mardi 26 décembre 2017

Volodia le grand et Volodia le petit (Anton Tchékhov)

      La nouvelle fut publiée fin 1893 par le journal  Les nouvelles russes* . La rédaction – par une réaction d’une chaste couardise, selon Tchékhov – en supprima des passages entiers, ce dont l’auteur se plaignit amèrement. En France, La revue bleue** refusa le texte non censuré en 1894, le jugeant « sans intérêt ». Elle trouva place, avec des corrections dues à Tchékhov, dans un recueil (en russe) de nouvelles et de récits, édité par Adolphe Marx. Les comptes-rendus ne furent pas légion. Mais le peintre Ilya Répine, dans sa lettre à Tchékhov de février 1895, exprima son enthousiasme pour la totalité des récits contenus dans le recueil en question, y compris donc pour cette nouvelle.

     Comme dans Lueurs, cinq années plus tôt, ou dans Ariane, deux ans plus tard, Tchékhov prend pour thème le destin des femmes dans la Russie de la fin du dix-neuvième siècle. Pour prolonger la référence à Schopenhauer, on peut citer cette réflexion datant de 1886 d’un penseur dont le féminisme n’était pas la vertu première, Nietzsche : « Jusqu’à présent les hommes ont traité les femmes comme des oiseaux qui seraient descendus d’on ne sait quelle hauteur céleste pour s’égarer parmi eux ; comme des êtres plus délicats, plus vulnérables, plus farouches, plus bizarres, plus doux,  doués de plus d’âme, mais qu’il faut enfermer dans des cages pour qu’ils ne s’envolent pas***. »



*** Par delà bien et mal, paragraphe 237, traduction de Cornélius Heim.















Volodia le grand et Volodia le petit


(Anton Tchékhov)






