mardi 28 avril 2020

Deux textes d'Ossip Mandelstam

     Véra* Fiodorovna Komissarjevskaïa fut, en Russie, une célèbre actrice de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, et de la première du vingtième siècle. Débutant assez tardivement, elle incarna différents rôles au théâtre, notamment dans des mises en scène de Stanislavski, d’abord à Vilna (Vilnius), puis au théâtre Alexandrinski (ou Alexandra) à Saint-Pétersbourg. 

     Elle créa le rôle de Nina, la Mouette de Tchékhov, à Saint-Pétersbourg en 1896. Perdit sa voix, public hostile, four spectaculaire. La pièce obtint deux ans plus tard un triomphe à Moscou dans une mise en scène de Stanislavski, mais ce n’était plus Véra la mouette. Olga Knipper, future épouse de l’écrivain, y jouait le rôle de l’actrice Irina Arkadina… V.F. Komissarjevskaïa reprendra le rôle de Nina en 1905 à Saint-Pétersbourg, dans son propre théâtre. Elle était devenue entretemps une actrice très connue. On lui attribue une liaison très brève avec Tchékhov, lequel se préparait à épouser Olga – Véra ignorait ce détail. 

     Peu heureuse dans sa vie personnelle, Véra Komissarjevskaïa soutint financièrement les mouvements révolutionnaires au début du vingtième siècle. Par ailleurs, déçue par l’insuccès de son petit théâtre, elle le ferma en 1909 et, caressant le rêve d’ouvrir une école de théâtre, repartit en tournée pour collecter des fonds. Elle contracta en 1910 la variole et en mourut à Tachkent. Son corps fut ramené à Saint-Pétersbourg, des foules nombreuses l’accueillant de gare en gare…

  • Prononcer Viéra.




     On connaît d’Ossip Mandelstam (1891-1938) des recueils de poèmes (La pierre, Tristia et Les cahiers de Voroniej) ainsi que, intercalés, des textes en proses rassemblés eux aussi en recueils. Publié en 1925, Le bruit du temps est le premier de ceux-ci. Dans les années vingt, revenu avec son épouse à Moscou après la fin de la guerre civile, O. Mandelstam vit difficilement de traductions. L’ancien et toujours acméiste – il a créé le mouvement avec N. Goumiliov et Anna Akhmatova, qui lui vouera un culte sa vie durant –, pour lequel le texte est matière artistique complète, visuelle et sonore, continue à écrire de la poésie, mais sa production se ralentit, elle cessera quasiment entre 1925 et 1930. La prose de cet intellectuel polyglotte et d’une redoutable culture –jeune homme, il est parti étudier à la Sorbonne et a suivi des cours de Bergson au Collège de France, il a aussi étudié à Heidelberg et, né dans une famille juive, s’est fait baptiser (méthodiste) pour contourner les quota et suivre quelques cours à Saint-Pétersbourg – est d’une redoutable densité, les allusions y fourmillent et chaque ligne compte. En poésie comme en prose, Mandelstam se meut dans la culture, c’est ce qui l’intéresse dans l’Histoire. Il veut faire le lien avec le passé, avec les créations passées…





     Je me suis en partie appuyé, pour les notes explicatives, sur l’appareil de notes d’Édith Scherrer, dans l’édition Christian Bourgois 2006 du recueil Le bruit du temps. Un peu sur sa traduction aussi, en m’en séparant par endroits. Par ailleurs, pour donner une idée de la puissance poétique d’Ossip Mandelstam, je fais suivre ce court texte en prose d’une traduction personnelle (tout de même adossée à celles de Nikita Struve et de François Kérel) d’un poème de 1923.







La Komissarjevskaïa





     Je n’ai pas envie de parler de moi, je veux épier mon époque, suivre le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel. Si cela dépendait de moi, je me contenterais d’une grimace douloureuse au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï, les Aksakov et autres petit-fils Bagrov1, épris d’archives familiales, avec leurs épiques souvenirs domestiques. Je répète que ma mémoire n’est pas affectueuse, elle est hostile et ne travaille pas à la reproduction du passé, mais à son éloignement. Le roturier peut se passer de mémoire, il a suffisamment de choses à raconter à propos des livres qu’il a lus – et voilà sa biographie. Là où, chez d’heureuse générations, l’épopée parle en hexamètres et prend la forme de la chronique historique, il se creuse pour moi un hiatus, il y a entre le siècle et moi une crevasse, un fossé rempli du bruissement du temps, l’endroit assigné à la famille et aux archives domestiques. Que voulait dire ma famille ? Je l’ignore. Elle souffrait, de naissance, d’une tare d’élocution2, elle avait cependant des choses à dire. Un tel défaut natif d’élocution pèse sur moi et sur nombre de mes contemporains. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier – et c’est seulement en prêtant l’oreille au bruit toujours plus fort du siècle et une fois blanchis par l‘écume de sa crête que nous avons retrouvé une langue. La révolution est elle-même à la fois vie et mort, elle ne saurait tolérer que l’on cancane devant elle sur la vie et la mort. Sa gorge est desséchée par la soif, mais elle n’acceptera pas la moindre goutte d’humidité venant de mains étrangères. La nature – la révolution - est une soif perpétuelle, une inflammation (peut-être envie-t-elle les époques qui étanchaient leur soif en allant humblement, comme à la maison, à l’abreuvoir des brebis. Elle est caractéristique de la révolution, cette crainte, cette peur de recevoir quelque chose de mains étrangères, elle n’ose pas, de crainte de s’approcher des sources de l’être).
     Mais qu’ont-elles fait pour elle, ces « sources de l’être » ? Avec quelle indifférence sont passées leurs vagues circulaires ! C’est pour elles-mêmes qu’elles ont coulé, pour elles-mêmes  qu’elles se sont réunies en torrents, pour elles-mêmes qu’elles se sont mises à bouillonner ! (« Pour moi, pour moi, pour moi », dit la révolution. « À part, à part, à part » répond le monde).
     La Komissarjevskaïa avait le dos plat d’une étudiante, une petite tête et une petite voix faite pour chanter à l’église. Bravitch3 était l’assesseur Brack, la Komissarjevskaïa était Hedda. Marcher ou rester assise l’ennuyait. Du coup, elle restait debout ; il lui arrivait de s’approcher de la lanterne bleue de la fenêtre, dans le salon de professeur d’Ibsen et de s’y tenir un long moment, montrant aux spectateurs son dos plat, à peine voûté. En quoi résidait le secret du charme de la Komissarjevskaïa ? Pourquoi était-elle un guide, une sorte de Jeanne d’Arc ? Pourquoi, à côté d’elle, la Savina4 avait-elle l’air d’une grande dame sur le point d’expirer, accablée de chaleur après des courses aux Halles ?
     Au fond, l’âme protestante de l’intelligentsia russe, au protestantisme particulier, quant à l’art et au théâtre, avait trouvé son expression dans la Komissarjevskaïa. Ce n’est pas pour rien qu’Ibsen l’avait attirée et qu’elle était arrivée à une grande virtuosité dans ce drame professoral à la décence toute protestante. L’intelligentsia n’a jamais aimé le théâtre et faisait tout son possible pour célébrer le culte du théâtre le plus modestement et le plus décemment possible. La Komissarjevskaïa allait au-devant des désirs de ce protestantisme au théâtre, mais elle est allée trop loin et elle est sortie du cadre proprement russe pour déboucher presque en Europe. En premier lieu, elle a commencé par se défaire de tous les oripeaux théâtraux : et de la flamme des bougies, et des rangées de fauteuils rouges, et des nids de satin des loges5. Un amphithéâtre en bois, des murs blancs, des draps gris – la propreté d’un yacht et la nudité d’un temple protestant. La Komissarjevskaïa avait cependant l’étoffe d’une grande tragédienne, mais en germe.  À la différence des acteurs russes de l’époque et peut-être bien de ceux d’aujourd’hui, la Komissarjevskaïa était musicienne dans l’âme, elle élevait sa voix et l’abaissait comme l’exigeait le souffle de la structure verbale ; son jeu était aux trois quarts verbal, accompagné des rares gestes indispensables, si parcimonieux qu’on pouvait les compter sur les doigts de la main, comme de se tordre les bras au-dessus de la tête. En créant le théâtre d’Ibsen et de Maeterlinck, elle explorait à tâtons le drame européen, sincèrement convaincue que l’Europe ne pouvait rien offrir de meilleur et de plus grand.
     Les petits pâtés dorés du théâtre Alexandra6 ressemblaient vraiment peu à ce petit monde immatériel et transparent, où c’était toujours le grand Carême7. Le petit théâtre de la Komissarjevskaïa baignait lui-même dans une atmosphère d’attachement exclusif, sectaire. Je ne crois pas qu’il en soit parti une quelconque voie théâtrale. De la petite Norvège nous est parvenu ce drame en chambre. Des photographes. Des maîtres de conférences. Des assesseurs. La tragédie ridicule d’un manuscrit perdu. Le pharmacien de Christiania8 a réussi à attirer la foudre sur le poulailler du professeur et à élever jusqu’aux hauteurs de la tragédie les altercations lugubres et polies entre Hedda et Brack.  Ibsen était pour la Komissarjevskaïa un hôtel étranger, rien de plus.  La Komissarjevskaïa s’était échappée des habitudes théâtrales russes comme d’un asile d’aliénés, elle était libre mais le cœur du théâtre s’arrêtait.
     Lorsque Blok s’inclina au-dessus du lit de mort du théâtre russe, il se rappela et nomma Carmen10, c’est-à-dire ce dont la Komissarjevskaïa était infiniment éloignée. Les jours et les heures de son petit théâtre furent toujours comptés. On y respirait l’oxygène impossible et faux du miracle théâtral. Blok s’est moqué avec méchanceté du miracle théâtral dans « Les petits tréteaux » et, en jouant cette pièce, la Komissarjevskaïa se moqua d’elle-même. Au milieu des grognements et des hurlements, des geignements et des déclamations, sa voix mûrissait et s’affermissait, parente de celle de Blok. Le théâtre a vécu et vivra par la voix humaine. Piétrouchka11 tient serrée devant son palais une plaque de cuivre pour modifier sa voix. Plutôt Piétrouchka que Carmen et Aïda, que le groin de porc de la déclamation.



  1. Tolstoï : Enfance, Adolescence, Jeunesse. Serge Aksakov (1791-1859), auteur tardif d’une Chronique familiale suivie de L’Enfance du petit-fils Bagrov.
  2. Mandelstam évoque cette mauvaise élocution en l’attribuant précisément à son père, maroquinier, au chapitre “Le chaos judaïque” du recueil , p 49 de mon édition : « Mon père n’avait pas du tout de langue », tandis que sa mère, qui donne des leçons de piano, parle un russe littéraire et pur, même si son vocabulaire est pauvre. Il décrit la langue du père comme un sabir d’autodidacte, charriant trop de débris.
  3. Casimir Bravitch, acteur dramatique, membre de la direction du théâtre de V. Komissarjevskaïa (voir l’introduction). La pièce est Hedda Gabler, d’Ibsen.
  4. Maria Savina (1859-1915), célèbre actrice russe du théâtre Alexandra. Elle interpréta également Ibsen.
  5. Voir l’introduction : Mandelstam évoque ici le petit théâtre ouvert par l’actrice à Pétersbourg.
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_Alexandra
  7. Celui qui précède Pâques.
  8. Ibsen débuta comme préparateur en pharmacie ; Christiania est l’ancien nom d’Oslo.
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Blok 
  10. Dans un poème.
  11. Avant d’être la marionnette du ballet de Stravinski, c’est un personnage classique du théâtre populaire russe :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Petrouchka_(marionnette)    






L’époque


Ô Mon temps féroce, qui saura
Regarder dans tes prunelles
Et de son sang recollera
Les vertèbres de deux siècles ?
Le sang-bâtisseur jaillit
À  flots des choses terrestres,
Seul le parasite frémit
Au seuil de la nouvelle ère.

La créature, tant qu’elle retient la vie,
Doit porter son échine,
Et la vague agite
L’invisible épine.
Tel un tendre cartilage d’enfant
Est le temps de la terre juste née,
On sacrifie, nouvel agneau,
Le sinciput de la vie.

