jeudi 6 juillet 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres XIX à XXI

 XIX


     Les bizarreries de la conduite de Peredonov inquiétaient Khripatch1 un peu plus chaque jour. Se demandant si Peredonov n’avait pas perdu la raison, il consulta le médecin scolaire.  Celui-ci répondit en riant que Peredonov n’avait rien à perdre, qu’il se comportait simplement comme l’imbécile qu’il était. Des plaintes arrivaient. À commencer par celles de mademoiselle Adamenko2, qui avait envoyé au directeur le cahier de son frère, ce dernier ayant reçu la note « un » pour un bon devoir3. 


     Pendant une récréation, le directeur pria Peredonov de venir le voir. 


     « Il a vraiment l’air zinzin, tout de même », songea Khripatch en voyant les marques de peur et de désarroi sur le visage stupide et lugubre de Peredonov.


     — J’ai un grief à votre encontre, commença Khripatch d’un débit rapide. Chaque fois que je dois faire cours dans une salle voisine de la vôtre, j’ai la tête qui éclate littéralement, à cause des rires en provenance de votre classe. Pourrais-je vous demander de faire des cours au contenu moins joyeux ? “Plaisanter, toujours plaisanter : comment le pouvez-vous4 ?”


     — Ce n’est pas ma faute, dit avec dépit Peredonov : ce sont eux qui rient. D’ailleurs, on ne peut pas passer son temps à évoquer le signe dur5 ou disserter sur les satires de Kantémir6, on parle parfois d’autre chose, et eux se mettent aussitôt à rire à gorge déployée. Ils sont très dissipés. Il faut leur serrer la vis.


     — Il est souhaitable, et même indispensable que le travail en classe ait un caractère sérieux, dit sèchement Khripatch. Autre chose :


     Il montra deux cahiers à Peredonov et dit :


     — Voici deux cahiers d’élèves de la même classe, Adamenko et mon fils. Il m’a fallu les comparer, et je suis obligé d’en tirer la conclusion que vous ne portez pas pleine attention à votre travail. Le dernier devoir d’Adamenko, bien que très satisfaisant, a reçu la note « un », tandis que celui de mon fils, moins bien rédigé a eu « quatre ». Il est clair que vous vous êtes trompé, vous avez attribué à un élève la note de l’autre et vice-versa. Certes, l’erreur est humaine, mais je vous demande néanmoins d’éviter de telles erreurs. Elles provoquent chez les parents et chez les élèves un mécontentement parfaitement fondé.


     Peredonov bredouilla quelque chose d’indistinct.


     Dans ses classes, il se mit à taquiner avec une méchanceté redoublée les élèves qu’il avait fait punir en s’en plaignant. Il tomba particulièrement sur Kramarenko7. Qui resta silencieux, blêmissant sous le hâle de son visage, les yeux étincelants.


     Sorti du lycée, Peredonov ne se dépêcha pas de rentrer chez lui, ce jour-là. Il resta près de la porte cochère, surveillant l’entrée. Lorsqu’en Perodonov partit, Kramarenko le suivit à une certaine distance, se laissant dépasser par les rares passants. 


     Peredonov allait lentement. Le ciel couvert l’angoissait. Ces derniers jours, son visage prenait une expression sans cesse plus stupide. Il arrêtait son regard sur quelque chose au loin, ou le laissait étrangement errer. Il paraissait sans cesse à la recherche d’un objet. Du coup, les objets se dédoublaient, devenaient flous.


     À la recherche de qui était-il ? Des dénonciateurs. Ils se cachaient derrière toutes choses, chuchotaient, riaient. Ses ennemis avaient lancé sur Peredonov toute une armée de dénonciateurs. Peredonov s’efforçait parfois de les attraper en vitesse. Mais ils avaient toujours le temps de s’enfuir, comme si la terre les eût engloutis…


     Peredonov entendit, sur les planches derrière lui, des pas rapides et hardis, il se retourna, très effrayé : Kramarenko arrivait à sa hauteur, lui jetant un regard brûlant,  résolu et plein de haine, pâle et mince comme un petit sauvage prêt à se jeter sur l’ennemi. Ce regard épouvanta Peredonov.


     « Et s’il me mordait, tout à coup ? » se dit-il.


     Il accéléra l’allure – sans parvenir à distancer Kramarenko ; il ralentit, Kramarenko en fit autant. Peredonov s’arrêta et dit d’une grosse voix :


     — Qu’est ce qui te prend de me bousculer, noiraud loqueteux ?! Je vais t’amener à l’instant chez ton père.


     Kramarenko s’arrêta également, regardant toujours Peredonov. Ils se tenaient à présent l’un en face de l’autre, sur la chaussée de planches branlantes, dans la rue déserte, près d’une palissade grise et indifférente aux affaires des vivants. Kramarenko, tout tremblant, cria d’une voix chuintante :


     — Fumier !


     Il eut un sourire railleur et se retourna pour s’en aller. Au bout de trois pas, il s’arrêta, se retourna et répéta un peu plus fort :


     — Salopard ! Canaille !


     Il cracha et partit. L’air sombre, Peredonov le regarda partir et fit mouvement lui aussi pour rentrer chez lui. De vagues pensées effrayées alternaient lentement dans son crâne.


     Verchina8 le héla. Elle se tenait derrière la grille de son jardin, emmitouflé dans un grand châle noir, et fumait. Peredonov ne reconnut pas tout de suite Verchina. Il lui sembla entrevoir dans sa silhouette quelque chose de lugubre : une sorcière toute noire se tenait là, crachant des nuages de fumée magique et se livrant à des pratiques d’envoûtement. Il cracha et prononça des formules protectrices9. Verchina se mit à rire et demanda :


     — Qu’avez-vous, Ardalion Borissytch ?


     Peredonov la regarda d’un air stupide et dit enfin :


     — Ah, c’est vous ! Je ne vous avais pas reconnue.


     — C’est bon signe. Cela veut dire que je serai bientôt riche, dit Verchina.


     Ce qui déplut à Peredonov : c’est lui qui voulait devenir riche.


     — Bah, fit-il avec dépit, qu’avez-vous besoin de devenir riche ?! Ce que vous avez vous suffit.


     — Figurez-vous que je vais gagner deux cent mille roubles, dit Verchina, tordant ses lèvres en un sourire.


     — Non, contesta Peredonov, c’est moi qui gagnerai les deux cent mille roubles.


     — Moi, c’est le premier tirage, vous le deuxième, dit Verchina.


     — Non, là, vous racontez des bobards, fit Peredonov avec grossièreté. Deux gagnants dans la même ville, cela n’arrive pas. Puisque je vous dis que c’est moi qui gagnerai…


     Verchina remarqua qu’il était en colère. Elle cessa de discuter. Ouvrant le portillon et invitant Peredonov d’un geste à entrer, elle déclara :


     — Pourquoi restons-nous ici ? Entrez, je vous prie, Mourine10 est chez nous.


     Le nom de Mourine évoquait à Peredonov des choses agréables : des ribotes et de petits festins. Il entra.


     Au salon, que les arbres dehors plongeaient dans la pénombre, se trouvaient Marta, un fichu rouge noué par un ruban à son cou et les yeux bien gais, Mourine, plus ébouriffé que d’habitude et que quelque chose semblait réjouir, et le vieux lycéen Vitkiévitch – ce dernier faisait la cour à Verchina, la croyait amoureuse de lui et rêvait de quitter le lycée, d’épouser Verchina et de gérer sa propriété.


     Mourine se leva pour accueillir Peredonov qui entrait, en poussant des cris de joie exagérés, son visage se fit encore plus doucereux, ses petits yeux devinrent huileux, ce qui n’allait pas du tout avec sa silhouette robuste et sa chevelure hirsute, où se voyaient même ça et là des brindilles de foin.


     — Je ne fais qu’abattre des affaires, dit-il d’une voix forte et sifflante. J’ai des affaires partout, mais justement les charmantes hôtesses que voilà me gâtent avec un petit thé.


     — Ah oui, des affaires, fit Peredonov avec dépit. Quelles affaires ?! Vous n’êtes dans aucun service et gagnez plein d’argent. Les affaires, c’est moi qui en ai.


     — Que voulez-vous, les affaires se font avec l’argent d’autrui, répliqua Mourine avec un gros rire.


     Tordant les lèvres pour sourire, Verchina fit asseoir Peredonov à table. Sur un guéridon de forme circulaire coincé contre le canapé se pressaient des verres et des tasses contenant du thé, du rhum, de la confiture de mûres, une corbeille en argent ajourée, couverte d’une petite serviette faite au crochet, contenant des brioches sucrées et des pains d’épices aux amandes faits maison.


