samedi 20 juillet 2019

Tamagne (Mikhaïl Lermontov)






Un héros de notre temps




(Première partie)




Journal de Piétchorine



Préface


     J’ai récemment appris que Piétchorine était mort en rentrant de Perse. Cette nouvelle m’a grandement réjoui : elle m’a donné le droit de faire paraître ces Mémoires, et j’ai profité de l’occasion pour mettre mon nom au-dessus de l’ouvrage d’un autre. Dieu fasse que les lecteurs ne me punissent pas pour cette innocente fraude !

     Il me faut maintenant expliquer un peu les raisons qui m’ont poussé à faire part au public des secrets intimes d’un homme que je n’ai jamais connu. Si encore j’avais été son ami : la perfide indiscrétion d’un véritable ami est une chose que chacun comprend ; mais je l’ai vu une seule fois dans ma vie, sur la grande route, je ne puis donc nourrir à son égard cette haine inexplicable qui, se cachant derrière le masque de l’amitié, n’attend que la mort de l’être aimé, ou son malheur, pour éclater au-dessus de sa tête en une grêle de reproches, de conseils, de railleries et de regrets.

     En relisant ces Mémoires, je me suis convaincu de la sincérité de celui qui exposait en public aussi impitoyablement ses propres faiblesses et ses propres vices. L’histoire d’une âme humaine, même la plus insignifiante, est sans doute plus curieuse et plus profitable que celle de tout un peuple, surtout quand il s’agit d’une suite d’observations d’une âme mûre sur elle-même et quand elle est rédigée sans le vain désir d’éveiller la pitié ou de susciter l’étonnement. Les Confessions de Rousseau présentent déjà ce défaut d’avoir été lues à ses amis.

     Ainsi, le seul désir d’être utile m’a contraint à faire paraître des fragments d’un journal que le hasard a mis en ma possession. Bien  que j’aie modifié tous les noms propres, les gens dont il est ici question se reconnaîtront sans doute et trouveront peut-être des justifications à des actes dont ils accusaient jusqu’à présent un homme qui n’a désormais  plus rien de commun avec ce monde ici-bas : nous excusons presque toujours ce que nous comprenons.

     J’ai seulement mis dans ce livre ce qui se rapporte au séjour de Piétchorine au Caucase ; j’ai encore entre les mains un gros cahier où il raconte toute sa vie. Elle sera un jour présentée elle aussi au jugement du monde ; mais j’ai de nombreuses et importantes raisons de ne pas oser prendre maintenant cette responsabilité. 

     Peut-être certains lecteurs voudront-ils connaître mon opinion sur le caractère de Piétchorine ? Le titre de ce livre est ma réponse. « Mais c’est là de l’ironie méchante ! » diront-ils. Je n’en sais rien.




I

Taman1


     Taman est la plus détestable des petites villes du littoral russe. J’ai bien failli y mourir de faim et, par-dessus le marché, on a voulu m’y noyer. J’y arrivai en voiture de poste, tard dans la nuit. Le postillon arrêta sa troïka2 fourbue à la porte de la seule maison en pierre qui se trouve à l’entrée de la ville. Ayant entendu le son du grelot, la sentinelle, un Cosaque de la mer Noire, cria, à moitié endormi : « Qui va là ? » Un sous-officier et un brigadier sortirent. Je leur expliquai que j’étais officier, que j’étais en détachement pour les besoins du service, et exigeai qu’on m’attribuât un logement. Le brigadier nous conduisit à travers la ville. Pas une izba qui ne fût occupée. Il faisait froid, cela faisait trois nuits que je n’avais pas dormi, j’étais épuisé et commençais à me fâcher. « Amène-moi quelque part, bandit ! Chez le diable si tu veux, mais trouve-moi une place ! » m’écriai-je. « Il y a encore un logis, répondit le brigadier en se grattant la nuque, mais ça ne plaira pas à Votre Noblesse, l’endroit n’est guère propre. » Sans comprendre exactement le sens de ce dernier mot3, je lui ordonnai d’aller de l’avant et, après une longue pérégrination par des ruelles boueuses où je ne vis de tous côtés que des palissades vétustes, nous arrivâmes à proximité d’une petite khata4 située en bord de mer.