     — Je veux conduire moi-même, laissez-moi ! Je vais m’asseoir à côté du cocher ! disait à haute voix Sophia Lvovna1. Cocher, attends, je vais m’asseoir sur le siège, à côté de toi.
     Elle était debout dans le traîneau, son mari Vladimir Nikititch et son ami d’enfance Vladimir Mikhaïlytch la retenaient chacun par un bras pour l’empêcher de tomber. Ils allaient à vive allure.
     — Je l’avais dit, qu’il ne fallait pas lui donner de cognac, murmura avec humeur Vladimir Nikititch à son compagnon. Toi, alors, vraiment !
     D’expérience, le colonel savait que chez les femmes comme la sienne, l’agitation joyeuse due à l’ébriété cède la place à des rires hystériques suivis de pleurs. Il redoutait de devoir, une fois qu’ils seraient rentrés à la maison, s’affairer avec des gouttes et des compresses au lieu de dormir. 
     — Tprrr ! criait Sophia Lvovna. Je veux conduire !
     Elle était franchement gaie, elle triomphait. Depuis deux mois qu’elle avait épousé le colonel Iaguitch, l’idée la tourmentait qu’elle s’était mariée par intérêt et, comme on dit, par dépit3 ; aujourd’hui cependant, dans ce restaurant de banlieue, elle avait enfin acquis la conviction qu’elle l’aimait passionnément. Il avait beau avoir cinquante-quatre ans, il affichait une telle prestance et montrait une telle souplesse, il manipulait le calembour si joliment et accompagnait si bien les Tziganes ! Vraiment, de nos jours, les vieux sont mille fois plus intéressants que les jeunes, on dirait bien que la jeunesse et la vieillesse ont échangé leurs rôles. Le colonel a deux ans de plus que son père, mais ce détail a-t-il la moindre importance puisque, honnêtement, il y a en lui infiniment plus de force vitale, d’allant et de fraîcheur qu’en elle-même, malgré ses vingt-deux ans ?
     « Oh, qu’il est merveilleux, mon chéri ! » pensait-elle.
     Au restaurant , elle s’était également persuadée qu’elle avait éteint en elle la dernière étincelle de ses feux précédents. Elle ressentait maintenant une complète indifférence pour son ami d’enfance Volodia, c’est-à-dire Vladimir Mikhaïlytch, qu’elle aimait la veille encore à la folie, désespérément. Il lui avait, toute la soirée, paru mou, à moitié assoupi, sans intérêt, insignifiant, et le sang-froid avec lequel, à son habitude, il avait esquivé le paiement de la note au restaurant l’avait cette fois indignée, et elle avait dû faire un effort sur elle-même pour ne pas lui dire : « Quand on est pauvre, on reste chez soi. » C’est le colonel qui avait tout payé.
     Peut-être en raison des arbres, des congères et des poteaux télégraphiques4 qui défilaient devant ses yeux, les pensées les plus diverses lui venaient à l’esprit. Elle pensait : la note au restaurant s’est montée à cent-vingt roubles, plus cent pour les Tziganes, et demain, si ça lui chante, elle peut jeter un millier de roubles aux quatre vents, et seulement deux mois plut tôt, avant son mariage, elle n’avait même pas trois roubles à elle, il lui fallait s’adresser à son père pour la moindre babiole. Quel changement dans sa vie !
     Ses pensées s’embrouillaient, et il lui revenait en mémoire que le colonel Iaguitch, présentement son époux, faisait la cour à sa tante lorsqu’elle-même avait une dizaine d’années, et tout le monde à la maison disait qu’il avait causé sa perte et, de fait, la tante se montrait souvent à table avec des yeux rougis, elle partait sans cesse à droite et à gauche, on disait d’elle que la pauvre était comme une âme en peine. Lui, était alors un très bel homme, qui avait un extraordinaire succès auprès des femmes, toute la ville parlait de lui, on racontait qu’il faisait chaque jour la tournée de ses admiratrices, comme un médecin visite ses malades. Même à présent, en dépit de ses lunettes, de ses rides et de ses cheveux grisonnants, il arrive à son visage émacié de paraître beau, en particulier de profil.
     Le père de Sophia Lvovna était médecin militaire, et il avait un temps servi dans le régiment de Iaguitch. Le père de Volodia5 lui aussi, était médecin des armées, et il avait également servi un temps dans ce régiment, avec le père de Sophia et Iaguitch. Ses histoires d’amour souvent fort enchevêtrées et mouvementées n’avaient pas empêché Volodia de faire d’excellentes études ; ayant brillamment achevé son cursus universitaire, il s’était spécialisé dans la littérature étrangère, à présent il rédige sa thèse, à ce qu’il paraît. Il habite chez son père, à la caserne, et n’a pas d’argent à lui, malgré ses trente ans sonnés. Pendant leur enfance, Sophia Lvovna et lui vivaient, certes dans des appartements différents, mais sous le même toit, il venait souvent jouer avec elle et ils avaient appris ensemble la danse et le français ; mais lorsqu’il fut devenu un svelte et très beau jeune homme, elle se mit à éprouver de la gêne en sa présence avant de tomber éperdument amoureuse de lui et de le rester jusqu’à la veille de son mariage avec Iaguitch. Lui aussi, avait un extraordinaire succès avec les femmes, à peu près depuis l’âge de quatorze ans, et les dames qui trompaient leurs maris avec lui s’innocentaient à leurs propres yeux du fait que ce n’était qu’un gamin. Quelqu’un racontait naguère que lorsqu’il était étudiant, il occupait une chambre proche de l’Université, et chaque fois qu’on venait frapper à sa porte, on entendait ses pas derrière la porte, puis cette excuse, formulée à mi-voix : « Pardon, je ne suis pas seul3. » Il enthousiasmait Iaguitch, qui bénissait son avenir comme Dierjavine le fit pour Pouchkine6 et, visiblement, l’aimait beaucoup. Il leur arrivait de jouer ensemble des heures entières au billard ou au piquet7, sans dire un mot, et si Iaguitch partait faire un tour en troïka8, il emmenait avec lui Volodia qui lui confiait, et à lui seul, les secrets de sa thèse. Au début, lorsque le colonel était encore jeune, ils se retrouvaient souvent rivaux, mais sans éprouver de jalousie l’un envers l’autre. Quand on les voyait ensemble dans le monde, on appelait Iaguitch le grand Volodia, et son ami – le petit Volodia.
     Outre le grand Volodia, le petit Volodia et Sophia Lvovna, il se trouvait encore dans le traîneau Margarita Alexandrovna9 ou, comme tout le monde disait, Rita, une cousine de la vieille madame Iaguitch, demoiselle ayant déjà la trentaine, très pâle de teint, les sourcils noirs, portant un pince-nez3 et fumant cigarette sur cigarette, même par un froid de loup ; elle avait en permanence de la cendre sur la poitrine et sur les genoux. Elle parlait du nez, en traînant les mots, montrait de la froideur, buvait du cognac et des liqueurs à volonté sans s’enivrer et racontait mollement et sans intonation des histoires équivoques. Elle lisait chez elle toute la journée de grosses revues qu’elle couvrait de cendre, ou mangeait des pommes gelées.
     — Sonia10, arrête de te déchaîner, fit-elle d’une voix traînante. Ça devient vraiment bête. 
     Quand la barrière fut en vue, la troïka ralentit l’allure ; les maisons et les gens défilaient, et Sophia Lvovna, redevenue silencieuse, se serra contre son mari, plongée dans ses pensées. Volodia le petit était assis en face d’elle. Des pensées plus moroses vinrent vite se mêler à ses idées gaiement légères. Elle se disait : cet homme assis en face d’elle savait qu’elle l’aimait et, bien sûr, croyait ceux qui disaient qu’elle avait épousé le colonel par dépit3. Jusqu’alors, elle ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait et, ne voulant pas le lui avouer, le cachait, mais son expression montrait bien qu’il savait à quoi s’en tenir – et son amour-propre à elle en souffrait. Mais le plus humiliant dans sa situation était que ce Volodia, le petit, s’était brusquement mis à lui témoigner de l’attention après son mariage, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque là, restant des heures en sa compagnie sans piper mot, ou bavardant au sujet de vétilles sans intérêt, alors qu’à présent, dans le traîneau, sans parler avec elle, il lui faisait discrètement du pied et lui pressait la main ; visiblement, il avait attendu le moment où elle serait mariée ; et il était clair qu’il la méprisait et qu’en lui s’éveillait seulement pour elle, cette vilaine femme peu convenable, un intérêt d’une nature bien connue. Et lorsqu’en elle l’humiliation et la fierté blessée fusionnaient avec son amour triomphant pour son mari, une fougue la reprenait et lui donnait envie de s’asseoir à côté du cocher pour lâcher des cris et des sifflements…
     Au moment précis où ils passaient à côté du monastère des femmes, retentit le gros bourdon de mille pouds11. Rita fit un signe de croix.
     — Notre Olia12 est dans ce couvent, dit Sophia Lvovna en se signant également, avec un frisson.
     — Pourquoi y est-elle entrée ? demanda le colonel.
     Par dépit3, répondit Rita d’un ton courroucé, avec une allusion évidente au mariage de Sophia Lvovna avec Iaguitch. C’est à la mode, de nos jours, de faire les choses par dépit. Comme pour défier le monde entier. Elle était très gaie, toujours à jouer les coquettes, ne comptaient pour elle que les bals et ses cavaliers, et brusquement – voyez un peu la surprise !
     — C’est inexact, dit petit Volodia en abaissant le col de sa pelisse et en laissant voir son joli minois. Il ne s’agit pas ici de dépit, mais de quelque chose d’absolument épouvantable, si vous voulez. Son frère Dmitri a été condamné aux travaux forcés, on ne sait pas où il se trouve, maintenant. Le chagrin a tué leur mère.
     Il remonta son col.
     — Et Olia a bien fait, ajouta-t-il d’une voix sourde. Se retrouver dans une position de pupille donne à réfléchir, même quand la tutrice est d’un or aussi pur que Sophia Lvovna !
     Celle-ci sentit du mépris dans le ton de sa voix et eut envie de lui répondre une insolence, mais demeura coite. Sa fougue la reprit ; elle se releva et cria d’une voix plaintive :
     — Je veux aller aux matines ! Cocher, demi-tour ! Je veux voir Olia !
     On fit demi-tour. Le son de la cloche du monastère était grave et profond, et quelque chose dans ce son, semblait-il à Sophia Lvovna, évoquait Olia et sa vie. Les cloches sonnaient aussi dans les autres églises. Lorsque le cocher eut arrêté la troïka, Sophia Lvovna jaillit du traîneau et s'en alla toute seule vers le portail.
     — Fais vite ! lui cria son mari. Il se fait tard !
     Elle franchit le sombre porche puis remonta l’allée qui menait à la grande église, faisant crisser la neige sous ses pas, le son de la cloche retentissait à présent au-dessus de sa tête et semblait la pénétrer toute entière. C’était déjà la porte de l’église, trois marches à descendre et puis l’avant-nef avec des images de saints des deux côtés, une odeur de genièvre et d’encens, une nouvelle porte qu’une silhouette sombre ouvre avant de s’incliner très bas… L’office n’avait pas encore commencé. Une nonne longeait l’iconostase en allumant des cierges, une autre allumait un lustre. Ça et là, près des colonnes des petits autels latéraux, se tenaient des formes sombres. « Ces silhouettes resteront figées dans cette pose jusqu’au matin » , se dit Sophia Lvovna en éprouvant une sensation de froid dans cette obscurité morose – encore plus triste qu’un cimetière. Elle observa tristement les silhouettes figées dans leur immobilité, et elle eut soudain le cœur serré. Sans savoir comment, dans l’une des nonnes, petite et maigrichonne, un fichu noir sur la tête, elle avait reconnu Olia, alors que celle-ci, en entrant au monastère, était, dans son souvenir, forte et plus grande. Très émue, hésitant encore, Sophia Lvovna s’approcha de la novice pour voir son visage par-dessus son épaule, et vit que c’était bien elle.
     — Olia ! dit-elle en levant les bras au ciel, clouée par l’émotion. Olia !
     La religieuse la reconnut aussitôt, levant les sourcils d’étonnement, et sa figure pâle et lavée récemment s’illumina de joie, tout comme la coiffe blanche qu’on apercevait sous son fichu. 
     — Le Seigneur m’envoie un miracle, dit-elle en écartant elle aussi ses mains pâles et fluettes.
     Sophia Lvovna l’étreignit fortement et l’embrassa en redoutant de sentir le vin.
     — Nous passions par ici et nous nous sommes souvenus de toi, dit-elle, essoufflée comme au sortir d’une course rapide. Mon Dieu, que tu es pâle ! Je… je suis très contente de te voir. Bon, alors ? Comment es-tu ? Tu t’ennuies ?
     Sophia Lvovna enveloppa du regard les autres nonnes et poursuivit en baissant la voix :
     — Il y a eu tant de changements, chez nous… Sais-tu, j’ai épousé Iaguitch, Vladimir Nikititch. Tu te souviens sûrement de lui… Je suis très heureuse avec lui.
     — Allons, Dieu merci. Et ton père va bien ?
     — Il est en bonne santé. Il repense souvent à toi. Olia, viens donc nous voir pour les fêtes. D’accord ?
     — Je viendrai, répondit Olia avec un sourire malicieux. Je viendrai le lendemain.
     Sans savoir elle-même pourquoi elle pleurait, Sophia Lvovna se mit à pleurer ; elle pleura en silence quelques instants, puis s’essuya les yeux et dit :
     — Rita va beaucoup regretter de ne pas t’avoir vue. Elle est avec nous. Volodia également. Ils sont près du portail. Comme ils seraient contents de te voir ! Allons-y, puisque l’office n’a pas encore commencé.
     — Allons-y, accepta Olia.
     Elle se signa trois fois de suite et se dirigea vers la sortie de l’église en compagnie de. Sophia Lvovna.
     — Donc, tu dis que tu es heureuse, Sonietchka14 ? demanda-t-elle alors qu’elles franchissaient le portail.
     — Très heureuse.
     — Eh bien, remercions le Seigneur.
     En apercevant la religieuse, Volodia le grand et Volodia le petit quittèrent le traîneau et la saluèrent avec déférence ; sa figure pâle et son habit noir de nonne les émouvaient visiblement, et il leur était agréable qu’elle se fût souvenue d’eux et fût venue les saluer. Pour qu’elle n’ait pas froid, Sophia Lvovna l’enveloppa d’un plaid et étendit sur elle un pan de sa pelisse. Les larmes qu’elle venait de verser l’avaient soulagée en éclairant son âme ; elle se réjouissait de voir cette nuit pleine de bruit, d’agitation et, au fond, de choses impures, s’achever inopinément dans tant d’innocence et de douceur. Et, afin de garder Olia un peu plus longtemps auprès d’elle, elle proposa :
     — Allez, on va faire un tour avec elle ! Monte dans le traîneau, Olia, juste un pettit tour.
     Les deux hommes s’attendaient à un refus de la part de la nonne – les saints ne vont pas en troïka – mais elle les étonna en acceptant et s’asseyant dans le traîneau. Et, tandis que la troïka s’élançait en direction de la barrière, ils gardèrent tous le silence, veillant seulement à ce qu’elle fût bien installée et n’eût pas froid, et chacun d’eux comparait son état présent à ce qu’elle était autrefois. Son visage était à présent impassible, peu expressif, s’y lisait une froideur pâle et transparente, comme si dans ses veines, ce n’était plus du sang qui coulait, mais de l’eau. Et deux-trois ans plus tôt, elle était toute rose, bien en chair, elle parlait de fiançailles, n’arrêtait pas de rire…
     Arrivée à la barrière, la troïka revint en arrière ; quand elle s’arrêta près du monastère une dizaine de minutes plus tard et qu’Olia descendit du traîneau, le carillon retentissait déjà au clocher. 
     — Que Dieu vous préserve, dit Olia en s’inclinant profondément, comme le font les nonnes.
     — Nous comptons sur toi, Olia.
     — Je viendrai, je viendrai.
     Elle s’en alla d’un pas rapide et l’obscurité de l’entrée l’engloutit. Et lorsque la troïka reprit sa course, une tristesse inexpliquée régna dans le traîneau. Ils se taisaient tous. Sophia Lvovna éprouva une grande lassitude et du découragement ; son insistance à faire s’asseoir une religieuse pour une promenade en traîneau en compagnie de gens éméchés lui semblait maintenant une sottise, un manque de tact proche du sacrilège ; en même temps qu’elle se dégrisait, elle n’avait plus envie de s’abuser elle-même et il devenait clair à présent qu’elle n’aimait pas son mari et ne pourrait jamais l’aimer, que tout cela n’était qu’absurdité et stupidité. Elle l’avait épousé par intérêt, parce qu’il était atrocement riche, suivant l’expression de ses amies de pension, aussi par peur de rester vieille fille comme Rita et enfin parce qu’elle en avait plus qu’assez de son docteur de père et qu’elle voulait vexer Volodia le petit. Si elle avait pu supposer, en se mariant, que ce serait aussi affreusement pesant et laid, pour rien au monde elle n’aurait ceint la couronne nuptiale. Seulement, à présent, le mal était fait, irréparable. Il n’y avait plus qu’à l’accepter.
     Ils rentrèrent. En se couchant dans le lit doux et chaud et en s’enveloppant dans la couverture, Sophia Lvovna se remémora l’obscurité de l’avant-nef, l’odeur de l’encens et les silhouettes auprès des colonnes, et il lui fut pénible de se dire que ces silhouettes allaient rester debout, immobiles, pendant qu’elle dormirait. Les matines seraient longues, longues les heures, et puis la messe, le Te Deum…
     « Mais Dieu existe tout de même, c’est sûr, de même que ma mort est certaine, il faut donc tôt ou tard penser à son âme, à la vie éternelle, comme le fait Olia. Olia est sauvée, à présent, il ne subsiste plus pour elle de questions… Mais si Dieu n’existe pas ? Alors, elle a perdu sa vie. Qu’est-ce que cela veut dire, perdu ? Pourquoi perdu ? »
     Et cette pensée, de nouveau, une minute après :
     «  Dieu existe, la mort est certaine, il faut penser à son âme. Si la mort se présente à l’instant même à Olia, celle-ci n’aura pas peur. Elle est prête. Et surtout, elle a, en ce qui la concerne, résolu le problème de la vie. Dieu existe… oui… Mais n’y a-t-il pas d’autre voie que le monastère ? Entrer au monastère, c’est quand même renoncer à la vie, en finir avec elle… »
     Sophia Lvovna était un peu effrayée ; elle cacha sa tête sous un oreiller.
     — Il ne faut pas penser à cela, chuchota-t-elle. Il ne faut pas…
     Dans la pièce voisine, Iaguitch marchait sur le tapis, dans un faible bruit d’éperons, il pensait à quelque chose. La pensée vint à Sophia Lvovna qu’une seule chose le lui rendait proche et aimable : lui aussi s’appelait Vladimir. Elle s’assit dans son lit et appela avec tendresse :
     — Volodia !
     — Qu’y a-t-il ? répliqua son mari.
     — Rien. 
     Elle se recoucha. Une sonnerie retentit, c’étaient peut-être les cloches du monastère, l’avant-nef obscure et les silhouettes se montrèrent de nouveau, elle roula dans sa tête des pensées au sujet de Dieu et de la mort inévitable, et elle se recouvrit la tête pour ne pas entendre la sonnerie ; elle se fit cette réflexion qu’une longue-longue vie allait précéder la venue de la vieillesse et de la mort, et qu’elle aurait chaque jour à supporter la compagnie d’un homme qu’elle n’aimait pas, et tiens, le voici qui entrait dans leur chambre et se couchait, et il lui faudrait réprimer en elle son amour sans espoir pour un autre — un homme jeune, délicieux et, lui semblait-il, extraordinaire. Elle jeta un coup d’œil à son mari et voulut lui souhaiter une bonne nuit, mais à la place, elle se mit brusquement à pleurer. Elle était mécontente d’elle.
     — Allons bon, voilà la musique qui commence ! fit Iaguitch en accentuant le si15.
     Elle ne réussit à s’apaiser que tardivement, vers les neuf heures du matin ; ses pleurs cessèrent, de même que les frissons qui la faisaient trembler de tout son corps, mais elle se mit à éprouver un violent mal de tête. Dans la pièce voisine, Iaguitch, qui se hâtait d’aller à la grand-messe, s’emporta contre son ordonnance en train de l’aider à s’habiller .  Il entra une fois dans la chambre dans un doux cliquetis d’éperons, prit quelque chose, puis revint, portant déjà ses épaulettes et ses décorations, boitillant légérement à cause de ses rhumatismes, et sa démarche comme son regard parurent à Sophia Lvovna, sans qu’elle sût pourquoi, ceux d’un oiseau de proie. 
     Elle entendit Iaguitch téléphoner.
     — Veuillez me passer les casernes Vassilievski16, dit-il ; et, une minute plus tard : 
     — Les casernes Vassilievski ? Passez-moi, je vous prie, le docteur Salimovitch… Et encore quelques instants plus tard :
     — Qui est à l’appareil ? C’est toi, Volodia ? Très bien. Mon cher, demande à ton père de venir tout de suite chez nous, mon épouse ne se sent pas bien après notre soirée d’hier. Il n’est pas là ? Hmm… Je te remercie. Excellent… Tu me rendras un très grand service… Merci3. 
     Iaguitch pénétra dans la chambre pour la troisième fois, s’inclina au-dessus de sa femme, la bénit d’un signe de croix, lui présenta sa main à baiser (les femmes qui l’aimaient lui baisaient la main, il en avait pris l’habitude) et lui dit qu’il rentrerait pour le déjeuner17. Et sortit.
     Peu avant midi, la femme de chambre annonça Vladimir Mikhaïlytch. Sophia Lvovna, que la fatigue et son mal de tête faisaient chanceler, enfila en vitesse sa nouvelle et magnifique robe de chambre bleu lilas bordée de fourrure et se coiffa tant bien que mal en toute hâte ; elle sentait en elle une tendresse inexprimable et tremblait de joie, et aussi de peur qu’il ne parte. Qu’elle ait au moins le temps de l’apercevoir.
     Pour lui rendre visite, le petit Volodia avait revêtu la tenue qui convenait, il était en habit et portait une cravate blanche. Lorsque Sophia Lvovna entra au salon, il lui baisa la main et regretta sincèrement de la voir souffrante. Puis, une fois assis, il s’extasia devant la robe de chambre. 
     — C’est la rencontre d’hier avec Olia qui m’a perturbée, dit-elle. Au début, j’en avais le cœur serré, mais maintenant, je l’envie. C’est un roc indestructible, inébranlable ; mais vraiment, Volodia, aucune autre issue ne se présentait à elle ? S’enterrer vivante, est-ce vraiment résoudre le problème de la vie ? Tout de même, ce n’est pas une vie, c’est être déjà mort.
     À cette évocation d’Olia, le visage de petit Volodia exprima de l’attendrissement. 
     — Volodia, vous qui êtes quelqu’un d’intelligent, déclara Sophia Lvovna, conseillez-moi, pour que je puisse me comporter absolument comme elle. Évidemment, je ne suis pas croyante et le monastère n’est pas pour moi, mais il doit y avoir moyen de faire quelque chose d’équivalent. Il ne m’est pas facile de vivre, ajouta-t-elle après une pause. Éclairez-moi… Dites-moi quelque chose de convaincant. Ne serait-ce qu’un mot.
     — Un mot ? Volontiers : tararaboumbiya18.
     — Pourquoi me méprisez-vous, Volodia ? demanda-t-elle vivement. Pardonnez-moi, mais vous me parlez sur un ton spécial, avec cette fatuité dont on préserve les amis et les femmes comme il faut. Vous êtes un savant reconnu, vous aimez la science, pourquoi donc ne m’entretenez-vous jamais de science ? Je n’en vaux pas la peine ?
     Petit Volodia grimaça de contrariété et dit :
     — D’où vous vient cet appétit soudain pour la science ? Il vous faut peut-être aussi une Constitution ? Ou bien de l’esturgeon au raifort19 ?
     — Très bien, je suis une nullité, une saleté, une femme sans principes, bornée… Mes fautes sont innombrables, je suis folle, dépravée, on doit me mépriser pour cela. Mais aussi, Volodia, vous avez dix ans de plus que moi, quant à mon mari, il en a trente de plus. Vous m’avez vue grandir et, si vous en aviez eu le désir, vous auriez pu faire de moi ce que vous auriez voulu, même un ange. Mais vous… (sa voix eut un tremblement) vous comportez affreusement avec moi. Iaguitch m’a épousée alors qu’il était déjà vieux, et vous…
     — Allons, en voilà assez, ça suffit, dit Volodia en s’asseyant à côté d’elle et en lui baisant les deux mains. Laissons Schopenhauer philosopher et prouver ce qu’il lui plaira, nous allons, quant à nous, embrasser ces petites mains-là. 
     — Vous me méprisez, et si vous saviez combien j’en souffre ! dit-elle d’un ton irrésolu, sachant par avance qu’il ne la croirait pas. Et si vous saviez à quel point je souhaite changer, et commencer une vie nouvelle ! J’y pense avec extase, ajouta-t-elle, et des larmes de ravissement apparurent en effet dans ses yeux. Être une bonne personne, quelqu’un d’honnête et de pur, qui ne ment pas, qui a un but dans la vie.
     — Allons, allons, allons, pas de simagrées, je vous prie ! Je n’aime pas ça ! dit Volodia,  une expression capricieuse sur le visage. Ma parole, on se croirait au théâtre. Comportons-nous comme des êtres humains.
     Pour ne pas le voir se fâcher et s’en aller, elle entreprit de se justifier et, se forçant à sourire pour lui faire plaisir, se remit à parler d’Olia, et de son désir à elle de résoudre le problème que lui posait sa vie, de devenir une véritable personne.
     — Tara…ra… boumbiya… fredonna Volodia. Tara… ra… boumbiya !
     Et soudain, il lui prit la taille. Et elle, sans comprendre ce qu’elle faisait, posa les mains sur ses épaules et , ravie, contempla une minute avec enivrement son visage spirituel et moqueur, son front, ses yeux, sa jolie barbe…
     — Tu sais depuis longtemps que je t’aime, avoua-t-elle en rougissant, tourmentée, sentant que même ses lèvres se convulsaient de honte. Je t’aime. Alors, pourquoi me tortures-tu ?
     Fermant les yeux, elle lui baisa fortement les lèvres, en un long baiser d’une minute, peut-être, un baiser qu’elle ne parvenait pas à interrompre, tout en sachant que ce n’était pas convenable, qu’elle encourait la réprobation de Volodia, qu’un domestique pouvait entrer…
     — Ah, ce que tu peux me torturer ! répéta-t-elle.
     Une demi-heure plus tard, ayant obtenu ce qu’il lui fallait, Volodia reprenait des forces, assis dans la salle à manger, tandis qu’à genoux, elle regardait avidement son visage ; il lui dit qu’elle ressemblait à un petit chien attendant qu’on lui jette un petit bout de jambon. Puis il l’installa sur l’un de ses genoux et se mit à la bercer comme un enfant, en fredonnant :
     — Tara…ra… boumbiya…Tara… ra… boumbiya !
     Et, alors qu’il se préparait à partir, elle lui demanda d’une voix passionnée :
     — Quand nous revoyons-nous ? Aujourd’hui ? Où donc ?
     Et elle tendit les mains vers ses lèvres, comme pour saisir sa réponse, la prendre dans ses mains.
     — Difficile, aujourd’hui, réfléchit-il. Demain ?
     Et ils se séparèrent. Avant le déjeuner, Sophia Lvovna alla au monastère voir Olia, mais on lui expliqua qu’Olia lisait les psaumes pour un défunt. Du monastère, elle se rendit chez son père, qu’elle ne trouva pas non plus chez lui, puis elle changea de fiacre et se mit à rouler sans but par les rues et les passages, ainsi jusqu’au soir. En repensant de façon inexplicable à cette tante aux yeux rougis qui était comme une âme en peine.
     La nuit tombée, on fit une nouvelle promenade en troïka et on alla encore écouter les tziganes dans un restaurant de banlieue. En repassant devant le monastère, Sophia Lvovna repensa à Olia, et son cœur se serra à la pensée que les femmes et les jeunes filles de son milieu n’avaient le choix qu’entre les promenades en traîneau et les mensonges d’une part, l’entrée au monastère et la mortification de la chair de l’autre… Et le lendemain, elle eut son rendez-vous et se retrouva à parcourir la ville en fiacre toute seule, en repensant à sa tante.
     Au bout d’une semaine, le petit Volodia se débarrassa d’elle. Et la vie reprit comme par le passé, sans intérêt, remplie d’ennui, parfois même pénible. Le colonel et le petit Volodia faisaient de longues parties de billard ou de piquet, Rita racontait sans entrain des histoires fades, Sophia Lvovna passait son temps dans les fiacres et demandait à son mari de l’emmener faire un tour en troïka.
     Se rendant presque chaque jour au monastère, elle importunait Olia, se plaignait devant elle de ses souffrances insupportables, pleurait et sentait qu’avec elle entrait dans la cellule de la nonne une vieille chose souillée et pitoyable ; d’une voix machinale, comme récitant une leçon apprise, Olia lui disait que ce n’était pas grave, que tout cela passerait et que Dieu lui pardonnerait.     



