, puis s’arrêtaient tout aussi inexplicablement et poussaient des hennissements aigus et désespérés ; certains étaient couchés sur le flanc, en tas, d’autres apprenaient à brouter, d’autres encore se grattaient l’oreille avec une jambe arrière. Deux juments pleines allaient à part, mangeant tout en avançant lentement. On voyait que les autres respectaient leur état, aucun des jeunes n’osait s’approcher d’elles et les déranger. Et lorsqu’une pouliche turbulente s’avisait de le faire, un mouvement des oreilles de la queue suffisait à lui faire sentir  l’inconvenance de sa conduite.

     Les poulains d’un an à la crinière taillée et les pouliches d’un an également jouaient les adultes sages, bondissaient rarement et se mêlaient peu aux joyeuses bandes. Ils broutaient posément, courbant leur petit cou tondu de cygne et agitant leur petit balai comme s’il se fût agi d’une vraie queue. Tout comme chez les grands, certains se couchaient, d’autres se roulaient par terre ou se grattaient mutuellement. La bande la plus gaie était formée par les pouliches de deux ou trois ans qui n’avaient pas encore pouliné. Elles allaient presque toutes ensemble, restant à part comme un joyeux groupe de jeunes filles. C’était entre elles un concert de piétinements, de glapissements, de hennissements et de ruades. Elles se réunissaient, chacune posait sa tête sur l’épaule d’une autre, elles se reniflaient, bondissaient et parfois, s’étant ébrouée, l’une passait devant ses camarades  au petit trot marqué de bonds soudains, la queue relevée en étui, fière et coquette. La turbulente pouliche baie était, dans ce groupe de jeunes, la plus belle et celle qui prenait le plus d’initiatives. Entreprenait-elle quelque chose, les autres s’y mettaient aussi ; allait-elle quelque part, toute la troupe des beautés la suivait. L’espiègle était, ce matin-là, d’humeur particulièrement joueuse. Elle était gaie comme cela arrive aussi aux humains. Après avoir essayé de faire une blague au vieux hongre qui buvait, elle s’était mise à courir dans l’eau en suivant la berge, feignant d’avoir pris peur de quelque chose, puis, ayant bruyamment soufflé, elle s’était ruée dans la prairie, si bien que Vaska avait été obligé de galoper derrière elle et les autres qui l’avaient suivie. Ensuite, après avoir un peu brouté, elle s’était mise à se rouler dans l’herbe, puis à agacer les vieilles juments en se plaçant devant elles, avant de s’en prendre à un jeune poulain qu’elle avait poursuivi en faisant mine de vouloir le mordre. Prenant peur, la mère du jeune avait cessé de brouter, le poulain criait de façon pitoyable, mais la pétulante pouliche ne lui fit aucun mal, elle se contenta de l’effrayer et et de monter un spectacle pour ses camarades, lesquelles observaient avec intérêt ses tours. Après cela, elle entreprit de tourner la tête à un petit cheval grivelé qui, monté par un petit moujik, tirait une araire dans les seigles au loin, de l’autre côté de la rivière. Elle s’arrêta, un peu de côté, prenant une fière pose, releva la tête, se secoua et poussa un long hennissement plein de douceur et de tendresse. Il y avait dans ce hennissement  de l’espièglerie, du sentiment et une sorte de tristesse. Il exprimait à la fois le désir, une promesse d’amour et le regret de l’amour.

     Au cœur des roseaux, courant de-ci de-là, le râle lance un appel passionné à sa compagne, là le coucou et la caille chantent l’amour, et les fleurs confient au vent leur pollen odorant, ainsi transporté de l’une à l’autre.

     « Moi aussi, je suis jeune, et belle, et vigoureuse, disait le hennissement de l’espiègle, mais il ne m’a pas encore été donné de connaître la douceur de ce sentiment, non seulement je ne l’ai jamais éprouvé, mais aucun amant ne m’a même jamais regardée. »

     Et ce hennissement si chargé de sens résonna, plein de jeunesse et de tristesse, en bas et à travers les champs, jusqu’au petit cheval grivelé. Le moujik le frappa de sa chaussure de tille, mais le petit cheval, sous le charme du son argenté de ce lointain hennissement, hennit à son tour. Le moujik se fâcha, tira les rênes et lui envoya, avec sa chaussure, un tel coup de pied dans le ventre qu’il ne put achever son hennissement et se remit en marche. Mais le petit cheval grivelé ressentit de la douceur et de la tristesse, et longtemps encore, venant des seigles lointains, parvinrent au troupeau des débuts de hennissement passionné et la voix coléreuse du moujik.

     Si, en entendant juste le hennissement de la pouliche, le petit cheval grivelé avait oublié ses devoirs, que lui serait-il arrivé s’il avait pu voir la belle espiègle l’appeler, les oreilles dressées, les naseaux écartés, aspirant l’air, brûlant d’aller quelque part et tremblant de tout son corps jeune et beau !

     Mais l’espiègle ne resta pas longtemps à réfléchir sur ses impressions. Lorsque la voix du petit cheval grivelé se fut tue, elle poussa un hennissement railleur et, baissant la tête, se mit à retourner la terre de son sabot, puis s’en alla réveiller et taquiner le hongre pie. Perpétuellement en butte à leur moqueries, ce dernier était l’éternel souffre-douleur de cette jeunesse heureuse,. Les jeunes chevaux lui causaient davantage de souffrances que les hommes. Il ne faisait de mal ni aux uns, ni aux autres. Les hommes avaient besoin de lui, mais pourquoi les jeunes chevaux le tourmentaient-ils donc ?  





Notes


  1. Mouchka : Petite mouche.     
  2. Lastotchka : Hirondelle.





IV


     Il était vieux, ils étaient jeunes ; il était maigre, ils étaient bien en chair ; il était triste, ils étaient gais. Il leur était donc complètement étranger, c’était une créature différente, dont on ne pouvait avoir pitié. Les chevaux n’éprouvent de pitié que pour eux-mêmes et, rarement, pour ceux dans la peau desquels ils peuvent se voir sans difficulté. Mais était-ce de la faute du hongre pie s’il était vieux, décharné et laid ?… À première vue, non. Mais il était coupable en suivant la logique chevaline, et les seuls à avoir toujours raison étaient les individus forts, jeunes et joyeux, ceux1 qui avaient toute la vie devant eux, ceux dont une tension sans nécessité faisait trembler chaque muscle et pointer la queue en l’air comme un piquet. Peut-être le hongre pie le comprenait-il lui-même et, dans les moments de calme, se reconnaissait-il coupable d’avoir déjà vécu sa vie et admettait-il d’avoir à payer pour cette vie ; mais c’était tout de même un cheval, il ne pouvait souvent s’empêcher de se sentir blessé et d’éprouver de la tristesse et de l’indignation en voyant toute cette jeunesse le punir pour ce qu’ils connaîtraient eux-mêmes à la fin de leur vie. Un sentiment aristocratique entrait aussi dans la cruauté des chevaux. Chacun d’eux remontait, par son père ou par sa mère, au célèbre Smiétannka2, tandis que le pie était d’ascendance inconnue ; c’était un étranger, acheté trois ans plus tôt à la foire, pour quatre-vingts roubles-assignats3.

     Ayant l’air de se promener, la pouliche baie s’approcha juste sous le nez du hongre pie et le heurta. Il ne savait pas de quoi il retournait et, sans ouvrir les yeux, coucha les oreilles et montra les dents. La pouliche lui tourna le dos et fit mine de vouloir le frapper. Il ouvrit les yeux et s’écarta. N’ayant plus sommeil, il se mit à manger. Suivie par ses amies, la pouliche turbulente s’approcha une nouvelle fois du hongre. Une jument chauve âgée de deux ans, stupide, toujours à imiter et à suivre la baie, s’approcha elle aussi et, comme le font toujours les imitateurs, en rajouta. La pouliche baie, d’ordinaire, affectait l’indifférence en s’approchant du hongre, et passait sous son nez sans le regarder, de sorte que celui-ci ne savait pas s’il devait se fâcher ou non, ce qui était assurément drôle. Elle le fit encore cette fois-là, mais la jument chauve qui la suivait, d’humeur plus qu’enjouée, heurta carrément le hongre du poitrail. Il montra encore les dents, poussa un cri aigu et, avec une vivacité qu’on ne pouvait attendre de sa part, se jeta sur la sotte et la mordit à la cuisse. La jument chauve envoya une ruade qui frappa rudement les côtes saillantes du vieillard. Le vieux cheval eut un râle, voulut se lancer encore à l’attaque, puis se ravisa et s’écarta en poussant un lourd soupir. Il faut croire que toute la jeunesse du troupeau prit pour une injure personnelle l’insolence que le hongre pie s’était permise à l’égard de la jument chauve, et, de tout le reste de la journée, on ne lui permit absolument pas de brouter et on ne le laissa pas tranquille un seul instant, si bien que le gardien, qui ne comprenait pas ce qu’ils avaient, dut calmer à plusieurs reprises les jeunes chevaux. Le hongre était si affecté qu’il s’approcha de lui-même de Nester lorsque le vieux se prépara à ramener le troupeau, et il se sentit plus calme et plus heureux lorsqu’on le sella et qu’on s’assit sur son dos.

     Dieu sait à quoi pensait le vieux hongre en emportant sur son dos le vieux Nester ! Pensait-il avec amertume à la jeunesse cruellement importune, ou pardonnait-il, avec la fierté muette et méprisante des vieillards, à ses offenseurs, toujours est-il qu’il ne fit rien connaître de ses réflexions jusqu’au retour.

