samedi 29 juillet 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres XXV à XXVII

 XXV


     Les rumeurs au sujet des lettres contrefaites circulaient dans la ville. Les conversations là-dessus occupaient les citoyens, et les égayaient. Presque tout le monde louait Varvara et se réjouissait de voir Peredonov dupé. Et tous ceux qui avaient vu les lettres affirmaient de vive voix qu’ils avaient tout de suite deviné la supercherie.


     La joie mauvaise était particulièrement vive chez Verchina : Marta devait certes épouser Mourine, elle n’en avait pas moins été dédaignée par Peredonov. Verchina aurait bien voulu prendre Mourine pour elle, mais devait le céder à Marta ; Vladia avait de bonnes raisons pour détester Peredonov et se réjouir de son insuccès. Même s’il lui déplaisait que Peredonov restât encore au lycée, la joie de le voir Gros-Jean comme devant était plus forte que son dépit. En outre, ces derniers jours, le bruit courait obstinément parmi les lycéens que le directeur avait signalé au curateur de l’arrondissement scolaire que Peredonov était devenu fou, qu’il serait bientôt expertisé, puis retiré du lycée.


     En rencontrant Varvara, ses connaissances évoquaient plus ou moins directement sa manœuvre frauduleuse, en accompagnant cela de plaisanteries grossières et de clins d’œil impudents. Un sourire ironique et effronté aux lèvres, elle ne confirmait rien, mais ne contestait rien non plus.


     Certains faisaient comprendre à Grouchina qu’ils savaient qu’elle avait trempé dans l’affaire. Alarmée, elle alla voir Varvara, lui reprochant d’avoir trop parlé. Celle-ci lui dit avec un sourire railleur :


     — Arrêtez vos pitreries, ça ne m’est même pas venu à l’esprit.


     — Et de qui le tiennent-ils ? demanda Grouchina avec emportement. Moi, je n’en ai parlé à personne, je ne suis pas idiote.


     — Moi non plus, soutint effrontément Varvara.


     — Rendez-moi la lettre, exigea Grouchina, sinon il va se mettre à l’étudier, il s’apercevra, à l’écriture, qu’elle est contrefaite.


     — Eh bien, qu’il s’en aperçoive ! dit Varvara, contrariée. Je me soucie bien de cet imbécile !


     Les yeux vairons de Grouchina étincelaient, elle cria :


     — Ça vous est facile de parler ainsi, vous avez obtenu ce que vous vouliez, mais moi, on va me mettre en prison à cause de vous ! Non, faites comme vous voulez, mais rendez-moi la lettre. Autrement, on peut aussi annuler le mariage.


     — Ah, laissez donc ! répondit effrontément Varvara, les poings sur les hanches. Même si ça sortait sur la place publique, le mariage tiendrait.


     — In n’y a pas de « laissez donc » qui tienne ! cria Grouchina. Se marier par fraude, cette loi n’existe pas. Si Ardalion Borissytch remet toute l’affaire aux autorités, s’il va jusqu’au Sénat, le mariage sera cassé. 


     Varvara prit peur et dit :


     — Mais pourquoi vous fâcher ? Je l’aurai, votre lettre. Vous n’avez rien à craindre, je ne vous donnerai pas. Vous me prenez pour une bourrique ? Moi aussi, j’ai une âme.


     — Oh, l’âme, hein ! fit Grouchina avec grossièreté. Homme ou chien, c’est la même haleine, et point d’âme  là-dedans. On vit tant qu’on n’est pas mort.


     Varvara résolut de dérober la lettre, même si c’était ardu. Grouchina la pressait. Il restait un seul espoir : chiper la lettre à Peredonov quand il serait ivre. Et il buvait beaucoup. Il n’était pas rare de le voir entre deux vins au lycée, tenant des propos graveleux qui inspiraient du dégoût même aux pires gamins.


     Un jour, Predonov revint de la salle de billard1 plus saoul que d’habitude : on avait arrosé les boules neuves. Mais il ne se séparait toujours pas de son portefeuille : en se déshabillant tant bien que mal, il le fourra sous son oreiller.


     Son sommeil fut profond mais agité, il rêva, et prononça, dans ce délire, des paroles effrayantes, hideuses. Cela terrifiait Varvara. 


     — Allons, ce n’est rien, se disait-elle pour se donner du courage. Le tout, c’est qu’il ne se réveille pas.


     Elle tenta de le réveiller, le poussa : il marmonna quelque chose, poussa un juron, mais ne se réveilla pas. Varvara alluma une bougie qu’elle plaça de façon que sa lumière ne tombât dans les yeux de Peredonov. Glacée d’effroi, elle sortit du lit et avança précautionneusement sa main sous l’oreiller de Peredonov. Le portefeuille était tout près, mais lui glissa longtemps entre les doigts. La bougie répandait une lueur sourde. Sa flamme vacillait. Aux murs et sur le lit couraient des ombres apeurées : de méchants diablotins s’agitaient. L’air était figé, étouffant. Cela sentait fortement la vodka. Les ronflements et les propos décousus du dormeur emplissaient la chambre. Toute la pièce n’était plus qu’un délire.


     De ses mains tremblantes, Varvara retira la lettre du portefeuille et remit ce dernier à la place qu’il occupait.


     Au matin, Peredonov chercha la lettre, ne la trouva pas, s’effraya et cria :


     — Où est la lettre, Varia2 ?


     Morte de peur mais le cachant, Varvara dit :


     — Comment veux-tu que je le sache, Ardalion Borissytch ? Tu la montres à tout le monde, alors tu as dû la faire tomber quelque part. Ou alors on te l’a barbotée. Tu as plein d’amis avec lesquels tu fais ripaille, la nuit.


     Peredonov se dit que la lettre avait été volée par ses ennemis, probablement par Volodine. Voilà que Volodine détenait la lettre, à présent, il saisirait ensuite entre ses griffes tous les documents, ainsi que la nomination, il deviendrait inspecteur tandis que lui, Peredonov, resterait là comme un va-nu-pieds amer.




     Peredonov décida de se défendre. Chaque jour, il rédigeait des dénonciations visant ses ennemis : Verchina, Routilov, Volodine, ses collègues, lesquels, lui semblait-il, visaient le même poste que lui. Le soir, il allait porter ces dénonciations à Roubovski3.


     L’officier de gendarmerie habitait une maison en vue, sur la place près du lycée. De leurs fenêtres, bien des gens voyaient Peredonov franchir le portail de la maison. Et Peredonov pensait que cela ne venait à l’idée de personne. Ce n’était pas pour rien qu’il apportait ses dénonciations le soir, en passant par l’entrée de service et la cuisine. Il tenait son papier sous un pan de son manteau. On remarquait aussitôt qu’il tenait quelque chose. S’il devait sortir sa main pour saluer quelqu’un, il serrait le papier sous son manteau de la main gauche, s’imaginant que personne ne pouvait comprendre. Si les gens rencontrés lui demandaient où il allait, il mentait de façon très maladroite, tout en étant content de ses mensonges peu ingénieux.


     Il expliquait à Roubovski :


       Ce sont tous des traîtres. Ils jouent les amis pour mieux tromper. Mais ils n’ont pas réfléchi au fait que j’en sais assez sur eux tous pour que la Sibérie elle-même soit trop étroite pour eux.


     Roubovski l’écoutait en silence. La première dénonciation, manifestement absurde, il l’envoya au directeur, faisant de même avec quelques autres. Il en garda certaines, au cas où. Le directeur écrivit au curateur de l’arrondissement scolaire que Peredonov présentait des signes évidents de dépression nerveuse4.


     Chez lui, Peredonov entendait sans trêve des froufroutements incessants, importuns et railleurs. Il disait avec angoisse à Varvara :


     — Quelqu’un marche sur la pointe des pieds, les espions se bousculent, chez nous. Varvara, tu ne prends pas bien soin de moi.


