mardi 27 août 2019

Le fataliste (Mikhaïl Lermontov)

Cette cinquième et dernière nouvelle clôt le roman Un héros de notre temps...




Un héros de notre temps



Deuxième partie


(fin du journal de Piétchorine)


III
Le fataliste


     Il m’arriva une fois de passer deux semaines dans un village cosaque sur le flanc gauche1 ; il y avait sur place un bataillon d’infanterie ; les officiers se réunissaient le soir pour jouer aux cartes, tour à tour chez l’un ou chez l’autre.
     Un jour, lassés du boston et ayant jeté les cartes sous la table, nous restâmes fort longtemps chez le major S*** ; contrairement à l’ordinaire, la conversation était intéressante. On discutait du fait que la croyance musulmane, selon laquelle la destinée humaine est écrite dans les cieux, trouvait beaucoup d’adeptes chez nous aussi, les chrétiens ; chacun racontait divers cas extraordinaires pro ou contra. 
     — Tout cela ne prouve rien, messieurs, dit le vieux major. Car personne, parmi vous, n’a été lui-même témoin de ces cas étranges que vous citez à l’appui de votre opinion…
     — Personne, bien sûr, répondirent beaucoup, mais nous l’avons entendu de gens dignes de foi…
     — En voilà, des bêtises ! dit quelqu’un. Où sont-ils, ces gens dignes de foi qui ont vu la liste sur laquelle est fixée l’heure de notre mort ?… Et si la prédestination existe, alors pourquoi nous avoir donné la faculté de juger et le libre-arbitre ? Pourquoi devons-nous rendre compte de nos actes ?
     À ce moment, un officier assis dans un coin de la pièce se leva et, s’étant approché de la table, promena un regard sereinement solennel sur toute l’assistance. Il était d’origine serbe, ce qu’indiquait clairement son nom.
     L’apparence du lieutenant Voulitch correspondait entièrement à son caractère. Sa haute taille, son visage basané, ses cheveux très bruns, ses yeux noirs et perçants, son nez grand mais régulier, apanage de sa nation, le sourire froid et triste flottant en permanence sur ses lèvres – tout ces éléments semblaient s’accorder pour lui donner l’air d’un être singulier, incapable de partager les idées et les passions de ceux que le destin lui avait donnés pour compagnons.
     Il était courageux, s’exprimait peu mais de façon tranchée ; il ne confiait à personne les secrets de son âme, pas plus que sa vie privée ; il ne buvait quasiment pas de vin et ne faisait jamais la cour aux jeunes filles cosaques, dont le charme est malaisé à concevoir pour celui qui ne les a pas vues. On disait cependant que la femme du colonel n’était pas indifférente à ses yeux expressifs ; mais il se fâchait pour de  bon quand on y faisait allusion.


  1. du front du Caucase…
  2. Jeu de cartes en vogue au dix-neuvième siècle.

     Il n’y avait qu’une passion qu’il ne tînt pas secrète : celle du jeu. Il oubliait tout auprès du tapis vert, en général pour perdre ; mais sa déveine incessante ne faisait qu’aiguillonner son acharnement. On racontait qu’une fois, lors d’une expédition, en pleine nuit, jouant sur son oreiller, il tenait la banque avec une chance incroyable. Soudain retentirent des coups de feu et on sonna l’alarme. Tous de bondir pour prendre leurs armes. « Joue ton va-tout ! » cria sans se lever Voulitch à l’un des pontes les plus enragés. « Va pour le sept » répondit l’autre en partant en courant. En dépit de l’agitation générale, Voulitch termina la donne. La carte sortit.
     Quand il se montra sur la ligne, une fusillade nourrie avait lieu. Voulitch ne se soucia ni des balles ni des sabres tchétchènes : il cherchait son heureux ponte.
     « Le sept est sorti ! » s’écria-t-il en l’apercevant enfin dans la ligne des tirailleurs qui commençaient à déloger du bois les ennemis ; et, s’étant rapproché, il tira sa bourse et son portefeuille, qu’il remit à l’heureux gagnant sans tenir compte des objections de ce dernier quant à l’opportunité du moment choisi pour le paiement. Une fois rempli ce désagréable devoir, il se lança en avant, entraînant les soldats derrière lui et, jusqu’à la fin de la bataille, fit le coup de feu avec le plus grand sang-froid contre les Tchétchènes. 
     Lorsque le lieutenant Voulitch s’approcha de la table, tous se turent, attendant de lui quelque sortie originale.
     — Messieurs ! dit-il (sa voix était calme, quoique plus basse qu’à l’ordinaire), messieurs ! à quoi riment ces vaines discussions ? Vous voulez des preuves : je vous propose de faire l’essai sur vous-même, pour savoir si l’homme peut disposer librement de sa vie, ou bien si, pour chacun d’entre nous, est fixé à l’avance le moment fatidique… Qui veut essayer ?
     — Pas moi, pas moi ! entendit-on de tous les côtés. En voilà un original ! Il a de ces idées !…
     — Je propose un pari, dis-je en plaisantant.
     — Lequel ?
     — Je soutiens que la prédestination n’existe pas, dis-je en faisant tomber sur la table une vingtaine de tchervonietz1, tout ce que j’avais en poche.
     — Je tiens le pari, répondit Voulitch d’une voix sourde. Major, vous serez juge ; voici quinze tchervonietz, les cinq restants, vous me les devez et me ferez l’amitié de les joindre à ceux-ci.
     — Bien, dit le major ; seulement, à vrai dire, je ne vois pas de quoi il s’agit, ni comment  vous allez résoudre le litige…
     Sans piper mot, Voulitch s’en alla dans la chambre à coucher du major. Nous le suivîmes. Il s’approcha d’un mur où des armes étaient accrochées, et décrocha au hasard du clou où il pendait l’un des pistolets de calibre varié qui s’y trouvaient ; nous ne comprenions pas encore ; mais quand il leva le chien et versa de la poudre dans le bassinet, alors des cris involontaires fusèrent, et on le saisit par les bras.
     — Qu’as-tu l’intention de faire ? Écoute, c’est de la folie ! lui criait-on.
     — Messieurs, dit-il lentement en libérant ses bras, qui désire payer pour moi vingt tchervonietz ?
     Tous se turent et s’écartèrent.
     Voulitch revint dans l’autre pièce et s’assit à la table. Tout le monde le suivit : d’un geste, il nous invita à prendre place tout autour. On lui obéit en silence : il avait, à cet instant, acquis sur nous une sorte de pouvoir mystérieux. Je le regardai droit dans les yeux ; son regard tranquillement immobile soutint l’attention inquisitrice du mien et ses lèvres blanches eurent un sourire. Mais, malgré son sang-froid, il me sembla lire l’empreinte de la mort sur sa pâle figure : j’avais remarqué, et bien des vieux guerriers 


(1) Pièce d’or imitant le ducat européen. Voir Bella, page 5, note 4.


confirmaient mon observation, qu’il y a souvent, sur le visage de l’homme qui doit mourir dans quelques heures, la marque étrange d’un destin inévitable, si bien que des yeux avertis ont du mal à s’y méprendre.
     — Vous allez mourir aujourd’hui, lui dis-je. 
     Il se retourna vivement vers moi, mais répondit lentement et calmement :
     — Peut-être que oui, peut-être que non…
     Puis, s’adressant au major, il demanda si le pistolet était chargé. Le major, troublé, ne comprit pas bien.
     — En voilà assez, Voulitch ! s’écria quelqu’un. Il est sûrement chargé, puisqu’il était accroché au chevet du lit… Drôle d’envie de plaisanter !…
     — Une plaisanterie stupide ! ajouta un autre.
     — Je parie cinquante roubles contre cinq que le pistolet n’est pas chargé ! s’écria un troisième.
     De nouveaux paris s’engagèrent.
     J’en eus assez de cette longue cérémonie.
     — Écoutez, dis-je, tirez-vous une balle, ou remettez le pistolet à sa place et allons dormir.
     — Bien sûr, allons dormir ! s’exclamèrent de nombreuses voix.
     — Messieurs, , dit Voulitch en appuyant le canon  du pistolet sur son front, je vous prie de rester à vos places.
     Tous se figèrent.
     — Monsieur Piétchorine, ajouta-t-il, prenez une carte et lancez-la en l’air.
     Je ramassai sur la table1, comme je m’en souviens maintenant, l’as de cœur, et le lançai en l’air : tout le monde retenait son souffle ; exprimant la peur ainsi qu’une vague curiosité, tous les regards couraient du pistolet à l’as fatidique qui, oscillant, redescendait lentement ; au moment où il toucha la table, Voulitch appuya sur la détente… sans résultat.
     — Dieu soit loué ! s’écrièrent de nombreux assistants ; il n’était pas chargé…
     — Voyons tout de même, dit Voulitch. 
     Il releva le chien et visa une casquette accrochée au-dessus de la fenêtre ; le coup partit et la fumée remplit la pièce ! lorsqu’elle se fut dissipée, on décrocha la casquette : elle avait été traversée au milieu et la balle s’était logée profondément dans le mur.
     Trois minutes s’écoulèrent sans que personne pût prononcer un mot. Voulitch versa très tranquillement mes tchervonietz dans sa bourse.
     Les commentaires fantaisistes se donnèrent libre cours sur le fait de savoir pourquoi le coup n’était pas parti la première fois ; les uns soutenaient que le bassinet avait dû se trouver obstrué, d’autres chuchotaient que la poudre devait être humide et que Voulitch, ensuite, en avait remis ; mais j’affirmai que cette dernière supposition était fausse, car je n’avais, de tout ce temps, pas quitté les yeux le pistolet.
     — Vous êtes heureux au jeu, dis-je à Voulitch.
     — Pour la première fois de ma vie, répondit-il en souriant, content de lui ; cela vaut mieux que la banque ou le chtoss2.
     — Mais c’est un peu plus dangereux.
     — Alors, commencez-vous à croire à la prédestination ?
     — J’y crois… seulement, à présent, je ne comprends pas pourquoi il m’a semblé que vous deviez immanquablement mourir aujourd’hui…
     Cet homme qui s’était, si peu de temps auparavant, visé au front avec tant de calme rougit soudain et se troubla.


  1. Les cartes avaient été jetées sous la table, il y a là un mystère.
  2. Autre jeu de hasard aux cartes. Titre d’une nouvelle inachevée de Lermontov.

     — En voilà assez, dit-il en se levant ; notre pari a pris fin, et vos remarques me semblent à présent déplacées…
     Il prit sa chapka et sortit. Je trouvai cela étrange – et non sans raison !
     On se dispersa bientôt, chacun rentrant chez soi avec son interprétation des bizarreries de Voulitch et tous me taxant sans doute d’égoïsme pour avoir tenu le pari contre un homme voulant se brûler la cervelle ; comme si, sans moi, il allait manquer d’occasions propices !…
     Je regagnai mon domicile par les ruelles désertes du village ; la pleine lune, rouge comme la lueur d’un incendie, commençait à se montrer au-dessus de la dentelure des maisons ; les étoiles brillaient paisiblement au sein de la voûte bleu sombre du ciel et cela m’amusa de me souvenir qu’il s’était trouvé des sages, autrefois, pour croire que les astres prennent part à nos insignifiantes querelles pour un lopin de terre ou pour je ne sais quels droits imaginaires !…  Eh quoi ! Ces veilleuses, allumées selon eux dans le seul but d’éclairer leurs batailles et leurs triomphes, brillent avec leur éclat d’antan, tandis que leurs passions et leurs espérances se sont depuis longtemps éteintes, mourant avec eux-mêmes comme un petit feu allumé à la lisière d’une forêt par un voyageur négligent. Tout de même, quelle force donna à leur volonté la conviction que le ciel tout entier, avec ses habitants innombrables, les contemplait avec une sympathie, certes muette, mais immuable. !… Et nous, leurs pitoyables descendants, vagabonds errant sur la terre sans convictions ni fierté, sans plaisir ni effroi, en dehors de la peur involontaire qui nous étreint le cœur à la pensée de notre inévitable fin, nous sommes davantage incapables de grands sacrifices, que ce soit pour le bien de l’humanité ou même pour notre propre bonheur, car nous le savons impossible et passons avec indifférence d’un doute à un autre, comme nos ancêtres allaient d’une erreur à l’autre, mais sans avoir comme eux d’espoirs, ni même ce plaisir mal défini mais authentique que connaît l’âme dans toute lutte contre les hommes ou contre le destin.
     Et bien d’autres pensées du même genre me venaient à l’esprit ; je ne cherchais pas à les retenir, car je n’aime pas m’arrêter sur une idée abstraite. À quoi cela mène-t-il ?… Du temps de ma première jeunesse, j’étais un rêveur : j’aimais caresser les images tantôt sinistres, tantôt riantes que formait mon imagination inquiète et avide. Mais que m’en est-il resté ? seulement de la fatigue, comme après une nuit passée à lutter avec un spectre, et des souvenirs confus et pleins de regrets. Dans cette vaine lutte, j’ai épuisé en moi l’ardeur de l’âme et la constance de la volonté que requiert la vie réelle ; je suis entré dans cette vie en l’ayant déjà vécue en pensée, et cela m’a paru ennuyeux et laid, comme lorsqu’on lit une mauvaise imitation d’un livre connu de longue date.
     L’incident de la soirée m’avait fait une assez forte impression et m’avait énervé ; je ne sais pas exactement si, à présent, je crois ou non à la prédestination, mais ce soir-là, j’y croyais fermement : la preuve avait été frappante et, bien que je me fusse moqué à l’instant de nos ancêtres et de leur astrologie complaisante, je venais de tomber dans la même ornière qu’eux ; mais je m’arrêtai à temps, engagé sur cette route dangereuse et, ayant pour principe de ne rien rejeter définitivement et de ne croire à rien aveuglément, je mis de côté la métaphysique et commençai à regarder sous mes pieds. Précaution qui vint fort à propos : je fus bien près de tomber après avoir heurté quelque chose de mou et de corpulent, mais apparemment sans vie. En me penchant – la lune tombait en plein sur le chemin – et que vis-je ? un porc gisait devant moi, coupé en deux par un coup de sabre… À peine eus-je le temps de le distinguer que j’entendis un bruit de pas : deux Cosaques sortaient en courant d’une ruelle ; l’un d’eux s’approcha de moi et me demanda si je n’avais vu un Cosaque ivre lancé à la poursuite d’un cochon. Je leur déclarai que je n’avais pas croisé le Cosaque, et leur montrai l’infortunée victime de sa frénésie de bravoure.


     — Ah le brigand ! dit le second Cosaque. Dès qu’il se soûle au tchikhire1, il met en pièces tout ce qui lui tombe sous la main. Allons le chercher, Iéréméitch2, il faut l’attacher, autrement…
     Ils s’éloignèrent, et je poursuivis mon chemin avec beaucoup de prudence, pour arriver finalement à bon port.
     Je logeais chez un vieux sous-officier que j’aimais pour son bon caractère et surtout  pour sa mignonne fille, Nastia.
     Comme d’habitude, elle m’attendait près du portillon, enveloppée dans sa pelisse ; la lune éclairait ses jolies lèvres bleuies par le froid de la nuit. Elle sourit en me reconnaissant – mais ce n'était pas elle que j’avais en tête. « Au revoir, Nastia » dis-je en passant à côté d’elle. Elle voulait répondre quelque chose, mais se contenta de soupirer.
     Je fermai derrière moi la porte de ma chambre, allumai la bougie  et me jetai sur le lit ; mais cette fois le sommeil se fit attendre davantage que d’ordinaire. L’Orient commençait déjà à pâlir lorsque je m’endormis, mais il était écrit dans les cieux que je ne dormirais guère cette nuit-là. À quatre heures du matin, deux poings frappèrent à ma fenêtre. Je sautai sur mes pieds : qu’est-ce que c’est ?… « Lève-toi, habille-toi ! » me crièrent plusieurs voix. Je m’habillai en toute hâte et sortis. « Sais-tu ce qui est arrivé ? » me dirent d’une seule voix les trois officiers venus me voir ; ils étaient pâles comme la mort.
     — Quoi ?
     — Voulitch a été tué.
     Je demeurai cloué sur place.
     — Oui, tué, reprirent-ils. Partons au plus vite.
     — Où donc ?
     — Tu le sauras en chemin.
     Nous partîmes. Ils me racontèrent tout ce qui était arrivé, en y ajoutant diverses observations à propos de l’étrange prédestination qui l’avait sauvé d’une mort certaine une demi-heure avant de mourir. Voulitch marchait seul dans une rue obscure ; le Cosaque ivre ayant sabré le cochon avait surgi devant lui et serait peut-être passé à côté de lui sans le voir, si Voulitch, s’arrêtant soudain, n’avait dit : « Qui cherches-tu, l’ami ? » « Toi ! » avait répondu l’autre en le frappant de son sabre, le coup lui fendant l’épaule et arrivant presque jusqu’au cœur…
     Les deux Cosaques que j’avais croisés et qui filaient le tueur étaient arrivés juste à temps pour relever le blessé, mais celui-ci en était déjà à rendre le dernier soupir et n’avait prononcé que ces quelques mots : « Il avait raison ! » Je fus le seul à comprendre le sens obscur de ces paroles : elles s’adressaient à moi ; je lui avais sans le vouloir annoncé son triste destin ; mon instinct ne m’avait pas trompé, j’avais effectivement lu sur sa figure, lorsqu’il avait changé d’expression, la marque de sa fin prochaine.
     Le meurtrier s’était enfermé dans une cabane abandonnée à l’extrémité du village. C’est là que nous allions. De nombreuses femmes en pleurs couraient de ce côté. De temps en temps, un Cosaque attardé déboulait dans la rue, passait en vitesse son poignard à sa taille et nous dépassait en courant. L’agitation était effrayante.
     Nous voilà enfin en vue de la scène : il y a foule autour de la cabane dont la porte et les volets sont fermés de l’intérieur. Les officiers et les Cosaques discutent entre eux avec animation ; les femmes hurlent, se lamentent et maudissent. Parmi elles, je distinguai nettement le visage éloquent d’une vieille, qui exprimait un désespoir fou. Elle était assise sur une grosse bille de bois, les coudes sur les genoux, ses mains soutenant sa tête : c’était la mère de l’assassin. Par moments, ses lèvres remuaient – pour murmurer une prière, ou une malédiction ?


  1. Vin caucasien qui n’a pas fini de fermenter.
  2. Fils de Jérémie – forme russifiée.

     Il fallait cependant se décider à faire quelque chose et à s’emparer du criminel. Mais personne ne se risquait en premier. Je m’approchai de la fenêtre et regardai par une fente du volet : blême, il était étendu par terre, un pistolet dans la main droite, son sabre ensanglanté à côté de lui. Il roulait des yeux effrayants tout autour ; il avait parfois un frisson et se prenait la tête, comme essayant vaguement de se rappeler ce qui s’était passé la veille. Je ne lus pas beaucoup de détermination dans ce regard inquiet et dis au major qu’il avait tort de ne pas ordonner aux Cosaques d’enfoncer la porte et de donner l’assaut, parce qu’il valait mieux le faire maintenant, avant que l’autre n’eût  repris ses esprits.
     À ce moment, un vieux  capitaine de Cosaques s’approcha de la porte et s’adressa à l’assassin en l’appelant par son nom ; l’autre lui répondit.
     — Tu as péché, frère Iéfimytch1, dit le capitaine ; il n’y a plus rien à faire, soumets-toi.
     — Je ne me soumettrai pas, répondit le Cosaque.
     — Crains Dieu ; tu n’es tout de même pas l’un de ces maudits Tchétchènes, tu es un honnête chrétien ; allons, si ton péché t’a fait perdre la tête, il n’y a rien à faire : tu n’échapperas pas à ton sort.
     — Je ne me soumettrai pas ! cria le Cosaque d’une voix menaçante, et on l’entendit lever le chien de son pistolet.
     — Hé, la mère, dit le capitaine à la vieille : parle à ton fils, peut-être qu’il t’écoutera… Il ne fait que provoquer la colère de Dieu. Et vois un peu ces messieurs qui attendent depuis deux heures déjà.
     La vieille le regarda fixement et secoua la tête.
     — Vassili Piétrovitch, dit le capitaine en s’approchant du major ; je le connais, il ne se rendra pas. Et si l’on enfonce la porte, il va faire beaucoup de victimes parmi les nôtres. Ne voulez-vous pas plutôt donner l’ordre de l’abattre d’un coup de fusil ? il y a une large fente dans le volet.
     Une étrange pensée me traversa l’esprit à ce moment : comme Voulitch, j’eus l’idée d’éprouver ma destinée.
     — Attendez, dis-je au major, je vais le prendre vivant.
     Ayant dit au capitaine d’engager conversation avec le meurtrier, et ayant placé devant la porte trois Cosaques prêts, sur un signal, à l’enfoncer et à venir à mon secours, je fis le tour de la cabane et m’approchai de la fenêtre fatidique. Mon cœur battait la chamade.
     — Ah, maudit que tu es ! criait le capitaine ; tu te moques de nous, c’est ça ?  Où crois-tu, peut-être, que nous ne viendrons pas à bout de toi ? 
     Il se mit à cogner sur la porte de toutes ses forces ; moi, l’œil collé à la fente, j’épiais les mouvements du Cosaque qui ne s’attendait pas à une attaque venant de ce côté – et soudain, j’arrachai le volet et m’élançai à l’intérieur, tête baissée. Un coup de feu retentit à mon oreille, la balle arracha mon épaulette. Mais la fumée remplissant la pièce empêcha mon adversaire de trouver le sabre placé à côté de lui. Je lui saisis les bras ; les Cosaques firent irruption, et en moins de trois minutes le criminel fut ligoté et emmené sous escorte. La foule se dispersa. Les officiers me félicitèrent – et il y avait certes de quoi !
     Après tout cela, comment ne pas devenir fataliste ? Mais qui sait avec certitude s’il est ou non convaincu de quelque chose ?… et nous prenons si souvent pour de la conviction ce qui vient d’une erreur de nos sens ou d’un égarement de notre raison !…
     J’aime douter de tout : cette disposition d’esprit n’empêche pas d’avoir un caractère résolu – au contraire, en ce qui me concerne, je me porte en avant avec plus de hardiesse lorsque j’ignore ce qui m’attend. C’est qu’il n'y a rien de pire que la mort – et la mort est inévitable !