     Le verre de Mourine sentait fortement le rhum, et Vitkiévitch s’était pris plein de confiture sur une soucoupe en verre ayant la forme d’un coquillage. Avec un plaisir visible, Marta dégustait à petites bouchées une brioche sucrée. Verchina offrit du thé à Peredonov, qui refusa.


     « On va encore chercher à m’empoisonner, songeait-il. C’est toujours facile, d’empoisonner quelqu’un : on boit sans se rendre compte de rien, il y a des poisons sucrés, après on rentre chez soi, et l’on en sort les pieds devant. »


     Il était également dépité de voir qu’on avait sorti de la confiture pour Mourine, mais qu’à lui, Peredonov, on n’avait pas proposé un autre bocal à son arrivée. On faisait ici bien d’autres confitures que celle à la mûre sauvage.


     Quant à Verchina, elle était littéralement aux petits soins pour Mourine. Constatant qu’il y avait peu d’espoir du côté de Pérédonov, elle était en quête d’autres fiancés pour Marta. À présent, elle alléchait Mourine. Rendu à moitié sauvage par la recherche effrénée et pénible de gains, le petit hobereau mordait bien à l’hameçon : Marta lui plaisait.


     Marta était contente : il faut dire que c’était son rêve de toujours, qu’un fiancé se présente et qu’elle se marie, et elle aurait une belle propriété et une maison – l’aisance, quoi. Elle regardait Mourine avec les yeux de l’amour.  L’énorme quadragénaire à la grosse voix, dont la niaiserie se lisait sur le visage et dans le moindre geste, lui apparaissait comme un modèle de virilité, de jeunesse, de beauté et de bonté.


     Peredonov remarqua les regards énamourés qu’échangeaient Mourine et Marta : il s’en aperçut, car il s’attendait à être lui-même l’objet des attentions de Marta. Il dit avec humeur à Mourine :


     — Te voilà en vrai fiancé, tout ton visage rayonne.


     — C’est la joie que j’éprouve, dit Mourine d’une voix joyeusement excitée, d’avoir bien bouclé mon affaire.


     Il fit un clin d’œil à ses hôtesses. elles souriaient toutes les deux allègrement. Peredonov demanda avec dépit, en plissant dédaigneusement les yeux :


     — Alors, tu as trouvé une fiancé ? La dot est grosse ?


     Mourine poursuivit comme s’il n’avait pas entendu :


     — Natalia Afanassieva11 consent – que Dieu veille sur elle – à prendre chez elle mon Vaniouchka12. Il vivra ici comme un coq en pâte, et mon âme sera en paix, car je saurai qu’on ne le gâte pas trop.


     — Il va polissonner avec Vladia13, dit Peredonov, morose. Ils mettront le feu à la maison.


     — Je le lui interdirai ! cria résolument Mourine. N’ayez crainte, ma petite mère Natalia Afanassieva : il vous obéira au doigt et à l’œil. 


     Pour interrompre cette discussion, Verchina dit avec son sourire tordu :


     — J’ai envie de quelque chose d’un peu acide.


     — Des airelles rouges avec des pommes ? proposa Marta. J’en apporte, dit-elle en se levant rapidement.


     — Oui, s’il vous plaît.


     Marta sortit de la pièce en courant. Verchina ne la suivit même pas des yeux : elle était habituée à accepter tranquillement comme un dû la sollicitude de Marta. Largement et paisiblement assise sur le canapé, elle lâchait des volutes de fumée bleue et comparait les hommes discutant – Peredonov avec une mollesse courroucée, Mourine avec une vive gaieté.


     Mourine lui plaisait bien davantage. Son visage respirait la bienveillance, alors que Peredonov ne savait pas sourire. Mourine plaisait à tout le monde : il était grand, fort, attrayant, il parlait d’une agréable voix de basse, et il se montrait très poli avec elle. Il arrivait même à Verchina de songer à changer la donne, de sorte que Mourine demande sa main à elle, et non pas celle de Marta. Mais elle concluant toujours ses ruminations en le cédant généreusement à Marta.


     « Tous les hommes cherchent ma main, se disait-elle : puisque j’ai de l’argent, je peux choisir qui je veux. Je pourrais même prendre ce jeune homme, songeait en arrêtant, non sans un certain plaisir, son regard sur le visage verdâtre, effronté, néanmoins beau de Vitkiévitch, lequel parlait peu, mangeait beaucoup et regardait Verchina avec un sourire impudent.


     Marta apporta des airelles rouges et des pommes dans une coupe en terre cuite, et se mit à raconter son rêve de la nuit précédente : demoiselle d’honneur à une noce, elle mangeait de l’ananas et des crêpes au miel, et trouvait dans une crêpe un billet de cent roubles, mais on lui enlevait l’argent et elle pleurait. Elle s’était réveillée en larmes.


     — Il fallait le cacher en douce, afin que personne ne le voie, dit Peredonov avec mauvaise humeur : même en rêve, vous n’arrivez pas à garder l’argent, vous faites une drôle de maîtresse de maison !


     — Eh bien, il ne faut pas regretter cet argent, dit Verchina. Qu’est-ce qu’on ne voit pas, en rêvant !


     — Mais je le regrette tant, oh tellement ! dit Marta avec ingénuité. Pensez, cent roubles !


     Les larmes lui montèrent aux yeux, et elle se força à rire pour ne pas pleurer. Mourine farfouilla dans sa poche en s’écriant :


     — Ma petite mère Marta Stanislavovna13, ne vous désolez pas, nous allons arranger cela tout de suite !


     Il sortit de son portefeuille un billet de cent roubles, le posa sur la table devant Marta, donna dessus un coup du plat de la main et cria :


     — Daignez le prendre ! Celui-là, personne ne vous l’enlèvera.


     Marta commença par être bien contente, mais devint ensuite toute rouge et dit, gênée :


     — Ah, que faites-vous, Vladimir Ivanovitch, pensez-vous que je voulais cela ? Je ne le prendrai pas, voyons !


     — Daignez ne pas me vexer, dit Mourine avec un petit sourire, en laissant l’argent. Que votre rêve se réalise…


     — Mais non, voyons, vous me faites honte, je ne le prendrai pour rien au monde, refusait Marta, ses yeux lorgnant avidement le billet de cent roubles.


     — Qu’avez-vous à vous entêter , puisque on vous le donne ? fit Vitkiévitch. Il y a vraiment des gens à qui les cailles tombent toutes rôties dans le bec, dit-il en soupirant, envieux.


     Mourine se mit devant Marta et s’exclama d’une voix persuasive :


     — Ma petite mère Marta Stanislavovna, croyez-moi, c’est du fond du cœur : prenez-le, s’il vous plaît ! et si vous voulez que ça soit pour quelque chose, disons que c’est pour veiller à mon Vaniouchka. Ce dont nous sommes convenus avec Natalia Afanassievna, qu’il en soit ainsi, je veux dire, ce sera pour veiller sur lui.


     — Oui, mais c’est beaucoup trop, fit Marta, hésitante.


     — Pour les premiers six mois, dit Mourine, et il s’inclina profondément devant Marta. Ne me vexez pas, prenez-les, et soyez comme une sœur aînée pour mon Vaniouchka.


     — Eh bien, prenez, Marta – et remerciez Vladimir Ivanytch.


     Rouge, à la fois embarrassée et contente, Marta prit l’argent. Mourine se mit à la remercier chaleureusement.


     — Fais ta demande tout de suite, ça te reviendra moins cher, dit Peredonov avec fureur. Regardez-le qui s’attendrit, il va pleurer15 !


     Vitkiévitch éclata de rire, tandis que les autres faisaient semblant de n’avoir rien entendu. Verchina commença à raconter son propre rêve, Peredonov se mit à prendre congé sans attendre la fin. Mourine l’invita chez lui pour la soirée.


     — Je dois aller à la vigile, dit Peredonov.


     — Quel zèle Ardalion Borissytch montre à aller à l’église ! fit Verchina avec un petit rire sec.


     — Ce fut toujours le cas, répondit-il. Je crois en Dieu, moi, pas comme d’autres. Je suis peut-être le seul ainsi, au lycée. c’est pour cela qu’on me persécute. Le directeur est athée. 


     — Fixez vous-même le jour où vous serez libre, dit Mourine.


     Peredonov répondit en chiffonnant avec irritation sa casquette :


     — Je n’ai pas le temps de faire des visites.


     Mais, se souvenant l’instant d’après que, chez Mourine, on mangeait bien et on buvait bien, il dit :


     — Bon, je peux venir lundi.


     Mourine fut emballé, et commença à inviter Verchina et Marta. Mais Peredonov déclara :


     — Non, pas de dames. Quand on a bu un peu trop, on peut lâcher inconsidérément quelque chose, c’est gênant devant des dames.