     Varvara ne comprenait pas le sens du délire de Peredonov. Elle était tantôt ironique, tantôt inquiète. Elle lui disait avec une méchanceté apeurée :


     — Dieu sait ce que des yeux d’ivrogne peuvent voir.


     La porte donnant dans le vestibule semblait à Peredonov particulièrement suspecte. Elle ne fermait pas complètement. La fente entre ses deux battants semblait donner à voir quelque chose se cachant au-delà. N’était-ce pas le valet5 qui épiait ? Un œil brillait, d’une acuité méchante.


     Le chat suivait partout Peredonov de ses grands yeux verts. Il clignait parfois de l’œil, ou miaulait de façon inquiétante. On voyait bien qu’il voulait prendre Peredonov sur le fait, et enrageait de ne pas y parvenir. Peredonov crachait pour s’en défaire, mais le chat ne lui fichait pas la paix.


     La créature grise6 courait sous les chaises et dans les coins, en couinant. Elle était sale, puante, répugnante, effrayante. Il était clair, désormais, qu’elle était hostile à Peredonov, et qu’elle roulait par terre précisément pour lui, alors qu’on ne l’avait jamais vue nulle part auparavant. On l’avait fabriquée et ensorcelée. Et la voilà qui vivait, pour son effroi et sa perte, magique, variant son aspect, le surveillant, rusant avec lui, s’en moquant : tantôt elle roulait par terre, tantôt elle jouait les simples chiffons, se faisait ruban, petite branche, drapeau, petit nuage, petit chien, colonne de poussière dans la rue, se glissant partout à la suite de Peredonov, l’exténuant, l’épuisant de sa danse versatile. Si seulement quelqu’un l’en délivrait par quelque parole ou en la frappant à tour de bras ! Mais il n’avait pas d’amis ici, personne pour le sauver, il lui fallait se montrer ingénieux lui-même, avant que cette vipère ne fût venue à bout de lui.




     Peredonov imagina un moyen : enduire le plancher de colle pour engluer la créature. La semelle de ses bottes et le bas des robes de Varvara furent englués, tandis que la créature grise roulait en toute liberté, en glapissant de rire. Varvara jurait avec fureur.




     Des idées fixes de persécution dominaient Peredonov de façon obsédante et l’épouvantaient. Il s’enfonçait de plus en plus dans un monde onirique et sauvage. Cela se reflétait sur son visage, devenu un masque immobile et terrifié.


     Le soir, à présent, Peredonov n’allait plus jouer au billard. Après le repas, il s’enfermait dans la chambre à coucher, barricadait la porte à l’aide de diverses affaires – une chaise sur une table –, prenait soin de se prémunir à l’aide de signes de croix et de formules de conjuration, et s’asseyait pour rédiger des dénonciations sur tous ceux dont il se souvenait. Et pas seulement sur des gens, mais également sur les dames des jeux de cartes. Il écrivait ces dénonciations et allait tout de suite après les porter à l’officier de gendarmerie. Ainsi passait-il chaque soirée. 


     Des figures de cartes passaient partout devant les yeux de Peredonov, comme autant de personnes en vie – des rois, des dames, des valets. De petites cartes se promenaient aussi. C’étaient des gens aux boutons luisants, des lycéens, des agents de police. L’as était un gros père au ventre proéminent, presque un ventre seul. Les cartes se changeaient parfois en personnes de sa connaissance. Vraies gens et loups-garous fusionnaient.


     Peredonov était persuadé qu’un valet se tenait derrière la porte à l’attendre, valet ayant peut-être la force et le pouvoir – à la manière d’un sergent de ville – de l’emmener quelque part, dans un coin effrayant. Et la créature grise était tapie sous la table. Peredonov avait peur de regarder sous la table ou derrière la porte.


     Des huit, gamins remuants, asticotaient Peredonov : c’étaient les lycéens-loups-garous. Ils levaient les jambes en un mouvement bizarre, mécanique, comme les jambes d’un compas, mais leurs jambes étaient velues, avec de petits sabots. Ils avaient des verges en guise de queues, ils agitaient ces verges sifflantes, en poussant des cris perçants à chaque coup qu’ils donnaient. Sous la table, la créature grise grognait et riait devant les tours que faisaient les huit. Peredonov songeait rageusement que jamais la créature grise n’aurait eu l’audace de se faufiler chez un supérieur. « On ne laisserait sûrement pas passer, se disait-il, envieux : les laquais lui donneraient des coups de balai. »


     À la fin, Peredonov ne put davantage supporter ce rire méchant, ce glapissement ricanant. Il ramena une hache de la cuisine et fendit la table sous laquelle se cachait la créature grise.  Celle-ci couina plaintivement et furieusement, sortit en vitesse de dessous la table et roula plus loin. Peredonov tressaillit. « Elle va me mordre », se dit-il en poussant un cri aigu de terreur et en se mettant à croupetons. Mais la créature grise disparut tranquillement. Pas pour longtemps…


     Peredonov prenait parfois les cartes et, une expression féroce sur le visage, décapitait avec son canif les figures. Notamment les dames. En tranchant la tête des rois, il jetait un coup d’œil à la ronde, pour ne pas être vu et accusé de crime politique. Mais l’aide apportée par ces exécutions sommaires était de courte durée. Des invités arrivaient, on achetait de nouveaux jeux, et les mouchards malintentionnés reprenaient leurs quartiers dans les nouvelles cartes.


     Peredonov commençait déjà à se considérer comme un criminel caché. Il s’imagina sous surveillance policière depuis ses années d’Université. C’était pour cela, estimait-il,  qu’on continuait à l’espionner. Cela l’effrayait et le gonflait de fierté en même temps.


     Le vent agitait les tentures. Elles froufroutaient, en un bruissement feutré et sinistre, et des ombres légères glissaient le long de leurs arabesques bigarrées. « Un espion se cache là, derrière ces tentures ! » se disait Peredonov. « Méchantes gens  ! songeait-il avec angoisse : ce n’est pas pour rien que les papiers peints sont disposés de façon tellement inégale, qu’ils sont si mal collés aux murs, c’est fait en sorte qu’un scélérat adroit, plat et patient puisse se glisser et se cacher derrière. On a déjà vu des exemples de telles choses. »


     De vagues souvenirs remuèrent dans sa tête. Quelqu’un s’était caché derrière la tapisserie, on avait tué quelqu’un avec un poignard, ou alors un poinçon. Peredonov acheta un poinçon. Lorsqu’il rentra chez lui, les papiers peints remuèrent de façon inégale et avec inquiétude : sentant le danger, l’espion aurait peut-être voulu se faufiler plus loin. L’obscurité remua rapidement, sauta au plafond, faisant de là-haut des grimaces menaçantes. 


     Écumant de colère, Peredonov donna un violent coup de poinçon dans la tenture. Un frémissement courut le long du mur ; Peredonov, triomphant, poussa un hurlement et se mit à danser en agitant le poinçon. Varvara entra dans la pièce.


     — Qu’as-tu à danser tout seul, Ardalion Borissytch ? demanda-t-elle, avec son éternel petit sourire railleur stupide et impudent.


     — J’ai tué une punaise, annonça Peredonov, morose.


     Ses yeux étincelaient, sauvages et triomphants.Une seule chose était moche : cela sentait mauvais. L’espion poignardé derrière la tapisserie pourrissait et empestait. Peredonov tremblait de peur, il était aussi agité du sentiment de son triomphe : il avait tué un ennemi ! Ce meurtre lui endurcit le cœur à fond. Meurtre inaccompli, mais, pour Peredonov, c’était un meurtre accompli. Une terreur insensée le rendait prêt au crime — et la perspective inconsciente, obscure, cachée dans les bas recoins de son âme, d’un meurtre futur, le prurit de l’assassinat, une fureur primitive, pesaient sur sa volonté dépravée. Cette chose encore enchaînée – de nombreuses générations recouvraient l’antique Caïn –, il la contentait en cassant et en abîmant les objets, en les fendant à la hache, en les coupant au couteau, en abattant les arbres du jardin pour empêcher un mouchard caché derrière de l’espionner. Et, dans cette destruction des choses, se réjouissait un vieux démon, le souffle originel de la confusion, le chaos de jadis, tandis que les yeux égarés de l’homme privé de raison reflétaient une épouvante pareille aux affres et aux effrois d’abominables agonies.