     Ce soir-là, des amis4 étaient venus voir Nester et, en passant avec le troupeau qu’il ramenait devant les izbas des domestiques, il remarqua devant son perron une charrette attelée d’un cheval. Ayant rentré les chevaux dans l’enclos, il se dépêcha tant qu’il fit entrer le hongre sans lui avoir enlevé sa selle, cria à Vaska de desseller le cheval et referma le portail pour aller retrouver ses amis. Était-ce dû à l’affront infligé à la jument chauve, arrière-petite-fille de Smiétannka, par le « pouilleux couvert d’escarres » acheté à la foire et ne se connaissant ni père ni mère, ce qui constituait une offense au sentiment aristocratique du troupeau, ou bien était-ce dû au spectacle étrangement fantastique que présentait pour les autres chevaux le hongre avec sa haute selle sans cavalier ? En tout cas, quelque chose d’extraordinaire eut lieu cette nuit-là dans l’enclos. Montrant les dents, tous les chevaux, les jeunes comme les vieux, pourchassèrent le hongre à travers toute la cour, les sabots résonnèrent en venant frapper les flancs maigres du vieillard que l’on entendait geindre péniblement. Le hongre ne pouvait plus le supporter, il ne pouvait plus éviter les coups. Il s’arrêta au milieu de la cour, son visage exprimant d’abord la répugnante colère impuissante de la vieillesse, puis le désespoir ; il coucha les oreilles, et soudain il arriva quelque chose qui apaisa instantanément les chevaux. Viazopourikha, la jument la plus âgée, s’approcha du hongre, le flaira et poussa un soupir, imitée par le hongre.

     





Notes


  1. Le pluriel russe est neutre, il existait une forme archaïque distinguant le masculin et le féminin au pluriel, mais elle a disparu, sauf dans des tournures poétiques. Je reprends ici un neutre qui bien sûr englobe les juments, d’autant qu’il ne semble guère y avoir d’étalon dans ce troupeau…     
  2. Smiétannka : Crème aigre.
  3. Une histoire savante de l’argent en Russie : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00117737/PDF/russie_rouble_ATiran.pdf
  4. Le terme russe renvoie à des relations nouées autour du baptême de quelqu’un.





V


     Au milieu de la cour éclairée par la lune se tenait la haute silhouette du hongre avec sa grande selle dont pointait l’arcade de l’arçon. Immobiles et totalement silencieux, les chevaux l’entouraient, comme s’ils apprenaient de lui quelque chose de nouveau et d’extraordinaire. Et c’était bien le cas.

     Voici ce qu’ils en apprenaient.


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Première nuit


     « Oui, je suis le fils de Lioubiezny1 Ier et de Baba. Suivant ma généalogie, mon nom est Moujik Ier. Je suis  Moujik Ier d’après ma généalogie, mais la foule m’a rebaptisé Kholstomer2 en raison de la longueur de mon ample foulée, qui n’avait pas son égale en Russie. Par la naissance, aucun cheval ne me surpasse. Je ne vous l’ai jamais dit. À quoi bon ? Vous ne m’auriez pas reconnu, à l’instar de Viazopourikha, qui était avec moi au haras de Khrénov3 et qui vient seulement de me reconnaître. Sans le témoignage de Viazopourikha, vous ne me croiriez pas, à présent. Je ne vous l’aurais jamais dit. Je n’ai nul besoin de la pitié chevaline. C’est vous qui l’avez voulu. Oui, je suis ce Kholstomer que cherchent en vain les amateurs, ce Kholstomer que connaissait le comte lui-même et qu’il fit chasser du haras pour avoir battu à la course son favori Liébid4. »


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     « Quand je naquis, je ne savais pas ce que signifiait “pie”, je me voyais comme un cheval. La première remarque faite à propos de mon pelage, je m’en souviens, nous a profondément marqués, ma mère et moi. J’ai dû naître la nuit et, au matin, tout léché par ma mère, je tenais déjà sur mes jambes. Je me rappelle que j’avais tout le temps envie de quelque chose et que tout me semblait à la fois extraordinairement étonnant et extrêmement simple. Nos stalles donnaient sur un long couloir tiède, elles avaient des portes grillagées à travers lesquelles on pouvait tout voir. Ma mère me présentait ses mamelles, et moi j’étais tellement innocent que j’enfonçais mon nez tantôt sous ses jambes de devant, tantôt sous la mangeoire. Ma mère a soudain tourné la tête vers la porte grillagée et s’est un peu écartée en m’enjambant. Le palefrenier de service nous a regardés à travers la grille.

     — Voyez-moi ça, Baba a pouliné, a-t-il dit, et il s’est mis à tirer le loquet ; il est entré, a foulé la litière fraîche et m’a serré dans ses bras.

     — Regarde, Tarass, a-t-il crié, il est tout taché, une vraie pie.

     Je lui ai échappé et j’ai trébuché, tombant sur les genoux.

     — Voyez-moi le petit diable, a-t-il dit.

     Ma mère était inquiète mais elle ne m’a pas défendu, elle s’est seulement détournée en poussant un très lourd soupir. Tous les palefreniers sont venus me regarder. L’un est allé en courant prévenir le chef des écuries. Ils riaient tous en voyant mes taches noires et me donnaient diverses appellations étranges. Je n’étais pas le seul à ne pas comprendre le sens de ces mots, ma mère était dans le même cas. Jusqu’alors, dans ma famille, il n’y avait jamais eu de cheval pie. Nous n’apercevions rien de mal là-dedans. Tout le monde faisait en effet l’éloge de ma constitution et de ma force.

     — Regardez-moi ce qu’il est vif, faisait un palefrenier. Pas moyen de le tenir.

     Un peu plus tard est arrivé le chef des écuries, qui a commencé à s’étonner en voyant ma robe, cela semblait même le chagriner.

     — D’où sort cette mocheté ? fit-il. Le général ne le gardera pas au haras. Eh, Baba, tu m’as joué un mauvais tour, dit-il en s’adressant à ma mère. Un poulain chauve, passe encore, mais un pie !

     Ma mère ne répondit rien et poussa encore un soupir, comme toujours en pareil cas.

     — En voilà un diable, on dirait un moujik, poursuivit le chef des écuries ; on ne peut pas le garder au haras, ce serait une honte, et pourtant, il est bon, très bon, disait-il, imité par tous les autres, en train de m’examiner. 

     Quelques jours plus tard, le général en personne vint m’observer, et ce fut de nouveau un effarement général, on me lançait des invectives, ainsi qu’à ma mère, à cause de mon pelage. “Mais il est bon, très bon”, répétaient tous ceux qui me voyaient.

     Jusqu’au printemps, nous avons vécu séparément dans nos stalles, chacun avec sa mère ; lorsque le soleil se mit à faire fondre la neige sur les toits des boxes, on nous laissa sortir de temps en temps dans la vaste cour jonchée de paille fraîche. C’est là que je fis pour la première fois la connaissance de toute ma parentèle, les parents proches et les plus lointains. De différentes portes je vis sortir,  accompagnées de leurs poulains, les juments les plus illustres de de temps-là : la vieille Golanka5, Mouchka (fille de Smiétannka), le cheval de selle Dobrokhotikha, toutes les célébrités de l’époque étaient réunies là avec leurs poulains, flânant au soleil, se promenant sur la paille fraîche et se flairant l’une l’autre comme le font des chevaux ordinaires. La vision de cet enclos rempli des beautés de l’époque, je ne l’ai jamais oubliée. Il vous semble étrange de penser, et difficile à croire, que moi aussi j’ai été jeune et fringuant, et pourtant… Il y avait là cette même Viazopourikha, alors pouliche d’un an à la crinière rasée, petit cheval gentil, gai et pétulant ; mais, sans vouloir la vexer, en dépit de la rare noblesse des origines que vous lui attribuez maintenant, c’était l’une des plus médiocres au sein de la progéniture d’alors. Elle vous le confirmera elle-même.

     Ma robe disparate, qui avait tant déplu aux hommes, plaisait extrêmement aux chevaux ; ils m’entouraient tous, m’admiraient, se montraient câlins avec moi. Je commençais déjà à oublier les mots qu’avaient eus les hommes au sujet de mon pelage et à me sentir heureux. Mais je connus bientôt le premier chagrin de ma vie, et ma mère en fut la cause. Quand la neige eut commencé à fondre, alors que les moineaux pépiaient sous l’auvent et qu’une odeur de printemps se répandait avec plus de force dans l’air, ma mère commença à changer d’attitude à mon égard. Son humeur se modifia entièrement ; tantôt elle se mettait tout à coup à jouer à courir dans la cour sans aucune raison, ce qui ne seyait aucunement à son âge respectable ; tantôt elle devenait pensive et commençait à hennir ; par moments elle mordait ses consœurs les juments ou leur envoyait des ruades ; ou elle se mettait à me flairer et à souffler, mécontente ; tantôt, sortant au soleil, elle posait sa tête sur l’épaule de sa cousine Kouptchikha6 et lui grattait longuement le dos d’un air songeur, en m’éloignant de ses mamelles. Le chef des écuries vint un jour, ordonna de lui passer un licou et de la faire sortir de la stalle. Elle poussa un hennissement, je lui répondis et me lançai derrière elle ; mais elle ne me regarda même pas. Le palefrenier Tarass me prit dans ses bras tandis que se refermait la porte derrière ma mère qu’on emmenait. Je m’élançai, renversai le garçon d’écurie qui tomba dans la paille – mais la porte était déjà fermée, et j’entendis juste  s’éloigner le hennissement de ma mère. Hennissement dans lequel je n’entendais plus d’appel, mais  une expression autre. Une voix puissante répondit de loin à la sienne, j’appris plus tard que c’était celle de Dobry7 Ier, qui venait, escorté de deux palefreniers, à la rencontre de ma mère. Je ne me souviens pas de la façon dont Tarass sortit de mon box : j’étais trop triste. Je sentais que j’avais, pour toujours, perdu l’amour de ma mère. “Tout cela parce que je suis pie”, me disais-je en me souvenant des paroles des hommes à propos de mon pelage, et je fus pris d’une telle fureur qui je me mis à donner des coups de tête et de genoux contre les cloisons du box – jusqu’au moment où je dus m’arrêter tout en sueur et épuisé.

     Ma mère revint quelque temps après. Je l’entendis qui, dans le couloir, s’approchait de notre stalle d’un petit trot inhabituel chez elle. On lui ouvrit la porte et je ne la reconnus pas, tant elle avait rajeuni et embelli. Elle me flaira, souffla et se mit à pousser des cris. Toute ces manifestations me montraient qu’elle ne m’aimait plus. Elle me parla de la beauté de Bon et de l’amour qu’elle éprouvait pour lui. Tandis que leurs rencontres se poursuivaient, les relations entre ma mère et moi se faisaient de plus en plus distantes.