     Après le départ de Peredonov, Verchina dit, railleuse :


     — Ardalion Borissytch fait des extravagances. Il tient à devenir inspecteur, et Varvara a l’air de le mener par le bout du nez. C’est pour ça qu’il fait des siennes.


     Vladia, qui s’était caché tant que Peredonov était là, se montra et dit avec un rire de joie mauvaise :


     — Les fils du serrurier ont appris que c’était Peredonov qui les avait dénoncés16.


     — Ils iront casser les carreaux chez lui ! s’exclama Vitkiévitch en riant joyeusement.




     Dans la rue, tout semblait hostile et de mauvais augure à Peredonov. Un mouton se tenait au carrefour, le regardant d’un air stupide. Ce mouton ressemblait tellement à Volodine que Peredonov prit peur. Il se disait que Volodine s’était peut-être changé en mouton pour le filer. 


     «  C’est peut-être possible, qu’en savons-nous ? songeait-il. La science n’est pas arrivée jusque là, mais quelqu’un, peut-être en sait plus long. Prenons les Français : ce sont des gens instruits, mais chez eux, à Paris, les magiciens ne manquent pas. »


     Le mouton se mit à bêler, et ce bêlement rappelait le rire de Volodine, strident, désagréablement perçant.


     Il croisa une fois de plus l’officier de gendarmerie17. Peredonov s’approcha de lui et murmura tout bas :


     — Surveillez donc Adamenko. Elle entretient une correspondance avec les socialistes, elle l’est elle-même.


     Roubovski le regarda avec étonnement, sans répondre. Peredonov passa son chemin, se disant avec une tristesse angoissée :


     « Pourquoi est-ce que je le rencontre sans cesse ? Il me file et a placé des agents partout. »


     Les rues boueuses, le ciel gris, les masures pitoyables, les enfants apathiques –  tout cela exhalait l’angoisse, un esseulement sauvage, une tristesse enracinée pour toujours. 


     « C’est une mauvaise ville, songeait Peredonov, peuplée de mauvaises gens, de gens méchants ; il faut s’en aller au plus vite dans une autre ville, où tous les enseignants me salueront en s’inclinant bien bas, et où tous les élèves me craindront et chuchoteront peureusement : voilà l’inspecteur. Oui, les chefs mènent vraiment une tout autre vie. »


     — Monsieur l’inspecteur du deuxième district du gouvernorat18 de Rouban, marmonnait-il tout bas. Sa haute noblesse le conseiller d’État Peredonov. Voilà ce que nous sommes ! Son Excellence monsieur le directeur des écoles du gouvernorat de Rouban, le conseiller d’État actuel19 Peredonov. Découvrez-vous ! Présentez votre démission ! Dehors ! Je vais vous serrer la vis !


     Le visage de Peredonov se faisait hautain : sa pauvre imagination recevait déjà sa parcelle de pouvoir.




     Arrivé chez lui, Peredonov entendit, alors qu’il enlevait son pardessus, des sons perçants venant de la salle à manger : c’était Volodine qui riait. Peredonov fut au désespoir.


     « Il a déjà trouvé moyen d’accourir ici, se dit-il ; peut-être que Varvara et lui sont tombés d’accord sur la façon de se jouer de moi. D’où son rire. Il se réjouit que Varvara soit de mèche avec lui. »


     Tendu d’angoisse, de méchante humeur, il entra dans la salle à manger.  Le couvert était déjà mis pour le déjeuner20. Le visage soucieux, Varvara vint l’accueillir.


     — Ardalion Borissytch ! s’exclama-t-elle. Quelle aventure ! Le chat s’est enfui.


     — Allons bon ! cria Peredonov, l’effroi au visage. Pourquoi l’avez-vous laissé sortir ?


     — Quoi, je dois coudre sa queue à ma jupe ? demanda Varvara, vexée.


     Volodine ricana. Peredonov se disait que le chat était peut-être allé chez l’officier de gendarmerie pour y déballer en ronronnant tout ce qu’il savait sur Peredonov, indiquant où celui-ci se rendait la nuit, et pour quoi faire : il révélerait tout, et miaulerait même des choses inventées. Quel malheur ! Peredonov s’assit sur une chaise devant la table, baissa la tête et, chiffonnant un bout de la nappe, s’engloutit dans de tristes réflexions. 


     — Les chats s’enfuient toujours pour revenir à leur ancien logis, dit Volodine : ils sont habitués à un endroit, pas à un maître. Un chat, quand on déménage, il faut le faire tourbillonner et ne pas le laisser voir le chemin, autrement il file immanquablement à son ancienne adresse.


     Peredonov fut réconforté d’entendre cela.


     — Tu penses donc, Pavlouchka, qu’il s’est enfui jusqu’à notre ancien appartement ? demanda-t-il.


     — Sûr et certain, Ardacha, répondit Volodine.


     Predonov se leva et s’écria :


     — Alors, buvons un coup, Pavlouchka !


     Volodine se mit à ricaner.


     — Ça, c’est faisable, Ardacha, dit-il. Boire un coup, c’est toujours très faisable.


     — Et il faut aller récupérer le chat, résolut Peredonov.


     — Un vrai trésor ! répondit Varvara d’un air moqueur. Eh bien, après le repas, j’enverrai là-bas Klavdiouchka21. 


     Ils s’assirent pour déjeuner. Volodine était gai, volubile et rieur. Son rire sonnait aux oreilles de Peredonov comme le bêlement du mouton aperçu dans la rue.


     « Et qu’est-ce qu’il manigance ? songeait Peredonov. Lui faut-il beaucoup ?


     Peredonov pensa qu’il réussirait peut-être à amadouer Volodine.


     — Écoute, Pavlouchka, dit-il, si tu ne cherches pas à me nuire, je t’achèterai un fount22 de bonbons chaque semaine, des bonbons d’excellente qualité, tu pourras les sucer à ma santé. 


     Volodine commença par rire, pour prendre l’instant d’après une mine offensée, et déclarer :


     — Je ne songe pas à vous nuire, Ardalion Borissytch, mais je n’ai pas besoin de bonbons, vu que je ne les aime pas. 


     Peredonov se découragea. Varvara dit avec un sourire ironique :


     — Arrête de faire le pitre, Ardalion Borissytch. En quoi peut-il te nuire ?


     — Le premier crétin venu peut vous salir, dit tristement Peredonov.


     Volodine allongea les lèvres d’un air offensé, hocha la tête et dit :


     — Ardalion Borissytch, si c’est ce que vous pensez de moi, je n’ai à vous dire que ceci : je vous remercie humblement. Si vous me voyez ainsi, que dois-je faire ? Comment dois-je le comprendre, dans quel sens ?


     — Bois une gorgée de vodka, Pavlouchka, et verse-m’en, dit Peredonov.


     — Ne faites pas attention à lui, Pavel Vassiliévitch, dit Varvara à Volodine pour le consoler. Il dit cela sans réfléchir. La langue dégoise sans que l’esprit sache quoi3.


     Volodine se tut et, l’air toujours vexé, se mit à verser la vodka de la carafe dans les petits verres. 


     — Comment, Ardalion Borissytch, tu n’as pas peur de boire la vodka qu’il verse ? Il a peut-être jeté un sort dessus, le voilà qui remue les lèvres.


     L’effroi se peignit sur la figure de Peredonov. Il attrapa le verre rempli par Volodine, renversa la vodka par terre et cria des formules magiques :


     — Préserve-moi, préserve-moi ! Désenvoûtement ! Que la langue mauvaise se dessèche, que le mauvais œil crève ! La mort pour lui, la vie pour moi24.


     Il tourna ensuite vers Volodine un visage devenu méchant, il lui fit une figue et dit :


     — Vas-y, déguste. Tu es malin, mais je suis encore plus malin.


     Varvara s’esclaffa. Volodine, d’une voix tremblant sous l’offense, bêlait :


     — C’est vous, Ardalion Borissytch, qui connaissez toutes sortes de formules magiques, et qui les prononcez, quant à moi, je ne me suis jamais intéressé à la magie. Je n’ai nulle intention de jeter des sorts sur de la vodka ou quoi que ce soit d’autre, et c’est peut-être bien vous qui, par sorcellerie, détournez de moi mes fiancées.


     — Je les ai détournées ? dit Peredonov avec irritation. Je n’ai pas besoin de tes fiancées, je peux en trouver des mieux.


     — Vous avez prononcé des mots pour que mon œil crève, poursuivit Volodine, mais vos lunettes à vous pourraient bien se casser avant. 


     Effrayé, Peredonov attrapa ses lunettes.


     — Qu’est-ce que tu dégoises ? grogna-t-il. Surveille ta langue.


     Varvara jeta un regard craintif à Volodine et dit avec dépit :


     — Ne dites pas de méchancetés, Pavel Vassiliévitch, mangez votre soupe, elle va refroidir. En voilà une langue de vipère !


