jeudi 31 mars 2022

Les Œufs funestes, chapitre X (Mikhaïl Boulgakov)

  LA CATASTROPHE


     À la rédaction du journal Izvestia1, cette nuit-là, les globes électriques brillaient d’une vive lumière et le gros rédacteur préparant l’édition composait sur le plomb la deuxième page, celle des télégrammes À travers l’Union des Républiques. Une épreuve lui tomba sous les yeux, il l’examina à travers son pince-nez et partit d’un grand rire, appela les correcteurs de la salle de correction et le metteur en pages pour leur montrer à tous l’épreuve. Il était imprimé sur l’étroite bande de papier humide :


     « Gratchovka, province de Smolensk. Est apparue dans le district une poule grande comme un cheval, et qui rue tout pareil. À la place de la queue, elle a des plumes de bourgeoise. »


     Les compositeurs beuglaient de rire.

     — De mon temps, dit le rédacteur avec un ricanement gras, quand je travaillais chez Vania Sytine à La Parole russe2, on arrivait aux éléphants, en se soûlant. Véridique. À présent, faut croire, on en est aux autruches.

     Les compositeurs riaient aux éclats.

     — C’est bien ça, une autruche, dit le metteur en pages ; on en fait quoi, on le passe, Ivan Vonifatiévitch3 ?

     — Tu es malade ? répondit le rédacteur, cela m’étonne que le secrétaire l’ait laissé passer, ce n’est qu’un télégramme d’ivrogne.

     — Ils avaient dû arroser quelque chose, pour sûr, acquiescèrent les compositeurs, et le metteur en pages enleva de la table la communication sur l’autruche.

     C’est pourquoi les Izvestia parurent le lendemain avec, comme d’habitude, plein d’articles intéressants, mais sans la moindre allusion à l’autruche de Gratchovka. Lisant soigneusement les Izvestia dans son cabinet, le maître de conférences Ivanov replia la page du journal, bâilla et déclara : « Rien d’intéressant » ; là-dessus, il enfila sa blouse blanche. Quelque temps plus tard, les becs Bunsen s’allumèrent dans son cabinet, et les grenouilles se mirent à coasser. en revanche, l’agitation régnait dans le cabinet du professeur Persikov. Pancrate-le-mort-de-peur avait les mains sur la couture du pantalon.

     — Compris… à vos ordres… disait-il.

     Perssikov lui remit un paquet cacheté à la cire, en lui disant :

     — Tu vas aller directement au département de l’Élevage chez ce directeur, Ptakha, et tu lui diras que c’est un porc. Dis-lui bien que c’est le professeur Persikov qui l’a dit. Et remets-lui ce paquet.

     « Jolie tâche pour moi… » se dit Pancrace, livide, en filant avec le paquet.

     Persikov écumait.

     « C’est à n’y rien comprendre, geignait-il, marchant de long en large dans son cabinet et frottant ses mains restées gantées ; c’est une façon inouïe de se moquer de moi et de la zoologie. On livre des tas de ces maudits œufs de poule, et moi, en deux mois, je n’arrive pas à obtenir ce qui m’est indispensable. Comme si c’était loin, l’Amérique ! Toujours le bazar, le désordre… »  Il se mit à compter sur ses doigts : « la capture… bon, dix jours tout au plus, bon, très bien, disons quinze… bon, vingt, deux jours de vol, un jour de Londres à Berlin… Depuis Berlin, six heures pour que ça arrive chez nous… un scandale indescriptible… »

     Il se jeta avec fureur sur le téléphone et se mit à appeler allez savoir qui.

     Tout était prêt dans son cabinet pour de mystérieuses et hautement dangereuses expériences, des bandes de papier découpé traînaient par terre, destinées à obturer le fentes des portes, ainsi que des casques de scaphandrier avec leurs tuyaux et quelques ballons brillants comme du mercure, portant l’étiquette Dobrochim, ne pas toucher, avec un dessin de tête de mort aux os croisés.

     Il fallut au bas mot trois heures au professeur pour se calmer et s’atteler à de menus travaux. Ce qu’il fit. À l’Institut, il travaillait jusqu’à onze heures du soir, ne sachant rien, par conséquent, de ce qui se passait au-delà de ses murs crème. Ni le bruit insensé courant à Moscou au sujet de Dieu sait quels serpents, ni l’étrange télégramme paru dans un journal du soir et crié à la volée dans les rues ne parvinrent à lui, parce que le maître de conférences Ivanov était au Théâtre d’art4, assistant à la représentation de Fiodor Ioannovitch5, si bien que personne ne put communiquer la nouvelle au professeur.

Perssikov arriva rue Pretchistenka vers minuit et se coucha, lisant encore dans son lit un article anglais de la revue Le courrier zoologique, arrivée de Londres. Voilà qu’il dormait, et Moscou dormait aussi, après avoir tourbillonné jusque tard dans la nuit, il n’y avait que l’énorme bâtisse grise, dans une cour de la rue Tverskaïa, où les rotatives des Izvestia grondaient de façon effrayante, faisant trembler tout la bâtiment. Dans le cabinet du rédacteur de service avait lieu un incroyable imbroglio. Les yeux rouges, le rédacteur se démenait comme un forcené, ne sachant que faire et envoyant tout le monde au diable. Exhalant une odeur de vin, le metteur en pages marchait à sa suite en disant :

     — Allons, Ivan Vonifatiévitch, ce n’est pas grave, il n’y aura qu’à sortir demain matin un supplément spécial. On ne peut tout de même pas arracher le numéro de la machine. 

     Les compositeurs ne rentrèrent pas chez eux de toute la nuit, ils allaient en escouades, se mettaient en petits tas et lisaient les télégrammes qui arrivaient à présent tous les quarts d’heure, de plus en plus étranges, de plus en plus monstrueux. Le chapeau pointu d’Alfred Bronski6 faisait des apparitions dans l’aveuglante lumière rose inondant l’imprimerie, et le gros homme mécanique clopinait en grinçant à droite et à gauche. Les portes claquaient à l’entrée de l’immeuble et, toute la nuit, des reporters firent leur apparition. Les douze téléphones de l’imprimerie sonnaient sans arrêt, le central répondait presque mécaniquement « occupé », « occupé » et les signaux bourdonnaient leur chanson au-dessus des demoiselles qui ne dormaient pas…

     Les compositeurs avaient entouré le gros homme mécanique, et le capitaine au long cours leur disait :

     — Il faudra envoyer des aéroplanes avec des gaz.

     — Pas d’autre moyen, répondaient-ils, vous parlez d’une histoire.

     Là-dessus, un juron affreusement obscène roula dans la salle, et une voix glapissante s’écria :

     — Ce Persikov, il faut le fusiller !

     — Qu’est-ce que Persikov vient faire ici, lui répondait-on dans la foule, celui qu’il faut fusiller, c’est le fils de pute du sovkhoze.

     — Il fallait poster des gardes ! s’exclamait quelqu’un.

     — Les œufs n’y sont pour rien, si ça se trouve.

     Les roues des rotatives faisaient vibrer et bourdonner le bâtiment tout entier, on avait l’impression que la bâtisse grise et moche flambait, incendiée d’électricité.

     Le jour qui se levait n’éteignit pas l’incendie. Il ne fit au contraire que le renforcer, bien que l’électricité fût éteinte. Des files de motocyclettes et d’automobiles se succédaient dans la cour asphaltée. Toute la ville de Moscou était levée, et les feuilles blanches des journaux la recouvrirent comme des oiseaux. Les feuilles pleuvaient, bruissaient dans toutes les mains, et les vendeurs de journaux n’eurent plus rien à vendre vers onze heures du matin, quoique le tirage des Izvestia se fût élevé ce mois-ci à un million et demi d’exemplaires. Le professeur Persikov prit l’autobus pour se rendre de la rue Pretchistenka à l’Institut. Du nouveau l’y attendait. Dans le vestibule des caisses de bois au nombre de trois montaient la garde, constellées d’étiquettes étrangères en allemand, avec, trônant au-dessus d’elles, une inscription en russe, à la craie : « Attention — œufs ».

     Une joie impétueuse s’empara du professeur.

