lundi 1 août 2016

Kachtanka (Anton Tchékhov)

Kachtanka



(Récit)




Ce récit de 1887 fait partie des textes un peu gais de Tchékhov. C’est une sorte de conte pour enfants, dont on a tiré des spectacles de marionnettes et des dessins animés*. Gaieté mêlée de tristesse, l’auteur restant lui-même…






Chapitre 1

MAUVAISE CONDUITE


     La jeune chienne au pelage roux – un mélange de teckel et de vulgaire cabot, à la gueule rappelant beaucoup celle d’un renard – courait en tous sens sur le trottoir, en jetant des coups d’œil inquiets. Elle s’arrêtait de courts instants et, pleurnichant et levant tantôt l’une de ses pattes gelées tantôt une autre, essayait de se rendre compte : comment avait-elle pu se perdre ?
     Elle se souvenait parfaitement de la journée écoulée et de la façon dont elle s’était, en fin de compte, retrouvée sur ce trottoir inconnu.
     Cette journée avait commencé avec l’appel de son maître, le menuisier Louka Alexandrytch, qui venait de mettre son chapeau et de prendre sous son bras un objet en bois enveloppé d’un bout de tissu rouge :
— Allons-y, Kachtanka1 !
     En entendant son nom, la chienne mi-teckel mi-rien du tout sortit de dessous l’établi où elle dormait sur des copeaux, s’étira voluptueusement et courut rejoindre son maître. Les clients de Louka Alexandrytch habitaient affreusement loin, de sorte que le menuisier, avant que de parvenir à destination, se voyait obligé d’entrer dans plusieurs estaminets pour reprendre des forces. Kachtanka se souvenait de s’être fort mal comportée en chemin.  Ravie de se balader, elle bondissait, se jetait en aboyant contre des wagons d’omnibus2, entrait dans les cours pourchasser d’autres chiens. Le menuisier la perdait de vue à chaque instant, s’arrêtait et, en colère, la rappelait. Une fois, même, il attrapa l’une de ses oreilles de renard, la tapota et déclara posément, avec conviction :
— Crè…ve…donc, choléra !
     En ayant terminé avec ses clients, Louka Alexandrytch alla dire bonjour à sa sœur, chez qui il but un coup et mangea un morceau ; de là, il se rendit chez un relieur de sa connaissance, puis fit une halte au cabaret, alla voir un copain, etc. Bref, lorsque Kachtanka échoua sur ce trottoir inconnu, le soir tombait  et le menuisier était soul comme un cordonnier3. Il gesticulait, poussait de profonds soupirs et bredouillait :
— Je fus conçu dans le péché, ma mère m’a porté dans ses encrailles4 ! Oh, que de péchés ! Voici la rue et ses réverbères, mais après notre mort, hop ! on ira brûler en enfer…
     Ou encore, d’un ton bonhomme, il rappelait à lui Kachtanka et lui disait :
— Toi, Kachtanka, tu n’es rien d’autre qu’un insecte. Toi à côté d’un homme, c’est comme un charpentier en face d’un menuisier…
     Tandis qu’il discutait ainsi avec la chienne, une musique retentit soudain. Tournant la tête, Kachtanka vit un régiment de soldats marcher sur elle. Ne supportant pas la musique qui lui portait sur les nerfs, elle s’agita et se mit à hurler. À son grand étonnement, le menuisier, au lieu de prendre peur, de pousser les hauts cris et de se mettre à aboyer, eut un large sourire et se mit au garde-à-vous, portant sa main à la visière de sa casquette. Voyant que son maître ne protestait pas, Kachtanka hurla encore plus fort et, perdant la boule, se rua de l’autre côté de la rue, sur le trottoir opposé. 
     Lorsque elle reprit ses esprits, on n’entendait plus de musique et le régiment avait disparu. Elle retraversa la rue pour regagner l’endroit où elle avait abandonné son maître mais, hélas ! plus trace du menuisier. Elle partit en avant, revint en arrière, traversa la rue une nouvelle fois, le menuisier semblait s’être enfoncé dans le sol comme un clou… Kachtanka se mit à renifler le trottoir, espérant repérer le menuisier à la trace laissée par son odeur, mais un gredin venait de passer en caoutchoucs neufs, la puanteur de ces derniers recouvrait toutes les odeurs légères, plus moyen de s’y retrouver.
     Kachtanka continuait ses allers-retours et il commençait à faire sombre. Des deux côtés de la rue, les réverbères étaient maintenant allumés et l’on voyait de la lumière à travers les fenêtres. Il tombait une neige abondante et duveteuse qui blanchissait la chaussée, le dos des chevaux  et la chapka des cochers, et toute cette blancheur ressortait toujours plus nettement dans l’obscurité se renforçant. Des clients inconnus passaient continuellement dans les deux sens devant Kachtanka, lui bouchant la vue et la repoussant de leurs jambes – pour Kachtanka, l’humanité se divisait en deux parties très inégales, les maîtres et les clients, avec une différence substantielle : les premiers avaient le droit de la battre, alors qu’au contraire elle avait le droit d’attraper les mollets des seconds. Les clients semblaient pressés et ne lui accordaient aucune attention.
     Lorsqu’il fit tout à fait nuit, le désespoir et l’effroi s’emparèrent de Kachtanka. Elle se serra contre une porte et se mit à pleurer amèrement. La trotte de la journée avec Louka Alexandrytch l’avait épuisée, elle avait les oreilles et les pattes gelées, de plus elle avait affreusement faim. De toute la journée, elle avait pu avaler quelque chose seulement à deux reprises : un peu de colle d’amidon chez le relieur et une peau de saucisson qui traînait au pied du comptoir, dans un cabaret, et voilà tout. À sa place, un humain aurait pensé :
  « Impossible de vivre ainsi ! Mieux vaut se brûler la cervelle ! »
     




  1. Каштан, kachtann, c‘est le marron, la châtaigne. Le « ka » final indique qu’il s’agit d’une petite chienne. Pour la suite : les prénoms et patronymes montrent que le chat et l’oie sont des mâles, tandis que le cochon est une truie.
  2. Tiré par des chevaux.
  3. Les cordonniers russes, si l’on en croit les expressions consacrées, boivent comme des trous et fument comme des pompiers.
  4. Fragment de psaume déformé par le pochard. 