     Bientôt, on nous laissa aller dans la prairie. Je connus dès ce moment-là d’autres joies qui remplacèrent pour moi l’amour maternel perdu. J’avais des amies et des camarades, nous apprenions ensemble à brouter, à hennir comme les grands et, la queue relevée, à galoper autour de nos mères. Ce fut un temps heureux. On me pardonnait tout, tout le monde m’aimait, m’admirait et accueillait avec indulgence tout ce qu’il m’arrivait de faire. Cela ne dura pas. Il m’arriva bientôt une chose affreuse. »

     Le hongre poussa un très lourd soupir et s’éloigna des chevaux.

     L’aube avait depuis longtemps commencé à poindre. Le portail grinça et Nester entra. Les chevaux se dispersèrent. Le gardien arrangea la selle du hongre et fit sortir le troupeau.






Notes


  1. Lioubiezny : Aimable. Baba : Paysanne.   
  2. Kholstomer : Métreur de toile. Boris de Schlœzer avait traduit par : L’Arpenteur.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Haras_de_Khrenov
  4. Liébid : Cygne.
  5. Golanka : Hollandaise. Mouchka : Petite mouche. L’étalon Smiétannka a été rencontrée au chapitre précédent. Krasnoukha : Rouge. Dobrokhotikha : Bienveillante.
  6. Kouptchikha : Marchande. 
  7. Dobry : Bon.





VI


     

Deuxième nuit


     Aussitôt rentrés dans l’enclos, les chevaux se groupèrent à nouveau autour du hongre pie.


     « En août, je fus séparé de ma mère, reprit le hongre. Je ne ressentis pas de chagrin particulier. Je voyais que ma mère portait déjà mon frère cadet, le célèbre Oussane1, et je n’étais plus le même qu’auparavant. Je n’éprouvais pas de jalousie, mais je sentais que j’étais devenu plus indifférent à son égard. En outre, je savais que j’allais quitter ma mère pour rejoindre l’écurie des poulains, où l’on était deux ou trois par box et où l’on faisait sortir chaque jour tout le groupe des jeunes au grand air. Je me retrouvais donc à partager une stalle avec Mily : c’était un cheval de selle que devait monter plus tard l’empereur, et dont on fit des portraits et des statues. Ce n’était alors qu’un jeune poulain au pelage brillant et délicat, au cou de cygne et aux jambes fines et bien droites. Il était toujours gai, bon enfant et affable ; toujours prêt à jouer, à lécher et à faire une farce à un cheval ou à un homme. Vivant ensemble, nous devînmes amis sans le vouloir, et cette amitié perdura tout le temps de notre jeunesse. Il était joyeux et frivole. Dès cette époque, il commençait à aimer, il jouait avec les pouliches et se moquait de mon innocence. Pour mon malheur, je me mis, par amour-propre, à l’imiter ; et très vite,  je me pris de passion pour l’amour. Et cette inclination précoce fut la cause du très important changement de ma destinée. Voilà que je tombai amoureux.

     Viazopourikha avait un an de plus que moi, nous étions particulièrement amis ; mais vers la fin de l’automne, je remarquai qu’elle commençait à m’éviter… Mais je ne vais pas raconter l’histoire malheureuse de mon premier amour ; elle se souvient elle-même comme je l’ai aimée à la folie, ce qui s’est terminé par le bouleversement le plus important de toute ma vie. Les gardiens se précipitèrent pour la chasser et me battre. Au soir, on me poussa dans un box particulier ; je passai la nuit à hennir, comme si je pressentais ce qui m’attendait le jour suivant.

     Le lendemain matin, arrivèrent dans le couloir où se trouvait mon box le général, le chef des écuries, les palefreniers et les gardiens, et d’effrayantes clameurs s’élevèrent. Le général invectivait le chef des écuries, celui-ci tentait de se justifier en disant qu’il n’avait jamais ordonné de me laisser faire, que c’était dû au manque de discipline des palefreniers. Le général déclara qu’on ne retenait pas les poulains, et qu’il ferait fouetter tout le monde. Le chef des écuries promit d’exécuter les ordres. Je n’y comprenais rien, mais je voyais bien que quelque chose se tramait me concernant.


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     Le lendemain, je cessai de hennir à jamais, et devins ce que je suis maintenant. Le monde entier se transforma à mes yeux. Plus rien n’était cher pour moi, je me mis à réfléchir, plongé profondément dans mes pensées. Au début, tout m’était odieux. Je cessai même de boire, de manger et de déambuler, ne parlons même pas des jeux. L’idée me passait parfois par la tête de ruer, de bondir, de hennir ; mais une terrible question se présentait aussitôt : pour quoi faire ? Dans quel but ? Et mes dernières forces m’abandonnaient.

     On m’emmena un soir faire une promenade à l’heure où l’on rentrait le troupeau. Je vis de loin un nuage de poussière où se dessinaient de façon floue les contours familiers de toutes nos juments. J’entendis des cris joyeux et un piétinement. Malgré la corde du licou que tenait le palefrenier et qui me sciait la nuque, je m’arrêtai et me mis à regarder le troupeau qui approchait, comme on regarde un bonheur perdu pour toujours et sans retour. Il s’approchait, et je distinguais une à une toutes les silhouettes familières, belles, imposantes, robustes et rassasiées. Certaines d’entre elles se retournèrent aussi vers moi. Le palefrenier avait beau tirer sur le licou, je ne sentais pas la douleur. Je m’oubliai et, involontairement, comme dans mon souvenir, poussai un hennissement et partis au trot ; mais mon hennissement sonna de façon triste, ridicule et absurde. Dans le troupeau, on ne se mit pas à rire, mais j’en vis beaucoup détourner la tête par décence. Visiblement, je leur faisais à la fois honte et pitié, elles me trouvaient vilain, et surtout ridicule. Mon cou mince et inexpressif leur semblait comique, ainsi  que ma grosse tête (j’avais maigri, à l’époque) et mes longues jambes gauches, et ma façon bête de me mettre à trotter, selon une vieille habitude, autour du palefrenier. Personne ne répondit à mon hennissement, tout le monde se détourna de moi. Je compris soudain à quel point j’étais pour toujours loin d’eux tous, et je ne me souviens pas comment je suis rentré à l’écurie derrière le palefrenier.

     J’avais déjà par le passé montré un penchant pour la réflexion profonde et la gravité, mais à présent un changement radical s’opérait en moi. Mon pelage pie, qui avait suscité un mépris si étrange chez les hommes, mon malheur étrange et inattendu, et aussi ma situation très singulière au haras, que je sentais sans pouvoir encore me l’expliquer, tout cela me contraignait à me replier profondément en moi-même. Je méditais sur l’injustice des hommes qui m’avaient condamné parce que j’étais pie, sur l’inconstance de l’amour maternel et de l’amour féminin en général, soumis aux circonstances physiques ; et surtout, je méditais sur les particularités de cette étrange espèce d’animaux auxquels nous sommes si étroitement liés, et que nous appelons les hommes – ces particularités dont découlait ma situation très singulière au haras, que je sentais sans pouvoir me l’expliquer. La signification de ma situation spéciale et les caractéristiques des hommes sur lesquelles elle reposait, je les découvris à l’occasion de ce qui suit.

     C’était l’hiver, au moment des fêtes. De toute la journée, on ne m’avait rien donné à manger ni à boire. La cause en était, ainsi que je l’appris plus tard, l’ivresse du palefrenier. Au soir, le chef des écuries vint dans mon box et vit que je n’avais pas de fourrage et se mit à invectiver le palefrenier absent de la façon la plus grossière, après quoi il s’en alla. Le lendemain, le palefrenier vint avec un camarade nous apporter du foin, je remarquai sa pâleur et son air triste ; son long dos, notamment, exprimait quelque chose de particulier qui éveillait la compassion. Il lança avec dépit le foin de l’autre côté de la grille de la mangeoire ; j’allais poser ma tête sur son épaule, mais il m’envoya sur le nez un coup de poing si douloureux que je me rejetai en arrière. Il m’envoya encore un coup de botte dans le ventre.

     — Sans ce pouilleux, dit-il, rien ne serait arrivé.

     — Quoi donc ? demanda l’autre palefrenier.

     — Pardi, les poulains du comte, il ne s’informe pas à leur sujet, mais le sien, il vient le voir deux fois par jour.

     — On lui aurait donné le pie ? demanda l’autre.

     — Vendu ou donné, le diable seul le sait ! Ceux du comte, on peut les laisser crever de faim, ça lui est égal ; mais comment a-t-on osé ne pas nourrir son poulain ? Allonge-toi, qu’il me dit. Et vas-y que je te fouette ! Il n’a rien d’un chrétien. Il plaint davantage un animal qu’un homme, il ne porte pas de croix, bien sûr ; il comptait lui-même les coups, le barbare. Le général ne m’a jamais fait fouetter comme ça, lui m’a entièrement tailladé le dos, il n’a pas d’âme d’un chrétien, c’est sûr.

     Ce qu’ils disaient à propos du fouet et du christianisme, je le comprenais très bien, mais ce qui me restait complètement obscur, c’était ce que signifiaient les mots : son poulain, le sien. Je voyais que les hommes s’en servaient pour établir un certain lien entre le chef des écuries et moi. Mais en quoi consistait ce lien, je ne le comprenais pas du tout à l’époque. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’on m’isola des autres chevaux, que j’en compris le sens. Sur le moment, je ne pouvais pas du tout comprendre ce que signifiait le fait de me désigner comme la propriété d’un homme. Les mots : mon cheval, se rapportant à moi, un cheval vivant, me paraissaient aussi étranges que les mots : ma terre, mon air, mon eau.

     Mais ces mots m’avaient profondément marqué. Je ne cessais d’y repenser, et ce ne fut qu’après avoir eu avec les hommes les rapports les plus divers que je finis par comprendre le sens que les hommes attribuent à ces mots étranges. En voici la signification : dans la vie, les hommes ne sont pas guidés par les actes, mais par les mots. Ils aiment moins la possibilité de faire ou de ne pas faire quelque chose que la possibilité de prononcer des mots convenus entre eux à propos de différents objets. Les mots qui ont pour eux la plus grande importance sont : mon, ma, mes2, qu’ils prononcent au sujet de différentes choses, créatures ou objets, même à propos de la terre, des hommes et des chevaux. Une chose donnée ne peut être dite mienne que par un seul homme, ils s’entendent là-dessus. Et celui qui, en respectant cette convention, peut dire mon à propos du plus grand nombre d’objets,celui-là est considéré par eux comme le plus heureux. Pourquoi est-ce ainsi ? Je l’ignore, mais c’est comme cela. Je me suis longtemps efforcé d’y voir quelque avantage direct ; mais cela s’est révélé inexact.