     Les mêmes hallucinations revenaient toujours le tourmenter. Pour se moquer de Peredonov, Varvara se glissait parfois à pas de loup vers la porte de sa chambre et se mettait à parler en contrefaisant des voix étrangères. Il preenait peur, s’approchait sans bruit pour attraper l’ennemi – et tombait sur Varvara.


     — Avec qui étais-tu en train de chuchoter ? demandait-il avec angoisse.


     Varvara, un sourire railleur aux lèvres, répondait :


     — Mais tu as rêvé, Ardalion Borissytch.


     — Tout n’est pas que rêve, balbutiait-il, angoissé ; il y a aussi la vérité, en ce monde.


     Et Peredonov aspirait pour de bon à la vérité, suivant la loi de toute vie consciente, et cette aspiration le tourmentait. Il ne se rendait pas compte qu’il recherchait, comme tous les êtres humains, la vérité, et son intranquillité restait donc confuse. Il ne pouvait trouver de vérité pour lui, il s’embrouillait et se perdait.




     Ses amis et ses connaissances s’étaient mis à taquiner Peredonov pour avoir été dupé. Avec la grossièreté habituelle, dans notre ville, envers les faibles, on évoquait cette duperie devant lui. Prepolovienskaïa lui demandait avec un sourire malicieux :


     — Comment se fait-il, Ardalion Borissytch, que vous ne soyez pas encore allé prendre votre poste d’inspecteur ?


     Varvara lui répondait avec une fureur contenue :


     — Nous partirons dès que nous aurons reçu la nomination.


     Ces questions flanquaient le cafard à Peredonov.


     « Comment puis-je vivre, si l’on ne me donne pas le poste ? » songeait-il.


     Il échafaudait sans trêve de nouveaux plans pour se défendre de ses ennemis. Ayant dérobé la hache dans la cuisine, il la cacha sous le lit. Il acheta un couteau suédois, qu’il portait toujours sur lui, le gardant dans sa poche. Il s’enfermait en permanence. La nuit, il plaçait des pièges autour de la maison, ainsi que dans les pièces, pour les examiner ensuite. Ces pièges étaient bien sûr dressés de telle sorte que personne ne pouvait s’y laisser prendre : ils pinçaient sans retenir, on pouvait s’en aller en les entraînant avec soi. Peredonov n’avait ni connaissances techniques ni ingéniosité. En voyant chaque matin que personne ne s’était laissé attraper, Peredonov se disait que ses ennemis avaient détraqué ses pièges : de quoi l’effrayer encore.


     Peredonov surveillait tout particulièrement Volodine. Il allait souvent chez lui quand il savait que Volodine n’y était pas – et fouillait pour voir si l’autre n’avait pas fait main basse sur certains documents.




     Peredonov commença à se douter de ce que voulait la princesse : qu’il l’aime à nouveau. Mais elle le dégoûtait, cette vieille peau. « Elle a bien cent cinquante ans », se disait-il méchamment. « Certes, elle est vieille, mais elle est drôlement puissante. » songeait-il. Et une certaine attirance venait se mêler à sa répugnance. Peredonov se la représentait, à peine tiède, sentant le cadavre, et il défaillait, ressentant une volupté sauvage.


     « Je pourrais me remettre avec elle, peut-être qu’elle s’adoucirait. Si je lui écrivais ? »


     Et cette fois-ci, sans plus réfléchir, Peredonov rédigea une lettre à la princesse. Il y écrivait :


     « Je vous aime, parce que vous êtes froide et lointaine. Varvara sue, c’est une fournaise de dormir avec elle, on est comme dans un poêle. Je veux avoir une maîtresse froide et distante. Venez et conformez-vous à mon souhait. »


     L’ayant écrite, il envoya la lettre – et s’en repentit. « Cela donnera-t-il quelque chose ? Il n'aurait peut-être pas fallu l’écrire, se disait-il, mais attendre que la princesse vienne d’elle-même. »


     Cette lettre fut produite accidentellement, comme bien des choses que faisait Peredonov – de même qu’un cadavre, mu par des forces internes n’ayant guère envie de s’occuper longtemps de lui : l’une joue un moment avec lui, puis l’abandonne à une autre.


     La créature grise se remontra bientôt : elle roula un bon moment autour de Peredonov, comme prise au lasso, tout en le taquinant. Elle ne produisait pas de son, elle riait en tremblant de tout son corps. Mais elle faisait jaillir avec méchanceté et impudence des étincelles d’un or éteint, elle se faisait menaçante, enflammée d’un insupportable triomphe. Le chat aussi devenait menaçant, ses yeux luisaient et il miaulait avec une inquiétante impudence.


     « De quoi se réjouissent-ils ? » se demanda avec angoisse Peredonov, qui comprit soudain que la fin approchait, que la princesse était déjà là, tout près. Peut-être dans ce jeu de cartes.


     Oui, indubitablement, c’était la dame de pique, ou bien la dame de cœur. Peut-être se cachait-elle dans un autre paquet, ou derrière d’autres cartes, et sous quelle forme, on l’ignorait. Le malheur, c’était que Peredonov ne l’avait jamais vue. Pas la peine de poser la question à Varvara : elle mentirait.


     Pour finir, Peredonov imagina de brûler tout le jeu de cartes. Qu’elles brûlent toutes. Si ses ennemis, pour le faire enrager, se glissaient parmi les cartes, tant pis pour eux, ce serait de leur faute. 


     Peredonov profita d’un moment où Varvara n’était pas là, et jeta les cartes, le paquet entier, dans le poêle. 


     Avec des craquements, d’incroyables fleurs d’un pourpre blême se déployèrent, et s’enflammèrent, charbonnant dans les coins.


      Les cartes se gauchirent, se recourbèrent et remuèrent, comme pour sortir du poêle ; Peredonov attrapa le tisonnier et fourragea dans les cartes. De menues et brillantes étincelles volèrent de tout côté – et brusquement, dans cette mêlée ardente et méchante d’étincelles, naquit du feu la princesse, petite, d’un gris de cendres, entourée de flammèches en train de s’éteindre : elle hurlait d’une voix aiguë et stridente, chuintait et crachait sur les flammes.


     Peredonov tomba à la renverse et hurla de terreur. L’obscurité l’étreignit, le chatouillant de ses roucoulements rieurs.   

  



Notes


  1. Café-billard apparemment au centre du jardin municipal, voir l’histoire des boules volées au début du chapitre XXIV. Cela n’était pas précisé au chapitre IV. Il peut y avoir plusieurs salles…
  2. Rappel : c’est le diminutif de Varvara.
  3. Officier de gendarmerie rencontré plus d’une fois à partir du chapitre VI.
  4. Il serait tentant de parler d’aliénation mentale, je suis le texte en russe. 
  5. Valet de cartes identifié au rouquin, voir chapitre XXI.
  6. Coucou, la revoilà ! Voir les chapitres précédents, avec les notes s’y rapportant.






XXVI



     Sacha était subjugué par Lioudmila, mais quelque chose l’empêchait de parler d’elle à Kokovkina1. C’était une sorte de honte.  Et il avait même commencé à redouter ses visites. Son cœur défaillait et il fronçait involontairement les sourcils lorsqu’il voyait sous sa fenêtre apparaître furtivement son chapeau rose et jaune. Il l’attendait cependant avec une impatience inquiète, et devenait triste si elle restait longtemps sans venir. Son âme était agitée de sentiments contradictoires, obscurs et vagues, dépravés parce que précoces, doux parce que dépravés.