     — Tout de même ! s’écria-t-il. Pancrace, ouvre les caisses tout de suite, en faisant attention à ne rien casser. Amène-les dans mon cabinet.

     Pancrace s’exécuta aussitôt, et un quart d’heure après, dans le cabinet jonché  de sciure et de bouts de papier, on entendit le professeur tempêter :

     — Mais ils se fichent de moi, ou quoi ? hurlait-il en levant les poings et en faisant tourner les œufs dans ses mains. Ce Ptakha est une vraie bourrique. Je ne permettrai pas qu’on se moque de moi. Pancrace, c’est quoi, ça ?

     — Des œufs, monsieur, fit tristement Pancrace.

     — De poule, figure-toi, de poule, que les diable les engloutisse ! Qu’ai-je à fiche de ces œufs ? Qu’ils les envoient donc à ce bon à rien dans son sovkhoze ! 

     Persikov se rua vers le coin du téléphone, mais il n’eut pas le temps d’appeler;

     — Vladimir Ipatitch ! Vladimir Ipatitch ! tonna dans le couloir la voix d’Ivanov. 

     Persikov lâcha le téléphone et Pancrace s’écarta vivement pour laisser passer le maître de conférences. Lequel fit irruption dans le cabinet, son chapeau gris sur la nuque en dépit de ses habitudes de gentleman, et un journal dans les mains.

     — Vous savez ce qui est arrivé, Vladimir Ipatitch, cria-t-il en brandissant devant Persikov une feuille portant la mention « Édition spéciale » au milieu de laquelle s’étalait un dessin de couleur vive.

     — Non, vous, écoutez ce qu’ils ont fait, lui cria Persikov sans l’écouter ; ils ont eu la bonne idée de m’épater en m’envoyant des œufs de poule. Ce Ptakha est un imbécile achevé, regardez ça !

     Ivanov en fut complètement abasourdi; Il fixa des yeux épouvantés sur les caisses ouvertes, puis sur le journal, et ses yeux faillirent lui jaillir de la tête.

     — C’est donc ça, bredouilla-t-il, respirant avec difficulté. Je comprends tout à présent… Non, Vladimir Ipatitch, jetez donc un coup d’œil là-dessus…

     Il déplia d’un coup le journal et montra de ses doigts qui tremblaient le dessin en couleur à Persikov. Comme une effrayante lance à incendie, un serpent olive taché de jaune se tordait au sein d’une verdure étrange et grasse. la photographie avait été prise d’en haut, depuis un léger aéroplane qui s’était glissé prudemment au-dessus du serpent.

     — Qu’est-ce donc, selon vous, Vladimir Ipatitch ?

     Persikov remonta ses lunettes sur son front, puis les remit devant ses teux, regarda le dessin et dit, extrêmement étonné :

     — Sapristi. C’est… mais oui, un anaconda,  un boa aquatique…

     Ivanov jeta son chapeau et, se laissant tomber sur une chaise, dit en martelant la table de son poing pour accompagner chaque mot :

     — Vladimir Ilitch, cet anaconda vient de la province de Smolensk. C’est monstrueux. Voyez-vous, ce bon à rien a fait éclore des serpents à la place de poules, et vous pouvez deviner que les œufs ont produit une couvée aussi phénoménale que celle des grenouilles !

     — Comment ? répondit Persikov, dont le visage vira au brun… Vous plaisantez, Piotr Stepanovitch… D’où cela pourrait-il…

     Ivanov resta muet un instant, puis reçut le don de la parole et, enfonçant le doigt dans une caisse ouverte où de petites têtes blanches se voyaient dans la sciure jaune, dit :

     — Voilà d’où ça vient.

     — Qu-quoi ?! hurla Persikov qui commençait à comprendre.

     Ivanov brandit avec certitude ses deux poings serrés et cria :

     — Vous pouvez en être sûr. Votre commande d’œufs de serpents et d’autruches, ils l’ont envoyée par erreur au sovkhoze, en vous expédiant à vous les œufs de poule.

     — Mon Dieu… mon Dieu… répéta Persikov qui, devenu vert, s’assit lourdement sur son tabouret tournant.

     Près de la porte, complètement hébété, Pancrace devint livide et muet. Ivanov se leva d’un bond, s’empara du journal et, soulignant une ligne de son ongle pointu, cria aux oreilles du professeur :

     — Eh bien, maintenant, ils vont avoir de quoi s’amuser !… Ce qui va se passer, je n’en sais absolument rien. Regardez un peu, Vladimir Ipatitch…

     Et il se mit à hurler en lisant la première chose qui lui tomba sous les yeux, sur la feuille froissée : « Les serpents vont en troupes dans la direction de Mojaïsk… en déposant des quantités incroyables d’œufs. Des œufs ont été repérés dans le district de Doukhovskoïé… Des crocodiles et des autruches ont fait leur apparition.  Des unités spéciales… et des détachements de la Guépéou ont mis fin à la panique déclenchée à Viazma, en incendiant les bois proches de la ville pour stopper la progression des reptiles.

     Persikov, polychrome, blanc-bleuâtre, les yeux fous, se leva de son tabouret et, respirant avec difficulté, se mit à crier :

     — Un anaconda… un anaconda… un boa aquatique ! Mon Dieu !

     Ni Ivanov ni Pancrace ne l’avaient jamais vu dans un tel état.

     Le professeur arracha sa cravate d’un seul coup, fit sauter les boutons de sa chemise, son teint devint pourpre, l’effrayante couleur de la paralysie apoplectique, et, titubant, les yeux complètement vitreux, se rua dehors au hasard. Son hurlement résonna sous les voûtes de pierre de l’Institut.

     « Un anaconda… un anaconda… » tonna l’écho.

     — Attrape le professeur ! cria d’une voix perçante Ivanov à l’adresse de Pancrace qui s’était mis, d’épouvante, à danser sur place. Donne-lui de l’eau… il a une attaque.  







Notes 


  1. Ce titre signifie : Les Nouvelles.
  2. Ivan Sytine (1851-1934), magnat de la presse. Il ne resta que trois ans à l’école. Tchékhov disait de lui que c’était un homme intéressant, un éditeur illettré, sorti du peuple. La dot de sa femme lui permit d’acheter des machines et de se lancer, avec un grand flair commercial, dans l ‘édition. Il lança une édition de Pouchkine en dix tomes très bon marché. En 1897, il fit l’acquisition du journal La Parole russe, quotidien moscovite  bon marché à fort tirage. Il accepta en 1905 de ramener à neuf heures la journée de travail, mais resta ladre, refusant de payer, dans la composition, les signes de ponctuation, ce qui lui valut l’incendie de son imprimerie en décembre 1905. Entre 1904 et 1917, il édita huit journaux et quatorze revues. Le pouvoir soviétique nationalisa ses entreprises. Il se relança pendant la NEP, fut emprisonné deux fois – la deuxième fois, durant l’hiver 1924, il lança une imprimerie en prison… Il reperdit son entreprise, recevant à partir de 1928 une pension de 250 roubles…
    (pioché dans le Wikipedia en russe)
  3. Fils de Vonifati, l’équivalent russe de notre Boniface.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_d%27art_de_Moscou
  5. Drame historique d’Alexeï Konstantinovitch Tolstoï (1817-1875) :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Konstantinovitch_Tolsto%C3%AF
  6. Revoyez le chapitre IV, si vous avez oublié le reporter et l’homme mécanique…

À suivre...

dimanche 27 mars 2022

Les Œufs funestes, chapitre IX (Mikhaïl Boulgakov)

 LA BOUILLIE VIVANTE


  L’agent de la Guépéou1 à la gare de Douguino, Chtchoukine, était quelqu’un de très brave ; il dit d’un ton pensif à son collègue, le rouquin Polaïtis :

     — Eh bien, allons-y, quoi. Hein ? Amène la moto.

     Puis il se tut quelques instants et ajouta à l’adresse de l’homme assis sur le banc :

     — Posez donc votre flûte.