Pour délivrer cet âge de ses fers,
Pour commencer un monde neuf,
Il faut d’un air de flûte lier
Les articulations noueuses.
La vague, le temps la berce
De l’angoisse des hommes,
Et, dans l’herbe, la vipère respire
Au rythme d’or du temps.

Et les bourgeons gonfleront encore,
La pousse d’herbe jaillira,
Mais ton échine est brisée,
Mon bel âge, mon temps misérable.
Et, souriant bêtement, tu regardes
Derrière toi, faible et cruel,
Tel un fauve autrefois souple
Qui voit ses propres traces.


1923

jeudi 23 avril 2020

Le moine noir (Anton Tchékhov)

       Le texte a été rédigé à l’été 1893 à Miélikhovo, et repris à l’automne de la même année.

     Il reflète – outre la passion de Tchékhov pour l’arboriculture – des événements survenus à Miélikhovo, comme le relate Mikhaîl Pavlovitch Tchékhov, le frère survivant, dans ses mémoires consacrées à Anton, autour de Tchékhov :
     « Venaient souvent à Miélikhovo I.N. Potapienko et L.S. Mizinova*. Lika se mettait au piano et commençait à chanter la sérénade de la légende valaque de Braga, alors à la mode. » 
     Dans cette romance, il était question du chant des anges entendu par une jeune fille en plein délire. 
     « Anton Pavlovitch y voyait quelque chose de mystique, empreint d’un beau romantisme. » 
  • C’est la fameuse Lika, dont la liaison avec l’écrivain resta surtout ironique et épistolaire. Elle et Potapienko étaient devenus amants et partirent ensemble à Paris, car Potapienko était marié… Une fille naîtra de leur union, qui mourra bientôt. Dans une lettre envoyée de Nice à sa sœur Macha en octobre 1894, Tchékhov traitera Potapienko de « Youpin et porc ». Lika deviendra Nina, et Potapienko Trigorine, dans La mouette. Potapienko n’en voulut pas à Tchékhov…

     Mikhaïl Pavlovitch mentionne aussi des conversations, toujours à Miélikhovo, portant sur les mirages dus à la réfraction des rayons du soleil dans l’atmosphère, qui auraient contribué à la gestation du Moine noir. Mirages se réfractant une deuxième fois, etc. D’où les apparitions.

     Les lettres de Tchékhov, et les souvenirs des contemporains montrent qu’à cette période, l’auteur était inquiet, angoissé et insatisfait. L’épidémie de choléra sévissant non loin de sa propriété l’empêche de rejoindre Souvorine à Saint-Pétersbourg. Il se plaint de sa solitude et de son « humeur pathologique ». Mais il proteste lorsque Souvorine insinue que Tchékhov s’est dépeint lui-même dans le personnage de Kovrine : c’est passager… Lorsqu’un auteur dépeint un déséquilibré, cela ne signifie pas que lui-même… « J’ai écrit Le moine noir sans être mélancolique, j’ai voulu représenter la mégalomanie. Le moine volant au-dessus des champs, j’en ai rêvé. »  (25 janvier 94)
     Mikhaïl Pavlovitch évoque cependant un épuisement nerveux de Tchékhov, qui ne dort presque plus. Il s’assoupit et se réveille presque aussitôt. Il rêve du moine noir à ce moment, et la vision est forte et effrayante. Tchékhov ne pourra se débarrasser de son obsession qu’en rédigeant cette histoire… 

     Tchékhov aurait fait l’acquisition du grand domaine de Miélikhovo, à l’automne 1892, après avoir visité la propriété de S.N. Khoudiékov, le propriétaire et rédacteur en chef du « Journal de Saint-Pétersbourg », qui était passionné d’horticulture. Il se serait renseigné chez ce dernier au sujet des techniques de greffe et autres fumigations contre le gel : peut-être avait-il déjà en tête certains élements de la nouvelle. Quant aux hurlements contre les jardiniers peu soigneux, il en aurait trouvé le modèle chez le père d’un ami de la famille, le flûtiste Ivanienko. 

     Par ailleurs, à cette période, Tchékhov s’intéressait vivement à la psychiatrie. Il avait, à Miélikhovo, fait la connaissance du psychiatre fort réputé V. I. Iakovienko. Et la nouvelle Salle n°6 avait paru l’année précédente…

     Autre élément ayant pu influencer la composition de la nouvelle : l’apparition en Russie, avec un certain succès, des thèses de Max Nordau ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Nordau ) sur le thème de la dégénérescence artistique, littéraire et philosophique de ll’Europe centrale de langue allemande. Tchékhov critiquait cette théorie, de même que celle, cocomitante, de « l’élu » échappant aux tendances décrites.

     Dernier élément dans l’ordre des idées, le méonisme de N. Minski ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Minski ). 

     La nouvelle ne passa pas inaperçue. Le critique Mienchikov avoua aoir été effrayé par le récit de la maladie mentale du héros, et il n’est pas le seul. Tolstoï trouve la nouvelle « ravissante ». Meyerhold la placera plus tard parmi les meilleurs récits de l’auteur. Mais d’autres critiques sont plus indifférents, y voyant seulement la description d’un processus maladif, ou suspecteront Tchékhov de voir dans l’engagement intellectuuel, culturel ou politique un symptome de dérèglement psychique. Tchékhov appréciera peu, finalement, la réception de la nouvelle par la critique – une partie d’entre elle voit d’ailleurs dans Salle n°6 et Le moine noir une fracture s’ouvrant dans son œuvre. Se querellant sur son interprétation, la critique a peut-être manqué la beauté de ce texte…


(Cette présentation s’appuie sur l’introduction critique trouvée dans la grande Anthologie soviétique des œuvres de Tchékhov, avec lecture de lettres de la correspondance conservée de Tchékhov.)


Le texte au format pdf :        https://static.mediapart.fr/files/2020/04/24/le-moine-noir-2.pdf






Le moine noir

(Anton Tchékhov)






     Andreï Vassilytch Kovrine, docteur de troisième cycle1, se retrouva épuisé et les nerfs délabrés. Il ne commença pas de traitement mais, comme ça, autour d’une bouteille de vin, discuta avec un ami médecin qui lui conseilla d’aller passer le printemps et l’été à la campagne. Il reçut alors fort à propos une longue lettre de Tania Piessotski qui l’invitait à venir passer quelque temps à Borissovka. Et il se dit qu’en effet, il avait besoin de faire un petit voyage.
     Il commença – on était en avril – par aller chez lui, dans sa propriété familiale de Kovrinka et y resta confiné trois semaines ; puis, ayant attendu que les routes s’améliorassent, il partit en voiture chez son ancien tuteur et éducateur, Piessotski, horticulteur fameux en Russie. De Kovrinka à Borissovka, la demeure des Piessotski, il n’y  avait pas plus de soixante-dix verstes2, et rouler au printemps sur une route sans difficulté, dans une calèche confortable et munie de ressorts, était un vrai plaisir.
     La maison des Piessotski était une énorme bâtisse à colonnade et à têtes de lion dont le plâtre s’écaillait, un laquais en habit se tenant à l’entrée. Un vieux parc tracé à l’anglaise, sévère et triste, s’étendait sur près d’une verste de la maison à la rivière, se terminant par une berge abrupte et argileuse où poussaient des pins aux racines dénudées ressemblant à des pattes velues ; en contrebas, l’eau brillait, farouche, des courlis voletaient en poussant des cris plaintifs et l’on s’y sentait toujours d’humeur à s’asseoir pour composer une ballade. Mais à proximité de la maison, dans la cour et dans le verger qui, avec les pépinières, faisait une trentaine d’hectares3, c’était gai, rempli de joie de vivre, même par mauvais temps. Nulle part ailleurs Kovrine n’avait vu des roses, des lis et des camélias aussi admirables, de telles tulipes de toutes les couleurs possibles, du blanc éclatant au noir de suie, une si grande richesse florale. On était seulement au début du printemps, et la splendeur des parterres se cachait encore dans les serres, mais ce qui fleurissait déjà le long des allées et dans divers massifs ça et là suffisait à donner le sentiment, en se promenant dans le jardin, de se trouver dans un royaume de couleurs tendres, surtout aux premières heures, quand la rosée brillait sur chaque pétale.
     Ce que Piessotski traitait dédaigneusement de broutilles, à savoir la partie décorative du jardin, produisait jadis sur Kovrine, alors enfant, une impression féérique. Quelles bizarreries n’y trouvait-on pas, quelles monstruosités raffinées, quels outrages à la nature ! Il y avait là des arbres fruitiers en espalier, un poirier en forme de peuplier pyramidal, des chênes et des tilleuls sphériques, un pommier en parasol, des arcades, des monogrammes, des candélabres et même des pruniers formant le chiffre 1862 – année où Piessotski avait commencé à s’occuper d’horticulture. Il s’y trouvait aussi des arbustes de belle apparence, au tronc droit et robuste comme celui des palmiers, et ce n’est qu’en les examinant attentivement qu’on reconnaissait en eux des groseilliers ou des groseilliers épineux. Mais ce qui donnait le plus au jardin un air de vie et de joie, c’était le mouvement qui l’animait sans trêve. De l’aube au soir, des gens s’affairaient comme des fourmis auprès des arbres et des buissons, dans les allées et les massifs, avec des brouettes, des pioches, des arrosoirs…
     Kovrine arriva chez les Piessotski à plus de neuf heures du soir. Il trouva Tania et son père, Iégor Sémionytch très inquiets. Le ciel pur et étoilé, ainsi que le thermomètre, annonçaient une gelée matinale pour le lendemain, tandis que le jardinier Ivan Karlytch était parti en ville, il n’y avait parsonne sur qui l’on pût compter. Au souper, il ne fut question que de gelée blanche, on décida que Tania n’irait pas dormir et ferait, à minuit passé, le tour du jardin pour voir si tout était en ordre, et que Iégor Sémionytch se lèverait à trois heures, voire plus tôt. 
     Kovrine resta avec Tania toute la soirée et sortit avec elle dans le jardin après minuit. Il faisait froid. Dehors, on sentait déjà une forte odeur de brûlé. Dans le grand verger dit commercial, qui procurait à Iégor Sémionytch un revenu annuel net de plusieurs milliers de roubles, une fumée épaisse, âcre et noire, se rabattait sur le sol, enveloppant les arbres et préservant de la gelée ces milliers de roubles. Les arbres y étaient disposés comme sur un damier, régulièrement alignés comme des soldats de plomb, et cet ordre sévère et rigoureux, joint à l’uniformité de la hauteur des arbres et à la similitude de leurs troncs et de leurs cimes, rendait le tableau monotone et même ennuyeux. Kovrine et Tania suivirent des rangées au long desquelles se consumaient des tas de fumier, de paille et de détritus divers, ils croisaient de temps à autre des ouvriers errant comme des ombres dans la fumée. Seuls les cerisiers, les pruniers et certaines sortes de pommiers étaient en fleurs, mais tout le jardin était noyé dans la fumée et ce fut seulement à proximité des pépinières que Kovrine put respirer librement.
     — Déjà enfant, cette fumée me faisait éternuer, dit-il en haussant les épaules ; je n’arrive toujours pas à comprendre comment la fumée peut préserver du gel.
     — La fumée remplace les nuages quand il n’y en a pas… répondit Tania.
     — Et pourquoi a-t-on besoin des nuages ?
     — Par temps couvert, il n’y a pas de gelée blanche.
     — Ah, c’est cela !
     Il se mit à rire et lui prit la main. Il était attendri par son large visage transi de sérieux et de froid, avec ses fins sourcils noirs et le col de son manteau relevé qui la gênait pour remuer la tête, et par toute sa personne maigre et élancée dans la robe qu’elle relevait à cause de la rosée. 
     — Seigneur, dit-il, la voilà déjà jeune fille ! La dernière fois que j’ai quitté cet endroit, il y a cinq ans, vous étiez encore une enfant. Vous étiez tout aussi maigre, avec de longues jambes et tête nue, vous portiez une petite jupe courte et je vous taquinais en vous traitant de héron… Ce que le temps réalise !
     — Oui, cinq ans ! soupira Tania. Beaucoup d’eau a coulé sous le pont, depuis. Dites, Andrioucha, soyez honnête, dit-elle avec vivacité en le regardant en face, vous vous êtes détaché de nous ? Et puis, qu’est-ce que je vous demande là ? Vous êtes un homme, vous vivez votre vie, une vie intéressante, vous êtes une sommité… C’est si naturel, de se détacher ! Mais quoi qu’il en soit, Andrioucha, je veux que vous nous considériez comme les vôtres. Nous en avons le droit.
     — C’est le cas, Tania.
     — Pour de bon ?
     — Vous avez ma parole.
     — Vous vous étonniez, ce soir, qu’il eût chez nous tant de photographies de vous. Vous savez pourtant que mon père vous adore. J’ai parfois l’impression qu’il vous aime plus qu’il ne m’aime, moi. Il est fier de vous. Vous êtes un savant, quelqu’un d’extraordinaire, vous avez fait une brillante carrière et il est convaincu que c’est grâce à l’éducation que vous avez reçue de lui. Qu’il le pense, je ne l’en empêche pas.
     Le jour pointait déjà, on le voyait en particulier à la netteté avec laquelle se distinguaient les volutes de fumée et le houppier des arbres. Des rossignols chantaient, et le cri des cailles arrivait depuis les champs.
     — Il est tout de même temps de se coucher, dit Tania. Et puis, il fait froid.
     Elle lui prit le bras.
     — Merci d’être venu, Andrioucha. Nous avons peu de relations, et ce sont des gens sans intérêt. Nous n’avons qu’une chose : le jardin, le jardin et encore le jardin, rien d’autre. À hauteur de tronc, à mi-hauteur, dit-elle en riant, aport, reinette, borovinka4, greffe en écusson, greffe en fente… Le jardin occupe toute notre vie, je ne rêve plus que de pommiers et de poiriers. C’est bon et utile, évidemment, mais on a parfois envie d’autre chose, pour changer. Je me rappelle, quand vous arriviez pour les vacances ou veniez simplement nous voir, c’était un coup de fraîcheur dans la maison, on y voyait plus clair, c’était comme si l’on eût retiré les housses du lustres et des meubles. J’étais alors une petite fille, pourtant je le percevais.
     Elle continua longtemps à parler, avec feu. Il lui vient soudain à l’esprit qu’il pouvait fort bien, durant l’été, s’attacher à cette petite créature faible et prolixe, s’enticher d’elle et en tomber amoureux – c’était très possible et fort naturel, dans leur situation, à l’un et à l’autre ! Cette pensée l’attendrit et l’amusa ; il se pencha vers le cher visage soucieux et se mit à fredonner :

