vendredi 1 avril 2016

Le gage d'amour ( Mikhail Boulgakov )



Le gage d'amour


( Récit d'une idylle )







Au début des années vingt, Mikhail Boulgakov a déjà abandonné la médecine pour se consacrer à la littérature. Il fait paraître en feuilleton dans les journaux de courtes histoires rappelant les nouvelles humoristiques de Mikhail Zochtchenko, qui datent de la même époque.
Cette histoire se passe en URSS, pendant la NEP.









I. Les ombres sous la lune
  
Le silence régnait dans la gare. Même l’infatigable locomotive de manoeuvre avait cessé de vociférer et s’était assoupie sur une voie. Avec un sourire radieux, la lune s’était montrée au-dessus de la forêt, inondant tout d’une lumière verdâtre surnaturelle. L’odeur des acacias montait à la tête, on entendait un rossignol désoeuvré siffloter...Et ainsi de suite.
A l’ombre remplie d’arabesques des buissons, deux ombres se serraient l’une contre l’autre et l’on voyait parfois briller des boutons d’uniforme ferroviaire.
— Tu me racontes des bobards, mon salaud, - chuchota une voix de femme. Tu joues avec moi, tu me jetteras ensuite. 
— Tu n’as pas honte, Maroussia* ? - chuchotait en réponse une voix enrouée, tremblante et comme offensée. - Alors, d’après toi, je suis capable d’une telle saloperie ? Vois-tu, Mania*, je me tirerais une balle dans la tête, plutôt que de tromper une femme !
— Une balle dans la tête, mon oeil, - reprit la voix féminine, tout émue. - Qu’attendre de ta part ? A peine ton plaisir pris, tu fileras par le premier train, bonsoir la compagnie. Arrière, bonhomme !
«Ils s’embrassent, ces cochons-là, - pensa, mélancolique, le chef de gare, un vieux garçon, assis à son balcon, - avec une lune pareille, c’est comme de s’embrasser avec un fanal à la main».
— On les connait, les gars comme toi, - murmurait l’une des ombres, tout en repoussant l’autre. Ça pousse sa chanson, et ensuite c’est moi qui serai bonne pour sangloter avec un petit enfant et essuyer ses larmes.
— Tu n’auras pas à sangloter, Manioucha*. C’est moi qui essuierai les larmes du gamin, si c’est comme ça. Chez nous, il n’aura même pas le temps de se mettre à pleurer, que je l'embrasserai dans le cou Je te donnerai trois ou quatre tchervonetz** pour lui.
— Quel numéro, je crois rêver, - nasilla le chef de gare, abandonnant son balcon.
— Bref, fiche-moi le camp.
— Donne un peu tes lèvres.
— Va te faire...Et recule, hein. Il s’enroule comme un démon.
«En voilà, une nana intraitable, - pensa l’ombre aux boutons luisants. - Mais je t’aurai ! En voilà une garce ! Tiens, il me vient une idée...C’est que j’ai une cervelle d’or, moi...»
— Tu sais quoi, Maroussia, écoute un peu. Puisque tu ne me crois pas, je vais te donner un gage.
— Va-t’en, avec ton gage, fiche-moi la paix !
— Pas si vite, Maroussia. Attends de voir ce que je vais te donner. Tout en chuchotant, l’ombre se mit à se déboutonner. - Un tel gage...c’est plus qu’un ami, pas moyen de s’en passer. Si bien que tu es sûre de me revoir.
— Montre un peu...
Et les ombres chuchotèrent encore un long moment, en dissimulant quelque chose.
Puis ce fut le silence
La lune émergea soudain de derrière la pinède et se cacha pudiquement dans les nuages, comme une Turque mettant son tchador.
Et ce fut l’obscurité.

   

II. Le gage à l’abri dans le coffre

Il pleuvait. Assise à côté de la fenêtre, Maroussia se demandait : «Où donc est-il allé se fourrer, ce salopard ? Oh, je le savais. D’accord, mon bonhomme, gambade tant que tu veux, faudra bien que tu reviennes. Sans le gage en question, tu n’iras pas loin. Mon bonheur est enfermé dans ce coffre...Tout de même, j’aimerais bien savoir où il est, mon séducteur !»




III. Un plan scélérat
  
Et pendant ce temps-là, le séducteur se tenait dans un bureau de la milice***.
— Que désirez-vous, citoyen ? - s’enquit le responsable local.
Le séducteur toussota et commença :
— Euh...Il m’est arrivé un malheur.
— Mais encore ?
— Une affaire indescriptible. J’ai égaré mon livret de travail****.
— Ça peut très bien se décrire. Cela arrive aux gens peu soigneux. En quelles circonstances ?
— Comme d’habitude. Vous voyez, pardon, ce trou dans ma poche. J’étais sorti me balader...A la lumière de la lune....Je lui ai dit...
— Qui ça, lui ?
— Ah non !... Pardon. Simple lapsus. Je n’ai rien dit, juste regardé, zut - ma poche est trouée, le livret est tombé !
— Insérez une annonce dans le journal, et ensuite, vous la découpez et revenez nous voir. On vous donnera un nouveau livret.
— A vos ordres.




IV. La lettre fatale
  
Annonce parue quelque temps après dans «La sirène»***** :
« Egaré livret de travail n°...au nom de Untel. Attribué par le bureau de police du quartier...le 8 mai 23******»
Un peu plus tard, arriva au courrier de «La sirène» cette lettre qui résonna comme un coup de tonnerre, à la rédaction :
«Très respecté camarade rédacteur ! Tout ceci n’est que mensonge ! Le livret de travail n’a pas été égaré, Untel est un menteur. Il me l’a confié comme gage d’amour. Et maintenant, le voilà qui met cette annonce !»
  


V. Epilogue
  
Untel s’arrachait les cheveux en criant :
— Qu’est-ce que je peux faire, maintenant, je suis déshonoré ?!
Un ami se tenait à côté de lui, qui lui dit :
— Je ne sais vraiment pas quel conseil te donner. Faire ça à une femme, c’est d’une telle bassesse. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même !





* Diminutifs de Maria : ils sont innombrables, on peut ajouter Macha, Marina, Moussia, etc.
** Billets de dix roubles
*** Police
**** Document sans lequel il est impossible de se faire embaucher
***** Sifflet de locomotive ou d’usine, pas celle de la mythologie 
****** 1923