Chapitre 2

LE MYSTÉRIEUX INCONNU


          Mais Kachtanka ne pensait rien du tout, elle ne faisait que pleurer. Lorsque la neige molle et laineuse lui recouvrit le dos et le cou et que la chienne épuisée s’assoupit lourdement, la porte eut un hoquet subit, piailla et lui cogna le flanc.. Elle bondit. Un individu appartenant à la catégorie des clients sortit au dehors. Kachtanka poussa un glapissement et se retrouva sous ses pieds, de sorte qu’il ne put ignorer sa présence. Il se pencha sur elle et lui demanda.
— D’où sors-tu, chien mouillé ? Je t’ai fait mal ? Oh, mon pauvre… Pardonne-moi, ne te fâche pas…
     Kachtanka regarda l’inconnu à travers la neige collée à ses cils et vit un homme corpulent et de petite taille au visage glabre et potelé, en haut-de-forme et pelisse déboutonnée.
— Qu’as-tu à geindre ? poursuivit-il, faisant tomber d’un doigt la neige du dos de Kachtanka.  Où est ton maître ? Tu t’es perdu ? Ah, pauvre petit chien ! Que faire, à présent ?
     Percevant dans la voix de l’inconnu une note cordiale et même affectueuse, Kachtanka lui lécha la main et son gémissement se fit plus plaintif encore.
— Ah, tu es trop drôle ! fit l’inconnu. Un vrai renard ! Bon, il n’y a rien d’autre à faire, je te prends avec moi, tu tombes peut-être à pic… Allez, Fwuuuiiitttt ! 
     Il clappa des lèvres et fit à Kachtanka un signe de la main signifiant sans équivoque : viens ! Kachtanka le suivit.
     À peine une demi-heure plus tard, elle était allongée sur le sol d’une grande pièce bien éclairée et, la tête inclinée de côté, observait avec attendrissement et curiosité l’inconnu qui, assis à une table, était en train de dîner. Il lui lançait de petits morceaux de nourriture… Tout d’abord du pain et une croûte de fromage verdâtre, puis un petit bout de viande, la moitié d’un petit pâté et des os de poulet, ce que, mourant de faim, elle engloutit si vite qu’elle n’en sentit même pas le goût. Plus elle mangeait, plus elle avait faim.
— Tout de même, tes maîtres te nourrissent mal ! remarqua l’inconnu en l’observant avaler avec une féroce avidité des morceaux à peine mâchés. Qu’est-ce que tu es maigre ! Tu n’as que la peau sur les os…
     Kachtanka mangea beaucoup, dans une ivresse de nourriture, sans arriver à être rassasiée. Puis elle s’étendit au milieu de la pièce, étira les pattes et, se sentant une heureuse langueur dans le corps, remua la queue. Pendant que son nouveau maître, avachi dans un fauteuil, fumait un cigare, elle continua à remuer la queue en réfléchissant à la question suivante : quel était la meilleure place : chez l’inconnu, ou chez le menuisier ? L’inconnu a un mobilier pauvre et moche : des fauteuils et un divan, une lampe et des tapis, voilà tout, la pièce semble bien vide ; chez le menuisier, c’est bourré à craquer d’affaires ; une table et un établi, des tas de copeaux, des rabots, des ciseaux, des scies, un serin dans une cage, un baquet… Ça ne sent rien du tout, chez l’inconnu, tandis que chez le menuisier flotte un perpétuel brouillard d’odeurs magnifiques, cela sent la colle, le vernis et les copeaux. Néanmoins, l’inconnu présente un avantage considérable : il donne beaucoup à manger et il faut lui rendre cette justice que, lorsque Kachtanka, assise au pied de la table, le regardait l’oeil humide, il ne l’a pas frappée une seule fois, il n’a pas tapé du pied et n’a nullement crié : « Fi-iche-moi le camp, malédiction ! »
     Ayant fini son cigare, le nouveau maître sortit et revint peu après, tenant un petit matelas.
— Ici, le chien ! fit-il, posant le petit matelas dans un coin, non loin du divan. Couche-toi ici. Dors !
     Puis il éteignit la lampe et s’en alla. Kachtanka s’étendit sur le petit matelas et ferma les yeux ; un aboiement se fit entendre au dehors, elle eut envie d’y répondre mais le chagrin l’envahit sans crier gare. Elle se rappela Louka Alexandrytch, son fils Fédiouchka, le petit coin douillet sous l’établi… Elle se souvint des longues soirées d’hiver au cours desquelles le menuisier rabotait ou lisait à haute voix le journal et Fédiouchka jouait avec elle… Il la tirait de dessous l’établi par les pattes arrière et lui faisait faire de tels tours qu’elle en voyait trente-six chandelles et en avait mal partout. Il la faisait marcher sur les pattes arrière, la transformait en cloche en la tenant par la queue, ce qui la faisait glapir et aboyer, lui faisait renifler du tabac… Le plus grand tourment était le tour suivant : Fédiouchka attachait un petit bout de viande à un fil et lui donnait le bout de viande, après quoi, quand elle l’avait avalé, il partait d’un grand rire et tirait sur le fil, sortant le morceau de viande de son estomac. Plus les souvenirs se faisaient nets, plus fort et plus tristement geignait Kachtanka.
     Mais la fatigue et la tiédeur de la pièce eurent tôt fait de l’emporter sur le chagrin… Elle s’endormit. Elle rêva de chiens en train de courir ; notamment d’un vieux caniche aux longs poils qu’elle avait aperçue dans la rue le jour même, ayant une taie sur l’œil et des touffes de poils autour de la truffe. Fédiouchka, un ciseau à la main, pourchassait le caniche avant de se couvrir soudain lui-même d’une fourrure pelucheuse, de se mettre à aboyer joyeusement et de se retrouver à côté de Kachtanka. Tous les deux se flairèrent le museau amicalement et s’élancèrent dans la rue…





