dimanche 5 juin 2022

Salle 6 (Anton Tchékhov)

     La nouvelle parut pour la première fois dans la revue mensuelle La Pensée russe en novembre 1892. En mars de cette même année, Tchékhov avait écrit, en manifestant une certaine perplexité au sujet du texte qu’il rédigeait, à son vieil ami l’éditeur Souvorine, avec lequel il avait voyagé en Europe un an plus tôt, après son retour de Sakhaline. Il parlait d’un texte « riche de réflexions, mais sans femmes ni élément amoureux ». Il en reparla en avril en écrivant à la romancière Lydia Avilova (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lydia_Avilova) pour se plaindre de sa « nouvelle très ennuyeuse »…


     La nouvelle porte l’empreinte du bagne. « Je suis sakhalinisé », disait Tchékhov à cette époque. Il s’est efforcé de ne pas esthétiser son étude sur Sakhaline, jugeant indécent de faire de la littérature avec ce sujet, d’où la sécheresse voulue des descriptions que l’on trouve dans L’Île de Sakhaline. Mais il a sans doute reporté dans Salle 6 certaines des émotions refoulées dans la rédaction du texte sur l’île. 


     Tchékhov s’était intéressé, à la fin des années 1880, à un livre portant sur les asiles d’aliénés en Russie, lequel concluait qu’ils évoquaient des casernes et des prisons, que l’ordre y était maintenu « à coups de poing », que les médecins y passaient rapidement et que les gardiens y faisaient la loi. Il avait rencontré plusieurs fois son auteur, le docteur Arkhangelski, avant son départ pour Sakhaline. 


     Le héros de la nouvelle n’est pas médecin pour rien, et ses considérations sur « les progrès de la médecine au cours des vingt-cinq dernières années » sont sûrement celles de l’auteur. Seulement, la mort et la souffrance sont toujours là, ce qui nous envoie d’une part sur Marc-Aurèle (Tchékhov s’était intéressé à ce philosophe) et aux réflexions sur la forme d’immortalité qu’assureraient les transformations de la matière : il en avait discuté avec Tolstoï, et restait insatisfait : le moi individuel disparaît quand même.


     Une autre revue s’intéresse à la nouvelle, ainsi qu’une maison d’édition, en plus de Souvorine qui prépare un recueil dont Salle 6 est le gros morceau. Des chicanes en tout genre – notamment financières, Tchékhov est à court d’argent et les rédactions sont avares – s’élèvent. Finalement, le texte sera republié par la maison d’édition littéraire Le Médiateur, et aussi par Souvorine, en attendant l’édition en plusieurs tomes d’Adolphe Marx. Tchékhov a longtemps fait lanterner Le Médiateur, il cède finalement en février 1893… parce qu’il est en pleine dépression, il en parlera en août dans une lettre à Souvorine : « Tout m’était égal, et si Gorbounov-Possadov (qui intercédait pour la maison d’édition, NDT) m’avait emmené à la potence, je l’aurais suivi sans résister. » Je pense que cette dépression était déjà présente en 1892, elle était la conséquence de la mort (de phtisie galopante) de son frère Nikolaï, et Tchékhov avait seulement gagné du temps dans sa lutte contre elle en se lançant brusquement sur les routes pour aller à Sakhaline, puis lors de sa tournée en Europe avec Souvorine : il a écrit Salle 6 sous l’influence de cette dépression et aussi pour l’évacuer. Le héros de la nouvelle est progressivement atteint de dépression devant la nullité de son entourage et l’inanité des choses, ce qui l’amène à délaisser la médecine… et à passer chez les malades, aidé en cela par les braves gens.


     La nouvelle rencontre, dès sa parution à l’hiver 1892, un vif succès. Les premiers critiques sont enthousiastes, à l’exception d’un certain Victor Bourénine, que Gontcharov et Leskov décrivent comme « un cynique impudent ». Leskov juge  que le texte sera vu, à l’étranger, comme supérieur à ceux de Maupassant, et il écrit : « C’est la représentation générale de notre vie et de nos mœurs. La salle 6 est partout. C’est la Russie. » Tolstoï aime la nouvelle. Le peintre Répine écrit à l’auteur une lettre enthousiaste. Dans la revue Le Messager du Nord, Akim Volynski est dithyrambique. On trouve un autre article très élogieux dans la revue La Parole nouvelle. D’après le témoignage de sa sœur, le texte fit une énorme impression sur le jeune Oulianov…


     Peu à peu, les louanges se font plus critiques, des défauts sont relevés : l’auteur a noirci le trait, d’où sort cette ville morte ? Et puis, Tchékhov laisse le lecteur trop libre d’interpréter la nouvelle comme bon lui semble, quitte à passer à côté de ce que l’auteur a voulu dire. Souvorine lui-même a critiqué la nouvelle, et les détracteurs se multiplient. L’auteur s’en tient trop à sa maudite objectivité… tout cela reste flou ! On n’arrive pas à distinguer les  personnages exprimant les idées de l’auteur de ceux qui incarnent les idées qu’il condamne. Est-il ironique ? A-t-il dépeint un nouveau Kifa Mokiévitch (personnage indolent apparaissant dans Les Âmes mortes) ? Ou montre-t-il les souffrances d’un homme fier ? Trop ambigu, tout ça. Certains vont plus loin, incriminant une pensée mensongère chez l’auteur : on ne peut pas distinguer les fous des gens sains d’esprit ! Et l’histoire du hasard pour répartir les rôles entre les gens enfermés et ceux qui ne le sont pas, c’est un peu fort. Un critique voit dans la passivité du docteur Raguine devant les évènements une critique voilée de la position de Tolstoï relative à la non-résistance active au mal. Plus de dix ans après sa parution, la nouvelle continue à susciter la controverse. 


     Dans des notes de 1998, Soljénitsyne critique sévèrement la nouvelle, qu’il estime ratée. On peut certes se demander, avec lui, pourquoi le nom du docteur, Raguine ne revient-il jamais dans le texte, on a toujours droit à « Andréï Efimytch », ce qui empêche le héros de l’histoire de devenir, qui sait, un nouvel Oblomov… Je trouve pour ma part que l’écoulement du temps est traité de façon bien trop elliptique : le docteur a tout de même exercé une vingtaine d’années avant de décrocher, ce qu’on ne perçoit pas très bien dans l’exposition accélérée du chapitre V. Mais la critique de Soljénitsyne est surtout morale – parce qu’il rate ou ne veut pas voir l’élément dépressif dont j’ai parlé plus haut : le héros de la nouvelle voit la vilenie du monde, mais reste les bras ballants (c’est dit, dans le texte, en termes plus rudes). L’auteur du Pavillon des cancéreux admet juste du bout des lèvres que Salle 6 annonce par avance ce que sera la psychiatrie soviétique.


     La psychanalyste Nathalie Zaltzman (décédée en 2009)  évoque Salle 6 dans le dernier chapitre de son ouvrage De la guérison psychanalytique. Sous l’angle suivant : comment peut-on tomber hors du monde ? Cette expression n’est pas due à Freud, mais celui-ci l’utilise dans plusieurs textes. La complicité du hasard (N. Zaltzman fait un parallèle avec le film Monsieur Klein), d’un tropisme personnel et des réactions agressives (le docteur méprise un peu trop la « bonne société » de la ville) ou intéressées (l’autre docteur désireux de prendre la place de Raguine, voire son ami, le directeur de la poste, qui n’aura jamais à rembourser sa dette…) de l’entourage social envoie  Andréï Efimytch de l’autre côté de la barrière, du côté des fous, puisqu’aussi bien il ne voit pas la différence… 





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I



     Dans la cour de l’hôpital se trouve un petit pavillon entouré d’une vraie forêt de bardanes, d’orties et de chanvre sauvage. Son toit est rouillé, sa cheminée est à moitié effondrée, les marches de son perron sont pourries et couvertes d’herbe, et le crépi de ses murs n’est plus qu’un souvenir. Sa façade se dresse en face de l’hôpital, et son arrière donne sur les champs, dont le sépare la palissade grise et hérissée de clous de l’hôpital. Ces clous à la pointe en l’air, cette clôture et le pavillon lui-même ont cette allure triste et maudite réservée, chez nous, aux hôpitaux et aux prisons.

     Si vous ne redoutez pas les piqûres d’ortie, nous allons suivre le sentier étroit qui mène au pavillon et regarder ce qui se passe à l’intérieur. Après avoir ouvert une première porte, nous entrons dans le vestibule. Contre les murs et près du poêle s’amoncèle ici tout un bric-à-brac de vieilleries d’hôpital. Matelas, vieilles robes de chambre en lambeaux, pantalons, chemises à raies bleues, chaussures éculées et plus bonnes à rien, toutes ces guenilles chiffonnées et entassées pêle-mêle pourrissent et dégagent une odeur suffocante.

     Sur le bric-à-brac est allongé en permanence le gardien Nikita, un vieux soldat en retraite aux galons roussis, toujours la pipe au bec. Il a le visage dur et émacié, des sourcils broussailleux qui lui donnent l’air d’un chien de berger de la steppe, et le nez rouge ; il est petit et semble maigre et noueux, mais son maintien en impose et ses poings  sont vigoureux. Il fait partie de ces gens simples, positifs, consciencieux et obtus qui aiment l’ordre plus que tout au monde, et sont par conséquent convaincus qu’on doit leur taper dessus. Il frappe au visage, en pleine poitrine, dans le dos, là où ça tombe, avec la certitude que, sans cela, ce serait le désordre, ici.

     Ensuite, vous entrez dans une vaste salle qui occupe tout le pavillon, en dehors du vestibule. Les murs y sont recouverts d’un enduit bleu sale, le plafond est noir de fumée, comme celui d’une izba sans cheminée : clairement, l’hiver, les poêles fument et cette fumée envahit la pièce. Les fenêtres sont hideusement grillagées de l’intérieur. Le plancher gris est mal raboté, il accroche. Cela pue le chou aigre, la mèche fumeuse, la punaise et l’ammoniaque, et cette odeur fétide vous donne tout de suite l’impression d’être entré dans une ménagerie.

     Sur des lits vissés au plancher sont assis ou couchés des gens en robe de chambre d’hôpital bleues, portant des bonnets à l’ancienne. Ce sont les fous. 

     Il y en a cinq, ici. Un seul noble, les autres sont des petits bourgeois. Le premier  à partir de la porte, un bourgeois grand et maigre, à la moustache rousse et luisante et aux yeux rougis par les larmes, est assis, la tête dans les mains, regardant toujours dans la même direction. Il s’afflige jour et nuit, balançant la tête, poussant des soupirs et affichant des sourires amers ; il prend rarement part aux conversations et, d’ordinaire, ne répond pas aux questions. Il mange et boit machinalement ce qu’on lui donne. À en juger par la toux torturante qui le secoue, par sa maigreur et la rougeur sur ses joues, il fait un début de phtisie.

     Vient ensuite un petit vieux vif et très remuant, avec une barbiche en pointe et des cheveux noirs et bouclés comme ceux d’un nègre. Dans la journée, il va d’une fenêtre à l’autre de la salle, ou reste assis sur son lit, les jambes ramenées sous lui à la turque, et, inlassablement, tel un bouvreuil, il sifflote, chantonne et rit doucement. Il manifeste aussi sa gaieté enfantine et sa vivacité de tempérament la nuit, en se levant pour prier, c’est-à-dire pour se frapper la poitrine à coups de poings et gratter la porte du doigt. C’est le petit juif Moïsseïka, un idiot, devenu fou vingt ans plus tôt, lorsque son atelier de chapellerie a brûlé.

     Il est le seul des pensionnaires de la salle 6 à être autorisé à sortir du pavillon et même de l’hôpital. Il jouit de ce privilège depuis longtemps, sans doute en tant que vieil habitué des lieux et qu’idiot paisible et inoffensif qu’on a l’habitude, depuis tout ce temps, de voir faire le pitre en ville, entouré de gamins et de chiens. Dans sa petite robe de chambre, avec son bonnet ridicule sur la tête et ses pantoufles aux pieds – mais il est parfois pieds nus et même sans pantalon –, il déambule dans les rues, s’arrêtant aux portails et devant les boutiques pour demander un petit kopeck. Ici on lui donne du kvas, là un bout de pain, ailleurs un kopeck, si bien qu’il rentre le plus souvent repu et riche au pavillon. Tout ce qu’il ramène, Nikita le confisque pour son usage personnel. Le soldat fait cela brutalement, en lui retournant les poches avec humeur, et en prenant Dieu à témoin qu’il ne laissera plus le youpin sortir, et que le désordre est, pour lui, la pire chose au monde.

     Moïsseïka aime rendre service. Il apporte de l’eau à ses compagnons, les recouvre quand ils dorment, promet à chacun d’eux de lui ramener un kopeck et de lui confectionner une chapka neuve ; il fait manger lui-même à la cuiller son voisin de gauche, le paralytique. Il ne le fait pas par compassion, ni en vertu de considérations d’ordre humanitaire, mais par imitation et par soumission involontaire à son voisin de droite, Gromov.

     Àgé de trente-trois ans, issu de la noblesse, ancien huissier de justice et secrétaire de gouverneur, Ivan Dmitritch1 Gromov souffre de manie de la persécution. Tantôt Il est couché en chien de fusil sur son lit, tantôt il marche de long en large comme s’il faisait de l’exercice : il est très rarement assis. Il est en permanence excité, agité, tendu dans une attente vague, indéfinissable. Le moindre frôlement dans le vestibule, le moindre cri au-dehors suffisent, le voilà qui lève la tête et tend l’oreille : n’est-on pas sur ses traces ? Ne vient-on pas le chercher ? Et son visage exprime une extrême inquiétude et une horreur complète.

     J’aime2 son visage large, aux fortes pommettes, toujours blême et malheureux, reflétant comme un miroir son âme tourmentée par le combat et une terreur ancrée dans le temps. Il grimace de façon étrangement maladive, mais les fines marques laissées sur sa figure par une souffrance sincère et profonde ne manquent pas d’esprit, et il y a dans ses yeux une lueur chaude et saine. Lui-même me plaît par sa politesse, son côté serviable et sa délicatesse extraordinaire envers tout le monde, excepté Nikita. Si quelqu’un laisse choir un bouton ou une cuiller, il saute bien vite à bas de son lit et le ramasse. Le matin, il dit bonjour à ses compagnons, et le soir il leur souhaite une bonne nuit.

     En dehors de sa tension permanente et de sa propension aux grimaces, sa folie s’exprime encore de la façon suivante : certains soirs, il s’enveloppe dans sa robe de chambre d’hôpital et, tremblant de tout son corps, claquant des dents, il se met à courir d’un bout à l’autre de la salle, passant entre les lits, comme en proie à une violente fièvre. À sa façon de s’arrêter soudain et de regarder ses compagnons, on voit qu’il a quelque chose de très important à leur dire, mais, semblant considérer qu’ils ne vont pas l’écouter, ou ne le comprendront pas, il secoue la tête avec impatience et reprend sa marche. Mais le désir de parler l’emporte bientôt sur toutes ces considérations, et il se lance alors dans un discours passionnément enflammé. Ses propos sont fiévreux et désordonnés, tel un délire, hachés et parfois  incompréhensibles, on y entend cependant, à la fois dans les paroles et dans son ton, quelque chose d’extraordinairement bon. Quand il parle, on voit en lui et un fou et un homme. Il est difficile de transcrire sur le papier ses propos insensés. Il parle de la vilenie humaine, de la justice bafouée par la violence, de la vie magnifique qu’on finira par connaître sur la terre, des fenêtres grillagées qui lui rappellent à chaque instant la stupide cruauté des persécuteurs. Cela donne un pot-pourri incohérent et désordonné de vieux couplets inachevés.





Notes


  1. Pour Dmitriévitch, fils de Dmitri. 
  2. Le narrateur fait seulement par moments des apparitions dans le texte de la nouvelle, incohérence de style qui semble avoir déplu à Soljénitsyne, par exemple. 






II



     Une douzaine ou une quinzaine d’années plus tôt, un fonctionnaire aisé et sérieux du nom de Gromov était propriétaire d’une maison située sur l’artère principale de la ville. Il avait deux fils : Sergueï et Ivan. Alors étudiant en quatrième année, Sergueï fut atteint de phtisie galopante et mourut, et cette mort fut comme le début d’une série de catastrophes qui s’abattirent soudain sur la famille Gromov.   Une semaine après l’enterrement de Sergueï, son vieux père fut traduit en justice pour faux et détournement de fonds, et mourut bientôt du typhus à l’infirmerie de la prison. La maison fut vendue, avec tout son mobilier, aux enchères, et Ivan Dmitritch et sa mère se retrouvèrent sans ressources.

     Auparavant, du vivant de son père, Ivan Dmitritch, qui suivait les cours de l’Université de Saint-Pétersbourg, recevait chaque mois de soixante à soixante-dix roubles et ignorait jusqu’à la notion du besoin ; il fut désormais contraint de changer drastiquement sa façon de vivre. Il dut donner, du matin au soir, des leçons à vil prix, faire des travaux de copie, en ayant quand même faim car il envoyait tout ce qu’il gagnait à sa mère pour assurer sa subsistance. Ivan Dmitritch ne supporta pas cette vie ; il perdit courage, dépérit, et, abandonnant l’Université, rentra chez lui. Là, dans sa petite ville, il obtint par protection une place d’instituteur dans une école de district, mais ne s’entendit pas avec ses collègues, déplut aux élèves et quitta bientôt sa place. Sa mère mourut. Il resta six mois sans aucun poste, vivant seulement de pain et d’eau, puis devint huissier de justice. Fonction qu’il occupa jusqu’à son renvoi pour cause de maladie.

     Même jeune étudiant, il n’avait jamais respiré la santé. Toujours pâle, maigre, il était perpétuellement sujet aux refroidissements, mangeait peu et dormait mal. Un seul petit verre d’alcool lui tournait la tête et lui donnait une crise de nerfs. Il avait toujours envie de frayer avec autrui, mais, à cause de son caractère irritable et méfiant, ne se liait avec personne et n’avait pas d’amis. Il s’exprimait toujours avec mépris à propos de ses concitoyens, trouvant abominables et répugnantes leur ignorance crasse et leur vie somnolente et végétative. Il parlait avec un timbre de ténor, d’une voix forte, avec feu, ayant toujours l’air d’être indigné, révolté, ou alors sur un ton d’admiration et d’étonnement, toujours avec sincérité. Il ramenait toute conversation, quel qu’en fût le point de départ, au même thème : la vie en ville est ennuyeuse et étouffante, la société y est sans idéaux, elle mène une vie terne et insensée, sortant de cette monotonie par la violence, la débauche grossière et l’hypocrisie ; les coquins sont bien nourris et bien habillés, les gens honnêtes vivent de miettes ; il faut des écoles, un journal local avec une rédaction honnête, un théâtre, des lectures publiques, on a besoin que les forces intellectuelles serrent les rangs ; il faut que la société soit consternée en prenant conscience de ce qu’elle est. Il colorait lourdement ses jugements sur les gens, et sans nuances, en ne connaissant que le blanc et le noir ; l’humanité se partageait pour lui entre gens honnêtes et fripons : pas de milieu. Il parlait toujours avec un enthousiasme passionné des femmes et de l’amour, mais n’avait jamais été amoureux. 