(1) Pour Iéfimovitch, fils de Iéfime.


     De retour au fort, je racontai à Maxime Maximytch tout ce qui m’était arrivé, et tout ce dont j’avais été le témoin, et j’exprimai le désir d’avoir son avis sur la prédestination ; au début, il ne comprit pas ce mot, mais je le lui expliquai comme je le pus et il me dit alors en hochant la tête avec gravité :
     — Oui, évidemment, monsieur1! C’est là, monsieur, une chose assez compliquée ! Du reste, ces pistolets asiatiques ratent souvent quand ils sont mal graissés ou qu’on ne presse pas la détente assez fort ; j’avoue ne pas aimer non plus les carabines tcherkesses ; elles ne sont pas à notre convenance, à nous les Russes – la crosse est trop petite, on risque de se brûler le nez… Leurs sabres, en revanche, je leur tire mon chapeau !…
     Il ajouta ensuite, après un instant de réflexion :
     — Oui, ce malheureux… Mais quel diable l’a poussé à causer en pleine nuit avec un ivrogne ?… Du reste, c’était visiblement écrit dans son destin…
     Je ne pus obtenir de lui davantage : il n’aime pas du tout les discussions métaphysiques.


(1) Toujours une simple initiale de politesse. Voir Bella, page 4, note 2.




FIN


















vendredi 23 août 2019

La princesse Mary (Mikhaïl Lermontov)


À Emmanuelle, ma fille aînée,  pour ses quarante-cinq ans.



Un héros de notre temps



Deuxième partie


(fin du journal de Piétchorine)


II
La princesse Mary


Le 11 mai.

     Je suis arrivé hier à Piatigorsk1, j’ai loué un appartement à l’extrémité de la ville, à l’endroit le plus haut situé au pied du Machouk : lors des orages, les nuages descendront jusqu’à mon toit. Aujourd’hui, lorsque, à cinq heures du matin, j’ai ouvert la fenêtre, ma chambre s’est remplie de l’odeur des fleurs de mon modeste jardinet. Les branches des merisiers en fleurs me regardent par les fenêtres, et le vent sème parfois leurs pétales blancs sur mon bureau. J’ai une vue prodigieuse de trois côtés. À l’occident, bleuit le Bechtou2 aux cinq têtes, tel « la dernière nuée d’une tempête dispersée» ; au nord s’élève le Machouk, pareil à une chapka persane et bouchant toute cette partie de l’horizon ; à l’orient, la vue est plus gaie : en bas, devant moi, une petite ville toute neuve et proprette étale ses couleurs dans le bruissement des sources curatives et la rumeur d’une foule parlant des langues diverses et là-bas, plus loin, les montagnes s’étagent  en amphithéâtre, de plus en plus bleues et brumeuses, et sur la ligne d’horizon s’étire la chaîne argentée des cimes neigeuses, depuis le Kazbek jusqu’à l’Elbrouz bicéphale. Il fait bon vivre dans une telle contrée ! Comme un sentiment de joie s’est répandu dans mes veines. L’air est pur et frais comme un baiser d’enfant ; le soleil est ardent, le ciel est bleu – que faut-il de plus, apparemment ? À quoi bon les passions, les désirs et les regrets ? Mais il est temps que j’aille à la source Élisabeth : là se rassemble, dit-on, toute la société des eaux…
     En descendant au beau milieu de la milieu, j’ai suivi un boulevard sur lequel je croisai quelques groupes tristes gravissant lentement la montagne : c’étaient pour la plupart des familles de propriétaires de la steppe ; on pouvait aussitôt le conjecturer en voyant la redingote râpée et démodée des maris et la tenue élégante des femmes et des filles ; visiblement, elles avaient déjà en tête la liste complète de la jeunesse des eaux, car elles m’ont regardé avec une tendre curiosité : la coupe pétersbourgeoise de la redingote les avait égarées, mais bientôt, à la vue des épaulettes d’officier, elles se sont détournées avec indignation.     


  1. « Les cinq montagnes ». Quatre vont être citées tout de suite.
  2. Je transcris l’écriture de Lermontov. On rencontre davantage Bechtaou.
  3. Premier vers du poème La nuée de Pouchkine (1835).

     Les épouses des autorités locales, pour ainsi dire les maîtresses des eaux, se sont montrées mieux disposées ; elles ont des faces-à-main, elles accordent moins d’attention à l’uniforme, elles sont habituées à rencontrer au Caucase un cœur ardent sous un bouton à numéro1, et un esprit instruit sous une casquette blanche. Ces dames sont très gentilles et le restent longtemps ! Chaque année a lieu la relève de leurs adorateurs, là réside peut-être le secret de leur infatigable amabilité. En montant par un sentier étroit à la source Élisabeth, j’ai dépassé une quantité de civils et de militaires qui, comme je le sus plus tard, forment une classe particulière de gens au sein de tous ceux qui attendent de l’eau un progrès. Ils boivent – mais autre chose que de l’eau –, se livrent peu à la débauche , ne faisant la cour aux dames qu’en passant… Ils jouent et se plaignent de l’ennui. Ce sont des dandys : en faisant descendre leur verre clissé dans le puits d’eau sulfureuse, ils prennent des poses académiques ; les civils portent des cravates bleu clair, les militaires laissent dépasser la dentelle de leur chemise du col de leur uniforme. Ils affichent un profond mépris pour les maisons de province, et soupirent après les salons aristocratiques de la capitale, où ils ne sont pas admis. 
     Voici enfin le puits… Sur une petite place tout à côté, on a bâti une maisonnette au toit rouge abritant des bains, et il y a un peu plus loin une galerie où l’on se promène quand il pleut. Quelques officiers blessés2 étaient assis sur un banc, leurs béquilles ramenées près d’eux, pâles et tristes. Quelques dames allaient et venaient sur la place à pas pressés, attendant que les eaux agissent. On voyait parmi elles deux ou trois jolis minois. Sous les allées de vignes couvrant la pente du Machouk se montraient parfois le chapeau bariolé d’une dame éprise de la solitude à deux, puisque j’apercevais toujours, à proximité d’un tel chapeau, une casquette militaire ou quelque hideux chapeau rond. Sur le rocher abrupt où est construit le pavillon appelé « La harpe d’Éole » se montraient des amateurs de paysages qui braquaient un télescope sur l’Elbrouz3 ; se trouvaient parmi eux deux précepteurs accompagnant leurs élèves venus aux eaux soigner leur scrofule.
     Essoufflé, je m’étais arrêté en haut du mont et, adossé dans un angle à la maisonnette, m’étais mis à examiner le pittoresque environnement, lorsque j’ai soudain entendu derrière moi une voix connue :
     — Piétchorine ! Tu es ici depuis longtemps ?
     Je me retourne : Grouchnitski ! Nous nous sommes donné l’accolade. J’avais fait sa connaissance dans un détachement d’active. Il avait reçu une balle dans la jambe et était parti pour les eaux une semaine avant moi4. 
     Grouchinski est un junker5. Il n’a derrière lui qu’un an de service et porte, forme particulière de dandysme, une grosse capote de soldat. Il a la croix de l’ordre militaire de Saint-Georges. Il est bien bâti, a le teint basané et les cheveux noirs ; on peut lui donner vingt-cinq ans, alors qu’il en a à peine vingt-et-un. En parlant, il rejette la tête en arrière et tortille sans arrêt sa moustache de la main gauche, vu que, de la droite, il s’appuie sur sa béquille. Il parle vite et avec des tournures alambiquées : il fait partie de ces gens qui tiennent prêtes des phrases pompeuses pour toutes les circonstances de la vie, que la beauté n’émeut tout simplement pas et qui se drapent d’un air important dans des sentiments extraordinaires, des passions sublimes et des souffrances uniques. Faire de   


  1. Le numéro est celui du régiment, la forme et les armoiries du bouton dépendent de l’arme.
  2. De la guerre dans le Caucase… Voir Bella.
  3. Ou Elbrous. L’auteur écrit quant à lui Elborouss, si je transcris, et c’était déjà le cas page 1.
  4. L’auteur avait été envoyé en avril 1837 prendre les eaux à Piatigorsk avant même d’avoir combattu les montagnards, après avoir pris froid et subi une crise de rhumatismes en arrivant dans le Caucase…
  5. Ancien élève d’une école formant des sous-officiers. Lermontov lui-même, lassé de l’Université, s’y était fait admettre, et n’y avait guère été heureux.

l’effet leur procure une jouissance ; les provinciales romanesques en sont folles. En vieillissant, ils deviennent de paisibles propriétaires terriens, ou des ivrognes – parfois les deux. Ils sont souvent d’un bon naturel, mais leur âme ne renferme pas un sou de poésie. Grouchnitski aimait passionnément déclamer : il vous abreuvait de paroles dès que la conversation sortait de la sphère des notions ordinaires ; je n’ai jamais pu discuter avec lui. Il ne répond pas aux objections que vous lui faites, il ne vous écoute pas. Aussitôt que vous vous arrêtez, il entame une longue tirade ayant un vague lien avec ce que vous avez dit, mais qui n’est en réalité que la continuation de son propre discours. 
     Il est passablement caustique ; ses épigrammes sont souvent amusantes, mais jamais bien ajustés, ni méchantes : il n’abat jamais son homme d’un seul mot ; il ne connaît pas les gens et ignore leurs cordes sensibles, parce qu’il s’est occupé, sa vie durant, de lui seul. Son but est de devenir un héros de roman. Il a si souvent tâché de faire accroire qu’il n’était pas fait pour ce monde, qu’il était un être voué à on ne sait quelles souffrances mystérieuses, qu’il est presque arrivé à s’en convaincre lui-même. Et c’est pour cela qu’il porte si fièrement sa grosse capote de soldat. J’ai vu clair en lui, ce qui fait qu’il ne m’aime pas, même si nos relations sont apparemment des plus amicales. Grouchnitski passe pour un parfait brave ; je l’ai vu en action : il agite son sabre, pousse des cris et se lance en avant les yeux fermés. Il y a là quelque chose qui n’est pas la bravoure russe !…
     Moi non plus, je ne l’aime pas : je sens qu’un jour ou l’autre nous entrerons en conflit,     et que cela finira mal pour l’un d’entre nous. 
     Son arrivée au Caucase est aussi la conséquence de sa ferveur romantique : je suis sûr qu’à la veille de quitter le village paternel, il a déclaré d’un air sombre à quelque jolie voisine qu’il n’allait pas simplement rejoindre l’armée, mais qu’il cherchait la mort parce que… et là, il a dû se couvrir les yeux de la main et poursuivre de la sorte : « Non, il ne faut pas que vous (ou tu) le sachiez ! Votre âme pure en frémirait ! Et puis, à quoi bon ? Que suis-je pour vous ? Allez-vous me comprendre ? », etc.
     Il m’a dit lui-même que le motif l’ayant poussé à se faire incorporer dans le régiment de K*** resterait pour l’éternité un secret entre lui et le Ciel.
     Cela dit, lorsqu’il se dépouille de son manteau tragique, Grouchnitski est assez agréable et amusant. Ce serait curieux de le voir avec les femmes : là, il doit se donner du mal, je crois !
     Nous nous sommes retrouvés comme de vieux camarades Je me suis mis à lui poser des questions sur la vie aux eaux et sur les gens de quelque intérêt.
     — Nous menons une vie assez prosaïque, dit-il en soupirant. Buvant de l’eau le matin, nous sommes sans énergie, comme tous les malades ; et buvant du vin le soir, nous sommes insupportables, comme tous les gens bien portants. Il y a bien des sociétés féminines, mais la consolation qu’on en tire est mince : ces dames jouent au whist, s’habillent mal et parlent un français épouvantable. Cette année, il n’y a qu’une princesse Ligovski1, venue de Moscou avec sa fille, mais je ne les connais pas. Ma capote de soldat est comme la marque du réprouvé. L’intérêt qu’elle suscite est aussi pénible qu’une aumône.
     



  1. Ligovskaïa dans le texte russe, car le nom se met au féminin : Anna Karénine s’écrit Anna Karénina en russe. Par ailleurs, j’adopte la transcription moderne, celle qui fait écrire Trotski et non plus Trotsky : le nom du prince dont la princesse est la veuve se termine par un i suivi d’un « i bref »…



     
     À ce moment, deux dames se dirigeant vers le puits sont passées devant nous : l’une d’un certain âge, l’autre toute jeune et bien faite. Je n’ai pas pu distinguer leurs visages sous leurs chapeaux, mais elles étaient habillées selon les règles strictes du meilleur goût : rien de superflu ! La seconde portait une robe gris de perles1, et un léger foulard  de soie entourait son cou mince. Des bottines couleur puce serraient à la cheville ses jambes maigres, si joliment que même un non-initié aux mystères de la beauté eût immanquablement poussé un cri d’étonnement. Sa démarche légère mais distinguée avait quelque chose de virginal, impossible à préciser, mais que le regard discernait clairement. Lorsqu’elle est passée devant nous, sa personne a exhalé ces effluves indéfinissables qui émanent parfois du billet d’une femme aimée. 

     — Voici la princesse Ligovski, a dit Grouchnitski, et avec elle sa fille Mary, comme elle l’appelle à l’anglaise. Elles ne sont ici que depuis trois jours.
     — Et pourtant, tu connais déjà son prénom ?
     — Oui, je l’ai entendu par hasard, a-t-il répondu en rougissant. Je l’avoue, je ne désire pas faire leur connaissance. Ces aristocrates nous regardent, nous autres, de la ligne2, comme des sauvages. Et peu leur importe qu’il puisse y avoir une intelligence sous une casquette à numéro et un cœur sous une grosse capote !
     — Pauvre capote ! ai-je dit en souriant malicieusement ; et qui est ce monsieur qui s’approche d’elles et leur présente des verres avec tant d’obligeance ?
     — Oh ! C’est Raïevitch, un dandy de Moscou ! C’est un joueur : cela se voit à l’énorme chaîne en or qui se tortille sur son gilet bleu. Et en voilà une grosse canne – on dirait Robinson Crusoé ! Et la barbe est à l’unisson, de même que la coiffure à la mougik1.
     — Tu es fâché avec le genre humain tout entier.
     — Et il y a de quoi…
     — Oh ! vraiment ?
     Revenant du puits, les dames arrivaient alors à notre hauteur. Grouchnitski a eu le temps de prendre, à l’aide de sa béquille, une pose dramatique, et m’a répondu à voix haute en français :
     Mon cher, je haïs les hommes pour ne pas les mépriser, car autrement la vie serait une farce trop dégoûtante.
     La jeune et jolie princesse s’est retournée, et elle a gratifié l’orateur d’un long regard plein de curiosité. L’expression de ce regard, au plus haut point indéfinissable, était cependant dépourvue de raillerie, je l’en félicitais intérieurement de tout cœur.
     — Cette princesse Mary est très mignonne, ai-je dit à Grouchnitski, elle a de vrais yeux de velours – c’est bien cela, des yeux de velours, je te conseille d’utiliser cette expression, à propos de ses yeux ; elle a les cils du haut et du bas si longs que les rayons du soleil ne se reflètent pas dans ses prunelles. J’aime ces yeux sans éclat : ils sont si doux qu’ils ont l’air de vous caresser… Du reste, tout, dans son visage, est joli… mais a-t-elle les dents blanches ? C’est très important ! Dommage que ta splendide phrase ne l’ait pas fait sourire.
     — Tu parles d’une jolie femme comme s’il s’agissait d’un cheval anglais, s’est indigné Grouchnitski.
     Mon cher, lui ai-je répondu en m’efforçant de reprendre le ton qu’il avait employé, je méprise les femmes pour ne pas les aimer, car autrement la vie serait un mélodrame trop ridicule.


  1. En français dans le texte, ainsi écrit.
  2. Les soldats et officiers de la guerre du Caucase. Voir Bella, page 2, note 3.


     Je lui ai tourné le dos et j’ai filé. Je me suis promené une demi-heure dans les allées aux vignes, par les rochers calcaires avec les buissons accrochés entre eux. Il commençait à faire très chaud, et je me suis dépêché de rentrer chez moi. En passant à côté de la source sulfureuse, je me suis arrêté près de la galerie couverte pour souffler un peu à son ombre, et cela me donna l’occasion d’assister à une scène assez curieuse. Voici dans quelle position se trouvaient les personnages de cette scène. La princesse Ligovski était assise sur un banc de la galerie avec le dandy moscovite, occupés tous deux par ce qui semblait une conversation sérieuse. Ayant sans doute déjà fini de boire son dernier verre d’eau, la jeune princesse marchait, pensive, du côté du puits, auprès duquel se tenait Grouchnitski ; il n’y avait personne d’autre sur la petite place.
     M’approchant d’un peu plus près, je me suis caché au coin de la galerie. À ce moment, Grouchnitski a fait tomber son verre sur le sable, et s’est efforcé de se pencher pour le ramasser : sa jambe malade le gênait. Le pauvre, comme il s’ingéniait vainement à ramasser le verre en s’appuyant sur sa béquille ! Son visage expressif reflétait une souffrance réelle.
     La princesse Mary voyait tout cela mieux que moi.
     Plus légère qu’un oisillon, elle a fait un bond vers lui, s’est courbée, a ramassé le verre et le lui a tendu dans un geste d’une indicible grâce ; après quoi elle est devenue toute rouge, a jeté un regard en direction de la galerie et, s’étant convaincue que sa maman n’avait apparemment rien vu, s’est calmée. Lorsque Grouchnitski a ouvert la bouche pour la remercier, elle était déjà loin. Quelques instants plus tard, elle est sortie de la galerie en compagnie de sa mère et du dandy mais, en passant devant Grouchnitski, elle a pris un air décent et compassé – sans même se retourner, sans même apercevoir le regard de passion dont il l’a longuement suivie des yeux, jusqu’à ce que, redescendant de la montagne, elle eût disparu derrière les tilleuls du boulevard… Mais voilà que son petit chapeau réapparaissait furtivement, traversant la rue ; elle est entrée en courant sous le porche de l’une des plus belles maisons de Piatigorsk, suivie par la princesse qui, devant la porte, a pris congé de Raïévitch.
     Alors seulement, le pauvre et passionné junker a remarqué ma présence.
     — Tu as vu ? a-t-il dit en me serrant fortement la main ; c’est tout simplement un ange !
     — Pourquoi donc ? ai-je demandé d’un air parfaitement ingénu.
     — Mais tu n’as donc pas vu ?
     — Si, je l’ai vue ramasser ton verre. Un gardien, ici, en aurait fait autant, et même encore plus vite, dans l’espoir d’un pourboire. On comprend d’ailleurs qu’elle ait eu pitié de toi : tu faisais une grimace si affreuse en t’appuyant sur la jambe que la balle a traversée…
     — Et tu n’as ressenti aucune émotion en la regardant à ce moment-là, alors que son âme resplendissait sur son visage ?…
     — Non.
     Je mentais ; mais je voulais le faire enrager. C’est inné chez moi, j’ai la passion de la contradiction ; toute ma vie, mon cœur et ma raison ont été en butte à une suite de tristes et malheureuses contradictions. En présence d’un enthousiasme, je suis saisi d’un froid hivernal, et je pense que des relations suivies avec un flegmatique indolent feraient de moi un rêveur passionné. Je reconnais aussi qu’un sentiment désagréable, mais bien connu, avait à cet instant traversé mon cœur ; ce sentiment, c’était l’envie ; je dis hardiment « l’envie » car j’ai l’habitude de tout m’avouer à moi-même ; et il est douteux qu’un jeune homme dont l’attention oisive a été attirée par une jolie femme rencontrée, et qui la voit, devant lui, en distinguer un autre tout aussi inconnu d’elle, il est douteux, dis-je, qu’un tel jeune homme (bien entendu, familier du grand monde et habitué à céder à son amour-propre) n’en soit pas désagréablement affecté. 
     

     Nous taisant, nous avons redescendu la montagne, Grouchnitski et moi, et nous sommes passés sur le boulevard non loin des fenêtres de la maison où notre belle avait disparu. Elle était assise à sa fenêtre. Me retenant pas le bras, Grouchnitski lui a lancé l’un de ces regards de tendresse trouble qui agissent si peu sur les femmes. J’ai braqué mon lorgnon sur elle et remarqué que son regard à lui la faisait sourire, tandis que mon insolent lorgnon l’irritait pour de bon. Comment, en effet, un officier de l’armée du Caucase ose-t-il braquer un bout de verre sur une princesse moscovite ?…

Le 13 mai.