     Bien des hommes, par exemple, qui m’appelaient leur cheval, ne me montaient pas, c’étaient d’autres qui me montaient. De même, ce n’étaient pas eux, mais d’autres qui me nourrissaient. Et, là encore, ce n’étaient pas ceux qui m’appelaient leur cheval qui m’étaient utiles, mais bien d’autres gens, comme les cochers ou les maréchaux-ferrants. Par la suite, ayant élargi mon champ d’observations, je me convainquis que l’idée exprimée par le mot mon n’a aucun autre fondement – et pas seulement à notre sujet, nous autres chevaux – que cet instinct vil et animal qu’ont les hommes, et qu’ils appellent sentiment de propriété, ou droit de propriété. L’homme dit : “ma maison”, alors qu’il n’y habite pas, il ne fait que de se soucier de sa construction et de son entretien. Le marchand dit : “ma boutique”, “mon magasin de tissus”, par exemple, et lui-même n’a pas de vêtement taillé dans le meilleur tissu de son magasin. Il y a des gens qui parlent d’une terre comme étant la leur sans avoir jamais vu la terre en question, sans jamais l’avoir parcourue. Il y a des gens qui parlent d’autres personnes en disant qu’ils leur appartiennent, sans avoir jamais vu ces autres personnes ; et les seules relations qu’ils ont avec ces personnes consiste à leur faire du mal. Il y a des hommes qui, parlant de certaines femmes, les appellent “ma femme”, ou “mon épouse”, alors que ces femmes vivent avec d’autres hommes. Dans leur vie, les hommes n’aspirent pas à faire ce qu’ils estiment bien, mais à appeler “mien” le plus grand nombre possible d’objets. Je suis maintenant convaincu que là réside la différence essentielle entre eux et nous. C’est pourquoi, sans même parler de nos autres supériorités sur les hommes, cela nous permet déjà de dire avec hardiesse que nous occupons, sur l’échelle des êtres vivants, un rang plus élevé que les hommes : l’activité des hommes  – de ceux du moins avec qui j’ai été en rapport – est gouvernée par des mots, tandis que la nôtre l’est par des faits. Ainsi, le chef des écuries avait obtenu le droit de dire à mon sujet “mon cheval”, il put donc fouetter le palefrenier. Cette découverte me frappa beaucoup et m’obligea, avec les idées et les jugements que ma robe pie avait provoqués chez les hommes et les rêveries que m’avait inspirées la trahison de ma mère, à devenir le hongre grave et profondément réfléchi que je suis à présent.

     J’étais triplement malheureux : j’étais pie, j’étais hongre et les hommes se figuraient que j’appartenais non pas à Dieu et à moi-même, ce qui est propre à toute créature vivante, mais que j’appartenais au chef des écuries.

     Ce qu’ils se figuraient à mon sujet eut beaucoup de conséquences. La première fut qu’on me mit à l’écart des autres, que je fus mieux nourri, qu’on me fit trotter en longe plus souvent et qu’on m’attela plus tôt. La première fois qu’on m’a attelé, je n’avais pas trois ans. Je me souviens que, pour cette première fois, le chef des écuries en personne, celui-là même qui s’imaginait que je lui appartenais, vint m’atteler, aidé d’une bande de palefreniers, s’attendant à une révolte ou à de la résistance de ma part. Ils m’éraflèrent la lèvre. Ils entortillèrent des cordes autour de moi en me mettant dans les brancards ; ils me posèrent sur le dos des courroies formant une large croix qu’ils attachèrent aux brancards pour m’empêcher de ruer ; alors que moi, je n’attendais que le moment de montrer ma bonne volonté et mon amour du travail. 

     Ils furent étonnés de me voir aller comme un vieux cheval. On se mit à me promener, et je commençai à m’exercer à aller au trot. Je progressais de jour en jour, si bien qu’au bout de trois mois le général lui-même vantait mon allure, et bien d’autres avec lui. Mais chose étrange, précisément parce que, dans leur optique, je ne m’appartenais pas, j’appartenais au chef des écuries, mon allure acquérait à leurs yeux une tout autre signification. 

     Les poulains, mes frères, on les faisait trotter, on mesurait leurs foulées, on sortait pour les voir, on les attelait à des sulkys dorés, on jetait sur eux de coûteux caparaçons. Moi, attelé au simple drojki du chef des écuries, je l’amenais pour ses affaires à Tchesmenka et dans d’autres villages. Tout cela parce que j’étais pie, et surtout parce que, pour ces gens, je n’appartenais pas au comte mais au chef des écuries.

     Demain, si nous sommes en vie, je vous raconterai la conséquence majeure qu’eut pour moi le droit de propriété que s’imaginait avoir sur moi le chef des écuries. « 


     Toute la journée, les chevaux traitèrent Kholstomer avec respect. Mais Nester se comporta avec lui aussi grossièrement que d’habitude. Le petit poulain grivelé du moujik hennit en s’approchant du troupeau, et la pouliche baie fit de nouveau la coquette.

       



Notes


  1. Oussane : Moustachu. Plus loin, Mily : Gentil.    
  2. Dans le texte russe : mon, ma et mon du genre neutre.






VII


     

Troisième nuit


     La nouvelle lune se leva, et son croissant étroit éclaira la silhouette de Kholstomer, qui se tenait au milieu de la cour. Les chevaux étaient massés autour de lui.


     « La conséquence majeure, étonnante, du fait que je n’appartenais ni au comte ni à Dieu mais au chef des écuries, reprit le hongre pie, fut que la vivacité du trot qui constitue notre principal mérite devint la cause de mon bannissement. On faisait courir Liébid1 lorsque le chef des écuries, que je ramenais de Tchesmenka, me fit arrêter près de la piste. Liébid passa à côté de nous. Il trottait bien, mais paradait tout de même un peu, il ne montrait pas cette habileté de bon rapport que j’avais élaborée pour ma part, de façon à lever un pied au moment même où un autre touchait le sol, de sorte que vous vous propulsez en avant sans le moindre effort inutile. Liébid passa à côté de nous. Je m’avançai sur la piste, le chef des écuries ne me retint pas. “Voyons un peu ce que donnera mon cheval pie !” s’écria-t-il et, lorsque Liébid arriva une nouvelle fois à notre hauteur, il me laissa m’élancer. L’autre était sur sa vitesse acquise, je restai donc en arrière au premier tour, mais durant le deuxième, je commençai à gagner sur lui, je me mis à me rapprocher du sulky, j’arrivai à sa hauteur et le dépassai. Un deuxième essai donna le même résultat. J’étais plus rapide. L’effroi fut général. On décida de me vendre au plus vite, de me faire disparaître au loin et sans trace. “Sinon, le comte va l’apprendre, ça fera une sale histoire !” disaient les gens. Et l’on me vendit comme limonier2 à un maquignon. Chez qui je ne demeurai pas longtemps. Je fus acheté par un hussard arrivé pour la remonte3. Tout cela était tellement injuste, tellement cruel que j’éprouvais de la joie lorsqu’on me fit quitter le haras de Khrénov, me séparant pour toujours de ceux qui m’avaient été chers, qui avaient été les miens. Il m’était trop pénible de rester parmi eux. L’amour, les honneurs et la liberté les attendaient, tandis que mon lot ne serait que travail et humiliations, humiliations et travail, et ce jusqu’à mon dernier souffle ! Pour quelle raison ? Parce que j’étais pie, ce qui me condamnait à être le cheval de l’un ou de l’autre. »

     

     Ce soir-là, Kholstomer ne put en dire davantage. Il se produisit dans l’enclos un évènement qui mit en émoi tous les chevaux. Kouptchikha4, jument pleine qui s’était attardée à écouter le récit du hongre, se détourna soudain et s’en alla lentement vers la grange ; là, elle se mit à gémir si fort que tous les chevaux reportèrent leur attention sur elle. Ensuite elle se coucha, puis se releva, pour se coucher de nouveau. Les vieilles poulinières avaient compris ce qui lui arrivait, mais les jeunes, bouleversés, abandonnèrent le hongre pour entourer la malade. Au matin, un nouveau poulain vacillait sur ses  petites jambes. Nester appela le chef des écuries et la jument fut conduite avec son poulain à une stalle, tandis que l’on faisait sortir le reste du troupeau.




Notes


  1. Cygne. Voir chapitre V, note 4. 
  2. Cheval d’attelage.
  3. Renforcement en chevaux d’un régiment.
  4. Kouptchikha : Marchande. Déjà rencontrée au chapitre V.






VIII


     

Quatrième nuit


     Le soir, une fois le portail fermé et le calme revenu, le cheval pie poursuivit en ces termes :


     « En passant de mains en mains, j’eus le temps de faire bien des observations au sujet des hommes et des chevaux. Je restai le plus longtemps chez deux maîtres : chez un prince officier de hussards, puis chez une vieille habitant près de l’église Saint-Nicolas1. 

     Chez l’officier de hussards, j’ai vécu la période la plus heureuse de ma vie.

     Bien qu’il fût cause de ma perte, bien qu’il n’aimât rien ni personne, je l’aimais et l’aime encore précisément pour cela. Ce qui me plaisait chez lui, c’était justement qu’étant beau, heureux et riche, de ce fait, il n’aimait personne. Vous le comprenez, ce sentiment élevé que nous avons, nous autres chevaux. Sa froideur, sa dureté, le fait que je dépendais de lui donnaient à mon amour pour lui une force particulière. “Crève-moi, épuise-moi, m’arrivait-il de penser durant cette bonne époque, je n’en serai que plus heureux.”