  1. Fille de Léon.
  2. Pour Mikhaïlovitch. Volodia est un diminutif de Vladimir : le compte y est.
  3. En français dans le texte. Par la suite aussi.
  4. Il y aurait une étude à faire sur les poteaux télégraphiques qui obsèdent Tchékhov.
  5. Il s’agit ici de l’ami d’enfance, Vladimir Mikhaïlytch. L’autre sera provisoirement désigné par son nom de famille, Iaguitch, avant de devenir « Volodia le grand » , tandis que l’ami d’enfance sera « Volodia le petit » .
  6. Au début 1815, au lycée de Tsarskoïé Siélo, où Pouchkine finissait ses études en écrivant ses premières ébauches. Dierjavine, un an avant de mourir, salua en lui le grand poète qui s’annonçait. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gavrila_Derjavine
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Piquet_(jeu_de_cartes)
  8. Attelage de trois chevaux, tirant une calèche ou, comme ici, un traîneau.
  9. Fille d’Alexandre.
  10. Diminutif de Sophia.
  11. Soit une cloche de plus de seize tonnes.
  12. Diminutif du prénom Olga.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconostase
  14. Diminutif de Sonia, donc surdiminutif de Sophia.
  15. En russe, la musique se dit mouzyka, mais c’est la première syllabe qui est accentuée.
  16. À Saint-Petersbourg. Voir par exemple le récit La sentinelle, de N. Leskov.
  17. Que l’on peut aussi traduire par « dîner » , à la mode de l’Ancien régime, car il se prend tard, vers 15h…
  18. Le mot russe fut pris en 2010 comme titre d’une grande manifestation théâtralo-carnavalesque montée pour le 150e anniversaire de la naissance d’Anton Tchékhov par Dmitri Krylov et son « théâtre-laboratoire » , mettant en scène un certain nombre de personnages des pièces de Tchékhov, « en roue libre » . Grand émule de Tchékhov, Vassili Choukchine mettra aussi dans la bouche de certains personnages de ses nouvelles de pures créations verbales. Cela dit, la notice russe de la grande édition soviétique de Tchékhov suggère qu’il pourrait s’agir de la transcription en russe d’un refrain à la mode chez les demi-mondaines parisiennes de la fin du dix-neuvième siècle. D’ailleurs, un peu plus loin, le petit Volodia va fredonner ces syllabes…Tchékhov, quelques années plus tard, fera fredonner la même chose à Tchéboutykine, dans Les trois sœurs. Les généalogistes pourront faire des recherches dans le livre d’un certain A. Langueux, Amours 1900, paru en 1961. Mais un abonné de Mediapart m'a donné une référence précise :   http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/paroles/tha_ma_ra_boum_di_he.htm, ainsi qu'une version anglaise : https://youtu.be/SQcp2GNd49o
  19. Citation satirique de Saltykov-Chtchédrine : « Le besoin de quelque chose se faisait sentir : d’une Constitution, d’esturgeon au raifort, ou encore d’écorcher quelqu’un. »

vendredi 8 décembre 2017

Les voisins (Anton Tchékhov)