     Le docteur est passé me voir ce matin ; il s’appelle Werner1, mais il est russe. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? J’ai connu un Ivanov qui était Allemand. 
     Werner est un homme remarquable pour beaucoup de raisons. C’est un sceptique et un matérialiste, comme presque tous les médecins, mais il est également poète, et pour de bon – poète dans tout ce qu’il fait, et souvent dans ce qu’il dit, quoique il n’ait pas écrit deux vers de toute sa vie. Il a étudié toutes les cordes vives du cœur humain comme on étudie les veines d’un cadavre, mais n’a jamais su tirer profit de son savoir ; ainsi arrive-t-il à un anatomiste distingué de ne pas savoir soigner une fièvre ! Werner a l’habitude de rire sous cape de ses malades, mais je l’ai vu pleurer un jour sur un soldat mourant… Il est pauvre, rêve de millions, mais l’argent ne lui ferait pas faire un pas de plus : il m’a déclaré une fois qu’il rendrait plus volontiers service à un ennemi qu’à un ami, car ce serait là vendre sa bienfaisance, lors même que la haine ne fait que croître à raison de la magnanimité de l’adversaire. C’est une méchante langue : à l’enseigne de ses épigrammes, plus d’une bonne âme passe pour un vulgaire imbécile ; ses rivaux les médecins des eaux ont fait courir le bruit qu’il dessine des caricatures de ses patients – ces derniers ont vu rouge et l’ont presque tous abandonné. Ses amis, c’est-à-dire tous les gens réellement corrects ayant servi au Caucase, ont essayé en vain de rétablir son crédit perdu. 
     Son apparence est de celles qui, au premier regard, impressionnent désagréablement, mais qui plaisent par la suite, lorsque l’œil a pris l’habitude de lire sur des traits irréguliers la marque d’une âme noble et aguerrie. On a des exemples de femmes qui ont aimé de telles personnes à la folie, et qui n’auraient pas échangé leur laideur contre la beauté des Endymions les plus frais et les plus roses ; il faut rendre cette justice aux femmes : elles sentent d’instinct la beauté de l’âme ; c’est peut-être pour cela que les gens comme Werner aiment si passionnément les femmes.
     Werner est petit, maigre et faible comme un enfant ; il a, comme Byron, une jambe plus courte que l’autre ; par rapport à son torse, sa tête est énorme : il a les cheveux ras et les irrégularités de son crâne, ainsi révélées, frapperaient un phrénologue par leur lacis de tendances contradictoires. Toujours sur le qui-vive, ses petits yeux noirs s’efforcent de pénétrer dans vos pensées. On note le goût et la propreté de ses vêtements ; ses petites mains maigres et noueuses paradent dans des gants jaune clair. Sa redingote, sa cravate et son gilet sont toujours de couleur noire. Les jeunes gens l’ont surnommé Méphistophélès ; il feint d’être fâché de cette appellation qui, en réalité, flatte son amour-propre. Nous avons eu tôt fait de nous comprendre, et sommes devenus camarades, car je suis incapable d’amitié. De deux amis, l’un est toujours l’esclave de l’autre, même si


(1) Personnage inspiré par une rencontre importante que l’auteur fit à Piatigorsk, celle du docteur Mayer, polyglotte, très cultivé, vieil ami des Décembristes exilés au Caucase et soumis à une surveillance secrète. J’ai trouvé cela dans la belle biographie de Lermontov écrite en 1952 par Henri Troyat, L’étrange destin de Lermontov.

aucun des deux, souvent, ne voudra se l’avouer ; esclave, je ne puis l’être, et commander est une besogne fatigante, dans de telles circonstances, car il faut aussi mentir ; en outre, j’ai déjà de l’argent et des valets ! Voici comment nous sommes devenus camarades : j’ai rencontré Werner à S*** au milieu d’un cercle de jeunes gens, nombreux et bruyants ; la conversation avait pris, vers la fin de la soirée, un tour philosophico-métaphysique ; on discutait des convictions : chacun avait les siennes et toutes étaient différentes.
     — En ce qui me concerne, a dit le docteur, je suis convaincu d’une seule chose.
     — Laquelle ? ai-je demandé, désireux de connaître l’opinion d’un homme resté jusque là silencieux.
     — Je suis convaincu, a-t-il répondu, qu’un beau matin, tôt ou tard, je vais mourir.
     — Je suis plus riche que vous, ai-je dit ; j’ai, en plus de la vôtre, une autre conviction – à savoir que, un soir détestable, j’ai eu le malheur de naître.
     Ils ont tous trouvé que nous disions des bêtises mais, vraiment, aucun d’entre eux n’avait dit quelque chose de plus intelligent. Dès ce moment, nous nous sommes distingués mutuellement au milieu de la foule. Nous nous rencontrions souvent et discutions à deux, avec un grand sérieux, de sujets abstraits, jusqu’au moment où nous nous rendions compte que chacun de nous mystifiait l’autre. Alors, nous étant regardés l’un l’autre au fond des yeux comme le faisaient, d’après Cicéron, les augures romains, nous partions tous les deux d’un grand rire et, ayant ri tout notre soûl, nous séparions, contents de notre soirée. 
     J’étais étendu sur le divan, les yeux au plafond et les mains sous la nuque, lorsque Werner est entré dans ma chambre. Il s’est assis dans un fauteuil, a posé sa canne dans un coin, bâillé et déclaré qu’il commençait à faire chaud dehors. J’ai répondu que les mouches m’importunaient – et nous nous sommes tus.
     — Vous remarquerez, cher docteur, ai-je dit, que sans les imbéciles, le monde serait fort ennuyeux !… Voyez, nous sommes deux personnes intelligentes, nous savons d’avance que l’on peut discuter à l’infini à propos de tout, et c’est pourquoi nous ne discutons pas, chacun de nous connaît presque toutes les pensées cachées de l’autre, un mot vaut pour nous toute une histoire, nous voyons le grain de chacun de nos sentiments à travers sa triple enveloppe. Ce qui afflige nous amuse, ce qui divertit nous attriste et, à vrai dire, nous sommes en général assez indifférents à tout ce qui n’est pas nous-mêmes. Ainsi ne peut-il y avoir entre nous d’échange de pensées ni de sentiments : nous savons l’un de l’autre tout ce que nous désirons savoir, et nous ne voulons pas en savoir davantage. Apprenez-moi donc quelque nouvelle !
     Fatigué par ce long discours, j’ai fermé les yeux et bâillé.
     Il a répondu, après avoir un peu réfléchi :
     — Il y a tout de même, dans votre galimatias, une idée.
     — Deux ! ai-je répondu.
     — Dites-m’en une, je vous dirai l’autre.
     — Très bien, commencez ! ai-je dit en continuant à étudier le plafond et en souriant intérieurement.
     — Vous avez envie d’avoir des détails sur le compte de certaines des personnes récemment arrivées aux eaux, et je devine bien qui est l’objet de votre attention, parce qu’on s’est déjà renseigné à votre sujet, là-bas.
     — Docteur ! décidément, ce n’est pas la peine que nous discutions : nous lisons chacun dans l’âme de l’autre.
     — Et maintenant, la deuxième…
     — La deuxième idée, la voici : je voulais vous obliger à raconter quelque chose, premièrement parce qu’il est moins fatigant d’écouter que de parler, deuxièmement parce qu’il ne faut pas laisser échapper de secret,  troisièmement parce qu’on peut apprendre le secret d’autrui, et quatrièmement parce les gens intelligents comme vous préfèrent 

ceux qui écoutent à ceux qui racontent. Maintenant, au fait : que vous a dit la princesse Ligovski à mon sujet ?
     — Vous êtes bien sûr qu’il s’agit de la princesse, et non de sa fille ?
     — Absolument certain.
     — Pourquoi ?
     — Parce que la jeune princesse a posé des questions au sujet de Grouchnitski.
     — Vous avez un grand don de réflexion. La jeune princesse a déclaré être sûre que ce jeune homme en capote de soldat avait été dégradé en raison d’un duel…
     — J’espère que vous l’avez laissée dans cette agréable erreur…
     — Bien entendu.
     — Nous avons une intrigue ! m’écriai-je avec enthousiasme. Nous allons prendre soin du dénouement de cette comédie. Il est clair que le destin veille à ce que je ne m’ennuie pas.
     — Je pressens, dit le docteur, que le pauvre Grouchnitski sera votre victime…
     — Continuez, docteur…
     — La jeune princesse a dit que votre visage ne lui pas inconnu. Je lui ai fait observer qu’elle vous avait certainement rencontré à Pétersbourg, quelque part dans le beau monde… j’ai mentionné votre nom… Elle le connaissait. Votre histoire semble avoir fait pas mal de bruit, là-bas… La princesse s’est mise à raconter vos aventures, en joignant sans doute ses propres remarques aux médisances du monde… sa fille l’écoutait avec curiosité. Son imagination a fait de vous un héros de roman à la mode… Tout en sachant qu’elle racontait des sornettes, je n’ai pas contredit la princesse.
     — Mon digne ami ! ai-je dit en lui tendant la main. Le docteur la serra avec émotion et poursuivit :
     — Si vous voulez, je vous présenterai…
     — De grâce, n’en faites rien ! ai-je dit en levant les bras au ciel : est-ce qu’on présente les héros ? Ils ne font la connaissance de la dame aimée qu’en la sauvant d’une mort certaine…
     — Et vous voulez réellement faire la cour à la jeune princesse ?
     — Au contraire, bien au contraire !… Docteur, je triomphe enfin : vous ne me comprenez pas !… D’ailleurs, cela me chagrine, docteur, ai-je repris après m’être tu quelques instants ; je ne révèle jamais moi-même mes secrets, j’aime énormément qu’on les devine, parce que je puis toujours, de la sorte, les récuser le cas échéant. Mais vous me devez la description de la mère et de la fille. Quelle sorte de gens est-ce ?
     — D’abord, la princesse est une femme de quarante-cinq ans, a répondu Werner ; elle a un admirable estomac, mais le sang gâté : des taches rouges sur les joues. Elle a passé la deuxième moitié de sa vie à Moscou, retirée et prenant de l’embonpoint. Elle aime les anecdotes lestes et il lui arrive de dire des choses inconvenantes quand sa fille n’est pas dans la pièce. Elle m’a déclaré que sa fille est innocente comme une colombe. Qu’est-ce que ça peut me faire ?… J’avais envie de lui répondre qu’elle pouvait être tranquille, je ne le dirais à personne ! La princesse soigne ses rhumatismes, et sa fille, Dieu sait quoi ; je leur ai prescrit à toutes les deux de boire chaque jour deux verres d’eau sulfureuse et de prendre deux bains minéraux par semaine. La princesse, semble-t-il, n’est pas habituée à commander ; elle éprouve du respect pour l’esprit et les connaissances de sa fille, laquelle a lu Byron en anglais et connaît l’algèbre : il est clair qu’à Moscou les demoiselles se sont mises aux sciences, et elles ont bien raison de le faire ! Les hommes, chez nous, sont en général si peu aimables que faire la coquette avec eux doit être, pour une femme intelligente, insupportable. La princesse aime beaucoup les jeunes gens ; la jeune princesse les regarde avec un certain mépris : habitude moscovite ! Là-bas, elles se nourrissent seulement d’humoristes de quarante ans.


     — Vous étiez à Moscou, docteur ?
     — Oui, j’y avais une certaine clientèle.
     — Continuez.
     — Je crois que j’ai tout dit… Ah si ! encore ceci : la jeune princesse, apparemment, aime débattre à propos de sentiments, de passions, etc. Elle a passé un hiver à Pétersbourg, qui lui a déplu, en particulier la société : on l’y a sans doute accueillie avec froideur.
     — Vous n’avez vu personne chez elles, aujourd’hui ?
     — Au contraire : il y avait un aide de camp, un officier de la Garde fort guindé et une dame nouvellement arrivée, parente de la princesse par son mari, très jolie mais très malade, semble-t-il… Vous ne l’avez pas rencontrée du côté du puits ? C’est une blonde de taille moyenne, aux traits réguliers et au teint de poitrinaire, avec un grain de beauté noir sur la joue droite ; sa physionomie expressive m’a frappé.
     — Un grain de beauté ! ai-je marmonné à travers mes dents. Est-ce possible ?
     Le docteur m’a regardé et il a dit avec solennité, en posant sa main sur mon cœur :
     — Vous la connaissez !
     Mon cœur battait en effet plus fort que d’habitude.
     — C’est votre tour de triompher, à présent ! ai-je dit ; mais je vous fais confiance : vous ne me trahirez pas. Je ne l’ai pas encore vue, mais je suis sûr de reconnaître dans le portrait que vous faites une femme que j’ai aimée, dans le temps… Ne lui dites pas un mot à mon sujet ; si elle vous pose des questions, parlez de moi en mal.
     — Si vous voulez ! a dit Werner en haussant les épaules.
     Quand il s’en est allé, un affreux chagrin m’a étreint le cœur. Était-ce le destin qui nous faisait nous retrouver au Caucase, où était-ce elle qui était venue exprès m’y rejoindre ?… Et quelles seraient nos retrouvailles ?… Après, était-ce bien elle ?… Mes pressentiments ne m’ont jamais trompé. Il n’y a personne au monde sur qui le passé exerce le pouvoir qu’il a sur moi : le rappel de chaque peine ou de chaque joie de naguère frappe douloureusement mon âme et en fait toujours sortir les mêmes sons…  Je suis absurdement constitué : je n’oublie rien, rien !
     Après le dîner1, vers six heures, je suis sorti sur le boulevard : il s’y trouvait toute une foule : la princesse et sa fille étaient assises sur un banc, entourées de jeunes gens faisant assaut de galanterie. J’ai pris place à une certaine distance sur un autre banc, arrêté deux officiers que je connaissais et me suis mis à leur raconter quelque chose ; visiblement quelque chose de drôle, car ils se sont mis à rire comme des fous. La curiosité a attiré de mon côté quelques uns de ceux qui entouraient la jeune princesse ; peu à peu, ils l’ont tous quittée pour se joindre à mon petit cercle. Je parlais sans désemparer : mes anecdotes étaient spirituelles jusqu’à la bêtise, mes railleries à propos des originaux passant devant nous méchantes jusqu’à la rage… J’ai continué à divertir mon public jusqu’au coucher du soleil. Accompagnée d’un vieillard boiteux, la jeune princesse est passée plusieurs fois devant moi au bras de sa mère ; à plusieurs reprises, son regard tombant sur moi a exprimé du dépit tout en tâchant de montrer de l’indifférence…
     — Que vous racontait-il ? a-t-elle demandé à l’un des jeunes gens revenu près d’elle par politesse ; sûrement une histoire d’un grand intérêt – ses exploits guerriers ?… Elle avait dit cela assez haut, vraisemblablement avec l’intention de me donner un coup d’épingle. « Aha ! me suis-je dit ; vous êtes en colère pour de bon, jolie princesse ; attendez, vous allez en voir d’autres ! »


(1) Rappel : c’est le repas principal, pris vers quinze heures, voire plus tard.


     Grouchnitski la suivait comme une bête de proie et ne la quittait pas des yeux : je parie  qu’il va demander demain à être présenté à la princesse. Elle en sera ravie, car elle s’ennuie.

Le 16 mai.

     En deux jours, mes affaires ont fait d’énormes progrès. La jeune princesse me déteste résolument ; on m’a déjà rapporté deux ou trois épigrammes à mon sujet, assez mordantes et en même temps très flatteuses. Il est pour elle au plus haut point étrange qu’un homme habitué comme moi à la bonne société, intime de ses tantes et de ses cousines pétersbourgeoises, n’essaye pas de faire sa connaissance. Nous nous rencontrons tous les jours au puits et sur le boulevard ; je m’emploie de toutes mes forces à éloigner d’elle ses adorateurs, les brillants aides de camp, les pâles Moscovites et les autres, et j’y arrive presque toujours. J’ai toujours détesté recevoir : à présent, ma maison est chaque jour pleine de monde, on dîne, on soupe, on joue - et mon champagne, hélas, triomphe du magnétisme de ses yeux.
     Je l’ai rencontrée hier au magasin de Tchélakhov ; elle marchandait un admirable tapis persan. La jeune princesse suppliait sa mère de ne pas lésiner : ce tapis embellirait tellement son cabinet !… J’ai offert quarante roubles de plus et j’ai mis la main dessus ; ce qui m’a valu un regard où brillait la rage la plus ravissante. Vers le dîner, j’ai à dessein donné l’ordre de promener sous ses fenêtres mon cheval tcherkesse couvert de ce tapis. Werner était alors chez elles, et m’a dit que la scène avait produit un effet des plus dramatiques. La princesse veut prêcher pour lever une milice contre moi ; j’ai déjà noté que, devant elle, deux aides de camp me font des saluts très secs, et pourtant ils dînent chez moi tous les jours.
     Grouchnitski a pris un air mystérieux : il se promène les mains derrière le dos, sans reconnaître personne ; sa jambe va brusquement mieux : c’est à peine s’il boite. Il a trouvé l’occasion de converser avec la princesse et de tourner un compliment à la jeune princesse : celle-ci n’est visiblement pas très difficile, car elle répond depuis lors à ses salutations par un sourire fort aimable.
     — Tu ne veux décidément pas faire la connaissance des princesses Ligovski ? m’a-t-il dit hier.
     — Non, décidément.
     — Mais enfin, c’est la maison la plus agréable des eaux ! La meilleure société d’ici !…
     — Mon ami, j’en ai plus qu’assez de la meilleure société, d’ici et d’ailleurs. Et toi, tu les fréquentes ?
     — Pas encore ; j’ai parlé deux fois avec la jeune princesse, pas davantage1, mais tu sais qu’il est gênant de s’imposer dans une maison, bien qu’ici, cela se fasse… Ce serait différent si je portais des épaulettes,…
     — Allons donc ! Tel que tu es, tu es bien plus intéressant ! Tu ne sais tout simplement pas mettre à profit ta situation avantageuse… ta capote de soldat fait de toi, aux yeux de toute demoiselle sentimentale, un héros, un martyr.
     Grouchnitski a eu un sourire suffisant.
     — En voilà une absurdité ! a-t-il dit.
     — Je suis sûr que la jeune princesse est déjà amoureuse de toi.
     Il a rougi jusqu’aux oreilles, tout faraud.
     Ô, amour-propre ! Tu es le levier avec lequel Archimède voulait soulever le monde !…



(1) Il semble qu’une négation manque dans le texte russe.

     — Tout est plaisanterie, avec toi ! a-t-il dit en faisant mine de se fâcher ; déjà, elle me connaît encore très peu…
     — Les femmes n’aiment que ceux qu’elles ne connaissent pas.
     — Et puis je n’ai pas du tout la prétention de lui plaire : je souhaite simplement faire la connaissance de gens agréables, et ce serait bien ridicule de ma part de nourrir quelque espoir… Ah, vous, par exemple, c’est autre chose ! Vous, les triomphateurs pétersbourgeois, il vous suffit de regarder une femme pour qu’elle fonde… Sais-tu, Piétchorine, que la jeune princesse a parlé de toi ? 
     — Comment ? Elle t’a dit quelque chose à mon sujet ?…
     — Ne te réjouis pas, cependant. J’ai entamé par hasard une conversation avec elle une fois, près du puits ; son troisième mot a été pour demander : « Qui est ce monsieur qui a le regard si lourdement désagréable ? Il était avec vous lorsque… » Elle a rougi et n’a pas voulu mentionner le jour, se rappelant sa gentille excentricité. « Vous n’avez pas besoin de dire le jour, lui ai-je répondu, je m’en souviendrai éternellement. » Mon ami Piétchorine, je ne te félicite pas, tu as une mauvaise note chez elle… Et c’est vraiment dommage, parce que Mary est très gentille !…
     Il est à noter que Grouchnitski est de ces gens qui, parlant d’une femme qu’ils connaissent à peine, disent ma Mary, ma Sophie, pour peu qu’elle ait eu le bonheur de leur plaire. 
     J’ai pris un air sérieux et lui ai répondu :
     — Oui, elle n’est pas mal… mais fais attention, Grouchnitski ! La plupart des demoiselles russes vivent d’amour platonique, sans y mêler d’idée de mariage ; et l’amour platonique est le moins paisible. La jeune princesse semble être de ces femmes qui veulent qu’on les divertisse ; si elle vient à s’ennuyer deux minutes de suite en ta compagnie, tu es irrémédiablement perdu : ton silence doit piquer sa curiosité, ta conversation doit toujours la laisser un peu sur sa faim ; tu dois l’alarmer à chaque instant ; elle bravera pour toi à dix reprises l’opinion publique et nommera cela un sacrifice ; pour se dédommager, elle te mettra à la torture au début — pour ensuite te déclarer tout bonnement qu’elle ne peut pas te supporter. Si tu n’acquiers pas de pouvoir sur elle, alors même un premier baiser de sa part ne te donnera pas droit à un second ; avec toi, elle fera tant et plus la coquette pour, d’ici deux ans, épouser un monstre par obéissance filiale et commencer à se persuader qu’elle est malheureuse, qu’elle n’a jamais aimé qu’un seul homme, à savoir toi, mais que le Ciel n’a pas voulu les unir, elle et lui, parce qu’il portait une capote de soldat, quoique battît, sous cette grosse capote grise, un cœur noble et passionné…
     Grouchnitski a donné un coup de poing sur la table et s’est mis à marcher de long en large dans la pièce.
     Je riais en mon for intérieur, et j’ai même souri par deux fois, mais, par bonheur, il ne s’en est pas aperçu. Il est clairement amoureux, car il est devenu encore plus crédule qu’auparavant ; il porte même à présent une bague d’argent niellé de fabrication locale : elle m’a paru suspecte… Je me suis mis à l’examiner, et qu’est-ce que cela ?… le prénom Mary  était gravé en petites lettres sur sa face interne, avec à côté la date du jour où elle a ramassé le fameux verre. J’ai tenu secrète ma découverte ; je ne veux pas l’obliger à passer aux aveux, je veux qu’il me prenne de lui-même pour confident, et alors ce sera pour moi un vrai délice…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