     Il m’avait acheté au maquignon à qui le chef des écuries m’avait vendu pour huit cents roubles. Il m’avait acheté parce que personne n’avait de cheval pie. Ce fut la meilleure période de ma vie. Il avait une maîtresse. Je savais cela parce que je l’amenais tous les jours chez elle, l’emmenais elle aussi, et les promenais parfois tous les deux ensemble. Sa maîtresse était une beauté, lui aussi était beau et son cocher également était bel homme. Je les aimais tous pour cela. J’avais la bonne vie : au matin, ce n’était pas le cocher, mais le palefrenier qui venait faire ma toilette. Un jeune gaillard, un moujik. Il ouvrait la porte, laissait sortir l’odeur de cheval, rejetait le fumier, enlevait les caparaçons et commençait à m’étriller le dos, son grattoir faisant tomber des rangées de pellicules blanches sur le sol jonché d’herbes piétinées par mes fers2. Pour rire, je lui mordillais la manche et frappais un peu du pied. Puis il m’amenait à la cuve d’eau froide, et le gars admirait mes taches rendues bien lisses par ses efforts, mes jambes droites comme des flèches et mes larges sabots, ainsi que ma croupe luisante et mon dos, sur lequel on aurait pu s’étendre pour dormir. Derrière les hauts grillages on disposait le foin, et l’on versait l’avoine dans la mangeoire de chêne. Théophane, le cocher principal, arrivait à ce moment.

     Maître et cocher se ressemblaient. L’un et l’autre n’avaient peur de rien et n’aimaient personne en dehors d’eux-mêmes, ce pour quoi tout le monde les aimait. Théophane portait une chemise rouge, des culottes de velours et une casaque. J’aimais le voir entrer les jours de fête à l’écurie, pommadé, en casaque, qui me criait : “Alors, l’animal, on ne me reconnaît pas ?” et me donnait un coup sur la cuisse avec le manche de la fourche, mais sans me faire mal, juste pour blaguer. Moi, je comprenais tout de suite qu’il plaisantait, je couchais une oreille et je faisais claquer mes dents.

     Nous avions, pour faire la paire, un étalon noir. La nuit, on m’attelait parfois avec lui. Ce Polkane3 ne comprenait pas la plaisanterie, il était méchant, un vrai diable. Je restais à côté de lui, nos stalles étaient voisines, il nous arrivait de sérieuses prises de bec. Théophane ne le craignait pas. Parfois, il marchait droit dessus en criant, l’autre allait le tuer, mais non, Théophane se mettait à côté de lui et lui passait le licou. Un jour que nous étions attelés ensemble, nous nous sommes emballés au Pont des forgerons. Ni le maître ni le cocher n’ont pris peur, les deux riaient et avertissaient les gens en criant, ils nous retenaient, nous faisaient tourner, si bien que nous n’avons écrasé personne. 

     Je perdis à leur service toutes mes qualités ainsi que la moitié de ma vie. On me fit trop boire, ce qui me cassa les jambes. Malgré cela, ce fut la meilleure période de ma vie. À midi, on venait m’atteler, on graissait mes sabots, on humectait ma frange et ma crinière et on me mettait les brancards.

     Le traîneau4 est en jonc tressé recouvert de velours, le harnais a des boucles d’argent, les rênes sont en filet couvert de soie. Cela fait un tel attelage que, une fois  bouclées et ajustées toutes les brides et toutes les courroies, on ne peut plus distinguer où finit l’attelage et où commence le cheval. On m’attelle dans la grange5. Théophane sort, le postérieur plus large que les épaules, une ceinture rouge nouée sous les aisselles, il jette un coup d’œil pour vérifier l’attelage, s’assied, rajuste son caftan, place le pied dans l’étrier, plaisante à chaque fois à propos de quelque chose, accroche le fouet dont il ne me frappe presque jamais, c’est seulement pour que tout soit en ordre, et il dit : “Allez !” Je franchis le portail en me dandinant, la cuisinière, sortie dans la cour pour vider les eaux grasses s’arrête sur le seuil, et les moujiks venus apporter du bois écarquillent les yeux. On sort, on avance, on s’arrête. Les valets sortent, les cochers s’approchent, et ça discute. Tout le monde attend, nous restons parfois trois heures devant le perron, de temps en temps on fait quelques pas, et puis demi-tour et on s’arrête à nouveau.

     On entend enfin du bruit à la porte, le vieux Tikhone, en habit et les cheveux tout gris, sort en vitesse en poussant son gros ventre et crie : “Présentez !” En ce temps-là, on ne disait pas bêtement : “En avant !”, comme si je ne savais pas qu’il faut avancer et non reculer. Théophane fait claquer ses lèvres. On s’approche et voilà le prince qui sort, à la fois pressé et négligent, comme s’il n’y avait rien d’étonnant à voir ce traîneau, ce cheval et Théophane qui, le dos courbé, tend les bras dans une pose qu’il ne pourra pas tenir longtemps, semble-t-il ; le prince est en shako et porte un manteau dont le col de castor gris cache le beau visage vermeil aux sourcils noirs qui ne devrait jamais être dissimulé, il fait cliqueter son sabre et sonner ses éperons et les talons de cuivre de ses caoutchoucs, et foule le tapis de l’escalier d’un air pressé et sans faire attention ni à moi ni à Théophane, c’est-à-dire à ce que tous admirent, sauf lui. Théophane fait claquer ses lèvres, je tire l’attelage et nous nous avançons au pas, consciencieusement, pour nous arrêter ; je louche vers le prince et secoue ma tête racée et ma frange fine. Le prince est de bonne humeur, il plaisante par moments avec Théophane, qui répond en tournant à peine sa belle tête et, sans baisser les bras, imprime aux rênes un mouvement presque imperceptible que je comprends, et hop, hop, hop, j’allonge toujours plus ma foulée, en frémissant de tous mes muscles et en envoyant de la neige sale sous l’avant du traîneau. En ce temps-là, on ne criait pas non plus stupidement, et de façon incompréhensible6 comme de nos jours : “Oh !”, comme si le cocher avait mal quelque part, mais : “Gare-toi donc !” Théophane crie donc de temps en temps : “Gare-toi donc !”, et les gens s’écartent, s’arrêtent et se tordent le cou pour regarder derrière eux et voir le beau hongre, le beau cocher et le beau maître. 

     J’aimais bien dépasser un trotteur. Les fois où, de loin, Théophane et moi nous apercevons un attelage digne d’un effort de notre part, nous fonçons comme un tourbillon, nous nous rapprochons lentement, de plus en plus près, j’envoie déjà de la neige sale à l’arrière de l’autre traîneau, j’arrive à la hauteur de son passager, je souffle au-dessus de sa tête, me voici au niveau de la sellette, puis de l’arc de la limonière, je ne vois déjà plus mon rival, je l’entends juste derrière moi, de façon de plus en plus lointaine. Le prince, Théophane et moi nous gardons le silence et faisons mine de vaquer à nos affaires sans faire attention à ceux qui se trouvent sur notre chemin, tirés par de mauvais chevaux. J’aimais dépasser, mais j’aimais aussi croiser un bon trotteur ; l’espace d’un instant, un son, un regard, et nous voilà séparés, filant et suivant chacun sa route. »


     Le portail grinça et l’on entendit les voix de Nester et de Vaska7.




Cinquième nuit


     Le temps commençait à changer. Il faisait gris, il n’y avait pas de rosée le matin, mais l’air était tiède et l’on était importuné par les moustiques. Dès que le troupeau fut rentré, les chevaux se groupèrent autour du hongre pie, qui termina ainsi son histoire :


     « La période heureuse de ma vie s’acheva bientôt. Je ne vécus ainsi que deux ans. À la fin du deuxième hiver, eut lieu l’évènement qui me causa le plus de plaisir, suivi tout de suite après du plus grand malheur pour moi. C’était le carnaval8, j’amenai le prince aux courses de trot. Atlassny9 et Bytchok y participaient. Je ne sais pas ce que le prince fit dans le pavillon, je sais en revanche qu’il en ressortit pour ordonner à Théophane de m’amener sur la piste. Je me souviens qu’on me conduisit sur la piste ; on me plaça à côté d’Atlassny. Celui-ci était entraîné, moi j’étais juste comme ça, attelé à un traîneau de ville. Arrivé au virage, je l’avais laissé derrière moi ; de grands rires et des hurlements d’enthousiasme m’accueillirent.

     Alors qu’on me faisait aller doucement de-ci de-là, une foule me suivait. Quatre ou cinq personnes offrirent au prince des milliers de roubles pour m’avoir. Lui se contentait de rire en exhibant ses dents blanches.

     — Non, disait-il, ce n’est pas un cheval, c’est un ami ; je ne le céderai pas pour des monceaux d’or. Au revoir, messieurs !

     Il dégrafa la couverture du traîneau et s’assit.

     — Rue Ostojenka !

     C’était là qu’était l’appartement de sa maîtresse. Et nous filâmes. Ce fut le dernier de nos jours heureux.

     Nous arrivâmes chez elle. Il l’appelait “sienne”. Mais elle s’était éprise d’un autre et était partie avec lui. Il l’apprit chez elle. Il était cinq heures et, sans me faire dételer, il partit à sa poursuite. Voilà qu’on me donnait des coups de fouet et qu’on me faisait galoper, ce qui n’était jamais encore arrivé. Je m’embrouillai pour la première fois, j’en eus honte et voulus me rattraper ; mais j’entendis soudain le prince crier d’une voix changée : “Allez !” Le fouet siffla et me cingla, je me mis au galop en heurtant du pied le fer de l’avant du traîneau. Nous la rattrapâmes vingt-cinq verstes plus loin. J’avais fait la course, mais je passai la nuit à trembler, sans pouvoir manger. Au matin, on me donna de l’eau. Je bus et ne fus plus jamais le cheval que j’avais été. Je fus malade, on me tourmenta, m’estropia – on me soigna, c’est ainsi que disent les hommes. Mes sabots se déjetèrent, mes articulations enflèrent, mes jambes s’arquèrent, ma poitrine se creusa, je m’amollis et m’affaiblis. On me vendit à un maquignon. Il me nourrissait de carottes et de je ne sais quoi d’autre, faisant de moi quelque chose qui ne me ressemblait pas du tout mais pouvant tromper les gens peu versés en matière de chevaux. Je n’avais plus de force ni d’aptitude à la course. En outre, le le maquignon me tourmentait ainsi : dès qu’un acheteur se présentait, il entrait dans mon box et se mettait à me cingler d’un grand fouet, à me faire peur au point de devenir enragé. Après, il frottait mes cicatrices pour effacer les marques de coups et me faisait sortir. Une vieille femme m’acheta au maquignon. Elle se faisait toujours conduire à l’église Saint-Nicolas1 et fouettait son cocher, qui venait pleurer dans ma stalle. J’y appris que les larmes ont un agréable goût salé. Puis la vieille mourut. Son intendant m’amena à la campagne et me vendit à un marchand de tissu et je me collai une indigestion de blé, je devins encore plus malade. Je fus vendu à un moujik qui me fit labourer sans rien me donner ou presque, le soc de la charrue m’entailla le pied. Je fus de nouveau malade. Un Tzigane m’acheta par troc. Il me torturait affreusement et finit par me vendre à notre intendant. Et me voilà. »


     Tous se taisaient. Il commença à pleuvoir.