     La pleine lune éclairait le toit de roseaux et les murs blancs de ma nouvelle demeure ; dans la cour, dont une enceinte de gros cailloux faisait le tour, se trouvait une autre masure, plus petite, plus vieille et inclinée d’un côté. Un escarpement du rivage descendait à la mer presque sous ses murs, et les vagues bleu foncé clapotaient en contrebas en un murmure sans fin. La lune regardait paisiblement l’élément turbulent mais lui obéissant, et je pus apercevoir à sa lueur, loin du rivage, deux bateaux dont les agrès noirs, pareils aux fils d’une toile d’araignée, se dessinaient sur la ligne pâle de l’horizon. « Il y a des bateaux au mouillage, me dis-je ; je partirai demain pour Guélendjik. »

     J’avais pour ordonnance un Cosaque de la Ligne5. Je lui donnai l’ordre de sortir ma valise et de renvoyer le cocher, j’appelai le maître des lieux – pas de réponse ; je frappai – silence… Alors quoi ? Enfin, de l’entrée, apparut un jeune garçon d’environ quatorze ans. 

     — Où est le patron ?

     — Y en a pas.

     — Comment ça ? Pas du tout ?

     — Pas du tout.

     — Et la patronne ?

     — Elle a filé en ville.

     — Alors, qui va m’ouvrir ? dis-je en donnant un coup de pied dans la porte. 

     La porte s’ouvrit d’elle-même, une odeur d’humidité s’échappa de la khata. Je frottai une allumette soufrée et l’approchai du nez du gamin : elle éclaira deux yeux blancs. Il était aveugle, totalement aveugle de naissance. Il se tenait immobile devant moi, et je commençai à distinguer les traits de son visage.

     J’avoue avoir une grande aversion pour tous les aveugles, borgnes, sourds, muets, culs-de-jatte, manchots, bossus, etc. J’ai remarqué qu’on trouve toujours chez l’homme une étrange relation entre le physique et le moral : comme si la perte d’un membre



  1. Plus exact que « Taman », car la mouillure finale fait prononcer : « Taman ».
  2. Rappel : c’est un attelage de trois chevaux.
  3. Il y a dans le terme russe une ambiguïté : le mot signifie aussi bien sale que diabolique
  4. Habitation paysanne d’Ukraine et du Sud de la Russie, entre autres. Nous sommes ici au bord de la mer Noire…
  5. Voir Bella, page 2, note 3.



s’accompagnait de la perte, pour l’âme, d’un sentiment.

     Je me mis donc à examiner la figure de l’aveugle ; mais que voulez-vous lire sur un visage sans yeux ? Je le contemplai un long moment avec une pitié involontaire, et vis soudain un sourire presque imperceptible courir sur ses lèvres minces, sourire qui, j’ignore pourquoi, me fit la plus désagréable impression. Dans ma tête naquit le soupçon que cet aveugle ne l’était pas autant qu’il en avait l’air ; j’essayai vainement de me convaincre qu’il était impossible de contrefaire les taies sur les yeux, et puis, dans quel but ? Mais qu’y faire ? Je suis souvent enclin aux préjugés…

     — Tu es le fils du patron ? lui demandai-je enfin.

     — Nan.

     — Qui es-tu, alors ?

     — Un orphelin, un malheureux.

     — Et la patronne a des enfants ?

     — Non, ‘avait une fille qu’a fui de l’autre côté de la mer avec un Tatar.

     — Quel Tatar ?

     — Le diable y sait ! un Tatar de Crimée, un batelier de Kertch1.

     J’entrai dans la khata : une table et deux bancs composaient, avec un énorme coffre à côté du poêle, son mobilier. Aux murs, pas une icône – mauvais signe ! Le vent de la mer s’engouffrait à travers un carreau cassé. Je sortis de ma valise un reste de bougie et, l’ayant allumé, me mis à disposer mes affaires : je plaçai dans un coin mon sabre et mon fusil, posai mes pistolets sur la table, étendis ma bourka2 sur un banc et le Cosaque étala la sienne sur l’autre banc ; dix minutes plus tard, il ronflait, mais moi, je n’arrivais pas à m’endormir : devant moi, dans l’obscurité, ne faisait que tournoyer le garçon aux yeux blancs.

     Une heure environ s’écoula ainsi. La lune brillait par la fenêtre, et son rayon jouait sur le sol en terre de la khata. Tout à coup, une ombre passa rapidement sur la bande lumineuse traversant le sol. Je me soulevai et jetai un coup d’œil par la fenêtre : une deuxième fois quelqu’un passa en courant à côté de moi et disparut Dieu sait où. Je ne pouvais envisager l’idée que cette créature se fût enfuie par l’escarpement du rivage, et cependant elle n’avait pas d’autre issue.  Je me levai, mis mon bechmet3, passai mon poignard à ma ceinture et sortis sans le moindre bruit de la khata ; le gamin aveugle venait à ma rencontre. Je me cachai du côté de la palissade et il passa près de moi d’un pas assuré mais prudent. Il portait une sorte de ballot sous le bras et, ayant pris vers le débarcadère, il se mit à descendre par un petit sentier abrupt. « Ce jour-là, les sourds entendront et les aveugles verront4 » pensai-je en le suivant à une distance me permettant de ne pas le perdre de vue.