          Oniéguine, je ne le tairai plus longtemps,
          J’aime Tatiana éperdument5

     Lorsqu’ils revinrent à la maison, Iégor Sémionytch était déjà levé. N’ayant pas sommeil, Kovrine bavarda avec le vieillard et retourna avec lui dans le jardin. Iégor Sémionytch était un homme de haute taille, large d’épaules, avec un gros ventre et souffrant d’asthme, mais il marchait toujours à une telle allure qu’on avait du mal à le suivre. Il avait l’air préoccupé au plus haut point, se précipitant toujours en quelque endroit avec  une expression semblant dire que s’il avait une minute de retard, tout serait perdu !
     — Voici l’histoire, mon ami… commença-t-il en s’arrêtant pour reprendre son souffle. À la surface du sol, comme tu le vois, il y a de la gelée, mais installe un thermomètre à deux sagènes6 en hauteur, sur un bâton, il y fait tiède… Pourquoi cela ?
     — À la vérité, je ne sais pas, dit Kovrine en se mettant à rire.
     — Hum… On ne pas tout savoir, évidemment… Aussi large que soit un esprit, il ne saurait tout contenir. D’ailleurs c’est davantage la philosophie ton rayon, non ?
     — Oui. Je donne des cours de psychologie, mais j’étudie en général la philosophie.
     — Et tu ne t’en lasses pas ?
     — Au contraire, je vis pour cela.
     — Eh bien, tant mieux pour toi… fit Iégor Sémionytch en réfléchissant et en passant la main sur ses favoris. Tant mieux pour toi… Je suis très content pour toi… très content, mon ami…
     Mais tout à coup, il tendit l’oreille et, le visage devenu effrayant, s’élança de côté et eut tôt fait de disparaître derrière les arbres, dans les nuages de fumée. 
     — Qui a attaché son cheval à un pommier ? l’entendit-on crier d’une voix déchirante et désespérée. Quel est le misérable, la canaille qui a osé attacher ce cheval à un pommier ? Mon Dieu, mon Dieu ! On abîme, on gâche, on laisse geler, on salope ! Le jardin est perdu ! Fichu ! Mon Dieu !
     Lorsqu’il revint vers Kovrine, son visage exprimait l’accablement et la contrariété.
     — Ah, que veux-tu faire avec ces gens répugnants ? dit-il d’une voix plaintive en écartant les bras. Stopka a transporté du fumier cette nuit, et il a attaché son cheval à un pommier ! Il a enroulé les rênes à toute force, le gredin, l’écorce a souffert à trois endroits.  Voyez-vous ça ! Je lui parle et lui reste comme une bûche à rouler seulement des yeux ! Le pendre serait encore trop peu !
     Ayant retrouvé son calme, il étreignit Kovrine et l’embrassa sur la joue.
     — Eh bien, tant mieux… tant mieux… marmonna-t-il. Je suis très heureux que tu sois venu. Indiciblement heureux… Merci.
     Puis, de la même démarche rapide, le visage soucieux, il fit le tour du jardin et montra à son ancien pupille toutes les orangeries, toutes les serres, tous les potagers et ses deux ruchers, qu’il appelait la merveille de notre siècle.
     Tandis qu’ils marchaient, le soleil se leva, éclairant vivement le jardin. Il se mit à faire bon. Pressentant une longue journée lumineuse et gaie, Kovrine se souvint qu’on était seulement au début de mai, qu’il y avait encore à venir tout un été aussi lumineux, aussi gai et aussi long, et il sentit soudain frémir dans sa poitrine la joie jeune qu’il éprouvait dans son enfance à courir dans ce jardin. Il prit lui-même le vieillard dans ses bras et l’embrassa avec tendresse. Émus tous les deux, ils rentrèrent à la maison et burent du thé dans d’antiques tasses en porcelaine, en l’accompagnant de crème et de nourrissantes brioches au beurre – détails qui de nouveau rappelèrent à Kovrine son enfance et son adolescence. Le présent magnifique et les impressions du passé, tirées de leur sommeil, fusionnaient en lui ; son âme débordait, mais c’était agréable.
     Il attendit que Tania s’éveillât, but du café en sa compagnie, se promena un peu, puis alla dans sa chambre et se mit au travail. Il lisait attentivement, en prenant des notes et en levant les yeux de temps à autre pour jeter un coup d’œil aux fenêtres ouvertes ou aux vases pleins de fleurs fraîches, encore humides de rosée, se trouvant sur la table ; abaissant les yeux, il revenait à son livre, et il avait l’impression que chaque veine, en lui, tremblait et vibrait de plaisir.





  1. En reprenant l’ancienne gradation universitaire en France : il est docteur de troisième cycle mais n’a pas encore soutenu sa thèse d’État. Vassilytch est la forme courte de Vassiliévitch, fils de Vassili.
  2. La verste fait environ 1,1 km.
  3. Une bonne trentaine, même. Dans le texte russe, une trentaine de diéciatines. La diéciatine correspond à 1,1 hectare environ.
  4. Variétés de pomme.
  5. Aria de Grémine dans l’opéra de Tchaïkovski Eugène Oniéguine, d’après Pouchkine. Rappelons que Tania est le diminutif de Tatiana…       https://youtu.be/BD_zA81vC6s   
  6. Soit un peu plus de quatre mètres.





II

     Il continuait à mener à la campagne la même vie nerveuse et inquiète qu’en ville. Il lisait et écrivait beaucoup, apprenait l’italien et, en se promenant, se réjouissait de se remettre prochainement au travail. Il dormait si peu que cela étonnait tout le monde ; s’il lui arrivait fortuitement de s’endormir une demi-heure pendant la journée, il ne dormait pas, ensuite, de toute la nuit, restant alerte et joyeux après, ne se ressentant nullement de cette nuit sans sommeil. 
     Il parlait abondamment, buvait du vin et fumait de coûteux cigares. Des demoiselles du voisinage venaient presque chaque jour chez les Piessotski, elles jouaient du piano et chantaient avec Tania ; venait aussi parfois un jeune voisin qui jouait bien du violon. Kovrine se remplissait de la musique et des chants au point de s’en étourdir, on voyait ses yeux se fermer et sa tête s’incliner sur le côté.
     Un jour, après le thé du soir, il était assis sur le balcon, lisant. Au même moment, au salon, Tania, qui avait une voix de soprano, une demoiselle contralto et le violoniste étudiaient la fameuse sérénade de Braga1. Kovrine  tendait l’oreille pour entendre les paroles – c’était du russe –, mais leur sens lui échappait complètement. Délaissant enfin son livre pour écouter attentivement, il y parvint : une jeune fille souffrant de son imagination entendait la nuit dans le jardin des sons mystérieux, si étranges et si beaux qu’il lui fallait y voir une harmonie sacrée, incompréhensible pour les mortels que nous sommes et remontant donc aux cieux. Les yeux de Kovrine commençaient à se fermer. Il se leva et, à bout de forces, se mit à déambuler dans le salon puis dans la salle de réception. Lorsque le chant prit fin, il prit le bras de Tania et sortit avec elle sur le balcon.
     — Une légende m’occupe depuis ce matin, dit-il. Je ne me souviens où je l’ai lue ou entendue, mais c’est une légende étrange, insensée. À commencer par le fait qu’elle n’est pas d’une grande clarté. Il y a un milliers d’années, un moinde vêtu de noir marchait dans le désert , quelque part en Syrie ou en Arabie… À quelques milles marins de là, des pêcheurs virent un autre moine noir avancer lentement à la surface d’un lac. Ce deuxième moine était un mirage. À présent, oubliez toutes les lois de l’optique que la légende ne semble pas respecter, et écoutez la suite. De ce mirage naquit un second mirage, puis de celui-ci un troisième, si bien que l’image du moine noir se mit à se transmettre sans fin d’une couche de l’atmosphère à l’autre. On la voyait tantôt en Afrique, tzantôt en Espagne, aux Indes, dans le Grand Nord… Elle finit par franchir les limites de l’atmosphère terrestre et maintenant, la voilà qui erre dans tout l’univers, sans jamais trouver les conditions qui lui permettraient de s’effacer. On la voit peut-être à présent sur Mars ou sur quelque étoile de la Croix du Sud. Mais, ma douce amie, l’essentiel, le clou de la légende réside dans le fait que, mille ans exactement après la marche du moine dans le désert, le mirage retombera dans l’atmosphère terrestre et réapparaîtra. Et il semble que ce millier d’années touche à sa fin… D’après la légende, nous devons nous attendre à voir le moine noir d’un jour à l’autre.
     — Un étrange mirage, dit Tania à qui la légende n’avait pas plu.
     — Mais le plus étonnant, fit Kovrine en riant, c’est que je ne peux absolument pas me rappeler d’où me vient cette légende. Où l’ai-je lue ? Entendue ? Ou peut-être que j’ai rêvé du moine noir ? Ma parole, je ne m’en souviens pas.  Mais cette légende me tient. Aujourd’hui, je n’ai fait que penser à elle de toute la journée.
     Laissant Tania retourner à ses hôtes, il sortit de la maison et suivit les massifs en réfléchissant. Le soleil se couchait. Venant d’être arrosées, les fleurs exhalaient une irritante odeur d’humidité. Dans la maison, le chant avait repris et, de loin, le violon faisait penser à une voix humaine. Faisant un effort pour se rappeler où il avait lu ou entendu la légende, Kovrine prit sans se presser la direction du parc et parvint à son insu à la rivière.
     Suivant un sentier qui dévalait la berge abrupte en longeant les racines dénudées, il descendit vers l’eau, dérangeant les courlis et faisant lever deux canards. Ça et là, les derniers rayons du soleil couchant jouaient sur les pins sombres, mais c’était déjà complètement le soir à la surface de l’eau. Kovrine emprunta la passerelle pour aller sur l’autre rive. Devant lui s’étendait maintenant un vaste champ de jeune seigle, pas encore en fleur. Dans le lointain, pas une habitation, pas âme qui vive, à croire que le sentier mènerait, si on le suivait, à l’endroit même, inconnu et mystérieux, où le soleil venait de  descendre et où le crépuscule rougeoyait dans un large et majestueux flamboiement. 
     « Quel espace, ici ! Quelle amplitude, quel calme ! pensait Kovrine en suivant le sentier. On dirait que le monde entier se cache pour me regarder, dans l’attente que je le comprenne… »
     Mais voici que le seigle était parcouru de vagues et qu’une petite brise du soir venait effleurer la tête nue de Kovrine. Une minute après, nouveau coup de vent, déjà plus fort, qui fit bruire le seigle tandis que, derrière, s’entendait sourdement le murmure des pins. Kovrine s’arrêta, stupéfait. À l’horizon, comme un tourbillon ou une tornade, une grande colonne noire s’élevait de la terre jusqu’au ciel. Ses contours étaient flous mais on comprenait tout de suite qu’elle ne restait pas en place mais se mouvait avec une effrayante rapidité, se dirigeant tout droit sur Kovrine, et plus elle avançait, plus elle rapetissait et se précisait. Il eut à peine le temps de se jeter de côté, dans le seigle, pour lui laisser le passage…
     Un moine vêtu de noir, à la tête chenue et aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa en coup de vent à côté de lui… Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. Quelque trois sagènes2 plus loin, il se retourna vers Kovrine, le salua de la tête et lui fit un sourire à la fois amical et malicieux. Mais quel visage blême, effroyablement maigre et blême ! Il se remit à grandir, vola par-dessus la rivière et se heurta sans bruit à la berge argileuse et aux pins qu’il traversa pour disparaître comme une fumée.
     — Voyez un peu ça… bredouilla Kovrine ; ainsi, il y a du vrai dans la légende.
     Sans essayer de s’expliquer l’étrange phénomène, suffisamment heureux d’avoir pu voir de si près, et si nettement, non seulement l’habit noir, mais encore le visage et les yeux du moine, agréablement ému, il revint à la maison.
     Des gens marchaient tranquillement dans le parc et dans le jardin, on jouait toujours dans la maison ; il était donc le seul à avoir vu le moine. Il avait très envie de tout raconter à Tania et à Iégor Sémionytch, mais réfléchit qu’ils allaient sans doute voir dans ses paroles du délire, et s’en inquiéter ; il valait mieux se taire. Il rit bruyamment, chanta, dansa la mazurka, il se sentait gai, et tous, Tania comme les invités, lui trouvèrent ce jour-là un visage particulier, radieux et inspiré, Kovrine était un homme très intéressant.