     Je me suis levé tard, aujourd’hui ; arrivé au puits, je n’y ai vu personne. Il commençait à faire très chaud ; de petits nuages blancs et filandreux accouraient depuis les montagnes enneigées, annonçant un orage ; le sommet du Machouk fumait comme une

torche éteinte ; tout autour se tordaient et rampaient comme des serpents des nuages floconneux et gris, retenus dans leur élan et comme accrochés par ses buissons épineux. L’air respirait l’électricité. Je me suis enfoncé dans une allée de treilles menant à une grotte ; j’étais triste. Je pensais à cette jeune femme à la tache de naissance sur la joue dont m’avait parlé le docteur. Pourquoi est-elle ici ? Et est-ce bien elle ? Et qu’est-ce qui me fait croire que c’est elle, au point d’en être tellement convaincu ? Y a-t-il si peu de femmes avec des grains de beauté sur les joues ? En méditant ainsi, je suis arrivé devant la grotte. Un regard m’a fait voir, dans l’ombre fraîche de sa voûte, une femme assise sur un banc de pierre, portant un chapeau de paille et la tête inclinée sur sa poitrine ; le chapeau cachait son visage. J’allais faire demi-tour pour ne pas déranger sa rêverie, lorsqu’elle m’a jeté un regard.
     — Viéra ! me suis-je exclamé involontairement.
     Elle a tressailli et elle est devenue pâle.
     — Je savais que vous étiez ici, a-t-elle dit. Je me suis assis à côté d’elle et lui ai pris la main : un frisson depuis longtemps oublié a parcouru mes veines au son de cette douce voix ; elle a plongé dans mes yeux son regard profond et calme, qui exprimait de la défiance et comme un reproche. 
     — Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus, ai-je dit.
     — Longtemps – et nous avons tous les deux beaucoup changé !
     — Donc, tu ne m’aimes plus ?…
     — Je suis mariée, a-t-elle dit.
     — De nouveau ? Mais voici quelques années, le même motif n’a cependant pas…
     Elle a retiré sa main de la mienne et ses joues se sont enflammées.
     — Tu aimes peut-être ton second mari ?
     Elle s’est détournée sans répondre.
     — Ou est-il très jaloux ?
     Silence.
     — Mais alors quoi ? Il est jeune, beau, très probablement riche, et tu as peur…
     Je l’ai regardée et j’ai eu peur : son visage exprimait un profond désespoir, ses yeux brillaient de larmes.
     — Dis-moi, à la fin, a-t-elle murmuré, cela te fait tellement plaisir, de me torturer ? Je devrais te haïr : depuis que nous nous connaissons, tu ne m’as apporté que des souffrances… Sa voix s’est mise à trembler, elle s’est penchée vers moi et a posé sa tête sur ma poitrine.
     « Peut-être est-ce justement à cause de cela, ai-je pensé, que tu m’as aimé : les joies s’oublient, les chagrins jamais !… »
     Je l’ai enlacée étroitement, et nous sommes longtemps restés ainsi. Enfin, nos lèvres se sont rapprochées et unies en un ardent et enivrant baiser ; ses mains étaient froides comme de la glace, sa tête brûlante. A commencé alors entre nous l’une de ces conversations qui ne riment à rien sur le papier, qu’il est inutile de répéter, ni même de retenir : le sens des sons se substitue à celui des mots qu’il complète, comme dans l’opéra italien.
     Il n’est pas question pour elle que je fasse la connaissance de son mari – ce vieillard boiteux que j’ai entrevu sur le boulevard ; c’est pour son fils qu’elle l’a épousé. Il est riche et souffre de rhumatismes. Je ne me suis pas permis la moindre raillerie à son sujet : elle éprouve pour lui le respect qu’ on a pour un père ! et le trompera en tant que mari… C’est une chose étrange que le cœur humain en général, et particulièrement le cœur féminin !
     Le mari de Viéra, Sémione Vassiliévitch G***, est un parent éloigné de la princesse Ligovski. Il habite à côté de chez elle ; Viéra est souvent chez la princesse ; je lui ai donné ma parole de faire la connaissance des princesses Ligovski et de courtiser la jeune princesse pour détourner l’attention d’elle-même. Ce qui n’affecte nullement mes plans, et de la sorte, je vais bien m’amuser !
     M’amuser !… Oui, elle est déjà derrière moi, cette période de la vie de l’âme où l’on recherche seulement le bonheur, où le cœur ressent le besoin impérieux d’aimer quelqu’un avec force et passion ; à présent, je désire seulement être aimé, et d’un très petit nombre ; il me semble même qu’il me suffirait d’une seule et fidèle affection : pitoyable habitude du cœur !…
     Une chose m’a toujours paru étrange : je ne suis jamais devenu l’esclave des femmes que j’aimais, au contraire : j’ai toujours pris, sans le moindre effort de ma part, un ascendant irrésistible sur leur cœur et leur volonté. Pourquoi cela ? Est-ce parce que je n’ai jamais attaché beaucoup de prix à quoi que ce soit, et qu’elles craignaient à chaque instant que je leur échappe ? ou le pouvoir magnétique d’un organisme fort ? ou bien tout simplement ne m’est-il jamais arrivé de rencontrer une femme au caractère tenace ?
     Il faut reconnaître que, justement, je n’aime pas les femmes ayant du caractère : ce n’est pas leur affaire !
     Quoique je me souvienne, à présent : une fois, une seule fois, j’ai aimé une femme douée d’une forte volonté, que je n’ai jamais pu vaincre… Nous nous sommes quittés ennemis et cependant, si je l’avais rencontrée cinq ans plus tard, nous nous serions peut-être séparés tout autrement…
     Viéra est malade, très malade, bien qu’elle ne l’avoue pas ; je crains qu’elle ne soit phtisique, ou qu’elle n’ait cette maladie qu’on nomme fièvre lente1, maladie nullement russe et sans appellation dans notre langue.
     L’orage nous a surpris dans la grotte et nous y a retenu une demi-heure de plus. Elle ne m’a pas fait jurer de lui être fidèle et ne m’a pas demandé si j’en avais aimé d’autres depuis notre séparation… Elle s’est de nouveau fiée à moi, avec son insouciance d’antan ; et je ne la tromperai pas : c’est la seule femme au monde que je ne pourrais pas tromper ! Je sais que nous serons bientôt de nouveau séparés, et peut-être définitivement : nous suivrons chacun des routes différentes, jusqu’au tombeau ; mais son souvenir restera, intangible, dans mon âme ; je le lui ai toujours répété, et elle me croit, même si elle dit le contraire.
     Nous nous sommes enfin séparés ; je l’ai longtemps suivie du regard, jusqu’à ce que son chapeau ait disparu derrière les buissons et les rochers. Mon cœur s’est serré douloureusement, comme après notre première séparation2. Oh, comme ce sentiment m’a réjoui ! N’est-ce pas la jeunesse qui veut revenir vers moi de nouveau avec ses orages bienfaisants, ou est-ce seulement son regard d’adieu, le dernier présent qu’elle me fait, en souvenir ?… Il est amusant de songer que j’ai encore l’air d’un gamin : un visage, certes pâle, mais encore frais, des membres souples aux mouvements harmonieux, des boucles épaisses, des yeux pleins de feu, un sang qui bouillonne…
     Rentré chez moi, j’ai sauté sur mon cheval et suis parti au galop dans la steppe ; j’aime monter un cheval ardent et galoper dans les hautes herbes, contre le vent du désert ; j’avale avidement l’air embaumé et fixe le lointain bleuté en essayant de saisir les contours brumeux des objets qui deviennent plus nets à chaque instant. Quelle que soit la tristesse étreignant mon cœur, quelle que soit l’anxiété pesant sur mes pensées, elles se dissipent aussitôt ; mon âme se fait légère, la fatigue du corps triomphe des soucis de l’esprit. Il n’est regard de femme que je n’oublie en voyant les montagnes aux forêts épaisses éclairées par le soleil du Midi, en contemplant le bleu du ciel ou en écoutant le fracas du torrent cascadant de rocher en rocher.

  1. En français dans le texte.
  2. Viéra est l’incarnation littéraire de Varinka (Varvara, pour nous Barbara) Lopoukhine, dont l’auteur était tombé amoureux, mais cet amour n’était pas allé bien loin, et la jeune fille épousa un homme plus âgé qu’elle d’une vingtaine d’années, blessure qu’entretiendra Lermontov. Il entretiendra toute une correspondance avec la sœur aîné de Varinka, Marie Alexandrovna Lopoukhine – détails trouvés dans la biographie de Lermontov écrite par H.Troyat.

          Je pense qu’en me voyant galoper sans besoin ni but, les Cosaques bâillant en haut de leurs tours1 se sont longtemps évertués à résoudre cette énigme, car ils me prenaient sans doute pour un Tcherkesse, tel que j’étais habillé. On m’a dit en effet qu’à cheval et en costume tcherkesse, je ressemblais davantage à un Kabarde que bien des Kabardes. Et c’est exact, en ce qui concerne ce noble habit guerrier, je suis un dandy accompli : pas un galon de trop, un armement coûteux avec une garniture simple, la fourrure du chapeau ni trop longue ni trop courte ; des guêtres et des bottes de peau ajustées du mieux possible ; un bechmet2 blanc, une tcherkesska3 brune. J’ai longuement étudié l’assiette des montagnards : on ne saurait flatter davantage mon amour-propre qu’en me reconnaissant l’art de monter à la caucasienne. J’ai quatre chevaux : un pour moi et trois pour mes amis, pour éviter l’ennui de galoper en solitaire dans la plaine ; ils prennent avec plaisir mes chevaux et ne vont jamais avec moi. Il était déjà six heures de l’après-midi quand je me souvins qu’il était temps de dîner4. Mon cheval était fourbu ; j’ai pris la route qui mène de Piatigorsk à la colonie allemande5 où la société des eaux se rend souvent en pique-nique6. La route serpente à travers les buissons d’arbustes et descend dans de petits ravins où des ruisseaux coulent en bruissant à l’ombre des hautes herbes ; les masses bleutées du Bechtou, du mont des Serpents, du mont du Fer et du mont Chauve s’élèvent tout autour en amphithéâtre. Descendu dans l’un de ces ravins que le dialecte local nomme balka7, je me suis arrêté pour faire boire mon cheval ; à ce moment est bruyamment apparue sur la route une brillante cavalcade : des dames en amazones noires et bleues, des cavaliers en costumes formés d’un mélange de tcherkesse et de nijninovgorodien8 ; en tête venaient Grouchnitski et la princesse Mary.
     Aux eaux, les dames croient encore aux attaques des Tcherkesses en plein jour ; c’est sans doute pour cela que Grouchnitski portait, par-dessus sa capote de soldat, un sabre et une paire de pistolets : il était assez comique dans cet accoutrement héroïque. Un buisson élevé me cachait à leur vue, mais je pouvais tout voir à travers le feuillage, et deviner à leur mine qu’ils avaient une conversation sentimentale. Ils se sont enfin approchés de la descente ; Grouchnitski a pris le cheval de la jeune princesse par la bride, et j’ai entendu la fin de leur conversation :
     — Et vous voulez rester toute votre vie au Caucase ? disait la princesse.
     — Qu’est-ce la Russie pour moi ? lui répondait son cavalier : un pays où des milliers de gens me regarderont avec mépris parce qu’ils sont plus riches que moi, alors qu’ici – ici, cette grosse capote ne m’a pas empêché de faire votre connaissance…
     — Au contraire… dit la princesse en rougissant.
     Le plaisir s’est peint sur le visage de Grouchnitski, qui a poursuivi :
     — Ici, ma vie s’écoulera dans le bruit, avec rapidité et sans que je m’en rende compte, sous les balles des sauvages, et si Dieu m’envoyait chaque année un clair regard de femme, un regard comme… 
     Ils sont alors arrivés à ma hauteur ; j’ai donné un coup de fouet à mon cheval et suis sorti de derrière le buisson…
    

  1. Celles des forts : voir Bella. 
  2. Caftan court ; voir Bella, page 7.
  3. Caftan long sans col, resserré à la taille, avec des franges.
  4. Voir la note de la page 9.
  5. Une colonie de missionnaires évangéliques écossais installée dans la région en 1802 et rapidement germanisée – note trouvée dans le Folio-bilingue, sans doute due à Jean-Claude Roberti. La germanisation en question étant due à l’implantation dans le Caucase, au début du dix-neuvième siècle, de sectes religieuses allemandes persécutées chez elles…
  6. En français dans le texte.
  7. Le terme est désormais russe : ravin, combe.
  8. En italiques dans le texte.
     Mon Dieu, un Circassien1 !… s’écria la jeune princesse épouvantée.
     Afin de la détromper entièrement, j’ai répondu en français, avec un léger salut :
     Ne craignez rien, madame, je ne suis pas plus dangereux que votre cavalier.
     Elle a marqué du trouble – mais pourquoi ? Parce qu’elle s’était trompée, ou parce que ma réponse lui avait paru insolente ? J’aurais souhaité que ma dernière hypothèse fût exacte. Grouchnitski m’a lancé un regard mécontent.
     Tard dans la soirée, c’est-à-dire cers onze heures, je suis allé me promener le long de l’allée de tilleuls du boulevard. La ville dormait, des lumières brillaient à quelques fenêtres seulement. Sur trois côtés, se montrait la noirceur des crêtes rocheuses, les masses sombres des ramifications du Machouk, au sommet duquel s’étendait un petit nuage de mauvais augure ; la lune se levait à l’Orient ; la frange d’argent des monts enneigés brillait dans le lointain. Les appels des sentinelles alternaient avec le bruit des sources chaudes, dont on chassait l’eau pendant la nuit. Par moment s’entendait dans la rue le bruit sonore des sabots d’un cheval, accompagné du grincement d’un chariot nagaï2 et d’un mélancolique refrain tatare. Je me suis assis sur un banc, pensif… Je ressentais le besoin de m’épancher, d’exprimer mes pensées au cours d’une conversation amicale… Mais avec qui ?… Que fait maintenant viéra ? me suis-je dit… J’aurais donné cher, à cet instant, pour serrer sa main.
     Soudain, des pas précipités et inégaux… Certainement Grouchnitski,… C’est bien lui !
     — D’où viens-tu ?
     — De chez la princesse Ligovski, a-t-il répondu en se rengorgeant. Comme Mary chante !…
     — Tu sais quoi ? lui ai-je dit, je parie qu’elle ne sait pas que tu es un junker3 ; elle croit que tu as été dégradé…
     — Peut-être ! Qu’est-ce que ça peut me faire ?… a-t-il dit distraitement.
     — Rien. Je le dis comme ça…
     — Mais sais-tu que tu l’as mécontentée au plus haut point, aujourd’hui ? Elle a trouvé que c’était d’une insolence inouïe – j’ai eu beaucoup de peine à la convaincre que tu es trop bien élevé, et trop au fait des usages du monde, pour avoir eu l’intention de l’offenser ; elle dit que tu as le regard d’un effronté et que tu dois avoir une très haute opinion de toi-même.
     — Elle ne se trompe pas… Et tu ne voudrais pas la défendre ?
     — Je regrette de ne pas en avoir encore le droit…
     « Oho ! me suis-je dit : il a visiblement des espérances… »
     — Par ailleurs, ça empire pour toi, a-t-il poursuivi : il t’est à présent difficile de faire leur connaissance ; dommage ! c’est l’une des plus agréables maisons que je connaisse…
     J’ai souri intérieurement.
     — La maison qui m’est la plus agréable, en ce moment, c’est la mienne, ai-je dit en bâillant, et je me suis levé pour partir.
     — Avoue tout de même que tu regrettes ?…
     — En voilà une absurdité ! si l’envie m’en prend, je serai demain soir chez la princesse…
     — Nous verrons…
     — Je me mettrai même, pour te faire plaisir, à courtiser la jeune princesse…
     — Oui, si elle a envie de parler avec toi…



  1. Ou Tcherkesse. En français dans le texte.
  2. Peuple tatare.
  3. Voir page 2, note 5.

     — J’attendrai juste qu’elle soit lassée de ta conversation… Au revoir !…
     — Moi, je vais me balader – je ne pourrai jamais m’endormir maintenant… Écoute, allons plutôt au restaurant, on y joue… tout de suite, j’ai besoin de sensations fortes…
     — Je te souhaite de perdre…
     Je suis allé chez moi.

Le 21 mai.

     Près d’une semaine s’est écoulée sans que j’aie fait la connaissance des Ligovski. J’attends l’occasion favorable. Grouchnitski, comme une ombre, suit partout la jeune princesse ; leurs discussions sont interminables – quand donc va-t-il finir par l’ennuyer ?… La mère n’y fait pas attention, parce que ce n’est pas un fiancé1. Voilà la logique des mères ! J’ai surpris deux ou trois regards tendres — il va falloir y mettre fin.
     Hier, pour la première fois, Viéra s’est montrée au puits…Elle ne sortait pas de chez elle depuis notre rencontre dans la grotte. Nous avons fait descendre nos verres ensemble et, en se penchant, elle m’a chuchoté :
     — Tu ne veux pas faire la connaissance des Ligovski ! C’est le seul endroit où nous pouvons nous voir…
     Un reproche !… ennuyeux ! Mais je l’ai mérité…
     Au fait : il y a un bal par souscription, demain, au restaurant, et je danserai la mazurka avec la jeune princesse.

Le 22 mai.

     La salle de restaurant s’est transformée en une salle d’Assemblée de la noblesse2. À neuf heures, tout le monde était arrivé. La princesse et sa fille ont été parmi les derniers à faire leur apparition. La princesse Mary s’habillant avec goût, de nombreuses dames l’ont regardée avec envie et malveillance. Celles  qui se considéraient comme l’aristocratie locale ont dissimulé leur jalousie et se sont jointes à elle. Que faire ? Là où existe une société féminine apparaissent aussitôt un cercle supérieur et un cercle inférieur. Près d’une fenêtre, au milieu de la foule, se tenait Grouchnitski, le visage collé au carreau et ne quittant pas des yeux sa déesse ; celle-ci lui a fait, en passant devant lui, un signe de tête presque imperceptible. Il s’est illuminé comme un soleil… Les danses ont commencé par une polonaise ; puis on a joué une valse. Les éperons ont cliqueté, les pans d’habits se sont soulevés et se sont mis à tournoyer.
     Je me tenais derrière une grosse dame couverte de plumes roses ; la splendeur de sa robe rappelait le temps des paniers3, et la bigarrure de sa peau non lisse l’heureuse époque des mouches en taffetas noir ; la plus grosse des verrues sur son cou était cachée par un fermoir. Elle disait à son cavalier, un capitaine de dragons :
     — Cette petite princesse Ligovski est une odieuse gamine ! Figurez-vous qu’elle m’a bousculée et ne s’est pas excusée, elle s’est même retournée et m’a regardée à travers son face-à-main. C’est impayable4 !… Et de quoi est-elle fière ? Il faudrait vraiment lui donner une bonne leçon…
     — Qu’à cela ne tienne ! a répondu le serviable capitaine en partant dans une autre pièce.



  1. En italiques dans le texte.
  2. Qui avait ses palais dans les grandes villes, et organisait des bals.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Robe_%C3%A0_la_fran%C3%A7aise
  4. En français dans le texte.