     Pendant ce temps, la lune avait commencé à se couvrir de nuages, et le brouillard s’était levé sur la mer ; à la poupe du bateau le plus proche brillait un fanal dont la lueur traversait à peine la brume ; près du du rivage scintillait l ‘écume des lames menaçant à tout instant d’engloutir la berge. Je descendis avec difficulté le long de la pente raide et je vis alors l’aveugle s’arrêter brièvement, puis prendre à droite, encore plus bas ; il marchait si près de l’eau qu’on avait l’impression que la vague allait tout de suite s’en saisir et l’emporter, mais ce n’était évidemment pas la première fois qu’il faisait cette promenade, à en juger par l’assurance avec laquelle il allait d’une pierre à l’autre en évitant les trous. Il s’arrêta enfin, semblant prêter l’oreille à quelque chose, et s’assit par



  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kertch 
  2. Cape de feutre au Caucase.
  3. Caftan court. Ce terme et le précédent ont déjà été rencontrés dans la première nouvelle, Bella.
  4. Ésaïe, 29, 18.

terre en posant son ballot à côté de lui. Dissimulé derrière une saillie rocheuse du rivage, j’observais ses mouvements. Quelques minutes plus tard, une silhouette blanche apparut depuis le côté opposé : elle s’approcha de l’aveugle et s’assit auprès de lui. Le vent m’apportait par moments leur conversation.

     — Hé, l’aveugle, dit une voix féminine, la tempête est violente. Ianko ne viendra pas.

     — Ianko ne craint pas la tempête, répondit l’autre. 

     — Le brouillard s’épaissit, répliqua la voix féminine avec un accent de tristesse.

     — Dans le brouillard, on se faufile mieux au milieu des patrouilleurs, telle fut la réponse.

     — Et s’il se noie ?

     — Eh bien quoi ? Tu iras dimanche à l’église sans ruban neuf.

     Un silence s’ensuivit ; mais une chose m’avait frappé : l’aveugle m’avait parlé en dialecte ukrainien, alors qu’à présent il s’exprimait dans un russe très pur.

     — Regarde, j’avais raison, reprit l’aveugle en battant des mains : Ianko ne craint ni la mer, ni les vents, ni la mer, ni les gardes-côtes. Écoute un peu : ce n’est pas l’eau qui clapote, on ne peut pas me tromper, ce sont ses longues rames.

     La femme se leva d’un bond et se mit à scruter l’horizon, visiblement inquiète.

     — Tu délires, l’aveugle, dit-elle : je ne vois rien.

     Je l’avoue, j’avais beau m’efforcer de distinguer dans le lointain quelque chose comme une barque, je n’y arrivais pas. Ainsi passèrent une dizaine de minutes, et voici qu’apparut un point noir entre les montagnes formées par les vagues : point qui tantôt grossissait, tantôt diminuait. Escaladant lentement la crête des vagues, en redescendant rapidement, une embarcation se rapprochait du rivage. Bien hardi était le navigateur qui s’était lancé par une pareille nuit pour faire une vingtaine de verstes à travers le détroit, et bien sérieuse devait être la raison qui l’y avait poussé ! En me disant cela, je suivais des yeux, le cœur battant malgré moi, le malheureux esquif ; mais, tel un canard, il plongeait pour émerger ensuite vivement du gouffre dans une gerbe d’écume, battant des rames comme s’il se fût agi d’ailes ; ça y est, pensai-je, il va, dans son élan, heurter le rivage  et se briser en mille morceaux, mais la barque se mit adroitement de biais et se retrouva d’un seul coup sans dommage dans une petite crique. Un homme de taille moyenne en descendit, qui portait une chapka tatare en mouton ; il fit un signe de la main et le trio se mit à décharger quelque chose de la barque ; son chargement était si volumineux qu’encore aujourd’hui, je ne comprends pas qu’elle n’ait pas sombré. Ils se mirent à longer le rivage, chacun un ballot sur l’épaule, et je les perdis bientôt de vue. Il me fallait rentrer ; mais j’avoue que toutes ces bizarreries m’avaient alarmé, et j’eus bien du mal à attendre le matin.

