vendredi 19 août 2016

Ariane (Anton Tchékhov)

Ariane


(Anton Tchékhov)





     Avec une bonne année de retard, cette traduction, dédiée à Anne Guérin-Castell qui  me l'avait suggérée sur Mediapart (voir les commentaires de la nouvelle « La jeune femme à la datcha » – présentée comme « Une petite nouvelle de Tchékhov »),  d’une nouvelle de 1895. Où l’on voyage sur la mer Noire en échangeant des vues sur l’amour et les femmes.
     Comme c’est en général le cas dans ces récits, le narrateur  principal est un homme – qui nous conte ses déboires. Peu à peu, il met à nu son héroïne, nous en dévoile la fausseté, l’aliénation. Séduire les hommes et les dominer – programme assez classique d’une vie que l’auteur doit juger vaine. Mais il me semble entendre Tchékhov soupirer : à qui la faute ? Pas plus que la libellule qui papillonne imprudemment dans une autre nouvelle, se brûlant les ailes et causant le suicide de son mari, Ariane n’a la moindre chance d’échapper à la frivolité. D’ailleurs, on nous assure au passage qu’elle n’a aucun talent.

     Mais l’auteur attend son lecteur au tournant, et la fin constitue une sorte de coup de théâtre intellectuel : il ne s’agit plus des mésaventures d’un amoureux bafoué par l’objet de sa flamme. On incrimine ici  l’éducation infligée aux filles – Tchékhov s’amusant à se camper lui-même à contre-emploi, voyant en Chamokhine le misogyne qu’il n’est pas. Il est vrai que ledit Chamokhine a opéré, dans la douleur, un virage à cent-quatre-vingt degrés : partant d’une idéalisation rétrograde des femmes, son amour déçu et le traitement cruel que lui a infligé Ariane lui font remettre en cause l’éducation des filles, cette « construction des femmes » par l’éducation des filles, depuis leur enfance. On croirait lire Alice Schwarzer, avec quatre-vingts ans d’avance.
     L’amour déçu de Chamokhine, transformé en haine, lui fait mettre en cause l’éducation des filles à la séduction : l’homme perçu comme un maître à prendre dans les rets de la séduction. Éducation dispensée dans les classes un peu éduquées – la femme du moujik fonctionnant autrement, davantage sur un pied d’égalité avec son homme, mais là, on peut trouver que Chamokhine est un peu optimiste … En tout cas, le renversement est total, puisque Chamokhine n’exige pas seulement que les hommes voient les femmes comme leurs égales, pourvu d’un cerveau analogue au leur et de capacités semblables aux leurs, il demande l’inverse, et que les femmes sortent de l’aliénation de ces rapports de séduction qui « la font régresser à l’état de femelle primitive ». Il est amusant de constater que la psychanalyste Anne Anargyros, dans son livre sur Tchékhov, se cantonne à cette charge outrée, et passe à côté du discours en fait féministe de l'auteur, bien caché derrière cette apparente misogynie...
     Ces thèmes de l’égalité des sexes et de l’éducation des filles furent repris après la révolution russe – ou le coup d’État des bolcheviks – par  un courant féministe-révolutionnaire autour d’Alexandra Kollontaï. 
     On peut supposer que certains verraient dans tout ceci un coup de poignard dans le dos de la "galanterie française",  censée être le fleuron de notre bien mal en point "art de vivre"...













