lundi 20 février 2023

Le point d'exclamation (Anton Tchékhov)

     Ce petit texte parut à la fin décembre 1885 dans l’hebdomadaire de Saint-Pétersbourg Fragments, signé A. Tchékhontié. Il fit partie, l’année suivante du recueil Récits bariolés, puis se retrouva dans d’autres éditions, avec de menues corrections. Le pittoresque de ce petit récit fut apprécié par la critique. 



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Le point d’exclamation


(Conte de Noël)





     La nuit de Noël, Iéfime Fomitch1 Perekladine2, secrétaire de collège3, se coucha vexé, offensé, même.


     — Fiche-moi la paix, diablesse ! aboya-t-il hargneusement à l’adresse de sa femme lorsque celle-ci lui demanda pourquoi il était si sombre.


     Le fait est qu’il rentrait à l’instant d’une soirée où bien des choses désagréables et blessantes pour lui avaient été dites. On avait d’abord parlé de l’utilité de l’instruction en général, puis, insensiblement, on en était venu au degré d’instruction de la gent fonctionnaire, le bas niveau en question donnant lieu à une quantité de regrets, de reproches et même de railleries. Et là, comme il est de règle entre Russes, on était passé des généralités aux cas individuels. 


     — Tenez, vous, par exemple, Iéfime Fomitch4, avait dit à Perekladine un jeune homme, vous avez une place assez bonne… et quelle instruction avez-vous ? 


     — Aucune, monsieur5. On n’en exige pas de nous, avait répondu avec douceur Perekladine. Pourvu qu’on écrive correctement, cela suffit…


     — Et où donc avez-vous appris à écrire correctement ?


     — Je m’y suis habitué, monsieur… En quarante ans de service, on a le temps de se faire la main, monsieur… Au début, bien sûr, c’était difficile, je faisais des fautes, mais ensuite j’ai pris l’habitude, monsieur… et ça va, maintenant…


     — Et la ponctuation6 ? 


     — La ponctuation aussi, ça va… Je la mets correctement.


     — Hum !… avait dit, gêné, le jeune homme. Mais l’habitude, ce n’est pas du tout la même chose que l’instruction. C’est une chose de placer correctement les signes de ponctuation, mais cela ne suffit pas, monsieur ! encore faut-il les placer à bon escient ! Quand vous mettez une virgule, vous devez savoir pourquoi… oui, monsieur ! Tandis que votre orthographe réflexe… inconsciente, ne vaut pas un sou. C’est une production machinale, rien d’autre.


     Perekladine avait gardé le silence, souriant même avec douceur (le jeune homme était le fils d’un conseiller d’État7 et avait lui-même droit au rang de fonctionnaire de dixième classe), mais à présent, en se couchant, il n’était plus qu’indignation et rage.


     « J’ai servi quarante ans, se disait-il, sans que personne m’ait jamais traité d’imbécile, et là, voyez donc ces critiques ! “Inconsciente !… Réflexe ! Production machinale”… Ah, toi, que le diable t’emporte ! Et je m’y entends mieux que toi, même si je n'y suis pas allé, dans tes universités ! »


     Ayant déversé en esprit à l’adresse du critique toutes les injures connues de lui, et s’étant réchauffé sous la couverture, Perekladine commença à se calmer.


     « Je sais… je comprends… songeait-il en s’endormant. Je ne mets pas deux points là où une virgule s’impose, autant dire que je reconnais, je comprends. Oui… ainsi, jeune homme… Il faut commencer par vivre un peu et par servir, avant de juger les anciens… »


     Dans les yeux fermés d’un Perekladine en train de s’endormir, à travers une masse de nuages sombres et souriants, passa comme un météore une virgule de feu. Suivie d’une autre, d’une troisième, et bientôt, tout le fond sombre et sans limites s’étendant devant son imagination fut couvert de foules denses de virgules volantes…


     « Prenons par exemple ces virgules, songeait Perekladine en sentant ses membres s’engourdir de sommeil. Je les comprends parfaitement… je peux trouver un emplacement à chacune, si tu le désires… et… à bon escient, pas comme ça me chante… Joue les examinateurs, tu verras bien… On met des virgules là où il en faut, aussi là où il ne faudrait pas. Plus l’écrit est embrouillé, plus il faut de virgules. On en met devant “qui” et devant “quoi”. Si l’on énumère des fonctionnaires, il faut séparer chacun d’eux par une virgule… Je le sais ! »