     En ville, malgré son tempérament nerveux et ses jugements à l’emporte-pièce, on l’aimait bien et, en son absence, on l’appelait Vania1. Sa délicatesse innée, sa serviabilité, son honnêteté, sa pureté morale et sa redingote râpée, son air maladif et les malheurs de sa famille inspiraient de l’affection, un sentiment chaud et triste ; de plus, il était instruit et érudit, il savait tout, aux yeux de ses concitoyens, qui le voyaient comme une sorte d’encyclopédie ambulante. 

     Il lisait énormément. Il passait son temps au club à feuilleter livres et revues en tiraillant sa barbiche ; son visage montrait qu’il ne lisait pas les textes, mais les avalait sans trop les mâcher. Il faut croire que la lecture était l’une de ses habitudes morbides, car il se jetait avec la même avidité sur tout ce qui lui tombait sous la main, même sur les journaux et les almanachs des années passées. Chez lui, il lisait toujours couché.





Notes


  1. Diminutif affectueux d’Ivan, comme Jeannot pour Jean…





III



     Un matin d’automne, le col de son manteau relevé, pataugeant dans la boue, Ivan Dmitritch se rendait, en empruntant des ruelles et en passant par des arrière-cours, chez un marchand1 pour se faire remettre de l’argent sur titre exécutoire2. Il était d’humeur sombre, comme toujours le matin. Il rencontra dans une ruelle deux prisonniers, les fers aux pieds et escortés de quatre hommes armés de fusils. Des gens arrêtés, Ivan Dmitritch en croisait très souvent, et ils éveillaient à chaque fois en lui un sentiment de compassion et de malaise, mais cette fois-ci la rencontre lui fit une impression particulièrement étrange. Il lui sembla brusquement qu’on pouvait lui aussi lui mettre les fers et le mener de cette façon, à travers la boue, à la prison. Rentrant chez lui après être passé chez son marchand, il rencontra près de la poste un inspecteur de police de sa connaissance qui le salua et fit avec lui quelques pas, ce qui, allez savoir pourquoi, lui parut suspect. Chez lui, de toute la journée les prisonniers et les soldats avec leurs fusils ne lui sortirent pas de la tête, et une inquiétude incompréhensible l’empêcha de lire et de se concentrer. Le soir, il n’osa pas allumer, et cette nuit-là, il ne dormit pas, ne faisant que songer qu’on pouvait venir l’arrêter, lui mettre les fers et l’emprisonner. Il ne se connaissait aucune faute et pouvait garantir, concernant l’avenir, qu’il ne tuerait personne, ne mettrait le feu nulle part et ne volerait pas davantage ; mais depuis quand est-il malaisé de commettre un délit par inadvertance, involontairement, et puis, ne faut-il pas compter avec la calomnie, ne peut-on, enfin, être victime d’une erreur judiciaire ? Ce n’est pas pour rien qu’instruit par une expérience séculaire, le dicton populaire dit qu’il ne faut jamais se croire à l’abri de la mendicité, pas plus que de de la prison. Et, vu les procédures actuelles, une erreur judiciaire est très possible, elle n’aurait rien d’étonnant. Les gens que des raisons professionnelles, des raisons de service mettent en contact avec la souffrance d’autrui, les juges, les policiers et les médecins, par exemple, s’endurcissent avec le temps et par la force de l’habitude, au point de ne plus pouvoir, quand bien même ils le voudraient, se comporter avec leurs clients autrement qu’en suivant un automatisme formel ; sous cet angle, ils ne diffèrent nullement du moujik qui, dans les arrière-cours, égorge moutons et veaux sans faire attention au sang. Ayant des rapports d’une sécheresse formelle avec les individus, un juge n’a besoin, pour priver un innocent de tous ses droits et l’envoyer au bagne, que d’une chose : de temps. Le temps d’observer les quelques formalités pour lesquels il reçoit son traitement, ensuite, tout est fini. Allez ensuite chercher justice et protection dans cette bourgade crasseuse située à deux cents verstes3 d’une ligne de chemin de fer ! Et n’est-il pas risible de songer à la justice, alors que chaque violence reçoit l’assentiment de la société, qui y voit une nécessité sage et rationnelle, cependant que tout acte de clémence, un acquittement par exemple, provoque un véritable tollé dû à l’inassouvissement d’un désir de vengeance4 ?

     Au matin, Ivan Dmitritch se leva épouvanté, une sueur froide sur le front, déjà absolument persuadé qu’on pouvait l’arrêter d’un moment à l’autre. Si ses pénibles pensées de la veille faisaient depuis si longtemps son siège, se disait-il, cela voulait dire qu’elles contenaient une part de vérité. En effet, elles ne pouvaient tout de même pas lui passer par la tête sans aucune raison. 

     Un sergent de ville passa sous ses fenêtres en prenant tout son temps : pas un hasard. Voilà que deux hommes s’étaient arrêtés près de chez lui et gardaient le silence. Pourquoi ce silence ?

     Vinrent alors des jours et des nuits de martyre pour Ivan Dmitritch. Tous les gens passant sous ses fenêtres ou entrant dans la cour lui semblaient être des espions et des limiers. À midi, le commissaire avait l’habitude de passer dans sa voiture tirée par deux chevaux ; venant de sa propriété sise en banlieue, il se rendait au commissariat central, mais Ivan Dmitritch avait à chaque fois l’impression qu’il allait trop vite, avec une expression particulière, il courait manifestement annoncer la présence en ville d’un très grand criminel. Chaque coup de sonnette, chaque coup frappé au portail faisait tressaillir Ivan Dmitritch, qui souffrait mille morts lorsqu’il trouvait un inconnu chez sa propriétaire ; en croisant des policiers ou des gendarmes, il souriait et sifflotait pour prendre un air d’indifférence. Il passait des nuits entières sans fermer l’œil, dans l’attente de son arrestation, mais ronflait de façon sonore et poussait de profonds soupirs, comme un dormeur, pour donner le change à sa logeuse ; parce que ne pas dormir ferait de lui un homme rongé par les remords, belle preuve de culpabilité ! Les faits et la saine logique l’assuraient que toutes ces craintes étaient absurdes et relevaient de la psychopathie, et qu’au fond il n’y avait rien d’effrayant, à tout prendre, à être arrêté et incarcéré, quand on avait la conscience tranquille ; mais plus il raisonnait intelligemment et logiquement, plus son angoisse croissait et le mettait à la torture. Cela ressemblait à l’historie de l’ermite qui voulait se dégager un petit espace au sein d’une forêt vierge ; plus il jouait de la hache, plus la forêt repoussait dru. Au bout du compte, voyant que tout cela était vain, Ivan Dmitritch cessa complètement de raisonner pour s’abandonner tout entier au désespoir et à la peur.

     Il se mit à rester à l’écart et à fuir les gens. Son travail lui répugnait déjà par le passé, il lui devint désormais insupportable. il redoutait qu’on ne lui fît une entourloupe, qu’on ne glissât subrepticement dans sa poche un pot-de-vin pour le convaincre ensuite de corruption, ou de faire lui-même par distraction une erreur avec du papier timbré, erreur équivalent à une fraude, ou encore de perdre de l’argent qu’on lui aurait confié. Chose étrange, à aucune autre époque sa pensée n’avait jamais fait preuve d’autant de souplesse et d’inventivité qu’à présent, alors qu’il imaginait chaque jour mille raisons variées de s’inquiéter vraiment pour sa liberté et son honneur. En revanche, son intérêt pour le monde extérieur, notamment pour les livres, s’atténua considérablement, et sa mémoire se mit à lui faire sérieusement défaut.

     Au printemps, quand la neige eut disparu, on trouva dans un ravin proche du cimetière deux cadavres à demi putréfiés, ceux d’une vieille et d’un jeune garçon, portant des traces de mort violente. En ville, il ne fut plus question que de ces cadavres et des assassins inconnus. Pour qu’on ne le soupçonnât pas d’être l’assassin, Ivan Dmitritch allait par les rues le sourire aux lèvres, mais lorsqu’il rencontrait des gens de sa connaissance, il pâlissait, rougissait et et se mettait à assurer qu’il n’y avait pas de crime plus vil que le meurtre d’êtres faibles et sans défense. Mais il fut vite lassé de cette feinte mensongère, et décida, après quelque réflexion, que le mieux, dans sa position, était de se cacher dans la cave de sa logeuse. Il y resta une journée, puis une nuit et enfin la journée suivante, complètement gelé, et attendit l’obscurité pour se glisser comme un voleur dans sa chambre. Il demeura jusqu’à l’aube au milieu de la pièce, immobile, tendant l’oreille. Au petit matin, avant le lever du soleil, les fumistes arrivèrent chez la propriétaire. Ivan Dmitritch savait très bien qu’ils venaient refaire le poêle de la cuisine, mais sa peur lui souffla que c’étaient des policiers déguisés en fumistes. Il sortit en catimini de son logement et, en proie à la terreur, sans redingote ni chapeau, s’enfuit en pleine rue. Des chiens lui couraient après en aboyant, un moujik criait quelque part derrière lui, l’air lui sifflait aux oreilles, Ivan Dmitritch avait l’impression que toute la violence du monde s’était amassée dans son dos et le poursuivait.

     On l’arrêta, on le ramena chez lui et on envoya sa logeuse chercher un médecin. Le docteur Andréï Efimytch, dont il sera question plus loin5, prescrivit des compresses froides, à lui poser sur la tête, et des gouttes de laurier-cerise6 ; il hocha tristement la tête et s’en alla en disant à la logeuse qu’il ne reviendrait pas, car il n’y avait pas à empêcher les gens de perdre l’esprit. Comme  Ivan Dmitritch n’avait pas de quoi vivre, ni se soigner à domicile, on l’envoya bientôt à l’hôpital, où il fut mis dans la salle des maladies vénériennes. Il ne dormait pas la nuit, faisait des caprices et dérangeait les malades, on ne tarda pas, sur l’ordre d’Andréï Efimytch, à le transférer à la salle 6.

     Au bout d’un an, en ville, tout le monde avait oublié Ivan Dmitritch, et ses livres, entassés par sa propriétaire dans un traîneau sous un auvent, avaient été volés un par un par les gamins.




Notes


  1. Ou un artisan : un petit-bourgeois, ni noble ni moujik.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Titre_ex%C3%A9cutoire
  3. Rappel : la verste faisait 1,1 km environ.
  4. L’appel à la clémence se trouve dans plus d’un texte de Tchékhov, par exemple ici :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/150616/le-recit-du-chef-jardinier-anton-tchekhov
  5. Il s’agit du personnage principal de la nouvelle, Andréï Efimytch (Efimovitch) Raguine. Efim se prononce Ifim, avec accent final.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurier-cerise




IV



     Le voisin de gauche d’Ivan Dmitritch est, comme je l’ai dit, je juif Moïsseïka ; quant à celui de droite, c’est un moujik ayant l’air d’une barrique de graisse presque sphérique, au visage stupide et dépourvu de toute expression. C’est une brute immobile, gloutonne et malpropre, qui a depuis longtemps perdu la faculté de penser et de ressentir. Il dégage en permanence une puanteur âcre et suffocante. 

     Nikita, en nettoyant derrière lui, le bat de façon épouvantable, à tour de bras et sans ménager ses poings ; ce qui est effrayant, ce n’est pas qu’on le batte – à cela on peut s’habituer –, mais que cette brute hébétée ne réponde rien à ces coups : pas un son, pas un mouvement, aucune expression dans ses yeux, il se contente d’osciller un peu, comme un lourd tonneau.

     Le cinquième et dernier pensionnaire de la salle 6 est un petit-bourgeois, un ancien employé des postes, chargé du tri. C’est un petit blond maigrichon, avec un bon visage un peu trop malicieux; À en juger par ses yeux calmes et intelligents, au regard clair et joyeux, ce petit malin détient un secret très important et fort agréable. Il a sous son oreiller et sous son matelas quelque chose qu’il ne montre à personne, mais ce n’est pas par peur qu’on le lui confisque ou le lui vole, non, c’est par pudeur. Il  va parfois à la fenêtre et, tournant le dos à ses compagnons, il pose sur sa poitrine une chose qu’il contemple en baissant la tête ; si l’on s’approche de lui à ce moment, il est décontenancé et arrache la chose de sa poitrine. Mais il n’est pas difficile de deviner son secret. 

     — Félicitez-moi, dit-il souvent à Ivan Dmitritch, je suis proposé pour le Stanislas1 de deuxième classe avec étoile. La deuxième classe avec étoile, on ne la donne qu’aux étrangers, mais on veut, j’ignore pourquoi, faire une exception pour moi, dit-il avec un sourire et un haussement d'épaules perplexe. J’avoue que je ne m’y attendais pas !

     — Je ne comprends rien à tout cela, déclare Ivan Dmitritch d’un ton morose.

     — Et vous savez ce que je finirai par obtenir tôt ou tard ? poursuit l’ancien trieur de courrier en clignant des yeux avec malice. Je suis sûr de recevoir l’Étoile polaire2 de Suède. C’est un ordre qui mérite qu’on fasse quelques démarches. Croix blanche et ruban noir. Très joli.

     La vie n’est sans doute nulle part aussi monotone que dans le pavillon. Le matin, les malades, sauf le paralytique et le moujik obèse, vont se débarbouiller dans le vestibule, dans un grand baquet, en s’essuyant aux pans de leur robe de chambre d’hôpital ; puis ils boivent, dans des quarts en étain, le thé que Nikita ramène du bâtiment principal. Chacun reçoit son quart. À midi, ils mangent de la soupe aux choux marinés et du gruau, bouillie qu’ils finissent au dîner. Dans l’intervalle, ils restent couchés, dorment, regardent par la fenêtre et déambulent de long en large dans la salle. Ainsi chaque jour. Et l’ancien trieur remet ça tous les jours avec les mêmes décorations. 

     On voit rarement de nouveaux visages salle 6. Il y a longtemps que le docteur n’accepte plus de nouveaux fous, quant aux amateurs de visites aux asiles d’aliénés, il n’y en a guère, sur terre. Tous les deux mois, le barbier Sémione Lazaritch3 se montre au pavillon. La façon dont il tond les fous, comment Nikita l’y aide et le désarroi dans lequel la venue du barbier ivre et souriant plonge à chaque fois les malades, nous n’en parlerons pas.

     En dehors du barbier, personne ne vient jeter un coup d’œil dans le pavillon. Les malades sont condamnés, jour après jour, à ne voir que Nikita.

     Cela dit, une rumeur  assez étrange court depuis peu à l’hôpital.

     Rumeur selon laquelle le docteur se serait mis à visiter la salle 6.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            

       


Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_de_Saint-Stanislas_(Russie_imp%C3%A9riale)
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_royal_de_l%27%C3%89toile_polaire
  3. Pour Lazariévitch, fils de Lazare.






V



     Étrange rumeur !

     Le docteur Andréï Efimytch Raguine est, dans son genre, un homme remarquable. On dit que dans sa prime jeunesse, il était très pieux et se destinait à la carrière ecclésiastique et qu’il se préparait en 1863, à sa sortie du lycée, à entrer au Grand Séminaire, c’est alors que son père, docteur en médecine et chirurgien, l’aurait raillé de façon mordante en lui déclarant catégoriquement qu’il ne le regarderait plus comme son fils s’il se faisait pope. J’ignore à quel point cela est vrai, mais Andréï Efimytch a avoué à plusieurs reprises ne jamais s’être senti de vocation pour la médecine, ni, plus généralement, pour les disciplines scientifiques1.

     Quoi qu’il en soit, ayant terminé ses études de médecine, il ne prit pas l’habit ecclésiastique et, dès le début de sa carrière médicale, ressembla très peu à un homme d’église. 

     Son extérieur est sans grâce, grossier comme celui d’un moujik ; avec sa figure, sa barbe, ses cheveux plats, sa constitution robuste et ses allures gauches, il fait penser à un aubergiste de grande route, ventru, intempérant et dur en affaires. Il a un visage rude et couvert de veines bleues, de petits yeux et le nez rouge. Grand et large d’épaules, il a des mains et des pieds énormes ; qu’il vous attrape d’une main, et vous êtes mort, dirait-on. Mais son allure est tranquille, sa démarche prudente, pateline ; si vous le rencontrez dans un couloir étroit, il s’arrête toujours le premier pour vous laisser passer, en vous disant, non pas de la voix de basse qu’on attendrait chez lui, mais d’une petite voix douce de ténor : « Pardon ! » Il a au cou une petite tumeur qui lui interdit les faux-cols empesés et raides, il porte toujours une chemise souple, de toile ou d’indienne. D’ailleurs, il ne s’habille pas du tout comme un docteur. Il porte le même complet pendant dix ans, et le neuf (ordinairement acheté dans un magasin juif) aura sur lui l'air aussi râpé et défraichi que l’ancien ; il garde la même redingote pour donner ses consultations, prendre ses repas et aller voir des amis ; il ne s’agit pas chez lui d’avarice, mais d’une indifférence complète pour sa tenue.

     Lorsqu’Andréï Efimytch arriva en ville pour prendre son poste, l’« Hôtel-Dieu » se trouvait dans une situation effrayante. Dans les salles, les couloirs et la cour de l’hôpital, on avait du mal à respirer tant la puanteur était grande. Les moujiks de service à l’hôpital, les garde-malades et leurs enfants dormaient dans les salles, mélangés aux malades. Les cafards, les punaises et les souris rendaient la vie impossible, tout le monde s’en plaignait. Dans la section chirurgicale, l’érysipèle refusait de disparaître. On ne trouvait dans tout l’hôpital que deux scalpels, et pas un seul thermomètre, on entreposait des pommes de terre dans les baignoires. L’intendant, la lingère et l’aide-médecin volaient les malades et l’on racontait que l’ancien docteur, le prédécesseur d’Andréï Efimytch, vendait secrètement l’alcool de l’hôpital et qu’il s’était constitué un véritable harem de malades et de garde-malades. En ville, on était parfaitement au courant de ces désordres, on les exagérait, même, mais on n’en faisait pas un drame ; les uns les justifiaient en disant qu’il n’entre à l’hôpital que des petits-bourgeois et des moujiks, qui n’ont pas de raison de se plaindre puisqu’ils y vivent bien mieux que chez eux ; inutile de les nourrir de gélinottes ! Pour d’autres, la ville seule, sans l’aide du zemstvo2, n’avait pas les moyens d’entretenir un bon hôpital ; on pouvait déjà remercier Dieu qu’il y en eût un, même mauvais. Et le jeune zemstvo n’ouvrait d’établissement de soins ni en ville ni à proximité, au motif que la ville avait déjà son hôpital.