     Mais l’homme grisonnant et tout tremblant, assis sur un banc dans le bureau de  la G.P.U. de Douguino, loin de poser sa flûte, se mit à pleurer et à mugir. Chtchoukine et Polaïtis comprirent alors qu’ils auraient à lui arracher la flûte. Elle était collée à ses doigts. Chtchoukine, dont la force était énorme, quasiment celle d’un hercule de cirque, se mit à en détacher ses doigts un par un, et réussit à les desserrer tous. On posa alors la flûte sur la table.

     C’était le matin suivant la mort de Mania, un petit matin plein de soleil.

     — Vous allez venir avec nous, dit Chtchoukine à Alexandre Semionovitch, vous nous montrerez où c’était, et ce que c’était.

     Mais Rokk, tout à son effroi, s’écarta de lui et cacha son visage dans ses mains, comme pour échapper à une vision atroce.

     — Il faut nous le montrer, dit rudement Polaïtis.

     — Non, laisse-le. Tu vois bien que cet homme n’est pas dans son état normal.

     — Envoyez-moi à Moscou, pleurnicha Alexandre Semionovitch.

     — Vraiment, vous ne voulez plus du tout retourner au sovkhoze ?

     Mais Rokk, au lieu de répondre, se cacha de nouveau le visage dans ses mains, de l’horreur sortant de ses yeux.

     — Bon, d’accord, décida Chtchoukine, vous n’en avez en effet pas la force… Je le vois. Le rapide va arriver, vous partirez avec.

     Ensuite, tandis que le gardien de la station faisait boire de l’eau à Alexandre Semionovitch, dont les dents claquaient contre la chope bleue ébréchée, Chtchoukine et Polaïtis se concertèrent… Pour Polaïtis, il ne s’était rien passé, Rokk était tout simplement un malade mental qui avait eu une effrayante hallucination. Chtchoukine, quant à lui, avait tendance à penser qu’un boa constricteur avait dû s’échapper de la ville de Gratchovka, où un cirque était justement en tournée. Les entendant chuchoter, Rokk se leva à moitié. Un peu revenu à lui, il leur dit, tendant les bras comme un prophète de la Bible :

     — Écoutez-moi. Écoutez. Pourquoi ne me croyez-vous pas ? Il était là. Et ma femme, où est-elle donc ?

     L’air grave, Chtchoukine se tut et envoya aussitôt un télégramme à Gratchovka. Il chargea un troisième agent  de se tenir en permanence aux côtés d’Alexandre Semionovitch, il l’accompagnerait à Moscou. Chtchoukine et Polaïtis, quant à eux, commencèrent à préparer leur expédition. Ils n’avaient qu’un seul revolver électrique, mais cela constituait déjà un excellent moyen de défense. Un modèle de 1927 à cinquante coups, orgueil de la technique française en matière de combat rapproché, tirant seulement à cent pas, mais pouvant tuer raide tout être vivant dans un champ de deux mètres de diamètre. Manquer la cible était quasiment impossible. Chtchoukine mit à sa ceinture le brillant jouet électrique, tandis que Polaïtis se munissait d’un pistolet-mitrailleur classique à vingt-cinq coups et de chargeurs, et ils partirent tous les deux sur la motocyclette par la grand-route en direction du sovkhoze, dans la fraîcheur et la rosée matinale. La moto abattit en grondant les vingt verstes2  séparant la gare du sovkhoze en un quart d’heure (Rokk avait marché toute la nuit en se cachant sans arrêt dans l’herbe bordant la route, saisi d’accès de terreur mortelle), et, quand le soleil se mit à chauffer pour de bon, le palais en sucre se montra, avec sa colonnade au milieu de la verdure, sur la butte au pied de laquelle serpentait la petite rivière nommée Top. Un silence de mort régnait dans les environs. À l’entrée du sovkhoze, les deux agents dépassèrent un paysan sur sa charrette qui avançait lentement, avec sa charge de sacs, et qui resta vite en arrière. La motocyclette franchit le pont et Polaïtis donna un coup de trompe pour faire venir quelqu’un. Mais il ne reçut aucune réponse de nulle part, sauf celle venant des chiens en furie de Kontsovka, au loin. La motocyclette ralentit et s’approcha du portail aux lions3 verdis. Tout empoussiérés, les agents aux guêtres jaunes sautèrent en bas de la moto, attachèrent leur engin aux barreaux de la grille avec une chaîne fermée par un cadenas, et pénétrèrent dans la cour. Le silence les frappa.

     — Hé, il y a quelqu’un ? cria Chtchoukine d’une voix forte.

     Mais nul ne fit écho à sa voix de basse. De plus en plus étonnés, les agents firent le tour de la cour. Polaïtis se renfrogna. Chtchoukine se mit à observer très sérieusement, fronçant de plus en plus ses sourcils blonds. Par la fenêtre fermée, ils jetèrent un coup d’œil dans la cuisine : personne ne s’y trouvait, mais le sol tout entier en était jonché de débris blancs de vaisselle.

     — Tu sais, il s’est réellement passé quelque chose chez eux. Je le vois maintenant. Une catastrophe, proféra Polaïtis.

     — Hé, il y a quelqu’un ? Hé ! cria Chtchoukine, mais l’écho qui lui répondit venait seulement de dessous les voûtes de la cuisine. 

     — Sapristi ! grommelait Chtchoukine, il n’a quand même pas pu les bouffer tous d’un coup. Ou alors ils se sont enfuis. Allons à l’intérieur.

     La porte du palais, avec sa véranda à colonnes, était grande ouverte. Les agents allèrent même jusqu’à la mezzanine, frappèrent à toutes les portes et les ouvrirent, sans aucun résultat, et ils repassèrent dans la cour par le perron désert. 

     — Faisons le tour. Allons aux orangeries, décida Chtchoukine ; on fouillera partout et on pourra téléphoner de là-bas. 

     Les agents suivirent une allée pavée de briques, passèrent devant des parterres et arrivèrent dans la cour de derrière, qu’ils traversèrent, et virent étinceler les carreaux de l’orangerie.

     — Attends un peu, chuchota Chtchoukine en sortant le revolver de sa ceinture. Polaïtis dressa l’oreille et attrapa son pistolet-mitrailleur. Un son fort et étrange se prolongeait, venant de l’orangerie et d’un autre endroit derrière elle. Comme un sifflement de locomotive. Zaou-zaou… zaou-zaou… s-s-s-s-s… sifflait l’orangerie.

     — Allons-y, mais attention, chuchota Chtchoukine ; s’efforçant de ne pas faire de bruit avec leurs talons, les deux agents s’approchèrent tout près des vitres de l’orangerie et jetèrent un coup d’œil à l’intérieur.

     Blême, Polaïtis se rejeta en arrière. Chtchoukine ouvrit la bouche et se figea, le revolver à la main.

     L’orangerie toute entière grouillait comme un bouillie pleine de vers. Se tordant et se détordant en grappes, se retournant en sifflant, furetant et balançant la tête, d’énormes serpents rampaient sur le sol de l’orangerie. Des coquilles cassées y gisaient, craquant sous le poids de leurs corps. En hauteur, un globe électrique de très forte puissance jetait une lueur blême et étrangement cinématographique sur l’intérieur de l’orangerie. Trois énormes caisses sombres, pareilles à des appareils photo, se voyaient par terre, deux d’entre elles étaient éteintes et déplacées en biais, cependant qu’une petite tache de lumière, une lueur framboise foncé brillait dans la troisième. Des serpents de toutes dimensions rampaient le long des fils électriques, grimpaient en suivant les croisillons des fenêtres, émergeaient par les ouvertures du toit. Un serpent tout noir et tacheté de plusieurs archines4 était suspendu au globe électrique, à côté duquel sa tête se balançait tel un pendule. De bizarres hochets cliquetaient au milieu des sifflements, une étrange odeur de pourriture, tout à fait marécageuse, émanait de l’orangerie. Les agents distinguèrent encore confusément des amas d’œufs blancs vautrés dans la poussière des coins, ainsi qu’un curieux et gigantesque échassier gisant, immobile, près des chambres noires, et, près de la porte, un cadavre vêtu de gris, un fusil à côté de lui. 

