vendredi 17 novembre 2023

Deux hobereaux (Ivan Tourguéniev)

     J’ai déjà eu l’honneur de vous présenter, ô mes bienveillants lecteurs, quelques-uns de mes voisins ; à propos (nous autres écrivains sommes toujours dans l’à propos), permettez-moi à présent de vous faire faire la connaissance de deux gentilshommes campagnards chez qui j’ai eu souvent l’occasion de chasser : des gens tout à fait respectables, bien pensants et jouissant de l’estime générale dans plusieurs districts de la région.

     Je vous décrirai d’abord le général-major à la retraite Viatcheslav Illarionovitch Khvalynski. Figurez-vous un homme de haute taille, autrefois svelte, maintenant quelque peu enflé et flasque, mais nullement décrépit, pas du tout un vieillard mais un homme dans la pleine force de l’âge, comme on dit. Certes, ses traits, naguère réguliers, mais agréables encore aujourd’hui, ont un peu changé, ses joues pendent, de nombreuses rides rayonnent autour de ses yeux, quelques dents manquent à l’appel, comme disait Saadi, si l’on en croit Pouchkine2 ; des cheveux châtain clair, du moins ceux restés intacts, devenus lilas grâce à une mixture achetée, à la foire aux chevaux de Romny3, à un Juif4 se faisant passer pour un Arménien ; mais Viatcheslav Illarionovitch est plein de pétulance, son rire est sonore, il tortille sa moustache et fait sonner ses éperons, se baptisant « vieux cavalier », alors qu’on sait bien que les vieillards véritables ne disent jamais d’eux-mêmes qu’ils sont vieux. Il porte d’ordinaire une redingote boutonnée jusqu’en haut, une haute cravate d’où émerge un col empesé, et un pantalon d’un gris vif, éclatant, de coupe militaire ; son chapeau est baissé directement sur le front, laissant la nuque à découvert. C’est un très brave homme, mais avec des conceptions étranges et des habitudes bizarres. Ainsi, il n’arrive pas à se comporter avec des gentilshommes sans fortune ou sans grade comme il le fait avec ses pairs. En bavardant avec eux, il a l’habitude de les regarder en biais, en faisant peser sa joue sur son col raide et blanc, ou alors il se met soudain à les éclairer de son regard net et immobile, en remuant sans rien dire son cuir chevelu ; il ne prononce pas les mots de la même façon, par exemple il ne dit pas : « Je vous remercie, Pavel Vassiltch », ou bien : « Je vous en prie, Mikhaïlo Ivanytch », mais : « M’ci, Pall Assilitch », ou : « J’vous prie, Mikhal Vanytch ». Il se conduit de façon encore plus étrange avec les gens des couches inférieures de la société : il ne les gratifie d’aucun regard et, avant de leur expliquer son désir ou de leur donner un ordre, il répète à plusieurs reprises, d’un air songeur et soucieux : « Comment t’appelles-tu ? Comment t’appelles-tu ? », en accentuant fortement le premier mot, comment, et en prononçant le reste à toute allure, ce qui fait ressembler son propos au cri du mâle de la caille. Homme toujours dans trente-six affaires et terriblement chicanier, c’est un piètre exploitant : il a pris pour administrer ses biens un maréchal des logis-chef à la retraite, un petit-Russe5 d’une stupidité extrême. Du reste, en matière de gestion, personne, chez nous, n’a encore surpassé ce haut fonctionnaire pétersbourgeois qui, informé par son intendant que ses séchoirs à blé étaient sujets à de fréquents incendies6, ce qui faisait perdre beaucoup de blé, donna expressément l’ordre de ne plus mettre de gerbes dans les séchoirs avant que le feu n’y fût éteint. Ce même dignitaire avait imaginé d’ensemencer tous ses champs en pavot, en vertu, apparemment, de ce simple calcul : le pavot se vend plus cher que le seigle, il est donc avantageux de semer du pavot. C’est lui aussi qui ordonna à toutes ses paysannes de porter le kokochnik7, d’après un certain modèle envoyé de Pétersbourg ; depuis lors, sur ses domaines, les bonnes femmes portent bien ce kokochnik… mais par-dessus leur kitchka8… Mais revenons à notre gentilhomme. Viatcheslav Illarionovitch est un amateur passionné du beau sexe, et dès qu’il aperçoit, sur un boulevard du chef-lieu de district, une agréable personne, il se met immédiatement à la suivre, mais là, il faut remarquer cette circonstance, il commence aussitôt à boiter. Il aime jouer aux cartes, mais seulement avec des inférieurs ; ceux-ci lui donnent du « Votre Excellence », tandis qu’il les houspille et les admoneste autant qu’il lui plaît.  