Notes


  1. Saint-Nicolas-aux-Apparitions ou Saint-Nicolas-le-Thaumaturge : ancienne église à Moscou, à l’angle de l’Arbat et du Passage d’argent. Construite à la fin du seizième siècle sur l’ordre de Boris Godounov, ayant échappé à l’incendie de 1812, elle fut reconstruite au milieu du dix-neuvième siècle. Pillée par le pouvoir soviétique dans les années mille neuf cent vingt, elle fut finalement fermée en 1929 et détruite en 1931. Une école – l’école N° 73 de Moscou – fut construite à la place… (source : Wikipedia en russe)
  2. Il y a, dans l’ancienne traduction de B. de Schlœzer, une erreur ici. Le vocabulaire est ancien et nécessite de recourir au Dahl, voire à des dictionnaires en ligne.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Polkan
  4. Le traîneau attelé remplace la calèche ou le drojki l’hiver.
  5. Ici, un terme non compris.
  6. La phrase est ambiguë, ce qui fait supposer une coquille dans le texte à B. de Schlœzer.
  7. Boris de Sclœzer coupe ici le chapitre, ce qui le décale pour toute la suite. Je garde le découpage du texte russe.
  8. La « Semaine grasse » précédant le Grand Carême de Pâques.
  9. Atlassny : Satiné. Bytchok : Taurillon.











IX


     En rentrant, le soir suivant, le troupeau tomba sur le maître, qui était accompagné d’un visiteur. En s’approchant de l’enclos, Jouldybaregarda en biais les deux hommes : l’un d’eux, le jeune maître, portait un chapeau de paille, l’autre, grand et gros, était un militaire aux chairs flasques. Ayant louché sur les deux hommes, la vieille jument passa près de ce dernier ; les autres, les jeunes, hésitèrent, s’alarmant surtout lorsque le maître et son hôte vinrent se mêler au troupeau en discutant et en se montrant l’un à l’autre différents chevaux.

     — Celle-ci, la gris pommelé, je l’ai achetée à Voiéïkov, dit le maître.

     — Et cette jeune morelle aux jambes blanches, à qui était-elle ? Elle est jolie, observa le visiteur.

     Ils passèrent une quantité de chevaux en revue, leur courant après et les arrêtant. Ils remarquèrent également la pouliche baie. 

     — C’est une race qui me vient du haras de Khrénov, dit le maître.

     Ils ne pouvaient pas examiner toutes les bêtes en chemin. Le maître appela Nester qui se hâta de frapper des talons les flancs du hongre pie et le lança au trot. Le hongre boitait d’une jambe, mais il était clair, à le voir avancer, qu’il ne se serait en aucun cas montré récalcitrant, l’eût-on fait courir à la limite de ses forces, au bout du monde. Il était même prêt à galoper, il fit même une tentative depuis sa jambe droite.

     — J’ose dire qu’il n’y a pas, en Russie, de cheval meilleur que celle-là, dit le maître en désignant une des juments. 

     Son hôte le complimenta. Ému, le maître courait à droite et à gauche, montrait chaque cheval, évoquait sa race et racontait son histoire. Le visiteur imaginait des questions dans le but de faire croire que cela l’intéressait, mais il était visible qu’il s’ennuyait à écouter l’autre.

     — Oui, oui, disait-il distraitement.

     — Regarde un peu, disait le maître sans répondre ; vois ses jambes… Elle m’a coûté cher, mais elle m’a donné un poulain qui a déjà deux ans et qui court2.

     — Il court bien ? dit le visiteur.

     Ils passèrent ainsi en revue presque tous les chevaux, le maître n’avait plus rien à montrer. Ils se turent.

     — Eh bien,allons à la maison !

     — Allons-y. 

     Ils franchirent le portail. Le visiteur était content d’en avoir fini et de pouvoir, à la maison, manger, boire et fumer, cela le réjouissait visiblement. En passant à côté de Nester qui, assis sur le hongre, attendait les ordres, l’hôte frappa la croupe du cheval pie de sa main grande et grasse.

     — Il est peinturluré, celui-là ! dit-il. J’en avais moi aussi un pie, tu te rappelles, je t’en avais parlé.

     Ayant compris qu’il ne s’agissait pas de ses chevaux à lui, le maître n’y prêta pas l’oreille et continua à observer le troupeau.

     Soudain, juste au-dessus de son oreille se fit entendre un hennissement faible, stupide et sénile. C’était le hongre pie, lequel interrompit son cri, comme embarrassé. Ni le maître ni son hôte ne firent attention à ce hennissement, ils allèrent à la maison. Kholstomer avait reconnu dans le vieil officier aux chairs flasques son maître bien-aimé, le prince Serpoukhovskoï, homme autrefois brillant, riche et beau3.




Notes


  1. La vieille jument qui ouvre toujours la marche, voir le début de l’histoire.
  2. Autre erreur chez B. de Schlœzer. 
  3. J’ai rajouté officier et prince car Tolstoï n’avait pas donné antérieurement le nom de son prince officier de hussards…





X


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     Une pluie fine continuait à tomber. Il faisait sombre dans l’enclos, mais il en allait tout autrement dans la maison seigneuriale. Chez le maître, un thé du soir somptueux était servi dans le salon luxueux. Le maître, la maîtresse de maison et le visiteur étaient attablés. 

     Assise près du samovar, la maîtresse de maison était enceinte, ce qui se voyait à son ventre remonté, à son dos cambré, à son embonpoint et tout particulièrement à ses yeux, au regard doux et grave, tourné en dedans, de ses grands yeux.

     Le maître avait dans les mains un coffret de cigares remarquables, d’une dizaine d’années d’âge ; il s’apprêtait à se targuer devant son hôte de ce que personne, à l’en croire, n’en avait de pareils. C’était un bel homme de vingt-cinq ans au teint frais, soigné et bien coiffé. Chez lui, il portait un large complet neuf, en tissus épais, fabriqué à Londres. De lourdes breloques d’or étaient accrochées à sa chaîne de montre. Ses boutons de manchette étaient eux aussi grands et massifs, également en or, avec des turquoises. Il portait une barbe à la Napoléon III, et les pointes de sa moustache étaient pommadées et dépassaient comme on ne savait le faire qu’à Paris. La maîtresse de maison portait une robe en mousseline de soie bariolée de gros bouquets brodés, elle avait sur la tête de grandes épingles d’or assez spéciales qui retenaient ses épais et beaux cheveux châtain clair – même si certains n’étaient pas les siens. Elle avait aux bras et aux mains une quantité de bagues et de bracelets, tous de grande valeur. Le samovar était en argent, le service à thé en porcelaine fine. Majestueux dans son habit, son gilet blanc et sa cravate, le valet se tenait comme une statue près de la porte, attendant les ordres. Le mobilier aux formes et aux lignes courbes, était voyant ; les murs étaient recouverts de tapisseries sombres à grandes fleurs. Près de la table, une levrette d’une minceur extraordinaire faisait tinter son collier d’argent ; elle portait un nom anglais extrêmement difficile à prononcer que ses maîtres écorchaient l’un comme l’autre, car ils ne savaient pas l’anglais. Dans un coin, entouré de fleurs, se trouvait un piano incrusté1. Tout cela exhalait un parfum de luxe, de nouveauté et de rareté. Tout était très beau, mais avait un cachet très net de richesse superflue et d’absence d’intérêt pour les choses intellectuelles.

     Amateur de courses de trot, le maître de maison était quelqu’un de robuste et de sanguin, l’un de ces hommes qu’on voit toujours, qui portent des manteaux de zibeline, lancent des bouquets aux actrices, boivent les vins les plus coûteux des meilleurs crus dans les meilleurs hôtels, fondent des prix à leur nom et entretiennent les femmes les plus chères.

     Le visiteur, Nikita Serpoukhovskoï, avait plus de quarante ans, c’était un homme de haute taille, corpulent, chauve, avec une grosse moustache et des favoris épais. Il avait dû être très bel homme. À présent, il était visiblement en pleine déchéance, tant physique que morale, ainsi que sur le plan financier. 

     Il avait tellement de dettes qu’il avait été obligé de trouver un emploi pour éviter d’être jeté en prison. Il se rendait maintenant au chef-lieu de la province pour prendre la tête d’un haras. Des parents influents lui avaient obtenu ce poste. Il portait une tunique militaire et une culotte bleue. Tunique et culotte étaient celles d’un richard, de même que son linge, sa montre venait aussi d’Angleterre. Ses bottes avaient d’admirables semelles, de l’épaisseur d’un doigt.

     Nikita Serpoukhovskoï avait dilapidé une fortune de deux millions et avait encore cent vingt mille roubles de dettes. D’un tel monceau, il demeure toujours un train de vie dont l’ampleur vous ouvre du crédit et vous permet de conserver une certaine opulence une dizaine d’années de plus. Les dix années s’étaient écoulées, l’opulence tirait à sa fin, Nikita commençait à trouver la vie triste. Il s’était même mis à boire, c’est-à-dire à s’enivrer de vin, ce qui était absolument nouveau pour lui : de boire, en fait, il n’avait jamais commencé ni arrêté. Sa chute se lisait plus que tout dans son regard inquiet (ses yeux devenaient fuyants), et dans ses intonations hésitantes et ses mouvements mal assurés. Ce qui frappait dans cette inquiétude était son caractère clairement récent, on voyait bien que, sa vie durant, il avait été habitué à ne craindre rien ni personne, et qu’il en était arrivé depuis peu à cet effroi, si contraire à sa nature, au terme de grandes souffrances. Son hôte et son hôtesse s’en apercevaient, les regards qu’ils échangeaient montraient qu’ils se comprenaient mais remettaient au coucher le moment de procéder à un examen détaillé du sujet, se contentant pour l’heure de supporter le pauvre Nikita et allant jusqu’à en prendre soin. La vue de l’heureux jeune maître de maison était pour Nikita une humiliation, le souvenir de son passé irrémédiablement derrière lui le poussait à envier douloureusement son hôte.