     — En arrière ! cria Chtchoukine, et il se mit à reculer, repoussant Polaïtis de la main gauche et levant le revolver de sa main droite. Il eut le temps de tirer huit ou neuf fois, son arme grésillant et lançant des éclairs verdâtres près de l’orangerie. Le son se renforça de façon effrayante, et, en réponse aux tirs de Chtchoukov, l’orangerie toute entière se mit frénétiquement en mouvement, des têtes plates se montrant par tous les trous. Le tonnerre se mit aussitôt à rouler par tout le sovkhoze, jetant des lueurs sur les murs. Tac-tac-tac-tac, Polaïtis tirait tout en reculant. Derrière lui s’entendit l’étrange bruissement de quatre pattes, et Polaïtis tomba soudain à la renverse avec un cri terrible. Une créature marron-vert aux pattes tordues, à l’énorme museau acéré et à la queue crêtée, ressemblant en tout point à un lézard de dimensions terrifiantes, avait surgi du coin d’un hangar et l’avait férocement mordu à la jambe, le jetant à terre. 

     — À l’aide ! cria Polaïtis, et au même moment, sa main gauche se retrouva dans la gueule de l’animal et craqua ; en essayant vainement de la tirer avec sa main droite, il lâcha son revolver qui tomba par terre. Chtchoukine se retourna et se démena. Il réussit à tirer, mais son coup passa loin de sa cible, car il craignait d’abattre son camarade. Il tira une deuxième fois en direction de l’orangerie, parce que fonçait sur lui, au milieu de gueules de serpents de petite taille, une énorme gueule olivâtre. Le coup abattit le gigantesque serpent et, tournant et sautant à côté d’un Polaïtis à demi-mort dans la gueule du crocodile5, Chtchoukine chercha un endroit où tirer pour tuer le terrible reptile sans toucher l’agent. Il y réussit enfin. Le revolver électrique fit entendre deux claquements, une lueur verdâtre éclaira les alentours et le crocodile fit un saut, s’étira, se raidit et relâcha Polaïtis. Du sang coulait de la manche de ce dernier, ainsi que de sa bouche, et, s’appuyant sur sa main valide, la droite, il tirait sa jambe gauche fracturée. Ses yeux s’éteignaient.

     — Chtchoukine… sauve-toi… râla-t-il dans un sanglot.

     Chtchoukine tira plusieurs fois en direction de l’orangerie, y faisant éclater quelques vitres. Mais un énorme et souple ressort couleur olive, jailli d’un soupirail derrière lui, traversa la cour qu’il emplit de son corps long de cinq sagènes6, et s’enroula en un instant autour des jambes de Chtchoukine. Qui fut jeté à terre, son brillant revolver sautant de côté. Chtchoukine poussa un cri puissant avant de perdre son souffle, puis l’anneau le recouvrit entièrement, excepté sa tête. L’anneau lui passa une fois sur la tête, lui arrachant son scalp, et la tête craqua. On n’entendit plus de coups de feu dans le sovkhoze. Le sifflement recouvrit tous les autres bruits. Lui fit écho, très loin, apporté par le vent, un hurlement venant de Kontsovka, sans qu’on pût désormais distinguer si c’était celui d’un chien ou d’un homme.








Notes 


  1. Rappel : c’est l’acronyme de la police politique, située historiquement entre la Tchéka des débuts et le N.K.V.D. des années trente, qui deviendra le K.G.B.
  2. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  3. Têtes de lions, décoration classique des montants de portes cochères et de portails.
  4. Voir la note 20 du chapitre précédent.
  5. Le lézard géant est devenu un crocodile…
  6. Voir la note 21 du chapitre précédent.

À suivre... 


vendredi 25 mars 2022

Les Œufs funestes, chapitre VIII (Mikhaïl Boulgakov)

 ÉVÈNEMENTS SURVENUS AU SOVKHOZE




    On peut affirmer qu’il n’est pas d’époque plus magnifique que le cœur du mois d’août, au moins dans la province de Smolensk. L’été 1928 fut, comme on sait, absolument parfait, avec des pluies de printemps venues au bon moment, un soleil très chaud, une moisson excellente… Les pommes mûrissaient dans l’ancienne propriété des Cheremiétiev1… les forêts étaient verdoyantes, les carrés des champs s’étendaient, tirant sur le jaune… L’homme devient meilleur au sein de la nature. Même Alexandre Semionovitch2 aurait pu y paraître moins antipathique qu’en ville. Et il ne portait pas son odieux blouson. Il avait le visage cuivré, sa chemise d’indienne déboutonnée découvrait sa poitrine couverte d’une épaisse toison noire, il portait un pantalon de toile. Et ses yeux montraient plus de calme, ils s’étaient adoucis.

     Alexandre Semionovitch sauta lestement d’un perron à colonnade sur laquelle était fixée une enseigne annonçant, sous une étoile :


SOVKHOZE LE RAYON ROUGE


et alla droit à la camionnette ayant apporté, sous escorte, les trois chambres noires.

     Alexandre Semionovitch s’affaira toute la journée avec ses aides à installer les chambres noires dans l’ancien jardin d’hiver-orangerie des Cheremiétiev… Au soir, tout était fin prêt. Un globe dépoli blanc se mit à briller sous le plafond de verre, les chambres noires reposaient sur des briques, et le mécanicien venu avec elles, après avoir fait tourner avec force cliquetis des vis brillantes, alluma le mystérieux rayon rouge tombant sur le sol en amiante des boîtes noires.

      Tout affairé, Alexandre Semionovitch montait lui-même les marches pour vérifier les fils électriques.

     Le lendemain, la même camionnette revint de la gare et recracha trois caisses en contreplaqué magnifiquement lisse avec, collées tout autour, des étiquettes aux inscriptions blanches sur fond noir :


VORSICHT : EIER !!!
ATTENTION : ŒUFS !!!


     — Pourquoi en ont-ils envoyé si peu ? s’étonna Alexandre Semionovitch ; il s’affaira cependant aussitôt à déballer les œufs. Déballage qui se passa entièrement dans l’orangerie, et auquel participèrent : Alexandre Semionovitch lui-même, son épouse Mania, femme d’une corpulence extraordinaire, l’ex-jardinier des ex-Cheremetiev, désormais homme à toutes mains du sovkhoze, condamné à y être gardien-garde à vie, et Dounia, employée au nettoyage. Comme on n’était pas à Moscou, tout revêtait ici un caractère plus simple, plus familial, plus amical. Alexandre Semionovitch donnait ses instructions en regardant amoureusement les caisses qui prenaient, à la douce lumière du crépuscule à travers la verrière en haut de l’orangerie, des allures de paquets-cadeaux compacts et imposants. Le garde, dont le fusil sommeillait paisiblement près de la porte, forçait avec des tenailles les tirants et les bandes métalliques. On entendait des craquements… La poussière volait. Faisant claquer ses sandales, Alexandre Semionovitch se démenait autour des caisses.

     — Allez-y doucement, s’il vous plaît, disait-il au garde. Faites attention. Vous ne voyez donc pas que ce sont des œufs ? 

     — Ça ira, sifflait la voix enrouée du combattant de district occupé à forer ; c’est l’affaire d’un instant…

     Tr-r-r… et la poussière de pleuvoir.

     Il s’avéra que les œufs avaient été emballés à la perfection : sous le couvercle en bois se trouvait une couche de papier paraffiné, puis une autre de papier buvard, ensuite une couche dense de copeaux, et enfin de la sciure où apparaissaient les petites têtes blanches des œufs.

     — Ça, c’est de l’emballage étranger, disait avec amour Alexandre Semionovitch en farfouillant dans la sciure. Voyez un peu, ce n’est pas comme chez nous. Mania, attention, tu vas les casser.

     — Tu yoyotes, Alexandre Semionovitch, répliqua sa femme. Tu parles, on dirais que c’est de l’or ! À ton avis, je n’avais vu d’œufs ? Oh !… qu’est-ce qu’ils sont gros !

     — Ça vient de l’étranger, reprenait Alexandre Semionovitch en posant les œufs sur une table en bois ; c’est autre chose que nos œufs de moujiks… Ce sont sûrement tous des œufs de bramapoutres, sapristi ! des œufs allemands… 

     — Une affaire entendue, confirmait le garde en admirant les œufs.

     — Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils sont sales, dit pensivement Alexandre Semionovitch… Mania, surveille-moi ça. Qu’ils continuent à déballer, moi je vais passer un coup de fil.