      Rédigée pour l’essentiel en 1892 — en même temps que Tchékhov travaille à son rapport sur Sakhaline, écrit la grande et terrible nouvelle Salle n°6 et deux ou trois autres récits – cette nouvelle n’est ni la plus connue, ni la plus commentée, de l’auteur, la critique se partageant sans étincelles, seul le peintre Ilya Répine écrivit une lettre enthousiaste à Tchékhov. Et pourtant, elle mériterait de l’être, tant elle contient d’allusions à la littérature russe du XIXe siècle, et tant elle renvoie à l’un des aspects les plus importants de la vie de l’auteur, sa relation fusionnelle avec son unique sœur, Maria Pavlovna, dite Macha. Sans oublier le triste spectacle que lui ont fourni ses frères aînés Alexandre et Nicolas, qu’il sermonna tant qu’il le put.
     Un premier personnage jouant un peu le rôle de narrateur, dont le voisin a volé la sœur, cette sœur qui est son lien avec le paradis perdu, l’enfance. Par plus d’un trait, Piotr Mikhaïlytch rappelle Oblomov, ce personnage central des lettres russes, lui aussi regrettant le pays de cocagne de son enfance. Piotr Mikhaïlytch est un velléitaire et, au début comme à la fin du récit, se reproche son manque de volonté. La différence avec Oblomov, c’est que ce dernier n’a que sa mère et une nounou, il n’a pas de sœur. Piotr Mikhaïlytch en a une, et ce vieux garçon ne pense pas à l’amour, ni au mariage : sa sœur lui suffit. On ne peut s’empêcher de penser au couple Anton-Maria, cette dernière ayant consacré sa vie à son grand homme de frère, lequel l’a empêchée à plusieurs reprises de se marier, en émettant un jugement négatif sur le mariage envisagé. Lui, rompra le pacte à la fin de sa vie, en épousant Olga Knipper en 1901, de façon assez particulière : mariage clandestin, pas de vie commune… Et Tchékhov a sans doute accepté finalement ce mariage parce qu’il se sait condamné – il mourra trois ans plus tard.
     Et le voleur de sœur, Vlassitch ? Un cas aussi, celui-là : un brouillon doublé d’un Don Quichotte revu par Dostoïevski, cité directement ou dont un titre est repris ici (voir la note 9). Un réformateur foutraque, écrivant des lettres incendiaires et lisant les critiques radicaux comme Pissariev ou Dobrolioubov, qui dépassent un libéral comme Herzen et seront épinglés, avec Tchernichevski, par Tourguéniev comme « nihilistes » dans l’étrange roman Pères et fils. Le narrateur en dresse un portrait accablant en le contemplant, mais ne peut s’empêcher de l’aimer, un peu comme un double de lui-même – de même qu’Oblomov aime bien son double imaginaire, Stolz, mais ce dernier est bien plus efficace que le désordonné Vlassitch, menacé de ruine. On peut ici penser au père de Tchékhov, Pavel Iégorovitch, et à ses frêres aînés, Alexandre, qui fit lui aussi un mariage « à la Dostoïevski » , et Nicolas – qui bousilla son talent de peintre en le noyant dans l’alcool, avant de mourir de tuberculose, ce qui jeta son frère Anton, trop chagriné pour rester en place, sur les grandes routes boueuses, direction l’île de Sakhaline.
     Dostoïevski, Gontcharov… Plane aussi l’ombre de Gogol, avec le séminariste évoqué dans le texte. L’affreux petit récit de ce qui lui arrive est comme un minuscule conte à la Leskov à l’intérieur de la nouvelle. Il nous manque Tolstoï,  mais Tchékhov s’est plus ou moins adressé à lui dans la Salle n°6, qu’on peut certes interpréter comme une catharsis pour l’auteur, encore secoué par la mort de Nicolas et par les horreurs vues à Sakhaline, mais aussi comme une  critique implicite de la non-violence prônée par Tolstoï : la descente aux enfers du docteur Raguine est certes une chute dans la dépression, mais c’est aussi ce qui arrive lorsque s’on s’abstient de résister au mal, laissant le champ libre aux arrivistes sans scrupules et à leurs sbires « aux poings énormes » …














Les voisins

(Anton Tchékhov)