     Mon Cosaque fut très étonné, à son réveil, de me trouver entièrement habillé ; mais je ne lui en dis pas la raison. Ayant admiré quelque temps par la fenêtre le ciel bleu parsemé de nuages effilochés, le lointain rivage de la Crimée qui s’étire en une bande de teinte lilas et se termine par un rocher surmonté de la tour blanche d’un phare, je me rendis au fort de Phanagoria pour y apprendre de la bouche du commandant l’heure de mon départ pour Guélendjik.

     Hélas, le commandant ne put me donner aucune certitude. Les bateaux amarrés dans le port étaient soit des gardes-côtes soit des navires marchands dont le chargement n’avait pas encore commencé. « Le bateau de la poste arrivera peut-être d’ici trois ou quatre jours, me dit le commandant, nous verrons à ce moment-là. » Je m’en retournai morose et irrité ; je fus accueilli sur le seuil par mon Cosaque, l’effroi au visage.

     — Ça va mal, Votre Noblesse, me dit-il.

     — Oui, mon ami, Dieu sait quand nous nous en irons d’ici.




     Il marqua alors encore plus d’inquiétude et, se penchant vers moi, chuchota :

     — C’est un sale endroit1, ici ! J’ai rencontré aujourd’hui un sous-officier de Cosaques de la mer Noire, je le connais, il était dans mon détachement l’année dernière ; aussitôt que je lui ai dit où nous avions fait halte , il m’a répondu : « C’est un sale endroit, mon cher, ce sont de mauvaises gens ! » Et, en effet, en voilà un drôle d’aveugle ! Il se promène partout tout seul, va au marché, chercher le pain et l’eau… On s’y est habitué, dans le coin, visiblement.

     — Bah, et puis ? Est-ce qu’on a vu la patronne, au moins ?

     — En votre absence, il est arrivé aujourd’hui une vieille avec sa fille.

     — Quelle fille ? Elle n’en a pas.

     — Dieu sait qui sait, si ce n’est pas sa fille ; mais tenez, la vieille est à l’heure actuelle dans sa khata. 

     J’entrai dans la masure. Le poêle chauffait à fond, y cuisait un repas passablement luxueux pour des gens pauvres. À toutes mes questions, la vieille répondit en disant qu’elle était sourde, qu’elle n’entendait pas. Que pouvais-je faire ? Je m’adressai à l’aveugle qui, assis devant le poêle, y ajoutait du bois mort : « Dis-moi donc, diablotin aveugle, dis-je en lui attrapant une oreille, où allais-tu cette nuit, avec ton ballot, hein ? »     Mon aveugle se mit d’un coup à pleurer, à crier, à gémir : « Où qu’j’allions ?… j’allions nulle part… un ballot ? qué ballot ? » Cette fois, la vieille entendit et se mit à grogner : « En voilà des inventions, et contre un malheureux, en plus ! Qu’avez-vous à vous en prendre à lui ? Qu’est-ce qu’il vous a fait ? » J’en eus assez et ressortis, bien décidé à trouver la clef de cette énigme.

     Je m’enveloppai dans ma bourka et m’assis sur une pierre près de la palissade, regardant au loin ; devant moi s’étendait la mer encore agitée par la tempête de la nuit, et son bruit monotone, semblable à la rumeur d’une ville qui s’endort, me rappela le passé, emporta mes pensées au Nord, dans notre froide capitale. Ému par ses souvenirs, j’oubliai tout… Une heure s’écoula de la sorte, peut-être davantage… Brusquement, quelque chose comme une chanson frappa mon oreille. C’était bien une chanson, que chantait une jeune voix de femme – mais d’où venait-elle ? Je tends l’oreille… l’air est étrange, tantôt lent et triste, tantôt rapide et plein de vie. Je regarde autour de moi – personne. Je tends de nouveau l’oreille – les sons semblent venir du ciel. Je levai les yeux : sur le toit de ma khata se tenait une jeune fille vêtue d’une robe à rayures, les tresses défaites et les cheveux au vent, une véritable ondine. Protégeant de la main ses yeux des rayons du soleil, elle regardait fixement au loin, tantôt riant et se parlant à elle-même, tantôt reprenant sa chanson.

     J’ai retenu cette chanson du début à la fin :





(1) Toujours avec l’ambiguïté signalée à la note 3 de la page 2…











          Comme en pleine liberté

          Sur la mer verte,

          Vont et viennent tous les bateaux

          Aux blanches voiles.

          Au milieu de ces bateaux

          Ma barque,

          Ma barque sans gréement,

          Ma barque et ses deux rames.

          La tempête se déchaîne t’elle —

          Les vieux bateaux, levant leurs ailes,

          Se disperseront sur la mer. 