     Ayant inspecté l’hôpital, Andréï Efimytch arriva à la conclusion que l’établissement était immoral et dangereux au plus haut point pour ses pensionnaires. À son avis, ce que l’on pouvait faire de plus sage, c’était de renvoyer les malades et de fermer l’hôpital. Mais il jugea que sa seule volonté n’y suffirait pas, et que ce serait inutile ; chassée d’un endroit, la malpropreté physique et morale irait dans un autre ; il fallait attendre qu’elle disparaisse d’elle-même. En outre, si les gens avaient ouvert cet hôpital et le toléraient chez eux, c’est qu’ils en avaient besoin ; les préjugés et les saletés et vilenies quotidiennes sont nécessaires, puisque, avec  le temps, ils se changent en quelque chose de valable, comme le fumier se transforme en humus. Il n’y a rien de si bon sur terre qui ne comporte aucune saleté à son origine.

     Ayant pris ses fonctions, Andréï Efimytch parut donc assez indifférent à l’anarchie de l’hôpital. Il demanda juste aux moujiks de service et aux garde-malades de ne pas coucher la nuit dans les salles et fit installer deux armoires pleines d’instruments ; quant à l’intendant, à la lingère et à l’aide-médecin, ils restèrent en place, ainsi que l’érysipèle.

     Andréï Efimytch aime énormément l’intelligence et l’honnêteté, mais il manque de caractère et de confiance en son bon droit pour faire que la vie, autour de lui, soit intelligente et honnête. Ordonner, interdire et insister, il ne sait absolument pas le faire. C’est comme s’il avait le vœu de ne jamais élever la voix et de ne jamais employer l’impératif. Il a du mal à dire : « donne-moi », ou « apporte-moi » ; quand il a faim, il toussote avec indécision et dit à la cuisinière : « Je pourrais peut-être avoir du thé… » ou « Si je pouvais déjeuner… » Quant à dire à l’intendant d’arrêter de voler, le chasser ou supprimer carrément cette fonction inutile, cet emploi de parasite, c’est complètement au-dessus de ses forces. Lorsqu’on trompe Andréï Efimytch, qu’on le flatte, et qu’on lui demande sa signature pour un compte notoirement trafiqué, il rougit comme une écrevisse et se sent coupable, mais il le signe quand même, ce compte ; lorsque les malades se plaignent à lui d’avoir faim ou lui parlent de la grossièreté des garde-malades, il bredouille d’un air gêné et coupable : « Bon, bon, j’examinerai cela plus tard… Il doit y avoir un malentendu… »

     Les premiers temps, Andréï Efimytch travailla avec beaucoup de zèle. Il assurait les consultations du matin jusqu’à l’heure du déjeuner, opérait et faisait même des accouchements. Les dames disaient de lui qu’il était attentionné, et que son diagnostic était excellent, tout particulièrement quant aux maladies de l’enfance et aux affections féminines. Mais à la longue, du fait de la monotonie de son travail et de son évidente inutilité, l’ennui le gagna. Vous verrez aujourd’hui trente malades en consultation, demain il en viendra trente-cinq, après-demain quarante, et ainsi de suite de jour en jour, d’année en année, la mortalité en ville ne diminue pas et les malades continuent d’affluer. Venir vraiment en aide à quarante malades durant la matinée et jusqu’à l’heure du déjeuner est physiquement impossible, il y a donc là, que vous le vouliez ou non, une tromperie. Avoir vu, durant l’exercice d’une année, douze mille malades signifie tout bonnement avoir trompé douze mille personnes. Garder dans des salles d’hôpital des gens sérieusement malades et s’occuper d’eux selon les règles de la science, ce n’est pas non plus possible, car il y a bien des règles, mais point de science ; si l’on délaisse la philosophie pour suivre rigoureusement les règles, comme le font les autres médecins, ce qui est avant tout nécessaire, c’est de la propreté et un air renouvelé, et non de la saleté, une nourriture saine et non une soupe puante aux choux aigres, et enfin de bons auxiliaires et non des voleurs. 

     Et puis, pourquoi empêcher les gens de mourir, alors que la mort est la fin normale de la vie, le terme prescrit à chacun ? Quel intérêt y a-t-il à ce qu’un mercanti ou quelque fonctionnaire vivent cinq ans, dix ans de plus ? Si l’on considère que le but de la médecine est de soulager, grâce aux remèdes, les souffrances, la question s’impose à vous malgré vous : pourquoi les soulager ? Primo, on dit que les souffrances conduisent l’homme à la perfection, et, secundo, si l’humanité apprend réellement à adoucir ses souffrances au moyen de pilules et de gouttes, elle abandonnera complètement la religion et la philosophie, dans lesquelles furent trouvés jusqu’à présent non seulement une protection contre toutes sortes de malheurs, mais même le bonheur. Pouchkine, avant de mourir, endura de terribles souffrances, le pauvre Heine resta paralysé des années durant ;  pourquoi ne pas laisser souffrir un Andréï Efimytch ou une Matriona Savichna, dont la vie est parfaitement indigente et serait, sans la souffrance, entièrement vide, comparable à celle d’une amibe ?

     Accablé par ces considérations déprimantes, Andréï Efimytch se découragea et  cessa de venir tous les jours à l’hôpital.





Notes


  1. Dites « sciences spécialisées », la philosophie étant la « science générale ».
  2. Assemblée rurale, dominée par la noblesse locale. Tchékhov en parle souvent, il fut par moments attaché, en tant que médecin, à un zemstvo. J’en profite pour signaler que la situation des médecins russes de l’époque était souvent difficile :
    Toutefois, le travail des médecins de zemstvo rencontrait diverses difficultés : un grand nombre de patients dans les secteurs très étendus, la solitude personnelle et professionnelle dans des villages reculés et arriérés, sont souvent des causes de dépression, d'alcoolisme et même de suicides, comme le rapporte V. Grebenščikov, auteur de plusieurs ouvrages sur la mortalité des médecins dans la Russie de la fin du XIXe siècle (extrait de la thèse de Natalia Korioukina-Sacré : « L’image du médecin dans la littérature russe du XIXe siècle », soutenue en décembre 2011 et trouvée sur Internet). 






VI



     Voici comment se passe sa vie. D’ordinaire, il se lève vers huit heures, s’habille et prend du thé. Puis il s’assoit dans son cabinet pour lire, ou se rend à l’hôpital. Là se tiennent, dans un petit corridor sombre et étroit, les malades en soins ambulatoires qui attendent la consultation. Près d’eux les moujiks agents hospitaliers et les garde-malades cavalent, leurs bottes résonnant sur le sol en briques, des malades hâves passent, en robe de chambre, on emporte des morts et des vases de nuit, des enfants pleurent et il y a des courants d’air. Andréï Efimytch sait que pour des fiévreux, des tuberculeux et, en général, pour des malades impressionnables, une telle ambiance est une torture, mais qu’y faire ? Dans la salle de consultations, il est accueilli par son aide-médecin1, Sergueï Serguéïtch2, petit homme replet au visage propret et rasé, aux joues rebondies, aux manières douces et coulantes, qui, dans son ample costume neuf, a davantage l’air d’un sénateur que d’un aide-médecin. Il a une énorme clientèle en ville, porte une cravate blanche et s’estime plus compétent que le docteur, qui n’a pas de clientèle du tout. Dans un coin de la salle se trouve une grande image sainte dans une armoire à icônes, devant laquelle brûle une grosse lampe, avec à côté un grand chandelier dans une housse blanche ; aux murs sont accrochés des portraits d’évêques, une vue du monastère Sviatogorski3 et des couronnes de bleuets séchés. Sergueï Serguéitch est pieux et il aime la magnificence. C’est lui qui a fait placer l’image sainte, à ses frais ; le dimanche, dans la salle de consultation, un malade récite, sur son ordre, les acathistes4, après quoi Sergueï Serguéitch fait en personne le tour des salles avec un petit encensoir pour y répandre de l'encens.

     Les malades sont nombreux et le temps manque, alors on se borne à un bref interrogatoire et à la remise de quelque remède dans le genre d’une pommade apaisante ou un peu d’huile de ricin. Andréï Efimytch est assis, pensif, la joue appuyée sur le poing, posant machinalement les questions. Sergueï Serguéitch est également assis, il se frotte les mains et intervient parfois.

     « Nos souffrances et notre gêne viennent de ce que nous implorons mal la miséricorde divine. Eh oui ! »

     Pendant les consultations, Andréï Efimytch ne fait pas d’opérations ; il a depuis longtemps5 perdu l’habitude de pratiquer des interventions, et la vue du sang l’émeut désagréablement. Quand il doit ouvrir la bouche d’un enfant pour lui examiner la gorge, et que le marmot se met à crier et à se défendre avec ses menottes, ce bruit dans ses oreilles lui cause un vertige et lui fait monter les larmes aux yeux. Il prescrit en hâte un médicament et agite les mains pour que la paysanne emporte l’enfant au plus vite.

     L’insupportent vite la timidité et la balourdise des malades, ainsi que le voisinage du solennel Sergueï Serguéitch, les portraits aux murs et ses propres questions, invariablement répétées depuis plus de vingt ans. Et il s’en va après avoir vu cinq ou six malades. Les autres, l’aide-médecin s’en occupe sans lui.

     Remuant l’agréable pensée que, Dieu merci, il n’a plus, depuis longtemps, de clientèle privée et que personne ne viendra le déranger, Andréï Efimytch, rentré chez lui s’assoit aussitôt à son bureau, dans son cabinet, et se met à lire. Il lit beaucoup, et toujours avec un grand plaisir. La moitié de son traitement passe dans l’achat de livres, et trois des six pièces de son appartement croulent sous les livres et les vieilles revues. Il aime surtout les ouvrages d’histoire et de philosophie ; pour ce qui est de la médecine, il est seulement abonné au journal Le Médecin6, qu’il lit toujours en commençant par la fin. Il lit à chaque fois plusieurs heures de suite, sans se lasser. Il ne lit pas aussi vite, ni aussi impétueusement, que jadis Ivan Dmitritch7, il lit lentement, avec pénétration, en s’arrêtant souvent aux endroits qui lui plaisent, ou qu’il ne comprend pas. Il y a toujours, à côté de son livre, une petite carafe de vodka, ainsi qu’un concombre salé ou une pomme marinée, posés directement sur le drap revêtant la table, sans assiette. Toutes les demi-heures, sans lever les yeux de son livre, il se verse un petit verre de vodka qu’il boit, puis, toujours sans regarder, il cherche à tâtons le concombre et en grignote un morceau.

     À trois heures8, il s’approche prudemment de la porte de la cuisine, tousse et dit :

     « Dariouchka9, je pourrais peut-être déjeuner… »

     Après son repas, assez mauvais et servi sans grande propreté, Andréï Efimytch déambule dans son logement, les bras croisés, il pense. Quatre heures sonnent, puis cinq heures, il marche toujours, réfléchissant. La porte de la cuisine grince de temps en temps et le visage rouge et ensommeillé de Dariouchka se montre.

     — Andréï Efimytch, ce n’est pas l’heure de votre bière ? demande-t-elle, l’air soucieux.

     — Non, pas encore, répond-il. Je vais attendre… attendre…

     Vers le soir, arrive habituellement le directeur de la poste, Mikhaïl Avérianytch10, le seul dans toute la ville dont Andréï Efimytch ne trouve pas la compagnie pesante. Mikhaïl Avérianytch a été autrefois un très riche propriétaire, il a servi dans la cavalerie, mais il s’est ruiné et la nécessité l’a contraint, sur ses vieux jours, à entrer dans l’administration des postes. Il a l’air sémillant et bien portant, il a de luxuriants favoris gris, d’excellentes manières et une voix agréablement sonore. C’est un homme bon et sensible, mais soupe au lait. Lorsque quelqu’un, à la poste, proteste et maintient son désaccord, ou commence simplement à discuter, Mikhaïl Avérianytch devient tout rouge, se met à trembler de tout son corps et crie d’une voix tonnante : « Taisez-vous ! », tant et si bien que le bureau de poste a acquis depuis longtemps la réputation d’un établissement qu’il vaut mieux éviter. Mikhaïl Avérianytch estime et apprécie Andréï Efimytch pour sa culture et sa noblesse d’âme, alors qu’il traite avec hauteur les autres habitants de la ville, comme s’ils étaient ses subordonnés.

     — C’est moi ! dit-il en entrant chez Andréï Efimytch. Bonjour, mon cher. Je viens encore vous assommer, pas vrai ?

     — Du tout, je suis ravi, lui répond le docteur. Je suis toujours content de vous voir.

     Les deux amis s’assoient sur le canapé du cabinet et fument un moment en silence.

     « Dariouchka, si nous pouvions avoir de la bière ! » dit Andréï Efimytch.

     Ils boivent aussi en silence la première bouteille : le docteur est pensif, tandis que Mikhaïl Avérianytch a le visage animé et joyeux d’un homme ayant quelque chose de fort intéressant à raconter. C’est toujours le docteur qui entame la conversation.

     — Il est vraiment regrettable, dit-il lentement et sans élever la voix, en hochant la tête et sans regarder en face son interlocuteur (il ne regarde personne en face), il est vraiment regrettable, cher Mikhaïl Avérianytch, qu’il n’y ait absolument personne dans notre ville pour cultiver l’art de la conversation intelligente et intéressante. C’est pour nous une immense privation. Les intellectuels eux-mêmes ne s’élèvent pas au-dessus des platitudes vulgaires ; leur niveau de développement n’est nullement supérieur, je vous le certifie, à celui des classes inférieures.

     — Absolument exact. Je suis d’accord.

     — Vous savez vous-même, reprend le docteur à mi-voix, posément, que rien, en ce monde, n’a d’importance ni d’intérêt, en dehors des manifestations supérieures de l’esprit humain. L’esprit marque une séparation nette entre l’animal et l’homme, souligne la divinité chez ce dernier et remplace pour lui, dans une certaine mesure, l’immortalité qu’il ne possède pas. Il s’ensuit que l’esprit est la seule source de jouissance possible. Or nous ne voyons ni n’entendons rien de spirituel autour de nous, nous sommes donc privés de jouissance. Il est vrai que nous avons des livres, mais ce n’est pas du tout la même chose que la conversation de vive voix et le commerce des hommes. Si vous me permettez une comparaison un peu bancale, les livres sont la partition, et la conversation le chant.

     — Absolument exact.

     Un temps de silence. Dariouchka sort de la cuisine et, le poing sous le menton, l’air stupidement affligée, elle reste sur le seuil à écouter.

     — Hélas ! soupire Mikhaïl Avérianytch. Demander aux gens d’avoir de l’esprit, de nos jours !

     Et il raconte comme la vie, autrefois, était saine, gaie et intéressante, comme l’intelligentsia, en Russie, était pleine d’esprit et avait une haute idée de l’honneur et de l’amitié. On prêtait de l’argent sans lettre de change, et c’était une infamie de ne pas tendre une main secourable à un camarade dans le besoin. Et quelles campagnes, quelles aventures, quelles escarmouches, quels camarades, quelles femmes ! Et le Caucase, quel pays merveilleux !La femme d’un chef de bataille, une femme étrange, s’habillait en officier et s’en allait le soir dans les montagnes, toute seule, sans guide; On disait qu’elle avait une aventure avec un prince, dans un aoul11.

     « Reine des Cieux12, notre mère… » soupire Dariouchka.

     — Et ce qu’on pouvait boire ! Ce qu’on pouvait manger ! Et quels libéraux13 enragés il y avait !

     Andréï Efimytch écoute sans entendre ; il pense à quelque chose en sirotant sa bière.

     — Je rêve souvent à des gens intelligents et à des conversations avec eux, dit-il soudain en interrompant Mikhaïl Avérianytch. Mon père m’a fait donner une excellente instruction, mais, influencé par les idées des années soixante, il m’a obligé à faire ma médecine. J’ai l’impression que, si je ne lui avais pas obéi à l’époque, je me trouverais à présent en plein dans le mouvement intellectuel. Je serais probablement membre de quelque faculté. Bien sûr, l’esprit n’est pas non plus éternel, il est éphémère, mais vous savez déjà pourquoi j’ai un penchant pour lui. La vie est un piège regrettable. Lorsque l’homme qui réfléchit atteint son âge viril et la maturité de sa conscience, il se sent malgré lui pris au piège, un piège sans issue. En effet, Il a été tiré du néant et appelé à la vie de façon tout à fait accidentelle et sans l’avoir voulu… Dans quel but ? Veut-il connaître le sens et la finalité de son existence, on ne le lui dit pas, ou on lui débite des fadaises ; il frappe à la porte, on ne lui ouvre pas ; la mort vient à lui – également contre sa volonté. Et voilà, tout comme des détenus, unis par leur commun malheur, éprouvent quelque soulagement à se trouver réunis, dans la vie, le piège reste inaperçu lorsque des gens portés à l’analyse et aux généralisations, se réunissent et passent du temps à échanger librement de fières idées. En ce sens, l’esprit est une jouissance irremplaçable.

     — Absolument exact.

     Sans regarder son interlocuteur en face, d’une voix douce et en marquant des pauses, Andréï Efimytch continue à parler de gens intelligents et de conversations avec eux, cependant que Mikhaïl Avérianytch l’écoute attentivement et marque son accord : « Absolument exact. »

     — Mais vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme ? demande brusquement le directeur de la poste.

     — Non, mon cher Mikhaïl Avérianytch, je n’y crois pas, et n’ai pas de raison d’y croire.

     — J’avoue que j’en doute moi aussi. Pourtant, j’ai par ailleurs comme le sentiment que je ne mourrai jamais. Ah, me dis-je, vieux birbe, il est temps de mourir ! Et, dans les tréfonds de mon âme, une petite voix me dit : « N’en crois rien, tu ne mourras pas ! »

     À neuf heures passées, Mikhaïl Avérianytch s’en va. Enfilant sa pelisse dans le vestibule, il dit en soupirant :

     — Tout de même, dans quel trou perdu le destin nous a-t-il placés ! Le pire, c’est que c’est ici qu’il faudra mourir. Ah ! là ! là !…



        


Notes


  1. Le fameux feldsher, grade intermédiaire entre lnfirmier et médecin, que l’on retrouve dans de nombreux récits de Tchékhov, et qui s’y fait étriller régulièrement pour incompétence, ivrognerie, etc.
  2. Pour Sergueïevitch, fils de Serge. Le nom de famille de l’aide-médecin n’est pas donné.
  3. Monastère des Montagnes saintes, où se trouve la tombe de Pouchkine :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Monast%C3%A8re_Sviatogorski
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Acathiste
  5. Il s’est donc écoulé du temps depuis la fin du chapitre précédent : aspect un peu décousu de texte, qu’attaqua Soljénitsyne.
  6. Hebdomadaire édité à Saint-Pétersbourg entre 1880 et 1901, auquel Tchékhov était sûrement abonné. Le titre devint Le Médecin russe entre 1901 et 1918. La notice de l’édition de l’Académie des Sciences de l’URSS signale qu’on trouvait dans les dernières pages diverses informations pratiques : changement d’affectations médicales, nécrologie, cas médicaux, etc.
  7. Rappel : il s’agit du malade Gromov.
  8. Le déjeuner (appelé dîner dans certaines traductions, en référence au dîner d’ancien Régime, le « dîner » devenant alors le souper…), principal repas, a lieu vers quinze heures, voire plus tard…
  9. Diminutif caressant du prénom Daria.
  10. Pour Avérianovitch, fils d’Avérian.
  11. Village au Caucase. Ce bref passage évoque le roman de Lermontov…
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/110619/un-heros-de-notre-temps-mikhail-lermontov
  12. Appellation de la Sainte Vierge en russe.
  13. Libéralisme politique, occidentalisme opposé au tsarisme, au servage, etc.