     Lioudmila ne s’était montrée ni hier ni aujourd’hui. Sacha l’avait désespérément attendue, et n’espérait plus sa venue. Et voilà soudain qu’elle était là. Radieux, il se précipita pour lui baiser les mains. 


     — Vous aviez disparu, lui dit-il, bougon : deux jours que je ne vous ai pas vue.


     Elle riait, toute réjouie, répandant autour d’elle une odeur douce, langoureuse et épicée de hosta2 japonais, comme si cette senteur ruisselait de ses boucles châtain.  


     Lioudmila et Sacha allèrent se promener en dehors de la ville. Ils appelèrent Kokovkina, qui ne les accompagna pas. 


     — Les promenades, ce n’est pas pour une vieille comme moi ! dit-elle. Je ne ferais qu’entraver vos jambes. Allez-y sans moi.


     — Nous allons folâtrer, dit Lioudmila en riant.




     La tristesse immobile de l’air tiède était une caresse évoquant ce qui ne reviendrait pas. L’air malade, le soleil luisait faiblement et s’empourprait dans un ciel blême et las. Sur la terre sombre gisaient avec résignation les feuilles mortes et desséchées. 


     Lioudmila et Sacha descendirent dans un ravin. Il y faisait frais et presque humide : la lassitude d’un automne sans force régnait entre ses versants ombreux.


     Lioudmila marchait devant. Elle retroussait sa jupe, découvrant ses petits souliers et ses bas couleur chair. Sacha, qui baissait les yeux pour ne pas buter contre des racines, aperçut ces bas. Il crut qu’elle avait mis ses souliers sans bas. Un sentiment de honte et de passion monta en lui. Il rougit. Il éprouva un vertige. « Tomber à ses pieds comme par mégarde, rêvassait-il, lui ôter un soulier et baiser son pied mignon… »


     Ce fut comme si Lioudmila avait senti sur elle le regard ardent de Sacha, son désir impatient. En riant, elle se retourna vers lui et demanda :


     — Tu regardes mes bas ?


     — Non, non, balbutia Sacha, gêné.


     — Ah, mes bas, dit Lioudmila en riant, sans l’écouter, j’ai de drôles de bas ! On pourrait croire que j’ai les pieds nus dans mes souliers, tellement ils sont couleur chair. N’est-ce pas, qu’ils sont terriblement drôles, mes bas ?


     Elle tourna le visage vers Sacha et releva un bout de sa jupe.


     — Drôles, hein ?


     — Non, ils sont jolis, dit Sacha, rouge de confusion.


     Lioudmila leva les sourcils en feignant l’étonnement et s’exclama :


     — Voyez un peu où l’on peut trouver de la beauté !


     Elle se mit à rire et poursuivit son chemin. Toujours rouge de confusion, Sacha se traînait derrière elle, trébuchant à chaque instant.


     Ils traversèrent le ravin. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre abattu par le vent. Lioudmila dit :


     — J’ai plein de sable dans mes souliers, je ne peux plus marcher.


     Elle ôta ses souliers, en fit tomber le sable et regarda Sacha d’un œil malicieux.


     — Il est joli, mon petit pied ? demanda-t-elle.


     Sacha devint écarlate et ne sut quoi répondre. Lioudmila retira ses bas.


     — Ils sont bien blancs, mes petits pieds ? redemanda-t-elle avec un sourire étrangement malicieux. — À genoux ! Embrasse-les ! dit-elle durement, une lueur sauvage de triomphe lui parcourant le visage.


     Sacha se mit bien vite à genoux et embrassa les pieds de Lioudmila.


     — On est mieux sans bas, dit Lioudmila, qui fourra les bas dans sa poche et remit ses souliers.


     Et son visage reprit son air tranquillement joyeux, comme si Sacha n’avait pas ployé le genou devant elle pour baiser ses pieds nus. Sacha demanda :


     — Chérie, tu ne vas pas prendre froid ?


     Sa voix palpitait de tendresse. Lioudmila se mit à rire.


     — Allons bon. J’ai l’habitude, je ne suis pas si douillette.




     Un jour, Lioudmila vint chez Kokovkina vers le soir, et appela Sacha :


     — Allons chez moi suspendre une nouvelle étagère.


     Sacha aimait bien enfoncer des clous, et avait promis un jour à Lioudmila de l’aider à aménager sa chambre.  Il acquiesça avec joie, content d’avoir un prétexte innocent pour aller chez elle en sa compagnie. Et l’odeur innocente et acide du parfum extra-muguet3 qu’exhalait la robe de Lioudmila agissait sur lui comme un doux sédatif. 




     Pour se mettre en tenue de travail, Lioudmila se changea derrière un paravent, et réapparut portant une élégante jupe courte, les bras nus, parfumée, répandant de nouveau autour d’elle une odeur douce, langoureuse et épicée de hosta2 japonais.


     — Te voilà drôlement élégante ! dit Sacha.


     — Élégante ? Mais regarde, j’ai les  pieds nus, dit Lioudmila avec un petit rire et en étirant les derniers mots avec un mélange de pudeur et de provocation.


     Sacha haussa les épaules et déclara :


     — Tu es toujours élégante. Bon, commençons à fixer. Vous avez des clous ? demanda-t-il, l’air soucieux.


     — Attends, répondit Lioudmila. Tiens-moi un peu compagnie, autrement, tu as l’air de n’être venu que pour ce travail, et de t’ennuyer en parlant avec moi. 


     Sacha rougit et dit avec tendresse :


     — Lioudmilotchka chérie, je resterais bien avec vous jusqu’à ce que vous me chassiez, mais des devoirs à faire.


     Lioudmila poussa un léger soupir et déclara lentement :


     — Tu ne fais qu’embellir, Sacha.


     Sacha piqua un fard et se mit à rire en sortant un bout de langue enroulé en tube4. 


     — Notez en outre, dit-il, que, n’étant pas une jeune fille, je n’ai pas à embellir !


     — Un beau visage, et quel corps ! Montre-le jusqu’à la ceinture, en tout cas, demanda Lioudmila, caressante, et elle lui passa un bras autour des épaules.


     — Qu’est-ce que vous allez chercher ?! dit Sacha, pudique et un peu mécontent.


     — De quoi parles-tu ? demanda Lioudmila d’une voix insouciante. Tu en fais, des mystères !


     — Quelqu’un pourrait entrer, dit Sacha.


     — Et qui donc ? répondit Lioudmila du même ton léger et insouciant. Bon, tirons le verrou, personne ne viendra. 


     Lioudmila alla vivement à la porte et mit le verrou. Sacha comprit que Lioudmila ne plaisantait pas. Il dit, en rougissant au point que des gouttes de sueur perlèrent à son front :


     — Il ne faut pas, Lioudmilotchka.


     — Et pourquoi donc, bêta ? demanda Lioudmila d’une voix persuasive.


     Elle attira Sacha à elle et entreprit de déboutonner sa blouse. Sacha résistait, s’accrochant à ses bras. Son visage exprima l’effroi, et une honte pareille à l’effroi s’empara de lui.. Ce qui l’affaiblit soudain. Levant les sourcils, Lioudmila le déshabillait résolument. Elle lui enleva sa ceinture, puis commença à lui retirer tant bien que mal sa chemise. Sacha de débattait avec un désespoir grandissant. Ils erraient dans la pièce, décrivant des cercles, se heurtant aux tables et aux chaises. L’odeur épicée qui émanait de Lioudmila enivrait Sacha, le privant de ses forces.