Quand il lui arrive de jouer avec le gouverneur ou quelque autre haut personnage, une étonnante métamorphose s’opère en lui : il sourit, hoche la tête pour approuver, cherche à capter le regard de son partenaire, bref, le voilà tout sucre et tout miel. Même perdre ne le fait pas se plaindre. Viatcheslav Illarionovitch lit peu, et, en lisant, il fait sans cesse bouger sa moustache et ses sourcils, la première d’abord, les seconds ensuite, comme si une vague lui parcourait le visage de bas en haut. Cette ondulation sur le visage de Viatcheslav Illarionovitch est particulièrement prononcée lorsqu’il lui arrive (devant des visiteurs, bien entendu) de parcourir des yeux les colonnes du Journal des Débats9. Il joue un rôle assez important au moment des élections, mais refuse, par avarice, la fonction honorifique de maréchal de la noblesse10. « Messieurs, a-t-il l’habitude de dire, d’une voix pleine d’assurance et d’un ton protecteur, aux gentilshommes venant le solliciter, je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vous me faites ; mais j’ai décidé de mener à présent une vie retirée. » Et, ayant prononcé ces paroles, il tourne sa tête à droite et à gauche, à plusieurs reprises, puis fait peser d’un air digne son menton  et ses joues sur sa cravate. Dans sa jeunesse, il a servi comme aide de camp chez un grand personnage, dont il ne parle qu’en citant son prénom et son patronyme11 ; on raconte qu’il ne lui servait pas seulement d’ordonnance, mais que, par exemple, tout sanglé dans son grand uniforme, il jouait les garçons de bain auprès de son maître – mais de là à croire tout ce qui se dit ! D’ailleurs, le général Khvalynski n’aime guère parler de sa carrière, ce qui est plutôt curieux ; il semble qu’il n’ait pas non plus fait la guerre. Le général Khvalynski vit seul dans une petite maison ; il n’a jamais connu le bonheur conjugal, ce qui fait qu’il passe encore de nos jours pour un parti possible, et même un bon parti. Il a cependant chez lui une gouvernante12, une femme de quelque trente-cinq ans, à l’œil noir, au sourcil noir, forte, fraîche et moustachue qui, en semaine, circule en robe empesée, et, le dimanche, porte des engageantes13 de mousseline. Viatcheslav Illarionovitch porte beau lors des dîners14 d’apparat donnés par nos hobereaux en l’honneur des gouverneurs et d’autres autorités : on peut dire qu’il  est là absolument dans son élément. Dans de telles circonstances, il est habituellement assis, sinon à la droite du gouverneur, en tout cas pas loin de lui ; au début du repas, il s’en tient surtout au sentiment de sa propre dignité, et, renversé en arrière mais ne tournant pas la tête, il coule en biais des regards vers le bas, sur les nuques rondes et les cols raides des invités ; cependant, vers la fin du dîner, il devient plus gai, se met à sourire de tous les côtés (il souriait déjà depuis le début en direction du gouverneur) et propose parfois même un toast en l’honneur du beau sexe, ornement de notre planète, selon son expression. Le général Khvalynski figure aussi très bien à toutes les solennités publiques, examens, assemblées et autres expositions ; il est très fort pour s’approcher du prêtre et recevoir sa bénédiction. Aux sorties, dans les passages et les endroits similaires, les gens de Viatcheslav Illarionovitch se gardent de crier et de faire du tapage ; au contraire, en écartant la foule ou en appelant la calèche, ils barytonnent d’une voix agréable : « Veuillez laisser passer le général Khvalynski », ou encore : « La voiture du général Khvalynski… » Son équipage est certes d’aspect assez suranné ; la livrée des laquais est passablement usée (inutile de dire qu’elle est grise à passepoils rouges15) ; les chevaux ne sont pas non plus de première jeunesse, mais Viatcheslav Illarionovitch n’a aucune prétention à l’élégance et juge peu conforme à son rang de chercher à éblouir. Khvalynski ne montre pas de talent particulier comme orateur, à moins qu’il n’ait pas l’occasion de déployer son éloquence, car il ne supporte pas la contradiction, et même ne tolère pas la moindre objection ; il évite soigneusement les discussions trop longues, notamment avec les jeunes gens. Ce qui est en effet plus sûr : c’est malheureux, mais les gens, de nos jours, refusent de se soumettre et perdent le sens du respect. Devant les gros bonnets, Khvalynski garde le plus souvent le silence, quant aux personnes de condition inférieure, qu’il méprise visiblement – mais il n’a pas d’autres fréquentations –, il leur tient des propos tranchants, avec un débit saccadé, en employant des expressions du type : « Vous dites là des sot-ti-ses », « Je me vois obligé, cher m’sieur, de vous faire observer que… », ou encore : « Vous devez tout de même comprendre à qui vous vous adressez », etc. C’est la terreur des maîtres de postes, des inévitables inspecteurs de relais et autres assesseurs de tribunaux. Il ne reçoit personne et vit, à ce qu’on dit, comme un grigou. Avec tout cela, c’est un joli hobereau. « Un vieux militaire, un homme incorruptible, à principes, un vieux grognard16 », disent de lui ses voisins. Seul le procureur de région se permet un sourire lorsqu’on évoque en sa présence les qualités remarquables, éminentes, du général Khvalynski – mais un envieux, n’est-ce pas…