     Je me suis aussitôt approché de la jeune princesse et l’ai invitée à valser, en profitant de la liberté des usages en vigueur ici, qui permettent de danser avec des dames inconnues.
     Elle a pu à peine s’obliger à ne pas sourire et à cacher son triomphe ; elle est cependant parvenue assez vite à prendre un air absolument détaché, et même sévère : elle a négligemment posé sa main sur mon épaule, a penché légèrement la tête de côté, et nous nous sommes élancés. Je ne connais pas de taille plus voluptueuse et plus souple ! Son haleine fraîche effleurait ma figure ; une boucle de ses cheveux, séparée des autres dans le tourbillon de la valse, venait parfois glisser sur ma joue brûlante… J’ai fait trois tours (elle valse admirablement). Elle était un peu essoufflée, elle avait un voile devant les yeux, et ses lèvres entrouvertes ont pu à peine murmurer l’obligatoire « merci monsieur1 ». 
     Après quelques instants de silence, je lui ai dit, d’un air très humble :
     — J’ai entendu dire, princesse, que j’avais le malheur, tout étant pour vous un complet inconnu, d’être en disgrâce auprès de vous… que vous me trouviez insolent… serait-ce la vérité ?
     — Et vous voudriez à présent me renforcer dans cette opinion ? a-t-elle répondu avec une petite grimace ironique qui allait d’ailleurs très bien à sa physionomie mobile.
     — Si j’ai eu l’audace de vous offenser de quelque façon, alors permettez-moi d’avoir l’audace encore plus grande de demander votre pardon… Et, vraiment, je souhaiterais vivement vous prouver que vous vous êtes trompée sur mon compte.
     — Cela vous sera assez difficile…
     — Pourquoi donc ?
     — Parce que vous ne venez pas chez nous et que ces bals ne se répèteront sans doute pas souvent.
     Ce qui signifie, me suis-je dit, que leur porte m’est à jamais fermée.
     — Vous savez, princesse, ai-je dit avec un certain dépit, il ne faut jamais rejeter le criminel qui se repent : criminel, il peut, par désespoir, le devenir deux fois plus… et alors…
     Les rires et les chuchotements de ceux qui nous entouraient m’ont fait me retourner sans finir ma phrase. À quelques pas de moi se tenait un groupe d’hommes, au nombre desquels était le capitaine de dragons ayant exprimé des intentions hostiles envers la mignonne princesse ; il avait l’air particulièrement satisfait de quelque chose, il se frottait les mains et lâchait de gros rires en échangeant des clins d’œil avec ses camarades. Soudain, s’est détaché du groupe un monsieur en habit aux longues moustaches et à la trogne rubiconde qui s’est dirigé d’un pas mal assuré droit sur la princesse : il était ivre. S’arrêtant en face de la princesse interloquée, les mains croisées derrière le dos, il a braqué sur elle ses troubles yeux gris et a prononcé d’une voix de soprano enrouée :
     Permettez2… Hé bien, quoi !… Tout simplement, je vous engage pour la mazurka…
     — Que désirez-vous ? a-t-elle articulé d’une voix tremblante en jetant un regard suppliant autour d’elle. Hélas ! sa mère était loin et il n’y avait près d’elle aucun des cavaliers de sa connaissance ; un aide de camp avait apparemment tout vu, mais s’était caché dans la foule pour éviter d’être mêlé à une histoire. 
     — Quoi ? fit le monsieur ivre avec un clin d’œil à l’adresse du capitaine de dragons qui l’encourageait du geste , cela vous déplairait-il ?… J’ai de nouveau l’honneur de vous engager pour mazure1… Vous croyez peut-être que je suis ivre ? Ça ne fait rien !… On est beaucoup plus libre, je puis vous l’assurer…         


  1. En français dans le texte. Dans la suite, les italiques sans note auront cette signification.
  2. Dans le texte : transcription en russe de notre « Permettez ».
     Je l’ai vue sur le point de s’évanouir de frayeur et d’indignation.
     Je me suis approché du monsieur ivre, l’ai pris plutôt fermement par le bras et, le regardant droit dans les yeux, l’ai prié de s’éloigner, la princesse m’ayant, ai-je ajouté, déjà promis depuis longtemps de danser la mazurka avec moi.
     — Eh bien, il n’y a rien à faire !… une autre fois ! a-t-il dit en se mettant à rire, et il est parti rejoindre ses camarades penauds, qui l’ont tout de suite emmené dans une autre pièce.
     J’ai été récompensé par un profond et merveilleux regard.
     La jeune princesse est allée vers sa mère et lui a tout raconté ; celle-ci m’a cherché au milieu de la foule et m’a remercié. Elle m’a déclaré qu’elle avait connu ma mère et qu’elle était liée d’amitié avec une demi-douzaine de mes tantes.
     — Je ne sais pas comment il se fait que nous ne connaissions pas encore, a-t-elle ajouté ; mais avouez que c’est uniquement de votre faute : vous évitez tout le monde à tel point que cela ne ressemble à rien. J’espère que l’air de mon salon chassera votre spleen… n’est-ce pas ?
     Je lui ai débité l’une de ces phrases que chacun doit avoir en réserve pour ce genre d’occasion.
     Les quadrilles ont duré affreusement longtemps.
     Enfin, depuis la galerie a éclaté une mazurka ; nous y avons pris part, la jeune princesse et moi.
     Je n’ai pas fait la moindre allusion ni au monsieur ivre, ni à ma conduite précédente, ni à Grouchnitski. L’impression qu’avait produite sur elle la scène désagréable s’est peu à peu dissipée ; son charmant minois s’est épanoui ; elle plaisantait fort gentiment ; sa conversation était spirituelle sans rechercher le mot d’esprit, vive et libre, ses remarques étaient parfois profondes… Je lui ai fait comprendre, au moyen d’une phrase très embrouillée, qu’elle me plaisait depuis longtemps. Elle a baissé la tête en rougissant légèrement.
     — Vous êtes un homme étrange ! a-t-elle dit ensuite, levant sur moi ses yeux de velours avec un petit rire forcé.
     — Je ne voulais pas faire votre connaissance, ai-je repris, parce que vous êtes entourée d’une foule dense d’admirateurs et que je craignais de disparaître complètement dans cette foule.
     — Votre crainte était vaine ! Ils sont tous ennuyeux…
     — Tous ? Vraiment tous ?
     Elle m’a regardé fixement, comme essayant de se rappeler quelque chose, puis a rougi légèrement, de nouveau, et elle a fini par dire de façon catégorique :
     Tous !
     — Même mon ami Grouchnitski ?
     — C’est votre ami ? a-t-elle dit en montrant quelque doute.
     — Oui.
     — Lui, évidemment, ne rentre pas dans la catégorie des ennuyeux…
     — Mais dans celle des malheureux, ai-je dit en riant.
     — Bien sûr ! Et ça vous fait rire ? Je voudrais vous voir à sa place…
     — Hé, quoi ? j’ai moi-même été junker et, vraiment, ce fut la meilleure époque de ma vie !
     — Il serait donc junker ?… dit-elle vivement, avant d’ajouter : et moi qui croyais…
     — Que croyiez-vous ?…
     — Rien !… Qui est cette dame ?
     La conversation bifurqua alors, sans plus revenir sur tout cela.
     La mazurka s’est achevée, et nous nous sommes dit au revoir. Les dames sont parties… Je suis allé souper et j’ai rencontré Werner.
         
     
     — Aha ! m’a-t-il dit. C’est vous, ça ! Et encore, vous ne vouliez faire la connaissance de la princesse qu’en la sauvant d’une mort certaine.
     — J’ai fait mieux, lui ai-je répondu ; je l’ai sauvée d’un évanouissement au bal !…
     — Comment cela ? Racontez !…
     — Non, devinez donc, vous qui devinez tout en ce bas monde !

Le 23 mai.

     Aux environs de sept heures du soir, je me promenais sur le boulevard. M’ayant aperçu de loin, Grouchnitski s’est approché de moi : un enthousiasme assez comique brillait dans ses yeux. Il me serra énergiquement la main et déclara d’une voix tragique :
     — Je te remercie, Piétchorine… Tu me comprends ?
     — Non ; mais en tout cas, il n’y a pas lieu de me remercier, ai-je répondu, n’ayant aucun bienfait sur la conscience.
     — Comment ? Et hier ? Aurais-tu oublié ?… Mary m’a tout raconté…
     —Tiens donc ! vous auriez déjà tout en commun, y compris la reconnaissance ?
     — Écoute, a dit Grouchnitski avec solennité : je t’en prie, ne te moque pas de mon amour si tu veux rester mon ami… Tu le vois, je l’aime à la folie… et je crois, j’espère qu’elle m’aime aussi… J’ai une prière à t’adresser : tu seras chez elles ce soir… promets-moi de tout observer ; je sais que tu as de l’expérience en la matière, tu connais mieux les femmes que moi… Les femmes ! les femmes ! allez donc les comprendre ! Leurs sourires contredisent leurs regards, leurs paroles font signe et promettent, et le son de leur voix repousse… Tantôt elles devinent et percent en un instant nos pensées les plus secrètes, tantôt elles ne saisissent pas les allusions les plus claires… Tiens, la princesse, par exemple : hier  ses yeux brillaient de passion en s’arrêtant sur moi, aujourd’hui ils sont éteints et froids…
     — C’est peut-être l’effet des eaux, ai-je répondu.
     — Tu vois toujours le mauvais côté des choses… matérialiste ! a-t-il ajouté d’un ton méprisant. D’ailleurs, changeons de matière. 
     Et, content de son mauvais jeu de mots, il est devenu tout gai.
     À huit heures passées, nous nous sommes rendus ensemble chez la princesse.
     En passant sous les fenêtres de Viéra, je l’ai aperçue à la croisée. Nous avons échangé un regard furtif. Elle a fait son entrée au salon des Ligovski peu après notre arrivée. La princesse m’a présenté à elle comme à une parente. On a bu du thé ; les invités étaient nombreux ; la conversation était générale. Je me suis efforcé de plaire à la princesse, j’ai fait des plaisanteries qui, à plusieurs reprises,  l’ont fait rire de grand cœur ; la jeune princesse a eu plus d’une fois envie de rire aux éclats, elle aussi, mais elle s’est retenue pour ne pas sortir du rôle qu’elle s’est choisi : elle trouve que la langueur lui va, et peut-être ne se trompe-t-elle pas. Grouchnitski semble très content que ma gaieté ne la gagne pas.
     Après le thé, nous sommes tous allés dans la salle de réception.
     — Es-tu satisfaite de mon obéissance, Viéra ? ai-je dit en passant près d’elle.
     Elle m’a jeté un regard plein d’amour et de gratitude. J’ai l’habitude de ces regards, mais ils faisaient jadis toute ma félicité. La princesse a fait asseoir sa fille au piano ; tout le monde l’a priée de chanter quelque chose ; je me taisais et, profitant du remue-ménage, me suis approché d’une fenêtre en compagnie de Viéra qui voulait me dire une chose très importante pour nous deux… Une niaiserie, en fait…
     Mon indifférence, cependant, avait mécontenté la jeune princesse, ainsi que certain regard étincelant et courroucé m’a permis de le deviner… Oh, je comprends à merveille  


ces dialogues muets mais expressifs, brefs mais forts !…
     Elle s’est mise à chanter : sa voix n’est pas mauvaise, mais elle chante mal… Du reste, je n’écoutais pas. Grouchnitski, en revanche, accoudé au piano en lui faisant face, la dévorait des yeux et faisait à chaque instant à mi-voix : « Charmant ! délicieux ! »
     — Écoute, me disait Viéra, je ne veux pas que tu fasses la connaissance de mon mari, mais tu dois absolument plaire à la mère de la jeune princesse ; cela t’est facile : tu peux tout ce que tu veux. Nous ne nous verrons qu’ici…
     — Seulement ici ?
     Elle a rougi et a poursuivi :
     — Je suis ton esclave, tu le sais : je n’ai jamais su te résister… et je serai munie pour cela : tu cesseras de m’aimer ! Je veux au moins préserver ma réputation… pas pour moi : tu le sais très bien !… Oh, je t’en prie, ne me torture pas comme autrefois de tes vains soupçons et de ta froideur feinte : je vais peut-être bientôt mourir, je sens que je m’affaiblis de jour en jour… et, malgré cela, je ne puis penser à ma vie future, je ne pense qu’à toi… Vous, les hommes, vous ne comprenez pas les jouissances d’un regard, d’un serrement de mains… mais moi, je te le jure, je ressens une béatitude si étrange et si profonde à entendre ta voix que les baisers les plus ardents ne sauraient la remplacer.
     La princesse Mary, cependant, s’était arrêtée de chanter. Un murmure de louanges s’est fait entendre autour d’elle ; je me suis approché d’elle après tous les autres et lui ai dit quelque chose à propos de sa voix, assez négligemment.
     Avançant la lèvre inférieure, elle a fait lune petite grimace, avec une révérence fort ironique.
     — Voilà qui est  d’autant plus flatteur pour moi, a-t-elle dit, que vous ne m’avez pas du tout écoutée… mais peut-être n’aimez-vous pas la musique ?…
     — Au contraire, surtout après le dîner.
     — Grouchnitski a raison de dire que vous avez des goûts très prosaïques… et je vois que vous aimez la musique en rapport avec la gastronomie…
     — Vous vous trompez encore : je ne suis pas du tout gastronome ; j’ai un exécrable estomac. Mais la musique endort après le dîner, or dormir après le dîner est bon pour la santé ; par conséquent, j’aime la musique d’un point de vue médical. Le soir, au contraire,  elle sollicite trop mes nerfs : cela me rend trop triste ou trop joyeux. L’un et l’autre sont fatigants lorsqu’il n’y a pas de véritable raison de s’attrister ou de se réjouir, en outre, la tristesse est ridicule en société, et une trop grande gaieté manque à la décence.
     Sans m’écouter jusqu’au bout, elle s’est écartée pour aller s’asseoir auprès de Grouchnitski, et a débuté entre eux une conversation sentimentale : la princesse paraissait répondre assez distraitement à ses phrases pleines de sagesse, tout en cherchant à lui montrer qu’elle l’écoutait avec attention, car il la regardait parfois d’un air étonné, tâchant de deviner la cause de l’agitation intérieure que reflétait par moments son regard inquiet… 
     Mais prenez garde, jolie princesse, je vous ai devinée ! Vous voulez me rendre la monnaie de ma pièce, blesser mon amour-propre – vous n’y arriverez pas ! Et si vous me déclarez la guerre, je serai sans pitié.
     Pendant la suite de la soirée, j’ai à plusieurs reprises tenté de me mêler à leur conversation, mais elle a accueilli mes remarques avec une certaine sécheresse et j’ai fini par m’éloigner en feignant le dépit. La princesse triomphait, de même que Grouchnitski. Triomphez, mes amis, faites vite… vous n’allez pas triompher longtemps !… Que faire ? j’ai un pressentiment… En faisant la connaissance d’une femme, je devine infailliblement si elle va m’aimer ou pas…
     J’ai passé le restant de la soirée auprès de Viéra, à parler tout mon soûl du passé ! Je ne sais vraiment pas pourquoi elle m’aime à ce point ! D’autant que c’est la seule femme à m’avoir entièrement compris, avec mes petites faiblesses, mes passions mauvaises… 

Le mal serait-il si attirant ?…
     Nous sommes partis ensemble, Grouchnitski et moi ; dehors, il m’a pris le bras et a fait, après un long silence : « Eh bien ? »
     « Tu es un imbécile », avais-je envie de lui répondre, mais je me suis retenu, me contentant de hausser les épaules.

Le 29 mai.

     Tous ces jours-ci, je ne suis à aucun moment sorti de mon système. La jeune princesse commence à apprécier ma conversation ; je lui ai raconté quelques-unes des étranges péripéties de ma vie, et elle se met à voir en moi un homme extraordinaire. Je me moque de tout, notamment des sentiments : cela commence à l’effrayer. Elle n’ose pas se lancer en ma présence dans des discussions sentimentales avec Grouchnitski et a déjà à plusieurs reprises accueilli  d’un sourire ironique l’une de ses sorties ; mais chaque fois que Grouchnitski s’approche d’elle, je prends un air tranquille et je les laisse ; la première fois, elle a marqué du contentement, réel ou feint, la deuxième fois elle s’est fâchée contre moi, et la troisième, contre Grouchnitski.
       Vous avez bien peu d’amour-propre, m’a-t-elle dit hier. Qu’est-ce qui vous fait croire que je m’amuse davantage avec Grouchnitski ?
     J’ai répondu que, pour le bonheur de mon ami, je sacrifiais mon plaisir…
     — Ainsi que le mien, a-t-elle ajouté.
     Je l’ai regardée attentivement, la mine sérieuse. Par la suite, de toute la journée je ne lui ai pas adressé la parole… Au soir, elle était pensive, encore pensive ce matin près du puits ; quand je me suis approché d’elle, elle écoutait d’une oreille distraite Grouchnitski s’extasier, semble-t-il, sur la nature, mais dès qu’elle m’a vu, elle s’est mise à rire (fort mal à propos) en faisant semblant de ne pas m’apercevoir. Je me suis éloigné un peu et me suis mis à l’observer à la dérobée ; elle s’est détournée de son interlocuteur et a bâillé à deux reprises.
     Décidément, Grouchnitski l’ennuie.
     Je vais rester encore deux jours sans lui parler.

Le 3 juin.

     Je me demande souvent pourquoi je cherche si opiniâtrement à obtenir l’amour d’une jeune fille que je ne veux pas séduire et que je n’épouserai jamais. À quoi bon cette coquetterie féminine ? Viéra m’aime davantage que ne m’aimera jamais la princesse Mary ; si elle m’était apparue comme une beauté imprenable, la difficulté de l’entreprise m’aurait peut-être attiré. Mais pas du tout ! Ce n’est donc pas le remuant besoin d’amour qui nous tourmente pendant les premières années de la jeunesse, nous poussant d’une femme à l’autre jusqu’à ce que nous en trouvions une qui ne nous supporte pas : c’est alors le début de notre constance – la véritable passion sans fin que l’on peut exprimer mathématiquement par une ligne partant d’un point et se perdant dans l’espace ; le secret de cet infini réside seulement dans l’impossibilité d’atteindre le but, c’est-à-dire la fin.
     Qu’ai-je donc à m’agiter ? Suis-je jaloux de Grouchnitski ? Le malheureux, il ne la mérite pas du tout. Ou bien est-ce à cause de ce sentiment, mauvais mais irrésistible, qui nous pousse à détruire les douces illusions de notre prochain, pour avoir le plaisir mesquin de lui dire, lorsqu’il viendra, désespéré, nous demander qui il doit croire : « Mon ami, il m’est arrivé la même chose ! et tu vois, je dîne, je soupe et je dors fort tranquillement, et j’espère que je saurai mourir sans cris ni larmes ! »


     C’est que cela procure une jouissance sans bornes, de posséder une jeune âme venant à peine d’éclore ! Elle est comme une fleur dont le premier rayon de soleil fait s’évaporer le meilleur arôme ; il faut la cueillir juste à ce moment et, l’ayant l’humée à satiété, la jeter sur la route : il se trouvera peut-être quelqu’un pour la ramasser. Je sens en moi cette avidité dévorante qui engloutit tout ce qu’elle rencontre en chemin ; je ne vois les souffrances et les joies d’autrui qu’en rapport avec moi-même, seulement comme des aliments entretenant les forces de mon âme. De moi-même, je ne suis plus capable de faire des folies sous l’emprise d’une passion ; mon ambition a été étranglée par les circonstances, mais elle s’est manifestée d’une autre façon, puisque l’ambition n’est rien d’autre que la soif de pouvoir et que le premier des plaisirs est pour moi de soumettre à ma volonté tout mon entourage ; éveiller à son égard des sentiments d’amour, de dévouement et de crainte, n’est-ce pas le premier signe et le plus grand triomphe d’un pouvoir ? Être pour quelqu’un cause de souffrances et de joies sans y avoir aucun droit, n’est-ce pas le mets le plus suave pour notre orgueil ?  Et qu’est-ce que le bonheur ? L’orgueil repu. Si je me tenais pour meilleur et plus fort que tout le monde, je serais heureux ; si tout le monde m’aimait, je trouverais en moi d’inépuisables sources d’amour. Le mal engendre le mal ; la première souffrance fait comprendre le plaisir de tourmenter autrui ; l’idée du mal ne peut entrer dans la tête d’un homme sans qu’il veuille la mettre en œuvre ; les idées, a dit quelqu’un, sont des créations organiques ; leur naissance leur donne déjà une forme, et cette forme est l’action ; celui dont la tête engendre plus idées est plus actif que les autres ; si bien qu’un génie enchaîné à un bureau d’employé doit mourir ou devenir fou, tout comme l’homme de robuste constitution menant une vie modeste et sédentaire meurt d’apoplexie.
     Les passions ne sont que des idées au premier stade de leur développement : elles sont l’apanage des cœurs jeunes, et bien sot est celui qui croit en être agité sa vie durant : bien des rivières calmes sont à leur source de bruyantes cascades, et pas une ne bondit ni n’écume jusqu’à la mer. Mais ce calme est souvent le signe d’une grande force cachée :  la plénitude et la profondeur des sentiments et des pensées n’autorisent pas les violents transports ; l’âme qui souffre ou qui jouit tient un compte exact de tout, avec la conviction de la nécessité de qui advient ; elle sait que, sans les orages, la canicule permanente la dessécherait ; elle se pénètre de sa propre existence, se choie et se punit comme un enfant aimé. Ce n’est que dans cet état supérieur de conscience de soi que l’homme peut apprécier la justice divine.
     En relisant cette page, je m’aperçois que je me suis largement écarté de mon sujet… Mais peu importe… Ce journal, je l’écris pour moi et, par conséquent, tout ce que j’y jette me sera, avec le temps, un précieux souvenir.    