     Sur le pont du vapeur allant d’Odessa à Sébastopol, un monsieur plutôt bel homme, avec un rond de barbe au menton, s’approcha pour me demander du feu et me dit :
     — Regardez un peu ces Allemands assis à côté du rouf. Quand des Allemands ou des Anglais se retrouvent, la conversation porte sur le prix de la laine ou les moissons, on parle de ses propres affaires ; et quand ce sont des Russes, allez savoir pourquoi, les femmes et des considérations d’ordre élevé sont alors l’unique sujet de discussion. Avant tout, les femmes.
     L’homme m’était inconnu. La veille, nous étions rentrés tous les deux de l’étranger à bord du même train et je l’avais vu, au contrôle douanier à Volotchysk1, se tenir aux côtés d’une dame qui voyageait avec lui, une montagne de valises et de paniers devant elle, remplis de vêtements féminins, j’avais vu son air gêné et déprimé lorsque furent exigés des droits de douane pour quelque chiffon de soie, tandis que sa compagne de voyage faisait du foin et menaçait de se plaindre auprès d’untel ; je l’avais aperçu ensuite, lorsque nous faisions route vers Odessa, apporter tantôt des petits pâtés tantôt des oranges dans le compartiment des dames.
     Un rien d’humidité et de tangage incita les dames à se réfugier dans leurs cabines. Le monsieur à la barbiche ronde s’assit à mes côtés et reprit :
     — Oui, lorsque des Russes se rassemblent, la conversation roule seulement sur des thèmes élevés et sur les femmes. Nous sommes intelligents et graves au point de ne proférer que de profondes vérités et de ne savoir régler que des questions d’ordre très supérieur. L’acteur russe ne sait pas faire le bouffon, il joue le vaudeville d’un air pénétré ; pareil pour nous : nous traitons de vétilles avec une grande hauteur de vues. Cela par manque de hardiesse, de sincérité et de simplicité. Quant aux femmes, si nous en parlons si souvent, c’est par insatisfaction, à mon avis. Nous regardons les femmes avec trop d’idéalisme et montrons des exigences incompatibles avec la réalité, nous sommes loin d’obtenir ce que nous voulons et le résultat, c’est l’insatisfaction, les espoirs meurtris, les souffrances morales, et c’est bien le thème de nos discours. Je ne vous ennuie pas ?
     — Pas le moins du monde.
     — Permettez-moi, dans ce cas, de me présenter, fit mon interlocuteur en se levant à moitié : Ivan Ilitch Chamokhine, propriétaire moscovite, en quelque sorte… Et vous, je sais qui vous êtes.
     Se rasseyant, il poursuivit, me regardant en face d’un air d’amitié sincère :
     — Un philosophe mineur comme Max Nordau2 expliquerait ces perpétuelles discussions à propos des femmes par l’érotomanie, ou par le fait que nous sommes des esclavagistes, etc, mais je vois les choses autrement. Je le répète : c’est notre idéalisme qui fait de nous des insatisfaits. Nous désirons que les créatures qui nous mettent au monde, nous et nos enfants, nous soient supérieures, et supérieures à tout sur terre. Jeunes, nous nous abandonnons à la poésie et adorons celles dont nous sommes tombés amoureux ; l’amour est alors pour nous synonyme de bonheur. Chez nous, en Russie, on méprise le mariage qui n’est pas un mariage d’amour, la sensualité est un objet de plaisanterie quand ce n’est pas de dégoût et ce sont les romans et les nouvelles dont les héroïnes sont belles, poétiques et sublimes qui ont le plus de succès, et si un Russe est un admirateur de longue date de la Madone Sixtine de Raphaël ou se préoccupe de l’émancipation des femmes, je vous l’assure, il est sincère. Jusqu’ici, rien de malheureux. Mais à peine avons nous épousé une femme ou nous sommes mis à vivre avec elle, c’est l’affaire de deux ou trois ans, et nous voici déçus, nous nous sentons floués ; nous changeons de femme, nouvelle déception, nouvel effroi, si bien que pour finir, nous voilà convaincus que les femmes sont fausses, mesquines, vaines, injustes, arriérées et cruelles – bref, non seulement elles ne nous sont pas supérieures, mais sont infiniment inférieures à nous, les hommes. Et, insatisfaits et floués que nous sommes, il ne nous reste plus qu’à ronchonner et à disserter, entre autres, sur le thème de nos cruelles désillusions.
     En écoutant Chamokhine, je remarquai son grand plaisir à parler russe et à évoquer le monde russe. Sans doute que, de l’autre côté de la frontière, la patrie lui avait beaucoup manqué. En vantant les Russes et en leur attribuant un idéalisme rare, il ne dénigrait pas les étrangers, ce qui parlait en sa faveur. De plus, il avait visiblement quelque chose sur le cœur et souhaitait parler plus de lui-même que des femmes, de sorte que je n’allais pas couper à une longue histoire en forme de confession.
     En effet, après que nous eûmes commandé une bouteille de vin et bu un verre, il commença ainsi :
     — Je me souviens que dans une nouvelle de Veltman3, quelqu’un s’exclame : « En voilà une histoire ! » Et un autre lui répond : »Non, ce n’est que l’introduction » . Il en est de même de ce que je vous ai dit jusqu’ici : ce n’est qu’une introduction, en somme, j’ai envie de vous raconter ma dernière aventure. Mais, vraiment, je ne vous ennuie pas ?
     Je l’assurai de mon intérêt, et il poursuivit :
     — Ceci se passe dans la région de Moscou, dans l’un des districts septentrionaux. Il me faut vous dire que la nature y est admirable. Notre propriété se situe sur la rive la plus élevée d’un petit torrent, dans un coin surnommé le coin animé, où l’eau bouillonne bruyamment nuit et jour ; imaginez un grand jardin à l’ancienne, des parterres discrets, des ruches et un potager, avec en bas la rivière, des saules au feuillage touffu qui perd de son brillant sous l’abondante rosée, comme une chevelure qui grisonne, et de l’autre côté, un pré puis une forêt de conifères à l’obscurité effrayante. Il y pousse des lactaires à foison et, dans ses profondeurs, vivent des élans. Quand je mourrai et qu’on clouera mon cercueil, je crois que je rêverai toujours de ces aubes aveuglantes de soleil ou de ces merveilleuses soirées de printemps, lorsque au jardin et aux alentours on entend le chant des rossignols et la plainte des râles, et que remonte du village le son d’un accordéon tandis que dans la maison quelqu’un joue du piano et qu’en bas la rivière chahute – des sons à vous donner envie de pleurer et de chanter à tue-tête. Nous n’avons qu’un lopin de terre labourée, mais aussi des prés qui nous dépannent en donnant chaque année dans les deux mille roubles, avec la forêt. Je suis fils unique, mon père et moi sommes des gens modestes et ces revenus, auxquels s’ajoute la retraite de mon père, nous suffisaient largement. Après l’université, j’y ai passé les trois premières années qui ont suivi la fin de mes études, je m’occupais de la propriété en attendant d’être envoyé en poste quelque part, et surtout j’étais éperdument amoureux d’une charmante jeune fille, d’une très grande beauté. C’était la sœur d’un voisin, Kotlovitch, un propriétaire ruiné chez qui poussaient des ananas et des pêches somptueuses, et l’on trouvait sur sa propriété des paratonnerres et, en plein milieu de la cour, une fontaine, mais pas le moindre kopeck. Il ne faisait rien, ne savait rien faire, il était mou, débile, inconsistant ; il pratiquait l’homéopathie pour soigner les moujiks et donnait dans le spiritisme. C’était par ailleurs un homme délicat, d’un naturel doux, point stupide, mais je n’ai aucun penchant pour cette sorte d’individu qui discute avec les esprits et soigne les femmes en les magnétisant. Primo, les gens à l’esprit corseté mélangent toujours tout et il est extraordinairement pénible de discuter avec eux ; secundo, le plus souvent, ils n’aiment personne, vivent sans femme et ce mystère a sur les gens impressionnables de fâcheux effets.  Et son apparence me déplaisait. Il était grand, corpulent, le teint pâle, avec une petite tête et de petits yeux brillants, et des doigts blancs et boudinés. Il ne vous serrait pas la main, il la pétrissait. Et passait son temps à s’excuser. En demandant quelque chose comme en rendant service. Sa sœur, ce n’était pas du tout la même chanson.  Je dois préciser que, durant mon enfance et mon adolescence, je ne connaissais pas les Kotlovitch, car mon père était professeur à N… et nous vivions à l’époque dans cette région, si bien que lorsque je fis leur connaissance, cette jeune fille avait déjà vint-deux ans, elle avait eu le temps de finir les cours supérieurs4 et de vivre deux ou trois ans à Moscou auprès d’une tante riche qui lui avait fait faire ses débuts dans le monde. Quand je fis sa connaissance, ce fut d’abord son prénom, rare et beau, qui me frappa – Ariane5. Comme il lui allait bien !  Elle était brune, très maigre, fine et souple, harmonieusement faite, extraordinairement gracieuse, le visage au plus haut point noble et rempli de grâce. Elle avait comme son frère les yeux brillants mais cet éclat des yeux, chez lui froid et  doucereux comme celui d’un bonbon acidulé, devenait fièrement chez elle la flamme de la jeunesse et de la beauté. Je fus subjugué dès notre rencontre – et il ne pouvait en être autrement. Mes premières impressions furent si puissantes que, encore maintenant, je ne puis me défaire de l’idée illusoire que la nature, en façonnant cette jeune fille, avait un vaste et merveilleux dessein. La voix d’Ariane, son chapeau, ses pas et jusqu’à l’empreinte de ses pieds menus sur la rive sablonneuse, lorsqu’elle pêchait des petits poissons, me remplissaient de joie et d’un ardent désir de vie. De la beauté de son visage et de sa silhouette, je déduisais celle de son esprit, et chacune de ses paroles me ravissait, de même que chacun de ses sourires, séduction qui m’obligeait à lui supposer une âme élevée. Elle était douce, loquace, gaie, simple, affichait une foi poétique, parlait de la mort avec poésie et son esprit montrait une telle palette de nuances qu’elle pouvait se débrouiller à sa façon en cas de besoin. Lui fallait-il un nouveau cheval, mais l’argent manquait – hé quoi, où était le problème ? On pouvait vendre quelque chose ou le mettre en gage, et si l’intendant jurait ses grands dieux qu’il n’y avait strictement rien à vendre ou à mettre en gage, on pouvait toujours retirer la toiture des pavillons et en proposer le métal aux usines du coin, voire, dans les cas les plus extrêmes, vendre à bas prix au marché les chevaux de trait. De tels désirs indomptables plongeaient par moments la propriété entière dans le désespoir, mais elle exprimait ses désirs avec tant de grâce qu’on finissait par tout lui pardonner et tout lui permettre, comme à une déesse ou à une impératrice. Mon amour était touchant et mon père comme les voisins ou les moujiks, tous eurent vite fait de s’en apercevoir. Et tous de s’attendrir à mon sujet. Lorsqu’il m’arrivait de régaler de vodka nos ouvriers, ceux-ci me saluaient en remerciant et me disaient :
     — Dieu fasse que vous épousiez la jeune demoiselle.
     Ariane elle-même savait bien que je l’aimais. Elle venait souvent chez nous à cheval ou en char à bancs et restait parfois des jours entiers en notre compagnie. Elle s’était liée d’amitié avec mon vieux père, il lui avait même appris à faire du vélo – c’était sa grande distraction. Je me souviens qu’un soir ils s’apprêtaient à aller faire un tour et que je l’aidais à s’installer sur la bicyclette, elle était si mignonne que j’eus l’impression, en l’effleurant, de me brûler les mains, j’en tremblais, et quand ils partirent tous les deux côte à côte sur la route, faisant belle impression, le cheval moreau de l’intendant, qui venait à leur rencontre, fit un écart et il me sembla que la beauté du tableau avait  aussi frappé le cheval. Mon amour et mon adoration émouvaient Ariane, l’attendrissaient, elle souhaitait passionnément ressentir le même envoûtement, répondre à mon amour par le même amour. Quelle poésie dans tout cela !
     Mais elle ne pouvait aimer comme moi je l’aimais, car elle était de te tempérament froid, et pas mal gâtée déjà. En elle un petit démon avait fait son nid, qui lui chuchotait sans cesse qu’elle était charmante, divine et elle, ne distinguant pas clairement le sens et le but de sa vie, n'envisageait son futur que comme celui d’une notabilité fort riche, elle rêvait de bals, de courses de chevaux, de domestiques en livrée, de pièces luxueusement meublées où elle tiendrait salon6, avec un essaim de comtes, de princes, d’ambassadeurs, de peintres et d’autres artistes célèbres, tous en train de faire des courbettes devant elle en se pâmant devant sa beauté et ses toilettes… Cette soif de pouvoir et de réussite personnelle et ce genre de pensées toujours tournées dans la même direction donnent des caractères froids, Ariane restait froide, aussi bien avec moi que devant la nature ou en entendant de la musique. Et le temps passait sans qu’apparaisse le moindre ambassadeur, elle continuait à vivre chez son spirite de frère dont les affaires de mal en pis, au point qu’elle n’avait plus de quoi s’acheter ses robes et ses chapeaux et qu’il lui fallait user de ruses et recourir à des expédients pour cacher sa misère.
     Comme par un fait exprès, lorsqu’elle vivait à Moscou chez sa tante, un certain prince Maktouïev, homme riche mais nullité accomplie, avait demandé sa main. Elle lui avait carrément dit non. Elle s’en repentait à présent : pourquoi avoir refusé ? De même que le moujik, chez nous, souffle d’un air dégoûté sur le kvas7 où nagent des cafards et finit par le boire, elle fronçait le sourcil avec répugnance au souvenir du prince et me disait néanmoins :
     — Tout ce que vous voulez, il y a quelque chose d’inexplicablement charmant dans un titre de noblesse…
     Elle rêvait du panache attaché au titre, mais, dans le même temps, ne voulait pas me lâcher. On a beau rêver d’ambassadeurs, le cœur s’émeut et la jeunesse se réveille. Ariane s’efforçait à l’amour, faisait semblant de m’aimer et me jurait même son amour. Mais je suis un nerveux, un sensitif ; lorsqu’on m’aime, je le sens bien, même à distance, sans protestations ni serments, et là, ce que je ressentais, c’était de la froideur, et, en l’entendant me parler d’amour, j’avais l’impression d’écouter le chant d’un rossignol artificiel. Ariane se sentait le souffle court, elle en était contrariée, et je l’ai vue pleurer plus d’une fois. Un jour, figurez-vous qu’elle m’étreignit et m’embrassa avec fougue – c’était  le soir, au bord de l’eau – et je pouvais lire dans ses yeux l’absence d’amour, remplacé par de la curiosité expérimentale : qu’en résulterait-il ? Effrayé, je lui pris les mains et lui dis avec désespoir :
     — Ces caresses sans amour me font souffrir !
     — Quel… original vous faites ! fit-elle en se détournant.
      J’allais, selon toute vraisemblance, l’épouser dans un an ou deux et l’histoire se terminerait ainsi, mais le destin s’est plu à disposer autrement de notre aventure. Un nouveau visage fit son apparition parmi nous. Un certain Loubkov, Mikhaïl Ivanytch8, camarade du frère d’Ariane du temps de l’université, vint séjourner chez lui ; de cet homme gentil, les cochers et les domestiques disaient : un monsieur a-mu-sant ! De taille moyenne, émacié, chauve, avec un visage de bon bourgeois, agréable mais lisse, pâle et pourvu d’une moustache drue et soignée, avec des papules au cou lui donnant l’air d’avoir la chair de poule et une pomme d’Adam saillante. Il portait un pince-nez9 avec un large cordon noir attaché, grasseyait, n’articulant ni les r ni les l, si bien que le mot « loulou », par exemple, devenait : vouvou10. Il était perpétuellement joyeux et riait de tout. Il s’était marié de façon parfaitement idiote à vingt ans, avait reçu en dot deux maisons du côté du couvent Novodiévitchi11, s’était occupé de construire et de réparer des bains, s’était ruiné, à présent sa femme et ses quatre enfants vivaient dans les « Chambres de l’est »12» , étaient dans le besoin, il devait les secourir – et ça le faisait rire. Il avait trente-six ans, sa femme déjà quarante-deux – très drôle également. Son orgueilleuse mère, bouffie de prétentions aristocratiques, méprisait son épouse et vivait à part avec toute une bande de chiens et de chats, et il devait lui verser chaque mois soixante-quinze roubles ; lui-même était un homme appréciant les bonnes choses, aimant déjeuner au « Marché slave13 » et dîner à « L’ermitage13 » ; il avait de gros besoins d’argent, mais son oncle lui octroyait seulement dans les deux mille roubles par an, ce qui n’était pas assez, et lui devait courir en tirant la langue, comme on dit, à travers tout Moscou pour trouver de l’argent à emprunter – autre sujet de plaisanterie. Il était venu passer un moment chez Kotlovitch pour se reposer au sein de la nature, suivant son expression, des fatigues de la vie de famille. Au déjeuner comme au dîner ou en promenade, il nous entretenait de sa femme, de sa mère, des créanciers et des huissiers, en se moquant de tout ce monde-là ; il se moquait aussi bien de lui-même et assurait avoir fait la connaissance de plein de gens en cherchant à emprunter de l’argent. Il riait à tout bout de champ et nous faisait rire. En sa présence, nous avons commencé à vivre autrement. Une idylle discrète me convenait fort bien, j’aimais les parties de pêche à la ligne, les promenades vespérales, la cueillette des champignons ; Loubkov, quant à lui, préférait les pique-nique, les feux d’artifice et la chasse à courre. Il organisait des pique-nique deux ou trois fois par semaine et Ariane, d’un air grave et inspiré, écrivait ce qu’il nous fallait, des huîtres, du champagne, et m’expédiait à Moscou chercher tout cela, bien sûr sans me demander si j’avais assez d’argent. Et, au cours des pique-nique, les rires alternaient avec les toasts, c’étaient de nouveaux de joyeux récits à propos de sa femme, trop vieille, des chiens de sa mère, trop gras, et des créanciers, trop mignons…
     Loubkov aimait la nature, qu’il considérait cependant comme une vieille rengaine, bien moins importante que lui-même et destinée juste à lui procurer du plaisir. Il lui arrivait de s’arrêter devant quelque paysage magnifique en disant : « Ce serait agréable de prendre le thé ici ! » Un jour, apercevant Ariane au loin, qui marchait sous une ombrelle, il la montra d’un signe de tête et déclara :
     — Ça me plaît, qu’elle soit maigrichonne. Je n’aime pas les grosses.
     Ce qui me froissa. Je le priai de ne pas parler ainsi des femmes en ma présence. Me regardant d’un air étonné, il dit :
     — Qu’y a-t-il de mal à aimer les maigres et non les grosses ?
     Je ne lui répondis rien. Un peu plus tard, d’excellente humeur et un peu éméché, il me dit :
     — Je vois que vous plaisez à Ariadna Grigorievna14. Qu’avez-vous à hésiter ?
     J’en fus tout gêné, je lui expliquai de façon confuse ma vision de l’amour et des femmes.
     — Je ne sais pas, soupira-t-il.  Selon moi, une femme est une femme et un homme est un homme. Je veux bien qu’Ariadna Grigorievna soit une créature poétique et sublime, mais elle reste soumise aux lois de la nature. Comme vous le voyez vous-même, elle est d’âge à avoir un mari ou un amant. Je respecte les femmes tout comme vous, mais je pense que des relations bien déterminées n’excluent pas la poésie. Celle-ci a son genre propre, l’amant également. C’est tout pareil qu’en agriculture : la nature est belle en soi, les revenus tirés des champs et des bois ont leur intérêt propre.
     Lorsque nous pêchions le goujon, Ariane et moi, Loubkov, étendu sur le sable, me lançait des piques ou m’enseignait la vie.
     — Ceci m’étonne, cher monsieur, que vous puissiez vivre sans aventure ! disait-il. Vous êtes jeune, bel homme, intéressant, bref, un homme de premier ordre, et vous vivez comme un moine. Un vieillard de vingt-huit ans ! Oh, je suis votre aîné d’une dizaine d’années ou presque, et lequel de nous deux est le plus jeune ? Dites, Ariadna Grigorievna, lequel ?
     — Vous, bien sûr, répondait Ariane.
     Et lorsqu’il se lassait de notre silence et de l’attention que nous portions à nos flotteurs, il repartait à la maison et elle me disait en me regardant avec dépit :
     — C’est vrai que vous n’êtes pas un homme, vous êtes, que le Seigneur me pardonne, une poule mouillée. Un homme, ça doit se prendre de passion, s’emporter, faire des erreurs, souffrir ! Une femme vous pardonnera insolences et effronteries, elle ne vous pardonnera jamais votre bon sens bien raisonnable.
     Elle se fâchait pour de bon, ajoutant :
     — La réussite exige de la décision et de l’audace. Loubkov est moins joli garçon que vous, mais il présente plus d’intérêt que vous, il aura toujours du succès avec les femmes, parce qu’il n’est pas comme vous, c’est un homme, lui.
     Une certaine aigreur se faisant même entendre dans sa voix. Un soir, au dîner, sans s’adresser à moi, elle se mit à dire que, si elle était un homme, elle ne resterait pas à moisir à la campagne, elle ferait des voyages et passerait l’hiver à l’étranger, en Italie, par exemple. Ô, Italie ! À ce moment, mon père jeta par mégarde de l’huile sur le feu ; il se lança dans une longue tirade à propos de l’Italie, quel beau pays, quelle nature étonnante, quels musées ! Ariane s’enflamma du soudain désir de partir pour l’Italie. Les yeux étincelants, elle en frappa même la table du poing : partir !
     Et la conversation roula désormais sur l’Italie, comme on serait bien en Italie – ah, oh, l’Italie – reprenant chaque jour, et lorsqu’Ariane me jetait un coup d’œil par-dessus son épaule, je lisais dans son expression froide et têtue qu’elle avait déjà, en rêve, fait la conquête de l’Italie, de tous ses salons avec leurs illustres résidents étrangers et leurs touristes de passage, et qu’il était hors de question de la faire revenir à la raison. Je conseillais d’attendre un peu, de reporter d’un an ou deux le voyage, mais elle fronçait dédaigneusement le sourcil en disant :
     — Vous avez le bon sens d’une vieille femme.
     Loubkov, lui, soutenait le projet. Selon lui, cela ne coûterait pas grand-chose, lui aussi partirait pour l’Italie se reposer des vicissitudes familiales. J’avoue m’être comporté avec la naïveté d’un élève de lycée. Non par jalousie, mais suite à un terrible pressentiment, je m’efforçais, autant que possible, de ne pas les laisser seuls, ils en riaient à mes dépens, faisant mine de venir de s’être embrassés lorsque j’entrais dans une pièce, etc.
     Et voici qu’un beau matin, le frère spirite, blême et bouffi, fait son apparition chez moi, exprimant le désir d’un entretien en tête-à-tête. Cet individu n’avait aucune volonté ; ignorant les règles du savoir-vivre et de la délicatesse, il ne pouvait s’empêcher de lire le courrier d’autrui, s’il trouvait une lettre sur un bureau. À présent, il avouait avoir lu par mégarde une lettre de Loubkov adressée à Ariane.
     — J’ai appris par cette lettre qu’elle s’apprêtait à partir à l’étranger. Vous m’en voyez bouleversé, cher ami ! Expliquez-moi, de grâce, je n’y comprends rien !
     En prononçant ces mots, il soufflait fortement, et m’envoyait à la figure des relents de bœuf bouilli. 
     — Pardonnez-moi de vous mettre dans la confidence, au sujet de cette lettre, poursuivit-il, mais Ariane et vous êtes très liés, elle vous respecte ! Vous êtes peut-être au courant de quelque chose. Elle veut partir, mais avec qui ? Monsieur Loubkov se prépare aussi à partir avec elle. Pardon, mais voilà quelque chose de plutôt étrange, de la part de monsieur Loubkov. Il est marié, a des enfants, ce qui ne l’empêche pas de faire à Ariane des déclarations d’amour et de la tutoyer dans sa lettre. Pardon, mais voilà qui est singulier !
     Un grand froid m’envahit, je ne sentais plus mes membres, je ressentis une douleur dans la poitrine, comme si une pointe triangulaire s’y fût enfoncée. Accablé, Kotlovitch se laissa tomber dans un fauteuil, ses bras pendant comme des fouets accrochés.
     — Que puis-je donc faire ? demandai-je.
     — La raisonner, la convaincre… Jugez vous-même : que peut être Loubkov pour elle ? Est-ce l’homme qu’il lui faut ? Dieu, que c’est effrayant , que c’est effrayant ! continua-t-il en se prenant la tête dans les mains. Elle a de merveilleux partis, le prince Maktouïev et… et d’autres. Le prince l’adore et, pas plus tard que mercredi dernier, son défunt grand-père Hilarion a positivement confirmé, aussi sûr que deux et deux font quatre, qu’Ariane serait sa femme15. Positivement ! Le grand-père Hilarion a beau être mort, c’est quelqu’un d’une intelligence étonnante. Nous invoquons son esprit chaque jour.