     D’une poussée rapide à la poitrine, Lioudmila renversa Sacha sur le canapé. Elle tirait sur la chemise, dont un bouton sauta. Lioudmila dénuda vite l’épaule de Sacha et se mit à sortir sa main de sa manche. En se débattant, Sacha envoya par mégarde une gifle à Lioudmila. Ce n’était bien sûr pas voulu, mais la gifle, partant avec de l’élan, fut forte et sonore. Lioudmila tressaillit, chancela, un afflux de sang rougit sa joue, mais elle ne lâcha pas prise.


     — Il se bagarre, le sale gamin ! cria-t-elle d’une voix essoufflée.  


     Terriblement gêné, Sacha baissa les bras, regardant les raies blanches imprimées sur la joue gauche de Lioudmila : les marques de ses doigts. Lioudmila profita de son désarroi. Elle fit descendre sa chemise jusqu’à ses coudes. Sacha reprit ses esprits et chercha à lui échapper, mais ce fut pire : D’un geste rapide, Lioudmil libéra ses mains de ses manches – et la chemise de Sacha retomba à hauteur de sa ceinture. Il sentit le froid ainsi qu’un nouvel accès d’une honte clairement sans merci qui lui fit tourner la tête. À présent, Sacha était nu jusqu’à la ceinture. Lioudmila lui tenait fermement le bras et, d’une main tremblante, donnait de petites tapes sur son dos nu, en regardant ses yeux baissés, qui brillaient de façon étrange à travers ses cils bleu sombre.


     Et brusquement, ces cils frémirent, son visage se contracta en une pitoyable grimace enfantine, et il se mit soudain à pleurer, à sangloter.


     — Polissonne ! cria-t-il à travers ses sanglots. Laissez-moi !


     — Le voilà qui pleurniche ! Bébé ! dit Lioumila avec un dépit mêlé de confusion, et elle le repoussa. 


     Sacha détourna la tête, essuyant ses larmes avec la paume de ses mains. Il eut honte de ses pleurs. Il s’efforça de se maîtriser. Lioudmila contemplait avec avidité  son dos nu.


     « Que de beauté y a-t-il au monde ! songeait-elle. Pourquoi les hommes se refusent-ils tant de beauté ? »


     Recroquevillant pudiquement ses épaules nues, Sacha essayait de passer sa chemise, que ses mains tremblantes ne faisaient que chiffonner avec bruit, sans arriver à passer les manches. Il attrapa sa blouse – tant pis pour la chemise.


     — Ah, vous craignez pour vos affaires. Je ne les volerai pas ! dit Lioudmila avec colère, d’une voix où résonnaient des larmes.


     D’un geste brusque, elle lui lança sa ceinture et se tourna vers la fenêtre. Engoncé dans sa blouse grise, il lui était bien inutile, ce sale  gamin, il la dégoûtait, avec ses minauderies.


     Sacha passa vite sa blouse, arrangea tant bien que mal sa chemise et regarda Lioudmila avec une indécision craintive et honteuse. Il la vit essuyer ses joues de ses mains, s’approcha timidement d’elle et la regarda en face – et les larmes coulant sur ses joues l’empoisonnèrent d’une tendre pitié pour elle, il ne ressentait plus ni honte ni dépit.


     — Pourquoi pleurez-vous, Lioudmilotchka chérie ? demanda-t-il tout bas.


     Et il rougit soudain, en se souvenant de l’avoir frappée.


     — Je vous ai donné un coup, pardonnez-moi. Je ne l’ai pas fait exprès, dit-il d’une voix timide.


     — Crois-tu que tu vas fondre, petit bêta, si tu restes un moment les épaules nues ? se plaignit Lioudmila. Ou alors, tu crains de bronzer. De perdre ta beauté et ton innocence.


     — Mais pourquoi fais-tu tout cela, Lioudmilotchka ? demanda Sacha avec une petite grimace de honte.


     — Pourquoi ? dit avec passion Lioudmila. J’aime la beauté. Je suis une païenne, une pécheresse. J’aurais dû naître à Athènes jadis. J’aime les fleurs, les parfums, les vêtements voyants, le corps nu. On parle de l’âme, moi, je ne l’ai jamais vue. Et que m’est-elle ? Je veux bien périr tout à fait comme une roussalka5,  fondre comme un petit nuage au soleil. J’aime le corps – le corps robuste, souple et nu qui peut jouir.


     — Mais il peut aussi souffrir, dit doucement Sacha.


     — La souffrance aussi, est bonne, chuchota Lioudmila avec passion. II est doux de souffrir, également, pourvu que l’on sente son corps, que l’on voie sa beauté dans sa nudité.


     — Mais, dévêtu, on a honte, tout de même ? dit timidement Sacha.


     Lioudmila s’agenouilla brusquement devant lui. Hors d’haleine, lui baisant les mains, elle chuchota :


     — Mon chéri, mon idole, adolescent divin, laisse-moi un instant, juste un instant, admirer tes épaules nues.


     Sacha soupira, baissa les yeux, rougit et retira gauchement sa blouse. Lioudmila l’empoigna de ses mains brûlantes et couvrit de baisers ses épaules frémissant de pudeur.


     — Tu vois comme je t’obéis ! dit Sacha en se forçant à sourire, pour dissiper par une plaisanterie sa gêne.


     En hâte, Lioudmila embrassa les bras de Sacha, depuis ses épaules jusqu’à ses doigts, et Sacha ne les retira pas, troublé et plongé qu’il était dans des rêveries dures et passionnées. L’adoration réchauffait les baisers de Lioudmila – et ce n’était plus un jeune garçon, mais un jeune dieu que ses lèvres brûlantes embrassaient, dans le culte palpitant et mystérieux de l’éveil de la Chair.


     Derrière la porte se tenaient Daria et Valeria qui, à tour de rôle, se bousculant avec impatience, regardaient par le trou de la serrure, prêtes à défaillir d’une émotion ardente et passionnée.




     — Il est temps que je m’habille, finit par dire Sacha. Lioudmila poussa un soupir et, gardant dans ses yeux la même expression de vénération, lui mit sa chemise et sa blouse, l’aidant avec respect et précaution.


     — Ainsi, tu es une païenne ? demanda Sacha, incrédule.


     Lioudmila se mit à rire gaiement.


     — Et toi ? demanda-t-elle. 


     — Sûrement pas ! répondit Sacha avec conviction. Je connais à fond le catéchisme.


     Lioudmila éclata de rire. Lui ayant jeté un regard, Sacha sourit et demanda :


     — Si tu es une païenne, pourquoi vas-tu à l’église ?


     Lioudmila cessa de  rire et devint pensive.


     — Que veux-tu, dit-elle, il faut tout de même prier. On prie, on pleure, on allume des cierges, on donne pour les messes de souvenir. Et j’aime tout cela, les cierges, les veilleuses, l’encens, les chasubles, les chants – à condition que les chantres soient bons –, les icônes avec leurs châssis et leurs rubans. Tout cela est d’une telle beauté. Et je l’aime aussi, Lui,… tu sais… le Crucifié…


     Lioudmila prononça ces derniers mots tout bas, presque en chuchotant, elle rougit d’un air coupable et baissa les yeux.


     — Tu sais, il m’arrive de rêver de lui. Il est sur la croix, des gouttes de sang sur le corps.




     Dès lors, plus d’une fois, Lioudmila, ayant amené Sacha dans sa chambre, déboutonna son blouson. Il en eut d’abord honte, jusqu’aux larmes, puis s’habitua. Et regardait calmement et sans ciller Lioudmilla lui ôter sa chemise, dénudant ses épaules et lui caressant et lui tapotant le dos. Il se mit même, à la fin, à se déshabiller de lui-même.


     Lioumila aimait le tenir, à demi-nu, sur ses genoux, en l’étreignant et en l’embrassant.




     Sacha était seul à la maison. Il repensa à Lioudmila et à ses regards brûlants sur ses épaules nues.