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     Grouchnitski est arrivé et m’a sauté au cou : il est promu officier. Nous avons bu le champagne. Le docteur Werner est entré juste après lui.
     — Je ne vous félicite pas, a-t-il dit à Grouchnitski.
     — Pourquoi ?
     — Parce que la capote de soldat vous va très bien, et qu’un uniforme d’officier d’infanterie confectionné ici, aux eaux, ne vous confèrera rien d’intéressant, reconnaissez-le… Voyez-vous, jusqu’à présent, vous formiez une exception, tandis que maintenant vous voilà soumis à la règle générale.
     — Parlez, parlez, docteur ! Vous ne m’empêcherez pas d’être content.
     Et de me dire à l’oreille :
     — Il ne sait pas combien d’espoirs me donnent ces épaulettes… Ô épaulettes, épaulettes ! vos petites étoiles, les étoiles-guides… Non, à présent, je suis parfaitement heureux !
     — Viens-tu avec nous faire un tour du côté du gouffre ? lui ai-je demandé.
     — Moi ? Pour rien au monde je ne me montrerai à la princesse tant que mon uniforme ne sera pas prêt.
     — Faut-il l’informer de ton bonheur ?…
     — Non, ne lui dis rien, je te prie… Je veux lui faire la surprise !…
     — Dis-moi tout de même, où en es-tu avec elle ?
     Il s’est troublé et a hésité : il avait envie de se vanter, de mentir, en éprouvait de la gêne et, en même temps, il avait honte d’avouer la vérité.
     — Qu’en penses-tu, est-ce qu’elle t’aime ?…
     — Est-ce qu’elle m’aime ? De grâce, Piétchorine, tu as de ces idées !… Si vite, est-ce possible ?… Et même si elle aime, une femme comme il faut ne le dira pas… 
     — Très bien ! Et sans doute, d’après toi, un homme comme il faut doit lui aussi taire sa passion ?…
     — Eh, mon cher ! en tout il y a la manière ; bien des choses ne se disent pas, mais se devinent…
     — C’est vrai… Seulement, l’amour lu dans ses yeux n’engage en rien une femme, alors que les paroles… Prends garde, Grouchnitski, elle te fait marcher…
     — Elle !… a-t-il répondu en levant les yeux au ciel.
     Et, souriant avec fatuité :
     — Tu me fais pitié, Piétchorine !…
     Et il est parti.
     Le soir, une nombreuse société est allée à pied au gouffre.
     De l’avis des savants locaux, ce gouffre n’est qu’un cratère éteint ; il se trouve au flanc du Machouk, sur une pente douce, à une verste de la ville. Un étroit sentier y mène, entre arbustes et rochers ; pour gravir la montagne, j’ai offert mon bras à la jeune princesse, et elle ne la plus quitté de toute la promenade.
     Notre conversation a débuté par des clabauderies : je me suis mis à passer en revue, parmi nos connaissances, les présents et les absents, en montrant d’abord leurs côtés comiques, puis leurs mauvais côtés. Ma bile débordait ; j’avais commencé en plaisantant,  je finissais par dire de franches méchancetés. Au début, elle s’en est amusée, puis elle s’en est effrayée.
     — Vous êtes un homme dangereux, m’a-t-elle dit ; j’aimerais mieux tomber en pleine forêt sur le poignard d’un assassin qu’être en butte à vos sarcasmes… Sans rire, je vous le demande : le jour où il vous prendra l’idée de dire du mal de moi, saisissez plutôt un couteau et égorgez-moi — je crois que cela ne vous sera pas très difficile.
     — Je ressemble vraiment à un assassin ?
     — Vous êtes pire…
     J’ai réfléchi quelques instants et lui ai dit ensuite, en prenant un air profondément ému :
     — Oui ! telle fut ma destinée dès mon enfance. Tout le monde lisait sur mon visage les signes d’une mauvaise nature – laquelle n’existait pas ; mais on la supposait, et elle naquit. J’étais discret, on m’accusa de fourberie : je devins sournois. Je ressentais profondément le bien et le mal ; personne ne me câlinait, tous m’offensaient : je devins rancunier ; j’étais maussade, les autres enfants étaient joyeux et bavards ; je me sentais au-dessus d’eux, on me mit plus bas : je devins envieux. J’étais prêt à aimer le monde entier, personne ne m’a compris : j’appris à haïr. Ma terne jeunesse se passa à lutter contre le monde et contre moi-même ; redoutant les railleries, j’ai enseveli mes meilleurs sentiments au fond de mon cœur ; ils y sont morts. Je disais la vérité, on ne me croyait pas : je devins faux ; connaissant bien le monde et les ressorts de la société, je devins un maître dans la science de la vie, et vis les autres heureux sans déployer aucun art, jouissant gratuitement des avantages que je cherchais si inlassablement à obtenir. Ce fut 

alors que naquit dans mon cœur le désespoir — non le désespoir que guérit le canon d’un pistolet, mais le désespoir impuissant et glacé qui se dissimule derrière un air aimable et un sourire débonnaire. Je devins moralement infirme : une moitié de mon âme ne subsistait plus, elle s’était desséchée, évaporée, elle était morte, je m’amputai de cette moitié que je jetai – tandis que l’autre remuait toujours et vivait en rendant service à tout le monde, ce que personne ne remarqua car personne ne connaissait l’existence de la moitié qui avait péri ; mais à présent, vous avez réveillé en moi son souvenir – et je viens de vous réciter son épitaphe. Bien des gens trouvent les épitaphes ridicules, mais pas moi, surtout quand je me rappelle qui gît en-dessous. D’ailleurs, je ne vous demande pas de partager mon opinion ; si ma sortie vous semble ridicule, riez, je vous prie : je vous avertis que cela ne m’affligera nullement.
     À ce moment, mon regard a croisé le sien : les larmes affluaient à ses yeux ; le bras qui s’appuyait sur le mien tremblait, elle avait les joues enflammées… elle me plaignait ! La pitié, sentiment auquel se soumettent avec tant de facilité toutes les femmes, avait planté ses griffes dans son cœur inexpérimenté. Elle est restée distraite durant tout le temps qu’a duré la promenade, sans faire la coquette avec personne… ce qui est un grand symptôme !
     Nous sommes parvenus au gouffre ; les dames ont laissé leurs cavaliers, mais elle n’a pas lâché mon bras. Les bons mots des dandys du lieu ne la faisaient pas rire ; les pentes escarpées du précipice, au bord duquel elle se tenait, ne l’effrayaient pas, tandis que les autres demoiselles piaillaient en fermant les yeux.
     Sur le chemin du retour, je n’ai pas repris notre triste conversation ; mais à mes questions creuses et à mes plaisanteries futiles, elle répondait brièvement et distraitement.
     — Avez-vous déjà aimé ? ai-je fini par lui demander.
     Elle m’a regardé fixement, a secoué la tête et elle est retombée dans sa rêverie ; il était clair qu’elle avait envie de me dire quelque chose mais ne savait pas par où commencer ; sa poitrine se soulevait… Que faire ? Une manche de mousseline est une faible protection, et une étincelle électrique est passée de mon bras dans le sien ; toutes les passions ou presque commencent ainsi, et nous nous abusons souvent beaucoup en croyant qu’une femme nous aime à cause de nos qualités physiques ou morales ; bien sûr, ces qualités préparent son cœur, le disposent à accepter le feu sacré – c’est néanmoins le premier contact qui emporte la décision.
     — J’ai été très aimable aujourd’hui, n’est-ce pas ? m’a dit la jeune princesse avec un sourire forcé à notre retour de promenade.
     Nous nous sommes séparés…
     Elle est mécontente d’elle-même : elle s’accuse de froideur… Oh, c’est une première et importante victoire ! Demain, elle va vouloir me récompenser. Je connais déjà tout cela par cœur, voilà l’ennui !

Le 4 juin.

     Aujourd’hui, j’ai vu Viéra. Jalouse, elle m’a tarabusté. Il paraît que la jeune princesse s’est avisée de lui confier les secrets de son cœur : heureux choix, reconnaissons-le !
     — Je devine à quoi tout cela tend, m’a dit Viéra : dis-moi plutôt dès maintenant que tu l’aimes…
     — Et si je ne l’aime pas ?
     — Alors, pourquoi la harceler, la troubler et mettre en branle son imagination ? Oh, je te connais bien ! Écoute, si tu veux que je te croie, viens dans une semaine à Kislovodsk :
nous nous y installons après-demain. La princesse va rester ici plus longtemps. Loue un logement à proximité ; nous allons habiter une grande maison proche de la source, 

à l’étage ; en bas, ce sera la princesse Ligovski, et tout à côté se trouve la maison du propriétaire, qui n’est pas encore occupée… Viendras-tu ?…
     Je lui ai donné ma promesse – et, le jour même, j’ai fait réserver le logement.
     Grouchnitski est venu chez moi à six heures et m‘a annoncé que son uniforme serait prêt demain, juste à temps pour le bal. 
     — Je vais enfin danser avec elle toute la soirée… Nous aurons tout le temps de bavarder ! a-t-il ajouté.
     — Quand a lieu le bal ?
     — Mais demain ! Tu ne le sais pas ? C’est une grande fête, et les autorités d’ici se sont chargées de l’organiser…
     — Sortons sur le boulevard…
     — Pour rien au monde ! dans cette sale capote…
     — Comment, tu ne l’aimes plus ?…
     Je suis sorti seul et, rencontrant la princesse Mary, je l’ai invitée pour la mazurka. Elle a paru étonnée et très contente.
     — Je croyais que vous ne dansiez que lorsque vous y étiez obligé, comme la dernière fois, m’a-t-elle dit en souriant gentiment…
     Elle ne semble absolument pas remarquer l’absence de Grouchnitski.
     — Vous serez agréablement surprise demain, lui ai-je dit.
     — De quoi ?…
     — C’est un secret… vous devinerez vous-même demain.
     J’ai terminé la soirée chez la princesse ; il n’y avait personne en dehors de Viéra et d’un petit vieux très amusant. J’étais de bonne humeur et j’ai improvisé diverses histoires extraordinaires ; assise en face de moi, la jeune princesse écoutait mes bêtises avec une attention si grande, si intense et même si tendre, que j’ai ressenti de la honte. Où étaient passés sa vivacité, sa coquetterie, ses caprices, sa mine insolente, son sourire méprisant, son regard distrait ?…
     Viéra a tout remarqué : une profonde tristesse s’est peinte sur son visage marqué par la maladie ; elle était assise dans l’ombre, enfoncée dans un grand fauteuil près d’une fenêtre ; elle m’a fait pitié.
     Je me suis mis alors à raconter toute la dramatique histoire de notre rencontre et de notre amour – bien sûr, sous des noms fictifs.
     J’ai dépeint si vivement ma tendresse, mes craintes et mes élans, et j’ai présenté sous un jour si favorable ses actes et son caractère, qu’il lui a bien fallu me pardonner mes coquetteries avec la jeune princesse.
     Elle s’est levée, est venue s’asseoir près de nous et s’est animée… et nous nous sommes seulement rappelés à deux heures du matin que les médecins nous prescrivaient de nous coucher à onze heures.

Le 5 juin.

     Une demi-heure avant le bal, Grouchnitski a fait son apparition chez moi dans tout l’éclat de son uniforme d’officier d’infanterie. Au troisième bouton était accrochée une chaînette en bronze à laquelle pendait un lorgnon double ; ses épaulettes d’une taille démesurée se recourbaient vers le haut, comme les ailes d’un Amour ; ses bottes crissaient ; il tenait dans sa main gauche ses gants de peau marron et sa casquette, tandis que la droite faisait à chaque instant bouffer les petites boucles de son toupet ; son visage exprimait le contentement de soi et en même temps un certain manque d’assurance. Le voir se pavaner ainsi endimanché m’aurait fait éclater de rire, si cela avait été en conformité avec mes desseins.
     Il a jeté sur la table sa casquette et ses gants, à tirer sur les pans de son uniforme et à s’arranger devant une glace ; un immense foulard noir, enroulé autour du raidisseur de col dont les soies soutenaient son menton, dépassait de deux centimètres1 de son col ; cela lui a semblé insuffisant : il l’a remonté jusqu’à ses oreilles ; en raison de ce travail difficile – car le col de son uniforme était très serré et fort gênant –, le sang a afflué à son visage.
     — On dit que ces jours-ci tu as fait une cour assidue à ma petite princesse, a-t-il dit assez nonchalamment et sans me regarder.
     — Boire du thé n’est pas pour des idiots comme nous2 ! lui ai-je répondu en citant la locution favorite de l’un des plus habiles polissons du temps passé, naguère célébré par Pouchkine.
     — Dis-moi, il me va bien, cet uniforme ?… Aie, maudit youpin !… comme il me blesse à l’aisselle !… Tu n’aurais pas du parfum ?
     — Pitié ! qu’est-ce qu’il te faut encore ? tu empestes déjà bien assez la pommade à la rose…
     — Ça ne fait rien. Donne m’en…
     Il en a répandu la moitié d’un flacon sur sa cravate, sur son mouchoir et sur ses manches.
     — Danseras-tu ? a-t-il demandé.
     — Je ne crois pas.
     — Je crains de devoir commencer la mazurka avec la princesse ; je  n’en connais presque aucune figure.
     — L’as-tu invitée pour la mazurka ?
     — Pas encore…
     — Attention à ne pas te faire devancer…
     — En effet, a-t-il dit en se frappant le front. Au revoir… je vais l’attendre à l’entrée.
     Attrapant sa casquette, il est parti précipitamment.
     Une demi-heure plus tard, j’y suis allé à mon tour. Dehors, il faisait noir et c’était désert ; la foule se pressait autour de la salle de réunion, ou du cabaret, comme on veut ; les fenêtres étaient éclairées, la brise du soir me portait les sons d’une musique militaire. Je marchais lentement ; je me sentais triste. Se peut-il, me disais-je, que ma seule vocation sur terre soit de détruire les espoirs d’autrui ? Depuis que je vis et que j’agis, le destin m’a toujours amené, d’une façon ou d’une autre, à dénouer des drames qui m’étaient étrangers, comme si personne ne pouvait se passer de moi pour mourir ou sombrer dans le désespoir. J’étais le personnage inévitable du cinquième acte ; je jouais malgré moi le triste rôle du traître ou du bourreau. Qu’avait donc en vue la destinée ?… Mon sort serait-il de composer des tragédies bourgeoises et des romans de famille, ou encore de collaborer à la fabrication d’histoires destinées par exemple à la « Bibliothèque pour la lecture3 » ?… Allez savoir !… Sont-ils peu nombreux, les gens qui s’imaginent, au début de leur vie, mourir dans la peau d’Alexandre le Grand ou dans celle d’un Lord Byron, et qui restent toute leur vie conseillers titulaires4 ?…
     Dans la salle, jm’étant caché dans la foule des hommes, je me suis mis à observer. Grouchnitski se tenait près de la jeune princesse et lui parlait avec feu ; elle l’écoutait distraitement et regardait de tous côtés, son éventail contre ses lèvres ; sa figure marquait l’impatience, ses yeux cherchaient quelqu’un autour d’elle ; je me suis approché sans bruit, afin d’entendre leur conversation


  1. « d’un demi-vierchok », et le vierchok faisait 4,4 cm…
  2. L’expression est de Piotr Kaviérine, ami proche de Pouchkine, qui mentionne son nom à la strophe 16 du premier chapitre du roman Eugène Onéguine – et mauvais sujet. Autrefois, seule l’élite buvait du thé. La formule est employée par auto-dérision.
  3. Première revue mensuelle à (relativement) grand tirage éditée à Saint-Pétersbourg entre 1834 et 1865, abordant des thèmes divers et à vocation éducative.
  4. Rang inférieur dans le tchin de Pierre le Grand.
      — Vous me faites souffrir, disait Grouchnitski : vous avez terriblement changé depuis la dernière fois que je vous ai vue…
     — Vous aussi, vous avez changé, a-t-elle répondu en lui jetant un bref regard dont l’ironie cachée lui a échappé.
     — Moi, j’ai changé ? Oh, jamais ! Vous savez que c’est impossible ! Celui qui vous a vue une fois emporte à jamais avec lui votre image divine…
     — Arrêtez !…
     — Pourquoi ne voulez-vous pas entendre à présent ce que vous écoutiez si souvent, il y a peu de temps encore, avec bienveillance ?…
     — Parce que je n’aime pas les répétitions, a-t-elle répondu en riant.
     — Oh, quelle amère méprise !… Fou que j’étais, je m’imaginais que ces épaulettes me donneraient au moins le droit d’espérer… Non, j’aurais mieux fait de rester dans cette vile capote de soldat à laquelle je dois peut-être votre attention…
     — Votre capote vous sied en effet bien davantage…
     Je me suis approché à ce moment et j’ai salué la princesse ; elle a un peu rougi et a dit bien vite :
     — N’est-ce pas, monsieur1 Piétchorine, que la capote grise va beaucoup mieux à monsieur Grouchnitski ?…
     — Je ne suis pas de votre avis, ai-je répondu : il a l’air encore plus jeune en uniforme.
     Grouchnitski n’a pas supporté ce coup : comme tous les gamins, il prétend être vieux ;  il croit que les traces profondes laissées par les passions remplacent, sur son visage, la marque des ans. Il m’a jeté un regard furibond et s’est éloigné.
     — Reconnaissez, ai-je dit à la princesse, que voici peu de temps encore, bien qu’il ait toujours été très comique, vous le trouviez intéressant… dans sa capote grise ?…
     Elle a baissé les yeux sans répondre.
     Grouchnitski a poursuivi la princesse toute la soirée, dansant avec elle ou en vis-à-vis2 ; il la dévorait des yeux, poussait des soupirs et l’importunait de ses prières ardentes et de ses reproches. Après le troisième quadrille, elle le détestait déjà.
     — Je ne m’attendais pas à cela de ta part, m’a-t-il dit en s’approchant de moi et en me prenant le bras.
     — Quoi donc ?
     — Tu ne danses pas la mazurka avec elle ? a-t-il demandé d’une voix solennelle. Elle me l’a avoué…
     — Et puis ? en quoi est-ce un secret ?
     — Évidemment, j’aurais dû m’y attendre, de la part d’une petite fille, d’une coquette… Oh, je me vengerai !
     — Prends-t-en à ta capote ou à tes épaulettes, mais pourquoi l’accuser, elle ? Est-ce sa faute si tu ne lui plais plus ?…
     — Pourquoi m’a-t-elle donné des espoirs ?
     — Pourquoi en as-tu nourri ? Désirer quelque chose et chercher à l’obtenir, je le comprends ! mais qui, parmi nous, espère ?
     — Tu as gagné ton pari – mais pas complètement, a-t-il dit avec un mauvais sourire.
     La mazurka a commencé. Grouchnitski ne prenait pour partenaire que la princesse, d’autres cavaliers en faisaient autant à tout moment : c’était clairement un complot contre moi. Tant mieux. Elle a envie de bavarder avec moi, on l’en empêche – elle le voudra deux fois plus.
     Je lui ai serré la main à deux reprises ; la deuxième fois, elle l’a retirée sans dire un mot.


  1. Dans la transcription russe qui se lirait msié
  2. En français dans le texte.

     — Je vais mal dormir cette nuit, m’a-t-elle dit lorsque la mazurka a pris fin. 
     — Par la faute de Grouchnitski.
     — Oh non !
     Et son visage est devenu si pensif et si triste que je me suis juré de baiser sa main le soir même.
     Les gens ont commencé à partir. En installant la jeune princesse dans sa voiture, j’ai pressé d’un geste rapide sa petite main contre mes lèvres. Il faisait sombre, et personne n’avait pu le voir.
     Je suis revenu dans la salle très content de moi.
     Autour d’une grande table, les jeunes gens soupaient, Grouchnitski parmi eux. Lorsque je suis entré, ils se sont tous tus : visiblement, on parlait de moi. Depuis le dernier bal, nombre d’entre eux me font la tête, notamment le capitaine de dragons ; à présent, il semble qu’une véritable clique se forme contre moi, avec Grouchnitski à sa tête. Quel air fier et brave n’a-t-il pas !
     J’en suis ravi. J’aime les ennemis, même si ce n’est pas de façon très chrétienne. Ils m’amusent et me fouettent le sang. Être toujours sur ses gardes, capter le moindre regard, interpréter la moindre parole, deviner les intentions, déjouer les complots, feindre d’être dupe et brusquement, d’une seule poussée, renverser tout l’édifice énorme de ruses et de desseins ayant demandé tant de peine – voilà ce que j’appelle vivre !
     Tout le long du souper, Grouchnitski et le capitaine de dragons ont chuchoté entre eux en échangeant des clins d’œil.

Le 6 juin.

     Viéra est partie ce matin avec son mari pour Kislovodsk. J’ai croisé leur voiture en me rendant chez la princesse Ligovski. Elle m’a fait un signe de tête, il y avait un reproche dans son regard.
     À qui la faute ? Pourquoi me refuse-t-elle la possibilité de la voir en tête-à-tête ? Lorsqu’il n’est pas alimenté, l’amour, tout comme le feu, s’éteint. La jalousie fera peut-être ce que n’ont pu faire mes prières.
     Je suis resté une bonne heure chez la princesse. Malade, Mary ne s’est pas montrée. Ce soir, on ne l’a pas vue sur le boulevard. Armée de lorgnons, la clique nouvellement formée a pris un air pour de bon menaçant. Je me réjouis que la jeune princesse soit malade : ils auraient pu se montrer insolents avec elle. Grouchnitski a les cheveux en bataille et l’air désespéré : il semble réellement affligé, surtout blessé dans son amour-propre ; il y a vraiment des gens dont même le désespoir est amusant.
     Rentré chez moi, je me suis aperçu que quelque chose me manquait. Je ne l’ai pas vue ! Elle est malade ! En vérité, serais-je tombé amoureux ? En voilà une absurdité !

Le 7 juin.

     À onze heures du matin – heure à laquelle la princesse Ligovski a l’habitude de transpirer dans une baignoire de Iermolov1, je suis passé devant sa maison. La jeune princesse était assise à une fenêtre, pensive ; m’ayant aperçu, elle s’est brusquement levée.   


(1) Voir Bella, page 2, note 2. Héros de la guerre contre Napoléon, commandant le corps expéditionnaire au Caucase, pratiquant la terreur vis-à-vis des montagnards résistant à l’armée russe, et gouverneur de la Géorgie. En disgrâce par la suite à cause de ses amitiés parmi les décembristes. Les bains en question sont des cabines de bains minéraux et bains de boue.