VII



     Ayant raccompagné son ami, Andréï Efimytch s’assoit à son bureau et se remet à lire. Aucun bruit ne vient troubler la paix du soir, puis le silence de la nuit, le temps semble s’être arrêté, suspendu comme le docteur au-dessus de son livre, c’est comme si plus rien n’existait en dehors de ce livre et de la lampe à abat-jour vert. La rude figure de moujik du docteur s’illumine peu à peu d’un sourire ravi et attendri devant les avancées de l’esprit humain. « Ah, pourquoi l’homme n’est-il pas immortel ? songe-t-il. À quoi bon les circonvolutions et les centres cérébraux, à quoi bon la vue, la parole, la sensation de soi, le génie, si tout cela est destiné à aller dans la terre et à se refroidir finalement avec l’écorce terrestre, puis à tourner avec la Terre autour du Soleil, rotation sans but et dépourvue de sens, pendant des millions d’années ? Pour se refroidir et tourbillonner ensuite, il n’était nullement besoin de tirer du néant l’homme, cet être à l’esprit élevé, presque divin, pour ensuite, comme par dérision, le transformer en argile.

     La matière qui se conserve en se transformant ! Quelle lâcheté, de se consoler avec ce succédané d’immortalité ! les processus inconscients qui ont lieu dans la nature sont d’un niveau inférieur à la stupidité humaine elle-même, puisque la stupidité contient tout de même une part de conscience et de volonté libre, tandis qu’il n’y a rien du tout dans les processus naturels. Seul un lâche dont la peur l’emporte, devant la mort, sur la dignité, peut se consoler que son corps, avec le temps, continuera à vivre dans l’herbe, dans une pierre, dans un crapaud… Voir sa propre immortalité dans les transformations de la matière est aussi étrange que de prédire un brillant avenir à un étui après que le violon précieux qu’il contenait a été cassé et qu’il est hors d’usage.

     Quand sonnent les heures, Andréï Efimytch se renverse sur le dos de son fauteuil et ferme les yeux afin de réfléchir un peu. Et, sans y prendre garde, sous l’influence des belles pensées qu’il vient de lire, il jette un regard à son passé et à son présent. Le passé le dégoûte, mieux vaut l’oublier. Et le présent, c’est pareil. Il sait qu’au moment où ses pensées tournent autour du Soleil avec la Terre refroidie, tout près de son appartement, dans le grand bâtiment de l’hôpital, des gens souffrent de leurs maladies et de la saleté ; l’un d’eux, peut-être, ne peut pas dormir, il lutte contre la vermine, un autre contracte l’érésypèle ou gémit à cause d’un bandage trop serré ; des malades jouent peut-être aux cartes avec les gardes-malades et boivent de la vodka. Durant l’exercice annuel, douze mille personnes ont été trompées ; comme vingt ans plus tôt, toute l’activité hospitalière repose sur le vol, les potins, les ragots, le piston, un charlatanisme grossier, et l’hôpital donne comme autrefois l’image d’un établissement immoral et au plus haut point malsain pour ses pensionnaires. Le docteur sait que, derrière les grilles de la salle 6, Nikita rosse les malades, et que Moïsseïka va tous les jours mendier en ville.

     D’un autre côté, il sait parfaitement qu’un changement fantastique s’est produit, ces vingt dernières années, en médecine. quand il était étudiant, il avait l’impression que la médecine connaîtrait bientôt le sort de l’alchimie et de la métaphysique, à présent, lorsqu’il lit, la nuit, la médecine l’émeut et suscite en lui de l’admiration et même de l’enthousiasme. Quel éclat inattendu, en effet, quelle révolution ! On peut, grâce à l’antisepsie, réaliser des opérations que le grand Pirogov1 estimait impossibles, même in spe2. De simples médecins de zemstvos3 se lancent dans des résections de l’articulation du genou, on compte une seule mort pour cent laparotomies et la gravelle est tenue pour une bagatelle, à tel point qu’on n’écrit même plus rien sur ce thème. On guérit radicalement la syphilis. Et la théorie de l’hérédité, l’hypnotisme, les découvertes de Pasteur et de Koch, l’hygiène accompagnée de statistiques, et notre médecine russe des zemstvos ? La psychiatrie et sa classification actuelle des maladies, ses méthodes pour diagnostiquer et soigner, c’est, comparé à ce qui existait auparavant, un véritable Elbrouz4. Maintenant, on ne verse plus d’eau froide sur la tête des fous et on ne leur met plus la camisole de force5 ; on les garde avec humanité et même, comme c’est écrit dans les journaux, on organise pour eux des spectacles et des bals. Andréï Efimytch sait qu’au regard des tendances actuelles, une abomination comme la salle 6 n’est possible qu’à deux cents verstes d’une ligne de chemin de fer, dans une petite ville dont le maire et les conseillers municipaux sont tous des petits-bourgeois à moitié illettrés, voyant dans le médecin un pontife qu’il faut croire sans émettre la moindre critique, quand bien même il vous verserait de l’étain fondu dans la bouche ; ailleurs, il y a longtemps que le public et les journaux auraient entièrement démoli cette petite Bastille.

     « Bon, et alors ? se demande Andréï Efimytch en rouvrant les yeux. Qu’est-ce que tout cela a donné ? En dépit de l’antisepsie, de Pasteur et de Koch, la réalité n’a pas changé, au fond. La morbidité et la mortalité sont les mêmes. On organise des bals et des spectacles pour les fous, mais on ne les remet quand même pas en liberté. De sorte que tout cela se ramène à de prétentieuses sornettes, et il n’y a au fond aucune différence entre mon hôpital et la meilleure clinique de Vienne. »

     Mais le chagrin et quelque chose ressemblant à de l’envie l’empêchent re rester indifférent. Cela doit être la fatigue. Sa tête alourdie s’incline sur le livre, il met les mains sous son visage pour adoucir sa position et songe :

     « Mon travail est nuisible, et je reçois de l’argent de gens que je trompe ; je suis malhonnête. Mais je ne suis rien par moi-même, rien qu’une parcelle d’un mal social nécessaire : tous les fonctionnaires de district sont nuisibles et touchent leur traitement sans raison… Partant, ce n’est pas moi qui suis coupable de cette malhonnêteté qui est la mienne, c’est l ‘époque… Si j’étais né deux cents ans plus tard, j’aurais été différent. »

     Lorsque trois heures sonnent, il éteint la lampe et va dans sa chambre. Il n’a pas sommeil.  




Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Pirogov
  2. Tel quel dans le texte : à espérer pour l’avenir.
  3. Voir la note 2 du chapitre V. Médecine à la campagne…
  4. Point culminant du Caucase : https://fr.wikipedia.org/wiki/Elbrouz
  5. Notamment sous l’influence des Sergueï Korsakov – indication trouvée dans la notice de l’édition soviétique :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Sergue%C3%AF_Korsakov





VIII



          Il y a de cela deux ans, le zemstvo s’est fendu d’une subvention de trois cents roubles par an dans le but de renforcer le personnel médical de l’hôpital de la ville, en attendant l’ouverture d’un hôpital de district, et l’on a fait venir en ville, pour assister Andréï Efimytch, un médecin de district, Ievguéni Fiodorytch Khobotov1. C’est un homme encore très jeune – il n’a pas trente ans –, de haute taille, brun, avec de larges pommettes et de petits yeux ; ses ancêtres ne doivent pas être russes. Il est arrivé en ville sans un sou en poche, flanqué d’une petite valise et d’une jeune femme laide qu’il appelle sa cuisinière. Elle a un bébé encore au sein. Ievguéni Fiodorytch porte une casquette à visière et des bottes à haute tige, et une pelisse courte l’hiver. Il s’est lié avec l’aide-médecin Sergueï Serguéitch et avec le trésorier ; les autres fonctionnaires, il les traite, allez savoir pourquoi, d’aristocrates et ne fraye pas avec eux. Dans son logement, il n’a qu’un livre : Les récentes ordonnances de la clinique de Vienne pour l’année 1881. Il l’emporte toujours en se rendant à l’hôpital. Le soir, au club, il joue au billard, car il n’aime pas les cartes. Il adore employer dans la conversation des mots et des expressions comme : anicroche2, discours ampoulé3, arrête d’embrouiller les choses, etc. 

     Il vient à l’hôpital deux fois par semaine, fait le tour des salles et assure la consultation. L’absence complète d’antisepsie et l’application de ventouses l’indignent, mais il n’introduit pas de nouvelles règles, craignant de froisser Andréï Efimytch. Il tient son confrère pour un vieux coquin, le soupçonne d’être très aisé et l’envie secrètement. Il prendrait volontiers sa place.




Notes


  1. Fiodorytch pour Fiodorovitch, fils de Fiodor (Théodore). Khobotov peut se traduire par : Delatrompe…
  2. Le sens direct du mot russe est « cannetille », mais ça ne colle pas du tout avec le reste.
  3. Une étude en russe sur l’étrange expression du texte : https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_2008_num_79_4_7163






IX



     Par un soir printanier de la fin mars, alors que la neige avait disparu et et que les étourneaux chantaient dans le jardin de l’hôpital, le docteur sortit raccompagner jusqu’au portail son ami le directeur de la poste. Juste à ce moment, le petit juif1 Moïsseïka entrait dans la cour. Il était tête nue, avait les pieds nus  dans de petits caoutchoucs et portait dans une petite sacoche les aumônes qu’il avait reçues.

     — Donne-moi un petit kopeck ! dit-il au docteur avec un sourire, tout grelottant de froid.

     Andréï Efimytch, qui ne savait jamais refuser, lui donna un griviennik2. 

     « Comme c’est mauvais, se dit-il en regardant les pieds nus et les chevilles maigres et rouges. C’est mouillé, par terre, tout de même. »

     Et, mû par un sentiment tenant à la fois de la pitié et du dégoût, il suivit le juif dans le pavillon, regardant tantôt son crâne chauve, tantôt ses chevilles. À l’entrée du docteur, Nikita se leva d’un bond de son tas de guenilles et se mit au garde-à-vous.

     — Bonjour Nikita, dit doucement  Andréï Efimytch. On pourrait peut-être donner des bottes à ce juif, hein, sinon il va prendre froid.

     — À vos ordres, Votre Haute Noblesse, j’en parlerai à l’intendant.

     — S’il te plaît. Dis-lui que c’est moi qui l’ai demandé.

     La porte du vestibule était ouverte. Allongé sur son lit et s’étant soulevé sur le coude, Ivan Dmitritch3, alarmé, tendait l’oreille à cette voix étrangère ; reconnaissant soudain le docteur, il se mit à trembler de colère des pieds à la tête, sauta à bas de son lit et, la figure toute rouge, l’air mauvais, les yeux lui sortant de la tête, se précipita au milieu de la salle.

     — Voilà le docteur ! cria-t-il en éclatant de rire. Enfin ! Félicitations, messieurs, le docteur daigne nous rendre visite ! Maudite canaille ! hurla-t-il d’une voix aiguë et, avec une frénésie qu’on ne lui avait jamais vue encore, il tapa du pied. Tuez cette canaille ! Non, ce n’est pas assez ! Noyez-la dans les latrines !

     En l’entendant, Andréï Efimytch risqua, depuis le vestibule, un œil dans la salle et demanda doucement :

     — Pourquoi ?

     — Pourquoi ? cria  Ivan Dmitritch en s’approchant de lui, l’air menaçant, s’enveloppant convulsivement dans sa robe de chambre. Pourquoi ? Voleur ! fit-il avec dégoût, avançant les lèvres comme s’il voulait cracher. Charlatan ! Bourreau !

     — Calmez-vous, dit Andréï Efimytch en souriant d’un air coupable. Je vous assure que je n’ai jamais rien volé ; pour le reste, vous exagérez probablement beaucoup. Je vois que vous êtes fâché contre moi. Remettez-vous si c’est possible, je vous en prie, et dites-moi calmement pourquoi vous m’en voulez.

     — Pourquoi me gardez-vous ici ?

     — Parce que vous êtes malade.

     — Oui, je suis malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté, parce que votre ignorance est incapable de les distinguer des gens sains d’esprit. Pourquoi donc dois-je, ainsi que ces malheureux, demeurer ici pour tous les autres, comme des boucs émissaires ?  Vous, l’aide-médecin, l’intendant et toute la racaille hospitalière, vous êtes, du point de vue moral, infiniment en dessous de n’importe lequel d’entre nous, pourquoi est-ce nous qui sommes privés de liberté, et pas vous ? Quelle logique est-ce là ?

     — Le point de vue moral et la logique n’ont rien à voir ici. Tout dépend du hasard. Celui qu’on a enfermé reste enfermé, celui qu’on a laissé en liberté se promène, voilà tout. Il n’y a rien de moral, ni aucune logique, dans le fait que je sois un médecin, et vous un aliéné, c’est une pure contingence.

     — Je ne comprends pas ces absurdités… dit sourdement Ivan Dmitritch, qui s’assit sur son lit.

     Moïsseïka, que Nikita, gêné par la présence du docteur, n’avait pu fouiller, étala sur son lit de petits morceaux de pain, des bouts de papier et de petits os et, tremblant toujours de froid, se mit à débiter quelque chose en yiddish d’une voix chantante et précipitée. Il devait s’imaginer ouvrir boutique.

     — Laissez-moi m’en aller, dit Ivan Dmitritch, et sa voix trembla.

     — Je ne peux pas.

     — Mais pourquoi ? Pourquoi ?

     — Parce que je n’en ai pas le pouvoir. Jugez vous-même : à quoi servirait-il que je vous laisse partir ? Vous sortez. Les citoyens ou la police vous arrêteront et vous ramèneront.

     — Oui, oui, c’est vrai… dit Ivan Dmitritch, qui se passa la main sur le front. C’est affreux ! Mais que puis-je faire ? Quoi donc ?

     La voix d’Ivan Dmitritch et son visage intelligent et grimaçant plurent à Andréï Efimytch. Il eut envie de se montrer gentil avec le jeune homme, et de l’apaiser. Il s’assit à côté de lui sur le lit, réfléchit un peu et dit :

     — Vous demandez ce que vous pouvez faire ? Dans votre situation, le mieux est de s’enfuir. Mais, malheureusement, cela ne sert à rien. On vous arrêtera. Quand la société se protège des criminels, des malades psychiques et en général des gens qui la gênent, elle est invincible. Il vous reste une seule chose : vous consoler à la pensée que votre séjour ici est nécessaire. 

     — Il ne sert à personne.

     — Dans la mesure où il existe des prisons et des maisons de fous, il faut bien que quelqu’un y soit enfermé. Si ce n’est vous, ce sera moi, si ce n’est moi, ce sera un troisième. Patience, lorsque, dans un avenir lointain, c’en sera fini des prisons et des maisons de fous, il n’y aura plus ni grillages aux fenêtres, ni robe de chambres d’hôpital. Ce temps viendra tôt ou tard, assurément. 

     Ivan Dmitritch eut un sourire railleur.

     — Vous plaisantez, dit-il en clignant des yeux. Des messieurs comme vous et votre aide Nikita n’ont que faire de l’avenir, mais vous pouvez en être sûr, monsieur, il viendra des temps meilleurs ! Je m’exprime peut-être de façon banale et vulgaire, vous pouvez vous moquer, mais l’aube d’une vie nouvelle s’allumera, la vérité triomphera et nous serons à la fête ! Je ne le verrai pas, je crèverai avant, mais les petits-enfants de quelqu’un le verront. Je les salue de toute mon âme et je me réjouis, je me réjouis pour eux ! Que Dieu vous aide, mes amis !

     Les yeux brillants, Ivan Dmitritch se leva et, les bras tendus vers la fenêtre, poursuivit avec de l’émotion dans la voix :

     — Moi qui suis derrière ces grilles, je vous bénis ! Vive la vérité ! Je me réjouis !

     — Je ne trouve pas qu’il y ait particulièrement de quoi se réjouir, dit Andréï Efimytch, à qui le geste d’Ivan Dmitritch parut théâtral, en même temps qu’il lui plaisait beaucoup. Il n’y aura plus de prisons et d’asiles d’aliénés, et la vérité triomphera, comme il vous a plu de dire, mais, pour l’essentiel, les choses ne changeront pas, les lois de la nature resteront les mêmes. Les gens tomberont malades, vieilliront et mourront tout comme aujourd’hui. Quelle que soit la splendeur de l’aube qui aura illuminé votre vie, on vous clouera à la fin dans votre cercueil et on vous jettera dans le trou.

     — Et l’immortalité ?

     — Allons !

     — Vous n’y croyez pas, eh bien moi j’y crois. Chez Dostoïevski ou chez Voltaire, quelqu’un dit que si Dieu n’existait pas, les hommes l’auraient inventé4. Et je crois profondément que, si l’immortalité n’existe pas, le grand esprit de l’homme l’inventera.

     — Bien dit, déclara Andréï Efimytch en souriant de plaisir. C’est bien, que vous soyez croyant. Avec une telle foi, on peut vivre le sourire aux lèvres, même emmuré. Vous avez dû faire des études ?

     — Oui, je suis allé à l’Université, mais pas jusqu’au bout.
     — Vous êtes un homme pensant et réfléchi. Dans n’importe quelle situation, vous prouvez trouver en vous-même de quoi vous apaiser. Une pensée libre et profonde, qui aspire à la compréhension de la vie, ainsi qu’un dédain absolu de la stupide vanité du monde – voilà deux biens comme l’homme n’en jamais connu de plus hauts. Et vous pouvez en jouir quand bien même vous vivriez derrière trois grilles. Diogène vivait dans un tonneau, il était cependant plus heureux que tous les rois de la terre.

     — Votre Diogène était une andouille, dit, morose, Ivan Dmitritch. Qu’avez-vous à me parler de Diogène et de je ne sais quelle compréhension ? se fâcha-t-il en sautant à bas de son lit. J’aime la vie, je l’aime passionnément ! J’ai la manie de la persécution, la peur me torture en permanence, mais il y a des instants où la soif de vivre s’empare de moi, et j’ai alors peur de devenir fou. J’ai terriblement envie de vivre, terriblement !

     Il fit quelques pas dans la salle, en proie à son émotion, et dit en baissant la voix :

     — Lorsque je rêvasse, j’ai des visions. Des gens viennent à moi, j’entends des voix, de la musique, j’ai l’impression de me promener dans les bois, au bord de la mer, et j’ai si terriblement envie de m’agiter, d’avoir des soucis… Dites-moi, qu’y a-t-il de neuf à l’extérieur ? Que s’y passe-t-il ?

     — Vous voulez savoir ce qui se passe en ville, ou en général ?

     — Сommencez par la ville, vous me direz le reste ensuite.

     — Que vous dire ? En ville, on s’ennuie affreusement… Personne à qui parler, personne à écouter. Des gens nouveaux, il n’y en a pas. Si, un jeune médecin, Khobotov, est récemment arrivé. 

     — J’étais dehors quand il est arrivé. Alors, c’est un malotru ?