          Et moi je me mettrai à saluer la mer,          

          Je m’inclinerai bien bas devant elle :

          « Ne fais rien, mer méchante,

          À ma petite barque :

          Ma petite barque transporte

          Des objets précieux,

          Un risque-tout la conduit

          À travers la nuit noire. »


     La pensée involontaire me vint que cette voix, je l’avais entendue la nuit passée ; je réfléchis un instant, et lorsque je regardai de nouveau vers le toit, la jeune fille n’y était plus. Elle passa soudain devant moi en courant, fredonnant un autre air et claquant des doigts ; elle courut chez la vieille et elles entamèrent une discussion. La vieille se fâchait, la jeune riait aux éclats. Et voilà que je revois mon ondine courir en sautillant ; en passant à ma hauteur, elle s’arrêta et me fixa droit dans les yeux, comme étonnée de ma présence ; puis elle se détourna avec insouciance et s’en alla sans bruit vers le débarcadère. Les choses n’en restèrent pas là : toute la journée elle tourna autour de mon logis, sans cesser un seul instant de chanter et de sautiller. Étrange créature ! Il n’y avait aucun signe de démence sur son visage ; tout au contraire, ses yeux s’arrêtaient sur moi avec une vive perspicacité, et ces yeux semblaient doués d’une sorte de magnétisme et paraissaient toujours attendre ma question. Mais sitôt que je me mettais à parler, elle s’enfuyait avec un sourire perfide.

     Je n’avais décidément jamais vu une pareille femme. C’était loin d’être une beauté, mais j’ai aussi mes préventions quant à la beauté. Il y avait en elle beaucoup de race… La race est, chez les femmes comme chez les chevaux, une affaire de la plus haute importance ; cette découverte appartient à la jeune France. Elle (la race, pas la jeune France) se manifeste en grande partie dans la démarche, dans les mains et les pieds ; le nez, tout particulièrement, signifie énormément. Un nez régulier est, en Russie, plus rare qu’un petit pied. Ma chanteuse ne semblait pas avoir plus de dix-huit ans. L’extraordinaire souplesse de sa taille, la façon toute personnelle qu’elle avait d’incliner la tête, ses longs cheveux blonds, le reflet doré de sa peau légèrement hâlée sur son cou et ses épaules et son nez particulièrement régulier, tout cela était pour moi d’un charme envoûtant. Bien que je lusse dans ses regards obliques quelque chose de sauvage et de suspect, bien qu’il y eût quelque chose d’indéfinissable dans son sourire, telle est la force des préjugés que son nez régulier me fit perdre la tête ; je pensai avoir trouvé la Mignon de Goethe, cette création fantasque de son imagination allemande – et il y avait en effet entre elles bien des ressemblances : le même passage brusque de l’agitation la plus extrême à la complète immobilité, les mêmes propos énigmatiques, les mêmes bonds, les mêmes chants étranges…

     


     Vers le soir, l’ayant arrêtée sur le seuil, j’eus avec elle la conversation suivante :

     — Dis-moi, beauté, lui demandai-je, que faisais-tu aujourd’hui sur le toit ?

     — Je regardais d’où soufflait le vent.

     — Et pourquoi ?`

     — D’où vient le vent, vient aussi le bonheur.

     — Quoi, serait-ce que tu appelais le bonheur, avec ta chanson ?

     — On est heureux là où l’on chante.

     — Et si c’était le chagrin, que tu attirais en chantant ?

     — Et alors ? Si ce n’est pas mieux, ce sera pire, et il n’y a pas loin du mal à un nouveau bien.

     — Et qui t’a appris cette chanson ?

     — Personne ; je chante ce qui me vient à l’esprit : l’entendra qui doit entendre, et restera sans comprendre celui qui ne doit pas entendre.

     — Comment t’appelles-tu, ma chanteuse ?

     — Le sait celui qui m’a baptisée.

     — Et qui t’a baptisée ?

     — Qu’est-ce que j’en sais ?

     — Tu fais bien des mystères ! Mais j’ai appris quelque chose à ton sujet. (Elle ne changea pas de visage ni ne remua les lèvres, à croire qu’il ne s’agissait pas d’elle. ) Je sais que la nuit dernière, tu te promenais sur le rivage. 

     Et là, je lui rapportai avec solennité tout ce que j’avais vu, pensant l’embarrasser – pas le moins du monde ! Elle se mit à rire à gorge déployée :

     — Vous en avez vu beaucoup, vous en savez peu, et ce que vous savez, mettez-le sous clef.

     — Et si, par exemple, je m’avisais d’aller le raconter au commandant ? dis-je en arborant une mine grave, en prenant même l’air sévère.