     À la suite de cette conversation, je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, j’avais envie de me tirer une balle. Au matin, je rédigeai cinq lettres que je déchirai en petits morceaux, ensuite je m’en fus sangloter dans la grange, et pour finir, ayant demandé de l’argent à mon père, je m’enfuis au Caucase sans prendre congé.
     Bien sûr, une femme est une femme et un homme est un homme, mais est-il possible de s’en tenir à notre époque à de telles considérations remontant au Déluge, se peut-il qu’une personne cultivée comme moi, dotée d’une spiritualité complexe, doive réduire ma forte attirance pour une femme à cette différence physique entre elle et moi ? Quelle horreur ce serait ! Je veux croire que, dans sa lutte avec la nature, le génie humain a combattu la sexualité et, même s’il ne l’a point vaincue, il est du moins parvenu à l’entraver au moyen de l’illusoire filet de la fraternité et de l’amour ; et pour moi, il ne s’agit pas d’une simple fonction animale, comme chez les chiens ou les grenouilles, mais d’amour véritable, et le pur élan du cœur et le respect envers la femme inspirent chaque étreinte. En effet, la répugnance pour l’instinct animal a été cultivée au long des siècles par des centaines de générations, j’en ai hérité, elle fait partie de moi, et poétiser l’amour est aussi naturel et nécessaire à présent pour moi que d’avoir le pavillon de l’oreille immobile et un corps non recouvert de poils. C’est, me semble-t-il, l’opinion de la majorité des gens cultivés, dans la mesure où, de nos jours, l’absence de tout élément moral et poétique en amour est mal vue, considérée comme la résurgence d’un atavisme ; on la tient pour un symptôme de dégénérescence et, souvent, de graves désordres mentaux16. Il est vrai qu’en idéalisant l’amour, nous attribuons aux personnes que nous aimons des mérites dont nous sommes souvent dépourvus nous-mêmes, ce qui entraîne d’incessantes erreurs de notre part et nous cause de perpétuelles souffrances.. Mais, à tout prendre, mieux vaut qu’il en soit ainsi, à mon avis, mieux vaut souffrir que de se rassurer en se disant qu’une femme est une femme, et un homme un homme.
     À Tiflis17, je reçus une lettre de mon père. Il m’écrivait que le tant… , Ariadna Grigorievna était partie à l’étranger pour y passer tout l’hiver. Un mois plus tard, je rentrai à la maison. C’était déjà l’automne. Ariane envoyait chaque semaine à mon père des lettres au papier parfumé, très intéressantes et rédigées dans une très belle langue. Je suis de ceux qui pensent qu’en chaque femme sommeille un écrivain. Ariane décrivait de façon très détaillée combien il lui en coûtait de se réconcilier avec sa tante et de lui demander un millier de roubles pour son voyage, et ses longues recherches à Moscou pour retrouver une vieille parente à elle, afin de la persuader de voyager avec elle. Cet excès de détails sentait un peu la composition, et je compris bien sûr qu’elle n’avait pas d’accompagnatrice. Un peu plus tard, je reçus à mon tour une lettre sentant bon et très littéraire. Elle y écrivait qu’elle s’ennuyait de moi et de mes beaux yeux intelligents et remplis d’amour, elle me reprochait gentiment de perdre ma jeunesse à moisir à la campagne au lieu de vivre comme elle au paradis sous les palmiers en respirant l’arôme des orangers. Et signait : « Ariane, que vous avez abandonnée » . Trois ou quatre jours plus tard, nouvelle lettre, du même style, avec à la fin : « Ariane, que vous avez oubliée » . Je ne m’y retrouvais plus. Je l’aimais passionnément, je rêvais d’elle toutes les nuits, et voici que je l’avais « abandonnée » , « oubliée » – à quoi tout cela rimait-il ?  – , ajoutez-y l’ennui en pleine campagne, les longues soirées, l’image obsédante de Loubkov… L’incertitude me rongeait, empoisonnait mes jours et mes nuits, devenait insupportable. Je n’y pus tenir, et partis.
     Ariane me fit venir à Abbazia18. J’y parvins par une journée chaude et lumineuse, après une averse dont les gouttes s’accrochaient encore aux arbres, et descendis dans l’énorme bâtiment, aux allures de caserne, de l’annexe19 qu’habitaient Ariane et Loubkov. Je ne les y trouvai pas. Je sortis dans le parc du quartier, me promenai dans les allées, puis m’assis. Je vis passer un général autrichien, les mains derrière le dos, avec des bandes de pantalon aussi belles que chez nous ; un bébé dans sa poussette, dont les roues couinaient dans le sable humide ; un vieillard décrépit souffrant de jaunisse, une flopée d’Anglaises, un prêtre polonais, de nouveau le général autrichien. Un orchestre militaire tout juste arrivé de Fiume se dirigea vers une guérite avec ses trompettes étincelantes et se mit à jouer. Vous connaissez Abbazia ? C’est une sale petite ville slave, se composant d’une seule rue sentant mauvais et dans laquelle, après la pluie, il n’est pas question de marcher sans caoutchoucs. J’avais tant lu, avec un tel attendrissement, au sujet de ce paradis terrestre qu’après cela, lorsqu’ayant retroussé le bas de mon pantalon, je traversai la rue étroite en faisant attention et, pour me distraire, achetai des poires dures à une vieille femme qui, reconnaissant en moi un Russe, se mit à baragouiner des « quètre » et des « vintte » , lorsqu’ensuite je me mis à me demander avec perplexité où aller et pour faire quoi, rencontrant de surcroît d’inévitables Russes aussi trompés que moi, je commençai à ressentir de la honte et un vif mécontentement. Cet endroit abrite  une baie paisible où naviguent des vapeurs et des bateaux  aux voiles multicolores ; on aperçoit Fiume et des îles lointaines enveloppées d’une brume bleuâtre, cela serait pittoresque, sans les hôtels et leurs annexes, œuvre de mercantis cupides qui défigurent par leur architecture stupidement mesquine une côte verdoyante, de sorte que, de ce rivage, on ne distingue guère plus qu’un amas de fenêtres, de terrasses et de places couvertes de petites tables blanches et de serveurs en frac noir. Le parc est celui que l’on rencontre de nos jours dans toutes les stations balnéaires, à l’étranger. Et les feuilles vert sombre, immobiles et silencieuses, des palmiers, et le sable jaune vif des allées et les bancs d’un vert éclatant, et les trompettes rutilantes et mugissantes des soldats, et les bandes rougeoyantes au pantalon du général, tout ceci vous ennuie au bout de dix minutes. Et il vous faut rester là dix jours, quand ce n’est pas dix semaines ! Flânant sans entrain dans ces endroits, j’étais de plus en plus convaincu de l’inconfort et de l’ennui d’une vie de riche repu, à l’imagination affaiblie, aux goûts et aux désirs sans hardiesse. Comme ils sont plus heureux, ces touristes, jeunes ou vieux, auxquels l’argent manque pour vivre à l’hôtel et qui se posent où ils le peuvent, admirant la mer depuis les montagnes, étendus dans l’herbe verte, qui se déplacent à pied, traversant les forêts et les champs, respectent les coutumes locales, écoutent les chansons du cru et s’éprennent des femmes du pays20
     Tandis que je restais assis dans le parc, il se mit à faire nuit et dans cette semi-obscurité m’apparut Ariane, élégante et gracieuse comme un princesse, suivie de Loubkov qui portait de nouveaux et luxueux habits, sans doute achetés à Vienne.
     — Pougquoi êtes vous fâchés ? Que me guep’ochez-vous21 ? dit-il.
     Elle, à ma vue, poussa un cri de joie et, ailleurs que dans un parc, m’aurait sûrement sauté au cou ; elle serra fortement mes mains en riant, et moi aussi je riais, j’étais bien près de pleurer, d’émotion. Les questions se mirent à pleuvoir : comment était-ce, chez nous, comment allait mon père, avais-je rencontré son frère, etc. Exigeant que je la regarde bien en face, elle me demanda si je me souvenais des parties de pêche, des pique-nique, de nos petites disputes…
     — Pour l’essentiel, tout cela était magnifique, dit-elle dans un soupir. Mais bon, ici, ce n’est pas trop mal. Nous connaissons plein de gens, mon cher ami ! Je vous présenterai demain à une famille russe. À condition que vous alliez vous acheter un autre chapeau – elle m’examina des pieds à la tête en fronçant les sourcils. Abbazia, ce n’est pas la campagne, dit-elle. Il faut être ici comme il faut22..
     Nous allâmes ensuite au restaurant. Ariane n’arrêtait pas de rire, de faire l’enfant et de m’appeler son cher, son bel, son intelligent ami, comme si elle n’en revenait pas, de me voir à ses côtés. Ainsi jusqu’à près de onze heures du soir, et nous séparâmes enchantés du dîner et très contents l’un de l’autre. Le lendemain, Ariane me fit faire la connaissance de la famille russe dont elle m’avait parlé, en me présentant ainsi : « voici le fils d’un professeur réputé, qui est notre voisin, au pays » . Avec cette famille, elle ne discutait que de propriétés et de récoltes, en me prenant en outre sans cesse à témoin.  Elle voulait passer pour une très riche propriétaire et il faut dire qu’il y réussissait fort bien. Elle avait le maintien superbe d’une véritable aristocrate, ce qu’elle était, du reste, par son origine.
     — Ma tante est impossible ! déclara-t-elle soudain en me fixant avec un grand sourire. Je me suis un peu disputée avec elle, et là voilà qui file à Murano. Vous voyez le genre ?
     Un peu plus tard, alors que nous promenions dans le parc, je lui ai demandé :
     — De quelle tante parlez-vous, tout-à-l’heure ? Qu’est-ce que c’est encore ?
     — C’est un pieux mensonge, répondit Ariane en riant. Ils ne doivent pas savoir que je n’ai pas de chaperon. Restée un moment silencieuse, elle se serra contre moi et me dit :
     — Mon chou, devenez l’ami de Loubkov ! Si vous saviez comme il est malheureux ! Sa mère et sa femme sont proprement infernales.
     Elle voussoyait Loubkov et, au moment d’aller dormir, lui disait « à demain » tout comme à moi, leurs chambres étaient à des étages différents, ce qui me redonna l’espoir que je m’étais fait un roman et qu’il n’y avait pas d’aventure entre eux, du coup Loubkov me parut plus sympathique. Et lorsqu’un jour il m’emprunta trois cents roubles, je les lui donnai de très bonne grâce.
     Chaque jour était pour nous jour de fête. Nous flânions dans le parc, nous mangions, nous buvions. Nous bavardions chaque jour avec la famille russe. Petit à petit, j’avais pris l’habitude, en allant au parc, de rencontrer le petit vieux ictérique, le prêtre polonais et le général autrichien qui trimballait un jeu de cartes et, dés qu’il le pouvait, s’asseyait quelque part et entamait une réussite en haussant nerveusement les épaules. Et c’était toujours la même musique qui jouait. Chez moi, à la campagne, lorsque, en semaine, j’allais en pique-nique ou pêchais, la vue des moujiks me faisait honte, ici je ressentais le même sentiment devant les laquais, les cochers ou les ouvriers que je rencontrais ; j’avais toujours l’impression qu’ils m’observaient en se demandant : « Pourquoi ne fiche-t-il rien, celui-ci ? » Je trainais cette honte chaque jour, du matin au soir. Période étrange, désagréablement monotone ; la seule chose qui changeait, c’était la quantité d’argent que m’empruntait Loubkov, tantôt cent, tantôt cinquante florins, et l’argent le ramenait à la vie comme un morphinomane ayant reçu sa dose, il se remettait à rire bruyamment de son épouse, de lui-même et de ses créanciers.
     Mais survinrent des pluies, il se mit à faire froid. Nous partîmes pour l’Italie et je télégraphiai à mon père de me faire la grâce de m’envoyer à Rome un mandat de huit cents roubles. Nous nous arrêtâmes à Venise, à Bologne, à Florence, descendant immanquablement dans des hôtels chers  où l’on nous comptait en sus l’éclairage, le service, le chauffage, le pain du petit-déjeuner et jusqu’au droit de prendre nos repas dans la grande salle. Nous mangions comme des ogres. Le matin, café complet23. Déjeuner à une heure : viande, poisson, omelette, fromage, fruits et vin. À six heures, repas de huit plats, avec de longues pauses durant lesquelles nous ingurgitions de la bière et du vin. Après huit heures du soir, le thé. Aux alentours de minuit, Ariane décrétait qu’elle avait faim et réclamait du jambon et des œufs à la coque. Nous lui tenions compagnie. Entre deux séances à table, nous courions les musées et les expositions, tracassés par la crainte d’arriver en retard au repas suivant. Méditant devant les tableaux, j’avais hâte de rentrer m’allonger, cherchais une chaise des yeux et répétais avec hypocrisie : « Charmant ! quelle inspiration ! »  Tels des serpents repus, fascinés par les vitrines des magasins, nous ne prêtions attention qu’à ce qui brillait, nous extasions devant des broches en toc et achetions une foule de choses aussi futiles qu’inutiles.
     Ce fut la même chose à Rome. La pluie tombait, un vent froid soufflait. Après un copieux petit-déjeuner, nous allâmes visiter la basilique Saint-Pierre, laquelle, effet de notre estomac rassasié ou du temps détestable, ne nous fit pas la moindre impression, et nous fûmes à deux doigts de nous disputer, nous accusant mutuellement de philistinisme. 
     Je reçus l’argent envoyé par mon père. J’allai le récupérer un matin, je me souviens, en compagnie de Loubkov.
     — On ne peut être parfaitement heureux lorsque le passé vous pèse, dit-il. J’ai hérité du passé une gros fardeau sur le cou. De plus, avoir de l’argent ne ferait pas de tort, je suis pauvre comme Job… Le croiriez-vous, il me reste en tout et pour tout huit francs, poursuivit-il en baissant la voix, alors que je dois envoyer cent roubles à ma femme et autant à ma mère. Et, ici aussi, il faut vivre. Ariane est comme un enfant, elle ne veut se rendre compte de rien et jette l’argent par les fenêtres comme une duchesse. À quoi lui servira la montre qu’elle a achetée hier ? Et à quoi rime cette comédie qui se prolonge ? Cacher notre liaison aux serviteurs et à nos connaissances nous fait perdre dix ou quinze francs par jour, puisque j’occupe une autre chambre. Pourquoi diable ?
     La pointe aiguë revint me fouailler la poitrine. À présent, j’étais fixé, tout était clair, je devins d’un seul coup très froid et pris ma résolution à l’instant : ne plus les voir, m’enfuir, rentrer immédiatement chez moi…
     — Avoir une liaison avec une femme, rien de plus simple, reprit Loubkov, il suffit de la déshabiller. C’est après que ça devient difficile, en voilà des bêtises !
     Pendant que je recomptais les billets, il me dit :
     — Si vous ne me prêtez pas mille francs, je n’ai plus qu’à me tuer. Vous êtes mon unique ressource.
     Je les lui donnai et il reprit vie aussitôt, se mettant à se moquer de son oncle, un original incapable de cacher à son épouse son adresse. Une fois à l’hôtel, je fis mes bagages et payai ma note. Restait à prendre congé d’Ariane.
     J’allai frapper à sa porte.
     — Entrez23
     Il régnait dans sa chambre l’habituel désordre matinal : le service à thé, un petit pain entamé, une coquille d’œuf, le tout baignant dans une lourde, suffocante odeur de parfum. Le lit était défait et l’on pouvait voir que deux personnes y avaient dormi. Cela ne faisait pas longtemps qu’Ariane s’était levée, elle portait un corsage de flanelle et ne s’était pas encore peignée.
     Lui ayant dit bonjour, je restai assis en silence quelques instants, le temps pour elle de tenter d’arranger un peu le désordre de ses cheveux, puis lui demandai d’une voix tremblante :
     — Pourquoi… pourquoi m’avez-vous fait venir ici, à l’étranger ?
     Elle avait bien sûr compris de quoi il retournait ; me prenant la main, elle me dit :
     — Je veux que vous restiez avec moi. Vous avez un cœur si pur !
     J’eus honte d’être si ému, de trembler. J’allais éclater en sanglots ! Je sortis sans ajouter la moindre parole, et une heure plus tard, j’étais dans le train. Pendant le trajet, j’eus sans cesse la vision répugnante d’une Ariane enceinte, de façon aussi inexplicable, je soupçonnais toutes les femmes que j’apercevais, aussi bien à bord du train que dans les gares, d’être enceintes, j’éprouvais pour elles du dégoût et de la pitié. Je me trouvais dans la position d’un Harpagon découvrant brusquement que toutes ses pièces sont fausses. Les images d’une gracieuse pureté qu’avait si longtemps chéries mon imagination échauffée par l’amour, mes plans et mes espoirs, le souvenir de mes considérations sur l’amour et sur la femme – tout cela me faisait la nique, se moquait de moi à présent. Comment Ariane, me demandais-je avec effroi, cette jeune fille si belle et si intelligente, fille de sénateur, peut-elle avoir une liaison avec une médiocrité aussi platement vulgaire ? Et pourquoi n’aimerait-elle pas Loubkov ? répondais-je à moi-même. En quoi ne me vaut-il pas ? Oh, elle peut bien aimer qui elle veut, mais pourquoi mentir ? Mais en quel honneur devrait-elle tout me dire ? Je me torturais jusqu’à en être abruti. Et, dans ce wagon, il faisait froid. J’étais en première classe mais là-bas, on est assis à trois et non par deux, la porte extérieure donne directement dans le compartiment, je me sentais comme entravé dans des fers, pitoyable et abandonné, j’avais les pieds gelés et je revoyais sans cesse l’image d’Ariane, tellement séduisante aujourd’hui en corsage et ses cheveux défaits, de furieux accès de jalousie s’emparaient de moi et je tressaillais de souffrance, ce qui ne laissait pas d’étonner et d’inquiéter mes voisins.
     En rentrant, j’ai retrouvé des fondrières, il faisait moins vingt. J’aime l’hiver, même quand il gèle à pierre fendre, je sens d’autant mieux la chaleur du foyer. Il est plaisant d’enfiler une pelisse courte et de passer des bottes de feutre pour aller, par grand froid, vaquer à quelque occupation dans le jardin ou dans la cour, ou de lire dans une pièce bien chauffée par un poêle, de s’asseoir près de la cheminée, dans le bureau de son père, de se laver dans des bains rustiques… Mais, lorsqu’il n’y a, chez soi, ni mère, ni sœur, ni enfants, les soirées d’hiver deviennent sinistres, elles s’étirent, silencieuses et interminables. Plus le nid est douillet et confortable, plus cette solitude vous pèse. Cet hiver-là, une fois rentré de l’étranger, je me suis terriblement ennuyé au cours de ces soirées sans fin, sans même arriver à lire ; dans la journée encore, je pouvais déblayer la neige dans le jardin et donner à manger aux poules et aux veaux, mais le soir, c’était à mourir d’ennui.
     J’aimais bien recevoir, auparavant, cela me plaisait encore, car je savais que la conversation tomberait immanquablement, à un moment ou un autre, sur Ariane. Le spirite Kotlovitch venait souvent me voir pour parler de sa sœur, il amenait parfois avec lui le prince Maktouïev, aussi épris d’Ariane que je l’étais moi-même. S’asseoir dans la chambre d’Ariane, tapoter les touches de son piano et regarder ses partitions était pour le prince un besoin, il ne pouvait s’en passer et l’esprit du grand-père Hilarion24 s’entêtait à lui prédire que tôt ou tard, Ariane l’épouserait. Le prince restait chez nous des journées entières, du déjeuner au milieu de la nuit, sans rien dire ; il buvait en silence deux ou trois bouteilles de bière et se contentait, pour faire mine de participer à la conversation, de partir de temps à autre d’un rire triste et saccadé, parfaitement idiot. Avant de rentrer chez lui, il me prenait toujours à l’écart et me questionnait à mi-voix :
     — Quand avez-vous vu Ariadna Grigorievna pour la dernière fois ? Est-elle en bonne santé ? ne s’ennuie-t-elle pas, là-bas ?
     Le printemps est arrivé. Il a fallu labourer, semer le blé et le trèfle. Il y avait encore de la tristesse dans l’air, mais c’était tout de même la nouvelle saison, le printemps qui efface les pertes. Travaillant dans les champs, l’oreille tendue au chant de l’alouette, je m’interrogeais : et si j’en finissais une bonne fois avec cette affaire de bonheur personnel, si j’épousais tout bonnement une simple fille de paysan ? Et me voici, en plein coup de feu, qui reçois une lettre postée d’Italie. Le trèfle et les ruches, les veaux comme la jeune paysanne, tout s’effaça en un clin d’œil. Cette fois-ci, Ariane m’écrivait qu’elle était profondément, infiniment malheureuse. Elle me reprochait de lui avoir tendu une main secourable, en la regardant de mes hauteurs de vertu, pour l’abandonner au moment du danger. Tout ceci  rédigé d’une grande écriture nerveuse, avec des ratures et des taches d’encre, on voyait que cette lettre avait été écrite à la hâte et qu’Ariane souffrait. Elle terminait sa lettre en me suppliant de venir la sauver.
     J’ai une fois encore levé l’ancre et suis parti. Ariane était à Rome. Je suis arrivé tard dans la soirée, et lorsqu’elle m’a vu, elle a éclaté en sanglots et s’est jetée à mon cou. L’hiver ne l’avait pas changée, elle était toujours aussi jeune et aussi attirante. Nous avons dîné ensemble, puis nous nous sommes promenés en fiacre à travers Rome jusqu’à l’aube, elle me racontait comment elle avait vécu. J’ai mentionné Loubkov.  
     — Ne me reparlez plus de cet individu ! s’écria-t-elle. Ce sale type me dégoûte.
     — Tout de même, vous l’avez aimé.
     — Jamais ! Au début, il semblait original, et faisait pitié – voilà tout. C’est un effronté qui prend les femmes d’assaut, ce qui peut séduire. Mais n’en parlons plus. C’est une page amère de mon existence. Il est parti en Russie chercher de l’argent – il n’a que ce qu’il mérite !  Je lui ai interdit de revenir.
     Elle ne vivait plus à l’hôtel, mais dans un deux-pièces qu’elle avait meublé à son goût, avec un luxe froid. Après le départ de Loubkov, elle avait emprunté quelque cinq mille francs à des gens de sa connaissance, et mon arrivée représentait bien pour elle le salut. Je me proposais de la ramener chez nous, mais je n’y suis pas parvenu. Sa patrie lui manquait, mais le souvenir de la pauvreté de sa vie passée, de tout ce qui lui avait manqué, du toit couvert de rouille, chez son frère, lui causait un frisson de dégoût et, à chaque fois que je lui proposais de rentrer, elle me serrait convulsivement les mains en disant :
     — Oh non ! Oh non ! Là-bas, je mourrai de chagrin !
     Puis mon amour est entré dans sa dernière phase, comme la lune dans son dernier quartier.
     — Soyez gentil comme autrefois, aimez-moi un peu, dit Ariane en se penchant vers moi. Vous êtes raisonnable et morose, vous avez peur de vous laisser aller, vous redoutez toujours la suite, c’est barbant. Allez, je vous en prie, je vous en supplie, soyez tendre ! Je vous aime tant, pur, saint et gentil comme vous êtes !
     Et je suis devenu son amant. Un bon mois, j’ai nagé dans la félicité absolue. Étreindre un jeune et magnifique corps, en jouir, sentir à chaque réveil sa chaleur et se souvenir que c’est bien elle, mon Ariane – Oh, on ne s’habitue pas facilement à pareille chose. Je m’y suis tout de même habitué, et j’ai peu à peu envisagé plus posément ma nouvelle situation. Avant tout, j’ai compris qu’Ariane ne m’aimait pas plus que par le passé. Mais elle faisait des efforts pour m’aimer, la solitude lui faisait peur, et surtout, j’étais jeune, en bonne santé, costaud, elle était sensuelle, comme presque tous les gens peu sensibles – ainsi nous jouions tous les deux la comédie de l’amour passionnément partagé. Par la suite, j’ai compris autre chose.
     Nous avons vécu à Rome, à Naples, à Florence ; nous sommes allés quelque temps à Paris, mais, trouvant le temps frais, sommes revenus en Italie. Partout, nous nous faisions passer pour mari et femme, et pour de riches propriétaires, on se bousculait pour faire notre connaissance et Ariane rencontrait un vif succès. Comme elle prenait des cours de peinture, on lui donnait de l’artiste, et figurez-vous que cela lui allait fort bien, quand bien même elle était totalement dépourvue de talent. Elle dormait chaque jour jusqu’à deux ou trois heures ; buvait son café et prenait son petit-déjeuner au lit. Au déjeuner, elle avalait de la soupe, de la langouste, de la viande, du poisson, des asperges et du gibier, et le soir, avant de dormir, je lui apportais quelque chose, du rosbif, par exemple, qu’elle dévorait d’un air tristement soucieux, et, si elle se réveillait la nuit, elle mangeait des pommes et des oranges.
     