     — Oui, ce n’est pas un homme cultivé. Voyez-vous, c’est étrange… On peut juger que, dans l’ensemble, nos capitales5 ne connaissent pas de stagnation intellectuelle, il y a du mouvement, il doit donc y avoir là-bas des hommes authentiques, mais, je ne sais pour quelle raison, on nous envoie à chaque fois des gens qu’onn aimerait autant ne pas voir. Malheureuse ville !

     — Oui, malheureuse ville ! soupira Ivan Dmitritch, qui se mit à rire. Et en général ? Qu’écrit-on dans les journaux et les revues ?

     Dans la salle, il faisait déjà sombre. Le docteur se leva et, debout, se mit à raconter ce qui s’écrivait en Russie et à l’étranger, et quel mouvement des idées on observait à présent. Ivan Dmitritch l’écoutait avec attention et posait des questions, mais soudain, comme se souvenant de quelque chose d’horrible, il se prit la tête dans les mains et se coucha sur son lit en tournant le dos au docteur.

     — Qu’avez-vous ? lui demanda Andréï Efimytch.

     — Vous ne me tirerez pas un mot de plus ! dit avec grossièreté Ivan Dmitritch. Laissez-moi !

     — Mais pourquoi ?

     — Je vous dis de me laisser ! Que diable me voulez-vous ?

     Andréï Efimytch haussa les épaules, soupira et s’en alla.. En traversant le vestibule, il dit :

     — Ce ne serait pas mauvais de faire le ménage ici, Nikita… Quelle odeur épouvantable !

     — À vos ordres, Votre Haute Noblesse.

     « Quel agréable jeune homme ! songeait Andréï Efimytch en regagnant ses pénates. C’est le premier, depuis que je suis ici, avec qui il est possible de discuter, je crois bien. Il a du raisonnement et s’intéresse justement aux choses dignes d’intérêt. »

     En lisant, et plus tard en allant se coucher, il repensait sans cesse à  Ivan Dmitritch ; et le lendemain matin, à son réveil, il se souvint qu’il avait fait la veille la connaissance d’un jeune homme intelligent et intéressant, et décida de retourner le voir à la première occasion.




Notes


  1. Le terme russe est péjoratif : « youpin ». Ensuite, le terme employé signifie bien juif.
  2. Pièce de deux kopecks.
  3. Rappel : il s’agit du malade Gromov. Voir le chapitre I.
  4. Chez Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » :
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56870299/f4.item.texteImage
    Citation reprise, en français, dans le chapitre III (« Les frères font connaissance ») du livre V des Frères Karamazov. Retrouvé à partir d’une note à la fin de la notice historique consacrée à la Salle 6 dans la grande édition soviétique des œuvres de Tchékhov.
  5. Capitales régionales, outre bien sûr Moscou et Saint-Pétersbourg.







X



         Ivan Dmitritch était couché dans la même position que la veille, la tête dans les mains et les jambes repliées. On ne pouvait voir son visage.

     — Bonjour mon ami, lui dit Andréï Efimytch. Vous ne dormez pas ?

     — Primo, je ne suis pas votre ami dit dans son oreiller Ivan Dmitritch, et secundo, vous vous fatiguez pour rien : vous ne tirerez pas un mot de moi.

     — C’est étrange… balbutia Andréï Efimytch, perplexe. Hier, nous causions si tranquillement, et brusquement, je ne sais pourquoi, vous vous êtes froissé et avez coupé court à notre conversation… J’ai dû être maladroit ou j’ai peut-être exprimé une idée contraire à vos convictions…

     — Comme si j’allais vous croire ! fit Ivan Dmitritch en se soulevant un peu et en regardant le docteur avec une ironie mêlée d’inquiétude (il avait les yeux rouges) ; vous pouvez vous livrer à vos espionnages ailleurs, vous n’avez rien à faire ici. Hier déjà, j’ai compris pourquoi  vous veniez.

     — Étrange lubie ! dit le docteur en souriant. Alors vous croyez que je suis un espion ?

     — C’est bien ce que je crois… Espion ou docteur à l’examen duquel on m’a soumis, c’est tout un.

     — Ah, quel… original vous faites,  vraiment ! Pardonnez-moi…

     Le docteur s’assit sur un tabouret près du lit et hocha la tête d’un air de reproche.

     — Mais admettons que vous ayez raison, dit-il. Admettons que je vous écoute pour déformer traîtreusement vos paroles1 et vous livrer à la police. On vous arrête, puis on vous juge. Au tribunal et en prison, ce sera pire pour vous qu’ici, vous trouvez ? Et si l’on vous envoie en déportation2 ou même au bagne, ce sera vraiment pire que d’être enfermé dans ce pavillon ? Je présume que non… Qu’avez-vous donc à craindre ?

     Ces mots firent visiblement de l’effet sur Ivan Dmitritch, qui s’assit tranquillement.

     Il était plus de quatre heures de l’après-midi, moment où, d’ordinaire, Andréï Efimytch faisait les cent pas chez lui et où Dariouchka lui demandait si ce n’était pas l’heure de sa bière. Dehors, le temps était paisible, le ciel limpide.

     — Après le déjeuner, je suis sorti faire un tour, et voilà, je suis passé, comme vous voyez, dit le docteur. C’est vraiment le printemps.

     — Nous sommes quel mois ? Mars ? demanda Ivan Dmitritch.

     — Oui, fin mars.

     — Il y a de la boue, dehors ?

     — Non, pas beaucoup. Il y a déjà des sentiers dégagés, dans le jardin.

     — Ce serait agréable d’aller en calèche se promener hors de la ville, dit Ivan Dmitritch en frottant ses yeux rouges comme s’il était à moitié endormi encore, et ensuite, de rentrer chez soi dans un cabinet de travail tiède et confortable et… de se faire soigner son mal de tête par un docteur valable… Il y a longtemps que je n’ai plus vécu comme un être humain. C’est une dégoûtation, ici ! Une intolérable dégoûtation !

     Après son excitation de la veille, il était las, apathique, et ne parlait qu’à contrecœur. Ses doigts tremblaient, et l’on voyait à son visage qu’il avait un violent mal de tête. 

     — Il n’y a aucune différence entre un cabinet tiède et confortable et cette salle, dit Andréï Efimytch. La paix et le contentement, l’homme ne les trouve pas hors de lui, mais en lui-même.

     — Comment cela ?

     — Le commun des mortels attend le bon et le mauvais de l’extérieur, c’est-à-dire d’une calèche ou d’un cabinet, tandis que l’homme qui pense l’attend de lui-même.

     — Allez prêcher cette philosophie en Grèce, où il fait chaud et où cela fleure l’orange amère, elle ne correspond pas au climat d’ici. Avec qui ai-je parlé de Diogène ? C’est bien avec vous ?

     — Oui, avec moi, hier.

     — Diogène n’avait pas besoin d’un cabinet de travail et d’un logis chauffé ; il fait déjà très chaud sans cela, là-bas. On peut rester couché dans un tonneau et manger des oranges et des olives. Mais s’il avait dû vivre en Russie, ce n’est pas en décembre, mais en mai qu’il aurait réclamé une chambre. Il aurait été tout tordu de froid, je crois bien.

     — Non. On peut ne pas ressentir le froid, de même que toute autre douleur. Marc-Aurèle a dit : « La douleur est une représentation vive de la douleur :fais un effort de volonté pour modifier cette représentation, rejette-la, cesse de te plaindre, et la douleur s’évanouira3. » C’est juste. Le sage, ou tout simplement l’homme qui pense se distingue précisément par son mépris de la souffrance ; il est toujours content et ne s’étonne de rien.

     — Par conséquent, je suis un idiot, puisque je souffre, que je ne suis pas content et que je m’étonne de la vilenie humaine.

     — C’est en pure perte. En méditant plus souvent, vous comprendrez à quel point est insignifiant tout ce qui nous trouble, venant de l’extérieur. Il faut tendre à la compréhension de la vie, là est le bien véritable.

    — La compréhension… dit Ivan Dmitritch en faisant une grimace. L’extérieur, l’intérieur… Excusez-moi, je ne comprends pas cela. Je sais seulement, dit-il en se levant et en regardant avec irritation le docteur, que Dieu m’a fait de sang chaud et de nerfs, oui monsieur4 ! Et un tissu organique, s’il est viable, doit réagir à toute excitation. Et je réagis ! La douleur me fait crier et pleurer, la vilenie m’indigne et la bassesse me dégoûte. Voilà précisément ce qui s’appelle vivre, selon moi. Plus un organisme est inférieur, moins il est sensible et plus faible est sa réaction à l’excitation, plus il est supérieur, plus il est réceptif et réagit plus fortement à la réalité ambiante. Comment peut-on l’ignorer ? Un docteur qui ignore des choses aussi élémentaires5 ! Pour mépriser la souffrance, être toujours content et ne s’étonner de rien, il faut en arriver à un état comme celui-ci – et Ivan Dmitritch montra le gros moujik, la barrique de graisse –, ou s’endurcir, s’habituer à la souffrance au point d’y devenir complètement insensible, c’est-à-dire, en d’autres termes, cesser de vivre. Excusez-moi, je ne suis ni un sage ni un philosophe, poursuivit Ivan Dmitritch avec irritation, et je ne comprends rien à tout cela. Je ne suis pas en état de raisonner.

     — Au contraire, vous raisonnez fort bien… 

     — Les stoïciens que vous parodiez étaient des gens remarquables, mais leur doctrine est figée depuis deux mille ans et n’a pas fait depuis le moindre pas en avant, pas plus qu’elle n’en fera à l’avenir, car elle est sans vie et n’a pas de valeur pratique. Elle n’a eu de succès qu’auprès de la minorité de gens passant leur vie à l’étude et à la dégustation de tous les enseignements, la majorité ne la comprenait pas. Une doctrine prêchant l’indifférence envers la richesse et les commodités de la vie, ainsi que le mépris de la souffrance et de la mort, est tout à fait incompréhensible pour l’immense majorité des gens, puisque ces gens n’ont jamais connu ni richesse ni commodités dans la vie ; et mépriser la souffrance signifierait pour eux mépriser la vie elle-même, car exister, pour l’homme, signifie ressentir le faim et le froid, les affronts et les privations, ainsi que la peur d’Hamlet devant la mort. Ces sensations forment toute la vie : on peut la trouver pesante, la haïr, mais pas la mépriser. Aussi, je le répète, la doctrine des stoïciens n’a aucun avenir, ce qui progresse, comme vous le voyez, depuis le début de notre ère jusqu’à aujourd’hui, c’est l’attention portée à la douleur, la lutte contre la souffrance, l’aptitude à réagir à la stimulation irritante…

     Ivan Dmitritch perdit soudain le fil de ses pensées, s’arrêta et se passa la main sur le front d’un air contrarié.

     — Je voulais dire quelque chose d’important, mais j’ai perdu le fil, dit-il. Où en étais-je ? Ah oui ! Je reprends donc : l’un des stoïciens s’est vendu comme esclave pour racheter son prochain6. Eh bien, voyez-vous, ce stoïcien réagissait à un stimulus désagréable, car pour accomplir un acte aussi généreux que de s’abolir soi-même au profit de son prochain, il faut une âme indignée et compatissante. Ici, en prison, j’ai oublié tout ce que j’avais appris, autrement je me serais souvenu d’autre chose. Si l’on prenait le Christ ? Le Christ a réagi à la réalité en pleurant, en souriant, en s’affligeant, en s’emportant et même en éprouvant de l’angoisse ; il n’est pas allé au-devant des souffrances le sourire aux lèvres et n’a pas méprisé la mort, il a prié au jardin de Gethsémani7 pour échapper à cette coupe8. 

     Ivan Dmitritch se mit à rire et s’assit.

     — Admettons, dit-il, que la paix et le contentement de l’homme ne viennent pas du dehors, mais se trouvent en lui ; admettons qu’il faille mépriser la souffrance et ne s’étonner de rien. Mais vous, sur quoi vous fondez-vous pour prêcher cela ? Êtes-vous un sage ? un philosophe ?

     — Non, je ne suis pas un philosophe, mais tout un chacun doit prêcher cela, vu que cela est sage.

     — Ce que je veux savoir, c’est pourquoi vous vous jugez compétent en matière de compréhension, de mépris de la souffrance, etc. Avez-vous jamais souffert ? Vous avez idée de ce qu’est la souffrance ? Si vous permettez : vous a-t-on fouetté dans votre enfance ?

     — Non, mes parents avaient de l’aversion pour les châtiments corporels.

     — Moi, mon père me fouettait cruellement9. C’était un homme sévère, un fonctionnaire à hémorroïdes10, au nez long et au cou jaune. Mais parlons de vous. De toute votre vie, personne n’a levé le petit doigt sur vous, personne ne vous a terrorisé, ni battu ; vous êtes fort comme un taureau. Vous avez grandi sous l’aile de votre père et il a payé vos études, puis vous avez tout de suite sauté sur une sinécure. Cela fait plus de vingt ans11 que vous occupez un logement gratuit, avec chauffage, éclairage et domestique, jouissant en outre du droit de travailler comme il vous plaît et autant qu’il vous plaît, quitte même à ne rien faire. Vous êtes, par nature, quelqu’un de paresseux, de veule, c’est pourquoi vous vous êtes efforcé d’organiser votre vie de façon que rien ne vienne vous déranger et vous faire changer de place. Vous avez confié vos fonctions à l’aide-médecin  et à d’autres canailles, et vous-même êtes resté au calme et au chaud, amassant l’argent, lisant quelques livres, savourant vos méditations à propos de sublimes sottises et (Ivan Dmitritch regarda le nez rouge du docteur) vos beuveries. Bref, vous n’avez rien vu, ne connaissez rien de la vie et vous n’avez qu’une connaissance théorique de la réalité.  Vous méprisez la souffrance et ne vous étonnez de rien pour une raison très simple : vanité des vanités, intérieur et extérieur, mépris de la vie, des souffrances et de la mort, compréhension, bien véritable : tout cela est la philosophie convenant le mieux au fainéant russe. Vous voyez par exemple un moujik battre sa femme. Pourquoi intervenir et défendre la femme ? Qu’il la batte ! De toute façon, ils mourront tous les deux tôt ou tard ; en outre, celui qui bat se fait à lui-même, par les coups qu’il donne, plus de tort qu’à celle qui les reçoit. Se saouler est bête et indécent, mais il faudra mourir, que l’on boive ou non. Voici une paysanne qui a mal aux dents… Bah, et alors ? La douleur n’est qu’une représentation de la douleur, du reste on ne saurait vivre ici-bas sans maux, et nous mourrons tous, alors, ouste, femme, ne m’empêche pas de penser et de boire ma vodka ! Un jeune homme vient demander un conseil : que faire, comment vivre ? avant de répondre, un autre que vous réfléchirait, mais la réponse est, ici, toute prête : il faut aspirer à la compréhension des choses, ou au bien véritable. Et qu’est-ce donc que ce fabuleux « bien véritable » ? Pas de réponse, bien sûr. On nous tient derrière des grilles, on nous laisse croupir, mais c’est très bien, c’est raisonnable, puisqu’il n’y a aucune différence entre cette salle et un cabinet chaud et confortable. Philosophie bien commode : il n’y a rien à faire, on a la conscience tranquille et l’on se sent un sage… Non, monsieur, ce n’est pas de la philosophie, de la pensée, la manifestation de vues larges, c’est de la paresse, des tours de fakir, de l’hébétude… Eh oui ! recommença à se fâcher Ivan Dmitritch. Vous méprisez la souffrance, mais coincez-vous un doigt dans la porte et vous braillerez de toutes vos forces !

     — Peut-être que non, dit Andréï Efimytch en souriant gentiment.
     — Allons donc ! Et si vous étiez frappé de paralysie ou si, par hypothèse, un crétin effronté profitait de sa position et de son rang12 pour vous faire affront en public, et si vous saviez qu’il le fait en toute impunité, là vous comprendriez ce que c’est que de renvoyer les autres à la compréhension des choses et au bien véritable.

     — C’est original, dit Andréï Efimytch en riant de plaisir et en se frottant les mains. Je suis agréablement frappé par votre penchant pour les généralisations, et l’analyse que vous venez de faire de moi est tout simplement admirable. J’avoue que je prends énormément de plaisir à bavarder avec vous. Allons, monsieur4, je vous ai écouté, à présent veuillez m’écouter à votre tour…     




Notes


  1. Comme cela lui arrive assez souvent (moins tout de même qu’à Leskov, puisqu’on va jusqu’à parler de leskovismes), Tchékhov tord ici l’expression russe signifiant : prendre quelqu’un au mot.
  2. Relégation en Sibérie.
  3. Reformulation de la pensée (28) du livre VIII des Pensées de Marc-Aurèle : « La souffrance est un mal ou bien pour le corps (qu’il le prouve donc) ou bien pour l’âme, mais l’âme est capable de garder la sérénité et le calme qui lui sont propres et de juger qu’elle n’est pas un mal. Car tout jugement, toute volonté, tout désir, toute aversion sont en nous-mêmes, et le mal ne monte pas jusque là. » (Les Stoïciens, édition de la Pléiade, 1962)
  4. Avec l’enclitique sifflante « s » rajoutée à la fin du mot « Da ». C’est l’initiale de « soudar’ », ancien terme pour dire « monsieur ». Denis Roche et Édouard Parayre le traduisent par : « Parfaitement ! », ce qui se défend.
  5. Là encore, on a une torsion du vocabulaire, car le mot du texte signifie : des choses aussi insignifiantes, de pareilles vétilles.
  6. Le stoïcien esclave le plus connu est Épictète, mais cela ne correspond pas à ce qu’on peut lire à son sujet…
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Geths%C3%A9mani
  8. Voir par exemple : Matthieu 26, 39-42. 
  9. Ce fut le cas d’Anton Tchékhov, comme il l’a évoqué dans sa correspondance.
  10. Ce qu’on trouve audacieusement traduit, dans le Folio bilingue, par : « tatillon »…
  11. Écoulement du temps un peu malmené dans le récit, comme on l’a déjà signalé à la note 5 du chapitre VI.
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_Rangs






XI



     Ce dialogue se poursuivit près d’une heure encore et fit apparemment une profonde impression sur Andréï Efimytch1. Il se mit à venir tous les jours au pavillon. Il y venait le matin et après déjeuner, et l’obscurité accompagnant la tombée du soir le trouvait souvent en pleine conversation avec Ivan Dmitritch. Les premiers temps, celui-ci le fuyait, soupçonnant quelque noir dessein, et exprimait ouvertement son hostilité, puis il finit par s’habituer à lui, et la rudesse de ses manières se mua en condescendance ironique.

     Le bruit se répandit bientôt à l’hôpital que le docteur Andréï Efimytch s’était mis à faire des visites à la salle 6. Personne – ni l’aide-médecin, ni Nikita, ni les garde-malades2 — ne pouvait comprendre pourquoi il y allait, pourquoi il passait là-bas des heures entières à discuter d’on ne savait quoi, et pourquoi il ne rédigeait pas d’ordonnances. Tout cela semblait étrange. Souvent, Mikhaïl Avérianytch3 ne le trouvait pas chez lui, ce qui n’était jamais arrivé jusque là, et Dariouchka était grandement troublée de voir que le docteur ne buvait pas sa bière à heure fixe, et qu’il lui arrivait même d’être en retard pour le déjeuner.