     Sur ce, passons au deuxième gentilhomme campagnard. 

     Mardari Apollonytch Stiégounov17 ne ressemble pas du tout à Khvalynski ; on peut se demander s’il a un jour rempli quelque fonction, et il n’a jamais passé pour bel homme. Mardari Apollonytch est un petit vieillard replet et chauve, avec un double menton, des mains d’une douceur molle et une respectable bedaine. Il est très hospitalier, et c’est un grand boute-en-train ; il ne connaît que son plaisir, comme on dit ; il circule été comme hiver dans une robe de chambre ouatée à rayures. Le seul point commun qu’il ait avec le général Khvalynski, c’est qu’il est célibataire, lui aussi. Il possède cinq cent âmes18. Mardari Apollonytch s’occupe de son domaine de façon assez superficielle ; pour ne pas être en retard sur son époque, il a acheté voilà dix ans, chez Bootenop à Moscou19, une machine à battre le blé qu’il a enfermée dans un hangar, bien tranquille comme ça. Tout juste si l’été, par une belle journée, il fait atteler un drojki léger pour aller dans les champs jeter un coup d’œil sur les blés, et cueillir quelques bleuets. Mardari Apollonytch vit complètement comme autrefois. Jusqu’à sa maison, qui est construite « à l’ancienne ». Le vestibule sent, comme il se doit, le kvas20, le suif des chandelles et le cuir21 ; on y trouve, sur la droite, un buffet contenant des pipes22 et des serviettes ; dans la salle à manger, on voit des portraits de famille, des mouches, un grand pot de géraniums et un piano-forte criard ; au salon, trois canapés, trois tables, deux miroirs et une pendule enrouée, à l’émail du cadran noirci et aux aiguilles de bronze ciselé ; dans le cabinet, un bureau encombré de papiers, un paravent bleuâtre tapissé d’images découpées dans divers ouvrages du siècle passé, des armoires renfermant des livres à l’odeur fétide, des araignées et une poussière noire, un fauteuil au rembourrage mou, une fenêtre à l’italienne et une porte condamnée donnant sur le jardin… Bref, rien ne sortant de l’ordinaire. Mardari Apollonytch a de nombreux domestiques, tous habillés à l’ancienne : ils portent de longs caftans bleus à hauts collets droits, des pantalons d’un coloris terne et des gilets courts et jaunâtres. Ils donnent du batiouchka23 aux hôtes de leur maître. Le régisseur de sa propriété est un moujik à grande barbe ; une vieille à la tête nouée d’un fichu marron, toute ridée et fort avare, tient sa maison. Ses écuries comptent une trentaine de chevaux disparates ; il se déplace dans une calèche fabriquée maison, qui doit peser dans les cent cinquante pouds. il accueille très cordialement ses visiteurs et traite magnifiquement ses hôtes : l’hébétude causée par la cuisine russe aidant, ceux-ci se retrouvent privés jusqu’au soir de toute possibilité de faire quoi que ce soit, à part jouer à la préférence25. Lui-même ne fait jamais rien26, il a même cessé de lire L’Interprète des songes27. Mais de tels hobereaux, chez nous, en Russie, il y en a pas mal ; alors, on peut se demander en quel honneur je parle de celui-ci, dans quel but ?… Permettez-moi, en guise de réponse, d’évoquer l’une de mes visites à Mardari Apollonytch.