     Elle songea qu’Ardalion Borissytch avait peut-être eu raison de se désenvoûter. Volodine se mit à manger sa soupe. Ils restèrent tous silencieux un moment, puis Volodine dit d’une voix offensée :


     — Ce n’est pas pour rien que j’ai rêvé cette nuit qu’on m’enduisait le corps de miel. Vous m’avez bien enduit de miel, Ardalion Borissytch.


     — On devrait vous enduire d’autre chose, dit avec irritation Varvara.


     — Mais pourquoi donc ? Daignez me le faire savoir. Il me semble que je le mérite pas, dit Volodine.


     — Vous êtes une trop méchante langue, expliqua Varvara. il ne faut pas dire tout ce qui vous passe par la tête : il y a un temps pour s’exprimer.




Notes


  1. Rappel : c’est le directeur du lycée.
  2. Rappel : c’est elle que Peredonov a essayé de marier à son « ami » Volodine.
  3. Rappel : les notes vont de un (nul) à cinq (excellent).
  4. Citation légèrement déformée de la fin d’une réplique de Sophia dans la pièce très connue en Russie Du malheur d’avoir trop d’esprit, acte III, scène 1 (A. Griboïedov).
  5. Une des lettres de l’alphabet russe, visant à séparer certains sons. Avant la réforme ayant suivi 1917, il terminait systématiquement les substantifs, ce qui alourdissait l’écriture.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Antioche_Cantemir
  7. Voir les chapitre VII et XIII.
  8. Rappel : Peredonov passe souvent devant chez elle quand il rentre chez lui, et elle l’alpague régulièrement. Elle veut lui faire épouser sa protégée Marta — laquelle a dédaigné Volodine ; celui-ci, pour se venger, a fait barbouiller de goudron sa porte…
  9. Voir la fin du chapitre IV, et la note 7 dudit chapitre.
  10. Propriétaire d’un petit domaine. Voir le début du chapitre IV.
  11. Il s’agit de Verchina : voir le chapitre I.
  12. Forme affectueuse de Vania, c’est-à-dire d’Ivan.
  13. Le petit frère de Marta : voir les chapitres I et VI.
  14. Rappel : Marta est d’une famille polonaise nombreuse et désargentée.
  15. Sologoub utilise un vocabulaire ancien, certains sens ne se trouvent plus dans les dictionnaires courants. Les traducteurs Pernot et Stahl (traduction datant d’un siècle) se sont trompés, ici, comme à d’autres occasions.
  16. Voir le chapitre XII : Peredonov avait vu les deux chenapans, engagés par un amoureux éconduit de Verchina, maculer de goudron sa porte. Ils ont été fouettés au poste pour les faire avouer…
  17. Nikolaï Vadimovitch Roubovski, rencontré au chapitre VI.
  18. Ou gouvernement, mais le mot a désormais une nouvelle acception. Je traduis souvent par « région » l’unité administrative dirigée par un gouverneur.
  19. Quatrième rang de la table de Pierre le grand, le Tchin.
  20. Rappel : c’est le repas principal, correspondant au dîner d’Ancien régime. Il doit être au moins quinze heures.
  21. Rappel : c’est la domestique, pas trop bien traitée. Voir notamment le chapitre XI.
  22. Rappel : c’est une livre d’un peu plus de quatre cent grammes.
  23. Le dicton énonce : « L’âme ne sait pas ce que la langue débite ».
  24. J’essaye de rendre des choses comprenant des borborygmes…
  25. https://fr.wikipedia.org/wiki/Figue_(geste)



XX



     Le soir, Peredonov alla au cercle – on l’invita à jouer aux cartes.Le notaire Goudaïevski était aussi là. Peredonov eut très peur en le voyant. Mais Goudaïevski avait une attitude pacifique, et Peredonov se rassura.


     On joua longtemps, on but beaucoup. Tard dans la nuit, au buffet, Goudaïevski s’approcha d’un saut brusque de Peredonov et lui envoya plusieurs coups de poing en pleine figure, sans aucune explication1, lui cassant ses lunettes2, pour quitter vivement le cercle tout de suite après. Peredonov feignit l’ivresse et ne lui opposa aucune résistance, il s’écroula par terre en se mettant à ronfler. On le secoua et on le ramena chez lui.


     Le lendemain, on parlait de cette bagarre dans toute la ville.


     Ce soir-là, Varvara profita de la situation pour dérober à Peredonov la première lettre contrefaite ; Il le fallait, Grouchina3 l’exigeait pour que, en comparant par la suite les deux faux, aucune différence n’apparût. Peredonov portait cette lettre sur lui, mais, effet du hasard, ce jour-là, il la laissa chez lui : en quittant sa tenue de fonctionnaire civil pour mettre sa redingote, il la sortit de sa poche la fourra sous un manuel sur la commode et l’y oublia. Varvara la brûla chez Grouchina à la flamme d’une bougie.


     Lorsque Peredonov revint, en pleine nuit, et que Varvara vit ses lunettes cassées, il lui dit qu’elles s’étaient cassées toutes seules. Elle le crut et jugea responsable cette méchante langue de Volodine. Peredonov était arrivé à la même conclusion. Du reste, le lendemain, Grouchina raconta par le menu à Varvara la bagarre au cercle.


     Le matin, en s’habillant, Peredonov voulut saisir la lettre, ne la trouva pas et fut très effrayé. Il s’écria d’une voix sauvage :


     — Varvara, où est la lettre ?


     Varvara se troubla.


     — Quelle lettre ? demanda-t-elle, regardant Peredonov avec des yeux à la fois mauvais et apeurés.


     — Celle de la princesse ! hurla Peredonov.


     Varvara se reprit tant bien que mal. Elle dit avec un sourire impudent :


     — Qu’est-ce qu’en sais, moi ?! tu as dû la jeter au milieu de paperasses inutiles, et Klavdiouchka l’aura brûlée. Cherche dans tes affaires, au cas où elle s’y trouverait encore en un seul morceau.


     Peredov partit au lycée, l’humeur lugubre. Il repensait aux désagréments de la veille. il songeait à Kramarenko : comme ce sale gamin avait-il osé l’appeler « fumier » ? Ainsi, il n’avait pas peur de Peredonov. Et s’il savait quelque chose à propos de lui ? Oui, il savait quelque chose et voulait le dénoncer.


     En classe, Kramarenko regarda Peredonov avec insistance et en souriant, de quoi effrayer encore plus Peredonov.


     Pendant la troisième récréation, Peredonov fut de nouveau prié d’aller voir le directeur. Il s’y rendit avec le vague pressentiment de quelque désagrément.


     De tous côtés arrivaient à Khripatch des bruits au sujet des exploits de Peredonov. Ce matin-là, on lui avait rapporté ce qui s’était passé la veille au cercle. Et la veille, après les cours, était venu le voir Volodia Boultiakov, que sa logeuse avait fouetté, Peredonov s’étant plaint de lui. Craignant une nouvelle visite de ce dernier, avec les mêmes conséquences, le garçon était venu se plaindre au directeur.


     D’une voix sèche et rude, Khripatch transmit à Peredonov les rumeurs qui lui étaient parvenues – de sources dignes de foi, ajouta-t-il –, selon lesquelles Peredonov faisait le tour des chambres des lycéens en communiquant à leurs parents ou aux personnes chargées de leur entretien, des renseignements inexacts sur les progrès des élèves et sur leur conduite., en exigeant que les garçons fussent fouettés, ce qui pouvait lui valoir de sérieux désagréments avec les parents, comme ç’avait été le cas la veille, au cercle, avec le notaire Goudaïevski.


     Poltron haineux, Peredonov l’écoutait. Khripatch se tut.


     — Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Peredonov avec irritation. Il se bat, c’est permis, ça ? Il n’avait nullement le droit de me casser la gueule. Il ne va pas à l’église, croit au singe5 et dévoie son fils en direction de la même secte. Il faut le dénoncer : il est socialiste.


     Khripatch regarda attentivement Peredonov, et dit gravement :


     — Tout cela ne nous regarde pas, et je ne comprends absolument pas ce que vous entendez par votre expression originale de « croire au singe ». À mon avis, il ne faudrait pas enrichir de cultes nouvellement inventés l’histoire des religions. En ce qui concerne l’offense qu’on vous a faite, vous devriez porter plainte. Mais le mieux pour vous serait de quitter notre lycée. Cela serait la meilleure issue, aussi bien pour vous que pour le lycée.


     — Je vais devenir inspecteur, répliqua Peredonov, avec colère.


     — En attendant, poursuivait Khripatch, vous devez vous abstenir de ces étranges promenades. Reconnaissez qu’une telle conduite ne convient pas à un pédagogue, et fait perdre à un professeur sa dignité aux yeux des élèves. Aller d’une maison à l’autre, fouetter les garçons, c’est , convenez-en…


     Khripatch n’acheva pas et haussa les épaules.