     Les virgules d’or se mirent à tournoyer et furent emportées. A leur place arrivèrent des points enflammés…


     « Le point se met à la fin du texte… On met aussi un point là où une grande pause est nécessaire, le temps de regarder l’auditeur. Ainsi qu’après un long passage, pour éviter que le secrétaire ne bave en lisant. Ailleurs, on ne met jamais de point… »


     Revoilà les virgules… Elles se mêlent aux points, tourbillonnent – et Perekladine voit tune foule entière de points-virgules et de deux-points…


     « Je les connais aussi… songe-t-il. Un point-virgule s’impose là où une virgule ne suffit pas, mais où ce serait trop d’un point. Je mets toujours un point virgule avant “mais“ et avant “par conséquent“… Bon, monsieur, et les deux points ? On met deux points après “il est décrété”, “il est décidé”… »


     Les points-virgules et les deux-points s’éteignirent. Ce fut le tour des points d’interrogation. Ils sautèrent des nuages et se mirent à danser le cancan…


     « Un point d’interrogation ? la belle affaire ! Même un millier d’entre eux, je pourrais les placer. On les met toujours lorsqu’on doit s’informer au sujet de quelque chose ou, mettons, se renseigner à propos d’un document… “Sur quel compte le reliquat des sommes de telle année a-t-il été reporté ?“, ou bien “La direction de la Police pensera-t-elle possible de faire tenir ledit document à Ivanov et aux autres ?”… »


     Les points d’interrogation balancèrent leurs crosses en signe d’approbation et se redressèrent en un instant, comme obéissant à un ordre, devenant des points d’exclamation…


     « Hum !… Ce signe de ponctuation est fréquent dans les lettres. “Mon cher Monsieur !” ou bien “Votre Excellence, notre père et bienfaiteur !…” Mais dans les documents administratifs ? »


     Les points d’exclamation s’étirèrent davantage et attendirent, immobiles…


     « Dans les documents administratifs, on les met lorsque… eh bien… comment cela s’appelle-t-il ? Hum !… Effectivement, quand doit-on en mettre ? Attendez un peu… que je me souvienne… Hum ! »


     Perekladine ouvrit les yeux et se tourna de l’autre côté. Mais à peine eût-il refermé les yeux que, sur le fond sombre, réapparurent les points d’exclamation. 


     « La peste soit de ces points ! Quand faut-il les mettre, en fait ? se dit-il en s’efforçant de chasser de son esprit les hôtes indésirables. Se peut-il que j’aie oublié ? Ou bien je l’ai oublié, ou bien… je n’en ai jamais mis… »


     Perekladine entreprit de se rappeler le contenu de tous les documents qu’il avait rédigés au cours de ses quarante années de service ; mais il avait beau réfléchir et plisser le front, il ne découvrait dans son passé aucun point d’exclamation.


     « Ça alors ! Cela fait quarante ans que j’écris des textes, et je n’ai jamais mis de point d’exclamation… Hum ! Mais où doit-on le mettre, ce grand diable ? »


     Derrière la file de points d’exclamation enflammés se profila le mufle caustique du jeune censeur en train de rire. Les points eux-mêmes se mirent à sourire et se fondirent en une unique gros point d’exclamation. 


     Perekladine secoua la tête et ouvrit les yeux.


     « Tout ça est absurde… songea-t-il. Je dois demain me lever à l’aube pour aller à matines8, et voilà que cette diablerie ne me sort pas de la tête… Pouah ! Mais… tout de même, où doit-on le mettre ? Ah ça, tu t’es fait la main ! Pas un seul point d’exclamation en quarante ans, hein ! »


     Perekladine se signa et ferma les yeux, pour les ouvrir l’instant d’après ; sur le fond noir se dressait encore le gros point d’exclamation…


     « Pouah ! c’est un coup à ne pas fermer l’œil de la nuit. »


     — Marfoucha9 ! cria-t-il à l’adresse de son épouse, laquelle se vantait souvent d’avoir fait des études complètes en pension. Tu ne saurais pas, mon chou, où l’on doit mettre un point d’exclamation, dans un document ?