  1. Connue sous le nom de Sérénade de l’ange, ou encore Serenata :
         https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaetano_Braga
         https://youtu.be/BYVFIAZHvoU  
  2. Six ou sept mètres.






III

     Après le souper, lorsque les invités partirent, il alla dans sa chambre et s’allongea sur le divan : il avait envie de penser au moine. Mais Tania entra chez lui quelques instants plus tard.
     — Tenez, Andrioucha, lisez les articles  de mon père, dit-elle en lui tendant un paquet de brochures et de tirages séparés. Ce sont de beaux articles. Il écrit très bien.
     — Très bien, houlà ! fit Iégor Sémionytch, entrant derrière elle et se forçant à rire – il avait honte. Ne l’écoute pas, je t’en prie, ne lis pas ça ! Cela dit, si tu veux t’endormir, lis-les : c’est un excellent somnifère.
     — À mon avis, ce sont de superbes articles, dit Tania avec une conviction profonde. Lisez-les, Andrioucha, et décidez papa à en écrire plus souvent. Il pourrait rédiger un cours complet d’horticulture.
     Iégor Sémionytch partit d’un gros rire peu naturel, rougit et se mit à dire les phrases que prononcent en général les auteurs embarrassés. Il finit par se rendre.
     — Dans ce cas, commence par lire l’article de Gaucher, puis ces petits articles russes, marmonna-t-il en feuilletant les brochures d’une main tremblante, autrement tu ne comprendras rien.  Avant de lire mes objections, il faut savoir sur quoi elles portent. Du reste, ce sont des bêtises… c’est assommant. Et je crois qu’il est temps d’aller dormir.
     Tania sortit. Iégor Sémionytch s’assit sur le divan à côté de Kovrine et poussa un profond soupir.
     — Oui, mon ami… commença-t-il après un silence. C’est comme ça, mon très cher docteur. J’écris des articles, je participe à des expositions et j’obtiens des médailles… Piessotski a des pommes de la taille d’une tête, dt-on, il a amassé une fortune avec son jardin. Bref, riche et et glorieux est Kotchoubeï1. Mais la question est : à quoi bon tout cela ? Le jardin est en effet magnifique, exemplaire… Ce n’est pas un jardin mais une véritable institution ayant une grande importance officielle, car c’est pour ainsi dire une étape vers une nouvelle ère de l’agriculture russe et de l’industrie russe. Mais à quoi bon tout cela ? Dans quel but ?
     — Cela se passe de commentaires.
     — Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je demande, c’est : que deviendra le jardin à ma mort ? Sans moi, il ne se maintiendra pas un mois dans l’état où tu le vois maintenant. Le secret de ce succès ne réside pas dans la grande taille du jardin et le grand nombre de ses ouvriers, mais dans l’amour que je lui porte – comprends-tu ? –, je l’aime peut-être plus que moi-même. Observe-moi : je fais tout moi-même. Je travaille du matin à la tombée de la nuit. Je greffe moi-même, je taille moi-même, je plante moi-même, je fais tout moi-même. Lorsqu’on m‘aide, j’éprouve de la jalousie et je m’irrite, à en devenir grossier. Tout le secret réside dans l’amour, c’est-à-dire dans l’œil perçant du maître, dans ses mains, et aussi dans ce sentiment éprouvé lorqu’on est allé rendre visite une petite heure à quelqu’un : assis, on a le cœur ailleurs, on est mal à l’aise, on a peur pour le jardin, peur qu’il n’arrive quelque chose. Et quand je mourrai, qui aura l’œil sur le jardin ?  Qui travaillera ? Le jardinier ? Les ouvriers ? Hein ? Si bien que je vais te dire, mon cher ami : le grand ennemi, dans notre partie, ce n’est ni le lièvre, ni le hanneton, ni le gel ; c’est la main étrangère.
     — Et Tania ? demanda Kovrine en riant. Elle ne saurait être plus nuisible que le lièvre. Elle aime votre métier et le comprend.
     — Oui, elle l’aime et s’y entend. Si, après ma mort, le jardin lui revient et qu’elle le dirige, que désirer de plus ? Mais si, à Dieu ne plaise, elle venait à se marier ? dit Iégor Sémionytch dans un chuchotement, avec un regard épouvanté à Kovrine. Il est là, le problème ! Elle se mariera, des enfants arriveront, elle n’aura plus de temps pour le jardin. Je crains surtout qu’elle n’épouse quelque gaillard qui, par cupidité, louera le jardin à des marchands et tout s’en ira au diable dès la première année ! Dans notre partie, les femmes sont le fléau de Dieu !
     Iégor Sémionytch soupira et garda le silence quelques instants.
     — C’est peut-être de l’égoïsme, mais je le dis franchement : je ne veux pas que Tania se marie. Cela me fait peur ! Nous avons ici un freluquet qui vient racler son violon ; je sais que Tania ne l’épousera pas, je le sais très bien, mais je ne peux pas le voir ! En général, mon ami, je suis un drôle de corps. Je le reconnais.
     Iégor Sémionytch se leva et se mit à marcher avec agitation dans la pièce, on voyait qu’il voulait dire quelque chose de très important, mais n’arrivait pas à se décider.
     — Je t’aime beaucoup et je vais te parler franchement, finit-il par dire en enfonçant ses mains dans ses poches. Vis-à-vis de certaines questions délicates, j’ai une attitude simple, je dis tout net ce que je pense, je ne supporte pas ce qu’on appelle les arrière-pensées. Je te le dis franchement : tu es le seul homme auquel je n’aurais pas peur de donner ma fille. Tu es intelligent, tu as du cœur et tu ne laisserais pas périr l’œuvre qui m’est chère. Et surtout, je t’aime comme un fils… et je suis fier de toi. S’il y avait quelque roman entre Tania et toi, eh bien – que dire ? Je serais très content, heureux, même. Je te le dis carrément, avec simplicité, en homme honnête.
     Kovrine se mit à rire. Iégor Sémionytch ouvrit la porte pour s’en aller, et s’arrêta sur le seuil.
     — Si vous aviez un fils, Tania et toi, j’en ferais un horticulteur, dit-il après avoir réfléchi.  Mais ce n’est qu’un vain rêve… Bonne nuit.
     Resté seul, Kovrine s’étendit plus confortablement et se mit à lire les articles. L’un d’eux avait pour titre : « À propos de la culture intercalaire » ; un autre : « Quelques mots sur la remarque de M. Z… à propos de la façon de retravailler le sol pour un nouveau jardin » ; un troisième : « De nouveau sur la greffe en écusson à œil dormant », et le reste à l’avenant. Mais quel ton heurté, agité, quelle véhémence pleine de nervosité, presque maladive ! Voici un article au titre apparemment paisible et au contenu, semble-t-il, indifférent : il y est question de cette variété russe, le pommier Antonov2. Mais Iégor Sémionytch commence son article ainsi : « Audiatur altera pars3 », et conclut par « Sapienti sat4 ! » Et, entre ces deux sentences, toute une fontaine de paroles empoisonnées à l’adresse de « l’ignorance savante de nos horticulteurs patentés, gens observant la nature du haut de leurs chaires’, ou de M. Gaucher, « dont le succès est l’œuvre de profanes et de dilettantes », avec aussi le regret, forcé et sonnant faux, de ne plus pouvoir fouetter de verges les moujiks volant des fruits et abîmant les arbres à cette occasion.
     « C’est un beau métier, plaisant, sain, mais on y trouve aussi les passions et la guerre, se dit Kovrine. Il faut croire que partout, dans toutes les carrières, les gens à idées ont les nerfs à fleur de peau et se distinguent par une sensiblité exacerbée. C’est sans doute une nécessité. »
     Il repensa à Tania : Tania, à qui plaisent tant les articles de Iégor Sémionytch. Plutôt de petite taille, le teint pâle, maigre au point qu’on lui voit les clavicules ; des yeux foncés, intelligents, largement ouverts, toujours en train d’examiner ou de chercher quelque chose ; elle marche comme son père, à petits pas rapides. Elle est bavarde, aime discuter en accompagnant ses phrases, même les plus insignifiantes, de mimiques et de gestes expressifs. Elle doit être extrêmement nerveuse.
     Kovrine poursuivit sa lecture, mais il s’arrêta, n’y comprenant rien. Son agréable excitation, celle avec laquelle il avait tout à l’heure écouté la musique et dansé la mazurka, le faisait souffrir maintenant, elle éveillait en lui une multitude de pensées. Il se leva et se mit à arpenter la chambre en pensant au moine noir. Il lui vint à l’esprit que, s’il était le seul à avoir vu ce moine étrange et surnaturel, cela voulait dire qu’il était malade, déjà au stade des hallucinations. Cette pensée l’épouvanta, mais pas longtemps.
     « Tout de même, je me sens bien et ne fais de mal à personne ; par conséquent, il n’y a rien de mauvais dans mes hallucinations. » se dit-il, et de nouveau il se sentit bien.
     Il s’assit sur le divan et se prit la tête dans les mains, contenant la joie incompréhensible  qui remplissait tout son être, puis déambula de nouveau et se mit au travail. Mais les pensées qu’il trouvait dans son livre ne le satisfaisaient pas. Il voulait quelque chose de gigantesque, d’immense, de stupéfiant. Vers le matin, il se déshabilla et se mit au lit à contrecœur : il fallait tout de même dormir !
     Quand se firent entendre les pas de Iégor Sémionytch qui sortait dans le jardin, Kovrine sonna et ordonna au domestique de lui apporter du vin. Il savoura quelques verres de Lafite, puis mit sa tête sous la couverture ; sa conscience se brouilla et il s’endormit.