     Et Alexandre Semionovitch traversa la cour pour aller dans le bureau du sovkhoze, où se trouvait le téléphone.

     Le téléphone se mit à sonner ce soir-là au cabinet de l’Institut de zoologie. Le professeur Persikov ébouriffa ses cheveux et s’approcha de l’appareil.

     — Oui ? demanda-t-il.

     — Un appel de la province pour vous, grésilla doucement une voix féminine dans le combiné.

     — Bon, j’écoute, fit dédaigneusement Persikov dans la bouche noire du téléphone… On y entendit un claquement, puis une voix masculine lointaine et inquiète lui dit à l’oreille :

     — Faut-il laver les œufs, professeur ?

     — Quoi ? Que demandez-vous ? dit avec irritation Persikov. D’où vient l’appel ?

     — De Nikolskoïé, province de Smolensk, répondit le récepteur.

     — Je ne comprends rien. je ne connais pas de Nikolskoïé. Qui est à l’appareil ?

     — Rokk, dit sévèrement le récepteur. 

     — Quel destin4 ? Ah oui… c’est vous… alors, vous demandez quoi ?

     — Faut-il les laver ?… on m’a envoyé de l’étranger un lot d’œufs de poules…

     — Et alors ?

     — … Mais ils sont tout crottés…

     — Vous devez confondre… Comment peuvent-ils être « crottés », comme vous dites ? Bon, bien sûr, il peut y avoir dessus un peu de… fiente qui aurait séché… ou autre chose…

     — Alors, il ne faut pas les laver ?

     — Bien sûr que c’est inutile… Vous voulez faire quoi, approvisionner déjà les chambres noires en œufs ?

     — C’est ce que je fais, oui, fit le répondeur.

     — Hum, fit Persikov, réticent.

     — À la prochaine ! claqua le répondeur avant de se taire.

     — « À la prochaine ! » répéta sur un ton haineux Persikov au maître de conférences Ivanov. Que dites-vous de ce type, Piotr Stepanovitch ?

     — C’était lui ? Je vois d’ici le plat qu’il va nous concocter là-bas,, avec ces œufs.

     — Pfff… fit rageusement Persikov ; imaginez, Piotr Stepanovitch… bon, très bien… il est très possible que le rayon ait la même action sur le deutoplasme5 des œufs de poule que sur le plasma des amphibiens. Il est très possible que ses œufs éclosent et qu’il obtienne des poules. Mais enfin, ni vous ni moi ne pouvons dire ce qu’il en sera de ces poules… elles peuvent ne rien valoir du tout, ces poules. Peut-être qu’elles crèveront au bout de deux jours. Peut-être qu’elles ne seront pas du tout comestibles ! Je garantis à peine qu’elles tiendront sur leurs pattes. Elles auront peut-être les os fragiles. Persikov s’emballait et faisait de grands gestes de la main, en repliant ses doigts en crochets.

     — Parfaitement exact, acquiesça Ivanov.

     — Vous vous porteriez garant, Piotr Stepanovitch, qu’elles produiront une nouvelle génération ? Ce type va peut-être faire éclore des poules stériles. Il leur fera atteindre la taille d’un chien, mais leur descendance, il pourra l’attendre jusqu’au retour du Messie.

     — Impossible de rien garantir, reconnut Ivanov.

     — Et quelle désinvolture, s’échauffait Persikov, quelle impétuosité ! Et notez bien que c’est moi qui suis chargé de donner des instructions à ce coquin. Persikov désigna le papier que Rokk avait fourni, et qui traînait sur une table à expériences… — Je me demande quelles instructions je pourrais donner à cet ignorant, alors que je ne puis rien dire moi-même à ce sujet.

     — Et vous ne pouviez pas refuser ? demanda Ivanov.

     Persikov s’empourpra, saisit le papier et le montra à Ivanov. Celui-ci le lut avec un petit sourire ironique.

     —M-oui, fit-il d’un air significatif.

     — Et notez bien que moi, cela fait deux mois que j’attends ma commande, sans en avoir la moindre nouvelle. Tandis que celui-là, on lui expédie aussitôt ses œufs, et il bénéficie de tous les concours…

     —Il n’arrivera à rien du tout, Vladimir Ipatitch. À la fin, on vous rendra les chambres noires, et voilà tout.

     — Le plus tôt serait le mieux, mes expériences prennent du retard à cause d’eux.

     — Oui, ça, c’est moche. Chez moi, tout est prêt.

     — Vous avez reçu les scaphandres ?

     — Oui, aujourd’hui.

     Persikov se rasséréna un peu et s’anima.

     — Ouhou… Je crois que nous allons faire comme cela : on pourra fermer hermétiquement les portes de la salle d’opérations et ouvrir la fenêtre…

     — Bien sûr, acquiesça Ivanov.

     — Vous avez trois casques ?

     — Trois, oui.

     — Alors, voilà monsieur… Vous, donc, moi et l’on peut faire appel à l’un des étudiants. On lui donnera le troisième casque.

     — On peut prendre Grinmut.

     — Celui qui travaille chez vous sur les salamandres, en ce moment ?… Hum… pourquoi pas ?… Tout de même, permettez-moi de vous rappeler qu’au printemps, il n’a pas su me dire comment est disposée la vessie natatoire des gymnodontes, ajouta Persikov, rancunier.

     — Si, si, il n’est pas mal… C’est un bon étudiant, plaida Ivanov.

     — Nous ne devrons pas fermer l’œil pendant toute une nuit, reprit Persikov, mais vous, Piotr Stepanovitch, vérifiez bien le gaz, leur sacrée Dobrochim6 pourrait bien nous envoyer je ne sais quelle saleté.

     — Non, non, dit Ivanov en faisant de grands gestes des deux mains, j’ai déjà vérifié hier. Il faut leur rendre cette justice, Vladimir Ipatitch : leur gaz est de première qualité.

     — Vous l’avez testé sur quoi ?

     — Sur des crapauds ordinaires. Un petit filet de gaz et ils meurent aussitôt. Mais, Vladimir Ipatitch, voici ce que nous allons aussi faire : écrivez à la Guépéou7 pour qu’ils envoient un revolver électrique.

     — Mais je ne sais pas m’en servir…

     — Je m’en charge, répondit Ivanov :  en compagnie d’un type de la Guépéou qui était mon voisin, je me suiis amusé à tirer avec au bord de la Kliazma8. Un truc remarquable. Tout simplement extraordinaire… Ça tue raide, à cent pas de distance et sans bruit. Nous tirions sur des corbeaux… Je crois même qu’on peut se passer du gaz.

     — Hum… c’est ingénieux, très ingénieux… Persikov alla dans le coin de la pièce, attrapa le combiné et coassa :

     — Passez-moi cette, comment s’appelle-t-elle déjà,… cette Loubianka…


———————


     Les journées étaient terriblement chaudes. On voyait distinctement couler au-dessus des champs des flux de chaleur denses et transparents. Et les nuits étaient étranges, trompeuses, vertes. La lune resplendissait, embellissant de façon inexprimable l’ancienne propriété des Cheremetiev. Le palais-sovkhoze brillait comme s’il eût été en sucre, le parc se remplissait d’ombres tremblantes et les étangs se partageaient par moitié en deux couleurs : une colonne de lune d’un côté, une noirceur infinie de l’autre. À la lumière des taches de lune, on pouvait sans peine lire les Izvestia, sauf la rubrique échiquéenne, composée en petits caractères, en nonpareille9. Mais, par de telles nuits,  bien sûr, nul ne s’avisait de lire les Izvestia… Dounia, la femme de ménage, se trouvait dans un petit bois derrière le sovkhoze, et, par suite d’une coïncidence, le chauffeur à la moustache rousse de la vieille camionnette du sovkhoze s’y trouvait également. On ignore ce qu’ils y faisaient. Ils avaient trouvé refuge dans l’ombre instable d’un orme, sur le manteau de cuir du chauffeur, étalé par terre.. Une petite lampe brûlait dans la cuisine, deux maraîchers y dînaient, tandis que madame Rokk, vêtue d’un peignoir blanc, était assise sous les colonnes de la véranda et contemplait, rêveuse, la splendeur de la lune. 