     Piotr Mikhaïlytch1 Ivachine était de fort méchante humeur : sa sœur, encore jeune fille, était partie s’installer chez un homme marié, Vlassitch. Pour se défaire de cette humeur pesante et chagrine qui ne le quittait ni chez lui ni à la campagne, il appelait à l’aide son sens de la justice et ses bonnes et louables convictions –n’avait-il pas toujours été partisan de l’amour libre ? – mais cela lui était d’un piètre secours et il revenait toujours, malgré lui, à la même conclusion que la vieille nounou stupide, à savoir que sa sœur avait fait une mauvaise action et que Vlassitch lui avait volé sa sœur. Pensée qui le mettait à la torture.
     Sa mère restait toute la journée dans sa chambre, la nounou chuchotait et soupirait à n’en plus finir, la tante se préparait chaque jour à s’en aller, on ne faisait que porter ses valises dans l’entrée pour les ramener dans sa chambre ensuite. Il régnait dans la maison, dans la cour et dans le jardin un silence qui aurait pu faire croire que quelqu’un était mort. Piotr Mikhaïlytch avait l’impression que sa tante, les domestiques, et même les moujiks du coin, le regardaient avec perplexité, d’un air interrogateur, comme pour lui dire : « Ta sœur a été séduite, qu’as-tu à rester les bras ballants? »  Et il se reprochait sa passivité, tout en voyant mal quoi faire, au juste.
     Six jours s’écoulèrent ainsi. Le septième – un dimanche, après le déjeuner – un cavalier apporta une lettre. L’adresse, d’une écriture féminine connue, était ainsi rédigée : « Son Excell. Anna Nikolaïevna Ivachine » Sans savoir pourquoi, Piotr Mikhaïlytch trouva que l’enveloppe, l’écriture et l’abréviation « Excell. » contenaient comme un défi, une provocation de type libéral.  Et le libéralisme, chez les femmes, est têtu, inflexible et cruel2
     « Elle préférera mourir plutôt que de faire des concessions à sa malheureuse mère et lui demander pardon », se dit Piotr Mikhaïlytch en se rendant chez sa mère avec la lettre.
     Sa mère était étendue sur son lit, tout habillée. En voyant son fils, elle se leva d’un coup et, rajustant les cheveux gris qui s’échappaient de son bonnet, demanda avec vivacité :
     — Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?
     — Un courrier… dit son fils en lui tendant la lettre.
     Le nom de Zina n’était pas prononcé dans la maison, on ne disait même pas « elle » , on évitait à son propos jusqu’à ce prénom. La mère reconnut l’écriture de sa fille et son visage s’enlaidit, devint hostile, et ses cheveux gris s’échappèrent à nouveau du bonnet. 
     — Non ! fit-elle, secouant les mains comme si la lettre lui avait brûlé les doigts. Non, non, jamais ! Pour rien au monde ! 
     Et, de chagrin et de honte, elle éclata en sanglots hystériques ; elle aurait voulu, à l’évidence, lire la lettre, mais son orgueil s’y opposait. Piotr Mikhaïlytch comprenait bien que c’était à lui de décacheter la lettre et de la lire à haute voix, mais un accès de colère, tel qu’il n’en avait jamais ressenti auparavant, le submergea brusquement ; il sortit de la maison en courant pour crier au message à cheval :
     — Il n’y aura pas de réponse ! Pas de réponse ! Dis-lui ça, espèce de brute !
     Et il déchira la lettre ; il eut ensuite les larmes aux yeux et, malheureux, se sentant coupable de cruauté, il partit en pleine campagne.
     Il n’avait que vingt-sept ans mais il était déjà corpulent, s’habillait comme un vieux, aimant les vêtements amples et larges, et s’essoufflait facilement. S’affirmaient déjà en lui tous les penchants du propriétaire vieux garçon. Tomber amoureux lui était étranger, il ne songeait pas au mariage et n’avait d’affection que pour sa mère, sa sœur, sa vieille bonne et Vassilitch, le jardinier ; il aimait la bonne chère, la sieste d’après déjeuner, les discussions d’ordre politique ou plus élevé… Il avait achevé naguère des études à l’Université, mais considérait à présent cela comme une sorte d’obligation à laquelle un jeune homme ne pouvait se soustraire, entre dix-huit et vingt-cinq ans ; en tout cas les pensées qui lui traversaient maintenant la tête quotidiennement n’avaient-elles rien à voir avec l’Université, ni avec les sciences qu’il lui était arrivé d’étudier.
     Il régnait dans les champs un calme étouffant, comme avant la pluie. Il faisait une chaleur d’étuve dans les bois, où s’exhalait une lourde odeur de résine et de feuilles en décomposition. Piotr Mikhaïlytch fit à plusieurs reprises halte pour essuyer son front en sueur. Il examina ses blés d’automne comme ceux de printemps, contourna un champ de trèfle et débusqua une ou deux fois, en lisière de forêt, une perdrix avec ses poussins ; et tout ce temps, il se disait que cette insupportable situation ne pouvait pas se prolonger indéfiniment et qu’on devait y mettre fin d’une façon ou d’une autre. Il fallait en finir de telle ou telle manière, bêtement ou sauvagement, mais en finir, à tout prix. 
     « Mais comment ? Que faire ? » se demandait-il en lançant des regards suppliants vers le ciel et les arbres, comme pour les appeler à l’aide. 
     Mais le ciel et les arbres gardaient le silence. Les louables convictions n’étaient d’aucun secours, et le bon sens suggérait que son douloureux problème ne pourrait connaître qu’une résolution stupide, et qu'il y aurait d’autres scènes du même genre que celle d’aujourd’hui avec le cavalier. C’était effrayant, de penser à celles à venir !
     Alors qu’il revenait chez lui, le soleil déclinait déjà.  À présent, il ne voyait plus du tout de solution. Impossible de prendre son parti du fait accompli, tout aussi impossible de ne pas en prendre son parti, rien entre les deux. Alors que, son chapeau ôté, il s’éventait avec son mouchoir4 en marchant, et tandis qu’ il ne lui restait plus que deux verstes5 environ à parcourir, des sonneries retentirent derrière lui. C’était un assortiment ingénieux et extrêmement réussi de clochettes et de grelots produisant des sons cristallins. Le seul à circuler en émettant une telle musique était le chef de la police Miédovski, ancien officier de hussards, homme ruiné, usé et malade, lointain parent de Piotr Mikhaïlytch. C’était un familier des Ivachine, il éprouvait une tendresse paternelle pour Zina, qui l’enchantait.
     — Je vais chez vous, dit-il en ayant rattrapé Piotr Mikhaïlytch. Montez, je vous emmène.
     Il souriait et paraissait gai ; Visiblement, il ne savait pas encore que Zina était partie chez Vlassitch ; peut-être qu’on l’en avait informé, mais qu’il n’y avait pas cru. Piotr Mikhaïlytch éprouva la gêne de la situation. 
     — Vous êtes le bienvenu, bafouilla-t-il, cramoisi, ne sachant quel mensonge inventer. Je suis ravi, poursuivit-il en s’efforçant de sourire, mais… Zina s’est absentée et maman est malade.
     — En voilà une déception ! fit le chef de la police en regardant d’un air pensif Piotr Mikhaïlytch. Moi qui pensais passer la soirée chez vous. Où est donc allée Zina Mikhailovna ?
     — Chez les Sinitski, et elle voulait pousser ensuite jusqu’au couvent. Je ne sais pas trop.
     Le chef de la police discuta encore un peu avec lui, avant de faire demi-tour. Piotr Mikhaïlytch marcha vers sa maison en se demandant avec effroi ce qu’il ressentirait lorsqu’il apprendrait la vérité. Il se représenta cette réaction, et entra chez lui l’âme remplie de ce sentiment.
     « Aide-moi, Seigneur, aide-moi, aide-moi… » se disait-il.
     Dans la salle à manger, il ne trouva que sa tante, assise et prenant son thé du soir. Par habitude, elle arborait sur son visage cette expression signifiant que, quoique pauvre et sans défense, elle ne permettrait à personne de l’offenser. Piotr Mikhaïlytch s’assit à l’autre bout de la table (il n’aimait pas sa tante) et se mit à boire du thé en silence.
     — Ta mère n’a pas déjeuné aujourd’hui non plus, dit la tante. Tu devrais y faire attention, Piétroucha6. Se laisser mourir de faim ne soulage pas le chagrin7.
     Piotr Mikhaïlytch trouva absurde le fait que sa tante se mêlât de ce qui ne la regardait pas et fît dépendre son départ de ce que Zina avait quitté la maison. Il eut envie de lui sortir une impertinence, mais se contint. Ce faisant, il sentit qu’était venu le moment de l’action, il n’avait plus la force de supporter tout ça plus longtemps. Ou bien agir à l’instant même, ou bien se laisser tomber en hurlant et en se tapant la tête par terre. Il eut la vision de Vlassitch et de Zina ensemble, libéraux et contents d’eux l’un comme l’autre, s’embrassant sous un érable, et la fureur épaisse accumulée en lui en une semaine se déversa sur Vlassitch.
     « L’un a séduit et volé ma sœur, pensa-t-il, un autre viendra égorger ma mère, un troisième mettra le feu à la maison ou nous dévalisera…Et tout cela sous le masque de l’amitié, des nobles principes et des souffrances des hommes ! »
     — Non, il n’en sera pas ainsi ! s’écria soudain Piotr Mikhaïlytch en frappant du poing sur la table.
     Il se leva d’un bond et sortit en courant de la salle à manger. Il trouva à l’écurie le cheval sellé du régisseur. Il sauta dessus et partit au galop chez Vlassitch.
     Une véritable tempête se déchaînait en lui. Il sentait la nécessité de faire quelque chose d’exceptionnel, de violent, dût-il ensuite s’en repentir toute sa vie. Traiter Vlassitch de canaille, le gifler et le provoquer en duel ? Mais Vlassitch n’est pas du genre à se battre en duel ; l’insulte et le soufflet le rendront juste malheureux, il ne fera que s’enfoncer plus profondément en lui-même. Ces gens humbles et malheureux sont les plus pénibles, les plus insupportables. Ils peuvent tout se permettre. Quand un malheureux à qui l’on fait un reproche mérité vous regarde avec de grands yeux coupables, esquisse un sourire maladif et présente humblement sa tête, la Justice elle-même ne trouve pas, semble-t-il, le courage de le châtier.
« C’est égal, je vais le cravacher et lui dire des insolences, devant elle. » conclut Piotr Mikhaïlytch.
     Il chevauchait par ses bois et ses terres en friches en imaginant comment Zina, pour se justifier, parlerait des droits des femmes, de la liberté individuelle et de l’absence de différence entre le mariage à l’église et le mariage civil. En femme, elle discuterait de choses auxquelles elle n’entend rien. Et très vraisemblablement, à la fin, elle lui demanderait : « Que viens-tu faire ici ? De quoi te mêles-tu, et au nom de quel droit ? »
     — En effet, je n’en ai pas le droit, marmonna Piotr Mikhaïlytch. Eh bien, tant mieux… Plus ce sera grossier et injustifié, meilleur ce sera.
     Il faisait lourd. Des nuées de moustiques restaient à ras de terre, et les vanneaux sanglotaient dans les friches. Bien qu’on ne vît pas le moindre nuage, tout annonçait la pluie. Piotr Mikhaïlytch sortit de ses terres et lança son cheval dans un champ lisse et plat. Il lui arrivait souvent de suivre cette route, il en connaissait chaque creux et chaque buisson. Ce roc sombre, au loin, dans le crépuscule, était en réalité une église ocre ; il pouvait s’en représenter les menus détails, jusqu’au stuc du portail et jusqu’aux veaux qui venaient paître dans son enceinte. À une verste à droite de l’église, tout aussi sombre, c’est un petit bois appartenant au comte Koltovitch. Et derrière ce bosquet commence le domaine de Vlassitch.
     Un énorme nuage noir faisait mouvement derrière l’église et le bois, et des éclairs blêmes s’allumaient dans ce nuage.
     « Et voilà ! pensa Piotr Mikhaïlytch. Aide-moi, Seigneur, aide-moi. »
     La course rapide eut tôt fait de fatiguer le cheval, et aussi le cavalier. Le nuage menaçant regardait Piotr Mikhaïlytch d’un air furieux, comme pour lui conseiller de rentrer chez lui. Ce n’était guère rassurant.
     « Je leur prouverai qu’ils sont en tort ! se dit-il pour s’encourager. Ils parleront d’amour libre et de liberté individuelle ; mais la liberté s’exerce dans la tempérance, et non en cédant aux passions. Eux, ce n’est pas de la liberté, mais de la débauche ! »
   Voici le grand étang du comte ; les nuées llui font prendre une teinte bleue et lui donnent un air renfrogné ; il en monte une odeur de vase et d’humidité. Près de fagots y conduisant, deux saules, un jeune et un vieux, s’appuient tendrement l’un sur l’autre. À ce même endroit, deux semaines plus tôt, Piotr Mikhaïlytch et Vlassitch se promenaient à pied en fredonnant une chanson d’étudiant : « Ne pas aimer, c’est perdre une jeune vie… » Triste chanson !
     Tandis que Piotr Mikhaïlytch traversait le bosquet, le tonnerre grondait et le vent faisait bruire et ployer les arbres. Il fallait se hâter. Du petit bois jusqu’à la demeure de Vlassitch, il y avait qu’une verste, à travers un pré. Des deux côtés de la route se tenaient de vieux bouleaux. Ils paraissaient aussi mélancoliques et aussi malheureux que leur propriétaire, Vlassitch, aussi maigres et aussi longs que lui. Une grosse pluie s’abattit bruyamment sur les bouleaux et sur l’herbe ; tout aussitôt, le vent s’apaisa et cela sentit le peuplier humide et la terre gorgée d’eau. Déjà se montrait la haie d'acacias jaunis de Vlassitch, elle aussi maigre  et élancée ; un peu plus loin, à travers un treillis délabré, un verger à l’abandon.
     Piotr Mikhaïlytch ne pensait plus ni à gifler, ni à cravacher, il ne savait plus ce qu’il venait faire chez Vlassitch. Il prit peur. Il s’effrayait pour lui et pour sa sœur, l’idée qu’il allait à l’instant la voir l’oppressait. Quelle attitude aurait-elle vis-à-vis de son frère ? De quoi allaient-ils parler, tous les deux ? Ne valait-il pas mieux faire demi-tour pendant qu’il en était temps ? En remuant ces pensées, il remonta au grand trot l’allée de tilleuls menant à la maison, dépassa de gros buissons de lilas et aperçut soudain Vlassitch.
     Vlassitch, tête nue, en chemise d’indienne et portant de grandes bottes, se courbant sous la pluie, sortait d’un angle de la maison et allait sur le perron ; derrière lui, un ouvrier tenait un martau et une boîte de clous. Il y avait sans doute un volet à réparer, que le vent faisait battre. À la vue de Piotr Mikhaïlytch, Vlassitch s’immobilisa.
     — C’est toi ? fit-il en souriant. Voilà qui est bien. 
     — Oui, comme tu vois, je suis venu… dit Piotr Mikhaïlytch, en faisant de ses deux mains tomber la pluie de ses vêtements.
     — D’accord. J’en suis ravi, dit Vlassitch sans lui tendre la main : il hésitait visiblement, attendant qu’on lui tende la main. C’est bon pour l’avoine ! dit-il en regardant le ciel.
     — Oui.
     Silencieux, ils entrèrent dans la maison. Dans l’entrée, une porte donnait, à droite, sur un autre vestibule, ensuite c’était la salle de réception ; à gauche, une petite chambre que l’intendant occupait, l’hiver. Ils allèrent tous les deux dans cette pièce.
     — Où est-ce que tu as été pris sous la pluie ?
     — Pas loin. J’étais tout près de la maison.
