dimanche 27 mars 2022

Les Œufs funestes, chapitre IX (Mikhaïl Boulgakov)

 LA BOUILLIE VIVANTE


  L’agent de la Guépéou1 à la gare de Douguino, Chtchoukine, était quelqu’un de très brave ; il dit d’un ton pensif à son collègue, le rouquin Polaïtis :

     — Eh bien, allons-y, quoi. Hein ? Amène la moto.

     Puis il se tut quelques instants et ajouta à l’adresse de l’homme assis sur le banc :

     — Posez donc votre flûte.

     Mais l’homme grisonnant et tout tremblant, assis sur un banc dans le bureau de  la G.P.U. de Douguino, loin de poser sa flûte, se mit à pleurer et à mugir. Chtchoukine et Polaïtis comprirent alors qu’ils auraient à lui arracher la flûte. Elle était collée à ses doigts. Chtchoukine, dont la force était énorme, quasiment celle d’un hercule de cirque, se mit à en détacher ses doigts un par un, et réussit à les desserrer tous. On posa alors la flûte sur la table.

     C’était le matin suivant la mort de Mania, un petit matin plein de soleil.

     — Vous allez venir avec nous, dit Chtchoukine à Alexandre Semionovitch, vous nous montrerez où c’était, et ce que c’était.

     Mais Rokk, tout à son effroi, s’écarta de lui et cacha son visage dans ses mains, comme pour échapper à une vision atroce.

     — Il faut nous le montrer, dit rudement Polaïtis.

     — Non, laisse-le. Tu vois bien que cet homme n’est pas dans son état normal.

     — Envoyez-moi à Moscou, pleurnicha Alexandre Semionovitch.

     — Vraiment, vous ne voulez plus du tout retourner au sovkhoze ?

     Mais Rokk, au lieu de répondre, se cacha de nouveau le visage dans ses mains, de l’horreur sortant de ses yeux.

     — Bon, d’accord, décida Chtchoukine, vous n’en avez en effet pas la force… Je le vois. Le rapide va arriver, vous partirez avec.

     Ensuite, tandis que le gardien de la station faisait boire de l’eau à Alexandre Semionovitch, dont les dents claquaient contre la chope bleue ébréchée, Chtchoukine et Polaïtis se concertèrent… Pour Polaïtis, il ne s’était rien passé, Rokk était tout simplement un malade mental qui avait eu une effrayante hallucination. Chtchoukine, quant à lui, avait tendance à penser qu’un boa constricteur avait dû s’échapper de la ville de Gratchovka, où un cirque était justement en tournée. Les entendant chuchoter, Rokk se leva à moitié. Un peu revenu à lui, il leur dit, tendant les bras comme un prophète de la Bible :

     — Écoutez-moi. Écoutez. Pourquoi ne me croyez-vous pas ? Il était là. Et ma femme, où est-elle donc ?

     L’air grave, Chtchoukine se tut et envoya aussitôt un télégramme à Gratchovka. Il chargea un troisième agent  de se tenir en permanence aux côtés d’Alexandre Semionovitch, il l’accompagnerait à Moscou. Chtchoukine et Polaïtis, quant à eux, commencèrent à préparer leur expédition. Ils n’avaient qu’un seul revolver électrique, mais cela constituait déjà un excellent moyen de défense. Un modèle de 1927 à cinquante coups, orgueil de la technique française en matière de combat rapproché, tirant seulement à cent pas, mais pouvant tuer raide tout être vivant dans un champ de deux mètres de diamètre. Manquer la cible était quasiment impossible. Chtchoukine mit à sa ceinture le brillant jouet électrique, tandis que Polaïtis se munissait d’un pistolet-mitrailleur classique à vingt-cinq coups et de chargeurs, et ils partirent tous les deux sur la motocyclette par la grand-route en direction du sovkhoze, dans la fraîcheur et la rosée matinale. La moto abattit en grondant les vingt verstes2  séparant la gare du sovkhoze en un quart d’heure (Rokk avait marché toute la nuit en se cachant sans arrêt dans l’herbe bordant la route, saisi d’accès de terreur mortelle), et, quand le soleil se mit à chauffer pour de bon, le palais en sucre se montra, avec sa colonnade au milieu de la verdure, sur la butte au pied de laquelle serpentait la petite rivière nommée Top. Un silence de mort régnait dans les environs. À l’entrée du sovkhoze, les deux agents dépassèrent un paysan sur sa charrette qui avançait lentement, avec sa charge de sacs, et qui resta vite en arrière. La motocyclette franchit le pont et Polaïtis donna un coup de trompe pour faire venir quelqu’un. Mais il ne reçut aucune réponse de nulle part, sauf celle venant des chiens en furie de Kontsovka, au loin. La motocyclette ralentit et s’approcha du portail aux lions3 verdis. Tout empoussiérés, les agents aux guêtres jaunes sautèrent en bas de la moto, attachèrent leur engin aux barreaux de la grille avec une chaîne fermée par un cadenas, et pénétrèrent dans la cour. Le silence les frappa.