     — Qu’est-ce que ça veut dire ? objecta de nouveau Peredonov : je fais cela dans leur intérêt.


     — Restons-en là, je vous prie, le coupa sèchement Khripatch : j’exige de la façon la plus nette que cela ne se reproduise plus.


     Peredonov regardait le directeur d’un œil courroucé.




     On devait pendre la crémaillère ce soir-là. On avait invité toutes les relations. Peredonov faisait le tour des pièces pour voir si tout était en ordre, s’il n’y avait nulle part matière à dénonciation. Il se disait :


     « Il me semble que tout est bien : on ne voit pas de livres interdits, les veilleuses brûlent6, les portraits du tsar et de la tsarine sont accrochés au mur, à la place d’honneur. »


     Mickiewicz7 fit soudain, depuis son mur, un clin d’œil à Peredonov.


     « Il va me jouer un mauvais tour8 » pensa avec effroi Peredonov, qui décrocha en hâte le portrait de Mickiewicz et fit l’échange avec celui de Pouchkine se trouvant aux toilettes.


     « Pouchkine était tout de même un courtisan », se disait-il en accrochant son portrait dans la salle à manger.


     Puis il se souvint que, le soir, on jouerait, et décida d’inspecter les cartes. Il prit un paquet décacheté qui avait déjà servi une seule fois, et se mit à passer les cartes en revue, comme s’il y cherchait quelque chose. Les têtes des figures ne lui revenaient pas : en voilà des grands yeux !


     Ces derniers temps, lorsqu’il jouait, il avait toujours l’impression que les cartes lui souriaient d’un air railleur, comme Varvara. Même un vulgaire six de pique prenait un air impudent et se dandinait de façon indécente.


     Peredonov rassembla toutes les cartes en sa possession et creva, à l’aide de ciseaux pointus, les yeux des figures, afin qu’elles ne puissent l’épier. Il commença par les cartes qui avaient servi, et poursuivit en décachetant les paquets neufs. Il fit tout cela en regardant autour de lui, comme s’il craignait d’être pris sur le fait. Heureusement pour lui, Varvara était occupée à la cuisine et ne se montrait pas dans l’appartement – et comment aurait-elle pu s’éloigner d’une telle abondance de victuailles ? Klavdia se serait immédiatement servie. Quand Varvara avait besoin d’une chose se trouvant dans l’appartement, elle envoyait Klavdia la chercher. À chaque fois que Klavdia entrait, Peredonov sursautait, cachait les ciseaux dans sa poche et feignait de faire une réussite.


     Pendant que Peredonov privait ainsi les rois et les dames de la possibilité de l’épier de façon gênante, il était menacé d’un autre désagrément, survenant d’un autre côté. Ierchova10 avait trouvé le chapeau que Peredonov avait jeté dans le poêle, dans son ancien appartement, pour ne plus l’avoir sous la main11. Elle comprit que ce chapeau n’avait pas été laissé là sans malice : ses anciens locataires étaient des gens haineux, et ils avaient très bien pu, par animosité à son égard – se disait Ierchova –, placer un sortilège dans le chapeau pour l’empêcher de relouer son appartement. Effrayée et dépitée, elle apporta le chapeau chez une guérisseuse qui l’examina, chuchota d’un air sévère et mystérieux certains mots au-dessus, cracha dans toutes les directions et dit à Ierchova :


     — Ils t’ont fait des saletés, il faut t’en libérer. Le sorcier était puissant, mais je suis plus rusée, je vais te désensorceler, et c’est lui qui aura des crampes.


     Elle marmonna longtemps des incantations au-dessus du chapeau, et, généreusement récompensée par Ierchova, elle enjoignit à celle-ci de donner ce chapeau à un rouquin, qui devrait le porter chez Peredonov et le donner à la première personne qu’il rencontrerait, en filant sans se retourner.


     Il se trouva que le premier rouquin rencontré par Ierchova était l’un des fils du serrurier, les deux qui en voulaient à Peredonov d’avoir dévoilé leurs frasques nocturnes12. Pour cinq kopecks, il se chargea volontiers de la mission, et cracha soigneusement dans le chapeau, chemin faisant. Chez Peredonov, rencontrant Varvara dans le vestibule obscur, il lui fourra le chapeau dans les mains et s’enfuit si lestement que Varvara n’eut pas le temps de le voir distinctement.


     Et donc, à peine Peredonov eut-il aveuglé le dernier valet que Varvara entra dans la pièce, surprise et même effrayée, qui lui dit d’une voix tremblant d’émotion :


     — Ardalion Borissytch, regarde un peu ça.


     Peredonov jeta un coup d’œil et se figea d’effroi. Ce même chapeau dont il s’était naguère débarrassé se trouvait maintenant dans les mains de Varvara, froissé, empoussiéré, gardant à peine trace de sa splendeur passée. Il demanda, le souffle coupé par la peur :


     — D’où cela, d’où cela vient-il ?


     D’une voix épouvantée, Varvara raconta qu’elle avait reçu le chapeau des mains d’un gamin frétillant qui avait littéralement surgi de terre devant elle, pour disparaître de même, comme par enchantement. Elle dit :


     — Ça ne peut venir que de Ierchikha13. Elle a fait ensorceler le chapeau pour toi, c’est sûr et certain.


     Peredonov bredouilla quelque chose d’indistinct, en claquant des dents de peur. De sombres craintes,de noirs pressentiments l’accablaient. Il allait et venait en fronçant les sourcils, tandis que la créature grise14 courait sous les chaises en poussant de petits rires.


     Les invités furent là tôt. Ils avaient apporté pour la pendaison de crémaillère quantité de tourtes, de gâteaux, de pommes et de poires. Varvara accueillait tout cela avec plaisir, disant pour la forme :


     — Mais pourquoi cela ? il ne fallait pas…


     Mais lorsqu’elle avait l’impression qu’on lui apportait des choses bon marché ou de piètre qualité, elle se fâchait. Il lui déplaisait aussi de voir deux invités apporter la même chose.


     Sans perdre de temps, on s’assit pour jouer aux cartes. On jouait à la stoukolka15, sur deux tables. 


     — Ah mon Dieu ! s’exclama Grouchina, que se passe-t-il, mon roi est aveugle !


     — Et ma dame n’a pas d’yeux, dit Prepolovienskaïa16 en regardant ses cartes. Pareil pour le valet.


     Les invités se mirent en riant à examiner les cartes. Le mari de Prepolovienskaïa disait :


     — Je regardais justement, je me demandais pourquoi les cartes étaient rugueuses : c’était pour ça. Je les tâtais en pensant à une chemise rugueuse, mais cela venait de ces petits trous. La voilà, la chemise rugueuse.


     Tout le monde riait, seul Peredonov restait morose. Avec un sourire railleur, Varvara déclara :


     — Vous savez bien que mon Ardalion Borissytch joue toujours les originaux, il invente tout le temps des tours divers.


     — Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda en s’esclaffant Routilov.


     — À quoi bon ces yeux ? dit Peredonov d’un ton morne. Elles n’ont pas besoin de regarder.


     Ce fut un rire général, tandis que Peredonov demeurait morne et silencieux. Il avait l’impression que les figures aveuglées grimaçaient ironiquement et lui faisaient des clins d’œil par les trous pratiqués dans leurs yeux.


     « Elles ont peut-être trouvé moyen, songeait Peredonov, de regarder par le nez. »


     Comme toujours, ou à peu près, il n’avait pas de veine, et il lui semblait voir une expression railleuse et méchante sur le visage des rois, des dames et des valets ; la dame de pique grinçait même des dents, visiblement furieuse d’avoir été rendue aveugle. Enfin, ayant payé une forte amende, Peredonov s’empara du paquet de cartes et se mit à les déchirer avec fureur, les mettant en pièces. Les invités riaient de plus belle. Varvara disait en se moquant :


     — Il est toujours comme ça. Quand il a bu, il se met à faire des extravagances.


     — Quand il est fin saoul, vous voulez dire ? précisa, sarcastique, Prepolovienskaïa. Ardalion Borissytch, vous entendez ce que votre sœurette17 pense de vous ?


     Varvara rougit et dit, l’air fâché :


     — Qu’avez-vous à vous cramponner aux mots ?


     Prepolovienskaïa sourit et se tut.


     On remplaça le paquet de cartes déchiré par un autre, et le jeu continua.


     Un grondement retentit soudain : un carreau était cassé, une pierre tomba par terre près de la table de Peredonov. On entendit sous la fenêtre un échange à voix basse, des rires étouffés, puis un bruit de pas précipités qui s’éloignaient. Dans le tumulte de la panique, tous se levèrent de leur place ; comme de coutume, les femmes poussèrent des glapissements. On ramassa la pierre pour l’examiner avec effroi, sans que personne osât s’approcher de la fenêtre : on commença par envoyer dehors Klavdia, et ce fut seulement lorsque celle-ci eut déclaré la rue déserte qu’on se mit à examiner la vitre brisée.