     Un jour, on était déjà fin juin, le docteur Khobotov4 vint voir Andréï Efimytch pour une affaire ; ne le trouvant pas chez lui, il le chercha dans la cour ; là, on lui dit que le vieux docteur était allé chez les aliénés. Entré dans le pavillon et s’étant arrêté dans le vestibule, Khobotov entendit la conversation suivante :

     — Nous serons toujours en désaccord, et vous n’arriverez pas à me convertir, disait Ivan Dmitritch avec irritation. Vous ne connaissez rien à la réalité et vous n’avez jamais souffert, vous n’avez fait que vous nourrir, comme une sangsue, de la souffrance d’autrui, tandis que moi, j’ai constamment souffert, depuis ma naissance jusqu’à ce jour. Je vous le dis donc sans détours : je m’estime supérieur à vous, et plus compétent à tout point de vue. Ce n’est pas à vous de me faire la leçon.

     — Je n’ai aucunement la prétention de vous convertir, répondit à mi-voix Andréï Efimytch, son ton montrant aussi son regret qu’on ne voulût pas le comprendre. La question n’est pas là, mon ami. Ce n’est pas la question, que vous ayez souffert et moi pas. Les souffrances et les joies sont passagères ; nous pouvons les mettre de côté. La question est que nous sommes des êtres pensants, vous et moi ; chacun de nous deux voit dans l’autre une personne apte à penser et à raisonner, et cela nous rend solidaires, aussi différents que soient nos points de vue. Si vous saviez, mon ami, comme j’en ai assez de la folie, de la médiocrité et de la stupidité générales, et quelle joie c’est pour moi, à chaque fois, de bavarder avec vous ! Vous êtes un homme intelligent et je me délecte de votre compagnie.

     Khobotov ouvrit la porte d’un verchok5 et jeta un coup d’œil dans la salle ; Ivan Dmitritch, coiffé d’un bonnet, et le docteur Andréï Efimytch étaient assis sur le lit l’un à côté de l’autre. Le fou grimaçait, tressaillait et s’enveloppait convulsivement dans sa robe de chambre d’hôpital, et le docteur restait assis sans bouger, la tête basse et le visage rouge, abandonné et triste. Khobotov haussa les épaules, eut un sourire ironique et échangea un regard avec Nikita, qui haussa lui aussi les épaules.

     Le lendemain, Khobotov vint au pavillon accompagné de l’aide-médecin. Ils se tinrent dans le vestibule, tendant l’oreille.

     — On dirait que notre petit vieux a complètement perdu les pédales ! dit Khobotov en sortant du pavillon.

     — Seigneur, aie pitié de nous, pauvres pécheurs ! soupira le pieux Sergueï Serguéïtch6 en contournant soigneusement les flaques d’eau pour ne pas salir ses bottes luisantes de propreté. Je dois avouer que je m’y attendais depuis longtemps.




Notes


  1. Je rappelle qu’il s’agit du docteur Raguine. Le couple prénom-patronyme peut gêner des lecteurs français. Le Folio bilingue emploie systématiquement les noms de famille : Gromov pour Ivan Dmitritch, et Raguine pour Andréï Efimytch…
  2. Tchékhov emploie ce terme, qu’on trouve habituellement traduit par « infirmières ». Mais il y a dans ce dernier mot, à l’heure actuelle, une nuance de savoir technique qui ne se trouve guère dans le mot russe.
  3. Rappel : c’est l’ami du docteur, le directeur de la poste. Voir le chapitre VI.
  4. Lui, c’est l’adjoint venu assister Raguine : voir le chapitre VIII.
  5. Se prononce virchok : à peu près 4,4 cm, pas loin de deux pouces.
  6. Rappel : il s’agit de l’aide-médecin, cette fois.







XII



     Après cela, Andréï Efimytch commença à remarquer une sorte de mystère autour de lui. Les moujiks de service, les garde-malades et les malades , en le croisant, le regardaient d’un air interrogateur et se mettaient ensuite à chuchoter. la petite Macha, la fille de l’intendant, qu’il aimait rencontrer dans la cour de l’hôpital, s’enfuyait maintenant sans raison quand il s’approchait d’elle en souriant pour lui caresser la tête. Mikhaïl Avérianytch, le directeur de la poste, ne disait plus en l’écoutant : « Absolument exact », il bredouillait avec un embarras incompréhensible : « Oui, oui, oui… » et le regardait d’un air tristement pensif ; étrangement, il se mit à conseiller à son ami d’arrêter la vodka et la bière, le faisant en outre, en homme délicat, non pas carrément, mais au moyen d’allusions, en racontant tantôt l’histoire d’un chef de bataillon, homme remarquable, tantôt celle d’un aumônier de régiment, un brave garçon : les deux, s’adonnant à la boisson, étaient tombés malades, mais avaient complètement retrouvé la santé en cessant de boire. Deux, trois fois,  Andréï Efimytch eut la visite de son confrère Khobotov, qui lui conseilla également de renoncer aux boissons alcoolisées et, sans raison apparente, lui recommanda de prendre du bromure.

     En août, Andréï Efimytch reçut une lettre du maire, qui lui demandait de venir le voir  pour une affaire très importante. Arrivé le jour fixé à la mairie, Andréï Efimytch y trouva le commandant militaire, l’inspecteur scolaire de district, un membre du conseil municipal, Khobotov et un monsieur blond et replet qu’on lui présenta comme étant un docteur. Ce docteur, au nom polonais difficile à prononcer, habitait à trente verstes1 de là, dans un haras, et n’était que de passage en ville.

     — Nous avons là une demande qui relève de votre compétence, monsieur2, dit à Andréï Efimytch le conseiller après que tous se  furent salué et assis autour de la table. Ievguéni Fiodorytch3 dit que la pharmacie est à l’étroit dans le bâtiment principal de l’hôpital, et qu’il faudrait la transférer dans l’un des pavillons. en soi, ce n’est rien, bien sûr, on peut la transférer, mais le plus important, c’est que le pavillon nécessite des travaux de réparations. 

     — Oui, on ne peut pas éviter les réparations, dit Andréï Efimytch après avoir réfléchi. Si par exemple on  fait une pharmacie du pavillon d’angle, cela nécessitera, je présume, cinq cent roubles minimum4. Dépense inutile.

     Il y eut un court silence.

     — J'ai déjà eu l’honneur, il y a dix ans, reprit doucement Andréï Efimytch d’exposer que cet hôpital, dans sa forme actuelle, est un luxe dont la ville n’a pas les moyens. Il a été construit dans les années quarante, mais à cette époque les ressources n’étaient pas les mêmes. La ville dépense trop en constructions inutiles et en emplois superflus. Je pense que cet argent permettrait, en suivant d’autres règles, d’entretenir deux hôpitaux modèles.

     — Eh bien, mettez-les en vigueur, ces autres règles ! répliqua vivement le conseiller. 

     — J'ai déjà eu l’honneur de l’exposer : il faut faire passer le service médical dans les attributions du zemstvo5.

     — Oui, transférez l’argent au zemstvo, et il le volera, dit le docteur blond en se mettant à rire.

     — C’est couru, acquiesça le conseiller en riant lui aussi.

     Jetant un regard terne et apathique au docteur blond, Andréï Efimytch déclara :

     — Il faut être juste.

     Nouveau silence. On servit le thé. Le commandant militaire, vivement et étrangement troublé, toucha par-dessus la table le bras d’ Andréï Efimytch et lui dit : 

     — Vous nous avez complètement oubliés6, docteur. D’ailleurs, vous êtes un moine : vous ne jouez pas aux cartes, vous n’aimez pas les femmes. Les gens comme nous vous ennuient.

     Ils se mirent à tous à dire à quel point il était ennuyeux, pour un honnête homme, de vivre dans cette ville. Ni théâtre ni musique, et, à la dernière soirée dansante, au club, il y avait une vingtaine de dames et seulement deux cavaliers. Les jeunes gens ne dansaient pas et s’attroupaient autour du buffet, ou jouaient aux cartes. D’une voix lente et douce, sans regarder personne, Andréï Efimytch se mit à dire combien il était regrettable, profondément regrettable, de voir les habitants de la ville gaspiller leur énergie vitale, leur cœur et leur esprit en jeux de cartes et en commérages : ils ne savaient, ni ne voulaient employer leur temps à converser de façon intéressante et à lire, ils ne désiraient pas jouir des délices que procure l’esprit. L’esprit seul était digne d’intérêt et d’enthousiasme, tout le reste était vil et mesquin. Khobotov écoutait attentivement son confrère, auquel il demanda soudain :

     — Andréï Efimytch, quel jour sommes-nous ?

     Ayant entendu la réponse, ils se mirent, lui et le docteur blond à demander à Andréï Efimytch, sur le ton d’examinateurs sentant leur peu d’habileté, quel jour de la semaine on était, combien il y avait de jours dans l’année et s’il était vrai que se trouvât, à la salle 6, un remarquable prophète. 

     En réponse à cette dernière question,  Andréï Efimytch rougit et dit :

     — Oui, c’est un malade, mais un jeune homme intéressant.

     On ne lui posa plus de question.

     Alors que, dans le vestibule, il mettait son pardessus7, le commandant militaire lui posa la main sur l’épaule et dit en soupirant :

     — Pour nous, les vieux, il est temps de souffler !

     Sorti de la mairie, Andréï Efimytch comprit que c’était une commission médicale chargée d’examiner ses facultés mentales. Il se rappela les questions qu’on lui avait posées, rougit et, pour la première fois de sa vie, éprouva une amère pitié pour la médecine. 

     « Mon Dieu, songeait-il en repensant à la façon dont les médecins venaient de l’examiner, il y a si peu de temps qu’ils ont suivi le cours de psychiatrie et passé leurs examens… d’où vient leur complète ignorance ? Ils n’ont pas la moindre idée de la psychiatrie ! »

     Et, pour la première fois de sa vie, il se sentit offensé et éprouva de la colère.

     Le même jour, le soir, il eut la visite de Mikhaïl Avérianytch. Sans le saluer, le directeur de la poste s’approcha, lui prit les mains et lui dit d’une voix émue :

     — Mon ami, mon cher ami, prouvez-moi que vous croyez à la sincérité de ma sympathie et que vous me tenez pour votre ami6… Mon ami ! reprit-il avec émotion, empêchant Andréï Efimytch de parler, je vous aime pour votre culture et pour la noblesse de votre âme. Écoutez-moi, cher ami. L’éthique scientifique oblige les docteurs à vous cacher la vérité, mais moi je vais vous dire la vérité crûment, en militaire : vous êtes malade ! Excusez-moi, mon cher, mais c’est la vérité, tout votre entourage l’a remarqué depuis longtemps. Le docteur Ievguéni Fiodorytch me le disait à l’instant, pour le bien de votre santé, il est indispensable que vous preniez du repos et vous procuriez des distractions. C’est absolument exact ! Parfait ! Ces jours-ci, je vais prendre un congé et changer d’air. Prouvez-moi que vous êtes mon ami, partons ensemble, comme au bon vieux temps ! 

     — Je me sens en parfaite santé, dit Andréï Efimytch après avoir réfléchi. Partir, je ne le puis. Permettez-moi de vous prouver mon amitié de quelque autre façon. 

     Partir n’importe où, sans but, sans livres, sans Dariouchka et sans bière, déroger brusquement à des habitudes en vigueur depuis vingt ans : l’idée lui sembla d’abord saugrenue et chimérique. Mais l’entretien à la mairie lui revint en mémoire, ainsi que le pénible état d’esprit dans lequel il était rentré chez lui, et l’idée de quitter quelque temps cette ville où des gens stupides le tenaient pour fou lui sourit.

     — Et où précisément avez-vous l’intention d’aller ? demanda-t-il.

     — À Moscou, à Pétersbourg, à Varsovie… J’ai passé à Varsovie les cinq années les plus heureuses de ma vie. Quelle ville étonnante ! Allons-y, mon cher !
           


Notes


  1. Rappel : la verste faisait environ 1,1 km.
  2. « Monsieur » est simplement indiqué… Voir la note 4 du chapitre X.
  3. Il s’agit de Khobotov. Je rappelle que le groupe prénom-patronyme est la façon polie et usuelle de s’adresser à quelqu’un. Dans le texte, le verbe qui suit est mis au pluriel, tournure obséquieuse.
  4. En français dans le texte.
  5. Voir la note 2 du chapitre V. 
  6. Le terme russe implique un sentiment profond.
  7. Très fréquente chez Tchékhov, cette formule exprime habituellement un reproche amical. Ici, c’est un reproche social : le docteur manque à ses devoirs vis-à-vis de la bonne société.
  8. Qu’on suppose léger, puisque nous sommes en août.





XIII



     Une semaine plus tard, on proposa à Andréï Efimytch de prendre du repos, c’est-à-dire de prendre sa retraite, proposition qu’il accueillit avec indifférence ; une autre semaine plus tard, ils avaient pris place, Mikhaïl Avérianytch et lui, dans le tarantass1 de la malle-poste et roulaient vers la gare la plus proche. Les journées étaient fraîches, lumineuses, le ciel bleu et les lointains limpides. Ils firent les deux cents verstes du trajet en quarante-huit heures, couchant deux fois en route. Lorsqu’on leur servait, dans les relais de poste, le thé dans des verres2 mal lavés, ou qu’on mettait trop de temps à atteler, Mikhaïl Avérianytch s’empourprait, tremblait de tout son corps et beuglait : « Silence ! Pas de réplique ! » Dans le tarantass, il racontait sans trêve ses voyages au Caucase et au royaume de Pologne3. Que d’aventures, quelles rencontres ! Il parlait fort et roulait des yeux si étonnés qu’on pouvait se dire qu’il mentait. Par-dessus le marché, en parlant, il envoyait son haleine dans la figure d’Andréï Efimytch et éclatait de rire à son oreille. Cela gênait le docteur et l’empêchait de réfléchir et de se concentrer.

     En chemin de fer, ils prirent des troisièmes par économie, et montèrent dans le wagon pour non-fumeurs. La moitié des passagers y était propre. Mikhaïl Avérianytch fit sans tarder connaissance avec tout le monde et, allant de banquette en banquette, disait à haute voix que ces voies ferrées étaient trop révoltantes pour qu’on voyageât dessus. Une véritable escroquerie ! Il valait bien mieux aller à cheval : on abattait cent verstes en une journée, en se sentant ensuite frais et dispos. Et nos mauvaises récoltes venaient de ce que l’on avait asséché les marais de Pinsk4. D’affreux désordres avaient lieu partout. Il s’échauffait, parlait fort sans laisser les autres placer un mot. Ce bavardage interminable entrecoupé de sonores éclats de rire et de gestes expressifs lassa Andréï Efimytch.

     « Lequel de nous deux est fou ? » songeait-il avec dépit. Moi, qui m’efforce de ne déranger en rien les passagers, ou cet égoïste qui, se croyant ici plus intelligent et plus intéressant que quiconque, ne laisse personne tranquille ?

     À Moscou, Mikhaïl Avérianytch revêtit une redingote militaire sans pattes d’épaule5 et un pantalon à liserés rouges. Il allait dans la rue en capote et en casquette militaire, et les soldats le saluaient. Andréï Efimytch avait maintenant l’impression que, de tout ce qu’il y avait de seigneurial en lui autrefois, cet homme avait dilapidé tous les bons côtés, ne gardant que les mauvais. Il aimait qu’on fût à son service, même quand c’était absolument inutile. Il voyait des allumettes devant lui sur la table, il criait au garçon de lui apporter des allumettes ; il se promenait sans gêne en caleçon devant la femme de chambre ; il tutoyait indistinctement tous les valets, même les vieux, et, lorsqu’il se fâchait, les traitait d’andouilles stupides. Andréï Efimytch voyait là des mœurs de grand seigneur, mais honteuses.

     En tout premier lieu, Mikhaïl Avérianytch mena son ami devant l’Iverskaïa6. Il pria avec ardeur, s’inclinant jusqu’à terre et versant des larmes ; quand il eut fini, il soupira profondément et dit :

     — Croyant ou pas, on se sent apaisé après avoir prié. Baisez donc l’icône, cher ami.

     Gêné, Andréï Efimytch baisa l’icône, tandis que Mikhaïl Avérianytch, tendant les lèvres et hochant la tête, chuchotait une prière, les larmes lui venant aux yeux de nouveau. Ils allèrent ensuite au Kremlin, et y contemplèrent le roi des canons et la reine des cloches7, les touchant même des doigts, admirèrent la vue que l’on avait sur le Zamoskvorétchié8, visitèrent la cathédrale du Christ-Sauveur9 et le musée Roumiantsev10.

     Ils déjeunèrent chez Tiestov11. Mikhaïl Avérianytch étudia longuement le menu en lissant ses favoris, et dit, du ton d’un gourmet habitué à se sentir au restaurant comme chez lui :

     — Voyons un peu ce que vous allez nous servir aujourd’hui, mon ange !     




Notes


  1. Voiture à quatre roues. Je rappelle que la verste fait 1,1 km environ.
  2. Le thé se prend dans des verres, en Russie.
  3. Entité politique sous tutelle russe :
     https://fr.wikipedia.org/wiki/Royaume_du_Congr%C3%A8s
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marais_du_Pripiat
  5. Les « pattes d’épaule » différenciaient les uniformes militaires des uniformes civils. Le directeur de la poste, employé civil, va jouer les officiers (d’après une note trouvée chez Denis Roche).
  6. Copie d’une icône de la Vierge trouvée au mont Athos, et reproduite sur une porte à une extrémité de la place Rouge, avec une petite chapelle.
  7. Bombarde géante, envoyant des boulets de 800 kilos. Plusieurs exemplaires de cloches se succédèrent, l’une tombant et se brisant, la dernière, datant de 1735, pesant 200 tonnes.
  8. Quartier au-delà de la Moskova.
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cath%C3%A9drale_du_Christ-Sauveur_de_Moscou
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mus%C3%A9e_Roumiantsev
  11. Célèbre restaurant de l’époque, situé au rez-de-chaussée de la grande demeure des riches marchands Patrikeïev. Ces quelques lignes pseudo-touristiques évoquent un peu le style désillusionné d’un Flaubert.






XIV



     Le docteur se promenait, regardait, mangeait, buvait, mais n’éprouvait qu’un seul sentiment : Mikhaïl Avérianytch l’agaçait. Il avait envie de souffler en dehors de sa présence, de le quitter, de se cacher, mais son ami estimait de son devoir de ne pas le lâcher d’une semelle1 et de lui procurer le plus de distractions possible. Quand il n’y avait rien à voir, il le distrayait en lui faisant la conversation. Andréï Efimytch le supporta deux jours, mais le troisième, il annonça à son ami qu’il était malade et ne voulait pas sortir de la journée. L’ami répondit que, dans ce cas, il resterait aussi. Il fallait d’ailleurs se reposer, autrement leurs jambes leur feraient défaut. Andréï Efimytch s’étendit sur un canapé, le visage tourné vers le dossier, et, les dents serrées, écouta son ami lui assurer avec chaleur que la France déferait tôt ou tard l’Allemagne, c’était certain, qu’il y avait énormément de filous à Moscou et qu’on ne pouvait juger des qualités d’un cheval sur sa seule apparence. Le docteur commençait à avoir des bourdonnements dans les oreilles et des battements de cœur, mais il ne se décidait pas, par délicatesse, à prier son ami de s’en aller ou de se taire. Par bonheur, rester enfermé dans une chambre d’hôtel finit par ennuyer Mikhaïl Avérianytch, qui alla faire un tour après le déjeuner.