  1. Vers de Pouchkine, dans le poème Poltava.
  2. Signalons qu’Ivan Bounine, ami de Tchékhov, écrira quelque années plus tard une nouvelle intitulée Les pommes Antonov. Je la traduirai peut-être.
  3. En latin dans le texte. Principe juridique : que l’autre partie soit entendue.
  4. Idem. À bon entendeur, salut !





IV

     Iégor Sémionytch et Tania avaient de fréquentes disputes et se disaient des choses désagréables.
     Un matin, ils eurent une querelle sur quelque sujet. Tania se mit à pleurer et s’en alla dans sa chambre. Elle n’en sortit ni pour dîner, ni pour boire le thé du soir. Iégor Sémionytch commença par aller et venir avec une gravité maussade, comme s’il voulait faire comprendre que les intérêts de l’ordre et de la justice passaient pour lui avant tout le reste, mais il ne put longtemps s’y tenir et perdit vite courage. Il errait tristement dans le parc en disant avec des soupirs : « Ah, mon Dieu, mon Dieu ! » ; au dîner, il ne put rien avaler. Enfin, se sentant coupable, tourmenté par sa conscience, il alla frapper à la porte fermée et appela timidement :
     — Tania ! Tania ?
     Derrière la porte, une voix faible, épuisée par les larmes mais en même temps résolue, lui répondit :
     — Je vous prie de me laisser.
     Le déchirement des maîtres rejaillissait sur toute la maison, jusqu’aux gens travaillant au jardin.  Kovrine était absorbé par son travail, mais à la fin il commença lui aussi à ressentir de la gêne et de l’ennui. Pour dissiper la pesante atmosphère qui régnait, il décida de s’en mêler et alla vers le soir frapper chez Tania. On le laissa entrer.
     — Aïe aïe, quelle honte ! commença-t-il en manière de plaisanterie, étonné de voir le visage de Tania affligé, éploré et couvert de taches rouges. Serait-ce grave à ce point-là ? Aïe aïe !
     — Mais si vous saviez comme il me tourmente ! dit-elle, les larmes jaillissant de ses grands yeux. Je suis harassée à cause de lui ! continua-t-elle en se tordant les mains. Je ne lui ai rien dit… rien… Juste qu’il n’est pas nécessaire de garder… des ouvriers inutiles alors que… alors qu’on peut avoir des journaliers en cas… en cas de besoin. C’est qu’il y a… il y a une bonne semaine que les ouvriers ne font rien… Je… j’ai juste dit cela, et il s’est mis à me crier dessus et m’a sorti… un tas de choses humiliantes, profondément blessantes. Pourquoi ?
     — Allons, ça suffit, dit Kovrine en lui arrangeant un peu la coiffure. Vous avez eu des mots, vous avez pleuré, restons-en là. Il ne faut pas rester longtemps fâchée, ce n’est pas bien… d’autant plus qu’il vous aime infiniment.
     — Il a… il a gâché toute ma vie, poursuivit Tania en sanglotant. Je n’entends que des insultes et… et des paroles offensantes. Il estime que je suis de trop dans sa maison. Eh bien ! Il a raison. Je partirai d’ici demain, je me ferai télégraphiste… Soit…
     — Allons, allons… Il ne faut pas pleurer, Tania. Il ne faut pas, ma chérie… Vous êtes tous les deux prompts à vous irriter, les torts sont partagés. Venez, je vais vous réconcilier.
     Kovrine parlait d’un ton câlin et persuasif, mais elle continuait à pleurer, les épaules secouées et les mains serrées comme si elle eût été pour de bon frappée d’un grand malheur. Elle lui faisait d’autant plus pitié que son mal n’était pas bien grave mais qu’elle souffrait profondément. Comme il fallait peu de chose pour affliger cette créature toute une journée, voire toute la vie ! En consolant Tania, Kovrine songeait qu’en dehors de cette jeune fille et de son père, il n’aurait trouvé nulle part sur terre de gens l’aimant comme l’un des leurs ; sans ces deux êtres, il n’aurait peut-être jamais, de sa vie entière, lui qui avait perdu son père et sa mère durant sa tendre enfance, connu la gentillesse sincère et cet amour ingénu et ne raisonnant point que l’on n’éprouve que pour ses proches, pour les gens de son sang. Et il sentait les nerfs de cette jeune fille frémissante et en pleurs répondre, comme le fer à l’aimant, à ses propres nerfs à demi détraqués. Une femme solide, en pleine santé, aux joues bien rouges, il n’aurait jamais pu l’aimer, mais cette Tania pâle, faible et malheureuse lui plaisait. 
     Et c’était avec plaisir qu’il caressait ses cheveux et ses épaules, pressait ses mains et essuyait ses larmes… Elle cessa enfin de pleurer. Un long moment encore elle se plaignit de son père et de la vie pénible, insupportable qu’elle menait dans cette maison, en suppliant Kovrine de se mettre à sa place ; puis, peu à peu, elle se mit à sourire en soupirant sur ce mauvais caractère que Dieu lui avait donné, et finit par éclater de rire en se traitant de grosse bête et sortit de la chambre en courant.
     Un peu plus tard, lorsque Kovrine alla dans le jardin, Iégor Sémionytch et Tania se promenaient ensemble dans une allée comme si de rien n’était, mangeant tous deux une tartine de pain de seigle avec du sel, car ils étaient affamés.





V

      Content d’avoir tenu avec tant de succès le rôle pacificateur, Kovrine alla dans le parc. Assis sur un banc et méditant, il entendit des bruits de voiture et des rires de femme : des visites. Quand, dans le jardin, commencèrent à s’allonger les ombres du soir, le son du violon et les voix qui chantaient lui parvinrent sans netteté, et cela lui rappela le moine noir. Quel pays, ou quelle planète cette aberration optique survolait-elle, à présent ?
     À peine s’était-il souvenu de la légende et avait-il reformé dans son imagination le sombre spectre vu dans le champ de seigle, que sortit de derrière un pin juste en face de lui, sans faire le moindre bruit, un homme de taille moyenne, à la tête chenue découverte, entièrement vêtu de noir et les pieds nus, tel un mendiant, ses sourcils noirs se détachant fortement sur son visage, pâle comme celui d’un mort. Avec un aimable signe de tête, ce mendiant ou ce pèlerin s’approcha du banc sans bruit et s’y assit, et Kovrine reconnut en lui le moine noir. Ils se regardèrent tous les deux une minute – Kovrine avec stupéfaction, le moine avec une aménité un peu malicieuse, comme l’autre fois, l’air d’avoir une idée derrière la tête..
     — Mais enfin, tu es un mirage, déclara Kovrine. Que fais-tu ici, à rester assis sans bouger ? Cela ne concorde pas avec la légende.
     — Peu importe, finit par répondre le moine d’une voix paisible, en se tournant vers lui. La légende, le mirage et moi, nous sommes le produit de ton ardente imagination. Je suis un fantôme.
     — Ainsi, tu n’existes pas ? demanda Kovrine.
     — Pense ce que tu veux, dit le moine avec un petit sourire. J’existe dans ton imagination, et ton imagination fait partie de la nature, donc j’existe également dans la nature.
     — Tu as un visage très vieux, intelligent et au plus haut point expressif, tout à fait comme si tu avais vécu pour de bon plus de mille ans, dit Kovrine. Je ne savais pas mon imagination capable de créer de tels phénomènes. Mais qu’as-tu à me regarder d’un air aussi ravi ? Je te plais ?
     — Oui. Tu fais partie du petit nombre de ceux que l’on appelle à bon droit les élus de Dieu. Tu sers la vérité éternelle. Tes pensées, tes intentions, ton admirable science et toute ta vie portent l’empreinte céleste, le cachet divin, car elles sont vouées à la raison et à la beauté, c’est-à-dire à ce qui est éternel.
     — Tu as dit : « La vérité éternelle »… Mais se peut-il que la vérité éternelle soit accessible aux hommes, et qu’ils en aient besoin, s’il n’y a pas de vie éternelle ?
     — Il y a une vie éternelle, dit le moine.
     — Tu crois à l’immortalité des hommes ?
     — Bien sûr. Vous, les hommes, un grand, un brillant avenir vous attend. Et plus il y aura de gens comme toi sur terre, plus vite cet avenir ce réalisera. Sans vous, qui êtes au service d’un principe supérieur, qui vivez en conscience et librement, l’humanité serait quantité négligeable ; en se développant de façon naturelle, elle aurait encore longtemps à attendre la fin de son histoire terrestre. Mais vous la conduirez au royaume de la vérité éternelle en gagnant plusieurs milliers d’années – c’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui s’est répandue sur les hommes.
     — Et quel est le but de la vie éternelle ? demanda Kovrine.
     — Celui de toute vie : la jouissance. La vraie jouissance est dans la connaissance, et la vie éternelle offrira d’innombrables et inépuisables sources de savoir, et c’est en ce sens qu’il fut dit : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de Mon Père1. »    
     — Si tu savais comme il est agréable de t’écouter ! dit Kovrine en se frottant les mains de contentement.
     — J’en suis très heureux.
     — Mais je sais que, lorsque tu t’en iras, je serai tourmenté par le problème de ta nature. Tu es un fantôme, une hallucination. Je suis donc un malade mental, je ne suis pas normal ?
     — Et quand bien même. Y a-t-il de quoi s’affoler ? Tu es malade d’avoir travaillé au-delà de tes forces, à en être exténué, et cela signifie que tu as sacrifié ta santé à l’idée, et le temps est proche où c’est ta vie que tu lui sacrifieras. Qu’y a-t-il de mieux ? C’est à quoi aspirent tous les talents élevés, toutes les natures nobles.
     — Si je me sais atteint d’une affection mentale, puis-je me croire moi-même ?
     — Mais comment sais-tu que les génies en lesquels le monde entier croit ne voyaient pas, eux aussi, des fantômes ? Les savants disent maintenant que le génie est apparenté à la folie. Mon ami, seuls les hommes ordinaires, ceux du troupeau, sont sains et normaux. Les considérations sur la nervosité de l’époque, l’épuisement, la dégénérescence, etc, ne peuvent inquiéter pour de bon que ceux pour qui le but de la vie est dans le moment présent, c’est-à-dire les gens du troupeau.
     — Les Romains disaient : mens sana in corpore sano2.
     — Tout n’est pas vrai dans ce que disaient les Romains ou les Grecs. L’humeur altière, l’exaltation, l’extase  – tout ce qui distingue des gens ordinaires les prophètes, les poètes et les martyrs d’une idée est contraire au côté animal de l’homme, c’est-à-dire à sa santé physique. Je le répète : si tu veux être sain et normal, rejoins le troupeau.
     — C’est bizarre, tu répètes des choses que j’ai souvent en tête, dit Kovrine. On dirait que tu as vu et entendu mes pensées secrètes. Mais ne  parlons pas de moi. Qu’entends-tu par vérité éternelle ?
     Le moine ne répondit pas. Kovrine le regarda mais ne put distinguer son visage : ses traits se brouillaient et s’effaçaient. Puis la tête et les mains du moine se mirent à disparaître ; son corps ne fit plus qu’un avec le banc, dans la pénombre du crépuscule, et il s’évanouit complètement.
     — Fin de l’hallucination ! dit Kovrine en riant. Dommage.
     Il s’en retourna à la maison heureux et joyeux. Le peu que lui avait dit le moine ne flattait pas son amour-propre, mais toute son âme, tout son être. Être un élu, servir la vérité éternelle, être au nombre de ceux qui, en la rendant digne du Royaume de Dieu, feront gagner plusieurs milliers d’années à l’humanité, épargnant donc aux hommes des milliers d’années en trop de combats, de péchés et de souffrances, tout donner – jeunesse, forces et santé – au nom de l’idée, être prêt à mourir pour le bien commun, quelle haute et heureuse destinée ! Il repensa à son passé pur, chaste et laborieux, il se souvint de ce qu’il avait appris et de ce qu’il enseignait aux autres, et jugea qu’il n’y avait pas d’exagération dans les paroles du moine. 
     Dans le parc, Tania venait à sa rencontre. Elle portait déjà une autre robe.
     — Vous êtes ici ? dit-elle. Et nous qui ne faisons que vous chercher… Mais qu’avez-vous ? s’étonna-t-elle en voyant son visage exalté et rayonnant, et ses yeux pleins de larmes. Quel homme étrange vous êtes, Andrioucha !
     — Je suis content, Tania, dit Kovrine en posant ses mains sur les épaules de la jeune fille. Non seulement content, mais heureux ! Tania, chère Tania, vous êtes une créature extraordinairement sympathique. Ma douce Tania, je suis si content, si content !
     Il lui baisa fougueusement les mains et poursuivit :
     — Je viens de vivre des instants lumineux, merveilleux, célestes. Mais je ne peux pas tout vous raconter, parce que vous allez me traiter de fou, ou vous n’allez pas me croire. Parlons de vous. Chère, excellente Tania ! Je vous aime, je me suis déjà habitué à cet amour. Vous sentir proche, vous voir dix fois par jour, est devenu une exigence de mon cœur. Je ne sais pas comment je pourrai me passer de vous lorsque je partirai d’ici pour rentrer chez moi.
     — Bah ! fit Tania en riant. Au bout de deux jours, vous nous aurez oubliés. Nous sommes de petites gens, et vous êtes un grand homme.
     — Non, dit-il, parlons sérieusement ! Je vous emmènerai avec moi, Tania. Oui ? Vous viendrez avec moi ? Vous voulez être mienne ?
     — Eh bien ! dit Tania qui voulut rire de nouveau, mais son rire ne sortit pas et des taches rouges apparurent sur sa figure.
     Elle se mit à respirer précipitamment et s’en alla bien vite, non pas vers la maison mais dans les profondeurs du parc.
     — Je ne pensais pas à cela… je n’y pensais pas ! disait-elle en se tordant les mains avec une sorte de désespoir.
     Et Kovrine la suivait en disant avec le même visage exalté et radieux :
     — Je veux un amour qui me prenne tout entier, et cet amour, il n’y a que vous, Tania, qui puissiez me le donner. Je suis heureux ! Heureux !
     Abasourdie, elle se ploya, se recroquevilla et sembla d’un coup vieillie de dix ans, tandis que lui la trouvait belle et exprimait à haute voix son ravissement :
     — Qu’elle est belle ! 