     J’ai pénétré dans le vestibule ; il n’y avait personne et, profitant de la liberté des usages en vigueur aux eaux,  je suis entré au salon sans me faire annoncer. 
     Une pâleur terne couvrait le joli visage de la jeune princesse ; elle était debout près du piano, s’appuyant d’une main au dossier d’un fauteuil : cette main tremblait légèrement. Je me doucement approché d’elle et lui ai dit :
     — Vous êtes fâchée contre moi ?…
     Elle a levé vers moi un regard profond et langoureux, et a secoué la tête ; ses lèvres voulaient dire quelque chose mais n’y arrivaient pas ; ses yeux se sont remplis de larmes, elle s’est laissée tomber dans le fauteuil et a caché son visage dans ses mains.
     — Qu’avez-vous ? ai-je dit en lui prenant la main.
     — Vous n’avez pas de respect pour moi !… Oh, laissez-moi !…
     J’ai fait quelques pas… Elle s’est redressée dans son fauteuil, ses yeux ont lancé des éclairs…
     Je me suis arrêté, la main sur la poignée de la porte, et j’ai dit :
     — Pardonnez-moi, princesse ! Je me suis conduit comme un fou… cela ne se reproduira pas : je prendrai mes dispositions !… À quoi bon vous faire savoir ce qui se passait jusqu’ici dans mon âme ? Vous ne le saurez jamais, et tant mieux pour vous. Adieu.
     En m’en allant, j’ai cru l’entendre pleurer.
     Jusqu’au soir, j’ai erré à pied aux alentours du Machouk ; rentré chez moi terriblement fatigué, je me suis jeté sur mon lit, dans un état d’épuisement complet.
     Werner est passé me voir.
     — Vous épousez la jeune princesse Ligovski, c’est vrai ? a-t-il demandé.
     — Comment ?
     — Tout la ville en parle ; cette nouvelle occupe tous mes malades, et ces malades sont de drôles de gens qui savent tout !
     « Ce sont les farces de Grouchnitski ! » me suis-je dit.
     — Pour vous prouver la fausseté de ces bruits, docteur, je vous annonce, sous le sceau du secret, que je pars demain pour Kislovodsk…
     — La jeune princesse également ?…
       Non, elle va rester encore une semaine ici…
     — Vous ne l’épousez donc pas ?…
     — Docteur, docteur !  regardez-moi : ai-je vraiment l’air d’un fiancé, ou de quelque chose d’approchant ?
     — Je ne dis pas cela ! mais vous savez, il y a des cas… a-t-il ajouté avec un sourire malicieux, des cas où un homme de cœur est obligé de se marier, et des mamans qui, pour le moins, ne préviennent pas ces situations. Aussi, en tant qu’ami, je vous conseille d’être plus prudent ! Ici, aux eaux, l’air est des plus dangereux : combien ai-je vu d’excellents jeunes gens, dignes d’un meilleur sort, partir d’ici pour aller droit à l’autel… Même moi, le croirez-vous, on a voulu me fiancer ! Très exactement, une maman du district dont la fille était très pâle. J’avais eu le malheur de lui dire que son visage reprendrait des couleurs après le mariage ; elle m’a alors, avec des larmes de gratitude, offert la main de sa fille et toute sa fortune – cinquante âmes1, je crois ! Mais je lui ai répondu que je manquais de dispositions pour cela.
     Werner s’en est allé pleinement convaincu de m’avoir mis en garde.
     J’ai retiré de ses paroles qu’il courait en ville diverses sales rumeurs sur la princesse et moi : Grouchnitski me le paiera.


(1) Voir Les âmes mortes, Oblomov, etc. Avant l’affranchissement des serfs, ceux-ci étaient des biens meubles faisant partie des villages possédés par les nobles.    

     Le 10 juin.

     Voilà déjà trois jours que je suis à Kislovodsk. Je vois chaque jour Viéra au puits et à la promenade. Le matin, en me réveillant, je m’assieds devant la fenêtre et braque ma lorgnette sur son balcon : elle est depuis longtemps habillée et attend le signal convenu. Nous nous retrouvons comme par hasard au jardin qui descend de nos maisons au puits. L’air vivifiant des montagnes lui a rendu des forces, ainsi que des couleurs à son visage. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle Narzan la source des preux. Les gens d’ici affirment que l’air de Kislovodsk dispose à l’amour, qu’ici se dénouent tous les romans qui ont commencé, à un moment ou un autre, au pied du Machouk. Et, en effet, tout ici respire la solitude, tout y est mystérieux – et les ombres denses des allées de tilleuls inclinés vers le torrent qui, tombant bruyamment en écumant de dalle en dalle, se fraye un chemin entre les monts verdoyants, et les gorges silencieuses et remplies de brumes dont les ramifications se dispersent en tous sens, et la fraîcheur parfumée de l’air alourdi des émanations des hautes herbes du Midi et de l’acacia blanc, et le murmure incessant, assoupissant de douceur, des ruisseaux à l’eau glacée qui, s’étant retrouvés à l’extrémité de la vallée, luttent tous ensemble de vitesse pour se jeter enfin dans le Podkoumok. De ce côté, le défilé s’élargit et se transforme en un vallon vert où serpente une route poussiéreuse. À chaque fois que je la regarde,  il me semble qu’une voiture y roule, et qu’un petit minois rose se montre à la fenêtre du coupé. Bien des voitures ont emprunté cette route, mais celle-là ne se montre pas. Le grand village situé derrière le fort s’est rempli ; à l’intérieur du restaurant construit sur un coteau, à quelques pas de mon logement, les lumières se mettent à briller, le soir, à travers la double rangée de peupliers ;  le bruit et le tintement des verres se font entendre jusque tard dans la nuit.
     Nulle part on ne boit autant de vin de Kakhétie et d’eau minérale qu’ici.

          Mais il y a une masse de gens aimant à confondre
          Les deux métiers – je ne suis pas du nombre1.

     Grouchnitski se déchaîne tous les jours à l’auberge avec sa clique, lui et moi ne nous saluons quasiment plus.
     Il n’est arrivé qu’hier et a déjà réussi à se quereller avec trois vieillards qui voulaient se baigner avant lui : décidément, ses malheurs font croître son humeur belliqueuse.

Le 11 juin.

     Elles sont enfin arrivées. J’étais assis devant ma fenêtre lorsque j’ai entendu le bruit de leur coupé : mon cœur a tressailli… Qu’est-ce donc ? Est-il possible que je sois amoureux ? Je suis si sottement constitué qu’on peut attendre cela de moi.
     J’ai dîné chez elles. La princesse me regarde avec une grande tendresse et ne quitte pas sa fille… Ça va mal ! Viéra, en revanche, est jalouse de la jeune princesse : voilà bien mon bonheur ! Qu’est-ce qu’un femme ne ferait pas pour affliger une rivale ! Je me souviens d’une qui m’a aimé parce que j’en aimais une autre. Rien de plus paradoxal que l’esprit féminin : il est ardu de convaincre les femmes de quoi que ce soit, il faut les amener à se convaincre par elles-mêmes ; le cheminement démonstratif qui leur fait anéantir leurs préjugés est fort original ; pour étudier leur dialectique, il faut faire basculer mentalement toutes les règles de logique apprises à l’école. Par exemple, suivant la logique ordinaire :


(1) Griboïédov, Du malheur d’avoir trop d’esprit, acte III, scène 3.


     « Cet homme m’aime – mais je suis mariée, par conséquent, je ne dois pas l’aimer. »
     Logique féminine :
     « Je ne dois pas aimer cet homme – puisque je suis mariée –, mais il m’aime, par conséquent… » Ici, quelques points, car la raison ne leur dit rien du tout, ce sont surtout leur langue et leurs yeux qui parlent, suivis par leur cœur quans elles en ont un.
     Que se passera-t-il si ce journal vient un jour à tomber sous les yeux d’une femme ? « Calomnie ! » s’écriera-t-elle avec indignation.
     Depuis le temps que les poètes écrivent et que les femmes les lisent (de cela soyons-leur infiniment reconnaissants), on les a si souvent appelées des anges qu’elles ont cru pour de bon, dans la simplicité de leur âme, à ce compliment, oubliant que ces mêmes poètes ont, pour de l’argent, fait de Néron un demi-dieu…
     Ce serait très malvenu de ma part de parler si méchamment d’elles – moi qui n’aime rien au monde en dehors d’elles, moi qui ai toujours été prêt à leur sacrifier mon repos, mon ambition, ma vie… Mais ce n’est certes pas dans un accès de dépit et d’amour- propre blessé que je m’efforce de leur arracher le voile enchanté que seul peut traverser un regard exercé. Non, tout ce que je dis n’est que le résultat

          Des froides observations de l’esprit
          Et des amères remarques du cœur1.

    Les femmes devraient souhaiter que tous les hommes les connaissent aussi bien que moi, car je les aime cent fois plus depuis que, ayant compris leurs petites faiblesses, je ne les crains plus.
     À propos : l’autre jour, Werner a comparé les femmes à la forêt enchantée dont parle le Tasse dans sa Jérusalem délivrée. « Approche seulement, disait-il, et que Dieu te garde, car fondront sur toi de tous côtés de grandes menaces : le devoir, l’orgueil, les convenances, l’opinion publique, la raillerie, le mépris… Il faut seulement avancer droit sans rien regarder – peu à peu les monstres disparaissent et s’ouvre devant toi une clairière calme et lumineuse, au milieu de laquelle fleurit le myrte vert. Mais malheur à toi si ton cœur faiblit dès les premiers pas et si tu t’en retournes. »

Le 12 juin.

     Cette soirée a été riche en événements. À trois verstes de Kislovodsk, dans la gorge où coule le Podkoumok, se trouve un rocher qu’on appelle L’Anneau ; c’est un portail formé par la nature ; il s’élève sur une haute colline et le soleil couchant y fait passer sur le monde son ultime regard enflammé. Une troupe nombreuse s’y était rendue à cheval pour regarder le coucher de soleil à travers la fenêtre de pierre. À vrai dire, personne, parmi nous, ne songeait au soleil. Je chevauchais aux côtés de la princesse Mary ; au retour, nous avons dû traverser à gué le Podkoumok. Les rivières de montagne, les plus petites, sont dangereuses, surtout du fait que leur fond est un parfait kaléidoscope : il change chaque jour sous la pression du courant ; une pierre se trouvait là hier, aujourd’hui c’est un trou d’eau. J’ai attrapé le cheval de la princesse par la bride et l’ai fait entrer dans l’eau, qui ne montait pas plus haut que le genou des chevaux ; nous nous sommes mis à avancer doucement de biais, à contre-courant. On sait qu’il ne faut pas, lorsqu’on traverse les rivières à fort courant, regarder l’eau, car le vertige vous prend aussitôt. J’avais oublié d’en avertir la princesse Mary.
     

(1) Pouchkine, Eugène Onéguine, dédicace à Pletniov.


     Nous étions déjà au milieu du gué, en plein rapide, lorsqu’elle a brusquement chancelé sur sa selle. « Je me sens mal ! » a-t-elle dit d’une voix faible… Je me suis vite penché vers elle et j’ai entouré de mon bras sa taille souple.
     — Regardez en l’air, lui ai-je chuchoté ; ce n’est rien, n’ayez pas peur, je suis là.
     Elle a commencé à se sentir mieux et a voulu se libérer de mon bras, mais j’ai enlacé plus fortement sa taille délicate ; ma joue touchait presque la sienne ; je sentais son souffle ardent.
     — Que me faites-vous ? Mon Dieu !…
     Je n’ai pas accordé d’attention à son trouble et à ses tremblements, et mes lèvres ont effleuré sa joue délicate ; elle a tressailli mais n’a rien dit ; nous étions à l’arrière et personne n’a rien vu. Quand nous avons gagné la berge, ils étaient déjà tous partis au trot. La jeune princesse a retenu son cheval et je suis resté près d’elle ; mon silence l’inquiétait visiblement, mais je m’étais juré de ne pas dire un mot, par curiosité. Je voulais voir comment elle allait se tirer de cette situation embarrassante.
     — Ou bien vous me méprisez, ou bien vous m’aimez beaucoup ! a-t-elle dit enfin d’une voix où il y avait des larmes. Peut-être voulez-vous vous moquer de moi, troubler mon cœur pour m’abandonner ensuite… Cela serait si vil, si bas, que cette seule supposition… Oh non ! n’est-ce pas, a-t-elle ajouté d’une voix tendrement confiante, n’est-ce pas qu’il n’y a rien en moi qui me ferait refuser le respect ? Votre hardiesse, je dois, je dois vous la pardonner puisque j’ai permis… Répondez, parlez donc, je veux entendre votre voix !…
     Il y avait tant d’impatience féminine dans ses derniers mots que j’ai souri involontairement ; par bonheur, il commençait à faire sombre. Je suis resté sans répondre.
     — Vous vous taisez ? a-t-elle poursuivi ; vous voulez peut-être que je vous dise la première que je vous aime ?…
     Je gardais le silence…
     — Le voulez-vous ? a-t-elle  en se tournant vivement vers moi. La détermination de son regard et de sa voix avait quelque chose d’effrayant…
     — Pour quoi faire ? ai-je répondu avec un haussement d’épaules.
     Elle a donné un coup de cravache à son cheval et s’est lancée à toute allure dans le chemin étroit et dangereux ; cela s’est passé si vite que je n’ai pu la rattraper qu’au moment où elle rejoignait le reste du groupe. Jusqu’à chez elle, elle n’a fait que rire et parler. Ses mouvements avaient quelque chose de fébrile ; elle ne m’a pas regardé une seule fois. Tout le monde a remarqué cette gaieté extraordinaire. La princesse, elle aussi, se réjouissait intérieurement en voyant sa fille ; or sa fille fait tout simplement une crise de nerfs : elle ne dormira pas de la nuit, et la passera à pleurer. Cette pensée me procure une immense jouissance. Il y a des moments où je comprends le Vampire… Et je passe tout de même pour un bon garçon, et je fais ce qu’il faut pour mériter ce titre.
     Descendues de cheval, les dames sont allées chez la princesse ; j’étais en émoi, et suis allé galoper dans la montagne pour dissiper les pensées qui se pressaient dans ma tête. Humide de rosée, la soirée était d’une fraîcheur enivrante. La lune montait derrière les sommets sombres. Chacun des pas de mon cheval non ferré résonnait sourdement dans le silence des gorges ; j’ai fait boire ma monture à une cascade, j’ai par deux fois aspiré goulûment lle grand air nocturne du Midi et j’ai pris le chemin du retour. J’ai traversé le bourg. Les lumières commençaient à s’éteindre aux fenêtres ; les sentinelles, sur les remparts du fort, échangeaient de longs appels traînants avec les piquets de Cosaques des environs.
     J’ai remarqué qu’une des maisons du village, construite au bord d’un ravin, était extraordinairement éclairée ; par moments retentissaient des bruits de voix confus et des cris trahissant une ripaille de militaires. Je suis descendu de mon cheval et me suis approché à pas de loup d’une fenêtre dont le volet mal fermé m’a permis de voir les

convives et de distinguer leurs paroles. On parlait de moi.
     Échauffé par le vin, le capitaine de dragons a frappé du poing sur la table, réclamant l’attention. 
     — Messieurs ! a-t-il dit, on n’a jamais vu cela ! Il faut donner une leçon à Piétchorine ! Ces blancs-becs de Pétersbourg se prennent très au sérieux tant qu’on ne leur a pas flanqué un bon coup sur le nez ! Il s’imagine être le seul à avoir vécu dans le monde parce qu’il porte toujours des gants propres et des bottes luisantes.
     — Et ce sourire arrogant ! Et je suis sûr, en attendant, que c’est un lâche ! oui, un lâche !
     — Je pense la même chose, a dit Grouchnitski. Il aime se tirer d’affaire en plaisantant. Je lui ai sorti un jour de telles choses qu’un autre m’aurait sabré sur place, mais Piétchorine a tourné tout cela en moqueries. Moi, bien sûr, je ne l’ai pas provoqué en duel, car c’était lui que ça regardait, j’ai préféré laisser tomber…
     — Grouchnitski est en colère contre lui parce qu’il lui a soufflé la jeune princesse, dit quelqu’un.
     — Que ne va-t-on pas inventer ! J’ai, c’est vrai, fait un brin de cour à la princesse, mais j’ai aussitôt cessé, parce que je ne veux pas me marier et qu’il n’est pas dans mes principes de compromettre une jeune fille.
     — Oui, je vous assure que c’est le dernier des lâches, je parle de Pietchorine et non de  Grouchnitski – oh, Grouchnitski est un brave, de plus, c’est pour moi un véritable ami ! a dit de nouveau le capitaine de dragons. Messieurs, personne ne prend sa défense, ici ? Personne ? Tant mieux… Voulez-vous éprouver son courage ? Cela nous amusera…
     — D’accord, mais comment ?
     — Bon, écoutez : Grouchnitski lui en veut particulièrement – à lui le premier rôle ! Il prendra prétexte d’une bêtise quelconque et provoquera Piétchorine en duel… Attendez : voici le point important… Il le défiera : très bien ! Tout cela – défi, préparatifs, conditions – sera aussi solennel et aussi effrayant que possible, je m’en charge ; je serai ton témoin, mon pauvre ami ! Très bien ! Et voici la ruse : nous ne mettrons pas de balles dans les pistolets. Piétchorine aura peur, je vous en réponds – je les placerai à six pas l’un de l’autre, sapristi ! Y consentez-vous, messieurs ?
     — Bien trouvé, d’accord, pourquoi pas ? les cris ont fusé de tous côtés.
     — Et toi, Grouchnitski ?
     J’attendais en frémissant la réponse de Grouchnitski ; une colère froide s’était emparée de moi à la pensée que, sans cette chance, j’aurais pu être la risée de ces imbéciles. Si Grouchnitski n’avais pas donné son accord, je me serais jeté à son cou. Mais après quelques instants de silence, il s’est levé de sa place, a tendu la main au capitaine et déclaté avec gravité : « Entendu, je suis d’accord. »
     Il est difficile de décrire l’enthousiasme de l’honorable compagnie.
     Je suis rentré chez moi agité par deux sentiments différents. Le premier était la tristesse : « Pourquoi me haïssent-ils tous ? me disais-je. Pourquoi ? Ai-je offensé quelqu’un ? Non. Serais-je de ces hommes dont la seule vue suscite la malveillance ? » Je sentais aussi mon âme se remplir peu à peu du poison de la méchanceté. « Prenez garde, monsieur Grouchnitski ! disais-je en marchant de long en large dans ma chambre. On ne me fait pas ce genre de plaisanterie. L’approbation donnée à vos imbéciles de camarades pourrait vous coûter cher. Je ne suis pas votre jouet !… »
     Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Au matin, j’étais jaune comme une orange amère.
     Dans la matinée, j’ai rencontré la jeune princesse au puits.
     — Vous êtes malade ? a-t-elle dit en me regardant attentivement.
     — Je n’ai pas dormi de la nuit.
     — Moi non plus… je vous accusais… à tort, peut-être ? Expliquez-vous, je peux tout vous pardonner…
     — Vraiment tout ?
     — Tout… seulement, dites la vérité, et au plus vite… Voyez-vous, j’ai beaucoup réfléchi, m’efforçant d’expliquer, de justifier votre conduite ; vous craignez peut-être des obstacles du côté de ma famille… ce n’est rien ; lorsqu’ils sauront… (sa voix se mit trembler) je saurai les fléchir. Ou bien est-ce votre propre situation… mais sachez que je puis tout sacrifier à celui que j’aime…Oh, répondez vite, ayez pitié… Vous ne méprisez pas, n’est-ce pas ?
     Elle m’a pris la main. La princesse sa mère marchait devant nous avec le mari de Viéra et ne voyait rien ; mais les malades en promenade pouvaient nous voir, eux, les amateurs de cancans curieux parmi les curieux, et je me suis hâté de libérer ma main qu’elle serrait passionnément.
     — Je vais vous dire toute la vérité, ai-je répondu à la jeune princesse ; je ne vais pas me justifier, ni expliquer mes actes. Je ne vous aime pas…
     Ses lèvres ont légèrement blêmi…
     — Laissez-moi, a-t-elle dit d’une voix à peine audible. 
     J’ai haussé les épaules, me suis retourné et suis parti.

Le 14 juin.

     Il m’arrive de me mépriser… N’est-ce pas pour cela que je méprise aussi les autres ?… Je suis devenu incapable de nobles élans ; j’ai peur de me trouver moi-même ridicule. À ma place, un autre aurait offert à la jeune princesse son cœur et sa fortune1 ; mais le mot de mariage exerce sur moi comme un pouvoir magique : aussi passionnément que sois épris d’une femme, pour peu qu’elle fasse sentir l’obligation de l’épouser… adieu l’amour ! mon cœur se transforme en pierre, et rien ne pourra le rallumer. Je suis prêt à tous les sacrifices, hormis celui-là ; je jouerais vingt fois ma vie, et même mon honneur, sur une carte, mais je ne vendrai jamais ma liberté. Qu’est-ce qui me fait tant la chérir ? Qu’est-ce que j’y trouve ?… À quoi est-ce que je me prépare ? Qu’est-ce que j’attends de l’avenir ?… À vrai dire, absolument rien. C’est une sorte de peur innée, un pressentiment inexplicable… Il y a bien des gens qui ont une peur panique des araignées, des cafards, des souris… Dois-je l’avouer ? Lorsque j’étais encore un enfant, une vieille a fait une prédiction à ma mère, à mon sujet ; elle a vu pour moi une mort causée par une méchante épouse ; à l’époque, cela m’avait profondément impressionné : il en était né dans mon âme une aversion insurmontable pour le mariage… Quelque chose me dit cependant que sa prédiction s’accomplira ; je vais du moins faire en sorte qu’elle s’accomplisse le plus tard possible.

Le 15 juin.

     Hier nous est arrivé le prestidigitateur Apfelbaum. À l’entrée du restaurant, une longue affiche informe le très honorable public que ledit extraordinaire prestidigitateur, acrobate, chimiste et opticien, aura l’honneur de donner une splendide représentation aujourd’hui même à huit heures du soir, dans la salle de l’Assemblée de la noblesse (autrement dit, le restaurant) ; les billets sont à deux roubles cinquante.
     Tout le monde se prépare à aller voir l’extraordinaire prestidigitateur ; même la princesse Ligovski, en dépit du fait que sa fille soit souffrante, a pris un billet. 
     Après le dîner, je suis passé sous les fenêtres de Viéra ; elle était assise, seule, à son balcon ; un papier est tombé à mes pieds :
    

(1) En français dans le texte. Dans la suite, ici, les passages traduits en italiques correspondent, dans le texte, à du russe mis en italiques.     