Chapitre 3

UNE NOUVELLE RENCONTRE ÉPATANTE


     Lorsque Kachtanka se réveilla, il y avait déjà de la lumière et de la rue montait le boucan qu’on entend seulement le jour. La pièce était vide. Kachtanka s’étira, bailla et, triste et fâchée, erra dans la pièce. Elle alla renifler dans les coins, flaira le mobilier et jeta un coup d’œil dans l’entrée sans rien dénicher d’intéressant. Outre la porte menant à l’entrée, il y avait une autre porte. Après un instant de réflexion, Kachtanka y appuya ses deux pattes avant, l’égratignant au passage, l’ouvrit et pénétra dans la pièce suivante. Là, sur un lit, elle trouva en train de dormir sous une couverture de bayette un client en qui elle reconnut l’inconnu rencontré la nuit précédente.
— Rrrr… grogna-t-elle, mais, se souvenant du repas de la veille, elle se mit à remuer la queue et à renifler.
     En sentant les habits et les bottes de l’inconnu, elle remarqua une forte odeur de cheval. Une autre porte, dans la chambre à coucher, menait quelque part. S’y appuyant encore des deux pattes, puis de la poitrine, elle réussit à l’ouvrir et distingua immédiatement une odeur étrange et fort suspecte. Redoutant quelque mauvaise rencontre, grondant et jetant des regards en tous sens, Kachtanka entra dans une petite pièce aux papiers peints sales et, apeurée, recula. Elle avait aperçu quelque chose d’inattendu et d’effrayant. La tête et le cou penchés vers le sol, les ailes écartées, une oie grise marchait sur elle en cacardant. Un peu à l’écart, un chat blanc s’étalait sur un petit matelas ; apercevant Kachtanka, il bondit, arquant le dos et retroussant la queue, le poil tout hérissé, grognant lui aussi. La chienne fut prise de peur pour de bon mais, pour cacher cet effroi, elle poussa un jappement sonore et se jeta sur le chat… Celui-ci fit encore davantage le gros dos, cracha un nouveau grognement et donna un coup de patte sur la tête de Kachtanka. Qui se détourna d’un bond, retomba sur ses quatre pattes et, la gueule tendue vers le chat, poussa un aboiement perçant, tandis que l’oie, qui s’était approchée par derrière, lui pinçait le dos d’un coup de bec rapide. Kachtanka fit un nouveau bond et s’élança sur l’oie…
— C’est quoi ce bazar ? vociféra une voix courroucée, l’inconnu faisant son apparition dans la chambre, en robe de chambre et le cigare au bec. Qu’est-ce que ça signifie ? À vos places ! 
     S’approchant du chat, il donna une pichenette sur le dos toujours arqué du matou et lui dit :
— Fiodor Timofiéïtch, qu’est-ce que ça signifie ? On se bagarre ? Vieille canaille, va ! Couché !
     Puis il cria à l’adresse de l’oie :
— Ivan Ivanytch, à ta place !
     Soumis, le chat s’étendit sur son petit matelas et ferma les yeux. Jusqu’à ses moustaches, toute son expression indiquait qu’il regrettait de s’être emporté et lancé dans la bataille. Kachtanka émit un geignement de protestation tandis que l’oie, le cou tendu, articulait nettement et rapidement un discours enflammé mais très obscur.
— Allez, ça va ! dit le maître en bâillant. Il faut vivre dans la paix et la bonne entente. Il donna une caresse à Kachtanka et poursuivit : et toi, le rouquin, n’aie pas peur… Ce sont des gens bien, tu t’entendras avec eux. Bon, comment allons-nous t’appeler ? Il te faut bien un nom, mon ami.
     L’inconnu réfléchit un peu et dit :
— Allez, tu vas t’appeler Tiotka1… Tu as compris ? Tiotka !
     Il répéta encore deux ou trois fois le mot « Tiotka » , puis s’en alla. Kachtanka s’assit et observa les deux autres. Sur son petit matelas, le chat faisait mine de dormir. L’oie, tendant toujours le cou et se dandinant sur place, continuait à débiter rapidement son discours enflammé. À l’évidence, il s’agissait d’une oie très intelligente ; elle reculait un peu après chaque tirade, semblant enchantée de son propre discours… Après l’avoir écouté et y avoir répondu par un grognement, Kachtanka se mit à renifler dans les coins. Dans l’un d’eux, elle trouva une petite auge contenant des pois marinés et des croûtons de pains de seigle détrempés. Elle essaya les pois, qui n’avaient pas bon goût, puis les croûtons, qu’elle se mit à avaler. Sans s’offusquer de ce qu’un chien étranger dévore sa pitance, l’oie se mit à dégoiser avec plus de chaleur encore et, pour montrer sa bonne foi, s’approcha de l’auge et croqua quelques pois.