     Volodine pensait que c’était l’œuvre de lycéens. La supposition était plausible, et tout le monde regarda Peredonov avec insistance. Il fronçait les sourcils et marmonnait quelque chose d’inintelligible. Les invités glosèrent sur l’effronterie et la conduite dissolue de certains gamins.


     Bien entendu, les responsables étaient les fils du serrurier, et non des lycéens.


     — C’est le directeur qui a incité les lycéens, annonça soudain Pereddonov. Il ne fait fait que me chercher noise, il ne sait comment y arriver, alors il a imaginé ça.


     — En voilà une blague ! cria Routilov en éclatant de rire.  


     Tout le monde s’esclaffa, Grouchina fut la seule à dire :


     — Qu’est-ce que vous croyez, c’est un homme si plein de fiel qu’on peut s’attendre à tout de sa part. Il ne le fera pas directement, mais de façon détournée, il le fera suggérer par ses fils.


     — C’est un coup d’aristocrate, ça, bêla Volodine d’une voix offensée. De la part des aristocrates, on peut tout attendre.


     Bien des invités se dirent qu’il y avait peut-être du vrai là-dedans, et cessèrent de rire.


     — Tu joues de malchance, avec le verre, Ardalion Borissytch, dit Routilov : tantôt on te casse tes lunettes, tantôt on te descend un carreau.


     Un nouvel accès de rire secoua l’assistance.


     — Verre cassé, vie prolongée, dit avec un sourire retenu Prepolovienskaïa.




     Lorsque Peredonov et Varvara allèrent se coucher, Peredonov crut deviner une mauvaise intention chez Varvara ; il lui retira couteaux et fourchettes, qu’il cacha sous le lit. Il balbutiait d’une langue empâtée :


     — Je te connais : dès que je t’aurai épousée, tu me dénonceras pour te débarrasser de moi. Tu toucheras ma pension pendant que je serai mis en pièces à la forteresse.


     Durant la nuit, Peredonov délira. D’étranges figures indécises passaient, des rois et des valets qui agitaient leurs gourdins. Ils chuchotaient, s’efforçant de ne pas être vus par Peredonov, et se glissaient sans bruit sous son oreiller. Mais bientôt, ils se firent plus audacieux et firent le siège de Peredonov, courant par terre, sur le lit, sur les oreillers. Ils chuchotaient, taquinaient Peredonov, lui tiraient la langue, se tordaient et grimaçaient affreusement, en étirant la bouche de façon hideuse. Peredonov voyait qu’ils étaient petits et espiègles, qu’ils n’allaient pas le tuer mais simplement se moquer de lui, en oiseaux de mauvais augure. Mais cela lui faisait peur : tantôt il marmonnait des sortes d’incantations, des fragments de formules de conjuration entendues dans son enfance, tantôt encore il se mettait à les invectiver et cherchait à les chasser avec de grands gestes et en criant d’une voix sifflante.


     Varvara se réveilla et demanda, mécontente :


     — Qu’est-ce que tu as à gueuler, Ardalion Borissytch. Laisse-moi dormir.


     — C’est la dame de pique qui rampe toujours vers moi, dans son peignoir de coutil, bredouilla Peredonov.


     Varvara se leva et, grommelant et jurant, entreprit de faire boire à Peredonov quelques gouttes de calmant.




     Dans une petite feuille éditée dans une localité du gouvernorat, parut un petit article selon lequel, dans notre ville, une certaine madame K. donnait le fouet aux jeunes lycéens en pension chez elle, enfants des meilleures familles nobles locales. Le notaire Goudaïevski répandait cette nouvelle dans toute la ville, en s’indignant.


     Divers autres bruits absurdes circulaient dans la ville à propos du lycée : on parlait d’une jeune fille habillée en lycéen, le nom de Pylnikov fut ensuite parfois associé à celui de Lioudmila. Ses camarades commencèrent à taquiner Sacha au sujet de son amour pour Lioudmila. Il y répondit dans un premier temps par la plaisanterie, puis se mit, de temps en temps, à prendre la défense de Lioudmila, en assurant, tout rouge, que tout cela n’était qu’inventions.


     En partie à cause de cela, il avait honte d’aller voir Lioudmila, mais il avait d’autant plus envie d’y aller : la honte et l’attirance le brûlaient, remuant en lui des visions passionnées et embrumées qui remplissaient son imagination. 




Notes


  1. Voir le chapitre XVIII.
  2. Réalisant la prophétie de Volodine à la fin du chapitre précédent…
  3. Rappel : c’est elle qui rédige les fausses lettres imitant l’écriture de la princesse, et promettant son poste d’inspecteur à Peredonov aussitôt après son mariage avec Varvara. La première fois, les commères n’avaient pas pensé à l’enveloppe, et Verchina s’était fait un plaisir d’attirer l’attention de Peredonov sur ce point…
  4. Voir la fin du chapitre XIII.
  5. C’est-à-dire que c’est un adepte de Darwin. Mais le directeur éludera la question.
  6. Devant les icônes.
  7. Voir la fin du chapitre VI, et la note 13 dudit chapitre : Peredonov aime cet auteur polonais.
  8. À cause de la société secrète (https://fr.wikipedia.org/wiki/Philomathes) et du patriotisme qui lui valurent la prison, puis l’assignation à résidence pendant quelques années, et enfin du fait que ce patriotisme fit toujours de lui un opposant à l’Empire russe.
  9. Voir la note 14 duchapitre VI.
  10. C’est la propriétaire de leur ancien appartement. Voir le chapitre II.
  11. Parce qu’il voulait jouer les bons fonctionnaires en portant sa casquette à cocarde. Voir le début du chapitre XI.
  12. Voir la note 16 du chapitre XIX.
  13. Varvara déformait déjà ironiquement le nom de la propriétaire au chapitre II.
  14. Voir la note 12 du chapitre XVIII : cet élément de fantastique est apparue au chapitre XII, quand ils ont emménagé dans leur nouvel appartement. 
  15. Jeu de cartes en vogue en Russie à la fin du XIXe siècle. De trois à douze joueurs. Trente-deux cartes jusqu’à six joueurs, cinquante-deux au-delà. Ordre de la bataille, mais existence d’un atout. Trois cartes à chacun, on peut écarter ensuite. Les mises sont multiples de trois unités monétaires. Le joueur qui n’a fait aucun pli paye une amende (« remise ») égale à la somme des mises restantes. Référence :
    https://game-wiki.guru/published/igryi/stukolka.html
  16. Rencontrée au chapitre II. Retrouvée, avec son mari, au chapitre V. 
  17. Voir le chapitre I. Sur les manœuvres de Prepolovienskaïa, voir le chapitre II.
  18. Rappelons qu’à la fin de la nouvelle de Pouchkine, Hermann, trompé par la dame de pique, perd la raison…





XXI



     Le dimanche, alors que Peredonov et Varvara déjeunaient1, quelqu’un entra dans le vestibule. À pas de loup selon son habitude, Varvara s’approcha de la porte et jeta un coup d’œil. Elle revint tout aussi silencieusement à la table et chuchota :


     — C’est le facteur. Il faut lui donner de la vodka, il apporte encore une lettre.


     Peredonov acquiesça de la tête en silence : il n’allait pas regretter un petit verre de vodka. Varvara cria :


     — Hé, le facteur, viens ici !


     Le porteur de lettres entra dans la pièce. Il fouilla dans son sac, feignant d’y chercher une lettre. Varvara lui versa un fort petit verre de vodka et lui coupa une tranche de gâteau. Le porteur la regarda faire avec convoitise. Pendant ce temps, Peredonov réfléchissait, la tête du facteur lui rappelait quelqu’un. Cela lui revint enfin : c’était le même rouquin, le valet boutonneux qui lui avait récemment valu une telle amende, aux cartes2.


     « Il va encore me jouer un sale tour, si ça se trouve », se dit mélancoliquement Peredonov, et il fit une figue au messager à travers sa poche.


     Le valet roux remit la lettre à Varvara.


     — Pour vous, madame3, dit-il respectueusement ; il remercia pour la vodka, la but, poussa un grognement de satisfaction, attrapa la tranche de gâteau et sortit.


     Varvara fit tourner la lettre dans ses mains et, sans la décacheter, la tendit à Peredonov.


     — Lis donc, je crois que c’est encore une lettre de la princesse, dit-elle avec un sourire ironique ; elle s’évertue à écrire pour pas grand chose. Au lieu d’écrire, elle ferait mieux de te donner le poste.