     Resté seul, Andréï Efimytch s’abandonna à un sentiment de repos. Quel plaisir de rester couché sur un sofa, immobile et en ayant conscience d’être seul dans la pièce ! Pas de vrai bonheur sans solitude. L’ange déchu2 avait sans doute trahi Dieu par désir de solitude, une solitude que les anges ignorent. Andréï Efimytch voulait repenser à ce qu’il avait vu et entendu ces derniers jours, mais Mikhaïl Avérianytch ne lui sortait pas de la tête.

     « Il a tout de même pris un congé et il est parti avec moi par amitié, par générosité, songeait le docteur avec dépit. Il n’y a rien de pire que cette tutelle amicale. Il a pourtant l’air bon, généreux, joyeux drille, mais il est ennuyeux. Ennuyeux à mourir. De même qu’il y a des gens dont les paroles sont toujours belles et intelligentes, mais que l’on sent obtus en fait. »

     Les jours suivants, Andréï Efimytch se dit malade et ne quitta pas la chambre. Il restait couché la figure tournée vers le dossier du canapé, se languissant lorsque son ami le distrayait de ses propos, se reposant en son absence. Il s’en voulait d’être parti, et il en voulait à son ami, lequel devenait chaque jour plus bavard et plus désinvolte ; il n’arrivait pas du tout à penser sur un mode sérieux et élevé. 

     « Me voilà rattrapé par la réalité dont parlait Ivan Dmitritch, songeait-il, irrité de sa propre mesquinerie. Du reste, bêtises que tout cela… Je vais rentrer et ma vie reprendra son ancien cours… »

     Ce fut la même histoire à Pétersbourg : il resta des journées entières dans la chambre d’hôtel, étendu sur un sofa et ne se levant que pour boire de la bière.

     Mikhaïl Avérianytch le pressait sans cesse d’aller avec lui à Varsovie.

     — Cher ami, qu’irais-je y faire ? disait Andréï Efimytch d’une voix suppliante. Allez-y tout seul et laissez-moi rentrer chez moi ! Je vous en prie !

     — Sous aucun prétexte ! protestait Mikhaïl Avérianytch. C’est une ville étonnante. J’y ai passé les cinq années les plus heureuses de ma vie !

     Andréï Efimytch n’eut pas le cran de maintenir sa position, et il partit à contrecœur pour Varsovie. Là-bas, il resta dans la chambre d’hôtel, étendu sur un canapé, en colère contre lui-même, contre son ami et contre les garçons qui refusaient obstinément de comprendre le russe, tandis que Mikhaïl Avérianytch, alerte, dispos et gai à son habitude parcourait la ville du matin au soir en cherchant ses vieilles connaissances. Il découcha à plusieurs reprises. Après une nuit passée on ne savait où, il revint tôt le matin, très excité, rouge et dépeigné. Il fit un long moment les cents pas dans dans la chambre en marmonnant tout seul, puis s’arrêta et dit :

     — L’honneur avant tout !

     S’étant brièvement remis à marcher, il se prit la tête à deux mains et prononça d’un ton tragique :

     — Oui, l’honneur avant tout ! Maudite soit la minute où j’ai eu l’idée de venir dans cette Babylone ! Mon cher, dit-il en s’adressant au docteur, méprisez-moi : j’ai perdu au jeu ! Prêtez-moi cinq cents roubles !

     Andréï Efimytch compta cinq cents roubles et les tendit sans un mot à son ami. Celui-ci, tout empourpré encore de honte et de colère, prononça une espèce de serment inutile et incohérent, mit sa casquette et sortit. Revenu quelque deux heures après, il se laissa tomber dans un fauteuil, poussa un grand soupir et dit :

     — L’honneur est sauf ! Partons, mon ami ! Je ne veux pas rester une minute de plus dans cette maudite ville. Escrocs ! Espions autrichiens !

     On était déjà en novembre lorsque les deux amis rentrèrent chez eux, et une épaisse couche de neige recouvrait les rues de la ville. Le docteur Khobotov occupait le poste d’ Andréï Efimytch ; il habitait encore son ancien appartement en attendant qu’Andréï Efimytch, à son retour, libérât le sien à l’hôpital. La femme laide qu’il appelait sa cuisinière habitait déjà dans l’un des pavillons.

     De nouveaux cancans concernant l’hôpital couraient en ville. On racontait que la femme laide s’était querellée avec l’intendant et que ce dernier lui aurait demandé pardon à genoux.

     Andréï Efimytch dut, le jour même de son retour, se mettre en quête d’un logement.

     — Mon ami, lui dit timidement le directeur de la poste, j’ai une question indiscrète, pardonnez-moi : quelles sont vos ressources ?

     Andréï Efimytch compta son argent en silence et dit :

     — Quatre-vingt-six roubles. 

     — Ce n’est pas ce que je vous demande, fit, embarrassé, Mikhaïl Avérianytch, qui n’avait pas compris. Je veux dire, vos ressources en tout.

     — Mais je vous le dis : quatre-vingt-six roubles… C’est tout ce que j’ai.

     Mikhaïl Avérianytch tenait le docteur pour un homme noble et honnête, mais soupçonnait tout de même qu’il disposait d’un capital d’au moins une vingtaine de milliers de roubles. Apprenant à présent qu’Andréï Efimytch était pauvre, qu’il n’avait pas de quoi vivre, il fondit étrangement en larmes et étreignit son ami.   




Notes


  1. Le texte renverse la proposition et dit : « de ne pas lui permettre de s’écarter d’un pas »…
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ange_d%C3%A9chu






XV



     Andréï Efimytch habitait dans la maisonnette à trois fenêtres de Biélova, une femme de petite condition1. En dehors de la cuisine, cette petite maison ne comptait que trois pièces. le docteur en occupait deux, celles dont les fenêtres donnaient sur la rue, tandis que Dariouchka et la logeuse, avec ses trois enfants, vivaient dans la troisième et dans la cuisine. L’amant de la logeuse, un moujik ivrogne, venait parfois y passer la nuit, faisant du tapage et terrorisant les enfants et Dariouchka. Lorsqu’il arrivait et, assis dans la cuisine, se mettait à réclamer de la vodka, tout ce monde-là se retrouvait très à l’étroit, et le docteur, par pitié, prenait avec les lui les enfants en pleurs, les installait par terre chez lui, et cela lui procurait beaucoup de plaisir.

     Il se levait comme autrefois à huit heures et, après son thé, s’asseyait pour lire ses anciens livres et ses anciennes revues; Il n’avait plus d’argent pour en acheter de neufs. Était-ce le fait que les livres étaient anciens, ou peut-être le changement de cadre ? La lecture ne l’absorbait plus comme jadis, et le lassait. Pour ne pas rester oisif, il se fit un catalogue détaillé de ses livres et colla de petits cartons au dos des ouvrages, et ce travail mécanique et méticuleux l’intéressa davantage que la lecture. De façon incompréhensible, la minutieuse monotonie de ce labeur berçait son esprit, il ne pensait plus à rien et le temps passait vite. Même rester assis dans la cuisine à éplucher des pommes de terre ou à trier du gruau de sarrasin avec Dariouchka lui paraissait intéressant. Le samedi et le dimanche, il allait à l’église. Debout près du mur, fermant les yeux, il écoutait les chants et pensait à son père,  sa mère, à l’Université, aux religions ; cela l’emplissait d’une mélancolie tranquille et, après, en sortant de l’église, il regrettait que l’office fût si vite terminé.

     Il se rendit deux fois à l’hôpital pour discuter avec Ivan Dmitritch. Mais, les deux fois, il trouva celui-ci extraordinairement excité et hargneux : qu’on lui fiche la paix, il en avait depuis longtemps soupé des vains bavardages. Il demandait seulement à ces maudits lâches, pour prix de ses souffrances, une seule récompense : la réclusion solitaire. Était-il possible qu’on lui refusât même cela ? Lorsqu’Andréï Efimytch prit congé en lui disant bonne nuit, les deux fois l’autre lui montra les dents et grogna :

     — Va-t-en au diable !

     Et Andréï Efimytch ne savait plus, à présent, s’il devait ou non y aller une troisième fois. Mais il en avait envie.

     Après le déjeuner, autrefois, Andréï Efimytch se promenait dans son appartement en réfléchissant, mais maintenant, du déjeuner au thé du soir, il restait étendu sur son divan, la figure tournée vers le dossier, et se livrait à des pensées mesquines, sans pouvoir aucunement les vaincre. Le blessait le fait de ne pas toucher de pension et de ne pas avoir reçu d’allocation exceptionnelle, en dépit de ses vingt ans et plus de service. Certes, il avait servi de façon pas toujours honnête, mais enfin, tous les fonctionnaires perçoivent une pension, indistinctement, qu’ils aient été honnêtes ou pas. L’équité contemporaine consiste précisément en ceci que les rangs, les décorations et les pensions viennent récompenser non pas les qualités morales et les capacités, mais le simple fait du service, quelle que soit sa valeur. Pourquoi donc devait-il, lui seul, faire exception ? Il n’avait plus d’argent du tout. Il avait honte de passer devant l’échoppe du coin et d’en regarder la patronne. Il devait déjà trente-deux roubles de bière. Il devait aussi de l’argent à Mme Biélova. Dariouchka vendait en douce de vieux vêtements et de vieux livres à lui, et racontait à la logeuse que le docteur allait sans tarder recevoir plein d’argent.

     Il s’en voulait d’avoir dépensé ses mille roubles d’économies pour le voyage. Comme ils lui auraient servi, ces mille roubles, aujourd’hui ! Il était contrarié qu’on ne le laissât pas tranquille. Khobotov jugeait de son devoir de rendre visite de temps à autre à son confrère malade. Tout, en lui, provoquait l’aversion d’ Andréï Efimytch : son visage d’homme bien nourri, son ton condescendant et malveillant, ce terme de « confrère » et ses bottes à haute tige ; le plus répugnant, c’était qu’il se croyait obligé de soigner Andréï Efimytch, et pensait le soigner pour de bon. À chacune de ses visites, il apportait un flacon de bromure et des pilules de rhubarbe. 

     Mikhaïl Avérianytch estimait lui aussi de son devoir de passer voir son ami et de le distraire. Il arrivait à chaque fois chez Andréï Efimytch avec un détachement affecté, se forçait à rire aux éclats et se mettait à lui assurer qu’il avait aujourd’hui une excellente mine et que, Dieu soit loué, les choses s’arrangeaient ; on pouvait en conclure qu’il jugeait la situation de son ami désespérée. Il n’avait pas encore remboursé la dette contractée à Varsovie, la honte l’écrasait, il était très tendu, de là ses efforts pour rire de plus belle et raconter des histoires plus drôles encore. Ses anecdotes et ses histoires semblaient maintenant interminables et lui étaient aussi pénibles qu’à Andréï Efimytch.

     Quand il était là, Andréï Efimytch restait d’ordinaire étendu sur son divan, tourné vers le dossier, et l’écoutait en serrant les dents ; des couches d’écume se déposaient l’une sur l’autre dans son âme, et il sentait après chaque visite de son ami l’écume en lui remonter toujours plus haut, atteignant littéralement sa gorge.

     Pour étouffer ces sentiments mesquins, il s’empressait de penser qu’aussi bien lui que Khobotov et Mikhaïl Avérianytch allaient mourir tôt ou tard, sans laisser la moindre trace dans la nature. En imaginant un esprit volant dans l’espace proche du globe terrestre dans un million d’années, il n’apercevrait que de l’argile et des rochers nus. Tout aurait péri, et la culture et la loi morale, sans bardanes, même, pour couvrir la terre. Quelle importance avaient donc la honte éprouvée devant une tenancière d’échoppe, cette nullité de Khobotov et l’amitié pesante de Mikhaïl Avérianytch ? Tout cela n’était que fadaises et bagatelles.

     Mais de telles considérations ne lui étaient plus d’aucun secours. À peine se figurait-il le globe terrestre dans un million d’années que Khobotov, chaussé de ses bottes à haute tige, surgissait de derrière un rocher nu, ou Mikhaïl Avérianytch avec son rire forcé, qu’il entendait même chuchoter avec gêne : « Mon cher, je vous rembourserai un de ces jours ma dette de Varsovie… Sans faute. »     




Notes


  1. Une « petite-bourgeoise, ici vraisemblablement la femme d’un artisan disparu Dieu sait où, le texte n’indique pas de veuvage.





XVI



     Mikhaïl Avérianytch arriva un jour après le déjeuner, alors qu’Andréï Efimytch était couché sur son divan. Et au même moment, voilà que Khobotov se présentait avec son flacon de bromure. Andréï Efimytch se leva péniblement et s’assit, les deux mains appuyées sur le divan.

     — Aujourd’hui, mon cher, commença Mikhaïl Avérianytch, vous avez bien meilleur teint qu’hier. Ah, vous êtes un gaillard ! Un vrai gaillard, ma parole !

     — Il est temps, grand temps de vous rétablir, confrère, dit Khobotov en bâillant. Vous en avez sans doute vous-même assez de ces anicroches1.

     — Oh, nous allons nous rétablir ! dit joyeusement Mikhaïl Avérianytch. Nous vivrons encore cent ans ! Parfaitement !

     — Peut-être pas cent, mais on se contentera de vingt ans, reprit Khobotov d’un ton réconfortant. Tout ça n’est rien, confrère, ne vous découragez pas. Arrêtez d’embrouiller les choses1.

     — On nous verra encore ! dit avec un gros rire Mikhaïl Avérianytch en tapant sur le genou de son ami. On nous verra encore ! L’été prochain, plaise à Dieu, nous irons au Caucase pour le parcourir à cheval – hop ! hop ! hop ! Et en revenant du Caucase, qui sait si nous ne pourrions pas célébrer une noce ? (Mikhaïl Avérianytch fit un clin d’œil malicieux.) Nous vous marierons, cher ami… nous vous marierons…

     Andréï Efimytch sentit brusquement l’écume lui arriver à la gorge ; son cœur se mit à battre de façon effrayante.

     — C’est vulgaire ! dit-il en se levant d’un mouvement rapide et en allant à la fenêtre. Vous ne voyez donc pas que vous dites des choses vulgaires ?

     Il voulait continuer plus doucement et sur un ton poli, mais serra soudain les poings malgré lui et les brandit au-dessus de sa tête.

     — Laissez-moi ! cria-t-il d’une voix qui n’était pas la sienne, s’empourprant et tremblant de tout son corps. Dehors ! Fichez-moi le camp tous les deux !

     Mikhaïl Avérianytch et Khobotov se levèrent et le dévisagèrent, d’abord avec perplexité, puis avec effroi.

     — Ouste ! Tous les deux ! continuait à crier Andréï Efimytch. Crétins ! Gens stupides ! Je n’ai besoin ni d’amitié ni de tes remèdes, imbécile ! Vulgarité ! Bassesse !

Échangeant des regards désemparés, Khobotov et Mikhaïl Avérianytch se rapprochèrent de la porte à reculons et sortirent dans le vestibule. Andréï Efimytch attrapa le flacon de bromure et le lança dans leur direction ; la fiole se brisa contre le seuil de la porte avec un tintement.

     — Allez au diable ! cria-t-il d’une voix pleine de larmes, courant derrière eux dans l’entrée. Au diable !

     Ses visiteurs partis, Andréï Efimytch, tremblant comme s’il avait la fièvre, s’allongea sur son divan et resta longtemps à répéter :

     — Crétins ! Gens stupides !

     Une fois calmé, il songea aussitôt à l’affreuse honte que devait ressentir à présent le pauvre Mikhaïl Avérianytch, au poids qu’il devait avoir sur l’âme, tout cela était effroyable. Il ne lui était jamais rien arrivé de semblable. Où étaient donc passés son esprit et son tact ? Sa compréhension des choses et son indifférence de philosophe ?

     Ressentant de la honte et mécontent de lui, le docteur ne put fermer l’œil de la nuit, et le matin, vers dix heures, il se rendit à la poste et présenta ses excuses au directeur.

     — Oublions ce qui s’est passé, dit Mikhaïl Avérianytch, tout ému, en soupirant et en lui serrant fortement la main. Qui évoque le passé, qu’il perde un œil2. Lioubavkine ! cria-t-il brusquement, si fort que le public et tous les employés tressaillirent, apporte une chaise ! Et toi, tu attends ! cria-t-il à une paysanne qui lui tendait, à travers les barreaux du guichet, une lettre à envoyer en recommandé. Tu ne vois donc pas que je suis occupé ? Oublions ce qui s’est passé, reprit-il d’une voix douce en s’adressant à Andréï Efimytch. Asseyez-vous, mon cher, je vous en prie .

     Il resta une minute à se passer la main sur les genoux sans rien dire, puis déclara :

     — J’étais bien loin de songer à me vexer et à vous en vouloir. Être malade n’a rien de drôle, je le comprends. Votre accès d’hier nous a effrayés, le docteur et moi, et nous avons longuement parlé de vous ensuite. Mon cher, pourquoi ne voulez-vous pas vous occuper sérieusement de votre maladie ? Ce n’est pas possible ! Excusez la franchise d’un ami, se mit-il à chuchoter, mais vous vivez dans les conditions les plus défavorables : dans l’exiguïté et la saleté, sans soins et sans argent pour vous soigner… Mon cher ami, nous vous en supplions, le docteur et moi, de tout notre cœur, suivez notre conseil : allez à l’hôpital ! Vous y trouverez une nourriture saine, on s’occupera de vous et l’on vous soignera. Ievguéni Fiodorytch3, bien que ce soit, tout à fait entre nous, un rustre4, est compétent, on peut entièrement se fier à lui. Il m’a promis de s’occuper de vous.

     Andréï Efimytch fut touché par cette sollicitude sincère et par les larmes qui brillèrent soudain sur les joues du directeur de la poste.

     — Cher ami, n’en croyez rien ! chuchota-t-il, la main sur le cœur. Ne les croyez pas ! C’est une tromperie ! Ma maladie consiste uniquement en ceci qu’en vingt ans, je n’ai trouvé dans toute la ville qu’un homme intelligent, et que c’était un fou. Je ne suis nullement malade, je suis juste tombé dans un cercle vicieux5  sans issue. Tout cela m’est égal, je suis prêt à tout.

     — Allez à l’hôpital, mon cher.

     — Tout m’est égal, dans la fosse, si vous voulez.

     — Donnez-moi votre parole, cher ami, que vous ferez tout ce que Ievguéni Fiodorytch vous dira de faire.