     — Le cigare ne vous dérange pas, Marie ? dit-il en s’adressant à la dame de ce ton particulier, à la nuance très fine, qui s’acquiert seulement par l’expérience – ce ton de politesse amicale mais pas totalement respectueux dont usent les gens du monde envers les femmes entretenues, pas vis-à-vis des épouses légitimes. Non qu’il voulût l’offenser, au contraire, il aurait plutôt recherché ses bonnes grâces, à l’heure actuelle, ainsi que celles de son maître, bien qu’il ne se le fût avoué pour rien au monde. Mais il était très habitué à parler de la sorte à ces femmes. Il savait qu’elle eût été surprise, et même qu’elle eût mal pris la chose, s’il l’avait traitée comme une dame du monde. Il lui fallait garder en réserve la nuance connue de ton respectueux pour la véritable épouse de quiconque était son égal. Il traitait toujours avec considération les dames entretenues, non qu’il partageât les prétendues convictions que prêchent les revues (il ne lisait jamais ces saletés) quant au respect de la personne humaine, à l’insignifiance du mariage, etc. mais parce que c’est ce que font tous les gens comme il faut, et il était un homme comme il faut, même dans sa déchéance.

     Il prit un cigare. Mais son hôte en attrapa maladroitement une poignée et la lui offrit.

     — Tu verras comme ils sont bons. Prends-les.

     Nikita déclina, écartant les cigares de la main, une lueur imperceptible de honte et d’offense s’allumant dans ses yeux. 

     — Merci.  

     Il sortit son porte-cigares.

     — Goûte les miens.

     L’hôtesse était fine. Elle remarqua sa réaction et s’empressa de lui dire :

     — J’aime beaucoup les cigares. Je fumerais moi-même si tout le monde ne fumait pas autour de moi.

     Et elle sourit de son beau sourire plein de bonté. En retour, il lui fit un sourire sans conviction. Il lui manquait deux dents.

     — Non, prends donc celui-ci, reprit sans délicatesse le maître de maison. Ceux-là, les autres, sont plus faibles. Fritz, bringen Sie noch eine Kasten dort zwei2, dit-il.

     Le valet, un Allemand, apporta un autre coffret.

     — Lesquels aimes-tu le plus ? Les forts ? Ceux-ci sont excellents. Prends-les tous, continuait-il en essayant de les fourrer dans les mains de son hôte. Il était visiblement content de pouvoir se vanter de ses raretés devant quelqu’un, et ne remarquait rien. Serpoukhovskoï alluma un cigare et se hâta de reprendre le fil de la conversation.

     — Alors, combien as-tu déboursé pour Atlassny ? dit-t-il.

     — Il m’est revenu cher, pas moins de cinq mille roubles, mais, au moins, me voilà pourvu. Quels enfants, je te dis !

     — Ils courent ? demanda Serpoukhovskoï.

     — Je pense bien ! Son fils a déjà gagné trois prix : à Toula, à Moscou et à Pétersbourg ; là, il a couru avec le Vorony4 de Voiéïkov. Si son conducteur, une canaille, ne l’avait pas fait changer quatre fois d’allure, il l’aurait laissé nettement en arrière.

     — Il est un peu indolent. Trop de sang hollandais, je pense, dit Nikita.

     — Et les mères, alors ? Je te les montrerai demain. Dobrynia5 m’a coûté trois mille roubles, et Lasskovaïa deux mille. 

     Et il recommença à énumérer ses richesses. La maîtresse de maison voyait que cela était pénible à Serpoukhovskoï et qu’il faisait juste semblant d’écouter.

     — Voulez-vous encore du thé ? s’enquit-elle. 

     — Pas moi, dit le maître de maison en poursuivant. Elle se leva. Il l’arrêta, l’enlaça et l’embrassa.

     Serpoukhovskoï allait leur sourire en les regardant, d’un sourire affecté, mais lorsque son hôte enlaça sa compagne et l’accompagna jusqu’à la portière, le visage de Nikita changea brusquement, il poussa un profond soupir et le désespoir se peignit soudain sur ses traits flasques. On y lisait même de la haine.






Notes


  1. En français dans le texte.
  2. Apportez encore un coffret, il y en a deux là-bas (je traduis d’après la note en russe…)
  3. Atlassny : Satiné. Déjà rencontré au chapitre VIII.
  4. Vorony : Corbeau.
  5. Dobrynia : Excellente. Lasskovaïa : Caressante.







XI


     Le maître de maison revint et, souriant, s’assit en face de Nikita. Tous deux gardèrent le silence un moment.

     — Tu disais que tu l’avais acheté à Voiéïkov, dit Serpoukhovskoï d’un ton qui se voulait négligent. 

     — Oui, Atlassny, en effet. Je voulais aussi acheter des juments à Doubovitski, mais il ne lui restait plus que des rosses.

     — Il est ruiné, dit Serpoukhovskoï qui s’interrompit soudain et regarda autour de lui. Il venait de se rappeler qu’il devait vingt mille roubles à ce ruiné. Et que si l’on devait dire de quelqu’un : « Il est ruiné », c’était bien à son propos à lui. Il se tut.

     Ils gardèrent à nouveau le silence un long moment. Le maître de maison passait mentalement en revue ce dont il pouvait encore faire l’étalage devant son visiteur. Ce dernier réfléchissait à la façon de montrer qu’il ne s’estimait pas ruiné. Mais leurs pensées à tous les deux avançaient lentement, en dépit des cigares dont ils s’efforçaient de se ragaillardir. « Alors quoi, on va boire quand ? » se disait Serpoukhovskoï. « Il faut impérativement boire quelque chose, il va me faire mourir d’ennui, autrement. » se disait son hôte.

     — Alors, tu comptes rester ici longtemps ? dit Serpoukhovskoï.

     — À peu près un mois. Eh bien, si nous soupions ? Fritz, c’est prêt ?

     Ils passèrent dans la salle à manger. Là, sous la lampe, se tenait une table garnie de bougies et des choses les plus extraordinaires : des siphons, des bouteilles aux bouchons ornés de petites poupées, des vins exceptionnels en carafes, des hors d’œuvre somptueux et des vodkas rares. Ils burent et mangèrent, burent encore et mangèrent encore, et la conversation s’engagea. Serpoukhovskoï, dont le visage avait pris de vives couleurs, se mit à parler avec hardiesse.

     Ils évoquaient les femmes qu’ils avaient eues : qui une Tzigane, une danseuse, qui une Française.

     — Alors, tu as abandonné la Matier ? demanda le maître de maison.

     C’était la maîtresse qui avait ruiné Serpoukhovskoï.

     — C’est elle qui m’a abandonné. Ah, mon ami, quand je pense à l’argent que j’ai jeté par les fenêtres ! À présent, je suis heureux de disposer de mille roubles, et heureux de quitter tous ces gens, c’est la vérité. Je ne peux pas vivre à Moscou. Ah, à quoi bon en parler ?

     Écouter Serpoukhovskoï ennuyait son hôte, qui avait envie de parler de lui, de se vanter. Et Serpoukhovskoï avait envie de parler de lui, de son brillant passé. Le maître de maison lui versa du vin et attendit qu’il eût fini pour se mettre à parler de lui, de son haras à nul autre pareil, et de sa Marie, qui ne l’aimait pas seulement pour l’argent, qui l’aimait tout court. 

     — Je voulais te dire que dans mon haras… commença-t-il. Mais Serpoukhovskoï l’interrompit :

     — Il fut un temps, je peux le dire, commença-t-il, où j’aimais la vie et où je savais vivre. Tiens, tu parles de courses, eh bien, dis-moi, quel est ton cheval le plus rapide ?

     Son hôte se réjouit d’avoir l’occasion de parler encore de son haras, il entreprit de le faire, mais Serpoukhovskoï l’interrompit de nouveau :

     — Oui, oui, fit-il. C’est sûr que vous, les propriétaires de haras, ce qui vous motive, c’est seulement la gloriole, pas le plaisir ni la vie. Moi, ce n’était pas pareil. Ainsi, je t’ai dit tout à l’heure que j’avais un coureur, un cheval pie, avec les mêmes taches que celui que monte ton gardien. Oh, le cheval que c’était ! Tu n’as pas pu le connaître ; c’était en quarante-deux, je venais d’arriver à Moscou ; je suis allé chez un maquignon, et j’y ai vu un hongre pie. Bien bâti. Il m’a plu. Son prix ? Mille roubles. Il me plaisait, je l’ai acheté et me suis mis à le faire courir. Je n’ai jamais eu un cheval qui le valût, toi non plus tu n’en as pas, et n’en auras pas, de pareil. Je n’ai jamais vu de cheval qui lui fût supérieur, ni en rapidité, ni en force, ni en beauté. Tu étais un petit garçon, à cette époque, tu n’as pu le connaître, mais je pense que tu en as entendu parler. Tout Moscou le connaissait.

     — Oui, j’ai entendu cela, dit à contrecœur le maître de maison. Mais je voulais te parler des miens…

     — Tu en as donc entendu parler. Je l’ai acheté sans attestation quant à sa race, sans certificat ; j’ai appris sa généalogie plus tard. Avec Voiéïkov, nous y sommes arrivés. C’était le fils de Lioubiezny1 Ier, Kholstomer, le métreur de toile. Comme il était pie, le haras de Khrénov l’avait cédé au chef des écuries, lequel le fit châtrer et le vendit à un maquignon. Des chevaux comme ça, il n’y en a plus, mon ami. Ah, c’était le bon temps ! Ah ! toi, ma jeunesse ! entonna-t-il, commençant une chanson tzigane. Il était un peu éméché. — Ah, c’était le bon temps. j’avais vingt-cinq ans, quatre-vingt mille roubles-argent de revenu, pas un seul cheveu gris, des dents comme des perles. Je réussissais tout ce que j’entreprenais ; et tout est fini.