     C’était, si l’on peut dire, une personne rouée, fondamentalement encline à la ruse. Elle rusait sans cesse, à chaque instant, visiblement, sans aucune nécessité, par une sorte d’instinct, avec cette impulsion qui pousse le moineau à gazouiller et le cafard à remuer ses antennes. Elle rusait avec moi, avec les valets, avec le portier, elle finassait dans les magasins avec les marchands, avec nos relations ; avec elle, nulle conversation sans minauderies, aucune rencontre sans simagrées. Qu’un homme entre dans notre chambre — qu’il s’agisse d’un garçon ou d’un baron – et tout changeait en elle, son regard, son expression, sa voix, jusqu’à la forme de son visage. Si vous l’aviez alors aperçue ne serait-ce qu’une fois, vous vous seriez dit qu’il n’avait pas dans toute l’Italie de gens plus mondains et plus riches que nous. Elle ne laissait passer aucun peintre ni aucun musicien sans débiter à l’un comme à l’autre toutes sortes de mensonges à propos de leur talent remarquable.
     — Vous avez un tel talent ! disait-elle d’une voix douce et chantante. C’est même effrayant, un talent pareil. Vous devez lire dans les pensées.
     Tout cela dans le but de plaire, de charmer, d’avoir du succès !  Son unique pensée, chaque jour à son réveil : plaire ! Tel était le but de sa vie, telle était sa raison de vivre. Lui aurais-je dit que dans telle rue, à tel endroit, il y avait quelqu’un à qui elle ne plaisait pas, je l’aurais fait souffrir pour de bon. Il lui fallait chaque jour enchanter, captiver, rendre fou. Me voir en son pouvoir, réduit à l’état de nullité par ses sortilèges, lui procurait autant de jouissance que la victoire, jadis, aux participants d’un tournoi. Pour m’humilier davantage, la nuit, se prélassant comme une tigresse, toute déshabillée — elle avait toujours trop chaud –, elle me lisait les lettres que lui envoyait Loubkov ; celui-ci la suppliait de rentrer en Russie, sinon il jurait de commettre un vol ou un crime crapuleux et, avec cet argent, de revenir vers elle. Elle avait beau le détester, ses lettres serviles et passionnées l’émouvaient. Elle était extraordinairement persuadée de la puissance de ses charmes ; il lui semblait pouvoir séduire l’Italie entière, voire le monde entier, pour peu qu’elle pût faire admirer à une foule nombreuse la perfection de sa silhouette et la couleur de son teint. Ces dernières précisions me blessaient, ce qu’elle avait remarqué, du coup, lorsqu’elle était fâchée, elle faisait exprès, pour me taquiner et m’irriter, de dire toutes sortes de bêtises vulgaires, au point de me sortir un jour, en colère, dans la villa d’une dame :
     — Si vous continuez à me raser avec vos sermons, je me déshabille et je m’allonge toute nue parmi ces fleurs !
     Souvent, en l’observant dormir, manger ou s’efforcer de prendre un air ingénu, je me disais : dans quel but Dieu lui a-t-il accordé cette beauté extraordinaire, cette grâce et cet esprit ? Est-ce vraiment seulement pour la voir se prélasser dans son lit, manger et mentir tout le temps ? D’ailleurs, était-elle vraiment intelligente ? Trois chandelles allumées l’effrayaient, elle avait peur du nombre treize,  la pensée qu’on lui jette un mauvais sort la terrorisait, de même que les mauvais rêves, à propos de l’amour libre et de la liberté en général, elle raisonnait comme une vieille bigote25, estimait Boleslav Markiévitch26 davantage que Tourguéniev. Mais elle était d’une astuce et d’une finesse diaboliques, elle passait en société pour une personne très instruite et d’avant-garde.
     Même lorsqu’elle était gaie, il ne lui coûtait rien d’écraser un insecte ou de vexer un domestique ; elle aimait les courses de taureaux et les articles relatant des assassinats, et s’emportait lorsqu’on acquittait un accusé.
     Notre train de vie exigeait beaucoup d’argent. Mon pauvre père me faisait parvenir sa pension et ses maigres rentrées d’argent, se démenait pour me venir en aide et, un jour qu’il m’avait répondu « non habeo27 » , je lui ai envoyé un télégramme désespéré dans lequel je le suppliais d’hypothéquer la propriété. Un peu plus tard, je l’ai prié de mettre encore autre chose en gage. Il s’acquitta des deux demandes sans protester et m’envoya la somme jusqu’au dernier kopeck. Ariane n’avait que mépris pour ces trivialités, elle s’en moquait royalement, et, tandis je gémissais comme un vieil arbre en gaspillant des milliers de francs pour satisfaire l’un de ses caprices insensés, elle chantait, le cœur léger : « Addio, bella Napoli28 » . Peu à peu, ma passion pour elle a décru, cette liaison a commencé à me faire honte. Je n’aime ni la grossesse ni les accouchements, mais la pensée d’un enfant est venue m’effleurer par moments, de quoi justifier au moins formellement cette vie que nous menions. Pour retrouver un peu le respect de moi-même, je me suis mis à visiter les musées et les galeries de peinture, à lire, à manger peu et à ne plus boire d’alcool du tout. En se tenant ainsi à soi-même la bride serrée, le cœur vous pèse moins.
     Ariane elle aussi en avait assez de moi. Du reste, les gens qu’impressionnait Ariane étaient des petits-bourgeois, elle ne recevait toujours pas d’ambassadeurs, et ne tenait toujours pas salon, l’argent manquait, ce qui la blessait et la faisait fondre en larmes et, pour finir, elle m’a déclaré qu’elle voulait rentrer en Russie. Et voilà, nous sommes partis. Les derniers mois avant notre départ, elle avait entretenu une correspondance assidue avec son frère, elle avait visiblement de secrets desseins, mais Dieu seul savait lesquels. Je n’avais plus envie de percer à jour ses ruses. Mais nous voici en route, non pas pour rentrer chez nous, mais vers Yalta, de là ensuite vers le Caucase. Elle ne peut plus vivre à présent en dehors des stations balnéaires, si vous saviez comme je déteste toutes ces stations balnéaires, à quel point j’y étouffe, comme je m’y sens mal. Je voudrais être à la campagne ! Travailler, gagner mon pain à la sueur de mon front, racheter mes erreurs. Je sens à présent en moi des forces en quantité plus que suffisante et je crois qu’en bandant ces forces, j’arriverais à racheter mon domaine en cinq ans. Mais, comme vous le voyez, ce n’est pas aussi simple. Ici, nous ne sommes plus à l’étranger mais en Russie, et la petite mère Russie exige de moi le mariage. Évidemment, la passion s’est envolée, il n’y a plus trace d’amour en moi, mais je dois l’épouser, quoi qu’il m’en coûte.