1. La tante.





Chapitre 4

ÉPOUSTOUFLANT


     L’inconnu revint peu après, amenant quelque chose qui évoquait une porte ou la lettre « P1 » . En travers de ce « P » de bois grossièrement assemblé pendait une cloche  et y était attaché un pistolet ; des ficelles étaient attachées au battant de la cloche et au chien du pistolet. L’inconnu posa le « P » au milieu de la pièce, se débattit longtemps avec des noeuds puis déclara en s’adressant à l’oie :
— Ivan Ivanytch2, daignez approcher !
     L’oie s’exécuta et attendit la suite.
— Très bien, fit l’inconnu, commençons par le commencement. Déjà, incline-toi et fais la révérence ! Allons !
     Ivan Ivanytch allongea le cou, fit un salut dans toutes les directions et traîna brièvement la patte sur le sol.
— Excellent... À présent, meurs !
L’oie se coucha par terre, les pattes en l’air.  Lui ayant fait accomplir encore quelques tours assez simples, l’inconnu porta soudain les mains à sa tête, simula l’épouvante et s’écria :
— Au secours ! Au feu ! Au feu !
     Ivan Ivanytch courut vers le « P » , attrapa l’une des ficelles avec son bec et fit sonner la cloche.
     Très satisfait, l’inconnu caressa le cou de l’oie et dit :
— Bravo, Ivan Ivanytch ! À présent, dis-toi que tu es bijoutier et que tu fais commerce d’or et de diamants. Arrivé à ton magasin, tu y surprends des voleurs. Que vas-tu faire ?
     L’oie prit dans son bec l’autre ficelle et la tira, produisant une détonation assourdissante. Le bruit de la cloche avait beaucoup plu à Kachtanka et le coup de feu l’enthousiasma au point qu’elle se mit à courir autour du « P » en jappant.
— À ta place, Tiotka ! lui cria l’inconnu. Silence !
     La tâche d’ Ivan Ivanytch n’était pas finie. L’inconnu fit encore tourner l’oie une heure entière autour de lui en la tenant au bout d’une corde et en faisant claquer un fouet, elle dut sauter une barrière et bondir à travers un cerceau, enfin se cabrer, en appui sur sa queue et agitant les pattes. Kachtanka ne la quittait pas des yeux, extasiée, poussant des hurlements et se mettant plus d’une fois à courir derrière elle en aboyant. Fatigué, ayant épuisé l’oie, l’inconnu essuya la sueur sur son front et cria :
— Maria, fais venir ici Khavronia3 Ivanovna !
     Un grognement se fit entendre quelques instants plus tard… Kachtanka gronda, prit un air intrépide et, à tout hasard, se rapprocha de l’inconnu. La porte s’ouvrit, une petite vieille apparut qui dit quelque chose et fit entrer une truie noire et fort laide. Sans accorder la moindre attention au grondement de Kachtanka, la truie leva en l’air son groin et poussa un grognement joyeux. Elle semblait toute réjouie de retrouver son maître, le chat et Ivan Ivanytch. Lorsqu’elle s’approcha du chat pour  lui donner sous le ventre un léger coup de groin, pour ensuite aller tailler une bavette avec l’oie, ses mouvements, sa voix et le frémissement de sa petite queue étaient parfaitement débonnaires. Kachtanka comprit qu’il était vain de gronder ou d’aboyer devant des types comme ça.
     Le maître rangea le « P » et s’écria :
— Fiodor Timofiéïtch, à nous !
     Le chat se releva, s’étira paresseusement et, avec une certaine mauvaise grâce, comme s’il rendait service à quelqu'un, s’approcha de la truie.
— Bien, commençons par la pyramide d’Égypte, déclara le maître.
     Il se lança dans de longues explications puis dit d’un ton de commandement : « Un… deux… trois ! » À « trois » , Ivan Ivanytch battit des ailes et atterrit sur le dos de la truie… Ses ailes et son cou oscillant, il assura son équilibre sur le dos recouvert de soies raides et c’est alors que Fiodor Timofiéïtch, avec une indolence paresseuse, faisant mine de mépriser son art et de n’en faire nul cas, sauta sur le dos de la truie, de là il s’élança sur l’oie et se dressa sur ses pattes de derrière. L’inconnu appelait « pyramide égyptienne » la figure obtenue. Kachtanka glapit d’enthousiasme mais à ce moment précis, le vieux chat poussa un bâillement qui lui fit perdre l’équilibre et dégringoler de l’oie où il était perché. Ivan Ivanytch chancela et s’écroula à son tour. Le maître se fâcha, agita les mains et cria, puis se mit de nouveau à expliquer quelque chose. Ayant consacré une heure entière à la pyramide, l’infatigable maître montra à Ivan Ivanytch comment chevaucher le chat, puis apprit à fumer au chat, etc.
     Pour finir, l’inconnu s’essuya le front et sortit. Fiodor Timofiéïtch renifla d’un air dégoûté, se coucha sur son petit matelas et ferma les yeux. Ivan Ivanytch s’approcha de son auge et la vieille vint chercher la truie. Toute à ses nouvelles impressions, Kachtanka n’avait pas vu passer la journée et, le soir même, on l’installa avec son matelas dans la pièce aux tapisseries sales et elle passa la nuit en compagnie de Fiodor Timofiéïtch et de l’oie.