     J’arrivai chez lui un soir d’été, vers les sept heures. Les vêpres28 venaient de finir, et le prêtre, jeune homme, qui semblait fraîchement émoulu du séminaire et tout intimidé, était au salon, assis tout au bord d’une chaise. Comme d’habitude, Mardari Apollonytch m’accueillit avec une amabilité extrême : le plaisir que lui faisait chaque visite n’avait rien de feint, et c’était un excellent homme. Le prêtre se leva et prit son chapeau.

     — Attends un peu, batiouchka29, lui dit Mardari Apollonytch sans lâcher ma main – ne t’en va pas… J’ai donné l’ordre qu’on t’apporte de la vodka.

     — Je ne bois pas, monsieur30, balbutia le prêtre confus, en rougissant jusqu’aux oreilles.

     — Balivernes ! Un ecclésiastique qui ne boit pas ! répondit Mardari Apollonytch. Michka ! Iouchka ! Apportez de la vodka au batiouchka !

     Iouchka, grand et maigre octogénaire31, entra en portant un petit verre de vodka sur un plateau laqué de noir, émaillé de taches couleur chair.

     Le prêtre fit mine de refuser.

     — Ne fais pas de manières, batiouchka, ce n’est pas bien, lui reprocha le hobereau.

     Le pauvre jeune homme s’exécuta.

     — Eh bien, à présent, batiouchka, tu peux t’en aller…

     Le prêtre se mit à prendre congé.

     — C’est bien, c’est bien, vas-y… C’est un très brave homme, poursuivit Mardari Apollonytch en le suivant du regard, je suis très content de lui, sauf qu’il est un peu jeune. Il prêche à tout va, mais ne boit pas de vodka. Mais vous, mon cher, comment allez-vous ?… Hein, que devenez-vous ? Allons sur la terrasse : voyez-moi cette soirée magnifique !

     Nous sortîmes sur la terrasse pour nous y asseoir et commencer à bavarder. Mardari Apollonytch jeta un coup d’œil vers le bas et fut soudain en proie à une vive agitation.

     — À qui sont ces poules ? À qui sont ces poules ? se mit-il à crier. À qui sont ces poules qui se promènent dans le jardin?… À qui sont ces poules ? 

 Combien de fois l’ai-je interdit, combien de fois l’ai-je dit !?

     Iouchka partit en courant.

     — Quels désordres ! répétait Mardari Apollonytch. Quelle horreur !

     Les malheureuses poules, deux tachetées et une blanche et huppée, autant que je me souvienne, continuaient fort tranquillement à déambuler sous les pommiers, exprimant de temps à autre leurs sentiments par un gloussement32 prolongé, lorsque tout à coup Iouchka, tête nue et un bâton à la main, fondit sur elles, en compagnie de trois autres domestiques d’un âge certain. Ce fut le tintamarre. Les poules criaient, battaient des ailes, faisaient des bonds, caquetaient de façon assourdissante ; les serviteurs couraient, trébuchaient, tombaient ; d’en haut, le barine hurlait comme un possédé : « Attrape, attrape ! Attrape, attrape ! Attrape, attrape, attrape !… À qui sont ces poules, à qui sont ces poules ? » L’un des domestiques parvint enfin à s’emparer de la poule huppée en se jetant sur elle au risque de l’écraser, et au même moment, venant de la rue, une fillette de quelque onze ans, tout ébouriffée et tenant à la main une petite branche, sauta par-dessus la palissade bordant le jardin.