     Elle fit brusquement un bond, se mit à chanter et disparut comme un petit oiseau effrayé s’échappe d’un buisson. Mes dernières paroles tombaient très mal ; sur le moment, je n’en soupçonnai pas l’importance, mais j’eus par la suite l’occasion de les regretter.

     Dès la tombée du jour, je donnai l’ordre à mon Casaque de faire chauffer la théière, comme on le fait en campagne, j’allumai une bougie et je m’assis à table en fumant ma pipe de voyage. Je finissais mon deuxième verre de thé lorsque, tout à coup, la porte grinça et j’entendis derrière moi des pas et un léger froufroutement de robe ; je sursautai et me retournai : c’était elle, c’était mon ondine ! Elle s’assit tranquillement en face de moi et, muette, braqua ses yeux sur moi et, j’ignore pourquoi, ce regard me parut merveilleusement doux ; il me rappela l’un des regards qui, autrefois, avaient si despotiquement disposé de ma vie. Elle semblait attendre que je la questionne, mais, plein d’un trouble inexplicable, je gardais le silence. Son visage était d’une pâleur terne qui révélait l’agitation de son âme ; sa main errait sans but sur la table, et je notai qu’elle tremblait légèrement ; tantôt sa poitrine se soulevait très haut, tantôt elle semblait retenir sa respiration. Cette comédie commençait à me lasser, et je m’apprêtais à rompre ce silence de la façon la plus prosaïque, c’est-à-dire en lui proposant un verre de thé, lorsqu’elle bondit soudain, mit ses bras autour de mon cou, et mes lèvres résonnèrent d’un baiser humide et ardent. Mes yeux s’obscurcirent, un vertige me saisit, je l’étreignis avec toute la fougue de ma passion juvénile, mais elle me glissa entre les bras comme un serpent, en murmurant à mon oreille : « Cette nuit, quand tout le monde dormira, va sur le rivage » Et d’un bond, elle fila comme une flèche hors de la pièce. Dans l’entrée, elle renversa la théière et la bougie qui se trouvaient par terre. « Un vrai démon, cette fille ! » s’écria mon Cosaque qui se retournait sur la paille en espérant se réchauffer avec le reste du thé. Ce fut seulement à ce moment que je repris mes esprits.

         


     Environ deux heures plus tard, lorsque le silence régna sur le débarcadère, je réveillai mon Cosaque : « Si je tire un coup de pistolet, lui dis-je, accours sur le rivage. » Il écarquilla les yeux et me répondit machinalement : « À vos ordres, Votre Noblesse. » Je passai un pistolet à ma ceinture et sortis. Elle m’attendait en haut de la descente. Ses vêtements étaient des plus légers ; un petit châle ceignait sa taille souple.

     — Suivez-moi, dit-elle en me prenant la main, et nous nous mîmes à descendre. Je ne comprends pas comment je ne me rompis pas le cou ; en bas, nous prîmes à droite et empruntâmes le chemin sur lequel, la veille, j’avais suivi l’aveugle. La lune ne se levait pas encore, et seules deux petites étoiles, semblables à deux phares providentiels, scintillaient sur la voûte bleu foncé. En cadence, les lourdes vagues roulaient avec régularité, l’une après l’autre,  soulevant à peine une barque solitaire amarrée au bord. « Montons dans la barque » dit mon accompagnatrice ; j’hésitais, je ne suis pas amateur de promenades sentimentales en mer, mais n’était plus temps de reculer. Elle sauta dans la barque, et moi derrière elle, et voilà que nous voguions avant même que j’eusse retrouvé mes esprits. 

     — Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je sans aménité. 

     — Cela veut dire, répondit-elle en me faisant asseoir sur le banc et en entourant ma taille de ses bras, cela veut dire que je t’aime…

     Et sa joue se serra contre la mienne, je sentis son haleine ardente sur ma figure. Soudain, quelque chose tomba bruyamment à l’eau : je portai la main à ma ceinture – plus de pistolet. Oh, un affreux soupçon s’insinua dans mon âme à ce moment, le sang afflua à ma tête. Je me retourne : nous sommes à une cinquantaine de sagènes1 du rivage, et je ne sais pas nager ! Je voulus la repousser, mais elle s’était accrochée comme un chat à mes vêtements, et une brusque et forte poussée fut bien près de me jeter à la mer. La barque se mit à osciller, mais je retrouvai mon équilibre et s’engagea entre nous une lutte acharnée ; la fureur me donnait des forces, mais je vis bientôt que je le cédais en agilité à mon adversaire… 

     — Que veux-tu donc ? m’écriai-je en serrant fortement ses petites mains.

     Ses doigts craquaient, mais elle ne poussa pas un cri : sa nature de serpent endura ce supplice.