     À dix heures du soir, quand les bruits eurent cessé au village de Kontsovka, derrière le sovkhoze, les sons tendres et exquis d’une flûte se firent entendre au sein de ce paysage idyllique. On en saurait exprimer à quel point ces sons étaient appropriés, s’élevant au-dessus des bosquets et des colonnes du ci-devant palais des Cheremetiev. La frêle Lise de La Dame de pique10 mêlait sa voix à celle de la passionnée Pauline en un duo s’élevant vers les hauteurs lunaires, comme une vision d’ancien Régime, ancien mais d’une grâce infinie, un enchantement à vous tirer des larmes.


S’éteignent… S’éteignent…


chantait la flûte, avec des modulations et des soupirs.

     

     



    Les bosquets se pétrifièrent, et Dounia, funeste comme une ondine sylvestre, écoutait, la joue appuyée contre celle, virile, rude et rousse, du chauffeur.

     — Il joue bien de la flûte, le fils de pute, fit le chauffeur en enlaçant la taille de Dounia d’un bras viril.

     Celui qui jouait ainsi n’était autre que le directeur du sovkhoze, Alexandre Semionovitch Rokk, et il faut lui rendre cette justice, il en jouait à la perfection. Le fait est que la flûte avait autrefois été la spécialité d’Alexandre Semionovitch. Jusqu’en 1917, il avait fait partie du célèbre ensemble musical du maestro Petoukhov, dont les sons harmonieux retentissaient chaque soir au foyer de la confortable salle de cinéma « Les Rêves enchantés » à Iékatérinoslav. Mais la grande année 1917 brisa la carrière d’une quantité de gens, et Alexandre Semionovitch suivit une nouvelle voie. Il abandonna « Les Rêves enchantés » et le satin vert et poussiéreux du foyer pour se lancer en pleine mer, celle de la guerre et de la révolution, délaissant la flûte pour le funeste Mauser. il fut longuement ballotté par les vagues qui le rejetaient tantôt en Crimée, tantôt à Moscou ou au Turkestan, voire même à Vladivostok. Une révolution avait été nécessaire pour qu’Alexandre Semionovitch se révélât pleinement. L’homme s’avéra véritablement grand, sa place n’était évidemment pas le foyer des « Rêves ». Sans détailler trop longuement, disons que pendant l’année écoulée, 1927, et au début de 1928, Alexandre Semionovitch se trouvait au Turkestan, d’abord en tant que rédacteur en chef d’un très grand journal, ensuite comme représentant régional, membre de la Commission suprême à l’Économie, où il s’illustra par l’activité fabuleuse qu’il déploya pour l’irrigation du Turkestan. En 1928, Rokk vint à Moscou et se vit octroyer un repos pleinement mérité. La Commission suprême de l’Organisation11 dont ce provincial aux allures démodées avait l’honneur de posséder la carte, tenue dans sa poche, l’avait apprécié comme il se devait et l’avait nommé à un poste paisiblement honorifique. Hélas ! Hélas ! Le malheur de la République voulut que le cerveau d’ Alexandre Semionovitch continuât à bouillonner ; à Moscou, Rokk tomba sur l’invention de Persikov, et, dans sa suite de l’hôtel « Paris rouge12  », rue Tverskaïa, l’idée naquit en lui de faire renaître en un mois les poules dans la République, en s’aidant du rayon de Persikov. Rokk fut entendu à la commission de l’élevage, on l’approuva, et Rokk se présenta avec son papier fort chez le zoologiste original. 

     Le concert au-dessus des eaux transparentes, des bosquets et du parc allait prendre fin, lorsque quelque chose se produisit soudain qui l’interrompit prématurément. À savoir que les chiens qui, à Kontsovka, auraient dû dormir, vu l’heure, se mirent brusquement à aboyer de façon insupportable, ces aboiements devenant peu à peu un hurlement général terriblement poignant. Prenant de l’ampleur, le hurlement vola au-dessus des champs, et un concert fracassant lui répondit en provenance des étangs, où un million de grenouilles donnaient de la voix. Tout cela était si effrayant qu’on put même, un instant, avoir l’impression que cette mystérieuse nuit magique allait prendre fin.

     Alexandre Semionovitch laissa sa flûte et passa dans la véranda.

     — Tu entends, Mania ? Ces maudits chiens… À ton avis, qu’est-ce qui les a rendus enragés ?

     — Qu’est-ce que j’en sais, répondit Mania, contemplant la lune.

     — Dis donc, Manietchka14, si nous alliions jeter un coup d’œil sur nos petits œufs ? proposa Alexandre Semionovitch.

     — Ma parole, Alexandre Semionovitch, tu deviens complètement toqué, avec tes œufs et tes poules. Repose-toi donc un peu !

     — Non, allons-y, Manietchka.

     Un globe éclairait fortement l’orangerie. Dounia arriva aussi, le visage brûlant et les yeux brillants. Alexandre Semionovitch ouvrit d’un geste tendre les carreaux de contrôle, et tout le monde se mit à examiner l’intérieur des chambres noires. Les œufs tachetés reposaient, correctement alignés sur le fond blanc en amiante des chambres où régnait le silence… et le globe de 15 000 bougies13, en-haut, grésillait doucement… 

     — Hé hé ! Je vais faire éclore des poussins ! dit Alexandre Semionovitch avec enthousiasme en coulant des regards tantôt de côté, par les trous de contrôle, tantôt d’en haut, à travers les larges ouvertures d’aération, vous allez voir ça… Quoi ? Vous ne me croyez pas ?

     — Vous savez, Alexandre Semionovitch, dit en souriant Dounia, les moujiks de Kontsovka vous ont traité d’Antéchrist. Ils disent que vos œufs sont diaboliques. Que c’est un péché de les produire avec une machine. Ils voulaient vous tuer.

     Alexandre Semionovitch tressaillit et se tourna vers sa femme. Son visage était devenu jaune.

     — Eh bien, qu’est-ce que vous en dites ? C’est ça, le peuple ! Que voulez-vous faire avec de telles gens ? Hein ? Manietchka, il faudra organiser une réunion… Je convoquerai demain les militants du district. Je leur ferai un discours. Il va falloir se remuer, par ici… Vous parlez d’un coin perdu…

     — C’est l’ignorance, proféra le garde, qui s’était installé sur sa capote à la porte de l’orangerie.

     Le jour suivant fut marqué par des évènements très étranges et très inexplicables. Le matin, aux premiers rayons du soleil, les bosquets qui saluaient d’ordinaire l’astre du jour par un fort et incessant jacassement d’oiseaux l’accueillirent dans le silence le plus complet. Absolument tout le monde le remarqua. C’était exactement comme avant un orage. Mais il n’y avait pas trace d’orage en vue. Les conversations au sovkhoze se teintèrent, pour Alexandre Semionovitch, de bizarrerie et d’ambiguïté, notamment parce qu’un bonhomme dont le sobriquet était Goitre-de-Chèvre, trouble-fête bien connu et vieux sage de Kontsovka, avait soutenu que tous les oiseaux  s’étaient rassemblés en vols, puis s’étaient élancés tous ensemble à l’aube hors de Cheremetievo, partant quelque part loin au nord, ce qui était une belle stupidité. Alexandre Semionovitch en fut très affecté et perdit toute la journée son temps à téléphoner en ville, à Gratchovka15. On lui promit là-bas d’envoyer d’ici deux ou trois jours deux orateurs pour parler de deux sujets : la situation internationale et la question de la Dobrokour16. 

     Le soir ne fut pas non plus exempt de surprises. Si le matin les bosquets étaient restés silencieux, montrant très clairement ce que le silence dans les bois peut avoir de désagréablement suspect, si à midi les moineaux s’étaient enfuis à tire d’aile du sovkhoze, le soir, ce fut l’étang du domaine des Cheremetiev qui se tut. Ce qui était en vérité renversant, car le célèbre coassement des grenouilles du parc Cheremetiev était universellement connu à quarante verstes17 à la ronde. Et maintenant, elles étaient comme mortes. Pas une voix ne montait de l’étang, la laîche demeurait silencieuse. Il faut avouer qu’Alexandre Semionovitch en fut définitivement ébranlé. Les commentaires se mirent à aller bon train au sujet de ces évènements, et de la façon la plus désagréable possible, c’est-à-dire dans le dos d’Alexandre Semionovitch. 