     Les mains de Peredonov tremblaient. Il déchira l’enveloppe et lut en hâte la lettre. Puis il bondit de sa place, brandit la lettre et brailla :


     — Hourra ! Trois postes d’inspecteur, au choix. Hourra, Varvara, nous l’avons emporté !


     Il se mit à danser et à tourner sur lui-même dans la pièce. Avec son visage rouge et figé, et son regard vide, il était comme une poupée étrangement grande, en train d’exécuter une danse. il s'écria :


     — Allons, à présent, c’est décidé, Varvara : nous nous marions.


     Il attrapa Varvara par les épaules et se mit à la faire tourner autour de la table, tout en tapant des pieds.


     — La danse russe, Varvara ! cria-t-il.


     Varvara mit ses mains à ses hanches et s’avança d’un mouvement harmonieux, précédée par Peredonov qui dansait, les genoux pliés.


     Volodine entra et bêla de plaisir :


     — Le futur inspecteur se lance dans un trepak4 !


     — Danse, Pavlouchka ! s’écria Peredonov.


     Klavdia les regardait derrière la porte. Volodine lui cria, en riant et en minaudant :


     — Danse aussi, Klavdioucha ! Tous ensemble ! Distrayons le futur inspecteur !


     Klavdia poussa un glapissement et s’avança, balançant les épaules. Volodine se mit crânement à tourner devant elle, s’accroupissant, se tournant, sautant et frappant dans ses mains. il était particulièrement habile à faire claquer ses mains sous son genou levé. Leurs talons frappaient le plancher, le faisant vibrer. Klavdia se réjouissait d’avoir un tel gaillard pour cavalier.


     Fatigués, ils s’assirent à table, Klavdia s’enfuyant dans la cuisine avec un joyeux rire. On but de la vodka et de la bière, on cassa verres et bouteilles, on cria, on s’esclaffa, on fit de grands gestes, on s’étreignit et on s’embrassa. Après quoi, Peredonov et Volodine partirent en vitesse au Jardin d’Été : Peredonov avait hâte de se vanter de sa lettre.


     À la salle de billard, ils trouvèrent la compagnie habituelle. Peredonov montra la lettre à ses amis. Elle produisit une forte impression. Tous l’examinaient en pleine confiance. Routilov était blême et crachotait en grommelant quelque chose.


     — J’étais là quand le facteur l’a apportée ! s’exclama Peredonov. Je l’ai décachetée moi-même. Il ne peut donc pas y avoir de tromperie.


     Ses amis le regardaient avec respect. Une lettre de la princesse !


     Du Jardin d’Été, Peredonov se précipita chez Verchina. Il allait d’un pas vif et régulier, les bras ballants, marmonnant quelque chose ; son visage était aussi figé et inexpressif que celui d’une poupée mécanique, seule une lueur d’avidité brillait d’un feu mort dans ses yeux.




     La journée était claire et chaude. Marta était assise au kiosque. Elle tricotait un bas. Ses pensées étaient vagues et pieuses. Elle avait commencé par songer aux péchés, puis ses idées s’étaient orientées dans une direction plus agréable, elle s’était mise à penser aux vertus. Une somnolence commença à couvrir ses pensées, qui tournèrent aux images, et, au fur et à mesure que disparaissait la possibilité de les exprimer par des mots, les contours de ces images gagnaient en netteté. Les vertus se présentaient à elles comme de grandes et belles poupées vêtues de robes blanches, resplendissantes et parfumées. Elle lui promettaient des récompenses, des clés tintaient dans leurs mains, des voiles de mariée flottaient sur leurs têtes.


     L’une d’entre elles était étrange et détonait par rapport aux autres. Sans rien promettre, elle regardait d’un air de reproche, et ses lèvres remuaient en formulant une menace muette ; on avait l’impression que la moindre parole prononcée par elle serait effrayante. Marta comprit que c’était sa conscience. Cette étrange et terrible visiteuse était tout en noir, elle avait les yeux noirs et les cheveux noirs, et voici qu’elle se mettait à parler, d’un débit serré, net et rapide. Elle devint tout à fait semblable à Verchina. Marta se secoua, répondit quelque chose à la question posée, puis retomba dans sa somnolence.


     Sa conscience — ou Verchina – était assise en face d’elle et tenait rapidement et distinctement des propos incompréhensibles, en fumant quelque chose à l’odeur étrangère : elle était paisible et résolue, elle exigeait que tout fût comme elle le désirait. Marta voulait regarder bien en face cette visiteuse importune, mais, étrangement, ne le pouvait pas – l’autre souriait étrangement, grognait, et ses yeux fuyaient pour s’arrêter quelque part dans le lointain, sur des objets inconnus que Marta avait peur de voir…


     Une conversation sonore réveilla Marta. Peredonov se tenait dans le kiosque et parlait d’une voix forte en saluant Verchina. Effrayée, Marta regarda autour d’elle. Elle sentait battre son cœur, tandis que ses yeux restaient collés, et se idées embrouillées. Où était passée sa conscience ? Ou bien, elle n’avait été là ? Ne devait-elle pas y être ?


     — Vous étiez en train de roupiller, lui dit Peredonov. En ronflant très fort. Vous êtes un pin, maintenant.


     Sans comprendre son calembour5, Marta sourit, devinant au sourire de Verchina qu’il se disait quelque chose à prendre sur le mode comique.


     — Il faudrait vous appeler Sophia, poursuivit Peredonov.


     — Pourquoi donc ? demanda Marta.


     — Mais parce que vous êtes une sonia, et non Marta6.


     Peredonov s’assit à côté de Marta sur le banc, et dit :


     — J’ai une nouvelle, une nouvelle très importante.


     — Quelle est donc cette nouvelle ? Partagez-la avec nous, dit Verchina, que Marta envia aussitôt pour sa capacité à exprimer avec une telle abondance de mots cette simple question : quelle nouvelle ?


     — Devinez, fit Peredonov, à la fois morose et solennel.


     — Comment puis-je deviner de quelle nouvelle il s’agit ? répondit Verchina. Dites-le, et alors nous saurons votre nouvelle.


     Peredonov trouvait déplaisant qu’on ne voulût pas chercher à deviner sa nouvelle. Il se tut, restant assis, voûté sans grâce, lourd et obtus, regardant devant lui, immobile. Verchina fumait et tordait les lèvres pour sourire, montrant ses dents jaunies et noircies.


     — Au lieu de chercher à deviner votre nouvelle, dit-elle après quelques instants de silence, je vais vous tirer les cartes. Marta, apportez les cartes qui sont dans la chambre.


     Marta se leva, mais Peredonov l’arrêta avec irritation :


     — Restez assise, c’est inutile, je ne veux pas. Tirez les cartes pour vous-même, et laissez-moi tranquille. Vous n’allez plus passer votre temps à me tirer les cartes à votre guise. Je vais vous montrer quelque chose qui va vous laisser bouche bée.


     Il sortit la lettre de sa poche et la lut lentement, une expression bornée de joie mauvaise dans les yeux. Verchina demeura interdite. Jusqu’au dernier moment, elle n’avait pas cru à l’histoire de la princesse, mais là, elle comprenait que Peredonov était définitivement perdu pour Marta. Déçue, souriant jaune, elle déclara :


     — Bon, eh bien, c’est une chance pour vous.


     Marta restait assise, son visage marquant de la surprise et de l’effroi, et elle avait un sourire désemparé.


     — Alors, vous avez saisi ? demanda Peredonov avec une joie mauvaise. Vous me preniez pour un imbécile, mais c’est moi qui ressort de tout cela plus intelligent que vous. Vous parliez de l’enveloppe, eh bien, là voici, l’enveloppe. Non, mon affaire est sûre.


     Il frappa la table du poing, sans montrer de force ni faire de bruit – et ce geste, ainsi que le son de ses paroles restèrent empreints d’une étrange indifférence, comme s’il demeurait lointain, étranger à toutes ses affaires. 


     Verchina et Marta échangèrent un coup d’œil incrédule et dégoûté.


     — Qu’avez-vous à échanger des regards ? demanda grossièrement Peredonov, c’est inutile, le temps des coups d’œil est terminé : j’épouse Varvara. Bien des petites jeunes filles essayaient de m’attraper, dans le coin.


     Verchina envoya Marta lui chercher des cigarettes, et Marta fut contente de sortir précipitamment du kiosque. Sur les allées sableuses bariolées de feuilles tombées, elle se sentit libérée. Près de la maison, elle rencontra Vladia, les pieds nus, ce qui la rendit plus joyeuse encore.


     — Il épouse Varvara, c’est décidé, dit-elle avec vivacité en baissant la voix, et elle entraîna son frère dans la maison.


     Sur ces entrefaites, Peredonov prit congé sans attendre le retour de Marta.