     — Hé, il y a quelqu’un ? cria Chtchoukine d’une voix forte.

     Mais nul ne fit écho à sa voix de basse. De plus en plus étonnés, les agents firent le tour de la cour. Polaïtis se renfrogna. Chtchoukine se mit à observer très sérieusement, fronçant de plus en plus ses sourcils blonds. Par la fenêtre fermée, ils jetèrent un coup d’œil dans la cuisine : personne ne s’y trouvait, mais le sol tout entier en était jonché de débris blancs de vaisselle.

     — Tu sais, il s’est réellement passé quelque chose chez eux. Je le vois maintenant. Une catastrophe, proféra Polaïtis.

     — Hé, il y a quelqu’un ? Hé ! cria Chtchoukine, mais l’écho qui lui répondit venait seulement de dessous les voûtes de la cuisine. 

     — Sapristi ! grommelait Chtchoukine, il n’a quand même pas pu les bouffer tous d’un coup. Ou alors ils se sont enfuis. Allons à l’intérieur.

     La porte du palais, avec sa véranda à colonnes, était grande ouverte. Les agents allèrent même jusqu’à la mezzanine, frappèrent à toutes les portes et les ouvrirent, sans aucun résultat, et ils repassèrent dans la cour par le perron désert. 

     — Faisons le tour. Allons aux orangeries, décida Chtchoukine ; on fouillera partout et on pourra téléphoner de là-bas. 

     Les agents suivirent une allée pavée de briques, passèrent devant des parterres et arrivèrent dans la cour de derrière, qu’ils traversèrent, et virent étinceler les carreaux de l’orangerie.

     — Attends un peu, chuchota Chtchoukine en sortant le revolver de sa ceinture. Polaïtis dressa l’oreille et attrapa son pistolet-mitrailleur. Un son fort et étrange se prolongeait, venant de l’orangerie et d’un autre endroit derrière elle. Comme un sifflement de locomotive. Zaou-zaou… zaou-zaou… s-s-s-s-s… sifflait l’orangerie.

     — Allons-y, mais attention, chuchota Chtchoukine ; s’efforçant de ne pas faire de bruit avec leurs talons, les deux agents s’approchèrent tout près des vitres de l’orangerie et jetèrent un coup d’œil à l’intérieur.

     Blême, Polaïtis se rejeta en arrière. Chtchoukine ouvrit la bouche et se figea, le revolver à la main.

     L’orangerie toute entière grouillait comme un bouillie pleine de vers. Se tordant et se détordant en grappes, se retournant en sifflant, furetant et balançant la tête, d’énormes serpents rampaient sur le sol de l’orangerie. Des coquilles cassées y gisaient, craquant sous le poids de leurs corps. En hauteur, un globe électrique de très forte puissance jetait une lueur blême et étrangement cinématographique sur l’intérieur de l’orangerie. Trois énormes caisses sombres, pareilles à des appareils photo, se voyaient par terre, deux d’entre elles étaient éteintes et déplacées en biais, cependant qu’une petite tache de lumière, une lueur framboise foncé brillait dans la troisième. Des serpents de toutes dimensions rampaient le long des fils électriques, grimpaient en suivant les croisillons des fenêtres, émergeaient par les ouvertures du toit. Un serpent tout noir et tacheté de plusieurs archines4 était suspendu au globe électrique, à côté duquel sa tête se balançait tel un pendule. De bizarres hochets cliquetaient au milieu des sifflements, une étrange odeur de pourriture, tout à fait marécageuse, émanait de l’orangerie. Les agents distinguèrent encore confusément des amas d’œufs blancs vautrés dans la poussière des coins, ainsi qu’un curieux et gigantesque échassier gisant, immobile, près des chambres noires, et, près de la porte, un cadavre vêtu de gris, un fusil à côté de lui. 