_________________________

     Chamokhine (tout ému par son récit) et moi quittâmes le pont et descendîmes en poursuivant notre discussion à propos des femmes. Il était déjà tard. Il se trouva que nous partagions la même cabine.
     — Il n’y a qu’à la campagne, jusqu’à présent, que la femme ne le cède en rien à l’homme, me dit Chamokhine, elle pense et ressent tout comme lui, se bat avec la nature au même titre que lui, au nom de la civilisation. La citadine, la bourgeoise, la femme cultivée a déjà pris beaucoup de retard et revient à son état primitif, elle redevient à moitié sauvage et ceci fait perdre beaucoup de ce qui avait été conquis par le génie humain ; la femme s’efface peu à peu, remplacée par la femelle primitive. Cette arriération de la femme cultivée constitue une grande menace pour la civilisation ; elle s’efforce d’emmener l’homme avec elle dans ce mouvement régressif et entrave sa progression. Ceci est indubitable.
     Je lui demandai : pourquoi généraliser ainsi, pourquoi juger toutes les femmes à partir de la seule Ariane ? La seule aspiration des femmes à l’instruction et à l’égalité des sexes, que j’interprète comme une aspiration à la justice, s’oppose de fait à toute idée de régression. Mais Chamokhine m’écoutait à peine et souriait d’un air sceptique. Il était à présent impossible de faire changer d’avis ce misogyne enragé.
     — Allons donc ! m’interrompit-il. Si une femme voit en moi, non pas un être humain et son égal, mais un mâle et, sa vie durant, se donne du mal pour me plaire, c’est-à-dire pour me conquérir, peut-on parler d’égalité des sexes ? Oh, méfiez-vous, elles sont très, très rusées ! Nous nous préoccupons de leur liberté, liberté qu’elles ne désirent nullement, elles font juste semblant. Elles sont rusées, que c’en est effrayant !
     J’étais déjà fatigué de cette discussion et j’avais sommeil. Je me tournai vers la cloison.
     — Oui, monsieur, entendis-je en m’endormant. Oui, oui. Et c’est notre éducation, mon petit père, la cause de tout cela. Dans les villes, l’éducation et l’instruction des femmes aboutissent pour l’essentiel à les transformer en créatures mi-humaines mi-animales, aptes à séduire le mâle et donc à le vaincre. Oui, monsieur. Chamokhine poussa un soupir. Il faut que les filles soient éduquées et instruites avec les garçons, que ceux-ci et celles-là soient toujours ensemble. Il faut apprendre à la femme à reconnaître ses erreurs, autrement elle croit toujours avoir raison. Faites comprendre à la petite fille, dès sa plus tendre enfance, que l’homme n’est avant toute chose ni un galant ni un fiancé, mais son prochain, égal en tout à elle. Apprenez-lui à raisonner logiquement, enseignez-lui l’art des généralisations et cessez de lui faire croire que son cerveau est plus petit que celui de l’homme, ce qui la dispense de s’intéresser aux sciences et aux arts, bref, aux questions culturelles. Le gamin apprenti cordonnier ou peintre en bâtiment a lui aussi un cerveau de moindres dimensions que l’homme adulte, ce qui ne l’empêche pas de prendre sa place dans la lutte pour l’existence, il travaille, il souffre. Il faut aussi en finir avec ce prétexte de la physiologie, de la grossesse et de l’accouchement puisque, primo, les femmes n’accouchent pas tous les mois, secundo, toutes les femmes n’accouchent pas et tertio, à la campagne, une femme normalement constituée travaille dans les champs la veille de son accouchement, et ceci sans dommage. Il faut en outre établir la plus stricte égalité dans le cours de la vie quotidienne. Si un homme avance une chaise à une dame ou ramasse un mouchoir qu’on a laissé tomber, que cette dame lui rende la pareille. Je ne vois rien de choquant à ce qu’une jeune fille de bonne famille m’aide à enfiler mon manteau ou m’apporte un verre d’eau…
     Je n’ai pas entendu la suite, car je me suis endormi. Le lendemain matin, tandis que nous approchions de Sébastopol, il faisait un temps humide et désagréable. Il y avait un peu de houle. Assis à mes côtés dans le rouf, Chamokhine se taisait, pensif. Les hommes, qui avaient relevé le col de leur manteau, et les dames au visage blême et ensommeillé sont descendus lorsque la sonnerie a annoncé le thé. Une jeune dame extrêmement jolie, celle-là même que j’avais vue s’emporter contre les douaniers, à Volotchysk, s’est arrêtée devant Chamokhine et lui a dit, avec une moue capricieuse d’enfant gâté :
     — Jean29, ton petit oiseau a le mal de mer !
     Par la suite, en vivant à Yalta, j’ai souvent vu cette dame au grand galop sur un cheval ambleur, entraînant derrière elle deux officiers qui peinaient à la suivre ; je l’ai aussi aperçue un matin, sur la promenade, portant un tablier et un bonnet phrygien, en train de peindre, admirée par une petite foule à distance respectueuse. J’ai fait sa connaissance. Elle m’a broyé la main et, me regardant d’un air ravi, m’a remercié d’une voix douce et chantante pour le plaisir qu’elle prenait à me lire.
     — N’en croyez rien, m’a chuchoté Chamokhine, elle n’a jamais rien lu de vous.
     Un jour, alors que je suivais le bord de mer, en début de soirée, Chamokhine est venu à ma rencontre, tout encombré de fruits et de zakouskis.
     — Le prince Maktouïev nous rend visite ! m’a-t-il dit, tout content. Il est arrivé hier avec le frère d’Ariane, le spirite. Je comprends maintenant ce qu’elle manigançait dans sa correspondance ! Seigneur, a-t-il poursuivi, le regard tourné vers le ciel et serrant contre lui ses paquets, si elle arrive à s’entendre avec le prince, cela signifie pour moi la liberté, je pourrai revenir chez mon père !
     Et il s’est dépêché de filer.
     — Je commence à croire aux esprits30 ! m’a-t-il crié en se retournant. On dirait que le grand-père Hilarion était bon prophète ! Pourvu que ça marche !
     Le lendemain de cette rencontre, j’ai quitté Yalta, et je n’ai jamais su la fin de l’histoire.
     