     — Eh bien, voilà à qui sont les poules ! s’écria triomphalement le hobereau. Ce sont les poules du cocher Irmil ! Il a envoyé sa Natalka33… Bien sûr, ce n’est pas Paracha34 qu’il a envoyée, ajouta-t-il à mi-voix, avec un sourire railleur et significatif. Hé, Iouchka, laisse les poules : amène-moi Natalka.

     Mais, avant que Iouchka, tout essoufflé, ait pu courir jusqu’à la fillette tout effrayée, la gouvernante, surgie on ne savait d’où, avait déjà empoigné la pauvre petite et lui avait flanqué quelques taloches dans le dos…

     — C’est ça, c’est ça, accompagna le hobereau : pan ! pan ! pan !… Et confisque les poules, Avdotia35 ! ajouta-t-il d’une voix forte, avant de revenir à moi, le visage lumineux : vous avez vu cette chasse à courre, mon cher ? Voyez, j’en suis tout en sueur.

     Et Mardari Apollonytch éclata de rire.

     Nous restâmes sur la terrasse. La soirée était en effet exceptionnellement belle.

     On nous servit le thé.

     — Dites-moi, Mardari Apollonytch, commençai-je, ces izbas sur la route, là-bas, tout à l’écart, de l’autre côté du ravin, ces gens sont à vous ? 

     — Mais oui… et puis ?

     — Comment pouvez-vous faire cela, Mardari Apollonytch ? Vraiment, c’est mal de votre part. Des izbas moches et minuscules, à l’écart, pas d’arbres aux alentours, ni de fosse à rouir36 ; le puits ne vaut rien. N’auriez-vous pas pu trouver un autre emplacement ?… Et, à ce qu’on dit, vous leur avez même retiré les vieilles chenevières ?

     — Que voulez-vous faire, avec le bornage ? me répondit Mardari Apollonytch. Ce bornage, j’en ai plein le dos – et il indiqua de la main sa nuque. Je ne prévois aucune utilité à ce bornage37. Quant aux chenevières que je leur ai retirées, et à la fosse à rouir que je ne leur ai pas fait creuser, mon cher, c’est mon affaire. Je suis un homme simple, qui agit comme on le faisait jadis. Selon moi, les barines sont les barines38, et les moujiks sont les moujiks… Voilà tout. 

     Il n’y avait bien entendu rien à répondre à cet argument net et convaincant.

     — En outre, poursuivit-il, ces moujiks-là sont mauvais, ce sont des gens tombés en disgrâce. Il y a là-bas deux familles en particulier ; mon défunt père, Dieu ait son âme, ne leur montrait aucune bienveillance, vraiment aucune. Et je l’ai remarqué : si le père est un voleur, le fils le sera aussi ; vous aurez beau dire… Oh, le sang, le sang est une grande réalité ! Je vous avouerai sincèrement que je les ai envoyés à l’armée ou expédiés où je pouvais ; ils sont toujours là, que faire ? Ils sont prolifiques, ces maudits39.

     L’air était maintenant d’un très grand calme. À peine si un filet de vent nous arrivait parfois, et, en venant mourir près de la maison, il finit par nous apporter le bruit de coups régulièrement répétés, en provenance des écuries. Mardari Apollonytch venait de porter à ses lèvres sa soucoupe pleine de thé40, élargissant déjà ses narines, chose sans laquelle, on le sait, aucun natif de Russie ne peut ingurgiter de thé – mais il s’arrêta net, tendit l’oreille, hocha la tête d’un air approbateur, avala une gorgée de thé, et, reposant sa soucoupe sur la table, se mit à dire avec un bon sourire, comme s’il accompagnait les coups sans le vouloir : « Tchiouki-tchiouki-tchiouk ! Tchiouki-tchiouki-tchiouk ! »

       Qu’est-ce donc ? demandai-je, étonné.