     Piotr Mikhaïlytch s’assit sur le lit. Le bruit de la pluie et l’obscurité dans laquelle était plongée la pièce lui plaisaient. C’était mieux comme ça : c’était moins  insupportable, on pouvait se passer de regarder en face son interlocuteur. Il ne ressentait plus de colère, il ne lui restait que de la crainte et du mécontentement de soi. Il sentait qu’il s'y était mal pris au début, et que son équipée ne mènerait nulle part.
     Ils restèrent silencieux un moment, semblant s’intéresser à la pluie.
     — Merci, Piétroucha6, commença Vlassitch. Je te suis très reconnaissant d’être venu. De ta part, c’est de la noblesse, de la grandeur d’âme. Je le comprends et, crois-moi, je l’apprécie. Tu peux me croire.
     Il jeta un coup d’œil par la fenêtre et poursuivit, se tenant au milieu de la petite chambre :
     — Tout est resté un peu caché, comme si nous gardions le secret devant toi. Le sentiment de t’avoir peut-être blessé, et l’idée que tu nous en veuilles, entachaient en permanence notre bonheur. Mais permets que je m’explique. Nous ne nous sommes pas cachés parce que nous n’avions pas confiance en toi. D’abord, tout s’est passé de façon soudaine, sous le coup d’une sorte d’inspiration, sans avoir le temps de réfléchir; Ensuite, c’est une affaire délicate, intime… il était malaisé d’y mêler un tiers, même un proche comme toi. Le principal est que, dans toute cela, nous comptions absolument sur ta grandeur d’âme. Tu as l’âme la plus noble, la plus élevée qui soit. Je te suis à jamais reconnaissant. Tu peux disposer de ma vie, si un jour tu en as besoin.
     Vlassitch parlait doucement, d’une profonde voix de basse, toujours sur la même note, comme un bourdonnement ; il était visiblement ému. Piotr Mikhaïlytch sentit que c’était son tour de parler, et qu’en écoutant sans mot dire, il jouerait pour de bon le rôle du niais à l’âme la plus noble, la plus élevée, il n’était pas venu pour ça. Il se leva en vitesse et dit à mi-voix, en haletant :
     — Écoute, Grigori, tu sais que je t’aimais et que je n’ai pas souhaité pour ma sœur de meilleur mari que toi ; mais ce qui est arrivé est épouvantable ! Rien que d’y penser fait peur !
     — Pourquoi épouvantable ? demanda Vlassitch d’une voix tremblante. Ce serait épouvantable si nous avions mal agi, mais ce n’est pas le cas !
     — Écoute, Grigori, tu sais que je n’ai pas de préjugés ; mais, excuse ma franchise, à mon avis, vous avez agi en égoïstes, tous les deux. Bien sûr, je ne dirai pas à Zina, cela lui ferait de la peine, mais il faut que tu le saches : notre mère souffre de façon indescriptible.
     — Oui, c’est triste, soupira Vlassitch. Nous nous doutions que ce serait le cas, Piétroucha, mais que devions-nous faire ? Que ton action peine quelqu’un n’équivaut pas au fait que ce soit une mauvaise action. Que faire ? La moindre action de quelque portée de ta part causera immanquablement du chagrin à quelqu’un. Si tu allais te battre pour la liberté, tu ferais également souffrir ta mère. Que faire ? Celui qui met au-dessus de tout la quiétude de ses proches, celui-là doit renoncer à vivre selon ses convictions.
     Derrière la vitre, un éclair brilla vivement, et cette lueur parut détourner le cours des pensées de Vlassitch. Il s’assit à côté de Piotr Mikhaïlytch et se mit à tenir des propos tout à fait déplacés.
     — Piétroucha, j’éprouve de la vénération pour ta sœur, dit-il. Lorsque je venais chez toi, à chaque fois j’avais l’impression de faire un pélerinage, et je venais en effet adorer Zina. À présent, ma vénération grandit de jour en jour. Je la place plus haut qu’une épouse ! Plus haut !  (Vlassitch leva les mains) C’est mon idole. Depuis qu’elle habite dans ma maison, j’entre chez moi comme dans une église. C’est une femme extraordinaire, d’une très grande noblesse, une femme comme on en rencontre peu !
     « Allons bon, le voilà qui remet ça ! » se dit Piotr Mikhaïlytch ; le terme de « femme » ne lui avait pas plu.
     — Qu’est-ce qui vous empêcherait de vous marier pour de bon ? demanda-t-il. Combien ta femme réclame-t-elle pour divorcer ?
     — Soixante quinze mille8.
     — Ça fait beaucoup. On peut marchander ?
     — Elle ne cèdera pas un kopeck. C’est une femme terrible, mon vieux ! soupira Vlassitch. Je ne t’en avais jamais parlé jusqu’à présent, cela me répugnait d’y repenser, mais puisque l’occasion s’en présente, je développe. C’est une impulsion louable qui m’a poussé à l’épouser. Dans notre régiment, si tu veux tous les détails, un commandant de bataillon eut une liaison avec une jeune fille de dix-huit ans, disons tout bonnement qu’il la séduisit, vécut avec elle six semaines et la planta là. Elle se retrouva dans la situation la plus affreuse. Elle avait honte de revenir chez ses parents, qui du reste ne l’auraient pas reprise, son amant l’avait abandonnée – va donc te vendre dans les casernes. L’indignation régnait parmi les camarades du régiment. Eux-mêmes n’étaient pas des saints, mais une telle bassesse leur était insupportable. Au régiment, personne ne pouvait sentir ce commandant et, pour lui jouer un sale tour, vois-tu, les adjudants et les sous-lieutenants, scandalisés, se mirent tous à faire une collecte en faveur de la malheureuse. Bon, voilà, lorsque nous autres, les lieutenants, nous sommes réunis pour donner, l’un cinq roubles et l’autre dix, j’ai eu brusquement un accès d’exaltation. La situation m’a semblé trop propice à un exploit. J’ai couru voir la demoiselle pour lui exprimer ma compassion, avec des expressions d’une très grande chaleur. En allant la voir et en lui parlant, je ressentais de l’amour pour elle, comme on aime un être humilié et offensé9. Oui… Bref, en définitive, une semaine plus tard, je lui ai demandé sa main.  Le commandement et mes camarades ont estimé ce mariage incompatible avec la dignité d’officier. Ce qui m’a encore plus enflammé. Vois-tu, j’ai rédigé une longue lettre où je démontrais qu’il fallait inscrire en lettres d’or mon action dans l’histoire du régiment, etc. J’ai envoyé la lettre au commandant, et des copies à mes camarades. J’étais bien sûr excité et n’avais pu m’abstenir de quelques mots vifs. On m’a demandé de quitter le régiment. J’ai le brouillon de la lettre quelque part chez moi, je te le ferai lire un de ces jours. Il y a beaucoup de sentiment, là-dedans. Tu verras quels instants de grâce j’ai connus. J’ai donné ma démission et suis venu ici avec mon épouse. Mon père m’avait laissé quelques dettes, j’étais désargenté, or ma femme, d’emblée, lia connaissance, se mit à parader et à jouer aux cartes, je dus hypothéquer la propriété. Elle menait, vois-tu, une vie déshonnête et, de tous mes voisins, tu étais le seul à ne pas être son amant. Au bout de quelque deux ans, je lui donnai en compensation tout ce qui me restait, et elle partit à la ville. Oui… Encore maintenant, je lui verse chaque année douze cents roubles. C’est une femme terrible ! Il existe, vieux frère, une mouche qui dépose sa larve sur le dos d’une araignée de telle sorte qu’il est impossible à celle-ci de s’en débarrasser ; la larve se fixe à elle et suce le sang en provenance de son cœur11. Cette femme fait exactement pareil avec moi, elle s’est fixée à moi et boit mon sang. Elle me hait, et me méprise pour avoir eu la stupidité d’épouser une telle femme. Elle se rit de ma générosité. « Un homme d’esprit m’avait plaquée, dit-elle, mais un crétin m’a ramassée. »  Elle est d’avis que seul un pauvre idiot pouvait agir comme je l’ai fait. Ce qui me cause une amertume insupportable, mon vieux. Je te le dis entre parenthèses, le destin m’accable. Il me courbe comme un arc.
     En écoutant Vlassitch, Piotr Mikhaïlytch se demandait avec perplexité : qu’est-ce qui a pu, dans cet homme, séduire Zina ? Déjà plus jeune (quarante-et-un ans), maigre, décharné, étroit de poitrine, un long nez, une barbe qui grisonne. Au lieu de parler, il bourdonne, il a un sourire maladif et agite les mains de façon déplaisante en discourant. Ni santé ni charme viril, ni aisance mondaine ni gaieté, mais une apparence terne, assez indéfinissable. Il s’habille sans goût, son intérieur est triste, il ne reconnaît ni la peinture ni la poésie car elles « ne répondent pas aux questions actuelles » , en fait il ne n’y comprend rien ; la musique le laisse indifférent. C’est un piètre propriétaire. Son domaine part à vau-l’eau et il est sous hypothèque ; il paye douze pour cent d’intérêts pour sa deuxième hypothèque, et il a encore des traites pour dix mille roubles. Lorsqu’arrive le moment de payer les intérêts ou d’envoyer de l’argent à sa femme, il emprunte de l’argent auprès de tout le monde en prenant la mine d’un homme dont la maison brûle, et dans le même temps, vend comme un perdu pour cinq roubles sa provision de bois pour l’hiver, une meule de paille pour trois roubles et ordonne ensuite de remplir ses poêles avec les claies du jardin ou de vieux cadres de serre. Les cochons viennent gâcher ses prés, le bétail des paysans du coin piétine les baliveaux dans ses forêts, et il lui reste, d’une année sur l’autre, de moins en moins de gros arbres ; au jardin et dans le potager traînent des cadres de ruche et des seaux rouillés. Il n’est doué pour rien, n’a aucun talent, pas même celui de vivre comme tout le monde. Sur le plan pratique, c’est un homme naïf et faible, facile à rouler et à gruger, et les moujiks des environs l’appellent « le simplet » .
     Il est libéral, et passe pour rouge dans le district, mais même ça prend chez lui la couleur de l’ennui. Son attitude de libre-penseur n’a rien d’original, ni d’émouvant ; il s’indigne et se réjouit sur le même ton, mollement, sans relief. Même quand il s’enthousiasme le plus, il reste voûté, sans relever la tête. Le plus désolant, chez lui, c’est que même ses meilleures idées, les plus honnêtes, il arrive, par sa façon de les exprimer, à les rendre banales et surannées. On repense à des choses anciennes, lues il y a longtemps, lorsqu’il se met à disserter avec lenteur et d’un air pénétré sur les instants lumineux et les plus belles années, ou quand il exalte la jeunesse, de tous temps à l’avant-garde de la société, ou encore quand il blâme les Russes de porter à trente ans des robes de chambre et d’oublier les préceptes de leur almae matris12. Si l’on reste dormir chez lui, il pose sur votre table de nuit un livre de Pissariev13 ou de Darwin. Si vous lui dites que vous connaissez ces auteurs, il ira vous chercher du Dobrolioubov14.
     Dans le district, on appelait cela de la libre pensée, et beaucoup de gens tenaient cette libre pensée pour une marque inoffensive d’originalité ; mais elle rendait Vlassitch fort malheureux. Elle jouait pour lui le rôle de la larve qu’il venait d’évoquer, elle s’était fortement accrochée à lui et pompait son sang. Par le passé, un étrange mariage comme sorti de chez Dostoïevski, de longues lettres recopiées, rédigées d’une écriture illisible, mais avec beaucoup de sentiment, des malentendus interminables, des explications et des déceptions, puis des dettes, une deuxième hypothèque, l’argent versé à sa femme, des emprunts tous les mois – et tout cela pour rien, sans utilité ni pour lui ni pour personne. Et maintenant comme par le passé, il  se donne des airs, recherche  l’exploit et se mêle des affaires d’autrui ; comme autrefois, à la moindre occasion, de nouvelles longues lettres avec ampliation, des conversations fatigantes et stéréotypées sur les communes ou sur le développement de l’artisanat – conversations toutes identiques, comme n’émanant pas d’un cerveau vivant, mais produites par quelque mécanisme. Et pour finir, ce scandale avec Zina, dont on ignore encore comment il finira !
     Ma sœur Zina, cependant, est jeune, elle n’a que vingt-deux ans, elle est jolie, gracieuse et gaie ; elle est rieuse et bavarde, c’est une discuteuse acharnée, ainsi qu’une musicienne passionnée ; elle s’y connaît en toilettes, en littérature et en ameublement, et n’aurait pas supporté pas chez elle une chambre comme celle-ci, imprégnée d’une odeur de bottes et de vodka bon marché. Elle aussi est libérale, mais chez elle, la libre pensée correspond à un excès de forces, à une vanité de jeune fille vigoureuse et hardie, à un ardent désir d’être meilleure et plus originale que les autres… Comment a-t-elle bien pu s’éprendre de Vlassitch ?
     « Lui, c’est un Don Quichotte, têtu et fanatique, un maniaque, se disait Piotr Mikhaïlytch, tandis qu’elle a aussi peu de volonté que moi, son caractère est aussi faible et accomodant que le mien… Nous nous rendons vite et sans résistance. Elle l’a aimé ; et moi, est-ce que je ne l’aime pas, malgré tout ? »
     Piotr Mikhaïlytch tenait Vlassitch pour quelqu’un de bon et d’honnête, mais aussi de limité, de borné. Dans ses agitations et ses souffrances, dans tout ce qui faisait sa vie, il ne percevait aucun but noble, à court ou à long terme, il n’y voyait qu’ennui et inaptitude à vivre15. L’ abnégation de Vlassitch et tout ce que celui-ci considérait comme un exploit ou un brave élan, il y voyait une inutile dépense d’énergie, de vains coups de feu à blanc gaspillant beaucoup de poudre. Et la certitude de Vlassitch en la justesse absolue et en l’honnêteté supérieure de son système de pensée lui semblait naïve et même pathologique ; et que, sa vie durant, Vlassitch se soit ingénié à mélanger le grand et l’insignifiant, qu’il se soit stupidement marié et en fasse un exploit, pour ensuite avoir des liaisons en pensant y faire triompher quelque idée – c’était juste incompréhensible.
     Et pourtant, Piotr Mikhaïlytch aimait Vlassitch, sentant en lui il ne savait quelque force, et, pour une raison inexpliquée, n’avait jamais le courage de le contredire.
     Vlassitch s'était assis tout près, pour pouvoir discuter dans l’obscurité et malgré le bruit que faisait la pluie, il s’éclaircissait déjà la voix , se préparant à un long récit du genre de l’histoire de son mariage ; mais l’écouter devenait assommant pour Piotr Mikhaïlytch ; l’idée qu’il allait d’un instant à l’autre voir sa sœur le tracassait.
     — Oui, tu n’as pas eu de veine, fit-il doucement ; mais, excuse-moi, nous nous sommes écartés du vrai sujet. Nous devons parler d’autre chose.
     — Oui, oui, en effet. Revenons donc à l’essentiel, dit Vlassitch en se levant. Je te le dis, Piétroucha : nous n’avons aucune tache sur la conscience. Nous ne sommes pas allés à l’église, mais notre union est parfaitement légitime – je n’ai pas à le prouver, tu n’as pas à l’écouter. Tu es autant libre-penseur que moi et, Dieu merci, nous ne pouvons pas être là-dessus d’un avis différent. Quant à notre avenir, cela ne doit pas t’inquiéter. Je travaillerais à en suer du sang, jour et nuit – bref, je tendrai toutes mes forces dans le but de rendre Zina heureuse. Elle aura une vie magnifique. Tu vas demander si je saurai faire cela. Oui, vieux frère, je saurai le faire ! Quand un homme ne fait que penser à chaque instant à la même chose, il obtient ce qu’il désire sans difficulté. Mais allons voir Zina. Il faut lui faire plaisir.