  1. Le P russe s’écrit ainsi : П
  2. Rappel : Ivanytch = Ivanovitch, fils d’Ivan
  3. Nom plaisant de la truie dans le folklore russe.





Chapitre 5

QUEL TALENT !


     Un mois s’écoula.
     Kachtanka s’était déjà habituée à recevoir un bon repas chaque soir et à se faire appeler Tiotka. Elle s’était aussi faite à l’inconnu et à ses colocataires. Tout allait pour le mieux. 
     Chaque journée commençait de la même façon. Le premier à se réveiller était toujours Ivan Ivanytch, qui s’approchait alors de Tiotka ou du chat, ployait le cou et se lançait dans un discours persuasif et véhément, mais toujours aussi incompréhensible. Il lui arrivait aussi de lever bien haut la tête et de débiter un long monologue. Au début, Kachtanka attribuait son éloquence à une vaste intelligence mais elle cessa en peu de temps d’éprouver du respect pour l’oie ; lorsque celle-ci s’approchait avec ses grands discours, Kachtanka ne remuait plus la queue et ne la regardait plus que comme un raseur, un bavard empêchant les autres de dormir, et lui répondait juste par un grognement dépourvu d’urbanité.
     Le Fiodor Timofiéïtch était un autre genre de citoyen. Celui-là, en se réveillant, ne faisait pas le moindre bruit et ne remuait pas un cil. Il aurait même voulu ne pas se réveiller du tout, car il avait visiblement une dent contre la vie. Il ne s’intéressait à rien, n’était qu’indolence et nonchalance, affichait un mépris universel, accompagnant même le savoureux repas du soir de reniflements dégoûtés. 
     Une fois réveillée, Kachtanka parcourait la pièce en reniflant dans les coins. Il était permis seulement au chat et à elle de se promener dans tout l’appartement ; l’oie n’avait en effet pas le droit de franchir le seuil de la pièce aux papiers peints sales, quant à Khavronia Ivanovna, la truie vivait dans une petite étable au dehors et se montrait seulement pour prendre ses leçons. Le maître se réveillait tard et, à peine son thé bu, se mettait aux tours d’adresse.  Le « P » , le fouet, les cerceaux, c’était tous les jours presque la même chose. L’apprentissage durait trois ou quatre heures de suite, si bien qu'il arrivait à Fiodor Timofiéïtch de chanceler comme un homme ivre ; Ivan Ivanytch ouvrait tout grand le bec et respirait péniblement, tandis que le maître, tout rouge, n’arrivait plus à essuyer la sueur qui lui couvrait le front.
     Cet apprentissage et le repas rendaient les journées intéressantes, alors que les soirées étaient ennuyeuses. Généralement, le soir, le maître partait quelque part, emmenant avec lui le chat et l’oie. Restée seule, Kachtanka s’étendait sur son petit matelas et se languissait… Le cafard survenait à l’improviste et s’emparait d’elle au fur et à mesure que l’obscurité remplissait la pièce. Au début, elle perdait toute envie d’aboyer, de manger quelque chose, de se promener dans l’appartement ou même simplement de regarder quoi que ce soit, ensuite c’étaient des silhouettes imprécises qui se formaient dans son esprit, mi-hommes, mi-chiens, des gens sympathiques, gentils mais énigmatiques ; Tiotka saluait leur apparition en remuant la queue, il lui semblait les connaître vaguement, les avoir déjà aimés… En s’endormant, elle avait à chaque fois l’impression qu’émanait de ces silhouettes une odeur de colle, de copeaux et de vernis.
     Lorsqu’elle se fut complètement habituée à sa nouvelle vie et que le cabot étique et décharné se fut transformé en un chien bien nourri et ayant bonne mine, un jour, en plein apprentissage, le maître lui jeta un coup d’œil et déclara :
— Tiotka, il est temps de nous y mettre. Fini de se tourner les pouces. Je vais faire de toi une actrice… Veux-tu être actrice ?
     Et il se mit à lui apprendre différents tours. D’abord, à se dresser et à marcher sur ses pattes de derrière, ce qu’elle adora. Lors de la deuxième leçon, elle devait, dans cette position, sauter pour attraper un morceau de sucre que le maître lui présentait au-dessus de la tête. Puis elle apprit à danser, à courir au bout de la longe, à aboyer aux sons d’une musique, à faire tinter la cloche et à tirer un coup de feu, un mois plus tard, elle pouvait remplacer Fiodor Timofiéïtch pour la « pyramide d’Égypte ». Elle apprenait de grand cœur, était toute contente d’y arriver ; courir en cercle toute langue dehors, sauter à travers un cerceau et chevaucher ce vieux Fiodor Timofiéïtch la ravissaient au plus haut point. Elle accompagnait chaque tour appris d’un sonore aboiement de triomphe, tandis que le maître, étonné, s’enthousiasmait lui aussi et se frottait les mains.
— Quel talent ! disait-il. Un talent incontestable ! Tu vas avoir un de ces succès !
     Et Tiotka s’habitua tant à ce mot de « talent » qu’elle sursautait et regardait un peu partout à chaque fois que le maître le prononçait, comme si c’était là son deuxième nom.