     « Que veut-elle donc ? » se dit-il. Il s’empourpra brusquement, son cœur battant la chamade à lui faire mal. Une gaieté impétueuse s’empara de lui. Il fit quelques culbutes, s’affala par terre, sauta sur les meubles – des mouvements insensés, par milliers, le jetaient d’un coin de la pièce à l’autre, et son rire clair et joyeux résonnait dans toute la maison.


     Kokovkina rentra chez elle à ce moment-là, entendit un boucan inhabituel et entra dans la chambre de Sacha. Elle resta sur le seuil et hocha la tête avec perplexité.


     — C’est toi qui te démènes comme un possédé, Sachenka ? Avec des camarades, je comprendrais, mais là tu fais le fou tout seul. Tu devrais avoir honte, tu n’es plus un bambin.


     Sacha restait immobile, la gêne lui paralysant les bras, alourdis et gauches, cependant que tout son corps frémissait encore d’excitation.




     Un jour, Kokovkina trouva Lioudmila chez elle, en train de régaler Sacha de bonbons.


     — Vous le gâtez, dit gentiment Kokovkina, il aime bien les sucreries, chez moi.


     — Et figurez-vous qu’il m’appelle « polissonne », se plaignit Lioudmila.


     — Est-ce possible, Sachenka ?! lui dit Kokovkina sur un ton de tendre reproche. Pourquoi dis-tu cela ?


     — Mais elle me harcèle, balbutia Sacha.


     Il regardait Lioudmila avec colère, tout en s’empourprant. Lioudmila riait aux éclats.


     — Cancanière, lui chuchota Sacha.


     — Comment peux-tu dire des grossièretés, Sachenka ?! le tança Kokovkina. Il ne faut pas dire de grossièretés !


     Sacha jeta un coup d’œil à Lioudmila, qui avait aux lèvres un sourire ironique, et dit à voix basse :


     — Bon, je ne le ferai plus.




     À présent, à chaque fois que Sacha venait, Lioudmila s’enfermait avec lui et commençait à le déshabiller et à l’attifer de diverses façons. Leur douce honte se parait de rires et de plaisanteries. Lioudmila serrait parfois Sacha dans un corset et lui mettait sa robe. Dans un corsage à décolleté, les  bras nus de Sacha, pleins et arrondis, semblaient très beaux. Il avait la peau qui tirait sur le jaune, mais d’un ton égal et doux. La jupe, les souliers, les bas de Lioudmila, tout semblait fait pour Sacha, tout lui allait. Entièrement habillé comme une dame, Sacha restait docilement assis, agitant un éventail. Dans cet accoutrement, il avait vraiment l’air d’une fille, et il s’efforçait de se comporter comme une fille. Il y avait un seul inconvénient : les cheveux coupés très court de Sacha. Lioudmila ne voulait pas lui mettre sur la tête une perruque ni lui attacher une natte, cela lui répugnait. 


     Lioudmila apprit à Sacha à faire la révérence. Au début, il pliait les genoux gauchement, avec timidité. Mais il y avait de la grâce en lui, même si elle était associée à la raideur d’un garçon. Rougissant et riant, il apprit avec application à faire des révérences, s’acharnant à jouer les coquettes. 


     Lioudmila attrapait parfois ses beaux bras nus et les baisait. Sans lui opposer de résistance, Sacha la regardait faire en riant. Il approchait parfois de lui-même ses bras des lèvres de Lioudmila, et disait :


     — Embrasse-les !


     Mais d’autres tenues confectionnées par Lioudmila elle-même lui plaisaient davantage : une de pêcheur aux jambes nues, une tunique de jeune Athénien, aux jambes nues également.


     Lioudmila lui mettait ces toilettes et l’admirait. Puis, pâle, elle s’attristait.




     Sacha était assis sur le lit de Lioumila, palpant les plis de sa tunique et remuait ses jambes nues. Lioudmila se tenait devant lui avec une expression de bonheur et de perplexité.


     — Ce que tu es sotte ! fit Sacha.


     — Il y a tant de bonheur dans ma sottise ! balbutia Lioudmila, toute pâle, pleurant et baisant les mains de Sacha.


     — Pourquoi pleures-tu donc ? demanda Sacha avec insouciance.


     — La joie s’est fichée dans mon cœur. Les sept glaives du bonheur ont percé ma poitrine : comment pourrais-je ne pas pleurer ?


     — Tu es bête, vraiment bête ! dit Sacha en riant.


     — Et toi tu es intelligent ! répondit Lioudmila avec un dépit soudain, en essuyant ses larmes et en poussant un soupir. Comprends donc, bêta, dit-elle doucement, d’une voix persuasive : le bonheur et la sagesse ne se trouvent que dans la folie.


     — C’est ça ! dit Sacha, peu convaincu.


     — Il faut oublier, s’oublier soi-même, et alors on saisit tout, chuchota Lioudmila. Selon toi, comment pensent les gens intelligents ?


     — Et comment ?


     — Ils savent que c’est ainsi. Cela leur est donné d’emblée : un coup d’œil leur découvre tout…




     Le soir d’automne s’étirait lentement. De temps à autre, à peine perceptible derrière la fenêtre, se faisait entendre un bruissement, lorsque le souffle du vent agitait les branches des arbres. Sacha et Lioudmila étaient seuls. Lioudmila l’avait accoutré en pêcheur aux jambes nues – dans un vêtement de toile fine bleue –, l’avait installé sur une couchette basse et s’était assise à ses pieds, elle aussi les pieds nus, en simple chemise. Elle répandit du parfum sur le vêtement et sur le corps de Sacha, un parfum à l’odeur à la fois lourde et fragile, une senteur d’herbes semblant venir de l’air immobile d’une vallée aux fleurs étranges, encaissée entre des montagnes.


     Des perles de verre brillaient vivement au cou de Lioudmila, des bracelets dorés et décorés d’arabesques tintaient à ses poignets. Son corps exhalait une odeur d’iris, une odeur entêtante, charnelle, irritante, incitant à la nonchalance et à la somnolence, saturée de vapeurs émanant d’eaux au lent cours. Elle poussait des soupirs langoureux et regardait son visage hâlé, ses cils bleu-noir et ses yeux de pleine nuit6. Elle avait posé sa tête sur les genoux dénudés de Sacha, et ses boucles claires7 caressaient sa peau brune. Elle embrassait le corps de Sacha, et le mélange du parfum étrange et fort et de l’odeur de ce jeune épiderme lui donnait le vertige.


     Sacha était étendu, un sourire paisible et mal assuré aux lèvres. Un désir vague avait frémi en lui et le tourmentait doucement. Et quand Lioudmila lui baisait les genoux et les pieds, ces tendres baisers éveillaient en lui des rêves langoureux et à demi assoupis. Il avait envie de lui faire quelque chose, quelque chose de gentil ou de douloureux, de tendre ou de honteux – mais quoi ? Lui embrasser les jambes ? Ou encore la frapper longuement, fortement, avec de longs rameaux souples ? Pour la faire rire de plaisir, ou crier de douleur ? Elle souhaitait peut-être les deux, mais c’était peu. Que lui fallait-il donc ? Voilà qu’ils étaient tous les deux à moitié nus, et le désir était lié à cette chair en liberté, qui conservait aussi le sentiment de la honte – mais qu’était donc ce secret de la chair ? Comment offrir son sang et son corps en douces victimes à la fois de ses désirs à elle et de sa honte à lui ?


     Cependant Lioudmila se languissait et remuait à ses pieds, blême de désirs impossibles, tantôt brûlante, tantôt gelée. Elle chuchotait avec passion :


     — Ne suis-je pas belle ? N’ai-je pas les yeux ardents ? Ma chevelure n’est-elle pas luxuriante ? Caresse-moi donc ! Mais caresse-moi donc ! Retire-moi mes bracelets et mon collier !