  1. Jean, XIV-2.
  2. En latin dans le texte, avec une note en russe : un esprit sain dans un corps sain.






VI

     Ayant appris de Kovrine que non seulement le roman était en bonne voie, mais qu’un mariage était même en vue, Iégor Sémionytch marcha un bon moment de long en large, s’efforçant de cacher son émotion. Ses mains se mirent à trembler, son cou se gonfla et devint tout rouge, il ordonna d’atteler le sulky et partit avec. En le voyant, sa casquette couvrant presque ses oreilles, donner un coup de fouet au cheval, Tania comprit son état d’esprit, s’enferma dans sa chambre et y pleura toute la journée. 
     Dans les serres, les pêches et les prunes étaient déjà mures ; emballer et expédier à Moscou ces denrées délicates et capricieuses exigeait beaucoup d’attention, de travail et de soin. Comme l’été avait été très chaud et très sec, il avait fallu arroser chaque arbre, ce qui avait pris beaucoup de temps et de main-d’œuvre, et des chenilles étaient apparues en grand nombre ; les ouvriers, et même Iégor Sémionytch et Tania, les écrasaient dans leurs mains, ce qui donnait des haut-le-cœur à Kovrine. En outre, il fallait déjà recevoir les commandes d’automne pour les fruits et les arbres et entretenir une correspondance volumineuse. Et en plein coup de feu, alors que personne ne semblait avoir une minute de libre, arrivèrent les travaux des champs, qui enlevèrent au jardin une bonne moitié de ses ouvriers ; fortement hâlé, éreinté, en colère, Iégor Sémionytch courait du jardin aux champs en criant qu’on l'écartelait et qu’il allait se tirer une balle dans la tête.
     Il fallait y ajouter les tracas liés au trousseau, auquel les Piessotski attachaient une grande importance ; le cliquetis des ciseaux, le bruit des machines à coudre, la fumée des fers à repasser et les caprices de la modiste, femme nerveuse et susceptible, donnaient le vertige à tout le monde dans la maison. Et, comme par un fait exprès, chaque jour arrivaient des visiteurs qu’il fallait distraire, nourrir et même héberger pour la nuit. Mais tout ce labeur de forçat s’effectua sans qu’on y fît attention, comme dans un brouillard. Tania se sentait comme prise à l’improviste par l’amour et le bonheur, bien qu’elle fût obscurément certaine, depuis ses quatorze ans, que c’était elle que Kovrine épouserait. Elle s’étonnait, restait perplexe, se méfiait d’elle-même… Parfois, une telle joie déferlait soudain en elle qu’elle avait envie de s’envoler jusqu’aux nuages et d’y prier Dieu, à d’autres moments elle se rappelait qu’il lui faudrait, en août, abandonner le nid familial et quitter son père, ou la pensée lui venait, sans qu’on sût d’où, qu’elle était nulle, manquait d’envergure, n’était pas digne d’un aussi grand homme que Kovrine – et elle se retirait chez elle, s’enfermait à clef et pleurait à chaudes larmes pendant des heures. Quand il y avait des visiteurs, elle trouvait soudain que Kovrine était extraordinairement beau et que toutes les femmes en étaient éprises et l’enviaient, elle ; son cœur était ravi et se gonflait d’orgueil, à croire qu’elle avait triomphé du monde entier ; mais il suffisait qu’il adressât un sourire aimable à quelque demoiselle pour la faire trembler de jalousie et retourner dans sa chambre – encore des larmes. Ces nouvelles sensations prirent complètement possession de Tania, elle aidait son père machinalement, sans faire attention ni aux pêches, ni aux chenilles, ni aux ouvriers, sans voir non plus comme le temps passait vite.
     Il arrivait presque la même chose à Iégor Sémionytch. Il travaillait du matin au soir, toujours à courir quelque part, à sortir de ses gonds, à se fâcher, mais tout cela dans une sorte de merveilleux demi-sommeil. On aurait dit qu’il y avait désormais en lui deux hommes : le vrai Iégor Sémionytch, celui qui s’indignait et se prenait la tête de désespoir en écoutant le rapport du jardinier Ivan Karlytch au sujet de ce qui marchait mal, et l’autre, le faux, comme à moitié ivre, qui interrompait soudain une discussion d’affaires, tapotait l’épaule du jardinier et commençait à bredouiller :
     — On a beau dire, le sang a beaucoup d’importance. La mère de Kovrine était une femme étonnante, d’une grande noblesse et d’une grande intelligence. C’était un vrai délice de contempler son visage bon, serein et pur comme celui d’un ange. Elle dessinait à merveille, écrivait des vers, parlait cinq langues en plus du russe, chantait… La pauvre est morte de phtisie, que Dieu ait son âme !
     Le faux Iégor Sémionytch poussait un soupir et continuait, après un silence :
     — Lorsqu’il était enfant et vivait chez moi, il avait le même visage d’ange bon et serein. Son regard, ses gestes et ses propos avaient la même douceur et la même grâce que ceux de sa mère. Et pour l’esprit, il nous stupéfiait par son esprit. Ça, on peut dire qu’il n’est pas docteur pour rien ! Vraiment ! Attends un peu, Ivan Karlytch, tu le verras dans dix ans ! Nous ne lui arriverons pas à la cheville !
     Mais là, le véritable Iégor Sémionytch se ressaisissait brusquement et, la mine effrayante, s’écriait en se prenant la tête dans les mains :
     — Ah les démons ! ils me l’ont abîmé, salopé, laissé geler ! Le jardin est perdu ! Fichu !
     Quant à Kovrine, il travaillait avec la même ardeur, sans remarquer tout le remue-ménage. L’amour n’avait fait que verser de l’huile sur le feu. Après chaque entrevue avec Tania, il rentrait dans sa chambre heureux et exalté, et se remettait à lire ou à écrire en y mettant autant de passion qu’en embrassant Tania, un peu plus tôt, et en lui déclarant son amour. Ce qu’avait dit le moine noir à propos des élus de Dieu, de la vérité éternelle, du brillant avenir de l’humanité, etc, donnait une portée particulière et immense à son travail et remplissait son âme de fierté et de la conscience de sa propre élévation. Une ou deux fois par semaine, dans le parc ou à la maison, il revoyait le moine noir et bavardait un long moment avec lui, mais cela ne lui faisait pas peur, cela le ravissait, au contraire, car il était déjà fermement convaincu que de telles visions ne hantent que les élus, les hommes remarquables qui se vouent à la cause de l’idée.
     Un jour, le moine fit son apparition lors du dîner, s’asseyant près de la fenêtre dans la salle à manger. Kovrine s’en réjouit et amena avec beaucoup d’adresse la conversation avec Iégor Sémionytch et Tania sur des sujets pouvant intéresser le moine ; l’hôte en noir écoutant en hochant la tête aimablement, tandis qu’ Iégor Sémionytch et Tania, prêtant aussi l’oreille, souriaient gaiement sans se douter que ce n’était pas avec eux que Kovrine discutait, mais avec son hallucination.
      Le carême de l’Assomption1 arriva sans qu’on y eût pensé, suivi bientôt par le jour du mariage qui fut, selon le souhait exprimé avec insistance par Iégor Sémionytch, célébré avec éclat, c’est-à-dire qui donna lieu à une invraisemblable bamboche durant deux jours. On but et on mangea pour trois mille roubles, mais les piètres musiciens embauchés, les toasts vociférés, les cavalcades des domestiques, le vacarme et l’espace restreint empêchèrent d’apprécier à leur juste valeur les vins coûteux et les somptueux hors-d’œuvre commandés à Moscou.




  
     
     