Chapitre 6

UNE NUIT AGITÉE


     Tiotka fit un rêve de chien, un concierge armé d’un balai lui courait après, la peur la réveilla.
     La pièce était tranquille, sombre et étouffante. Des puces piquaient la chienne. Auparavant, Tiotka n’avait jamais eu peur du noir, mais cette fois-ci, angoissée, elle eut envie d’aboyer. Le maître poussa un gros soupir dans la chambre voisine, la truie grogna dans sa petite étable et ce fut de nouveau le silence. On se sent mieux en pensant à la nourriture et Tiotka se mit à repenser à la patte de poulet qu’elle avait dérobée à Fiodor Timofiéïtch pour la cacher au salon derrière l’armoire, contre le mur, un endroit plein de poussière et de toiles d’araignées. Ce serait pas mal d’aller faire un petit tour pour vérifier qu’elle était encore intacte. Le maître pouvait fort bien l’avoir dénichée et croquée. Seulement, selon une règle établie, il leur était interdit de quitter la pièce avant le matin. Tiotka ferma les yeux pour s’endormir au plus vite car elle savait d’expérience que, plus vite on s’endort, plus vite arrive le matin. Mais un cri étrange retentit soudain à côté d’elle, la faisant sursauter et se relever en vitesse. Le cri avait été poussé par Ivan Ivanytch et tranchait avec son habituel bavardage éloquent et persuasif, c’était un cri sauvage, strident et forcé,comme un grincement de portail. Ne distinguant rien dans les ténèbres et perplexe, Tiotka eut encore plus peur et poussa un grondement :
— Rrrr…
     Un petit moment s’écoula, comme le temps nécessaire pour ronger un bon os ; il n’y eut plus d’autre cri. Tiotka se tranquillisa peu à peu et s’assoupit. Elle rêva de deux grands chiens noirs avec des touffes de poils de l’an passé sur les cuisses et les flancs ; ils lapaient avidement les eaux grasses d’un grand baquet d’où montait une vapeur blanche sentant très bon, de temps en temps ils jetaient un coup d’œil à Tiotka, lui montraient les dents et lui criaient : « Tu n’en auras pas ! » Mais voici qu’un moujik en pelisse sortait de la maison et les chassait à coup de fouet ; Tiotka s’approcha du baquet et se mit à manger mais, à peine le moujik rentré chez lui, les deux chiens noirs se jetaient sur elle en hurlant, et c’est alors que le cri strident retentit de nouveau.
— K-gué ! K-gué-gué ! cria Ivan Ivanytch.
     Tiotka se réveilla, se mit d’un bond sur ses pattes et, sans quitter son matelas, lança un hurlement. En plus, il lui avait semblé que le cri poussé à côté d’elle l’avait été non par Ivan Ivanytch mais par un étranger. Et dans l’étable, pour quelque raison, la truie partit d’un nouveau grognement.
     Se fit alors entendre un pas traînant de pantoufles et le maître entra dans la pièce, en robe de chambre et une bougie à la main. La lumière vacillante bondit au plafond et sur les papiers peints sales, éloignant l’obscurité. Tiotka put voir qu’il n’y avait aucun étranger. Ivan Ivanytch, assis par terre, ne dormait pas. L’oie avait les ailes écartées et le bec ouvert, elle paraissait à bout de forces et assoiffée. Le vieux Fiodor Timofiéïtch ne dormait pas non plus, le cri l’avait sans doute réveillé.
— Que se passe-t-il, Ivan Ivanytch ? demanda le maître à l’oie. Pourquoi ces cris ? Tu es malade ?
     L’oie se taisait. Le maître lui caressa le cou, puis le dos et déclara :
— En voilà un sot. Tu ne dors pas et tu empêches les autres de dormir.
     Le maître s’en alla en emportant sa bougie, et les ténèbres revinrent. Tiotka avait peur. L’oie ne criait pas, mais la chienne sentait encore la présence d’un étranger. Le plus effrayant était qu’il n’y avait pas moyen de mordre cet étranger invisible et informe. Tiotka avait l’impression qu’il allait se produire cette nuit même quelque chose de très fâcheux. Fiodor Timofiéïtch était lui aussi inquiet. Tiotka l’entendait s’agiter sur son petit matelas, bâiller et secouer la tête.
     Au dehors, retentit un coup au portail et la truie grogna dans l’étable. Tiotka gémit, allongea ses pattes de devant et y posa la tête. Elle sentait dans le coup donné au portail, le grognement de la truie ne dormant pas, dans la noirceur tranquille, quelque chose d’aussi angoissant que le cri poussé par Ivan Ivanytch. L’alarme et l’inquiétude régnaient, mais quelle en était la cause ? Qui était cet étranger qu’on ne pouvait apercevoir ? Voici que deux petites lueurs sourdes et verdâtres venaient de se montrer un bref instant à côté de Tiotka. C’était Fiodor Timofiéïtch qui, pour la première fois depuis que la chienne avait fait son apparition, s’approchait d’elle. Que voulait-il ? Elle lui lécha la patte et, sans lui poser de questions, jappa doucement dans des timbres différents.
— K-gué ! cria Ivan Ivanytch. K-gué-gué !
     La porte s’ouvrit de nouveau, le maître et sa bougie revinrent. L’oie reprit la même pose, le bec ouvert et les ailes déployées. Ses yeux étaient fermés.
— Ivan Ivanytch ! appela le maître.
     L’oie ne bougea pas. Le maître s’assit par terre à côté d’elle, l’observa quelques instants en silence et fit :
— Ivan Ivanytch, que se passe-t-il ? Tu meurs, ou quoi ? Ah, maintenant, je me souviens ! s’écria-t-il en se prenant la tête à deux mains. Je comprends ! C’est à cause de ce cheval qui t’a marché dessus aujourd’hui ! Mon Dieu, mon Dieu !
     Tiotka ne comprenait pas de quoi parlait le maître, mais le visage de celui-ci exprimait une grande inquiétude. Elle allongea le museau en direction de la fenêtre sombre au travers de laquelle, elle le sentait, un étranger observait la scène, et se mit à hurler.
     Il est en train de mourir, Tiotka ! dit le maître en levant les bras au ciel. Eh oui, il est en train de mourir ! C’est la mort qui est rentrée chez vous. Que faire ?
     Pâle et troublé, soupirant et hochant la tête, le maître retourna dans sa chambre. Ne pouvant supporter de rester dans le noir, Tiotka le suivit. Il s’assit sur son lit et répéta à plusieurs reprises :
— Mon Dieu, que faire ?
     Fourrée dans ses jambes, ne saisissant pas la cause de sa grosse tristesse à elle et de la grande inquiétude générale, Tiotka épiait tous les mouvements du maître, tâchant de comprendre. Fiodor Timofiéïtch, qui n’avait pas l’habitude de quitter sa paillasse, entra lui aussi dans la chambre et vint aussi se frotter contre les jambes du maître. Il secouait la tête comme pour en faire tomber de lourdes pensées, et regardait avec méfiance sous le matelas.
     Le maître prit une soucoupe, alla au lavabo faire couler un peu d’eau et revint auprès de l’oie.
 Tiens, bois, Ivan Ivanytch ! dit-il en déposant la soucoupe devant l’oie. Bois, mon chou.  
     Mais Ivan Ivanytch, les yeux clos, ne remua pas. Le maître lui courba la tête et lui plongea le bec dans l’eau, mais l’oie ne but rien, ses ailes s’étaient écartées encore un peu plus et sa tête gisait dans la soucoupe.
— Il n’y a plus rien à faire ! fit le maître avec un soupir. C’est fini. Ivan Ivanytch est mort !
     Et des gouttes brillantes ruisselèrent sur ses joues, comme celles qu’on voit sur les vitres, les jours de pluie. Ne comprenant toujours pas, Tiotka et Fiodor Timofiéïtch se serraient contre lui et regardaient l’oie avec effroi.
— Pauvre Ivan Ivanytch ! disait le maître en soupirant tristement. Moi qui songeais à t’emmener au printemps à la datcha, nous nous serions promenés dans l’herbe verte.  Gentille bête, mon compagnon, tu n’es plus ! À présent, comment vais-je faire sans toi ?
     Tiotka avait l’impression qu’elle allait connaître le même sort : elle aussi, pour une raison inconnue, allait fermer les yeux et allonger les pattes, sa bouche se figerait dans un rictus et tout le monde la regarderait d’un air épouvanté. Fiodor Timofiéïtch ressentait visiblement la même chose.. Le vieux chat n’avait jamais semblé aussi sombre, aussi triste.
     C’était déjà l’aube, il n’y avait plus trace, dans la pièce, de l’invisible étranger qui avait tant effrayé Tiotka. Lorsqu’il fit pleinement jour, le concierge fit son apparition. Attrapant l’oie par les pattes, il l’emporta on ne savait où. Un peu plus tard, la vieille fit disparaître l’auge.
     Tiotka alla au salon regarder derrière l’armoire : le maître n’avait pas touché à la patte de poulet, celle-ci était toujours en place, dans la poussière et les toiles d’araignée. Mais Tiotka était triste, elle avait le cœur gros et envie de pleurer. Sans même renifler la patte de poulet, elle se glissa sous le divan, s’assit et se mit à gémir d’une petite voix :
— Skou-skou-skou…