     — Mais à l’époque, la vitesse des chevaux était moindre, dit le maître de maison en profitant de cette pause. Je te dirai que mes premiers chevaux ont commencé à aller sans…

     — Tes chevaux ! Les chevaux étaient plus rapides autrefois.

     — Comment plus rapides ?

     — Plus rapides. Je m’en souviens très bien, je suis allé un jour à Moscou sur mon hongre, pour voir les courses. Je n’avais pas de chevaux engagés. Je n’aimais pas les trotteurs, j’avais des pur-sang, Général, Cholet, Mahomet2. Pour mes déplacements, on attelait le hongre. Mon cocher était un brave garçon, je l’aimais bien. Lui aussi, c’est devenu un ivrogne. J’arrive donc. « Serpoukhovskoï, me dit-on, quand vas-tu te mettre aux rotteurs ? » « Au diable vos chevaux de moujiks, mon hongre que voici les battra tous. » « Sûr que non. » « Je parie mille roubles. » Ils topent et on lance les chevaux. Le mien a mis cinq secondes à l’autre et moi j’ai gagné mille roubles. Mais ce n’est rien. Avec mes pur-sang, en troïka, j’ai parcouru cent verstes3 en trois heures. Tout Moscou sait cela.

     Et  Serpoukhovskoï commença à mentir avec une telle volubilité et de façon si cohérente que son hôte ne put plus placer un mot ; assis en face de Nikita, l’air mélancolique, il remplissait leurs deux verres, et seulement pour se distraire. 

     Il se mit à faire jour. Ils étaient toujours assis. Le maître de maison s’ennuyait atrocement. Il se leva.

     — Autant aller dormir, dit  Serpoukhovskoï en se levant et en chancelant ; soufflant lourdement, il gagna la chambre qu’on lui avait affectée.


     Le maître de maison était couché auprès de sa maîtresse.

     — Non, il est impossible. Il s’est enivré et s’est mis à mentir sans arrêt.

     — Et il me fait la cour.

     — J’ai peur qu’il ne me demande de l’argent.

     Serpoukhovskoï était allongé tout habillé sur son lit, et soufflait comme un cachalot.

     « Je crois bien que j’ai beaucoup menti, songea-t-il. Peu importe. Son vin est bon, mais c’est un gros cochon. Il y a du marchand en lui. Moi aussi, je suis un gros cochon, se dit-il en éclatant de rire. Avant, c’était moi qui entretenais, maintenant je me fais entretenir. Oui, la Winkler m’entretient, je prends son argent. Il n’a que ce qu’il mérite, bien fait pour lui ! Tout de même, il faudrait se déshabiller, enlever les bottes, pas moyen. »

     — Holà ! cria-t-il, mais le domestique affecté à son service dormait depuis longtemps.

     Il s’assit, enleva sa tunique, son gilet et fit glisser sa culotte qu’il foula aux pieds, mais fut longtemps sans pouvoir ôter ses bottes, gêné qu’il était par son ventre mou. Il réussit tant bien que mal à en retirer une, puis se battit longtemps avec l’autre, à en être tout essoufflé, épuisé. Il se vautra ainsi sur le lit, une jambe restée dans la tige de la botte, et se mit à ronfler, remplissant la chambre d’une odeur de tabac, de vin et de vieillesse malpropre.




Notes


  1. Voir le chapitre V pour ces noms et leur signification.
  2. La transcription semble ici inutile…
  3. La verste faisait environ 1,1 km.










XII


     Si Kholstomer était encore plongé dans ces souvenirs, cette nuit-là, il fut distrait par Vaska. Celui-ci jeta sur lui une couverture et le lança au galop, puis le laissa à la porte du cabaret en compagnie du cheval d’un moujik. Ils se léchèrent l’un l’autre. Au matin, il rejoignit le troupeau, il se grattait sans cesse.

     « Ça me fait mal, ça me démange », se disait-il.

     Cinq jours s’écoulèrent. On fit venir le soigneur1, qui dit allègrement :

     — C’est la gale. Vendez-le aux Tziganes.

     — À quoi bon ? Égorgez-le, débarrassez-m’en aujourd’hui.

     Le matin était clair et paisible. Le troupeau gagna les prés. Kholstomer resta en arrière. Arriva un homme étrange, maigre, le teint bistre, sale, portant un caftan noir couvert d’éclaboussures. C’était l’écorcheur. Sans un regard pour Kholstomer, il prit la bride de son licou et l’emmena. Kholstomer avançait tranquillement, sans se retourner, traînant les jambes comme d’habitude, celles de derrière accrochant la paille. Ayant franchi le portail, il étira le cou en direction du puits, mais l’écorcheur le retint par la bride et dit : « C’est inutile. »

     L’écorcheur et Vaska, qui marchait derrière, arrivèrent dans une ravine située derrière un hangar en briques ; ils s’y arrêtèrent comme si cet endroit tellement quelconque présentait un caractère particulier, et l’écorcheur, ayant passé la bride à Vaska, enleva son caftan, retroussa ses manches, sortit de la tige de sa botte un couteau et un affiloir, et se mit à aiguiser son couteau. Le hongre tendit le cou vers la bride qu’il voulait mâchonner pour se distraire, mais elle était trop loin, il soupira et ferma les yeux. Il laissa pendre sa lèvre, découvrant ses dents jaunes et usées, et se mit à somnoler au son de l’aiguisage du couteau. Seule tremblait, un peu écartée, sa jambe malade et portant une excroissance. Il sentit soudain qu’on lui attrapait la mâchoire et qu’on lui levait la tête. Il ouvrit les yeux. Deux chiens étaient devant lui. L’un flairait dans la direction de l’écorcheur, l’autre était assis et regardait le hongre, semblant précisément en attendre quelque chose. Le hongre leur jeta un coup d’œil et se mit à frotter sa joue contre la main qui la tenait.

     « Ils doivent vouloir me soigner, pensa-t-il. Laissons-les faire ! »

     En effet, voilà qu’on faisait quelque chose à sa gorge. Il eut mal, il tressaillit, il frappa nerveusement du pied, mais se retint et attendit la suite. La suite, ce fut un grand jet de liquide qui lui coula sur le cou et la poitrine. Il poussa un soupir remontant de ses flancs. Et il se sentit beaucoup plus léger. il était soulagé de tout le poids de sa vie. Il ferma les yeux et pencha la tête – personne ne la soutenait. Puis son cou s’inclina, ses jambes furent prises de tremblements, tout son corps chancela. Il en fut plus étonné qu’effrayé. Tout devenait tellement nouveau. Surpris, il voulut s’élancer en avant, vers le haut. Au lieu de cela, il tituba et commença à verser sur le côté ; voulant faire un pas, il s’écroula en avant et sur le flanc gauche. L’écorcheur attendit la fin des convulsions, chassa les chiens qui s’étaient rapprochés, puis, ayant saisi une jambe et retourné le hongre sur le dos, ordonna à Vaska de tenir une jambe, tandis que lui-même se mettait à écorcher2 le corps. 

     — C’était quand même un cheval, fit Vaska.

     — Avec un peu plus de chair, ça aurait fait une belle peau, dit l’écorcheur.


     Le troupeau passait ce soir-là par la montagne, et les chevaux qui étaient sur la gauche pouvaient voir une chose rouge, auprès de laquelle s’agitaient des chiens et au-dessus de laquelle volaient des corbeaux et des milans. L’un des chiens, se cramponnant des pattes à la charogne et secouant la tête, détachait avec un craquement le morceau qu’il avait accroché. La pouliche baie s’arrêta, tendit le cou, allongea la tête et aspira longuement l’air. On la chassa à grand-peine.


     À l’aube, au fond d’un ravin embroussaillé au cœur d’un vieux bois, des louveteaux à grosse tête hurlaient gaiement. Ils étaient cinq : quatre à peu près du même gabarit, le cinquième plus petit, la tête plus grosse que le corps. Traînant son ventre plein, ses mamelles pendant jusqu’à terre, une louve efflanquée au pelage en train de muer sortit des buissons et s’assit en face des louveteaux. Les louveteaux formèrent un demi-cercle en face d’elle. Elle s’approcha du plus petit et, la queue baissée, le museau à ras de terre, elle eut quelques mouvements convulsifs et, ouvrant sa gueule hérissée de crocs, se força à recracher un gros morceau de viande de cheval. Les louveteaux se rapprochèrent, mais elle eut envers eux un mouvement de menace et offrit tout le morceau au petit. Celui-ci, comme irrité, attrapa le bout de viande en grognant, se coucha dessus et se mit à le dévorer. La louve recracha un autre morceau pour le deuxième, puis pour le troisième, et quand tous les cinq eurent leur part, elle s’étendit près d’eux pour se reposer.

     

     Au bout d’une semaine, il ne restait plus, auprès du hangar en briques, qu’un crâne et deux gros os, le reste avait été emporté. L’été venu, un moujik qui ramassait des os les prit, ainsi que le crâne et en fit son affaire.


     Le corps mort de Serpoukhovskoï, qui s’était promené de par le monde en mangeant et en buvant, fut mis en terre bien plus tard. Ni sa peau, ni sa chair, ni ses os ne servirent à personne. Et, tout comme ce corps mort allant à droite et à gauche avait été depuis vingt ans une charge pour tous, ce fut encore pour les gens un embarras inutile que de le porter en terre. Depuis longtemps, plus personne n’avait besoin de lui, il n'était qu’une charge pour tout le monde ; tout de même, les morts qui enterrent les morts trouvèrent nécessaire de revêtir d’un bel uniforme ce corps gras et déjà pourrissant, de lui mettre de belles bottes et de le coucher dans un beau cercueil neuf décoré de quatre beaux glands neufs dans les coins, puis de placer ce cercueil neuf dans un autre, en plomb, d’expédier ce dernier à Moscou, là-bas d’y déterrer de vieux restes humains pour fourrer à la place ce corps pourrissant et grouillant de vers dans son uniforme neuf et ses bottes bien cirées, et répandre de la terre par-dessus.





Notes


  1. Vétérinaire empirique, formé sur le tas. Le terme a déjà été rencontré dans le récit de Tchékhov Le Professeur de lettres.
  2. Et non pas dépecer, comme l’écrit B. de Schlœzer. Mais je ne suis pas sûr moi-même de certains termes…