     — En arrière ! cria Chtchoukine, et il se mit à reculer, repoussant Polaïtis de la main gauche et levant le revolver de sa main droite. Il eut le temps de tirer huit ou neuf fois, son arme grésillant et lançant des éclairs verdâtres près de l’orangerie. Le son se renforça de façon effrayante, et, en réponse aux tirs de Chtchoukov, l’orangerie toute entière se mit frénétiquement en mouvement, des têtes plates se montrant par tous les trous. Le tonnerre se mit aussitôt à rouler par tout le sovkhoze, jetant des lueurs sur les murs. Tac-tac-tac-tac, Polaïtis tirait tout en reculant. Derrière lui s’entendit l’étrange bruissement de quatre pattes, et Polaïtis tomba soudain à la renverse avec un cri terrible. Une créature marron-vert aux pattes tordues, à l’énorme museau acéré et à la queue crêtée, ressemblant en tout point à un lézard de dimensions terrifiantes, avait surgi du coin d’un hangar et l’avait férocement mordu à la jambe, le jetant à terre. 

     — À l’aide ! cria Polaïtis, et au même moment, sa main gauche se retrouva dans la gueule de l’animal et craqua ; en essayant vainement de la tirer avec sa main droite, il lâcha son revolver qui tomba par terre. Chtchoukine se retourna et se démena. Il réussit à tirer, mais son coup passa loin de sa cible, car il craignait d’abattre son camarade. Il tira une deuxième fois en direction de l’orangerie, parce que fonçait sur lui, au milieu de gueules de serpents de petite taille, une énorme gueule olivâtre. Le coup abattit le gigantesque serpent et, tournant et sautant à côté d’un Polaïtis à demi-mort dans la gueule du crocodile5, Chtchoukine chercha un endroit où tirer pour tuer le terrible reptile sans toucher l’agent. Il y réussit enfin. Le revolver électrique fit entendre deux claquements, une lueur verdâtre éclaira les alentours et le crocodile fit un saut, s’étira, se raidit et relâcha Polaïtis. Du sang coulait de la manche de ce dernier, ainsi que de sa bouche, et, s’appuyant sur sa main valide, la droite, il tirait sa jambe gauche fracturée. Ses yeux s’éteignaient.

     — Chtchoukine… sauve-toi… râla-t-il dans un sanglot.

     Chtchoukine tira plusieurs fois en direction de l’orangerie, y faisant éclater quelques vitres. Mais un énorme et souple ressort couleur olive, jailli d’un soupirail derrière lui, traversa la cour qu’il emplit de son corps long de cinq sagènes6, et s’enroula en un instant autour des jambes de Chtchoukine. Qui fut jeté à terre, son brillant revolver sautant de côté. Chtchoukine poussa un cri puissant avant de perdre son souffle, puis l’anneau le recouvrit entièrement, excepté sa tête. L’anneau lui passa une fois sur la tête, lui arrachant son scalp, et la tête craqua. On n’entendit plus de coups de feu dans le sovkhoze. Le sifflement recouvrit tous les autres bruits. Lui fit écho, très loin, apporté par le vent, un hurlement venant de Kontsovka, sans qu’on pût désormais distinguer si c’était celui d’un chien ou d’un homme.








Notes 


  1. Rappel : c’est l’acronyme de la police politique, située historiquement entre la Tchéka des débuts et le N.K.V.D. des années trente, qui deviendra le K.G.B.
  2. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  3. Têtes de lions, décoration classique des montants de portes cochères et de portails.
  4. Voir la note 20 du chapitre précédent.
  5. Le lézard géant est devenu un crocodile…
  6. Voir la note 21 du chapitre précédent.

À suivre... 


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