     — Tu as vu, répondit-elle, tu nous dénonceras.

     Et, par un effort hors du commun, elle me renversa au bord de la barque ; nous étions tous les deux hors de la barque à mi-corps, ses cheveux touchaient l’eau, le moment était décisif. M’appuyant du genou sur le fond de l’embarcation, j’attrapai d’une main l’une de ses tresses, de l’autre je l’agrippai à la gorge, elle lâcha mes vêtements et, en un instant, je la jetai dans les vagues.

     Il faisait déjà assez sombre ;  sa tête se montra deux fois au milieu de l’écume, et je ne la vis plus.

     Je trouvai au fond de la barque la moitié d’une vieille rame et accostai tant bien que mal, après de longs efforts. En suivant le rivage en direction de ma khata, je regardais malgré moi du côté où, la veille, l’aveugle avait attendu le navigateur nocturne ; la lune roulait déjà dans le ciel, et il me sembla voir quelqu’un vêtu de blanc assis sur le rivage ; je m’approchai à pas de loup, piqué par la curiosité, et m’étendis dans l’herbe au-dessus de l’escarpement ; en avançant la tête, je pouvais bien voir de la falaise tout ce qui se passait en bas ; je ne fus guère étonné, et je me réjouis presque, en reconnaissant mon ondine. Elle pressait ses longs cheveux pour en faire sortir l’eau écumeuse, sa chemise mouillée dessinait sa taille souple et sa poitrine haute. Apparut bientôt au loin une barque  



(1) Une centaine de mètres.


qui se rapprocha rapidement ; il en sortit comme la veille un homme en chapka tatare, mais les cheveux taillés à la cosaque, un grand poignard à la ceinture. 

     — Ianko, dit-elle, tout est perdu !

     Après, la discussion entre eux se poursuivit, mais si bas que je ne pouvais rien distinguer.

     — Et où est donc l’aveugle ? demanda enfin Ianko en élevant la voix.

     — Je l’ai envoyé, répondit-elle. Quelques instants plus tard, l’aveugle fit son apparition, portant sur son dos un sac qu’ils mirent dans la barque.

     — Écoute un peu, l‘aveugle, dit Ianko. Surveille l’endroit… tu sais ? Il y a là des marchandises de prix… Dis à … (je n’entendis pas le nom) que je ne suis plus à son service ; les affaires vont mal, il ne me verra plus ; il y a du danger, à présent ; je vais chercher du travail ailleurs, et lui ne retrouvera pas un gaillard comme moi. Et dis-lui que s’il payait mieux le travail, Ianko ne l’aurait pas laissé tomber ; quant à moi, je trouve mon chemin partout où le vent souffle et où la mer gronde ! 

     Après un silence, Ianko reprit :

     — Elle va partir avec moi, elle ne peut pas rester ici ; dis à la vieille qu’il est temps pour elle de mourir, elle n’a que trop duré, il ne faut pas abuser. Elle ne nous reverra plus.

     — Et moi ? dit l’aveugle d’une voix pitoyable.

     — Qu’ai-je à faire de toi ? lui répondit-on.

     Pendant ce temps, mon ondine avait sauté dans la barque et elle fit signe à son compagnon ; celui-ci mit quelque chose dans la main de l’aveugle en ajoutant :

     — Voilà, achète-toi du pain d’épices.

     — C’est tout ? dit l’aveugle.

     — Bon, prends ça aussi.

     De la monnaie tinta en tombant et en heurtant une pierre. L’aveugle ne la ramassa pas. Ianko monta dans la barque, le vent soufflait du rivage, ils hissèrent une petite voile et filèrent rapidement. Sous la lueur de la lune, la voile blanche dansa un long moment au milieu des vagues sombres ; le garçon aveugle restait assis sur le rivage, et je crus entendre comme des sanglots ; l’aveugle pleurait bel et bien, et il pleura longtemps, longtemps… Je ressentis de la tristesse. Et qu’est-ce qui avait pris le destin de me jeter en plein dans un cercle d’honnêtes contrebandiers1 ? À l’instar d’une pierre lancée dans l’eau d’une source paisible, j’avais dérangé leur tranquillité, et j’avais bien failli, comme la pierre, aller au fond !