     — Effectivement, c’est étrange, dit-il à sa femme au cours du dîner. je n’arrive pas à comprendre quel besoin ces oiseaux ont eu de s’envoler.

     — Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Mania., Ils ont peut-être voulu s’éloigner de ton rayon ?

     — Tu es vraiment la plus commune des idiotes, Mania, lui dit Alexandre Semionovitch en jetant sa cuillère, tu es comme les moujiks. Qu’est-ce que le rayon vient faire ici ? 

     — Oh, je n’en sais rien. Fiche-moi la paix.

     Une troisième surprise eut lieu le soir : les chiens se remirent à hurler à Kontsovka, et il fallait voir comment ! Au-dessus des champs baignés par la lune, c’était un gémissement sans fin, des geignements hargneux et tristes.

     Une autre surprise, mais celle-ci agréable, vint dédommager un peu Alexandre Semionovitch, à l’orangerie.  Dans les chambres noires, un tapotement ininterrompu commença à monter des œufs rouges. « Toc… toc… toc… toc… » dans un œuf, dans un autre, dans un troisième.

     Ces petits coups résonnaient triomphalement pour ’Alexandre Semionovitch, qui en oublia aussitôt les étranges évènements survenus dans les bosquets et dans l’étang. Ce fut un rassemblement général dans l’orangerie : Mania, Dounia, le gardien et le garde, ce dernier laissant son fusil à la porte.

     — Eh bien, qu’en dites-vous ? triomphait Alexandre Semionovitch. Tous tendaient une oreille curieuse vers les cloisons de la première chambre. — Ce sont les poussins qui donnent du bec, reprit-il, radieux. Alors comme ça, je n’arriverai pas à les faire éclore ? Eh si, mes amis. Par un excédent d’émotion, il tapa sur l’épaule du garde. — Mes poussins, ils vous feront pousser des cris. Maintenant, il faut que j’ouvre l’œil, et le bon, ajouta-t-il d’un ton sévère. Prévenez-moi aussitôt qu’ils commenceront à éclore.

     — Bien, firent en chœur le gardien, Dounia et le garde.

     « Toc… toc… toc… », ça cognait à qui mieux mieux, tantôt dans un œuf, tantôt dans un autre, à l’intérieur de la première chambre noire. De fait, le tableau qu’on avait sous les yeux, celui d’une nouvelle vie en train de naître derrière une fine peau translucide, était si intéressant que tout un chacun  demeura encore un bon moment assis sur les caisses vides retournées, à contempler les œufs framboise qui mûrissaient sous la mystérieuse et tremblotante lumière. On alla se coucher assez tard, lorsqu’une nuit verdâtre se fut répandue sur le sovkhoze et les environs. Nuit énigmatique et même, on peut le dire, effrayante, sans doute en raison du sourd et triste hurlement des chiens de Kontsovka qui recommençait sans trêve, inexplicablement, à déchirer le silence complet des ténèbres. Ces maudits chiens, impossible de savoir ce qui les rendait tellement enragés.

      Le lendemain matin, un désagrément attendait Alexandre Semionovitch. Le garde était dans la plus grande confusion, la main sur le cœur, il jurait ses grands dieux qu’il n’avait pas dormi et n’avait rien remarqué.

     — C’est incompréhensible, assurait-il, je n’y suis pour rien, camarade Rokk.

     — Merci vraiment, je vous suis reconnaissant, du fond du cœur, l’admonestait Alexandre Semionovitch ; qu’est-ce que vous croyez, camarade ? Dans quel but vous a-t-on placé ici ? Pour surveiller. Alors, dites-moi ce qu’ils sont devenus. Ils ont bien éclos, non ? Par conséquent, ils se sont sauvés. Vous êtes donc parti bien tranquillement, en laissant la porte ouverte ! Que mes poussins me soient rendus !

     — Parti pour aller où ? Alors, je ne connais pas mon travail, pour que vous m’engueuliez comme ça, sans raison, camarade Rokk ? dit enfin le combattant, blessé.

     — Mais enfin, où sont-ils passés ?

     — Qu’est-ce que j’en sais ? s’insurgea finalement le guerrier, est-ce mon travail de veiller sur eux ? J’étais posté là pour quoi faire ? Pour surveiller vos chambres noires et éviter qu’on vous les barbote, et je fais mon devoir : elles sont là, vos chambres. Mais la loi ne m’oblige pas à courir après vos poussins. Allez savoir le genre de poussins que vous allez faire éclore, y aura peut-être pas moyen  de les rattraper, même à bicyclette !

     Alexandre Semionovitch fut un peu pris de court, il grommela encore quelque chose, puis tomba dans un état de sidération. Effectivement, la chose était étrange. Dans la première chambre noire, celle qui avait été chargée la première en œufs, deux œufs se trouvant à la base même du rayon se trouvaient cassé; L’un d’eux avait même roulé sur le côté. La coquille gisait sur le fond d'amiante, en plein dans le rayon. 

     — Allez savoir où ils sont, marmonna Alexandre Semionovitch ; les fenêtres sont fermées, ils ne se sont quand même pas échappés par le toit !

     Levant la tête, il regarda les endroits où la verrière du toit présentait quelques larges ouvertures.

     — Allons, Alexandre Semionovitch, dit Dounia, au plus haut point étonnée, vous les verrez voler, vos poussins. Ils sont quelque part ici… petits… petis… petits… se mit-elle à crier en coulant des regards dans les coins de l’orangerie, où se trouvaient des vases à fleurs poussiéreux, des planches et tout un bric-à-brac. Mais nul poussin ne répondit à ses appels.

     Le personnel au grand complet cavala deux bonnes heures dans tout le sovkhoze à la recherche des poussins dégourdis, mais ne les trouva nulle part. Ce fut une journée extrêmement agitée. La surveillance des chambres noires se vit renforcée du gardien, auquel furent donnés les ordres les plus stricts : regarder tous les quarts d’heure à l’intérieur des chambres par leurs fenêtres, et appeler Alexandre Semionovitch si la moindre chose s’y produisait. Le garde siégeait devant la porte, son fusil entre les genoux, l’air renfrogné. Alexandre Semionovitch se donna un mal de chien et ne déjeuna qu’à deux heures de l’après-midi. Après le repas, il fit une petite heure la sieste à  l’ombre fraîche, sur l’ancien divan des Cheremetiev, puis, s’étant désaltéré avec du kvas de biscuits18, alla dans l’orangerie et s’assura que tout allait bien de ce côté, à présent. À plat ventre sur une natte, le vieux gardien regardait en clignant de l’œil par la fenêtre de la première chambre noire. Le garde veillait sans s’éloigner de la porte.

     Mais il y avait aussi du nouveau : dans la troisième chambre, celle qui avait été remplie en dernier, les œufs commençaient à émettre des clappements et des claquements, comme si ça sanglotait à l’intérieur.

     — Ouf ! Ils mûrissent, dit Alexandre Semionovitch. Ils mûrissent, je le vois, maintenant. Tu as vu ? demanda-t-il au gardien.

     — Oui, ça ne passe pas inaperçu, répondit l’autre en hochant la tête et sur un ton parfaitement ambigu.