Chapitre 7

PEU DE SUCCÈS POUR UN DÉBUT


     Un beau soir, le maître entra dans la petite pièce aux tapisseries sales et dit en se frottant les mains :
— Eh bien…
     Il voulait ajouter quelque chose, mais se tut et sortit. Tiotka, qui avait parfaitement appris à connaître ses expressions et ses intonations au cours de son apprentissage, le sentit ému, soucieux et même fâché. Un peu plus tard, il revint déclarer :
— Aujourd’hui, j’emmènerai Tiotka et Fiodor Timofiéïtch. Pour la pyramide d’Égypte, c’est toi, Tiotka, qui remplacera aujourd’hui notre défunt Ivan Ivanytch. Fichtre ! Rien n’est prêt, nous n’avons pas suffisamment répété ! Ce sera un désastre, nous allons nous couvrir de honte !
     Il sortit une fois de plus et revint, en pelisse et haut-de-forme. S’approchant du chat, il l’attrapa par les pattes de devant et le cacha à l’intérieur de sa pelisse, opération à laquelle Fiodor Timofiéïtch, n’ouvrant pas même un oeil, resta parfaitement indifférent. Tout lui était était égal, une bonne fois pour toutes, semblait-il : rester allongé ou être soulevé par les pattes, se vautrer sur sa paillasse ou reposer sur la poitrine du maître, sous sa pelisse, peu importait…
— Allons-y, Tiotka, fit le maître. 
     Sans rien comprendre mais la queue frétillante, Tiotka le suivit. Quelques instants plus tard elle se trouvait dans un traîneau contre les jambes du maître et l’entendait qui, recroquevillé de froid et tout ému, marmonnait :
— Ce sera un désastre ! La honte !
     Le traîneau s’arrêta devant une grande bâtisse étrange, comme une soupière renversée.  Le grand perron du bâtiment aux trois portes vitrées s’illuminait d’une douzaine de brillants  lampadaires. Les trois bouches des portes s’ouvrirent bruyamment et avalèrent le public qui se pressait sur le perron. Il y avait plein de monde et des équipages arrivaient souvent, mais on ne voyait pas de chiens.
     Le maître prit Tiotka dans ses bras et la fourra contre lui sous sa pelisse, où se trouvait déjà Fiodor Timofiéïtch. Il y faisait sombre et ça manquait d’air, mais on y était au chaud. Deux lueurs sourdes et verdâtres s’allumèrent un instant : c’était le chat, dérangé par les pattes rêches et froides de son voisin, qui venait d’ouvrir les yeux. Tiotka lui lécha l’oreille et, cherchant à s’installer plus commodément, se mit à s’agiter, chamboula un peu le chat de ses pattes froides, passa par mégarde la tête hors de la pelisse et la rentra bien vite, avec un grognement de dépit. Il lui avait semblé apercevoir une immense salle mal éclairée, remplie de monstres ; d’effrayants mufles se montraient derrière les cloisons et les grilles, des deux côtés de la salle : des chevaux, des bêtes à cornes et une chose massive, énorme, avec une queue à la place du nez et deux longs os tout rongés qui lui sortaient de la bouche.
     D’une voix enrouée, le chat miaulait de protestation sous les pattes de Tiotka mais, juste à ce moment, la pelisse s’ouvrit, le maître fit « hop ! » et Fiodor Timofiéïtch comme Tiotka sautèrent sur le sol. Ils se trouvaient dans une petite pièce aux murs de planches grisâtres ; en dehors d’une petite table avec un miroir, un tabouret et des hardes répandues par terre, on n’y voyait aucun mobilier et, en guise de lampe ou de bougie, brûlait un petit feu dans une cheminée en demi-cercle au conduit percé dans le mur. Fiodor Timofiéïtch lécha sa fourrure malmenée par Tiotka et se coucha sous le tabouret. Le maître, en proie à une émotion toujours plus vive et se frottant sans cesse les mains, se mit à se déshabiller… Il se déshabilla comme il le faisait chez lui avant de s’allonger sous sa couverture de bayette, c’est-à-dire qu’il ne garda que son linge de corps, puis il s’assit sur le tabouret et, se regardant dans le miroir, se mit à réaliser sur lui-même d’étonnants truquages. Il se mit tout d’abord sur la tête une perruque avec une raie et deux toupets en forme de cornes, puis il s’enduisit le visage d’une épaisse couche de blanc, sur laquelle il se dessina des sourcils, une moustache et des taches rouges. Il poussa plus loin ces fantaisies. S’étant barbouillé le visage et le cou, il revêtit un extraordinaire costume, ne ressemblant à rien de connu, ce que Tiotka ne l'avait jamais vu faire, ni à la maison ni au dehors. Figurez-vous un pantalon immensément vaste d’indienne à grosses fleurs, le genre de tissu dont on fait des rideaux et dont on recouvre les canapés chez les petits-bourgeois, un pantalon qui s’attache sous les bras ; l’une des jambes du pantalon était marron, l’autre jaune clair. Englouti dans son pantalon, le maître passa encore une veste courte au large col dentelé et portant une étoile d’or dans le dos, enfila des chaussettes dépareillées et de gros souliers verts…
     Tiotka se mit à voir trouble, et la confusion régnait dans son esprit. L’odeur du bonhomme à la figure blanche et à la silhouette grotesque restait celle du maître, sa voix ne lui était pas inconnue, mais Tiotka avait de lancinants moments de doute, et elle était alors à deux doigts de s’écarter en aboyant de ce personnage bigarré. La nouveauté des lieux, le petit feu dans la cheminée en demi-cercle, l’odeur, cette métamorphose subie par le maître – tout cela lui inspirait une peur imprécise et le pressentiment de devoir bientôt affronter quelque chose de terrible, dans le genre du monstre avec la queue à la place du nez. On entendait de plus, de l’autre côté du mur, une musique odieuse et, de temps à autre, s’élevaient des clameurs incompréhensibles. Le seul élément rassurant était que Fiodor Timofiéïtch demeurait impassible, bien peinard sous le tabouret, somnolant sans même ouvrir un œil lorsque celui-ci se déplaçait. 
     Un type en frac et gilet blanc passa la tête et dit :
— Miss Arabella fait son entrée à l’instant. Après, ce sera à vous.
     Le maître ne répondit rien. Il tira une petite valise de dessous la table, s’assit dessus et se mit à attendre. Ses lèvres et ses mains témoignaient de son inquiétude et Tiotka entendait sa respiration tremblante.
— Monsieur Georges, je vous prie ! cria une voix derrière la porte.