     — Il ne manquerait plus que je ne le sache pas ! Ce n’est pas pour rien que j’ai étudié sept ans au pensionnat. La grammaire, je l’ai retenue par cœur. Ce signe se place lors d’une apostrophe, d’une exclamation, et quand on exprime l’enthousiasme, l’indignation, la joie, la colère et autres sentiments.


     — Voilà, monsieur… se dit Perekladine : l’enthousiasme, l’indignation, la joie, la colère et autres sentiments.


     Le secrétaire de collège devint songeur… Pendant quarante ans, il avait rédigé des documents, il en avait écrit des milliers, des dizaines de milliers, mais ne se souvenait pas d’une seule ligne exprimant l’enthousiasme, l’indignation ou quelque chose de ce genre…


     « Et autres sentiments… » se disait-il. Mais a-t-on vraiment besoin de sentiments dans ces papiers ?


     La trogne du jeune censeur reparut derrière le signe de feu, souriant d’un air railleur. Perekladine se souleva et s’assit dans le lit. Il avait mal à la tête, son front se couvrit d’une sueur froide… Dans le coin10, la veilleuse brûlait, le mobilier propret avait un air de fête, tout exhalait tellement la tiédeur et la présence d’une main féminine, mais le malheureux rond-de-cuir avait froid, il se sentait mal, comme s’il avait attrapé le typhus. Le point d’exclamation ne se tenait plus à l’intérieur de ses yeux fermés, il était devant lui dans la pièce, près de la coiffeuse de sa femme, lui adressant des clins d’œil ironiques…


     — Machine à écrire ! Mécanique ! chuchotait l’apparition, soufflant un froid sec sur le fonctionnaire. Insensible bout de bois !


     Le fonctionnaire s’enfouit sous la couverture, mais même sous la couverture, il vit le spectre ; il colla son visage contre l’épaule de sa femme, mais la même vision surgit, dépassant de derrière cette épaule…  Le pauvre Perekladine resta toute la nuit dans ces affres, mais l’apparition ne le quitta pas ensuite dans la journée. Il la voyait partout : dans les bottes qu’il était en train de chausser, dans la soucoupe de son thé, dans sa médaille de Saint-Stanislas11 


     « Et autres sentiments… » se disait-il. C’est vrai qu’il n’y a jamais eu de sentiments… Je vais aller maintenant signer le livre des visiteurs chez le directeur… mais cela se fait-il en y mettant du sentiment ? On fait cela comme ça, pour rien… Comme une machine à félicitations… »


     Lorsque Perekladine sortit dans la rue et héla un cocher, il lui sembla voir le point d’exclamation roulait vers lui à la place du cocher.


     Arrivé dans le vestibule, chez le directeur, il vit, à la place du portier, le même point d’exclamation… Et tout cela lui parlait d’enthousiasme, d’indignation, de colère… Le porte-plume avait aussi l’air d’un point d’exclamation. Perekladine le saisit, trempa la plume dans l’encre et signa :


     « Iéfime Perekladine, secrétaire de collège !!! »


     Et, en mettant ces trois points d’exclamation, il s’enthousiasmait, s’indignait, se réjouissait, bouillait de colère.


     — Tiens ! Voilà pour toi ! marmonnait-il en pesant sur la plume.


     Satisfait, le signe enflammé s’évanouit.





Notes


  1. Fils de Foma, forme russe de Thomas. Iona (Jonas) donne Ionytch, tandis que Foma donne Fomitch : cette différence me laisse perplexe. 
  2. Ce nom signifie presque : traverse, linteau…
  3. Dixième rang sur quatorze de la Table des rangs (le Tchin de Pierre le Grand), en descendant.
  4. Prénom + patronyme : façon polie de s’adresser à quelqu’un.
  5. Seulement indiqué – de même que dans la suite – par l’enclitique sifflée « s », initiale de l’ancien terme russe soudar’, lui-même aphérèse de gossoudar’, monsieur. Déférent, neutre ou ironique selon les interlocuteurs et le type de conversation.
  6. En russe, une proposition subordonnée est obligatoirement précédée d’une virgule, alors qu’en français cela dépend de bien des choses, et relève aussi du style, il existe une certaine liberté.
  7. Cinquième rang – voir la note 3 ci-dessus.
  8. Office religieux célébré très tôt. 
  9. Diminutif de Marfa (Marthe).
  10. Celui des icônes, éclairées par la veilleuse.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Saint-Stanislas

mercredi 15 février 2023

Cafard (Anton Tchékhov)