     — C’est un polisson que j’ai donné l’ordre de corriger… Vous savez, Vassia le buffetier.

     — Quel Vassia ?

     — Mais celui qui nous a servi le dîner. Celui qui a d’énormes favoris.

     L’indignation la plus violente n’aurait pu résister au regard doux et limpide de Mardari Apollonytch. 

     — Qu’avez-vous, jeune homme ? me dit-il en branlant du chef. Pourquoi me regardez-vous comme si j’étais un scélérat ? Vous le savez : « Qui aime bien châtie bien41. »

    Un quart d’heure après, je pris congé de Mardari Apollonytch. En traversant en voiture le village, j’aperçus le buffetier Vassia.. Il suivait la rue en croquant des noisettes. Je dis au cocher d’arrêter, et appelai Vassia.

     — Alors, mon ami, on t’a puni, aujourd’hui ? lui demandai-je.

     — Comment le savez-vous ? répondit Vassia.

     — Ton barine me l’a dit.

     — Le barine lui-même ?

     — Pourquoi t’a-t-il fait punir ?

     — Je l’avais mérité, batiouchka, je l’avais mérité. Chez nous, on ne punit pas les gens pour des broutilles ; non, chez nous, ça n’arrive pas. Notre barine n’est pas comme ça ; notre barine… il n’a pas son pareil dans toute la province.

     — En route ! dis-je au cocher. « La voilà bien, la vieille Russie ! » pensai-je sur le chemin du retour42.