     Piotr Mikhaïlytch sentit son cœur battre. Il se leva et suivit Vlassitch dans le vestibule, et de là dans la salle de réception . Cette vaste et triste pièce abritait seulement un piano, ainsi qu’une longue rangée de chaises anciennes décorées de bronze, sur lesquelles personne ne s’asseyait jamais. Une bougie brûlait sur le dessus du piano. De cette salle, ils passèrent en silence dans la salle à manger. Elle était également grande et dépourvue d’intimité ; au centre y trônait une table ronde à six gros pieds, partagée par le milieu, avec une seule bougie. Une pendule au gros caisson rouge rappelant une armoire aux icônes indiquait la demie de deux heures.
     Vlassitch ouvrit une porte donnant sur une autre pièce et dit :
     — Zinotchka16, nous avons la visite de Piétroucha !
     Des pas précipités se firent aussitôt entendre, et Zina entra dans la salle à manger, une Zina grande, aux formes pleines et au teint très pâle, telle que Piotr Mikhaïlytch l’avait vue la dernière fois chez eux — en jupe noire et blouse rouge, avec une grosse boucle à la ceinture. Elle enlaça son frère d’un bras et lui embrassa la tempe.
     — Quel orage ! dit-elle. Grigori était parti en me laissant seule dans toute la maison.
     Elle ne manifestait pas de gêne et regardait son frère en face, avec sincérité, comme elle le faisait chez eux ; à cette vue, Piotr Mikhaïlytch sentit sa propre gêne le quitter.
     — Mais tu n’as pas peur de l’orage, toi, dit-il en s’asseyant à la table.
     — Non, mais les pièces sont immenses, ici, c’est une vieille maison qui, avec le tonnerre, tinte comme un vaisselier. Du reste, c’est une mignonne petite maison, dit-elle en s’asseyant en face de son frère. Chacune des pièces y évoque un plaisant souvenir. Dans la mienne, figure-toi, le grand-père de Grigori s’est fait sauter la cervelle.
     — J’aurai en août l’argent pour remtetre sur pied le pavillon dans le jardin, fit Vlassitch.
     — Je ne sais pourquoi l’orage me fait repenser à ce grand-père, poursuivit Zina.  Et dans cette salle à manger, quelqu’un a été fouetté à mort. 
    — C’est authentique, confirma Vlassitch en braquant de grands yeux sur Piotr Mikhaïlytch. Dans les années quarante, un Français, un certain Olivière, louait la propriété. Le portrait de sa fille traîne quelque part au grenier. Très jolie. Cet Olivière, m’a raconté mon père, méprisait les Russes pour leur ignorance et les bafouait cruellement. Ainsi, il exigeait du prêtre que celui-ci se décoiffât une demi-verste à l’avance en passant devant sa demeure, et les cloches de l’église devaient saluer la voiture de la famille d’Olivière, quand celle-ci traversait le village. Bien entendu, il prenait encore moins de gants avec les serfs et, plus généralement, avec les gens de peu. Un jour, passa par ici l’un des plus placides enfants de la Russie errante17, dans le genre du séminariste Khoma Brout de Gogol18. Il demanda l’hébergement pour la nuit, plut aux régisseurs, on le laissa s’installer au bureau du domaine. Là, les versions différent. Les uns disent que le séminariste a fait de l’agitation chez les paysans, d’autres soutiennent que la fille d’Olivière s’est amourachée de lui. Je ne sais pas laquelle est vraie, toujours est-il qu’un beau soir, Olivière le fit venir ici pour l’interroger, puis le fit flageller. Tu vois le tableau, il est assis ici, à boire tranquillement son vin, tandis que les palefreniers fouettent le séminariste. Il l’a probablement fait torturer. Au matin, le séminariste en mourut, et l’on dissimula son cadavre quelque part. On a dit qu’il fut jeté dans l’étang de Koltovitch. Un procès lui fut intenté, mais le Français paya quelques milliers de roubles à qui de droit et partit pour l’Alsace. Son bail expirait justement, l’affaire en resta là.
     — Quels gredins ! dit Zina en frémissant.
     — Mon père se souvenait bien d’Olivière et de sa fille. Elle était, d’après lui, de toute beauté, mais c’était une excentrique. Je crois bien que le séminariste avait fait les deux : et soulever les paysans, et séduire la fille. Peut-être bien qu’il n’était pas du tout séminariste, juste un individu cachant son identité.
     Zina devint songeuse : l’histoire du séminariste et de la belle Française avait visiblement fait voyager son imagination. Piotr Mikhaïlytch ne remarquait aucun changement dans son apparence, après la semaine écoulée, elle était juste un peu plus pâle. Son regard était sereinement le même, comme si elle avait accompagné son frère chez Vlassitch, pour une visite. Mais c’était en lui-même que Piotr Mikhaïlytch sentait un changement. En effet, jusque là, quand elle vivait chez eux, il pouvait lui parler absolument de tout, tandis qu’à présent, il ne trouvait même pas le courage de lui demander : « Comment vas-tu, ici ? » Cette question lui semblait gênante et superflue. Une altération analogue avait dû se produire en elle. Elle ne se hâtait pas de s’enquérir de leur mère et de leur maison, pas plus que d’évoquer son aventure avec Vlassitch ; elle ne se cherchait pas à se justifier, ne soutenait pas que le mariage civil est supérieur au mariage à l’église, ne se tourmentait pas, elle rêvassait en pensant à l’histoire d’Olivière… Et que venait faire cette histoire d’Olivière ?
     — Vous avez tous les deux les épaules mouillées à cause de la pluie, dit Zina avec un bon sourire ; cette menue similitude entre son frère et Vlassitch la touchait.
     Et Piotr Mikhaïlytch ressentit pleinement l’amertume et l’horreur de sa situation. Il se souvint de sa maison désertée, avec le piano refermé et la chambre pleine de lumière de Zina, où personne n’allait plus ; dans les allées du jardin, se sont effacées les traces de petits pieds, avant le thé du soir plus personne ne va se baigner avec des éclats de rire. Tout ce à quoi il était le plus attaché depuis sa tendre enfance, tout ce qu’il aimait se rappeler, tandis qu’il assistait aux cours dans les salles étouffantes ou les amphithéâtres –  la clarté, la pureté, la joie, tout ce qui remplissait la maison de vie et de lumière, était parti sans retour, avait disparu, se fondant avec une histoire vaguement sordide de chef de bataillon, d’adjudant généreux, de fille dépravée et de grand-père s’étant fait sauter la cervelle… Dès lors, se mettre à parler de leur mère ou s’imaginer que le passé pouvait revenir eût été nier l’évidence.
     Les yeux de Piotr Mikhaïlytch se remplirent de larmes et la main qui était posée sur la table se mit à trembler. Zina devina ses pensées et ses yeux rougirent et brillèrent à leur tour.
     — Grigori, viens voir ! appela-t-elle Vlassitch.
     Ils allèrent tous les deux près d’une fenêtre et eurent un échange à voix basse. Et, à la façon dont Vlassitch se penchait vers elle et dont elle le regardait, Piotr Mikhaïlytch sentit de nouveau que tout était irrémédiablement scellé, et que tout discours était vain. Zina quitta la pièce.
     — Et voilà, vieux frère, fit Vlassitch en se frottant les mains et en souriant, après être resté silencieux quelques instants. J’ai tout à l’heure parlé de bonheur à propos de notre vie, mais c’était, si l’on peut dire,  pour respecter les convenances littéraires. En réalité, nous n’avons pas encore connu ce sentiment du bonheur. Zina pensait tout le temps à toi et à sa mère, en se faisant du mauvais sang ; à la regarder, moi aussi, je me rongeais. C’est une nature libre et hardie mais la nouveauté complique les choses, tu penses bien, et il faut encore compter avec sa jeunesse. La servante l’appelle « la jeune demoiselle » ; trois fois rien, sans doute, mais cela l’affecte. Voilà, vieux frère !
     Zina apporta une assiette remplie de fraises. Entra derrière elle une petite femme de chambre à l’air humble et effacé. Elle posa sur la table un pot de lait et les salua en s’inclinant très bas… Sa torpeur triste faisait penser à un vieux meuble.
     On n’entendait plus la pluie. Piotr Mikhaïlytch mangeait des fraises, observé par Vlassitch et Zina qui se taisaient. Approchait le moment d’une vaine mais inévitable discussion, qui les accablait par avance tous les trois. Les yeux de Piotr Mikhaïlytch se remplirent à nouveau de larmes ; il repoussa l’assiette et dit qu’il était temps pour lui de rentrer, car il se faisait tard et que la pluie pourrait bien retomber. Arriva le moment où la bienséance obligea Zina à parler de sa famille et de sa nouvelle vie.   
     — Que se passe-t-il à la maison ? Comment va maman ? demanda -t-elle d’une traite.
     — Tu connais maman… répondit Piotr Mikhaïlytch sans la regarder.
     — Piétroucha, tu as beaucoup réfléchi à ce qui s’était passé, fit-elle en posant la main sur le bras de son frère, et il sentit comme elle avait du mal à parler. Comme tu y as beaucoup réfléchi, dis-moi s’il y a une chance que maman se réconcilie un jour avec Grigori… et qu’elle accepte la situation ?
     Elle était tout contre son frère, le visage proche du sien, et lui s’étonna de ne pas avoir remarqué jusque là à quel point elle était belle ; et le fait que sa sœur, portrait vivant de sa mère, d’une mollesse distinguée, vive chez Vlassitch, avec Vlassitch, en compagnie d’une servante ahurie, près d’une table à six pieds, dans une demeure où l’on avait fouetté à mort un homme, le fait qu’elle y reste dormir au lieu de rentrer à la maison avec lui – ce fait lui semblait incroyablement absurde.
     — Tu connais maman… dit-il sans répondre à la question. À mon avis, il conviendrait de satisfaire à… faire quelque chose, lui demander pardon, au moins…
     — Mais demander pardon, c’est faire semblant de reconnaître que nous avons mal agi. Pour rasséréner maman, je suis prête à mentir, mais cela n’avancera à rien. Je connais maman. Très bien, advienne que pourra ! dit Zina, heureuse que le plus dur à dire ait déjà été dit. Patientons cinq ou dix ans, nous verrons bien ce que Dieu décidera.
     Elle prit le bras de son frère et se serra contre son épaule en travers le vestibule obscur.
     Ils sortirent sur le perron. Piotr Mikhaïlytch prit congé, monta sur son cheval et s’en alla au pas ; Zina et Vlassitch l’accompagnèrent à pied quelques instants. Le temps était calme, il faisait doux et l’air embaumait miraculeusement le foin ; au ciel, entre les nuages, brillaient les étoiles. Jadis témoin de tant d’histoires tristes, le vieux jardin de Vlassitch dormait dans son manteau d’obscurité, sa tristesse vous imprégnant au passage de façon inexplicable.
      — En vérité, Zina et moi avons aujourd’hui, après le repas, connu des instants radieux ! dit Vlassitch. Je lui ai lu un excellent article sur la question migratoire19. Lis-le, mon vieux ! Il faut absolument le lire ! Un article remarquablement honnête. Je n’ai pas pu m’empêcher d’envoyer une rédaction une lettre à destination de l’auteur. J’ai juste écrit la phrase suivante : « Je vous remercie et serre fort votre main honnête ! »
     Piotr Mikhaïlytch eut envie de lui dire : « Ne te mêle donc pas de ce qui ne te regarde pas ! » , mais il s’en abstint.
     Vlassitch marchait à côté de l’étrier droit, et Zina de l’autre côté ; ils paraissaient avoir oublié qu’ils devaient rentrer chez eux, il faisait humide et le petit bois de Koltovitch n’était déjà plus très loin. Piotr Mikhaïlytch sentait qu’ils attendaient vaguement quelque chose de sa part et il éprouva pour eux une immense pitié. À présent qu’ils marchaient près de son cheval, pensifs et humbles, il était profondément convaincu qu’ils étaient malheureux et ne pouvaient pas être heureux, et leur amour lui apparaissait comme une erreur triste et irréparable. De compassion, et comprenant qu’il ne pouvait en rien les aider, il se sentit sans forces et désemparé, comme lorsqu’il était prêt à tous les sacrifices pour échapper à un sentiment de pitié trop pesant.
     — Il m’arrivera de venir passer la nuit chez vous, dit-il.
     Mais il eut l’impression de faire là une simple concession, il ne fut pas satisfait. Lorsqu’ils s’arrêtèrent à proximité du bois de Koltovitch pour se dire adieu, il se pencha vers Zina, effleura son épaule et lui dit :
     — C’est toi qui as raison, Zina. Tu as bien fait !
     Et, pour ne rien ajouter et ne pas fondre en larmes, il cravacha son cheval et et le lança dans le bois. En s’enfonçant dans l’obscurité, il regarda derrière lui et les vit qui s’en retournaient chez eux par le chemin, Vlassitch à grandes enjambées et Zina à ses côtés, d’une démarche rapide et sautillante – discutant tous les deux avec vivacité.
     « Je ne suis qu’une vieille femme, pensa Piotr Mikhaïlytch. J’étais venu pour trancher la question, je n’ai fait que l’embrouiller un peu plus. Bon, allez, c’est leur affaire ! »
     Il avait le cœur gros. En sortant du petit bois, il mit son cheval au pas, puis le fit arrêter à proximité de l’étang. Il avait envie de rester en selle immobile et de réfléchir. La lune montait dans le ciel et son reflet, à l’autre bout de l’étang, dressait une colonne rouge. Quelque part, le tonnerre grondait sourdement. Sans bouger,  Piotr Mikhaïlytch regardait fixement l’eau en imaginant le désespoir de sa sœur, la pâleur exprimant sa souffrance et les yeux secs qu’elle présenterait aux gens pour cacher son humiliation. Il la vit enceinte, se figura la mort de leur mère, son enterrement, Zina épouvantée… Car la vieille femme fière et superstitieuse ne pourrait qu’en mourir. À la surface lisse et noire de l’eau se dessinaient les terribles images de l’avenir et, au milieu des silhouettes de femmes, il se voyait lui-même, faible, veule, avec le visage d’un coupable…
     À cent pas, sur la rive droite de l’étang, une chose sombre restait immobile : un homme, ou bien une haute souche ?  Piotr Mikhaïlytch repensa au séminariste massacré et jeté dans l’étang.
     « Olivière a agi cruellement, mais il a tout de même tranché la question, quoi qu’on en pense ; alors que moi, je n’ai rien tranché du tout, je n’ai fait qu’embrouiller les choses, se dit-il en regardant la silhouette sombre, pareille à un spectre. Il disait ce qu’il pensait, et agissait en conséquence, alors que moi, je ne dis pas ce que je pense et ce que je fais n’a pas de rapport avec ce que je pense ; et  peut-être bien que je ne sais pas ce que je pense… » 
     Il s’approcha de la silhouette noire : c’était un vieux pilier rongé, le vestige de quelque bâtisse.
     Du bois et de la propriété de Koltovitch montait une puissante odeur de muguet et de plantes mellifères.  Piotr Mikhaïlytch suivait le bord de l’étang et fixait tristement l’eau ; passant sa vie en revue, il était de plus en plus convaincu qu’il disait et faisait autre chose que ce qu’il pensait et, comme les gens le lui rendaient bien, sa vie entière lui apparaissait à présent aussi sombre que cette eau dans laquelle se reflétait le ciel nocturne et s’entrelaçaient les végétations aquatiques. Et cela semblait irrémédiable.