     Ce court récit parut le 27 janvier 1886 dans le Journal de Pétersbourg, signé « A. Tchékhontié ». Il fut peu remanié pour les éditions ultérieures en recueil, portant cette fois le nom de Tchékhov. 


     Le critique Ladojski fit en 1886 la recension de la nouvelle dans un article intitulé « Un talent prometteur », remarquant la façon dont Tchékhov fait part peu à peu du drame qui s’est noué, en laissant le lecteur contempler la scène sur un dernier accord… Toujours en 1886, un autre critique, Obolienski, note l’acuité du regard de l’écrivain, qui perçoit partout la source d’une création possible, là où nous posons, nous, un œil indifférent : si le cocher heurte des gens, c’est qu’il doit être saoul. Eh non… L’année suivante, Arséniev rattache le récit au nombre de ceux qui vont bien au-delà de l’élément anecdotique.


     Alexandre Tchékhov – frère aîné d’Anton, lui-même écrivain et malheureusement alcoolique – se souvint de ce récit en 1892, lorsque son fils Mikhaïl (qui deviendra acteur et auteur dramatique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Tchekhov), âgé d’un an, tomba malade, il écrivit à son frère qu’il se souvenait des mots qu’adresse, à la fin de la nouvelle, le cocher à sa jument, ajoutant : « Ton récit est immortel. »


     Quant à Tolstoï, qui classait les œuvres de Tchékhov en deux catégories, il plaçait le récit dans la première catégorie – celle des meilleures œuvres de l’écrivain.



[D’après la notice de l’édition soviétique des Œuvres complètes de Tchékhov]





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Cafard


(Anton Tchékhov)




À qui confier ma peine1 ?






     C’est le crépuscule. De gros flocons de neige fondante tournoient paresseusement près des réverbères que l’on vient tout juste d’allumer, et se déposent en une fine couche molle sur les toits, sur l’échine des chevaux, les épaules et les chapeaux. Le cocher Iona2 Potapov est blanc comme un spectre. Il est courbé autant que le corps humain peut se plier, il est assis sur son siège, sans bouger d’un cil. Quand bien même une congère entière lui tomberait dessus, il n’éprouverait pas le besoin, semble-t-il, de faire tomber de lui la neige… Sa méchante rosse est tout aussi blanche et figée. Son immobilité, l’aspect anguleux de ses formes et la raideur de trique de ses jambes la font ressembler, même de près, à un petit cheval en pain d’épices à un kopeck. Elle est très probablement plongée dans ses pensées. La créature que l’on a arrachée à sa charrue, à la grisaille ordinaire de ses paysages, pour la jeter ici, dans ce tourbillon plein de lueurs monstrueuses, de crépitements sans fin et de gens courant en tous sens, elle ne peut pas ne pas être pensive…


     Iona et sa haridelle sont déjà là depuis un bon moment. Ils sont sortis de leur cour avant le déjeuner, et attendent toujours l’étrenne de leur premier client. Et voilà que sur la ville descend l’obscurité du soir. La lueur blafarde des réverbères cède la place à la couleur de la vie, et le vacarme de la rue s’amplifie.


     — Cocher, à Vyborg3 ! entend Iona. Cocher !


     Iona sursaute et voit, à travers ses cils enneigés, un militaire en capote à capuche.


     — À Vyborg ! répète l’officier. Mais tu dors, ou quoi ? À Vyborg !


     En signe d’assentiment, Iona tire sur les rênes, ce qui fait tomber des couches de neige de l’échine du cheval et de ses propres épaules… Le militaire s’assoit dans le traîneau. Le cocher clappe des lèvres, étire son cou de héron4, se soulève un peu et, plus par habitude que par nécessité, brandit son fouet. Le petit cheval tend lui aussi le cou, tord ses jambes raides comme des piquets et se met à avancer sans conviction…


     — Où tu vas, homme des bois ? entend Iona d’emblée – les exclamations fusent de la masse sombre en mouvement devant et derrière lui. Où les démons t’emmènent-ils ? Tiens ta drrroite !