     Le maître se leva, se signa à trois reprises puis attrapa le chat et le fourra dans la valise.
— Viens, Tiotka ! fit-il à voix basse.
Sans rien comprendre, Tiotka s’approcha de ses mains ; il l’embrassa sur la tête et l’installa à côté de Fiodor Timofiéïtch. Ils se retrouvèrent dans le noir… Tiotka piétinait le chat, griffait les cloisons de la valise et l’effroi l’empêchait d’émettre le moindre son, la valise était secouée, comme ballotée par des vagues…
— Et me voici ! s’écria le maître à pleins poumons. Et me voici !
     Après ce cri, Tiotka sentit la valise heurter quelque chose de dur et arrêter de tanguer. Un mugissement lourd et sonore retentit : on frappait quelqu’un, et ce quelqu’un, à coup sûr le mufle avec la queue à la place du nez, mugissait et riait si fort que la petite serrure de la valise en tremblait. En réponse, le maître partit d’un rire aigu et strident, on ne l’avait jamais entendu produire un tel rire perçant chez lui.
— Ha ! s’écria-t-il en s’efforçant de recouvrir la clameur. Très honoré public ! J’arrive juste de la gare ! La grand-mère vient de crever et de me laisser un héritage ! J’ai quelque chose de lourd dans cette valise – de l’or, pour sûr… Ha-a ! Il y en a bien pour un million ! Voyons voir…
     Un claquement de serrure. La lumière vive aveugla Tiotka ; elle s’élança hors de la valise, assourdie par le boucan, et se mit à courir à toute vitesse autour de son maître en poussant des aboiements sonores.
— Ha ! s’écria le maître. Le petit oncle Fiodor Timofiéïtch ! La chère petite Tiotka1 ! Chers parents, que le diable vous emporte !
     Il tomba le ventre en avant dans le sable, attrapa le chat et Tiotka et se mit à les étreindre. Pendant qu’il la serrait contre lui, Tiotka eut le loisir d’entrevoir le monde dans lequel le destin la faisait entrer ; frappée par son aspect grandiose, elle se figea quelques instants, étonnée et enthousiasmée, puis elle échappa à l’étreinte du maître et l’intensité de ses impressions la fit se mettre à tournoyer sur place comme un jeune loup. Ce nouveau monde était majestueux et lumineux ; de tous les côtés, de bas en haut, on n’apercevait que des visages, que des visages…
— Tiotka, asseyez-vous donc ! cria le maître.
     Se souvenant de ce que cela signifiait, Tiotka sauta sur une chaise et s’assit.  Elle jeta un coup d’œil au maître. Il avait comme d’habitude le regard attentif et caressant mais son visage était déformé par un large sourire qui lui figeait les dents. Il riait, faisait des bonds, haussait les épaules et affectait de trouver très amusante la présence de milliers de gens. Tiotka, lui faisant confiance, sentit brusquement dans tout son corps braqué sur elle le regard de ces milliers de gens, elle leva bien haut son museau de renard et poussa un joyeux cri.
— Asseyez-vous, Tiotka, dit le maître, et nous autres, avec le petit oncle, nous allons danser la Kamarinskaïa2
     Attendant qu’on lui donne l’ordre de faire des idioties, Fiodor Timofiéïtch regardait de côté d’un air indifférent. Il se mit à danser avec indolence et nonchalance, sans entrain, ses gestes, le mouvement de sa queue et de ses moustaches témoignant d’un profond mépris pour la foule, l’éclairage violent, le maître et lui-même en prime… Ayant fait sa part, il bâilla et s’assit.
— Eh bien, Tiotka, fit le maître, nous allons commencer par chanter un peu, nous danserons ensuite. D’accord ?
     Il sortit de sa poche un pipeau et se mit à jouer. Ne supportant pas la musique, Tiotka commença à s’agiter sur la chaise et à hurler. Des clameurs et des applaudissements s’élevèrent de tous côtés. Le maître s’inclina, attendit que le silence revienne et se remit à jouer… Alors qu’il attaquait une note très haute, au sein du public, quelqu’un poussa un grand cri.
—Regarde, papa ! braillait une voix enfantine. C’est Kachtanka !
— C’est bien elle ! confirma une voix chevrotante et avinée de ténor. Kachtanka ! Fédiouchka, je veux bien être damné, si ce n’est pas Kachtanka ! Fwuuuiiitttt !
     Au poulailler, quelqu’un siffla et deux voix – celle d’un enfant et celle d’un homme – appelèrent très fort :
— Kachtanka ! Kachtanka !
     Tiotka tressaillit et regarda dans la direction des cris. Elle aperçut deux visages : un tout poilu, avec un malicieux sourire d’ivrogne, et le deuxième potelé, aux bonnes joues rouges et l’air effrayé. Cela la frappa aussi fort que la violente lumière, un peu plus tôt… Le souvenir jaillit, elle sauta au bas de la chaise, se tapit dans le sable puis bondit et partit en jappant joyeusement en direction des visages qu’elle avait reconnus. Une clameur énorme s’éleva, transpercée de sifflements et de cris aigus d’enfant :
— Kachtanka ! Kachtanka !
Tiotka sauta par-dessus la barrière, escalada une épaule et se retrouva dans une loge ; pour atterrir au balcon suivant, il fallait franchir une haute cloison ; elle rata son saut et se retrouva au pied de la cloison. Elle passa ensuite de mains en mains, léchant des mains et des visages, grimpant ainsi toujours plus haut et parvint enfin au poulailler…
     Une demi-heure plus tard, Kachtanka était dans la rue, suivant des gens sentant la colle et le vernis. Louka Alexandrytch titubait et, avec l’instinct né de l’habitude, s’efforçait de maintenir le fossé à distance.
— Me vautrant dans l’abîme de péché, du sein de ma mère3… bredouillait-il. Et toi, Kachtanka, tu m’embarrasses. Toi par rapport à un homme, c’est comme un charpentier en face d’un menuisier.  
     À côté de lui marchait Fédiouchka, la casquette de son père sur la tête. Kachtanka les voyait de dos, elle avait l’impression de les suivre depuis un bon bout de temps, avec la satisfaction d’une vie coulant sans heurts.
     Elle se souvenait de la petite pièce aux tapisseries sales, de l’oie, de Fiodor Timofiéïtch, des bons repas, de l’apprentissage et du cirque, mais tout cela flottait à présent dans son esprit comme un long et pénible rêve rempli de brouillard…


      


  1. Rappel : Tiotka signifie : tante.
  2. Air de danse populaire, repris par Glinka.
  3. Retour à la liturgie, toujours sauvagement interprétée. Voir la note 4 du chapitre 1.

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