VII

     Par une longue nuit d’hiver, Kovrine lisait dans son lit un roman français. La pauvre Tania qui, n’ayant pas l’habitude de vivre en ville, souffrait le soir de maux de tête, dormait depuis longtemps et, rêvant, prononçait parfois des paroles incohérentes.
     Trois heures sonnèrent. Kovrine éteignit la bougie et se recoucha ; il resta longtemps immobile, les yeux clos, sans pouvoir s’endormir : il trouvait qu’il faisait très chaud dans la chambre, et puis Tania délirait. À quatre heures et demie, il ralluma la bougie et vit alors le moine noir, assis dans un fauteuil à côté du lit. 
     — Bonjour, lui dit le moine qui demanda au bout d’un moment :
     — À quoi penses-tu, maintenant ?
     — À la gloire, répondit Kovrine. Le roman français que je lisais dépeint un homme, un jeune savant qui fait des bêtises et dépérit, en manque de gloire. Je ne puis comprendre ce genre de chagrin. 
     — C’est parce que tu es intelligent. Tu éprouves de l’indifférence pour la gloire, c’est pour toi un jouet sans intérêt. 
     — Oui, c’est vrai.
     — Tu n’es pas attiré par la cébrité. Qu’y a-t-il de flatteur, d’amusant ou d’édifiant à ce qu’on grave ton nom sur un monument funéraire, inscription que le temps effacera avec sa dorure ? Et puis, par bonheur, vous êtes trop nombreux pour que la faible mémoire humaine puisse retenir vos noms.
     — Bien sûr, acquiesça Kovrine. D’ailleurs, pourquoi les retenir ? Mais parlons d’autre chose. Du bonheur, par exemple. Qu’est-ce que le bonheur ?
     Lorsque cinq heures sonnèrent, Kovrine était assis au bord du lit, les pieds sur le tapis, et il disait au moine :
     — Dans l’Antiquité, un homme heureux finit par s’effrayer de son bonheur – tant il était grand ! – et, pour éviter le courroux des dieux, il leur sacrifia sa bague préférée1. Tu connais l’histoire ? Et mon bonheur commence aussi à m’inquiéter un peu, tout comme Polycrate. Il me semble étrange de n’éprouver, du matin au soir, que de la joie, une joie qui me remplit tout entier et étouffe tous les autres sentiments. Je ne connais ni l’affliction, ni la tristesse, ni l’ennui. Tu le vois, je ne dors pas, je suis insomniaque, mais je ne m’ennuie pas. Je parle sérieusement : cela commence à me rendre perplexe.
     — Mais pourquoi donc ? s’étonna le moine. La joie serait-elle un sentiment surnaturel ? Ne devrait-elle pas être l’état normal de l’homme ? Plus un homme connaît un haut niveau de développement sur le plan intellectuel et moral, plus il est libre, et plus la vie lui procure de plaisir. Socrate, Diogène et Marc-Aurèle éprouvaient de la joie, et non du chagrin. Et l’apôtre2 dit : « Réjouissez-vous toujours. » Réjouis-toi donc, et sois heureux.
     — Et si les dieux venaient soudain à se fâcher ? plaisanta Kovrine en riant. S’ils me retiraient ma vie confortable et me contraignaient à avoir froid et à avoir faim, cela ne plairait probablement pas.
     Sur ces entrefaites, Tania s’était réveillée et elle regardait son mari avec stupeur et effroi. Il parlait au fauteuil, gesticulait et riait ; ses yeux étincelaient et son rire avait quelque chose d’étrange.
     — Andrioucha, avec qui parles-tu ? demanda-t-elle en lui prenant la main qu’il avait tendue vers le moine.
     — Hein ? Avec qui ? fit Kovrine, décontenancé. Mais avec lui… il est assis là, dit-il en montrant le moine noir.
     — Il n’y a personne ici… personne ! Andrioucha, tu es malade !
     Tania étreignit son mari, se serrant contre lui comme pour le défendre contre les visions, et lui couvrit les yeux de sa main.
     — Tu es malade ! sanglota-t-elle, tremblant de tout son corps. Pardonne-moi, mon chéri, mais cela fait longtemps que je me suis aperçue que tu avais l’esprit dérangé… tu as un trouble psychique, Andrioucha…
     Son tremblement le gagna à son tour. Il regarda encore une fois le fauteuil, maintenant vide, ressentit brusquement une faiblesse dans les bras et dans les jambes, prit peur et commença à s’habiller.
     — Ce n’est rien, Tania, ce n’est rien… marmonnait-il en tremblant. Effectivement, je ne vais pas tout à fait bien… il est temps de le reconnaître.
     — Je m’en suis aperçue depuis longtemps… et papa aussi, lui disait-elle en s’efforçant de retenir ses sanglots. Tu parles tout seul, tu souris d’une étrange façon… tu ne dors pas. Oh, mon Dieu, mon Dieu, sauve-nous ! dit-elle avec effroi. Mais n’aie pas peur, Andrioucha, n’aie pas peur, pour l’amour du Ciel, n’aie pas peur…
     Elle se mit à s’habiller, elle aussi. Ce fut seulement alors, en la regardant, que Kovrine comprit le danger, la gravité de son état ; il comprit ce que signifiaient le moine noir et ses entretiens avec lui. Il était maintenant clair pour lui qu’il était fou.
     Sans savoir pourquoi, tous deux s’habillèrent et allèrent dans la salle de réception, elle la première et lui la suivant. Ils y trouvèrent, réveillé par les pleurs, en robe de chambre et une bougie à la main, Iégor Sémionytch, lequel était pour quelques jours chez eux.
     — N’aie pas peur, Andrioucha, disait Tania, tremblante comme si elle avait la fièvre, n’aie pas peur… Papa, tout cela passera… tout cela passera…
     L’émotion empêchait Kovrine de parler. Il voulut dire à son beau-père, en affectant de plaisanter : « Félicitez-moi, il semble que je sois fou… », mais il ne fit que remuer les lèvres avec un sourire amer.
     À neuf heures du matin, on lui mit son manteau et une pelisse, on l’emmitoufla d’un châle et on l’emmena en voiture voir un médecin. Il commença à se faire soigner.


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Polycrate_de_Samos
  2. Saint-Paul, dans ses Épîtres – aux Philippiens, notamment.










VIII

     Ce fut de nouveau l’été, et le docteur prescrivit la campagne à son patient. Kovrine allait déjà mieux, il avait cessé de voir le moine noir, il lui restait seulement à reprendre des forces. Demeurant chez son beau-père, il buvait beaucoup de lait, ne travaillait que deux heures par jour, s’abstenait de boire du vin et de fumer.
     La veille de la Saint-Élie1, on célébra le soir la vigile à la maison. Lorsque le sacristain donna l’encensoir au prêtre, comme une odeur de cimetière se répandit dans la vaste et vieille salle, et cela chagrina Kovrine. Il sortit et alla dans le jardin. Il s’y promena sans prêter attention à la splendeur des fleurs, resta un moment assis sur un banc puis passa dans le parc ; ayant atteint la rivière, il descendit sur la rive  et se tint là, songeur,  regardant l’eau. Les pins sombres aux racines velues qui, l’an passé, l’avaient vu si jeune, si gai, si plein d’allant, ne chuchotaient plus, ils demeuraient immobiles et muets comme s’ils ne le reconnaissaient pas. Et, de fait, il n’avait plus ses beaux cheveux longs, sa tête était tondue, sa démarche manquait d’énergie, sa figure était plus pâle et plus pleine que l’année précédente.
     Suivant la passerelle, il gagna l’autre rive. Là où il y avait l’an dernier du seigle, se trouvait maintenant de l’avoine fauchée, étalée par andains. Le soleil était déjà couché, et un large brasier rouge incendiait l’horizon, annonçant du vent pour le lendemain. Tout était silencieux. Kovrine resta une vingtaine de minutes à regarder dans la direction où le moine noir s’était montré pour la première fois, l’an passé, jusqu’à ce que le crépuscule commençât à s’assombrir.
     Lorsque, indolent et insatisfait, il revint à la maison, l’office était déjà terminé. Assis sur les marches de la terrasse, Iégor Sémionytch et Tania buvaient leur thé. Ils discutaient de quelque chose mais se turent à la vue de Kovrine, et il en déduisit que c’était de lui qu’ils parlaient.
     — Je crois que c’est l’heure de ton lait, dit Tania à son mari.
     — Non, pas encore… répondit-il en s’asseyant sur la marche inférieure. Bois-le, toi. Moi, je n’ai pas envie. 
     Tania échangea un regard soucieux avec son père et dit comme pour s’excuser :
     — Tu observes toi-même que le lait te fait du bien.
     — Oui, le plus grand bien ! dit Kovrine avec un sourire ironique. Je vous félicite : j’ai encore pris une livre2 depuis vendredi. 
     Il pressa sa tête entre ses mains et proféra avec angoisse :
     — Pourquoi, mais pourquoi m’avez-vous fait soigner ? Les préparations au bromure, l’oisiveté, les bains chauds, la surveillance, la peur lâche de la moindre bouchée, du moindre pas – tout cela va finir par me rendre idiot.  Je devenais fou, j’étais atteint de mégalomanie, du moins étais-je gai, alerte et même heureux, j’étais original et intéressant. Me voilà maintenant plus raisonnable, plus posé, seulement, je suis comme tous les autres : je suis une médiocrité que la vie ennuie… Oh, comme vous avez été cruels avec moi ! J’avais des hallucinations, mais qui cela dérangeait-il ? Je vous le demande, qui cela dérangeait-il ?
     — Tu dis n’importe quoi ! soupira Iégor Sémionytch. C’est même assommant à entendre.
     — Eh bien, n’écoutez pas !
     La présence des gens irritait maintenant Kovrine, surtout celle de son beau-père ; à ce dernier il répondait avec froideur, sèchement et même grossièrement, le regardant seulement avec une ironie mêlée de haine, et Iégor Sémionytch, gêné, toussotait comme pour s’excuser, bien qu’il ne sentît nullement coupable. Ne comprenant pas pourquoi leurs relations, naguère aimables et paisibles, avaient si profondément changé, Tania se pressait contre son père et, soucieuse, le regardait bien en face ; elle voulait juste comprendre et n’y arrivait pas, ce qu’elle voyait clairement, c’était seulement que ces relations empiraient de jour en jour, que son père avait fortement vieilli ces derniers temps et que son mari était devenu irritable, capricieux, querelleur et peu intéressant. Elle ne pouvait plus rire ni chanter, ne mangeait rien au dîner, passait des nuits entières sans dormir, s’attendant à quelque  chose d’affreux, elle était si épuisée qu’un jour elle resta sans connaissance du dîner3 jusqu’au soir. Durant la vigile, il lui avait semblé voir pleurer son père et, à présent qu’ils étaient tous les trois sur la terrasse, elle tâchait de ne pas y repenser.
     — Quelle chance ont eu Bouddha, Mahomet et Shakespeare que de bons parents et des médecins ne les aient pas soigné pour leur extase, ni guéri de leur inspiration ! déclara Kovrine.  Si Mahomet avait pris du bromure pour ses nerfs, bu du lait et n’avait travaillé que deux heures par jour, on ne se souviendrait pas davantage de cet homme remarquable que de son chien. Les médecins et les parents bien intentionnés arriveront en fin de compte à rendre l’humanité stupide, la médiocrité sera prise pour du génie et la civilisation périra. Si vous saviez, dit-il avec amertume, à quel point je vous suis reconnaissant !
     Ressentant une grande irritation et voulant éviter de dire quelque chose de trop, il se leva brusquement et rentra dans la maison. Le silence y régnait et l’arôme des plants de tabac et des belles-de-nuit, venant du jardin, entrait par les fenêtres ouvertes. Dans l’obscurité de la vaste salle, la lumière de la lune faisait des taches vertes sur le sol et sur le piano. Kovrine se souvint de ses moments de ravissements, l’été dernier, quand la lune brillait par les fenêtres et que les belles-de-nuit exhalaient leur parfum. Afin de retrouver son humeur d’alors, il alla en vitesse dans son cabinet, alluma un cigare coûteux et ordonna au domestique de lui apporter du vin. Mais le cigare lui mit une répugnante amertume dans la bouche et le vin n’avait plus le même goût que l’an passé. Et l’on ne perdait pas une habitude innocemment ! Le cigare et deux gorgées de vin lui donnèrent le vertige et un début de palpitations, et il dut prendre du bromure.
     Avant de se coucher, Tania lui dit :
     — Mon père t’adore. Tu lui en veux, pour quelque raison, et cela est en train de le tuer. Vois, il vieillit non pas de jour en jour, mais d’heure en heure. Je t’en supplie, Andrioucha, au nom du Ciel, au nom de ton défunt père, pour ma tranquillité, sois gentil avec lui !
     — Je ne le peux pas et je ne le veux pas.
     — Mais pourquoi ? demanda Tania en se mettant à trembler de tous ses membres. Explique-moi pourquoi.
     — Parce qu’il ne m’est pas sympathique, voilà tout, dit négligemment Kovrine en haussant les épaules ; mais n’en parlons plus : c’est ton père.
     — Je ne puis, je ne puis le comprendre ! articula Tania, pressant ses tempes de ses mains et fixant son regard quelque part. Il se passe chez nous quelque chose d’effroyable et d’inconcevable. Tu as changé, tu n’es plus le même… Toi, un homme intelligent, sortant de l’ordinaire, tu t’énerves pour des vétilles, tu prends part à des chamailleries… Tu t’émeus pour des choses si insignifiantes qu’on s’étonne et qu’on se demande parfois si c’est bien toi. Allons, allons, ne te mets pas en colère, poursuivit-elle, effrayée par ses propres paroles et lui baisant les mains. Tu es intelligent, bon, noble. Tu te montreras juste avec mon père. Il est si bon !
     — Il n’est pas bon, mais bonasse. Les oncles de vaudeville du genre de ton père, aux physionomies repues et débonnaires, ces gens extraordinairement hospitaliers et plus qu’originaux, ils m’attendrissaient et m’amusaient dans les récits, mais à présent ils me dégoûtent. Ils sont égoïstes jusqu’à la moelle des os. Ce qui me répugne le plus chez eux, c’est leur air repu et cet optimisme stomacal, celui des bovins ou des sangliers.
     Tania s’assit sur le lit et posa sa tête sur l’oreiller.
     — Un vrai supplice, dit-elle, et sa voix trahissait son épuisement et la difficulté qu’elle avait à parler. Depuis cet hiver, pas une minute de tranquillité… C’est tout de même effrayant, mon Dieu ! Je souffre…
     — Oui, bien sûr, moi je suis Hérode et ton papa et toi, vous êtes les nouveaux-nés égyptiens4. Bien entendu !
     Son visage parut laid et désagréable à Tania. La haine et l’expression railleuse ne lui allaient pas. Et elle avait déjà remarqué que quelque chose manquait à ce visage, comme si lui aussi avait changé, depuis que les cheveux de Kovrine avaient été coupés ras. Elle eut envie de lui dire quelque chose de blessant mais aussitôt cette animosité en elle la surprit et l’épouvanta, et elle sortit de la chambre.