     Sacha prit peur, torturé qu’il était de désirs impossibles.




Notes


  1. Rappel : c’est sa logeuse.
  2. Et non pas fuchsia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Hosta_(genre)
  3. En français dans le texte.
  4. Il l’a déjà fait. Cette capacité dépendrait d’un gène :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Capacit%C3%A9_de_rouler_la_langue
  5. Rappel : ondine, génie féminin des eaux, dans la mythologie et les contes russes.
  6. Dans le texte russe : ses yeux de minuit.
  7. Lioudmila a tantôt les cheveux blonds, tantôt les cheveux châtain. Peut-être se fait-elle des couleurs…






XXVII



     Peredonov s’éveilla vers le matin. On le regardait avec des yeux immenses, troubles et rectangulaires. N’était-ce pas Pylnikov ? Peredonov s’approcha de la fenêtre et versa de l’eau sur le lugubre fantôme.


     Tout était ensorcelé, les prodiges étaient partout. La sauvage créature grise couinait, Les gens comme les bêtes regardaient Peredonov d’un œil haineux et perfide. Tout lui était hostile, il était seul contre tous.


     Au lycée, pendant ses cours, Peredonov disait du mal de ses collègues, du directeur et des parents d’élèves. Les lycéens l’écoutaient avec perplexité. Certains, goujats de nature, se disaient qu’en s’efforçant de complaire à Peredonov, ils lui exprimaient leur sympathie. Les autres observaient strictement le silence, ou, intervenaient avec chaleur pour défendre leurs parents lorsque Peredonov s’en prenait à eux. Ceux-là, Peredonov les regardait d’un air morne et peureux, il s’en détournait en marmonnant.


     Lors de certains cours, Peredonov amusait les lycéens par ses interprétations absurdes.


     On lisait un jour ces vers de Pouchkine1 :



         L’aube a paru dans la brume glacée,

          Aux champs le bruit des travaux s’est éteint.

          Accompagné de sa louve affamée,

          Le loup sort et s’en va sur le chemin.


     — Attendez, dit Peredonov, il faut comprendre cela correctement. Une allégorie est cachée, ici. Les loups vont deux par deux : le loup avec la louve affamée. Le loup est repu, tandis qu’elle est affamée. La femme doit toujours manger après son mari. La femme doit toujours se soumettre à son mari. 


     Pylnigov était joyeux, il souriait et regardait Peredonov de ses yeux à l’innocence trompeuse, ses yeux noirs et d’une profondeur de gouffre. Le visage de Sacha attirait et tourmentait Peredonov. Ce satané garçon l’ensorcelait, avec son sourire perfide.


     Mais était-ce vraiment un garçon ? Ils étaient peut-être deux : le frère et la sœur. Sans qu’on puisse s’y retrouver. Ou bien, peut-être même qu’il savait se métamorphoser, passer de l’état de garçon à celui de fille. Ce n’était pas pour rien qu’il avait toujours l’air si propret : en se transformant, il se rinçait dans différentes eaux magiques, ce n’était pas possible autrement. En outre, il sentait toujours le parfum.


     — De quoi vous êtes-vous aspergé, Pylnikov ? demanda Peredonov, de patchkouli2 ?


     Les garçons se mirent à rire. Sacha rougit, vexé, et garda le silence.


     Peredonov ne comprenait pas le pur désir de plaire, de ne pas dégoûter. Il interprétait chaque manifestation de ce type, même de la part d’un garçon, comme une tentative pour le subjuguer. Quelqu’un s’était fait beau : il avait le dessein de séduire Peredonov. Autrement, pourquoi s’apprêter ? la belle toilette et la propreté répugnaient à Peredonov, les parfums n’étaient que puanteur ; il préférait à tous les parfums l’odeur, très saine selon lui, des champs fumés. Se faire beau, être propre, se laver, tout cela demandait du temps et des efforts ; et la simple pensée de l’effort éveillait chez Peredonov angoisse et peur. Ce serait bien de ne rien faire d’autre que manger, boire et dormir !


     Ses camarades taquinaient Sacha, en disant qu’il s’était parfumé au patchkouli, et que Lioudmilotchka était amoureuse de lui. Il devenait tout rouge et répliquait avec feu : mais non, elle n’était pas amoureuse de lui, tout ça, c’étaient des inventions de Peredonov ; il avait proposé le mariage à Lioudmilotchka, qui s’était moquée de lui, du coup il était en colère contre elle et répandait à son sujet de mauvaises rumeurs. Ses camarades le croyaient – le Peredonov, on le connaissait –, mais continuaient à le taquiner : c'est tellement amusant, de taquiner !




     Peredonov s’obstinait à parler à tout le monde de la dépravation de Pylnikov.


     — Il a une liaison avec Lioudmilka3, disait-il. Ils s’embrassent avec tant d’ardeur qu’elle a déjà eu un mioche qui est en cours préparatoire, elle en porte un deuxième, à l’heure actuelle.


     On parlait en ville de l’amour de Lioudmila pour le lycéen de façon très exagérée, avec des détails bêtes et graveleux. Mais peu y croyaient : Peredonov en rajoutait. Tout de même, les persifleurs – en grand nombre dans notre ville – demandaient à Lioudmila :


     — Qu’est-ce qui vous a pris de vous amouracher d’un gamin ? C’est vexant pour les soupirants adultes.


     Lioudmila riait et disait :


     — Quelles blagues !


     Les citadins lorgnaient Sacha avec une curiosité ignoble. La veuve du général Polouïanov, une dame riche d’une famille de marchands, s’étant renseignée sur son âge, le trouva encore trop jeune, mais jugea que dans deux ans, on pourrait le faire venir et s’occuper de son développement.


     Sacha commençait déjà à reprocher à Lioudmila de se voir asticoter à cause d’elle. Il lui arrivait même de la frapper, et Lioudmila se contentait de rire aux éclats.


     Tout de même, pour mettre fin aux potins stupides et éviter à Lioudmila une fâcheuse histoire, les Routilov au grand complet, ainsi que leurs nombreux amis, et leurs parents directs ou par alliance, déployèrent leur zèle contre Peredonov et apportèrent la preuve que tous ces racontars étaient le produit de l’imagination d’un fou. Au vu des actes saugrenus de Peredonov, bien des gens crurent à ces explications.  


     Au même moment arrivèrent chez le curateur de l’arrondissement scolaire les dénonciations concernant Peredonov. Les services du curateur s’informèrent à son sujet auprès du directeur. Khripatch fit référence à ses précédents rapports, en ajoutant que le maintien de Peredonov au lycée présentait un réel danger, étant donné que son affection mentale progressait visiblement.




     Peredonov était maintenant le jouet d’idées absurdes. Les spectres lui cachaient le monde. Ses yeux fous, sans expression, vagabondaient sans se poser sur les objets, comme s’il voulait toujours voir plus loin, au-delà du monde des objets, et était à la recherche d’on ne savait quelles lumières.


     Restant seul, il discutait avec lui-même en proférant à l’adresse d’un interlocuteur invisible des menaces insensées.


     — Je vais te tuer ! T’égorger ! Te battre !


     En l’écoutant, Varvara ricanait.


     « C’est qu’il devient enragé ! » se disait-elle avec une joie mauvaise.


     Il lui semblait que c’était seulement de la fureur : il comprenait qu’il avait été joué et cela le mettait en rage. Il ne perdrait pas la raison : c’est épargné aux imbéciles. Cependant, s’il la perdait, eh bien… la folie égaye les sots !


     — Vous savez, Ardalion Borissytch, lui dit un jour Khripatch, vous avez l’air en très mauvaise santé.


     — J’ai des maux de tête, dit Peredonov d’un ton morne.


     — Savez-vous, très estimable collègue, poursuivit prudemment le directeur, je vous conseillerais volontiers de ne pas venir au lycée pendant quelque temps. Vous devriez vous soigner, vous occuper de vos nerfs, qui sont visiblement en assez mauvais état.