     
     
        

    
      
     

   
  1. La Pologne ayant disparu, et l’Ukraine n’existant pas encore en tant qu’État, il s’agit de la frontière entre les empires russe et austro-hongrois.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Nordau.
  3. Alexandre Fomitch Veltman (1800-1870), cartographe, linguiste, archéologue et auteur russe.
  4. L’équivalent de l’université pour les filles.
  5. En russe : Ariadna.
  6. "Salon" écrit en français.
  7. Boisson fermentée.
  8. Rappel : Ivanytch vaut pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  9. En français dans le texte.
  10. Difficile à rendre, car le "l" russe est beaucoup plus sonore que le "l" français.
  11. À Moscou. Ou alors, c’est du côté du couvent Starodiévitchi, il est seulement écrit « Diévitchi » dans le texte.
  12. Hôtel ou résidence très bon marché, je n’ai pas retrouvé la référence.
  13. Hôtel-restaurant et restaurant célèbres de Moscou.
  14. Ariadna = Ariane. Avec le patronyme, je remets le prénom russe…
  15. Rappel : Kotlovitch fait parler les morts.
  16. On pense immédiatement à Freud en lisant ce passage. J’en reparlerai peut-être.
  17. Tbilissi, de nos jours.
  18. https://fr.wikipedia.org/wiki/Opatija.
  19. En français dans le texte, sans indication d’hôtel ou autre.
  20. Tchékhov n’a pas fini de nous surprendre. Ici, en routard écolo.
  21. Voir plus haut : Loubkov prononce mal certaines lettres. Mais Tchékhov ne systématise pas dans ses paroles le remplacement des lettres l et r…
  22. Le mot russe employé ici est une simple transcription du français : « comme il faut » .
  23. En français dans le texte.
  24. Se reporter à la note (15).
  25. Remarquez le renversement : au début, c’est Ariane qui traite le narrateur de vieille femme   raisonnable.
  26. B. Markiévitch, écrivain et critique russe du dix-neuvième siècle, d’ascendance polonaise comme son prénom l’indique.
  27. Je n’ai pas de quoi (en latin).
  28. Je traduis la note écrite en russe :  « Adieu, Naples la belle »
  29. Notre chipie ne dit pas « Ivan » , mais transcrit en russe « Jean » .
  30. Voir les notes (15) et (24).
  


         

samedi 13 août 2016

Anne au cou (Anton Tchékhov)

Anne au cou... 







     Cette nouvelle date de 1895.Un critique reprocha à Tchékhov de s’opposer par des procédés comiques, courants dans ses petits récits, au traitement tragique habituel chez les classiques (Gogol ou, particulièrement, Alexandre Ostrovski) du thème de la fille pauvre obligée de se sacrifier. Cependant, si l’on songe à « Lueurs », ou à la nouvelle « Les bonnes femmes »,  on voit que Tchékhov ne plaisantait pas toujours à ce sujet, bien au contraire.
L’héroïne est certes moins sympathique à la fin que pitoyable au début. Noter la revanche posthume de la mère (qui lui a appris toutes les manières de séduction et lui a transmis sa beauté). Affleure aussi la vieille crainte des hommes devant la femme toute-puissante, on peut penser à la Nana de Zola, roman publié quinze ans plus tôt . Ici, Nana s’appelle Anna. On a envie de titrer : "Anne au cou... ou comment Anna devint Nana.