     — Tu ne sais pas conduire ! Tiens ta droite ! se fâche le militaire.


     Le cocher d’un coupé lâche des jurons, un passant a traversé en courant et heurté de l’épaule le museau de la rosse, le voilà qui jette un regard furieux et secoue la neige de sa manche. Iona ne tient pas en place sur son siège, on le croirait assis sur des aiguilles, il lance ses coudes de côté et roule des yeux de possédé, il a l’air de ne pas savoir où il est, ni pourquoi. 


     — Tous des canailles ! ironise l’officier. Il s’ingénient à te rentrer dedans ou à se fourrer sous ton cheval. Ils se sont donné le mot.


     Iona tourne la tête vers son passager et ses lèvres remuent… Il veut dire quelque chose, c’est visible, mais rien ne sort de sa gorge, à part un sifflement.


     — Quoi ? demande le militaire.


     Iona tord sa bouche en un sourire, fait effort avec sa gorge et dit dans un sifflement :


     — C’est que… barine5, mon fils est mort cette semaine.


     — Hum !… Et de quoi est-il mort ?


     Iona tourne tout le haut de son corps vers son passager, et dit :


     — Allez savoir ! De la fièvre chaude, sans doute… Il est resté trois jours à l’hôpital et il est mort… C’était la volonté de Dieu.


     — Mets-toi de côté, espèce de démon ! retentit une voix dans l’obscurité. Tu as la berlue, vieille bête ? Ouvre les yeux !


     — Allez, avance… fait le passager. À cette allure, on ne sera pas arrivé avant demain. Pousse-le un peu !


     Le cocher tend à nouveau le cou, se soulève de son siège et agite son fouet avec une grâce lourde. Il se retourne à plusieurs reprises vers son passager, mais celui-ci a fermé les yeux et, visiblement, n’est pas d’humeur à l’écouter. Ayant déposé son client à Vyborg, le cocher s’arrête devant un cabaret, se courbe sur son siège et, de nouveau, s’immobilise… À nouveau, la neige fondue les repeint en blanc, lui et le piteux cheval. Une heure s’écoule, puis une autre…


     Se chamaillant bruyamment et faisant claquer leurs caoutchoucs sur le trottoir, passent trois trois jeunes gens : deux d’entre eux sont grands et minces, le troisième et petit et bossu. 


     — Cocher, au pont de la Police6 ! crie le bossu d’une voix tremblante. Pour nous trois… vingt kopecks !


     Iona tire sur les rênes et clappe des lèvres. Vingt kopecks, ce n’est pas un prix raisonnable, mais il n’a pas la tête à ça… Un rouble ou cinq kopecks, cela lui importe peu, à présent, pourvu qu’il ait des passagers… Se bousculant et disant des gros mots, les jeunes gens s’approchent du traîneau et grimpent tous les trois sur le siège. Une discussion s’engage pour régler la question de savoir lequel des trois restera debout, les deux autres étant assis.  Après une longue altercation émaillée de récriminations capricieuses, il est décidé que le bossu restera debout, étant donné que c’est le plus petit.


     — Eh bien, file ! dit le bossu de sa voix tremblante en prenant place derrière Iona et en lui soufflant sur la nuque. Fouette, cocher ! Dis donc, l’ami, t’as une drôle de chapka ! On ne trouverait rien de pire dans tout Pétersbourg…


     — Heu-heu… heu…heu… s’esclaffe Iona. Elle est comme ça…


     — Eh ben, si elle est comme ça, toi, va plus vite ! Tu vas te traîner à cette allure-là tout du long ? Hein ? Et un p’tit coup de fouet ?


     — j’ai mal au crâne, dit l’un des deux tout en longueur. Hier, chez les Doukmassov, nous avons descendu, Vasska et moi, quatre bouteilles de cognac.


     — À quoi bon raconter des bobards, je ne comprends pas ! s’emporte l’autre grand. Il ment comme une vraie brute.