     « Ne pas venir au lycée ! songea Peredonov. Bien sûr, c’est le mieux. Comment n’y ai-je pas pensé ?! Se faire passer pour malade, rester à la maison et voir ce qui en résultera. »


     — Oui, en effet, je ne viendrai pas, je suis malade, dit-il joyeusement à Khripatch.




     Pendant ce temps, le directeur avait une fois encore écrit au curateur, et attendait d’un jour à l’autre la nomination d’une commission médicale chargée d’examiner Peredonov.  Mais les fonctionnaires prenaient leur temps. Ce qui est leur marque.


     Peredonov n’allait pas au lycée, et lui aussi attendait quelque chose. Ces derniers jours, il ne lâchait pas Volodine. Le quitter des yeux lui faisait peur : l’autre risquait de lui nuire. Dès le matin, à peine réveillé, Peredonov songeait à Volodine : où était-il ? Que faisait-il ? Il le voyait parfois en rêve : des nuages flottaient dans le ciel comme un troupeau de moutons, et Volodine courait parmi eux4, son chapeau melon sur la tête, bêlant de rire ; par moments, il passait rapidement à travers la fumée s’élevant des cheminées, se tordant de façon monstrueuse et sautant en l’air. 


     Volodine croyait, et racontait fièrement à tout le monde que Peredonov l’aimait beaucoup, qu’il ne pouvait tout simplement pas se passer de lui.


     — Varvara l’a roulé, disait-il, il voit qu’il n’a que moi comme véritable ami, il se lie donc à moi.


     Peredonov sortait de chez lui pour aller rendre visite à Volodine, mais ce dernier venait déjà à sa rencontre, son chapeau melon sur la tête et sa petite canne à la main, faisant gaiement de petits bonds et riant à plaisir de son rire-bêlement. 


     — Pourquoi portes-tu toujours un melon ? lui demanda un jour Peredonov.


     — Pourquoi n’en porterais-je pas, Ardalion Borissytch ? répondit Volodine avec un joyeux bon sens. C’est un couvre-chef modeste et convenable. Je ne suis pas censé  porter de casquette à cocarde5, quant à porter le haut-de-forme, laissons cet exercice aux aristocrates, cela ne nous va pas.


     — Tu vas cuire, dans ton chaudron6, dit Peredonov, morose. 


     « Hi ! hi ! hi ! » fit Volodine.


     Ils allèrent chez Peredonov.


     — On n’arrête pas de marcher, fit Peredonov avec humeur.


     — L’exercice est bon pour la santé, Ardalion Borissytch, dit Volodine d’une voix persuasive. Travailler, se promener, manger, c’est rester en bonne santé.


     — Bah, répliqua Peredonov, tu crois que dans deux cents ou trois cents ans, les gens travailleront encore ?


     — Et comment faire autrement ? Pas de travail, pas de pain. Le pain se donne contre de l’argent, et l’argent, il faut le gagner.


     — Moi, je ne veux pas de pain.


     — Pas davantage de brioches ou de pâtés, dit Volodine avec un petit rire. Pas  de quoi acheter de la vodka, ni de quoi faire des liqueurs.


     — Non, les hommes ne travailleront plus, dit Peredonov : les machines le feront à leur place. En tournant une manivelle, comme pour l’orgue de Barbarie, et voilà… Mais, à la longue, c’est fastidieux, de tourner la manivelle.


     Volodine devint songeur, inclina la tête, avança les lèvres et dit pensivement :


     — Oui, ce sera très bien. Seulement, nous ne serons plus là, à ce moment-là.


     Peredonov lui jeta un regard méchant et grommela :


     — C’est toi qui ne seras plus là, moi je vivrai assez pour le voir.


     — Que Dieu vous accorde de vivre deux cents ans, et même trois cents, à quatre pattes, dit joyeusement Volodine. 


     Peredonov ne prononçait plus de formules pour se protéger7 – advienne que pourra. Il aurait raison de tout le monde, il fallait seulement ouvrir l’œil et ne pas céder.


    Chez lui, assis dans la salle à manger, buvant avec Volodine, Peredonov lui parla de la princesse. Dans la vision qu’en avait Peredonov, la princesse se faisait chaque jour plus décrépite, devenant de plus en plus effrayante : le teint jaune, couverte de rides, courbée, les canines en avant, méchante, elle faisait en imagination le siège de Peredonov. 


     — Elle a deux cents ans, dit-il en regardant devant lui, l’air étrangement angoissé. Et elle veut que je me rabiboche avec elle. Elle refuse de me donner le poste, en attendant.


     — En voilà des désirs ! dit Volodine en hochant la tête. Quel vieux débris !




     Peredonov rêvait de meurtre. Il disait à Volodine, en fronçant férocement les sourcils :


     — J’en ai déjà un caché derrière la tapisserie. Attends un peu, je vais en clouer un autre sous le plancher.


     Mais Volodine, sans s’effrayer, ricanait.


     — Tu sens comme ça pue, derrière la tapisserie ? demanda Peredonov.


     — Non, je ne sens rien, dit Volodine en ricanant et en minaudant.


     — Tu as le nez pris, dit Peredonov, ce n’est pas pour rien qu’il est rouge. L'autre est en train de pourrir, là, derrière la tapisserie.


     — Une punaise ! cria Varvara, qui éclata de rire. Peredonov se rengorgeait, le regard vide.




     S’enfonçant toujours plus dans sa folie, Peredonov s’était mis à rédiger des dénonciations au sujet des figures aux cartes, de la créature grise et du mouton – ce dernier n’étant qu’un imposteur se faisant passer pour Volodine et visant un poste élevé, alors que ce n’était qu’un simple mouton ; également au sujet des destructeurs de forêts – on avait abattu tous les bouleaux, il n’y avait plus moyen de se fouetter, au bain de vapeur, et l’éducation des enfants devenait difficile, tandis qu’on avait laissé les trembles, mais à quoi pouvaient servir les trembles ?


     Quand il rencontrait des lycéens dans la rue, Peredonov faisait peur aux plus petits et amusait les grands par ses propos absurdes et impudiques. Les grands élèves s’attroupaient derrière lui, se dispersant seulement à la vue d’un professeur, tandis que les petits s’enfuyaient sans attendre.


     Peredonov voyait partout opérer des charmes et des miracles, des hallucinations le terrifiaient, lui arrachant des hurlements et des glapissements insensés. La créature grise se montrait à lui tantôt ensanglantée, tantôt enflammée, elle gémissait et hurlait, et ces hurlements déchiraient la tête de Peredonov, lui infligeant des souffrances insupportables. Le chat atteignait des dimensions effrayantes, il frappait le sol de ses bottes et feignait d’être un grand rouquin moustachu.




Notes


  1. Eugène Onéguine, chapitre IV, strophe XLI. Cette traduction en décasyllabes rimés m’a été proposée par Michel Delarche, que je remercie.
  2. Patchouli, avec un jeu de mots : patchkouli est un vieux terme signifiant « personne peu soignée, malpropre ».
  3. Sic.
  4. Rappel : Volodine, qui est un imbécile fini, a été comparé à un mouton dès le chapitre II – il est frisé ccomme un petit mouton et son rire est un bêlement –, puis suspecté de pouvoir se transformer à l’occasion en mouton…
  5. Volodine n’est qu’un enseignant subalterne. Voir à ce sujet les mésaventures de Matchiguine, au chapitre XXII.
  6. Jeu de mots difficile à rendre : le terme désignant en russe le chapeau melon désigne d’abord un chaudron. Michel Delarche me rappelle qu’en anglais, c’est un chapeau-bol
  7. Contre un envoûtement possible. Magie de superstitieux rencontrée dès le chapitre IV.





(à suivre)