     Je retournai chez moi. Dans l’entrée, sur l’assiette en bois, crépitait le reste de la bougie presque entièrement consumée ; tenant son fusil à deux mains, mon Cosaque dormait profondément, malgré mes ordres. Je le laissai à sa tranquillité, pris la bougie et m’en fus à l’intérieur de la khata. Hélas ! ma cassette, mon sabre à monture d’argent, mon poignard du Daghestan – le cadeau d’un ami –, tout avait disparu. Ce fut à ce moment que je devinai quelles affaires le maudit aveugle portait sur son dos. Ayant réveillé d’une bourrade assez rude mon Cosaque, je l’injuriai, me fâchai, mais il n’y avait rien à faire ! Et n’aurais-je pas été ridicule en allant me plaindre aux autorités d’avoir été dévalisé par un jeune aveugle, et presque noyé par une jeune fille de dix-huit ans ?

     Au matin, grâce à Dieu, il devint possible de partir, et je quittai Taman. J’ignore ce qu’il advint de la vieille et du pauvre aveugle. Et puis, que m’importent les joies et les peines humaines, à moi, l’officier ayant sa feuille de route, voyageant qui plus est pour affaires de service !…


(1) En italiques dans le texte.



FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.




Annexe : la préface de l’auteur



(Cette préface fut rédigée par Lermontov après la première édition, et placée en tête de la seconde partie, d’après les traducteurs de l’édition Gallimard folio-bilingue de 1998)




     Dans chaque livre, la préface vient en premier, et en même temps, en dernier ; ou bien elle sert à expliquer l’intention de l’œuvre, ou bien à la justifier et à répondre aux critiques. Mais, d’ordinaire, les lecteurs n’ont que faire de l’intention morale, pas plus que des attaques des revues, si bien qu’ils ne lisent pas les préfaces. Il est dommage qu’il en soit ici, en particulier chez nous. Notre public est encore si jeune et si naïf qu’il ne comprend pas une fable dont la fin ne comporte pas de morale. Il ne devine pas la plaisanterie, ne sent pas l’ironie ; il est tout simplement mal éduqué. Il ignore encore que les gros mots ne peuvent, tels quels, se dire dans une société convenable, pas plus qu’ils n’ont leur place dans un livre correct ; que l’instruction contemporaine a inventé une arme plus aiguisée, presque invisible et non moins mortelle qui, sous l’habit de la flatterie, porte un coup sûr et irrésistible. Notre public ressemble au provincial qui, ayant écouté la conversation de deux diplomates de cours ennemies, resterait persuadé que chacun des deux trompe son gouvernement au profit de la plus tendre des amitiés mutuelles.

     Ce livre s’est ressenti voici peu de temps de la crédulité malheureuse avec laquelle certains lecteurs, et aussi quelques revues, prennent les mots à la lettre. Les uns ont été terriblement blessés, et ce sans rire aucunement, qu’on leur donne en exemple un homme aussi immoral que ce Héros de notre temps ; d’autres ont quant à eux noté très finement que l’auteur avait fait son propre portrait, ainsi que celui de ses fréquentations… Ancienne et pitoyable plaisanterie ! Mais, visiblement, la vieille Russie1est ainsi faite que tout en elle se renouvelle, à l’exception de semblables absurdités. Le plus fantastique des contes de fées évitera à peine, chez nous, le reproche d’avoir criminellement outragé quelque personnalité !

     Un héros de notre temps, mes chers messieurs, est bien un portrait, mais ce n’est pas le portrait d’un seul homme : c’est le portrait formé des vices de notre génération tout entière, dans la plénitude de leur développement. Vous allez encore me dire qu’un homme ne saurait être aussi mauvais, et moi je vous dirai que si vous avez cru à la possibilité de l’existence de tous les scélérats tragiques et romantiques, comment se fait-il que vous ne croyiez pas à la réalité de Piétchorine ? Si vous avez admiré des fictions bien plus effrayantes et bien plus monstrueuses, pourquoi ce personnage  ne trouve-t-il pas grâce à vos yeux, même en tant que fiction ? Ne serait-ce pas qu’il se trouve en lui davantage de vérité que vous ne l’auriez souhaité ?…

     Vous me direz que la morale n’y gagne rien ? Je vous demande pardon. On a suffisamment donné de douceurs à manger aux gens, ils en ont eu l’estomac gâté : d’amers médicaments sont nécessaires, d’âpres vérités requises. Ne croyez tout de même pas, après avoir lu cela, que l’auteur de ce livre ait jamais orgueilleusement rêvé de corriger les vices de l’humanité. Dieu veuille le préserver d’une telle inconscience ! Il a eu simplement plaisir à peindre l’homme contemporain tel qu’il le voit et, pour son malheur comme pour le vôtre, tel qu’il l’a trop souvent rencontré. C’est déjà bien assez d’avoir montré la maladie ; comment la guérir, Dieu seul le sait !



(1) L’auteur a employé le terme Rouss’, lequel désigne la Russie des origines.