     — Je n’ai aucun temps à moi, dit-il, se marier, ce n’est pas comme réparer des lapti7.  


     Verchina ne chercha pas à le retenir et prit congé de lui avec froideur. Elle était cruellement déçue : il restait malgré tout jusqu’ici un faible espoir de caser Marta avec Peredonov, en prenant Mourine8 pour elle-même, à présent ce dernier espoir s’était envolé. Sombre jour pour Marta ! Il y avait de quoi pleurer.


     Peredonov quitta Verchina et songea à fumer. Il aperçut soudain un agent de police se tenant au coin de la rue, occupé à grignoter des graines de tournesol. Peredonov ressentit de l’angoisse.


     « Encore un mouchard, se dit-il. Ils m’espionnent, prêts à saisir le moindre prétexte. »


     Sans oser allumer la cigarette qu’il avait sortie de son étui, il s’approcha de l’agent et lui demanda timidement :


     — Monsieur le sergent de ville, il est permis de fumer ici ?


     L’agent porta la main à sa visière et s’enquit respectueusement :


     — De quoi s’agit-il, Votre Honneur9 ?


     — Cette petite cigarette, expliqua Peredonov, on peut la fumer, cette unique petite cigarette ?


     — Il n’y a aucune directive à ce sujet, répondit évasivement l’agent.


     — Aucune ? reprit Peredonov d’une voix chagrine.


     — Absolument aucune. De sorte qu’il n’est pas ordonné d’arrêter les fumeurs, mais je ne puis savoir si une autorisation a été promulguée.


     — Si tel est le cas, je m’abstiendrai, dit humblement Peredonov. Je suis bien intentionné. Je vais même jeter ma cigarette. Et je suis Conseiller d’État.


     Peredonov froissa la cigarette et la jeta par terre, puis, craignant d’en avoir trop dit, se hâta de rentrer chez lui. Le policier le regarda partir avec perplexité, puis finit par se dire que le barine10 devait encore cuver son ivresse de la veille et, rassuré, se remit à croquer ses graines.


     — La rue est à pic, balbutia Peredonov.


     La rue montait au flanc d’une petite colline, puis redescendait, et la courbure de la rue se dessinait entre deux masures, sur le fond du ciel bleu et triste, au déclin du jour. Ce paisible coin de vie pauvre se refermait sur lui-même, se morfondant dans son cafard. Les arbres laissaient pendre leurs branches par-dessus les clôtures, coulaient des regards et entravaient la marche, et leur chuchotis semblait railleur et menaçant. Un mouton se tenait au carrefour, qui posa sur Peredonov un regard stupide.


     Soudain, du coin de la rue se fit entendre le bêlement d’un rire, Volodine s’avança pour saluer Peredonov. Celui-ci le regarda d’un air sombre, songeant au mouton qui se tenait là à l’instant, et qu’on ne voyait plus.


     « Bien sûr, c’est Volodine qui se change en mouton, se dit-il. Ce n’est pas pour rien qu’il ressemble tant à un mouton, et qu’on ne saurait dire s’il rit ou s’il bêle. »


     Il était tellement pénétré de ces pensées qu’il n’entendait nullement ce que disait Volodine en le saluant.


     — Qu’as-tu à ruer, Pavlouchka ? demanda-t-il tristement.


     Volodine eut un large sourire, émit un bêlement et répliqua :


     — Je ne rue pas, Ardalion Borissytch, je vous serre la main; Peut-être que chez vous, on rue avec les mains, mais chez moi c’est avec les pieds, et vous me permettrez d’ajouter que ce ne sont pas les gens qui ruent, mais les chevaux.


     — Tu vas peut-être me donner des coups de corne, aussi, grommela Peredonov.


     Volodine s’offusqua et dit d’une voix tremblante :


     — Ardalion Borissytch, les cornes n’ont pas encore poussé, de mon côté, et elles pourraient pousser plus tôt chez vous que chez moi.


     — Tu as la langue bien longue, tu divagues, dit Peredonov, irrité.


     — Si vous le prenez ainsi, Ardalion Borissytch, riposta aussitôt Volodine, je peux aussi bien me taire.


     Et son visage prit un air tout à fait affligé, tandis que ses lèvres avançaient grandement ; il marchait cependant aux côtés de Peredonov : il n’avait pas déjeuné, et comptait déjeuner aujourd’hui chez Peredonov – le matin, pendant les réjouissances, on l’avait invité.


     Chez lui, une importante nouvelle attendait Peredonov. Dès le vestibule, on pouvait deviner que quelque chose d’extraordinaire s’était produit : on entendait un remue-ménage dans l’appartement, ainsi que des exclamations effrayées. Peredonov se dit que tout ne devait pas être prêt pour le repas, du coup, en le voyant arriver, c’était la panique, on se précipitait. Cela lui fut agréable : comme on le craignait ! Mais il s’avéra que quelque chose d’autre s’était produit. Varvara déboula dans l’antichambre et cria :


     — On nous a ramené le chat !


     Effrayée, elle n’avait pas remarqué d’emblée Volodine. Sa toilette était, comme d’habitude, négligée : un blouse tachée de graisse sur une jupe grise et crasseuse, des chaussons éculés. Elle n’était pas peignée, sa chevelure était ébouriffée. Agitée, elle racontait à Peredonov :


     — C’est cette Irichka11 ! Par méchanceté, elle nous a joué un nouveau tour. Un gamin est encore accouru, apportant le chat, qu’il a balancé, avec des grelots attachés à la queue, on les entend tinter. Le chat s’est fourré sous le canapé et ne veut pas en sortir.


     Peredonov prit peur.


     — Que faire, à présent ? demanda-t-il. 


     — Pavel Vassiliévitch, implora Varvara, vous êtes plus jeune, chassez-le de là.


     — Nous le chasserons, nous le chasserons, fit en ricanant Volodine, qui passa au salon.


     On extirpa tant bien que mal le chat de son refuge et on lui enleva les hochets clinquants attachés à sa queue. Peredonov dénicha des chardons12 de bardane et se mit en devoir de les coller à la place sur le chat, lequel grogna avec fureur et s’enfuit dans la cuisine. Fatigué de ce remue-ménage avec le chat, Peredonov s’assit dans son fauteuil en prenant sa posture habituelle : les coudes sur les bras du fauteuil, les doigts croisés, une jambe sur l’autre, le visage maussade et immobile.


     Peredonov conserva la seconde lettre de la princesse avec plus de soin que la première : il la portait en permanence sur lui, dans son portefeuille, mais il la montrait à tout le monde, en prenant des airs mystérieux. D’un œil vigilant, il s’assurait que personne ne voulait lui dérober la lettre, il ne la mettait entre les mains de personne, et à chaque fois, il la remettait, après l’avoir montrée, dans son portefeuille, qu’il fourrait dans la poche intérieure de sa redingote, reboutonnant celle-ci avant de regarder d’un œil sévère et significatif ses interlocuteurs.


     — Qu’as-tu à veiller dessus avec tant d’amour ? lui demandait parfois en riant Routilov. 


     — C’est à tout hasard, expliquait Peredonov, l’air sombre. Est-ce qu’on vous connaît ? Vous pourriez me la faucher.


     — Elle sent la Sibérie, ton affaire ! disait Routilov en s’esclaffant et en tapant sur l’épaule de Peredonov.


     Mais ce dernier conservait sa gravité impassible. Ces derniers temps, du reste, il prenait des airs graves plus fréquemment que d’ordinaire. Il se vantait souvent :


     — Voilà, je vais être inspecteur. Vous resterez à moisir ici, tandis que j’aurai deux districts sous mes ordres. Voire trois. Oho-ho !


     Il était absolument persuadé de recevoir ce poste d’inspecteur dans les plus brefs délais. Il répétait au professeur Falastov13 :


     — Mon vieux, je te sortirai d’ici.


     Et le professeur Falastov montrait beaucoup de respect à Peredonov.





Notes


  1. Petit déjeuner tardif, ici
  2. Voir le chapitre précédent. La folie de Peredonov s’aggrave.
  3. Seulement signalé par l’enclitique sifflée « s », début de soudarynia, madame.
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Trepak
  5. Le mot « pin », fractionné, donne : « émergeant du sommeil »…
  6. Avec une minuscule, sonia veut dire grande dormeuse. Sonia est la forme populaire de Sophia.
  7. Espadrilles d’écorce.
  8. Voir le chapitre XIX.
  9. L’agent a dû reconnaître le rang (cinquième) de Peredonov, celui d’un Conseiller d’État.
  10. Le maître, le seigneur, terme datant du servage.
  11. Leur ancienne propriétaire.
  12. Il en avait déjà ramassés au chapitre VII pour tourmenter la pauvre bête…
  13. Brièvement rencontré tout au début du livre.






(à suivre)

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