  1. Le 20 juillet dans l’ancien calendrier, le 2 août dans le nouveau.
  2. 410 grammes.
  3. Rappel : le dîner est le repas principal, vers quinze ou seize heures. 
  4. Ce qui mélange deux épisodes, l’un de l’Ancien et l’autre du Nouveau Testament : voir Matthieu 2, en ce qui concerne Hérode, roi cruel. Quant aux premiers nés d’Égypte, leur mort est le dernier fléau, celui qui décide Pharaon à laisser sortir les Hébreux… Tchékhov connaît bien sûr la différence – même si Matthieu, justement, établit un lien entre eux…




IX

     Kovrine obtint sa chaire. Sa leçon inaugurale fut fixée au deux décembre, et cela fut annoncé par voie d’affiche dans le couloir de l’université. Mais, le jour dit, il avisa par télégramme l’inspecteur des étudiants qu’il ne ferait pas cours, pour cause de maladie.
     Du sang sortait de sa gorge. Il crachait régulièrement du sang mais, une ou deux fois par mois, le sang coulait en abondance, ce qui l’affaiblissait terriblement, il tombait dans un état de somnolence. . Ce mal ne lui causait pas une grande frayeur, car il savait que sa défunte mère avait vécu dix ans, et même plus longtemps, en étant ainsi malade ; les médecins lui assuraient que ce n’était pas dangereux et lui recommandaient de ne pas s’en émouvoir, de mener une vie réglée et de ne pas trop parler.
     En janvier, pour la même raison, sa leçon ne put avoir lieu et, en février, c’était déjà trop tard pour débuter un cours. On dut le reporter à l’année suivante.
     Il ne vivait plus avec Tania, mais avec une autre femme, de deux ans plus âgée que lui et qui veillait sur lui comme sur un enfant. Il était paisible et docile : il se soumettait volontiers, et lorsque Varvara Nikolaïevna – c’était le nom de sa compagne – se disposa à l’emmener en Crimée, il accepta, tout en ayant le pressentiment qu’il ne sortirait rien de bon de ce voyage. 
     Il arrivèrent le soir à Sébastopol et descendirent à l’hôtel pour se reposer avant de partir à Ialta le lendemain. La route les avait fatigués tous les deux. Varvara Nikolaïevna se coucha après avoir bu son thé, et s’endormit bientôt. Mais Korine ne se coucha pas. Chez lui, une heure avant de partir à la gare, il avait reçu une lettre de Tania qu’il ne s’était pas décidé à ouvrir, et maintenant la lettre était dans sa poche et y penser lui causait une émotion désagréable. Il considérait maintenant avec sincérité, au fond de lui-même, son mariage avec Tania comme une erreur, il était content de s’être définitivement séparé d’elle, et le souvenir de cette femme qui avait fini par se transformer en une relique ambulante où tout semblait mort, excepté ses grands yeux intelligents au regard fixe, son souvenir ne suscitait en lui que de la pitié pour elle et du dépit à son propre endroit. L’écriture sur l’enveloppe lui rappela combien il avait été injuste et cruel deux ans plus tôt,  lorsqu’il s’était vengé sur des gens parfaitement innocents du vide de son âme, de son ennui, de sa solitude et de son insatisfaction. Il se souvint, à ce propos, d’avoir déchiré sa thèse en petits morceaux, ainsi que tous les articles qu’il avait rédigés durant sa maladie, jetant le tout par la fenêtre, et les bouts de papier, volant au gré du vent, s’accrochaient aux arbres et aux fleurs ; il voyait dans chaque ligne écrite des prétentions infondées, une fougue irréfléchie, de l’insolence, de la mégalomanie, il lui semblait lire la description de ses propres défauts ; mais après avoir déchiré et jeté le dernier cahier, il ressentit soudain, sans comprendre pourquoi, de l’amertume et du regret ; il alla alors débiter à sa femme un tas de choses déplaisantes. Mon Dieu, les tourments qu’il lui avait infligés ! Un jour, voulant la faire souffrir, il lui avait dit que son père avait joué dans leur roman un rôle peu ragoûtant, puisqu’il lui avait demandé d’épouser sa fille ; l’ayant entendu sans le vouloir, Iégor Sémionytch s’était précipité dans la chambre sans pouvoir dire un mot, piétinant sur place et proférant d’étranges sons inarticulés, comme s’il avait perdu l’usage de la parole, et Tania, voyant ainsi son père, avait poussé un cri déchirant, elle était tombée évanouie. C’était monstrueux.
     Tout cela lui revenait  en mémoire à la vue de l’écriture familière. Kovrine sortit sur le balcon ; il faisait chaud, il n’y avait pas de vent et l’on sentait la mer. La baie merveilleuse reflétait la lueur de la lune et des lumières, elle avait une couleur difficile à nommer. C’était une tendre combinaison de bleu et de vert ; par endroits, l’eau prenait la teinte du sulfate de cuivre, tandis qu’ailleurs la lumière de la lune semblait s’abaisser pour remplir la baie en prenant la place de l’eau ; dans l’ensemble, quel accord des couleurs, quelle paix, quelle sublime tranquillité !
     Les fenêtres du rez-de-chaussée, sous son balcon, devaient être ouvertes, car on entendait distinctement des voix féminines et des rires. Il y avait apparemment une soirée, en-dessous.
     Kovrine fit un effort sur lui-même, décacheta la lettre  et, rentrant dans la chambre, commença à lire :
     « Mon père est mort à l’instant. C’est à toi que je le dois, car c’est toi qui l’as tué. Notre jardin se meurt, des étrangers en sont déjà les maîtres, c’est-à-dire qu’il arrive ce que redoutait tant mon pauvre père. Cela également, je te le dois. Je te hais de toute mon âme et souhaite que tu périsses au plus vite. Oh, que je souffre ! Une douleur insupportable brûle mon cœur… Sois maudit. Je t’ai pris pour un homme extraordinaire, un génie, je t’ai aimé, mais tu n’étais qu’un fou… »
     Kovrine ne put en lire davantage, il déchira la lettre et la jeta. Il fut envahi d’une inquiétude ressemblant à de la peur. Derrière un paravent, Varvara Nikolaïevna dormait, on entendait sa respiration ; d’en-dessous lui parvenaient les voix féminines et les rires, pourtant il avait l’impression qu’il n’y avait personne à l’hôtel en dehors de lui. Horrifié par la malédiction contenue dans la lettre de la malheureuse Tania qui, écrasée de chagrin, souhaitait sa mort, il jetait des regards furtifs à la porte, comme s’il redoutait que n’entrât dans la chambre pour disposer de lui à sa guise cette force inconnue qui, en deux ans, avait fait tant de ravages dans sa vie et dans celle des siens.
     Il savait par expérience que le travail est le meilleure remède à apporter à des nerfs détraqués. Il faut se mettre à son bureau et s’astreindre, quoi qu’il en coûte, à se concentrer sur une idée. Il tira de son porte-documents rouge un cahier sur lequel il avait ébauché en résumé un petit travail de compilation, pour le cas où il s’ennuierait à rester sans rien faire, en Crimée. Il s’assit devant la table et commença à s’en occuper, et il eut l’impression de voir revenir son humeur paisible, docile, égale. Le cahier l’amena même à une méditation sur la vanité des choses. Comme la vie fait payer cher pour les biens insignifiants ou d’une grande banalité qu’elle peut offrir à l’homme. Ainsi, pour obtenir à près de quarante ans sa chaire et devenir un professeur ordinaire qui exposerait d’une voix lente, ennuyeuse et pesante, des idées convenues – celles d’autres gens, qui plus est –, bref, pour arriver à la situation d’une médiocrité savante, lui, Kovrine, avait dû étudier pendant quinze ans, travailler jour et nuit, endurer une pénible affection psychique, connaître un mariage malheureux et commettre toutes sortes de sottises et d’injustices qu’il eût bien aimé oublier. A présent, Kovrine se rendait très clairement compte qu’il n’était qu’un homme très ordinaire et il en prenait volontiers son parti, chacun devant, pour lui, se contenter de ce qu’il était.
     Le travail sur son abrégé l’avait presque entièrement calmé mais, sur le parquet, la tache blanche que faisait la lettre déchirée l’empêchait de se concentrer. Il se leva, en ramassa les morceaux et les jeta par la fenêtre, mais un léger coup de vent venu de la mer les éparpilla sur le rebord de la fenêtre. Une inquiétude semblable à de la peur s’empara à nouveau de lui, il lui sembla qu’il n’y avait, à l’hôtel, pas âme qui vive à part lui… Il sortit sur le balcon. Comme une chose vivante, la baie le regardait de la multitude de ses yeux bleu ciel, bleu foncé, bleu turquoise ou enflammés, et lui faisait signe de venir. Il faisait en effet très chaud, on étouffait, se baigner n’aurait pas fait de mal.
     Soudain, sous son balcon, au rez-de-chaussée, un violon se mit à jouer et deux douces voix de femme se mirent à chanter. C’était quelque chose qu’il connaissait. La romance qu’on chantait en bas parlait d’une jeune fille à l’imagination maladive qui, entendant la nuit des sons mystérieux dans le jardin, en avait fait une harmonie sacrée, incompréhensible aux mortels que nous sommes… Kovrine en eut le souffle coupé, son cœur se serra de tristesse et une joie merveilleuse et exquise, depuis longtemps oubliée, se mit à palpiter dans sa poitrine.
     Semblable à un tourbillon ou à une tornade, une grande colonne noire apparut de l’autre côté de la baie, qu’elle traversa à une vitesse effrayante dans la direction de l’hôtel, s’amenuisant et noircissant sans cesse, et Kovrine eut à peine le temps de s’écarter pour la laisser passer… Le moine à la tête chenue découverte et aux sourcils noirs, les pieds nus, les bras en croix sur la poitrine, passa près de lui et s’arrêta au milieu de la chambre.
     — Pourquoi ne m’as-tu pas cru ? demanda-t-il avec reproche, tout en regardant Kovrine affectueusement. Si tu m’avais cru, quand je te disais que tu étais un génie, tu aurais vécu ces deux années moins tristement et moins pauvrement.
     Kovrine se croyait déjà un élu de Dieu, un génie, il se souvint avec netteté de toutes ses anciennes discussions avec le moine noir ; il voulait parler, mais le sang coulait de sa gorge directement sur sa poitrine et lui, ne sachant pas quoi faire, se passait les mains dessus, et ses manchettes se retrouvèrent ensanglantées. Voulant appeler Varvara Nikolaïevna qui dormait derrière le paravent, il dit un effort et articula :
     — Tania !
     Il tomba à terre  et, se soulevant de ses mains, il appela de nouveau :
     — Tania !
     Il appelait Tania, il appelait le grand jardin aux fleurs luxuriantes humides de rosée, il appelait le parc, les pins aux racines velues, le champ de seigle, et son savoir merveilleux, sa jeunesse, sa hardiesse, sa joie, il appelait la vie, si belle. Il voyait sur le sol une grande flaque de sang à côté de sa figure, et sa faiblesse l’empêchait de prononcer un seul mot, mais un bonheur indicible et infini emplissait tout son être. On jouait la sérénade, en bas, sous son balcon, et le moine noir lui murmurait qu’il était un génie et qu’il mourait uniquement parce que son frêle corps d’homme avait perdu son équilibre et ne pouvait plus servir d’enveloppe à un génie.
     Quand Varvara Nikolaïevna se réveilla et sortit de derrière le paravent, Kovrine était mort avec, figé sur son visage, un sourire de béatitude.