     — Soit, je vous en donne ma parole. Mais je vous le répète, mon cher, je suis tombé dans un cercle vicieux. À présent, tout concourt à ma perte, même la sollicitude sincère de mes amis. Je suis perdu, et j’ai le courage de le reconnaître. 

     — Vous guérirez, cher ami.

     — À quoi bon dire cela ? s’agaça Andréï Efimytch. Il est rare, l’homme qui, à la fin de sa vie, n’éprouve pas la même chose que moi. Lorsqu’on vous dit que vous avez, disons des reins en mauvais état et une hypertrophie du cœur et que vous allez suivre un traitement, ou si l’on vous dit que vous êtes un fou ou un criminel, bref, lorsque les gens portent soudain leur attention sur vous, sachez que vous êtes tombé dans un cercle vicieux dont vous ne sortirez plus. En essayant de vous en extraire, vous vous perdrez davantage. Capitulez, car aucune puissance humaine ne peut plus vous sauver. Je vois ainsi les choses.

     Le public, pendant ce temps-là, s’amassait derrière le guichet. Pour ne pas déranger, Andréï Efimytch se leva et se mit à prendre congé. Mikhaïl Avérianytch obtint de nouveau sa parole de faire ce qu’il avait promis, et le raccompagna jusqu’à la porte de sortie.

     Le même jour, avant la tombée du soir, Khobotov, en pelisse courte et bottes à haute tige, se montra inopinément chez Andréï Efimytch, et lui dit comme s’il ne s’était rien passé la veille :

     — Je viens vous voir pour une affaire, confrère. Je suis venu vous proposer de tenir une consultation avec moi.

     Se disant que Khobotov voulait lui procurer la distraction d’une promenade, ou lui faire effectivement gagner quelque argent, Andréï Efimytch s’habilla et sortit avec lui. Il se réjouissait d’avoir l’occasion de réparer sa faute de la veille et de faire la paix avec Khobotov, qu’il remerciait intérieurement de n’avoir pas fait la moindre allusion à ce qui s’était passé et de le traiter, semblait-il, avec ménagement. Il était difficile de prévoir une telle délicatesse de la part d’un homme aussi peu cultivé.

     — Où est votre malade ? demanda Andréï Efimytch.

     — Chez moi, à l’hôpital. Depuis longtemps, je voulais vous le montrer… Un cas des plus intéressants.

     Ils entrèrent dans la cour de l’hôpital, contournèrent le bâtiment principal et se dirigèrent vers le pavillon des fous. Le tout étrangement sans dire un mot. Lorsqu’ils entrèrent dans le pavillon, Nikita, comme d’habitude, sauta sur ses pieds et se mit au garde-à-vous. 

     — Un malade a fait une complication du côté des poumons, dit à mi-voix Khobotov en entrant dans la salle en compagnie de Andréï Efimytch. Attendez-moi ici, je reviens tout de suite. Je vais juste chercher un stéthoscope.

     Et il sortit.



Notes


  1. Voir le chapitre VIII, avec la note 2…
  2. Proverbe dont la version complète est cependant : « Qui évoque le passé, qu’il perde un œil, qui oublie le passé, qu’il perde les deux ! »
  3. Rappel : c’est le docteur Khobotov.
  4. Le terme du texte est la transcription du français « mauvais ton ».
  5. Le russe dit : "cercle ensorcelé".





XVII



   La nuit tombait déjà. Ivan Dmitritch1 était couché sur son lit, la tête enfouie dans son oreiller ; le paralytique restait immobile, pleurant à bas bruit et remuant les lèvres. Le moujik obèse et l’ancien trieur de lettres dormaient. On n’entendait aucun bruit.

     Andréï Efimytch était assis sur le lit d’Ivan Dmitritch, il attendait. Mais une petite demi-heure s’écoula, et, au lieu de Khobotov, ce fut Nikita qui entra dans la salle, tenant dans ses bras une robe de chambre d’hôpital, du linge de corps et des pantoufles. 

     — Veuillez vous habiller, Votre Haute Noblesse, dit-il doucement. Par ici, je vous prie, voici votre lit, ajouta-t-il en montrant un lit vide, récemment apporté, bien sûr. Ce n’est rien, plaise à Dieu, vous guérirez.

      Andréï Efimytch comprit tout. Sans un mot, il alla vers le lit que lui avait indiqué Nikita, et s’assit ; voyant que Nikita restait à attendre, il se déshabilla entièrement, et il éprouva de la honte. Puis il passa les effets de l’hôpital ; le caleçon était trop court, la chemise trop longue et la robe de chambre sentait le poisson fumé.

     — Vous guérirez, plaise à Dieu, répéta Nikita.

     Il prit à bras-le-corps les vêtements d’ Andréï Efimytch et sortit en fermant la porte derrière lui.

     « Tout m’est égal… songeait Andréï Efimytch en s’enveloppant pudiquement dans sa robe de chambre et se sentant, dans son nouveau costume, très semblable à un détenu. M’est égal… Habit, uniforme ou cette robe de chambre, peu m’importe… »

     Mais sa montre ? Et son calepin, dans sa poche de côté ? Ses cigarettes ? Où Nikita avait-il emporté ses vêtements ? Peut-être que désormais, jusqu’à sa mort, il n’aurait plus l’occasion d’enfiler un pantalon, de mettre un gilet et de chausser des bottes. Tout cela était bien étrange, et même incompréhensible, de prime abord. Même maintenant, Andréï Efimytch était persuadé qu’il n’y avait aucune différence entre la maison de la femme Biélova et la salle 6, que tout en ce  monde était absurdité et vanité des vanités, il n’en avait pas moins les mains qui tremblaient, les jambes gelées, et la pensée qu’Ivan Dmitritch allait bientôt se lever et le voir en robe de chambre l’horrifiait. Il se leva, fit quelques pas et se rassit.

     Cela faisait déjà une demi-heure, une heure, qu’il était là, et il se morfondait ; pouvait-on vraiment passer ici une journée, une semaine, ou même des années, comme les gens dans cette salle ? Être assis, faire quelques pas et se rasseoir, comme il venait de le faire ; on pouvait aller à la fenêtre, faire de nouveau les cent pas. Et ensuite ? Rester tout le temps assis, comme une statue, et méditer ? Non, ce n’était guère possible.

     Andréï Efimytch se coucha mais se releva aussitôt après, essuya de sa manche la sueur froide sur son front et sentit que tout son visage avait une odeur de poisson fumé. Il se remit à faire les cent pas.

     « C’est un malentendu… dit-il en écartant les bras, perplexe. Il faut avoir une explication, il y a là un malentendu… »

     À ce moment-là, Ivan Dmitritch s’éveilla. Il s’agit et mit ses poings sous ses joues. Cracha. Ensuite, il jeta un coup d’œil nonchalant au docteur, semblant dans un premier temps ne rien comprendre ; mais bien vite, son visage ensommeillé devint railleur et méchant.

     — Aha, vous aussi on vous a enfermé ici, mon cher ! dit-il d’une voix rauque et mal réveillée, en fermant un œil. J’en suis ravi. Vous buviez le sang d’autrui, maintenant c’est le vôtre qu’on boira. Parfait !

     — C’est un malentendu, dit Andréï Efimytch, que les paroles d’Ivan Dmitritch épouvantaient ; avec un haussement d’épaules, il répéta :

     — Un malentendu…

     Ivan Dmitritch cracha derechef et se recoucha.

     — Maudite vie ! bougonna-t-il. Et ce qui est amer et vexant, c’est que cette vie ne se terminera pas en se voyant récompensé de ses souffrances, elle ne finira pas en apothéose comme à l’opéra, c’est la mort qui la conclura ; les moujiks de service viendront prendre le cadavre par les mains et par les pieds, et le traîneront à la cave. Brrr ! Bon, ça ne fait rien… En revanche, dans l’autre monde, ce sera notre tour… Je ferai des apparitions ici, en venant de là-bas, mon ombre épouvantera ces canailles. Leurs cheveux blanchiront à cause de moi.

     Moïsseïka rentra et, apercevant le docteur, tendit la main :

     — Donne-moi un petit kopeck ! dit-il.   



Notes


  1. Revoir le chapitre I. L’auteur passe brièvement en revue quatre des cinq aliénés : le  juif Moïsseïka n’est pas encore rentré. 




XVIII



     Andréï Efimytch s’écarta, alla à la fenêtre et regarda du côté des champs. Il commençait à faire noir et, à l’horizon, sur la droite, se levait une lune froide et pourpre. Non loin de la barrière de l’hôpital, à une centaine de sagènes1, pas davantage, une haute maison blanche se dressait, entourée d’un mur de pierre. C’était la prison.

     « La voilà, la réalité ! songea Andréï Efimytch, et il fut pris d’effroi.

     Effrayants étaient la lune, la prison, les clous de la palissade et la flamme lointaine de la fabrique de noir animal2. Derrière lui, on entendit un soupir. Andréï Efimytch se retourna et vit un homme arborant de brillantes étoiles et des décorations sur la poitrine3 qui souriait et clignait malicieusement de l’œil. Cela aussi lui parut effrayant. 

     Andréï Efimytch tentait de se convaincre que la lune et la prison ne montraient rien de spécial, que les gens sains d’esprit portaient aussi des décorations, et qu’avec le temps, tout se putréfierait et deviendrait de l’argile, mais le désespoir s’empara soudain de lui, il empoigna la grille à deux mains et la secoua de toutes ses forces. La solide grille ne céda pas.

     Après quoi, pour atténuer son effroi, il s’approcha du lit d’Ivan Dmitritch et s’assit.

     — Ça ne va pas fort, mon cher, murmura-t-il en tremblant et en essuyant sa sueur froide. Pas fort. 

     — Vous n’avez qu’à philosopher, ironisa Ivan Dmitritch.

     — Mon Dieu, mon Dieu… Oui, oui… Vous aviez trouvé bon de me dire un jour qu’il n’y avait point de philosophie en Russie, mais que tout le monde y philosophait, même le menu fretin. Mais cela ne nuit à personne, que le menu fretin philosophe, dit Andréï Efimytch, d’une voix qui semblait viser à apitoyer, et donnait l’impression qu’il avait envie de pleurer. Pourquoi donc ce rire méchant, mon cher ? Et comment ce menu fretin ne philosopherait-il pas, s’il est insatisfait ? Un homme intelligent, instruit, fier, épris de liberté, fait à l’image de Dieu, n’a d’autre ressource que d’aller exercer la médecine dans une petite ville sale et stupide et, toute sa vie, poser des ventouses, des sangsues et des sinapismes ! Charlatanerie, étroitesse d’esprit, vulgarité ! Oh mon Dieu !

     — Vous dites des bêtises. Si la médecine vous répugnait, vous auriez dû devenir ministre.

     — On ne peut rien devenir, rien. Nous sommes faibles, mon cher… J’étais indifférent, je raisonnais rapidement et sainement, mais il a suffi que la vie m’effleure un peu rudement pour que je perde courage… et me retrouve dans un état de prostration. Nous sommes des gens faibles et mauvais… Et vous aussi, mon cher. Vous êtes intelligent, distingué, vous avez sucé de nobles élans en même temps que le lait maternel, mais à peine vous étiez-vous engagé dans la vie que vous avez été pris de langueur et que vous êtes tombé malade… Nous sommes faibles, faibles !

     Outre la peur et le sentiment de l’affront subi, une obsession faisait encore souffrir Andréï Efimytch depuis le début de la soirée. Il finit par se rendre compte qu’il avait envie de boire de la bière et de fumer.

     — je vais sortir, mon cher, dit-il. Je vais demander qu’on nous donne de la lumière… Je ne peux pas… Je ne suis pas en état…

     Andréï Efimytch alla ouvrir la porte, mais Nikita bondit aussitôt et lui barra le passage.

     — Où allez-vous ? Pas question, c’est défendu ! dit-il. Il est l’heure de dormir !

     — Mais j’en ai pour une minute, je vais faire un tour dans la cour ! fit, stupéfait, Andréï Efimytch.

     — Pas question, c’est défendu ! Vous le savez vous-même.

     Nikita fit claquer la porte et s’adossa contre elle.

     — Mais qui cela gênera-t-il, que je sorte ? demanda Andréï Efimytch en haussant les épaules. Je ne comprends pas ! Nikita, je dois sortir ! dit-il d’une voix tremblante. J’en ai besoin !

     — Ne causez pas de désordre, c’est mauvais ! lui fit la leçon Nikita.

     — Le diable seul sait ce que ça veut dire ! s’écria soudain Ivan Dmitritch en sautant sur ses pieds. De quel droit interdit-il de passer ? Comment osent-ils nous retenir ici ? Il me semble que la loi dit clairement que personne ne peut être privé de sa liberté sans jugement ! C’est de la violence ! De l’arbitraire !

     — Bien sûr, que c’est de l’arbitraire ! dit Andréï Efimytch, encouragé par les cris d’Ivan Dmitritch. J’ai besoin de sortir, il faut que je sorte. Il n’a pas le droit ! Laisse-moi sortir, on te dit !

     — Tu entends, brute épaisse ? cria Ivan Dmitritch qui frappa du poing sur la porte. Ouvre, ou j’enfonce la porte ! Écorcheur !

     — Ouvre ! cria Ivan Dmitritch, tout tremblant. Je l’exige !

     — Répète donc ! répondit Nikita derrière la porte. Allez, encore une fois !

     — Va au moins chercher le docteur Ievguéni Fiodorytch ! Dis-lui que je lui demande de venir… juste une minute !

     — Monsieur le docteur4 viendra de lui-même demain.

     — Ils ne nous laisseront jamais sortir ! continuait pendant ce temps Ivan Dmitritch. Ils nous laisseront moisir ici ! Ô Seigneur, est-il vraiment possible qu’il n’y ait pas d’enfer dans l’autre monde et que ces gredins ne soient pas punis ? Où est donc la justice ? Ouvre, gredin, j’étouffe ! cria-t-il d’une voix rauque, en pesant lourdement sur la porte. Je vais me fracasser la tête ! Assassins !

     Nikita ouvrit rapidement la porte, repoussa brutalement Andréï Efimytch des deux mains et du genou, puis prit son élan et lui envoya son poing dans la figure. Andréï Efimytch sentit une énorme vague salée le recouvrir de la tête aux pieds et l’entraîner vers son lit ; il avait bien un goût de sel dans la bouche : ses dents, sans doute, saignaient. Il agita les bras comme s’il voulait remonter à la surface en nageant, se cramponna à un lit et sentit au même moment que Nikita le frappait deux fois dans le dos.

      Ivan Dmitritch poussa un grand cri. On devait le battre, lui aussi.

     Puis tout s’apaisa. La lumière de la lune passait en une coulée liquide à travers les grilles, et une ombre semblable à un filet gisait par terre. C’était effrayant. Andréï Efimytch se coucha et retint sa respiration ; terrorisé, il s’attendait à recevoir un nouveau coup. C’était comme si on lui avait enfoncé une serpe dans le corps en la retournant à plusieurs reprises dans sa poitrine et ses entrailles. La douleur lui fit mordre son oreiller et serrer les dents, et soudain, au milieu du chaos dans sa tête, une pensée nette lui traversa l’esprit, la pensée effroyable et insupportable que ces gens qui, à la lumière de la lune, semblaient à présent autant d’ombres noires, avaient dû éprouver pareille souffrance chaque jour, des années durant. Comment avait-il pu, pendant plus de vingt ans, ne pas le savoir et ne pas vouloir le savoir ? Il ne savait pas ce qu’était la douleur, il n’en avait pas idée, il n’était donc pas coupable, mais sa conscience, aussi rude et aussi peu conciliante que Nikita, le fit se sentir glacé de la nuque aux talons. Il se leva d’un bond, voulant crier de toutes ses forces et courir tuer Nikita, puis Khobotov, l’intendant et l’aide-médecin, et puis se tuer, mais aucun son ne sortit de sa gorge et ses jambes refusèrent de lui obéir ; haletant, il tira sur la robe de chambre et la chemise couvrant sa poitrine, les déchira et tomba inanimé sur son lit.  

    


Notes


  1. Ce qui fait un peu plus de deux cents mètres.
  2. Par calcination des os, le terme russe parle d’usine où l’on brûle les os… Indication trouvée chez D. Roche. 
  3. Il s’agit de l’ancien trieur, voir le chapitre IV.
  4. Le texte russe dit : « Il viendra », en employant un pluriel de déférence, classique dans la bouche d’un subordonné.





XIX



     Le lendemain matin, la tête lui faisait mal, ses oreilles bourdonnaient et il sentait un malaise dans tout son corps.  Il se souvenait sans honte de sa défaillance de la veille. Il avait été pusillanime, il avait eu peur même de la lune, il avait exprimé avec sincérité des sentiments et des pensées qu’il avait ignorés en lui jusque là. Par exemple, des pensées sur l’insatisfaction du menu fretin philosophant. Mais à présent, tout lui était bien égal.

     Il restait couché sans bouger, sans manger ni boire, silencieux.

     « Tout m’est égal, songeait-il quand on lui posait une question. Je ne répondrai pas… Tout m’est égal. »

     Après le déjeuner, Mikhaïl Avérianytch1 vint le voir et lui apporta un quart de livre2 de thé et une livre de pâte de fruits3. Dariouchka vint également et se tint une heure entière près de son lit, une expression d’hébétude affligée sur la figure. Le docteur Khobotov lui rendit également visite. Il amenait avec lui une fiole de bromure et donna l’ordre à Nikita d’assainir la salle en y faisant brûler quelque chose.

     Vers le soir, Andréï Efimytch mourut d’une attaque d’apoplexie. Il commença par éprouver un grand frisson et une nausée ; quelque chose de répugnant lui sembla pénétrer tout son corps, jusqu’à ses doigts, s’étendant de son estomac à sa tête et emplissant ses yeux et ses oreilles. Andréï Efimytch comprit que c’était la fin et se souvint qu’Ivan Dmitritch, Mikhaïl Avérianytch et des millions de gens croyaient à l’immortalité. Et si elle existait ? Mais il n’avait pas envie d’immortalité, et n’y pensa qu’un instant. Un troupeau de cerfs d’une beauté et d’une grâce extraordinaires, sur qui il avait lu quelque chose la veille au soir, passa en vitesse à côté de lui ; puis une paysanne lui tendit une lettre à envoyer en recommandé… Mikhaïl Avérianytch dit quelque chose. Puis tout s’évanouit, et Andréï Efimytch s’endormit pour toujours.

     Les moujiks de service vinrent, l’empoignèrent par les bras et les jambes et l’emportèrent à la chapelle. Il y resta sur une table, les yeux ouverts, éclairé toute la nuit par la lune. Au matin, Sergueï Serguéïtch4 arriva, pria avec dévotion devant le crucifix et ferma les yeux de son ancien chef.

     L’enterrement d’Andréï Efimytch eut lieu le surlendemain de sa mort. Seuls Mikhaïl Avérianytch et Dariouchka y assistèrent.




Notes


  1. Rappel : c’est son ami, le directeur de la poste.
  2. La livre (fount) faisait un peu moins de 410 grammes.
  3. Traduit ailleurs par « marmelade », mais c’est souvent un faux-ami…
  4. Dernier rappel : c’est l’aide-médecin dévot…