  1. Pour Mikhaïlovitch, fils de Mikhaïl. Analogue pour tous les patronymes raccourcis en -ytch ou en -itch.
  2. C’est le personnage qui pense cela. L’auteur, lui, voit les choses différemment : les femmes n’ont pas les moyens de leur éventuel « libéralisme » .Voir à ce sujet, par exemple, la fin de la nouvelle Ariane.
  3. Il est possible, en russe, de donner le verbe seul, conjugué, sans mentionner le prénom. C’est plus rare en français.
  4. Pourquoi ne s’évente-t-il pas avec son chapeau ?
  5. La verste mesure 1,1 km.
  6. Diminutif de Piotr (Pierre).
  7. Tournure proverbiale tchékhovienne…
  8. Roubles – de 1890. Ce qui doit faire une jolie somme.
  9. Tchékhov reprend ici, trente ans plus tard, le titre de la première grande œuvre de Dostoïevski, Humiliés et offensés.
  10. La mouche ichneumon…
  11. Pour les arachnophobes : il ne s’agit pas de sang, mais d’un équivalent. https://fr.wikipedia.org/wiki/Anatomie_des_araign%C3%A9es
  12. En latin dans le texte : la mère nourricière, ce qui désigne l’Université.
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dmitri_Pissarev
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Dobrolioubov
  15. Vlassitch rappelle ici en partie le « bon à rien » qu’est Laïevski – avant sa métamorphose finale – dans Le duel, nouvelle parue un an plus tôt…
  16. Diminutif de Zina.
  17. Tradition des « fols-en-Dieu » russes, pélerins inoffensifs.
  18. Personnage principal du récit fantastique Vij. Pour une vieille traduction (Khoma Brout devenant Thomas Brutus) : https://fr.wikisource.org/wiki/VI%C3%8F
  19. Rappel : la nouvelle date de 1892. Nil nove sub sole…