 Notes


  1. Ce récit de 1851 occupe une position médiane dans le cycle des Mémoires d’un chasseur. Son ironie rappelle grandement Gogol, cela tient presque du pastiche. Cette ironie débute très tôt, dès le nom du premier gentilhomme, dont le nom a pour racine un verbe signifiant « se vanter ». Quant au deuxième, qu’on trouvera plus loin, son nom n’est pas très éloigné d’un verbe signifiant « fouetter », ce qui a du piquant, comme on le verra à la fin.
  2. La citation de Saadi (on écrit maintenant : Sa’di) renvoie à la toute fin d’Eugène Onéguine, chant VIII, strophe 51, c’est-à-dire la dernière : il parlait de ses auditeurs, Tourguéniev utilise plaisamment la citation pour évoquer la dentition désormais incomplète de son premier personnage…
  3. Chef-lieu de district de la province de Poltava, aujourd’hui en Ukraine :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Romny. 
  4. Le terme (Jid) utilisé pour présenter le Juif est méprisant, c’est quasiment youpin. On verra dans un autre récit une évocation de l’antisémitisme existant en Russie.
  5. C’est-à-dire un Ukrainien.
  6. Le blé séché à chaud se vendait plus cher (note trouvée chez Henri Mongault).
  7. Coiffure traditionnelle russe, rappelant la crête de certains oiseaux.
  8. Autre coiffe traditionnelle. Comme l’écrit en note H. Mongault : « C’est à peu près comme si une Bretonne mettait par-dessus sa coiffe un bonnet de Cauchoise. »
  9. En français dans le texte.
  10. De district, ou même de la province. « Par avarice » peut-être parce que le représentant de la noblesse devait, dans certaines circonstances, prendre l’initiative de collectes de charité. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mar%C3%A9chal_de_la_noblesse
  11. Ce qui prétend marquer, tout en restant poli, une proximité affectueuse.
  12. Le terme russe renvoie à « économe », mot à mot : celle qui tient les clés, mais ce terme d’économe s’emplloie pour une collectivité, pas pour un particulier. 
  13. J’ai pêché ce terme chez H. Mongault : https://fr.wikipedia.org/wiki/Engageante_(v%C3%AAtement)
  14. Grand repas pris vers quinze ou seize heures, dîner d’Ancien régime.
  15. Tenue ordinaire des généraux russes (note trouvée chez H. Mongault).
  16. En français dans le texte.
  17. Henri Mongault a francisé le prénom en Mardaire, ce qu’on peut discuter, d’autant qu’ici le patronyme suit : Apollonytch pour Apollonovitch, fils d’Apollon.
  18. C’est-à-dire que le village joint à son domaine (pluriel possible) compte cinq cent foyers paysans… Tout cela se passe avant l’émancipation des serfs en 1861.
  19. Maison anglaise de machines agricoles qui existait encore avant la révolution. Il s’agit de deux frères, fabricants à Moscou au XIXe siècle, Johann et Nikolaï, qui reconstruisirent l’horloge de la tour Saint-Sauveur du Kremlin, à partir de 1851.
  20. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kvas. Le drojki rencontré quelques lignes plus haut est une  voiture très simple à quatre roues. Le poud qu’on va trouver un peu plus bas pesait 16,4 kg. 
  21. Et non pas le cuivre, comme on trouve chez Halpérine-Kaminsky : si ce cuir n’est pas une simple coquille, c’est une magnifique symbiose de la proximité phonétique des deux mots et de l’idée du cuivre des bougeoirs…
  22. H. Mongault signale que l’on fumait à cette époque des pipes au tuyau fort long – des chibouques. Une illustration du roman Les Âmes mortes par le peintre Alexeï Laptiev, que j’ai sous les yeux, en donne un exemple. On les rangeait dans un meuble spécial. Au sujet du piano-forte juste après : https://fr.wikipedia.org/wiki/Piano-forte  
  23. À l’adresse d’un prêtre : « Mon père ». Autrement, entre égaux : « Mon cher ». Ici :« Petit père », mais sans familiarité, avec respect.
  24. Le poud faisait 16,4 kg.
  25. Jeu de cartes introduit en Russie en 1838 et y ayant connu un énorme succès.
  26. Un vrai précurseur d’Oblomov… Le roman éponyme parut quelques années plus tard. Son auteur, Ivan Gontcharov, devint sur le tard un peu paranoïaque et s’en prit à Tourguéniev, l’accusant de plagiat.
  27. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5494440k)
  28. Le terme russe désigne plutôt une vigile, mais c’est bien trop tôt, surtout l’été… Par ailleurs, le verbe employé est étrange : les vêpres venaient de se retirer.
  29. Vaut ici « mon Père, attendez un peu », mais en français, ce terme de respect envers un ecclésiastique appelle le vouvoiement, je suis donc obligé de garder le terme russe.
  30. Ce dernier terme signifié par l’enclitique sifflée habituelle.
  31. Comme le souligne H. Mongault, le diminutif Iouchka (pour Iouri) est plaisant vu l’âge du domestique et montre l’attitude extrêmement paternaliste du hobereau envers ses serviteurs.
  32. Le terme russe est plus proche du gémissement. Peut-être un parler local, un orlovisme
  33. L’une des formes (à  côté de Natacha) liées au prénom Natalia.
  34. Forme populaire de Praskovia (Prascovie). H. Mongault émet l’hypothèse que cette dernière est une jolie fille…
  35. Forme populaire de Ievdokia (Eudoxie) : c’est la gouvernante, voir la note 12, le terme est le même dans le texte russe. Voilà qui rapproche encore les deux « gentilshommes campagnards »…
  36. Confirmé par la suite. Autrement, le terme pourrait désigner un étang, qu’on peut toujours empoissonner…
  37. Je n’emploie pas le mot « cadastre », que l’on trouve aussi bien chez H. Mongault que chez É. Halpérine-Kaminsky, car il me semble trop moderne, et d’ailleurs ne correspond pas au terme du texte russe.
  38. Rappel : ce terme signifie « maître, seigneur ».
  39. On ne trouve ces trois dernières lignes ni chez Halpérine-Kaminsky, ni chez H. Mongault. Il est vraisemblable que cela résulte de la censure initiale du texte.
  40. Manière, sinon la plus distinguée, du moins la plus courante de boire le thé un peu refroidi, un morceau de sucre dans la bouche…
  41. Henri Mongault rappelle trois occurrences bibliques du proverbe, je les ai vérifiées : Proverbes 3, 11-12 ; Hébreux 12,7 ; Apocalypse 3,19.
  42. Là encore, la fin rappelle grandement Gogol : on croirait entendre Pouchkine s’exclamer, comme il le fit tandis que Gogol lui lisait le début des Âmes mortes : « Mon Dieu ! Qu’elle est triste, notre Russie ! »