     — Que je meure si ce n’est pas la vérité…


     — Autant dire qu’un pou tousse, ce sera aussi vrai.


     — Heu-heu ! Iona sourit malicieusement. Ces messieurs sont gais !


     — Zut, que le diable t’emporte !… s’indigne le bossu. Tu vas avancer, vieux choléra ? A-t-on idée d’aller aussi lentement ? Flanque-lui un bon coup de fouet ! Allez, diable ! Allez ! Flanque-lui un bon petit coup !


     Iona sent  derrière son dos le bossu se trémousser, et perçoit le tremblement de sa voix. Il entend les injures qu’on lui adresse, voit des gens, et le sentiment de solitude commence peu à peu à s’alléger dans sa poitrine. Le bossu lâche des jurons jusqu’à ce qu’il s’étrangle en prononçant une injure alambiquée à six étages et se mette à tousser. Les deux tout en longueur commencent à parler d’une certaine Nadiejda Petrovna. Iona se retourne pour les regarder. Il a attendu une petite pause de leur part pour les regarder encore une fois et murmurer :


     — Moi, cette semaine… c’est que… mon fils est mort !


     — Nous mourrons tous, soupire le bossu en s’essuyant les lèvres après sa quinte de toux. Allez, pousse, pousse ! Messieurs, il m’est impossible de continuer à aller à ce train-là ! Quand va-t-il nous déposer ?


     — Encourage-le donc un peu… sur la nuque !


     — Tu entends, vieux choléra ? Je vais vraiment t’en flanquer une sur la nuque !… À prendre des gants avec vous autres, on se retrouverait à devoir aller à pied !… Tu entends, dragon Gorynytch7 ? Ou tu t’en fous, de ce que nous te disons ?


     Et Iona entend le bruit des taloches qu’on lui allonge, davantage qu’il ne les sent.


     — Heu-heu ! rit-il. Ces messieurs sont gais… Que Dieu leur accorde la santé !


     — Cocher, tu es marié ? demande l’un des grands.


     — Moi ? Heu-heu ! Ces messieurs sont gais ! Ma seule femme, à présent, c’est la terre humide… Hi-ho-ho !… La tombe, quoi !… Mon fils est mort, et moi je suis en vie… C’est étrange, la mort s’est trompée de porte… Au lieu de se pointer chez moi, elle est allée voir mon fils…


     Et Iona se retourne pour raconter la mort de son fils, mais le bossu pousse à ce moment un petit soupir et annonce que les voilà enfin arrivés, Dieu merci. Ayant reçu ses vingt kopecks, Iona suit longuement des yeux les fêtards qui disparaissent sous un porche sombre. Le voilà de nouveau seul, le silence retombe sur lui… L’angoisse qui s’était apaisée quelques instants réapparaît, gonflant sa poitrine encore plus fortement. Les yeux anxieux et douloureux de Iona se portent rapidement sur les foules qui vont et viennent des deux côtés de la rue : ne se trouverait-il pas, parmi ces milliers de gens, quelqu’un pour l’écouter ? Mais les multitudes courent sans faire attention à lui, ni à sa tristesse… Laquelle est immense, sans bornes. Qu’éclate la poitrine de Iona, et que la tristesse en sorte, elle pourrait, semble-t-il, inonder le monde entier, pourtant, elle reste invisible. Elle  a su se loger dans une coquille si insignifiante qu’on ne la verrait pas en plein jour avec une lanterne…


     Iona voit un concierge tenant un petit sac, et décide d’engager la conversation avec lui.


     — Quel heure est-il donc, mon cher ?


     — Plus de neuf heures… Pourquoi t’arrêter ici ? Dégage !


     Iona fait avancer le cheval de quelques pas, se courbe et se livre à son chagrin… Il ne juge plus utile de s’adresser aux gens. Mais il ne se passe pas cinq minutes qu’il se redresse, secoue la tête comme s’il éprouvait une vive douleur et tire sur les rênes… Il n’en peut plus.