I


     Il n’y eut même pas de buffet après la cérémonie à l’église ; les jeunes mariés burent une coupe, se changèrent et partirent à la gare. En guise de bal et de repas de noces, à la place de la musique et des danses, un pèlerinage de deux cent verstes1. Ce que beaucoup approuvèrent, disant que Modeste Alexiéïtch2 n’était pas un jeune homme mais un fonctionnaire bien en poste, et qu’une noce tapageuse ne serait peut-être pas du meilleur goût ; on peut se passer de musique lorsqu’un fonctionnaire de cinquante-deux ans épouse une jeunesse d’à peine dix-huit. On disait aussi que Modeste Alexiéïtch entreprenait ce voyage jusqu’au monastère pour afficher ses principes et faire comprendre à sa jeune épouse qu’il accordait, dans le mariage, la première place à la religion et à la moralité.
     On accompagna les jeunes mariés à la gare. La foule des collègues de bureau et des proches attendait, verre en main, le départ du train, pour crier « hourra-a-a ! » , et Piotr Léontitch, le père de la mariée, en haut-de-forme et portant son frac de professeur, très pâle et déjà ivre, se pressait contre la fenêtre du compartiment en tenant sa coupe et larmoyait :
     — Aniouta ! Ania3 ! Juste un mot !
     Ania se pencha vers lui et il lui chuchota quelque chose, lui envoyant une bouffée de son haleine avinée et lui soufflant dans l’oreille des mots incompréhensibles, puis il fit des signes de croix devant son visage, sa poitrine et ses mains, pour la bénir ; il avait la respiration tremblante et des larmes brillaient dans ses yeux. Piétia et Andrioucha, les frères d’Ania, encore lycéens, le retenaient par son habit et, gênés, lui disaient à mi-voix :
     — Papa, ça suffit… Papa, il ne faut pas…
     Lorsque le train s’ébranla, Ania vit son père courir un peu derrière le wagon, chancelant et répandant son vin par terre, et remarqua l’expression doucement pitoyable de son visage et son air coupable.
     — Hourra-a-a ! criait-ll.
     Les jeunes mariés restèrent seuls. Modeste Alexiéïtch fit du regard le tour de leur compartiment4, disposa leurs affaires en hauteur et s’assit en souriant en face de sa jeune épouse. C’était un fonctionnaire de taille moyenne, passablement corpulent, dodu, l’air très bien nourri, aux longs favoris mais sans moustache,avec un menton rond et bien dessiné qui, glabre, ressemblait à un talon. Ce qui frappait le plus dans son visage était, en l’absence de moustache, cet emplacement nu et fraîchement rasé qui débouchait peu à peu sur des bajoues grasses et tremblotant comme de la gelée. C’était un homme posé, aux mouvements sans précipitation et aux manières douces.
     Je ne puis m’empêcher de penser à certaine circonstance, fit-il en souriant. Il y a cinq ans, lorsque Kossorotov5, ayant reçu l’ordre de Sainte Anne6 de deuxième classe, est venu exprimer sa gratitude, sa Grâce7 lui a tenu ce langage : « ainsi, vous voilà avec trois Anne :  l’une à la boutonnière et les deux autres sur le cou8 » . Il faut préciser que la moitié de Kossorotov, femme frivole et acariâtre prénommée Anne, venait de le retrouver. J’espère que, lorsque je recevrai à mon tour l’ordre de deuxième classe, sa Grâce n’aura aucune raison de me dire la même chose.
     Il souriait de ses petits yeux. Elle aussi souriait, émue à l’idée que cet individu pouvait à tout moment l’embrasser de ses lèvres pleines et humides sans qu’elle ait le droit de résister. Les mouvements sans heurts de son corps potelé l’effrayaient, cela lui faisait peur et lui semblait vilain. Il se leva, détacha tranquillement de son cou sa décoration, enleva son frac et son gilet pour passer une simple veste d’intérieur.
     — Et voilà, dit-il en s’asseyant à côté d’Ania.
     Elle se rappela la torture qu’avait été la cérémonie à l’église, quand elle avait l’impression que le prêtre, les invités et tout le monde dans l’église la regardaient d’un air affligé : pourquoi donc épousait-elle, elle si mignonne, si jolie, ce vieux type sans intérêt ? Alors que le matin même elle était ravie que tout se soit si bien arrangé, ensuite, à l’église, et maintenant dans ce wagon, elle se sentait coupable, dupée et ridicule. Elle avait épousé un richard, mais elle restait désargentée, il avait fallu emprunter pour sa robe de mariée et, aujourd’hui, elle avait bien vu, lorsque son pères et et ses frères l’avaient accompagnée, qu’ils étaient sans le sou. Auraient-ils de quoi manger, aujourd’hui ? Et demain ? Il lui semblait qu’elle les avait laissés dans le dénuement et qu’ils éprouvaient la même peine que juste après l’enterrement de sa mère.
     « Que je suis malheureuse ! se disait-elle. Pourquoi tant de malheur ? »
     Avec la maladresse d’un homme âgé, peu habitué au commerce des femmes, Modeste Alexiéïtch lui touchait la taille et lui tapotait l’épaule, tandis qu’elle songeait à l’argent et à sa défunte mère. À la mort de celle-ci, son père, Piotr Léontitch, qui enseignait au lycée la calligraphie et le dessin, se mit à boire, et les difficultés financières ne tardèrent pas ; les garçons n’avaient ni bottes ni caoutchoucs, le père fut traîné devant le juge de paix, l’huissier vint saisir les meubles… Quel déshonneur ! Ania devait prendre soin de son ivrogne de père, repriser les chaussettes de ses frères, faire le marché et, quand on vantait sa beauté, sa jeunesse et l’élégance de ses manières, elle avait l’impression que le monde entier remarquait son chapeau bon marché et les petits trous maquillés à l’encre, sur ses bottines. Et la nuit, c’étaient les larmes et la pensée obsédante et ravageuse que son père serait bientôt renvoyé pour incapacité et qu’il ne le supporterait pas, qu’il mourrait, comme sa mère. Alors, des dames qui la connaissaient s’étaient mis à chercher quelqu’un de bien pour elle. Elles eurent tôt fait de dénicher ce Modeste Alexiéïtch, certes plus tout jeune et guère séduisant, mais homme aisé. Il a cent mille et quelque à la banque et possède une propriété familiale, qu’il met en location. C’est un homme à principes, bien vu de sa Grâce ; cela ne lui coûtera rien, a-t-on dit à Ania, d’obtenir de sa Grâce un petit mot destiné au directeur du lycée et aussi au patronage, pour éviter le renvoi de Piotr Léontitch…
     Tandis qu’elle était plongée dans ces pensées, une musique éclata soudain, se mêlant, par la fenêtre, à un bruit de voix. Le train s’était arrêté dans une petite station. Au-delà du quai, dans la foule, on entendait les accords impétueux d’un accordéon et le glapissement d’un mauvais violon, et plus loin, derrière les hauts peupliers et les bouleaux élancés, derrière les datchas nimbées de la lumière de la lune, se faisait entendre un orchestre militaire, il devait y avoir quelque part une soirée dansante. On voyait passer sur le quai les gens en villégiature et ceux qui venaient d’arriver en train profiter du beau temps et respirer un peu d’air pur. Il y avait notamment Artynov, magnat qui possédait à peu près toute la localité, homme de haute taille, brun et corpulent, avec un visage d’Arménien et des yeux à fleur de tête, étrangement habillé. Il portait une chemise déboutonnée sur le devant, de hautes bottes à éperons et une cape noire qui tombait de ses épaules jusqu’à terre, comme une traîne. Deux lévriers l’accompagnaient, baissant leurs museaux fins. 
     Ania avait encore des larmes aux yeux, mais elle avait déjà oublié sa mère, ses soucis d’argent et son mariage, elle serrait à présent la main de lycéens et d’officiers qu’elle connaissait, elle était tout rire et disait d’une voix rapide :
     — Bonjour ! Comment allez-vous ?
     Elle se tint sur un terrain éclairé par la lune, le temps de faire admirer sa magnifique robe neuve et son chapeau.
     — Que faisons-nous ici ? s’enquit-elle.
     — C’est une gare d’évitement, on laisse passer un train postal.
     Ayant senti sur elle le regard d’Artynov, elle se mit à cligner des yeux avec coquetterie, à parler rapidement en français et, autant charmée par le son de sa propre voix que par les échos de la musique et le reflet de la lune dans l’étang, sentant toujours posé sur elle le regard insistant et curieux de ce don Juan réputé et polisson invétéré d’Artynov, remplie de la gaieté générale, elle éprouva soudain elle-même de la joie, et, lorsque le train repartit et que les officiers de sa connaissance la saluèrent en portant la main à leur visière en guise d’adieu, elle avait déjà sur les lèvres l’air de la polka que l’orchestre militaire jouait là-bas, derrière les arbres, et qui lui parvenait dans le dos ; elle retourna dans son compartiment avec la conviction, née dans cette petite gare, qu’elle serait heureuse à coup sûr et en dépit de tout.
     Ayant passé deux journées au monastère, les jeunes mariés rentrèrent en ville. Ils habitaient un appartement de fonction. Lorsque Modeste Alexiéïtch allait au travail, Ania se mettait au piano, ou s’ennuyait à pleurer, ou encore s’étendait sur son relax pour lire des romans ou éplucher une revue de mode. Au déjeuner, Modeste Alexiéïtch mangeait énormément en parlant de politique, en évoquant les affectations, les mutations et les récompenses, en insistant sur les vertus du travail et de l’épargne, sur le fait que la vie n’est pas une partie de plaisir mais doit être régie par le sens du devoir et en rappelant qu’il plaçait au-dessus de tout la religion et la moralité. Serrant son couteau dans son poing comme il aurait tenu une épée, il déclarait :
     — Chacun doit remplir ses obligations !
     Ania l’écoutait en tremblant, sans pouvoir manger, et sortait de table complètement affamée. Après le repas, son mari faisait la sieste en donnant un concert de ronflements et elle allait voir les siens. Son père et les garçons lui jetaient de curieux regards, comme s’ils venaient juste, en son absence, de la blâmer d’avoir épousé par intérêt un individu rasoir et qu’elle n’aimait pas ; le froufroutement de sa robe, ses bracelets, son air de dame, plus généralement, les mettaient mal à l’aise et les blessaient ; devant elle, ils restaient embarrassés, ne sachant de quoi parler avec elle ; mais ils l’aimaient encore comme par le passé et l’attendaient encore pour manger. Elle s’asseyait et mangeait avec eux de la soupe aux choux, de la kacha9 et des pommes de terre frites dans de la graisse de mouton ayant une odeur de chandelle. D’une petite carafe, Piotr Léontitch se servait un verre d’une main tremblante et le vidait rapidement, avec un mélange d’avidité et de répugnance, puis un deuxième, un troisième… Piétia et Andrioucha, garçons maigres, au teint pâle et aux grands yeux, attrapaient la carafe et lui disaient, désemparés :
     — Il ne faut pas, papa… Ça suffit, papa…
     Et Ania s’alarmait elle aussi et le suppliait de ne plus boire, jusqu’à ce qu’il explose d’un seul coup et donne un coup de poing sur la table.
     — Personne n’a le droit de me surveiller ! criait-il. Les mouflets ! La gamine ! Je vais tous vous mettre dehors !
     Mais sa faiblesse et sa bonté transparaissaient dans sa voix et personne n’avait peur. Après le repas, en général, il se préparait ; tout pâle, avec des estafilades au menton dues au rasoir, étirant son cou de poulet, il se tenait une bonne demi-heure devant la glace et se faisait beau, se repeignant, frisottant sa moustache noire, s’apergeant de parfum, faisant un nœud de ruban à sa cravate, puis il mettait ses gants, son haut-de-forme et s’en allait donner des cours particuliers. Les jours fériés, il restait à la maison et peignait ou jouait de l’harmonium, ce dernier produisant des sifflements et des grondements ; il s’efforçait d’en tirer des sons harmonieux et fredonnait, ou se fâchait contre les garçons :
     — Gredins ! Bons à rien ! Vous m’avez esquinté l’instrument !
     Le soir, le mari d’Ania jouait aux cartes10 avec ses collègues de bureau, qui habitaient le même bâtiment que lui, réservé au personnel administratif. Se rassemblaient aussi à cette occasion les épouses des fonctionnaires, laides et mal attifées, grossières comme des cuisinières, et, dans l’appartement, les commérages allaient bon train, aussi disgracieux et de mauvais goût que ces femmes elles-mêmes.  Parfois, Modeste Alexiéïtch et Ania allaient au théâtre. Lors des entractes, il ne la quittait pas d’une semelle, il déambulait dans les couloirs et dans le hall en la tenant par le bras. Échangeait-il un salut avec un quidam, qu’il chuchotait à Ania : « Conseiller d’État11… il est admis chez sa Grâce… » , ou encore : « Il a de la fortune… propriétaire… » . En passant devant le buffet, Ania était très attirée par les sucreries, elle aimait le chocolat et les chaussons au pommes, seulement elle n’avait pas d’argent et n’osait pas en demander à son mari. Lui saisissait une poire et demandait sans conviction :
     — C’est combien ?
     — Vingt-cinq kopecks.
     — Tout de même ! faisait-il en reposant la poire ; mais comme il était gênant de s’en aller sans rien prendre, il réclamait une bouteille d’eau de Seltz qu’il buvait, le picotement lui mettant les larmes aux yeux, sans en offrir à Ania qui le haïssait à ces moments-là.
     Ou bien, devenu soudain tout rouge, il lui glissait rapidement :
     — Salue cette vieille dame !
     —  Mais je ne la connais pas.
     — Et alors ? C’est l’épouse du chef de l’administration fiscale ! Salue-la, on te dit ! insistait-il avec humeur. Ça ne te coûte rien.
     Ania faisait le salut exigé, cela ne coûtait rien, en effet, mais c’était pénible. Elle faisait tout ce qu’exigeait son mari et enrageait d’être prise pour une idiote. Elle l’avait épousé uniquement pour son argent, et n’en voyait pas la couleur, elle était encore plus pauvre qu’avant son mariage. Autrefois, il arrivait à son père de lui donner une pièce de vingt kopecks – à présent, pas un sou. Dérober de l’argent ou en demander était impossible, elle avait peur de son mari, tremblait devant lui. Elle avait l’impression de ressentir cette peur depuis bien longtemps. Dans son enfance, c’était le directeur du lycée qui lui apparaissait comme une puissance terrible et au plus haut point imposante, dont les mouvements étaient aussi effrayants que ceux d’une nuée ou d’une locomotive prête à vous écraser ; sa Grâce était une autre puissance redoutée, dont on parlait en famille, puis venaient encore une dizaine de puissances moindres, notamment les professeurs du lycée à la moustache rasée, sévères, impitoyables, dont Modeste Alexiéïtch prenait aujourd’hui la suite, lui aussi homme à principes et dont le visage même rappelait celui du directeur. Et, dans l’imagination d’Ania, toutes ces puissances fusionnaient en une entité unique qui, telle un énorme et terrifiant ours blanc, avançait sur les faibles et les fautifs comme son père, et elle avait peur d’objecter quoi que ce soit, elle se forçait à sourire, et affectait d’être heureuse sous les caresses grossières et les étreintes abominables qui la souillaient.
     Il arriva une seule fois à Piotr Léontitch de chercher à emprunter cinquante roubles à son mari pour s’acquitter d’une méchante dette, mais ce fut extrêmement désagréable.
     — Très bien, je vais vous les donner, dit Modeste Alexiéïtch, mais je vous préviens que je ne vous aiderai plus jamais si vous ne lâchez pas la boisson. Un tel vice chez un serviteur de l’État est une honte. Je me vois obligé de rappeler comme un fait de société que cette passion a détruit une quantité de gens qui auraient pu, avec le temps, occuper des postes très élevés.
     Et s’enchaînèrent de longues périodes : « au fur et à mesure que… » , « il en découle donc… » et autres « au vu de ce qui vient d’être dit… » , que le pauvre Piotr Léontitch subissait avec une forte envie de boire un petit verre.
     Et les garçons, invités par Ania et venant chez elle dans leurs bottes déchirées et leurs pantalons archi-usés, devaient aussi essuyer des sermons.
     Chacun doit remplir ses obligations ! leur disait Modeste Alexiéïtch.
      Et il ne lâchait pas d’argent. Toutefois, il faisait cadeau à Ania de bracelets et de broches, en ajoutant que c’étaient là des choses fort utiles en cas de malheur. Et il ne se faisait pas faute d’ouvrir sa commode pour vérifier que tout y était.





  1. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.
  2. Rappel : on désigne généralement les gens par leur prénom et leur patronyme : fils de, ou fille de. Le « jeune » marié est fils d’Alexiéï, le père de la jeune mariée est lui-même fils de Léonti, prénom dérivé de Léon.
  3. Diminutifs de Anna, en français : Anne.
  4. Un coupé à deux places.
  5. Comme d’habitude, l’auteur s’amuse : ce nom signifie à peu près : « bouche-de-travers » .
  6. Insigne honorifique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Sainte-Anne
  7. Réservé aux ducs et princes.
  8. Le bonhome porte l’insigne de l’ordre de Sainte Anne de troisième classe à la boutonnière et la croix de l’ordre de deuxième classe en sautoir autour du cou. Mais il a aussi, accroché à son cou, c’est-à-dire à sa charge, son épouse. Et de trois.
  9. Bouillie de céréales.
  10. Le mari d'Ania rappelle beaucoup celui qui  décevait la « Jeune femme à la datcha » , courte nouvelle parue une bonne dizaine d’années plus tôt.