     Alexandre Semionovitch resta un moment à côté des chambres noires, mais aucune éclosion ne se produisit tandis qu’il demeurait accroupi ; il se releva, se dégourdit les jambes et annonça qu’il ne quittait nullement le domaine, qu’il allait juste se baigner dans l’étang : l’appeler immédiatement si quelque chose se produisait. Il courut au palais, dans la chambre à coucher où se trouvaient deux étroits sommiers à ressorts et des draps froissés, ainsi qu’un tas de pommes vertes par terre et des montagnes de mil destiné aux futures couvées de poussins, se munit d’une serviette éponge puis, après réflexion, il prit également sa flûte afin d’en jouer à loisir au-dessus du miroir des eaux. Il s’élança vivement hors du palais, traversa la cour du sovkhoze et, la flûte sous le bras, se dirigea vers l’étang.   À travers les saules, la chaleur torride se déversait du ciel, et son corps se plaignait, aspirant à retrouver l’eau. Sur la droite de Rokk poussait un fourré de bardanes, il y cracha en passant. Un froufroutement s’entendit aussitôt dans l’épaisseur de l’entrelacs tentaculaire, comme si quelqu’un traînait un rondin. Ressentant une fugitive succion déplaisante dans la poitrine, Alexandre Semionovitch tourna la tête vers le fourré qu’il regarda avec étonnement. Cela faisait deux jours que l’étang restait muet. Le bruissement cessa, le miroir tentant de l’étang se montra au sommet des bardanes, ainsi que le toit gris de la cabine de bains. Quelques libellules vinrent se dandiner devant Alexandre Semionovitch. Il voulait déjà tourner en direction de la passerelle de bois quand soudain le froufroutement reprit dans la verdure, accompagné cette fois d’un bref sifflement, comme si une locomotive relâchait un mélange d’huile et de vapeur. Sur ses gardes, Alexandre Semionovitch se mit à scruter l’épaisse muraille formée par les mauvaises herbes.

     — Alexandre Semionovitch, dit à ce moment la voix de la femme de Rokk, dont la blouse blanche joua à cache-cache dans les framboisiers. — Attends, je vais me baigner moi aussi. 

     Alexandre Semionovitch ne répondit rien à sa femme qui se hâtait vers l’étang, car son regard était rivé sur les bardanes. Grandissant à vue d’œil, un rondin gris et olivâtre commençait à s’élever au-dessus du fourré. Il était parsemé de tâches jaunâtres et humides, à ce que crut voir Alexandre Semionovitch. Le rondin se mit à s’étirer, tout en mouvements et en replis, et il finit par s’allonger si haut qu’il dépassa les saules bas et noueux. Puis son sommet se cassa, s’inclina un peu, et quelque chose de la hauteur d’un poteau électrique à Moscou se retrouva au-dessus d’Alexandre Semionovitch. Mais, en épaisseur, la chose était trois fois plus grosse qu’un poteau, et son tatouage écailleux la rendait bien plus belle. Sans rien comprendre encore, mais déjà glacé, Alexandre Semionovitch jeta un regard au sommet de l’effrayant poteau, et son cœur cessa quelques instants de battre. Il lui sembla que le gel avait subitement frappé au beau milieu de cette journée d’août, et une sorte de crépuscule obscurcit sa vision, comme s’il regardait le soleil à travers un pantalon de toile. 

     Il s’avéra qu’une tête se trouvait en haut du rondin. Elle était aplatie, en pointe et ornée, sur le fond olive, d’une tache ronde et jaune. Des yeux grands ouverts et sans paupières, étroits et glacés, étaient logés au sommet de la tête, et ces yeux brillaient d’une méchanceté absolument inouïe. La tête eut un mouvement comme pour aspirer l’air, le poteau entier se fondit dans le bardanes, seuls les yeux restèrent, regardant sans ciller Alexandre Semionovitch. Celui-ci, couvert d’une sueur poisseuse et fou de peur, prononça quatre mots parfaitement invraisemblables. Tant ces yeux, au milieu du feuillage étaient beaux. 

     — En voilà une plaisanterie…

     Plus il se souvint que les fakirs… oui… oui… L’Inde… l’image d’un panier tressé… On les charme.

     La tête se releva, le tronc suivit. Alexandre Semionovitch porta la flûte à ses lèvres, fit entendre un piaulement enroué, puis se mit à jouer, en reprenant son souffle à chaque seconde, la valse d’Eugène Onéguine19. Dans la verdure, les yeux s’enflammèrent aussitôt d’une haine sans merci à l’encontre de cet opéra.

     — T’es pas un peu fou, de jouer en pleine canicule ? fit Mania gaiement, et, du coin de l’œil, Alexandre Semionovitch vit à sa droite une tache blanche.

     Puis un cri suraigu transperça tout le sovkhoze, grandit et monta dans les airs, tandis que la valse se mettait à faire des bonds, comme avec une jambe cassée. Sortant de la verdure, la tête se rua en avant, ses yeux quittèrent Alexandre Semionovitch, le laissant aller en paix. un serpent d’une quinzaine d’archines20 de long et gros comme un homme surgit des bardanes comme un ressort. Une quantité de poussière jaillit de la route, et la valse prit fin. Passant à côté du directeur du sovkhozze, le serpent fila droit sur la route en direction de la blouse blanche. Rokk vit très distinctement la scène : Mania devenue blanc-jaune, ses longs cheveux se dressant comme des fils de fer une demi-archine au-dessus de sa tête. Sous les yeux de Rokk, le serpent ouuvrit un instant sa gueule, dont sortit quelque chose ressemblant à une fourchette, saisit avec ses crochets l’épaule de Mania qui s’affaissait dans la poussière, et souleva ainsi la femme d’une archine au-dessus du sol. Mania poussa de nouveau son cri perçant d’agonie. Le serpent devint une vis de cinq sagènes21, sa queue leva une trombe de poussière et commença à écraser Mania, qui n’émit plus aucun son, Rokk entendit seulement craquer ses os. La tête de Mania jaillit soudain en hauteur, tendrement appuyée sur la joue du serpent. Un flot de sang s’écoula de sa bouche, une main cassée sauta, des ruisseaux de sang perlant sous ses ongles. Puis le serpent ouvrit toute grande sa gueule, se déboîtant les mâchoires, et sa tête recouvrit celle de Mania, qu’il fit entrer dans sa gueule comme on glisse un doigt dans un gant. Le souffle du serpent était de toutes parts si brûlant qu’il effleura le visage de Rokk, et sa queue faillit le balayer hors de la route pour l’envoyer dans la poussière âcre. Les cheveux de Rokk devinrent d’un coup tout gris. D’abord à gauche, puis à droite, sa chevelure d’un noir de jais22 se couvrit d’argent. En proie à une nausée mortelle, il s’arracha enfin à la route et, sans rien voir ni personne, assourdissant les alentours de ses hurlements sauvages, il s’enfuit à toutes jambes…





 




Notes 


  1. Très ancienne famille de ll’aristocratie russe.
  2. Rappel il s’agit de Rokk (voir le chapitre précédent).
  3. Voir la note 5 du chapitre V.
  4. Voir la note 1 du chapitre précédent : Rok, c’est le destin…
  5. Voir la note 1 du chapitre III.
  6. Voir la note 6 du chapitre précédent. La transcription exacte serait « Dobrokhim », mais le terme « Dobrochim » est plus évocateur, en français.
  7. Rappel : c’est la G. P. U., la police politique, auparavant Tcheka et futur N. K. V. D, puis K. G. B.
  8. Rivière déjà citée, voir la note 11 du premier chapitre.
  9. Terme de typographie : corps de six points. Encore valable de nos jours ?
  10. L’opéra de Tchaïkovski inspiré de la nouvelle de Pouchkine (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/141121/la-dame-de-pique-alexandre-pouchkine).
  11. Le Parti communiste.
  12. Cet hôtel au nom fictif est probablement l’hôtel Lux, rue Tverskaïa, qui était réservé aux membres du Komintern et à leurs familles résidant à Moscou, ainsi qu’aux cadres provinciaux en mission dans la capitale (note due à Françoise Flamant). On pourra consulter à ce sujet l’ouvrage Hôtel Lux d’Arkadi Vaksberg, Fayard 1993.
  13. Et non pas watts, comme on trouve dans le Folio bilingue. Voir la note 15 du premier chapitre. Mais, cette fois, le texte russe est sans ambiguïté, il dit bien « 15 000 bougies »…
  14. Diminutif de Mania, lui-même forme dérivée de Maria.
  15. Localité dans la région-frontière de Stavropol : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stavropol
  16. Voir la note 6 du chapitre précédent.
  17. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  18. https://fr.food-of-dream.com/publication/5657/
  19. Dans l’opéra de Tchaïkovski. Acte II, premier tableau. 
  20. L’archine mesurait 0,71 m. Le serpent fait donnc plus de dix mètres…
  21. La sagène valait trois archines.
  22. Dans le texte : noire comme une botte.

À suivre...