     « À l’auberge se dit-il. À l’auberge ! »


     Et la haridelle, comme si elle avait saisi sa pensée, part au trot. Une heure et demie pllus tard, Iona est assis à côté d’un grand poêle sale. En haut du poêle8, par terre, sur les bancs, des gens ronflent9. L’air est vicié, on étouffe… Iona lorgne les dormeurs, se gratte la nuque et regrette d’être rentré si tôt… 


     « Je n’ai même pas gagné de quoi payer mon avoine, songe-t-il. D’où mon anxiété. Un homme connaissant son affaire… lui-même rassasié, ainsi que son cheval, a toujours l’esprit en paix… »


     Dans un coin se lève un jeune cocher qui se traîne en grognant vers le seau d’eau.


     — Soif ?


     — Faut croire !


     — Eh bien, bois10… Moi, l’ami, mon fils est mort… Tu en as entendu parler ? Cette semaine, à l’hôpital… Drôle d’histoire !


     Iona regarde, guettant l’effet produit par ses paroles, mais ne voit rien. Le jeune s’est mis la tête sous sa couverture et dort déjà. Le vieux soupire et se gratte… De même que le jeune gars avait soif, lui a envie de parler. Cela fera bientôt une semaine que son fils est mort, et il n’a encore pu en parler comme il faut avec personne… Il faut en parler posément, de façon sensée… Raconter comment le fils est tombé malade, ce qu’il a souffert, ce qu’il a dit avant de mourir, comment il est mort… Décrire l’enterrement, et le voyage jusqu’à l’hôpital, pour récupérer les vêtements du défunt. Au village, celui-ci a laissé une fille, Anissia… Il faut également parler d’elle… Il y a tant de choses dont il faut parler, à présent ! Il faut que celui qui l’écoutera se mette à gémir, à soupirer, à se lamenter… C’est encore meilleur de parler avec des femmes. Elles ont beau être bêtes, deux mots suffisent pour qu’elles fondent en larmes.


     « Il faut aller voir le cheval, se dit Iona. Dormir, tu auras toujours le temps. Tu pourras dormir tout ton soûl, je crois bien… »


     Il s’habille et se rend à l’écurie, où se tient son cheval. Il pense à l’avoine, au foin, au temps qu’il fait… Lorsqu’il est seul, il ne peut pas penser à son fils… En parler avec quelqu’un, ça lui est possible, mais y penser tout seul, se le représenter, c’est trop pénible, c’est insupportable…


     — Tu mâches ? demande Iona à son cheval en voyant ses yeux brillants. Allons, mâche, mâche… Mangeons du foin, si nous n’avons pas gagné notre avoine… Oui… Je me fais vieux pour les courses… C’est mon fils, qui devrait faire le cocher, et plus moi… C’était un vrai cocher… Si seulement il avait vécu…


     Iona se tait un moment et poursuit :


     — Eh oui, ma petite jument… Il n’y a plus de Kouzma Ionytch11… Il nous a dit adieu12… Il est mort comme ça sans crier gare, en pure perte… Disons, tu vois, que tu as un poulain, tu es sa mère… Et brusquement, ce poulain te dit adieu… Ce serait une pitié, non ?


     La rosse mâche, écoute et souffle sur les mains de son maître…


     Iona se laisse entraîner et lui raconte tout…





Notes


  1. Premier vers d’un poème populaire s’inspirant du style des Psaumes de l’Ancien testament.
  2. Jonas.
  3. Quartier de Saint-Pétersbourg : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vyborg
  4. Cou de cygne dans le texte russe : pour un homme, cela passe mal en français.
  5. Maître, patron : désignait par le passé les gentilhommes propriétaires. Accent sur la première syllabe, ce qu’on peut rendre en écrivant : bârine.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_Vert
  7. Dragon tricéphale des contes russes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zme%C3%AF
    Curieusement, le terme a disparu dans la traduction de la Pléiade…
  8. Toujours cette plate-forme en haut du grand poêle russe, sur laquelle on peut dormir…
  9. Il est dans la salle commune d’une auberge servant de relais aux cochers.
  10. Et non « À ta santé… » comme on trouve dans la Pléiade, qui recopie paresseusement l’ancienne traduction de Denis Roche. L’erreur est courante. « Santé ! » se dit за здоровье, tandis que на здоровье signifie plutôt : « Bon appétit ! »
  11. Pour Ionovitch, fils de Iona.
  12. Mot à mot : « il nous a ordonné de vivre longtemps. »