II
     

     Et ce fut l’hiver. Bien avant Noël, il fut annoncé dans le journal local la « tenue » , à l’hôtel de la noblesse1, de l’annuel bal hivernal2.  Chaque soir, après la partie de cartes, Modeste Alexiéïtch s’entretenait à voix basse et d’un air préoccupé avec les épouses des fonctionnaires en lorgnant Ania, ensuite il marchait de long en large en réfléchissant. Un soir enfin, tard, il se campa devant elle et lui dit :
     — Fais-toi faire une robe de bal. C’est compris ? Mais je te prie de prendre conseil auprès de Maria Grigorievna et de Natalia Kouzminichna.
     Et il lui donna cent roubles, qu’elle prit ; mais elle commanda sa robe de bal sans prendre conseil auprès de qui que ce soit, elle en discuta juste avec son père et tâcha de se figurer comment sa mère se serait habillée pour ce bal. Sa défunte mère s’habillait à la dernière mode, elle emmenait toujours Ania avec elle et l’habillait élégamment, comme une poupée, lui apprenant en outre à parler français et à danser à la perfection la mazurka – elle-même avait été gouvernante pendant cinq ans, avant de se marier. Tout comme sa mère, Ania savait faire d’une vieille robe une nouvelle, ravoir des gants en les frottant avec de la benzine, louer des bijoux2 et savait, aussi bien que sa mère, battre des cils, grasseyer, prendre de jolies poses, s’enthousiasmer à point nommé, prendre un air triste ou énigmatique. De son père, elle avait hérité sa chevelure sombre et ses yeux noirs, la nervosité et le goût de se faire belle. 
     Lorsque Modeste Alexiéïtch, une bonne demi-heure avant leur départ pour le bal, vint chez elle sans redingote se planter de vant le trumeau pour se passer au cou sa décoration, il s’arrêta et, démêlant d’un air suffisant ses favoris, enchanté de sa beauté ainsi que de l’éclat de sa toilette, légère comme un souffle, il lui dit :
     — Me voici avec une telle… que tu es belle ! Aniouta ! poursuivit-il, d’un ton solennel. J’ai fait ton bonheur, tu peux faire le mien aujourd’hui. Je te demande de te présenter à l’épouse de sa Grâce ! Fais-moi cette faveur ! Par son entremise, je pourrai devenir rapporteur en chef !
     Ils partirent au bal3. Voici l’hôtel de la noblesse, avec son Suisse en haut du perron. Le vestibule avec plein de patères et de fourrures, les laquais courant en tout sens et les dames en grand décolleté, s’abritant des courants d’air derrière leurs éventails ; cela sent le gaz d’éclairage et le soldat. Lorsqu’Ania, montant l’escalier au bras de son mari, entendit la musique et se vit tout entière dans un immense miroir, éclairée de partout, la joie se fit jour en elle et revint le pressentiment de son bonheur à venir, déjà éprouvé sous la lune, dans la petite gare. Elle allait d’un pas fier et assuré, se sentant pour la première fois, non plus une petite fille, mais une dame imitant involontairement, par sa démarche et ses manières, sa mère partie dans l’autre monde. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait riche et libre. Même la présence de son mari ne l’embarrassait pas, car elle avait compris d’instinct, en franchissant le seuil du bâtiment, que traîner avec elle un époux âgé ne serait pas source d’humiliation mais lui donnerait au contraire un cachet de mystère, ce je ne sais quoi de piquant qui plaît tellement aux hommes. La grande salle retentissait déjà des sons de l’orchestre et les danses avaient débuté. Sortant juste de l’appartement de fonction, tpute sasie par les lumières, les couleurs, la musique et le bruit, Ania embrassa la salle du regard et se dit : « Comme c’est beau ! » , distinguant déjà dans la foule tous ceux qu’elle connaissait, tous ceux qu’elle avait rencontré auparavant lors de soirées ou de balades, tous ces officiers, ces professeurs, ces avocats, ces fonctionnaires, ces propriétaires, sa Grâce et Artynov, ainsi que les dames de la haute société, richement parées, au décolleté profond, les jolies comme les laides, qui occupaient déjà leur place dans les isbas en miniature et les petits pavillons  du marché de bienfaisance se tenant au bénéfice des pauvres. Surgi devant elle comme un champignon, un gigantesque officier à épaulettes dont elle avait fait la connaissance rue du Vieux-Kiev alors qu’elle était lycéenne, et avait oublié le nom, la pria de lui accorder cette valse, et elle s’envola hors de portée de son mari, elle avait l’impression de voguer par gros temps à bord d’un voilier, laissant loin derrière elle son mari resté sur le rivage… Elle dansait avec passion, s’abandonnant à la valse, à la polka et au quadrille, changeant de partenaire, enivrée par la musique et le bruit, mêlant le français au russe, grasseyant, riant et oubliant tout, à commencer par son mari. Elle avait beaucoup de succès auprès des hommes, cela se voyait, et comment aurait-il pu en être autrement, l’émotion lui coupait le souffle, elle serrait convulsivement son éventail et avait soif. Portant un habit froissé sentant la benzine, son père s’approcha d’elle et lui tendit de la glace aux fruits rouges sur une petite assiette.
     — Tu es délicieuse, aujourd’hui, dit Piotr Léontitch en la regardant avec enthousiasme, plus que jamais, je regrette que tu te sois mariée… Pourquoi, vraiment ? Je sais bien que tu l’as fait pour nous aider, mais… Il sortit de ses mains tremblantes une petite liasse de billets et ajouta :
     — Mes cours particuliers m’ont été payés aujourd’hui et je peux rembourser ton mari.
     Elle lui rendit la petite assiette et, emportée par un danseur, s’éloigna et eut, par-dessus l’épaule de son cavalier, la vision fugitive de son père glissant sur le parquet, enlaçant une dame et l’entraînant dans son sillage.
    « Comme il est bien, quand il n’a pas bu ! » pensa-t-elle.
     Elle retrouva l’officier gigantesque pour une mazurka ; il se déplaçait lourdement, l’air imposant, comme s’il étouffait dans son uniforme, bombant la poitrine et roulant les épaules, se contentant de battre du pied la mesure – il avait envie de danser, cela faisait peur, tandis qu’elle voletait autour de lui, sa beauté l’excitant et sa gorge découverte le provoquant ; ses yeux étaient remplis de fougue, ses mouvements, de passion et lui se faisait toujours plus apathique, lui tendant les bras avec bienveillance, comme un roi.
     — Bravo, bravo ! s’exclamait le public.
     Mais peu à peu, l’officier géant n’y tint plus, il s’anima, s’échauffa et, tombant sous son charme, s’emballa et se mit à se mouvoir avec légéreté, hardiment, et c’était elle qui remuait les épaules et, reine à son tour, coulait des regards malicieux à son esclave, il lui semblait que toute la salle n’avait d’yeux que pour eux, que tous ces gens se pâmaient d’admiration et les enviaient. Le gigantesque officier eut à peine le temps de la remercier que déjà le public s’écartait, les hommes se mettant étrangement au garde-à-vous… voici que sa Grâce approchait, dans son habit orné de deux étoiles. C’était bien vers elle qu’il se dirigeait, le regard braqué sur elle, un sourire mieilleux aux lèvres, avec ça remuant les lèvres comme s’il mâchonnait quelque chose, mimique dont il était coutumier en présence de jolies femmes.
     — Très heureux, très heureux… commença-t-il. Mais je vais faire tâter à vptre mari de la salle de police pour nous avoir dérobé jusqu’à présent un tel trésor, ajoua-t-il en lui donnant le bras. Vous devez nous aider… Moui… Il faudrait vous décerner un prix de beauté, comme en Amérique… Moui…Les Américains… Mon épouse vous attend avec impatience.
     Il la conduisit, dans une isba miniature, auprès d’une dame d’un certain âge chez qui le bas du visage était exagérément développé, ce qui lui donnait l’air d’avoir une grosse pierre dans la bouche.
     — Aidez-nous, nasilla-t-elle d’une voix chantante. Toutes les jolies femmes participent au marché de bienfaisance, à part vous. Pourquoi donc ?
     Elle sortit et Ania resta à sa place auprès d’un samovar4 en argent et de tasses. Un négoce intense démarra aussitôt. Ania exigeait au minimum un rouble pour une tasse de thé, et elle imposa de boire trois tasses à l’officier géant. Survint Artynov, le richard aux yeux à fleur de tête, respirant mal, portant non le costume qu’elle lui avait vu cet été, mais un frac, comme tout le monde. Sans détacher les yeux d’Ania, il but une coupe de champagne qu’il paya cent roubles, puis une autre, pour laquelle il redonna cent roubles, puis du thé qu’il paya le même prix, le tout en silence et en souffrant de l’astthme… Ania racolait les clients et leur soutirait de l’argent, déjà profondément convaincue que, par ses sourires et ses regards, elle faisait seulement très plaisir à tous ces gens. Elle comprenait à présent qu’elle était faite exclusivement pour cette vie brillante et bruyante, pleine de rires, de musique, de danses et d’admirateurs, et son ancien effroi devant une puissance se mouvant pour l’écraser lui paraissait maintenant comique ; elle ne redoutait plus personne et regrettait seulement que sa mère ne fût pas là pour se réjouir avec elle de ses succès.
     Piotr Léontitch, très pâle mais encore fermement campé sur ses jambes, s’approcha de l’isba miniature et demanda un eptit verre de cognac. Ania rougit, craignant quelque inconvenance de sa part – c’était déjà un motif de honte, que d’avoir un père aussi pauvre et aussi ordinaire – mais il but son verre, tira un billet de dix roubles de sa petite liasse et s’en alla d’un air grave, sans dire un mot. Elle le vit peu après participer, avec sa cavalière, au grand rond5 et, cette fois, chanceler et pousser un cri, à la grande confusion de sa partenaire, et Ania se souvint d’avoir vu la même scène trois ans plus tôt – à l’époque, un policier l’avait ramené à la maison et le lendemain, le directeur avait menacé de le renvoyer. Souvenir absolument déplacé !
     Lorsque les samovars s’éteignirent dans les maisonnettes et que les bienfaitrices éreintées confièrent leur recette à la dame ayant une pierre dans la bouche, Artynov proposa son bras à Ania et l’amena dans la salle où était servi un souper pour les activistes du marché de bienfaisance. Il y avait là une vingtaine de personnes, pas davantage, mais c’était très animé. Sa Grâce porta un toast : « À cette table luxueuse, il paraît opportun de boire à la prospérité de l’industrie des articles bon marché qui nous a fourni aujourd’hui pour notre vente de charité » . Le général de brigade proposa de boire « à la puissance à laquelle l’artillerie elle-même ne résiste pas » et tous trinquèrent avec les dames. C’était gai, gai !
     Quand on raccompagna Ania chez elle, il faisait déjà jour et les cuisinières se rendaient au marché. Ravie, ivre de vin et d’une pléthore d’impressions nouvelles, harassée, elle se déshabilla, s’écroula dans son lit et s’endormit aussitôt…
     La femme de chambre la réveilla à plus de une heure, la prévenant qu’elle avait la visite de monsieur Artynov. Elle s’habilla rapidement et alla au salon. Tout de suite après Artynov, sa Grâce vint la remercier d’avoir participé à l’œuvre de bienfaisance. Mielleux et mâchouillant, il lui baisa la main et demanda la permission de revenir, puis il s’en alla, la laissant au milieu de la pièce, ébahie et enchantée, n’en croyant pas ses yeux et ses oreilles : un aussi étonnant changement dans sa vie pouvait-il survenir aussi rapidement ? Ce fut le moment que choisit Modeste Alexiéïtch, son mari, pour faire irruption… Lui aussi venait chercher ses bonnes grâces et se tenait devant elle avec une expression doucereuse et pleine d’un respect servile, celle qu’elle avait l’habitude de lui voir au visage devant les puissants de sa connaissance ; dans un élan d’indignation et de mépris, forte de la conviction qu’elle ne risquait plus rien, elle lui décocha avec netteté :
     — Du balai, andouille !
     Par la suite, Ania n’eut plus un seul jour de libre, les pique-nique et les promenades alternaient avec les spectacles. Elle rentrait chez elle chaque jour à l’aube et dormait par terre au salon, émouvant tout le monde en racontant qu’elle dormait sous les fleurs. Il lui fallait énormément d’argent, mais elle ne craignait plus Modeste Alexiéïtch et dépensait son argent comme si ce fût le sien ; sans rien demander ni exiger, elle se contentait de lui faire parvenir des factures ou des notes où il pouvait lire : « donner 2006 roubles au porteur » ou encore : « régler immédiatement les 100 roubles » .
     À Pâques, Modeste Alexiéïtch reçut la croix de Sainte Anne de deuxième classe. Lorsqu’il vint présenter ses remerciements, sa Grâce posa son journal et se carra plus profondément dans son fauteuil.
     — Vous voici donc avec trois Anne, fit-il en examinant ses mains blanches et ses ongles roses, une à la boutonnière et deux autres au cou.
     Modeste Alexiéïtch approcha deux doigts de ses lèvres afin d’éviter prudemment de rire trop fort, et répondit :
     — Il n’y a plus à présent qu’à espérer la venue au monde d’un petit Vladimir7. J’espère que votre Grâce acceptera d’en être le parrain.
     Il faisait ainsi allusion à l’ordre de Saint Vladimir de quatrième classe et se voyait déjà répandre à la ronde le calembour témoignant de sa présence d’esprit et de sa hardiesse, mais sa Grâce s’était replongé dans son journal, acquiesçant de la tête…
     Et Ania avait désormais sa troïka8, elle allait à la chasse avec Artynov, jouait dans de petites pièces et participait à des soupers, négligeant de plus en plus les siens. Ils avaient pris l’habitude de déjeuner sans elle. Piotr Léontitch buvait encore plus que par le passé, ils manquaient d’argent et l’harmonium avait depuis longtemps été vendu pour payer des dettes. Les garçons ne le laissaient plus sortir seul, à présent, et le surveillaient, s’attendant à le voir tomber ; lors d’une promenade rue du Vieux-Kiev, lorsqu’ils rencontrèrent Ania montant le bricolier tandis qu’Artynov jouait les cochers pour la paire de chevaux restante, Piotr Léontitch ôta son haut-de-forme et s’apprêtait à crier quelque chose, mais Piétia et Andrioucha le prirent chacun par un bras en l’implorant :
     — Non, papa, il ne faut pas…Ça suffit, papa…


(1) Où se réunit la noblesse, en particulier pour élire le bureau du zemstvo, depuis la réforme de  
     1860
(2) Le mot est en français dans le texte.
(3) Ce bal qui va tout changer peut -être rapproché de celui au cours duquel Anna 
     Karénine souffle Vronski à Kitty.
(4) Rappelons au passage que le samovar est une sorte de fontaine à thé, que l’on met à 
     chauffer, et qui est pourvue d’un robinet.
(5) En français dans le texte.
(6) En chiffres dans le texte.
(7) Un fils, ou…
(8) Équipage de trois chevaux.