     « Ce soir, entre neuf et dix heures, viens chez moi par le grand escalier ; mon mari est parti à Piatigorsk et ne rentrera que demain matin. Mes domestiques et mes femmes de chambre ne seront pas là : je leur ai distribué des billets à tous, ainsi qu’aux gens de la princesse. Je t’attends, viens sans faute. »
     — Aha ! me suis-je dit ; les choses tournent enfin à mon avantage, tout de même.
     À huit heures, je suis allé regarder le prestidigitateur. Le public s’est massé un peu avant neuf heures ; le spectacle a commencé. Dans les dernières rangées de chaises, j’ai reconnu les valets et les femmes de chambre de Viéra et de la princesse. Ils étaient bien tous là. Grouchnitski était au premier rang avec son lorgnon. L’illusionniste s’adressait à lui chaque fois qu’il avait besoin d’un mouchoir, d’une montre, d’une bague, etc.
     Depuis quelque temps Grouchnitski ne me salue plus, et aujourd’hui il m’a regardé par deux fois avec une certaine insolence. Tout cela lui reviendra en mémoire lorsque nous réglerons nos comptes.
     Peu avant dix heures, je me suis levé et je suis sorti. Il faisait noir au dehors, on n’y voyait goutte. De lourds nuages froids s’étendaient au sommet des montagnes ; de temps à autre à peine, une brise mourante faisait bruire les cimes des peupliers entourant le restaurant ; la foule se pressait aux fenêtres de la salle. J’ai descendu la colline et, tournant sous le porche, j’ai pressé le pas. Il m’a semblé soudain qu’on me suivait. Je me suis arrêté et j’ai regardé tout autour. On ne pouvait rien distinguer dans l’obscurité ; par prudence, j’ai cependant fait le tour de la maison, comme si je flânais. En passant sous les fenêtres de la jeune princesse, j’ai de nouveau entendu des pas derrière moi, et un homme enveloppé dans un manteau est passé devant moi en courant. Cela m’a inquiété ;  je me suis néanmoins approché furtivement du perron et j’ai gravi en hâte l’escalier dans l’obscurité. La porte s’est ouverte ; une petite main a saisi la mienne…
     — Personne ne t’a vu ? dit Viéra en se serrant contre moi.
     — Personne !
     — Le crois-tu, maintenant, que je t’aime ? Oh, j’ai longtemps hésité, je me suis longtemps tourmentée… mais tu fais de moi tout ce que tu veux.
     Son cœur battait fort, ses mains étaient froides comme de la glace. Les plaintes et les reproches de femme jalouse ont commencé – elle exigeait de moi des aveux complets, disant qu’elle supporterait avec résignation ma trahison puisqu’elle voulait uniquement mon bonheur. Je n’y croyais pas tout à fait, mais je l’ai rassurée par des serments, des promesses, etc.
     — Alors, tu ne vas pas épouser Mary ? Tu ne l’aimes pas ?… Et elle qui croit… Sais-tu qu’elle est follement éprise de toi ?… La pauvre !…

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     Vers deux heures du matin, j’ai ouvert la fenêtre et, ayant noué deux châles, je suis descendu, en me tenant à une colonne, du balcon de l’étage à celui du rez-de-chaussée. Il y avait encore de la lumière chez la jeune princesse. Quelque chose m’a poussé vers cette fenêtre. Le rideau n’était pas complètement tiré, et j’ai pu jeter un regard de curieux à l’intérieur de la chambre. Mary était assise sur son lit, les mains croisées sur ses genoux ; ses cheveux épais étaient ramassés sous un bonnet de nuit garni de dentelles ; un grand châle ponceau recouvrait ses blanches épaules, ses petits pieds se cachaient dans des pantoufles persanes bigarrées. Elle restait assise sans bouger, la tête penchée sur la poitrine ; un livre était ouvert sur une petite table devant elle, mais ses yeux, immobiles et remplis d’une tristesse indicible, avaient l’air de parcourir pour la centième fois la même page, ses pensées restant au loin…

     À cet instant, quelqu’un a bougé derrière un buisson ; du balcon, j’ai sauté sur le gazon. Une main invisible m’a agrippé à l’épaule. « Aha ! a fait une grosse voix  : tu es pris !… Je vais t’apprendre à aller la nuit chez la princesse !… »
     — Tiens-le plus fortement ! cria une autre voix depuis un angle.
     C’étaient Grouchnitski et le capitaine des dragons.
     J’ai abattu ce dernier en lui assénant un coup de poing sur la tête et me suis jeté dans les buissons ; je connaissais tous les sentiers du jardin couvrant la pente douce en face de nos maisons.
     — Au voleur ! Au secours !… criaient-ils ; un coup de fusil a retenti ; une bourre fumante est tombée presque à mes pieds.
     Un instant plus tard, j’étais déjà dans ma chambre, je m’étais déshabillé et couché. Mon valet venait à peine de fermer la porte à clef que déjà Grouchnitski et le capitaine commençaient à frapper chez moi.
     — Piétchorine ! vous dormez ? vous êtes là ?… a crié le capitaine.
     — Je dors, ai-je répondu sans aménité.
     — Levez-vous, il y a des voleurs… des Tcherkesses…
     — Je suis enrhumé, ai-je répondu : j’ai peur de prendre froid.
     Ils sont partis. J’avais eu tort de leur répondre : ils auraient encore passé une heure à me chercher dans le jardin. Entre-temps, l’alarme était devenue terrible. Un Cosaque était arrivé au galop, venant du fort. Cela remuait de tous les côtés : on s’était mis à battre les buissons à la recherche des Tcherkesses – sans rien trouver, bien entendu. Mais beaucoup de gens sont vraisemblablement demeurés convaincus que si la garnison avait fait preuve de davantage de bravoure et d’empressement, deux dizaines de pillards, pour le moins, seraient restés sur le terrain.

Le 16 juin.

     Ce matin, au puits, on ne parlait que de l’attaque nocturne des Tcherkesses. Ayant bu le nombre fixé de verres d’eau de Narzan et ayant arpenté une dizaine de fois la longue allée de tilleuls, j’ai rencontré le mari de Viéra, qui venait d’arriver de Piatigorsk. Il m’a pris le bras et nous sommes allés déjeuner au restaurant ; il était très inquiet pour sa femme. « Ce qu’elle a pu avoir peur, cette nuit ! m’a-t-il dit. Et il a fallu que cela arrive juste en mon absence. » Nous nous sommes assis pour déjeuner près d’une porte  donnant sur une pièce d’angle où se trouvaient une dizaine de jeunes gens, dont Grouchnitski. Le destin me procurait pour la deuxième fois l’occasion d’entendre une conversation qui devait décider de son sort. Il ne me voyait pas, si bien que je ne pouvais le soupçonner d’agir à dessein ; mais cela ne faisait qu’accroître sa faute à mes yeux.
     — Mais étaient-ce vraiment des Tcherkesses ? a dit quelqu’un. Les a-t-on vus ?
     — Je vais vous dire toute la vérité, a répondu Grouchnitski, seulement, je vous en prie, ne me trahissez pas ; voici ce qui s’est passé : hier, un homme dont je vous tairai le nom vient me voir et me dit qu’il a vu, un peu avant dix heures du soir, quelqu’un pénétrer dans la maison des Ligovski. Remarquez bien que la princesse était ici, mais que sa fille était à la maison. Alors, lui et moi sommes allés sous les fenêtres pour pincer l’heureux mortel.
     J’avoue que j’étais fort effrayé, quoique mon vis-à-vis fût très occupé par son déjeuner : il se pouvait qu’il entendît des choses assez désagréables pour lui, au cas où Grouchnitski s’aviserait de deviner la vérité ; mais, aveuglé par la jalousie, il ne la soupçonnait même pas.
     — Voyez-vous, a poursuivi Grouchnitski, nous avions pris avec nous un fusil chargé d’une cartouche à blanc, pour seulement faire peur. Nous avons attendu dans le jardin
jusqu’à deux heures ; enfin, venu de Dieu sait où, en tout cas il n’était pas passé par la 

fenêtre qui était restée fermée, il avait dû sortir par la porte vitrée derrière la colonne, enfin, disais-je, nous voyons quelqu’un descendre du balcon… Quelle jeune princesse est-ce là ? Hein ? Voilà bien les jeunes personnes de Moscou ! À qui se fier, après cela ? Nous voulions attraper l’homme, seulement il nous a échappé et a filé comme un lièvre dans les buissons ; c’est là que j’ai tiré sur lui.
     Un murmure d’incrédulité s’est fait entendre autour de Grouchnitski.
     — Vous n’y croyez pas ? a-t-il repris. Je vous donne ma parole d’honneur et d’homme de cœur que c’est la pure vérité, et pour le prouver, je vais, si vous voulez, nommer ce monsieur.
     — Dis-le, dis-nous qui est-ce ! a-t-on entendu de toutes parts.
     — Piétchorine ! a répondu Grouchnitski.
     À cet instant, il a levé les yeux – et m’a vu sur le seuil, en face de lui ; il a rougi fortement. Je me suis approché de lui, et j’ai dit lentement et très distinctement :
     — Je regrette beaucoup d’être entré après que vous avez donné votre parole d’honneur à l’appui de la plus ignoble des calomnies. Ma présence vous eût épargné une bassesse de plus.
     Grouchnitski a bondi de sa place dans l’intention de s’emporter.
     — Je vous prie, ai-je continué sur le même ton, je vous prie de retirer immédiatement vos paroles ; vous savez très bien que c’est un mensonge. Je ne crois pas que l’indifférence d’une femme pour vos brillantes qualités mérite une vengeance aussi atroce. Réfléchissez bien : en maintenant vos dires, vous perdez le droit au titre d’homme d’honneur et vous risquez votre vie.
     Grouchnitski se tenait debout devant moi les yeux baissés, en plein trouble. Mais la lutte entre la conscience et l’amour propre n’a pas duré longtemps. Le capitaine de dragons assis à côté de lui l’a poussé du coude ; il a tressailli et s’est hâté de me répondre sans lever les yeux :
     — Cher monsieur, quand je dis quelque chose, je le pense et suis prêt à le répéter… Vos menaces ne m’effraient pas et je suis prêt à tout…
     — Vous l’avez en effet prouvé récemment, lui ai-je froidement répondu et, prenant le capitaine de dragons par le bras, j’ai quitté la pièce.
     — Que désirez-vous ? a demandé le capitaine.
     — Vous êtes l’ami de Grouchnitski et serez probablement son témoin ?
     Le capitaine s’est incliné avec importance.
     — Vous l’avez deviné, a-t-il répondu. Être son témoin est même une obligation pour moi, car l’offense qui lui a été faite me concerne également. J’étais avec lui cette nuit, a-t-il ajouté en redressant sa taille un peu courbée.
     — Ah ! C’est donc vous que j’ai frappé si maladroitement à la tête !
     Il a jauni, est devenu bleu ; son visage a reflété sa rage contenue.
     — J’aurai l’honneur de vous envoyer aujourd’hui mon témoin, ai-je ajouté en prenant congé de lui très poliment et en ayant l’air de ne pas remarquer sa fureur.
     Sur le perron du restaurant, j’ai retrouvé le mari de Viéra. Il m’avait attendu, apparemment. 
     Il m’a pris la main avec une sorte d’enthousiasme.
     — Noble jeune homme ! a-t-il déclaré, les larmes aux yeux. J’ai tout entendu ; quel misérable ! quelle nullité !… Allez donc les recevoir, après cela, dans une maison convenable ! Dieu soit loué, je n’ai pas de fille ! Mais elle vous récompensera, celle pour qui vous risquez votre vie. En attendant, vous pouvez compter sur ma discrétion, a-t-il poursuivi ; j’ai moi-même été jeune et j’ai servi dans l’armée : je sais qu’on ne doit pas se mêler de ces affaires. Adieu.
     Le pauvre ! Il se réjouit de ne pas avoir de fille…
     Je suis allé directement chez Werner, l’ai trouvé chez lui et lui ai tout raconté – mes relations avec Viéra et avec la jeune princesse, ainsi que la conversation que j’avais entendue, m’ayant appris l’intention qu’avaient ces messieurs de se rire de moi en nous faisant tirer l’un sur l’autre avec des cartouches à blanc. Mais à présent, l’affaire allait plus loin qu’une simple plaisanterie : ils ne s’attendaient sans doute pas à un tel dénouement.
     Le docteur a accepté d’être mon témoin ; je lui ai donné quelques instructions quant aux conditions du duel ; il devait faire en sorte que l’affaire restât aussi secrète que possible, car, si je suis prêt à m’exposer à la mort, je ne suis nullement disposé à gâcher à jamais mon avenir en ce monde.
     Après quoi, je suis rentré chez moi. Le docteur est rentré de mission une heure plus tard.
     — Il y a effectivement un complot contre vous, a-t-il dit. J’ai trouvé chez Grouchnitski le capitaine de dragons, ainsi qu’un monsieur dont je ne me rappelle pas le nom ; m’étant arrêté un instant dans le vestibule pour enlever mes caoutchoucs, j’ai entendu une bruyante dispute… « Je n’y consentirai pour rien au monde ! disait Grouchnitski ; il m’a insulté en public ; alors, c’était bien autre chose… » « Qu’en as-tu à faire ? répondait le capitaine ; je prends tout sur moi. J’ai témoin dans cinq duels et je sais comment m’y prendre. J’ai tout arrangé. Je te prie seulement de me laisser faire. L’effrayer ne peut pas faire de mal. Et à quoi bon s’exposer au danger quand on peut l’éviter ?… » Je suis entré à ce moment-là. Ils se sont tus aussitôt. Nos pourparlers ont duré assez longtemps ; nous nous sommes finalement entendus de la façon suivante : il y a une gorge sauvage à cinq verstes d’ici ; ils s’y rendront demain à quatre heures du matin, et nous partirons une demi-heure après eux ; vous tirerez à six pas de distance – c’est Grouchnitski lui-même qui l’a exigé. On mettra le tué sur le compte des Tcherkesses. À présent, voici ce que je soupçonne : ils ont sans doute — je parle des témoins – modifié quelque peu leur plan initial, et veulent charger à balle uniquement le pistolet de Grouchnitski. Cela s’apparente un peu à un assassinat, mais en temps de guerre, en Asie notamment, les ruses sont admises ; il n’y a que Grouchnitski qui m’ait semblé plus noble que ses compagnons. Qu’en pensez-vous, devons-nous leur faire savoir que nous les avons devinés ?
     — Pour rien au monde, docteur ; soyez tranquille, ils ne m’auront pas.
     — Qu’avez-vous donc l’intention de faire ?
     — C’est mon secret.
     — Prenez garde, ne tombez pas dans leur piège… C’est à six pas, tout de même !
     — Docteur, je vous attends demain à quatre heures ; les chevaux seront prêts… Adieu.
     Je suis resté chez moi jusqu'au soir, enfermé dans ma chambre. Un valet est venu me prier d’aller chez la princesse – j’ai fait dire que j’étais souffrant.

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     Deux heures du matin. Impossible de trouver le sommeil. il faudrait pourtant dormir un peu, pour que ma main ne tremble pas demain. Du reste, à six pas, il est difficile de manquer son coup. Ah ! monsieur Grouchnitski, votre petit tour ne vous réussira pas… Nous allons inverser les rôles : ce sera maintenant à moi de chercher sur votre face blême les indices d’une peur secrète. Dans quel but avez-vous fixé vous-même ces six pas fatidiques ? Vous croyez que je vais sans discussion vous présenter mon front… mais nous allons tirer au sort !… et alors… alors… et si la chance allait pencher de son côté ? si mon étoile devait enfin me trahir ?… Cela n’aurait rien d’étonnant : elle a si longtemps été la fidèle servante de mes caprices ; il n’y a pas plus de constance dans les cieux que sur terre.
     Et puis ? Mourrons, s’il le faut : ce ne sera pas une grosse perte pour le monde ; et puis moi, je m’ennuie pour de bon. Je suis comme un homme qui bâille à un bal, et qui ne va pas dormir seulement parce que sa voiture n’est pas encore là. La voilà prête ? Adieu !


     Je passe en revue tout mon passé et, malgré moi, me pose la question : pourquoi ai-je vécu ? à quelle fin suis-je né ?… Elle a sûrement existé, cette fin, et j’étais sûrement appelé à une haute mission, car je sens en moi des forces immenses ; mais je n’ai pas su comprendre cette destinée, j’ai mordu à l’appât des passions vaines et stériles ; de leur creuset je suis sorti dur et froid comme le fer, mais j’avais perdu pour toujours la fougue des nobles élans, la plus belle fleur de la vie. Et depuis ce temps, combien de fois ai-je joué le rôle d’une hache entre les mains du destin ! Tel l’instrument du supplice, je tombais sur la tête des victimes condamnées, souvent sans colère, toujours sans pitié… Mon amour n’a jamais apporté le bonheur à quiconque, parce que je ne sacrifiais rien à celles que j’aimais ; j’ai aimé pour moi, pour mon propre plaisir ; j’ai seulement satisfait un étrange besoin de mon cœur, absorbant avec avidité leur sentiments, leur tendresse, leurs joies et leurs peines – sans jamais pouvoir me rassasier. Ainsi, celui que la faim torture s’endort, épuisé, et voit devant lui des mets luxueux et des vins pétillants ; il dévore avec enthousiasme les présents vaporeux de son imagination et il se sent mieux… mais dès qu’il se réveille, le rêve s’évanouit… il lui reste une faim redoublée et le désespoir !
     Et je vais peut-être mourir demain !… et ne subsistera sur terre pas une seule créature qui m’ait entièrement compris. Les uns me voient meilleur, les autres pire que je ne suis vraiment… Les premiers diront : c’était un brave garçon ; les autres : un gredin.  Ce qui sera faux dans les deux cas. Après cela, vaut-il la peine de vivre ? Mais on continue à vivre – par curiosité : on attend du nouveau… c’est ridicule et contrariant !

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     Il y a déjà un mois et demi que je suis au fort de N*** ; Maxime Maximytch1 est allé à la chasse. Je suis seul, assis près d’une fenêtre ; des nuées grises ont recouvert les montagnes de haut en bas ; à travers le brouillard, le soleil a l’air d’une tache jaune. Il fait froid, le vent siffle et fait trembler les volets. Je m’ennuie. Je vais reprendre mon journal, interrompu par tant d »événements étranges.
     Je relis la dernière page : amusant ! je pensais mourir ; c’était impossible : je n’avais pas vidé la coupe des souffrances, et je sens à présent qu’il me reste longtemps à vivre.
     Comme ma mémoire conserve en elle, clairement et nettement dessiné, tout le passé ! Le temps n’en a effacé aucun trait, aucune nuance.
     Je me souviens que, la nuit qui précéda le duel, je ne dormis pas un seul instant. Je ne pus écrire longtemps : une secrète inquiétude s’était emparée de moi. Je déambulai près d’une heure dans ma chambre ; puis je m’assis et ouvris un roman de Walter Scott qui se trouvait sur ma table : c’était Les Puritains d’Écosse. Je le lus d’abord en me forçant, puis en m’oubliant, captivé par la magie de la fiction. Est-il possible que le barde écossais ne soit pas rétribué, dans l’autre monde2, pour chaque minute d’agrément que procure son livre ?…
     Il fit enfin jour. Mes nerfs avaient retrouvé leur calme. Je me regardai dans la glace : une pâleur sans éclat recouvrait ma figure qui portait les marques de ma douloureuse insomnie ; mais mes yeux, quoique cernés d’une ombre bistre, brillaient d’une implacable fierté. Je restai content de moi.
     Ayant donné l’ordre de seller les chevaux, je m’habillai et courus aux bains. Plongé dans une cuve d’eau de Narzan froide et bouillonnante3, je sentis revenir mes forces 

  1. Voir les deux premières nouvelles, Bella et Maxime Maximytch.
  2. W. Scott était mort quelques années plus tôt, en ayant connu des déboires financiers à la fin de sa vie :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Scott
  3. À cause du gaz carbonique de la source.
physiques et morales. Je sortis de la baignoire frais et dispos comme si j’allais au bal. Allez dire après cela que l’âme ne dépend pas du corps !…
     À mon retour, je trouvai le docteur chez moi. Il portait des culottes d’équitation grises, un arkhalouk1 et une chapka tcherkesse. Je me mis à rire aux éclats à la vue de cette petite figure sous l’énorme bonnet de fourrure : son visage n’avait généralement rien de belliqueux, mais cette fois il avait la mine plus allongée encore que d’habitude.
     — Qu’est-ce qui vous rend si triste, docteur ? lui dis-je. N’avez-vous pas, avec la plus parfaite indifférence, accompagné cent fois des gens partant pour l’autre monde ? Figurez-vous que j’ai une fièvre biliaire ! Je peux guérir comme je peux mourir : l’un et l’autre sont dans l’ordre des choses. Efforcez-vous de me regarder comme un patient atteint d’une maladie que vous ne connaissez pas encore – cela excitera au plus haut point votre curiosité : vous pouvez à présent faire sur moi quelques importantes observations physiologiques… L’attente d’une mort violente n’est-elle pas déjà une vraie maladie ?
     Cette idée frappa le docteur, qui retrouva sa bonne humeur.
     Nous enfourchâmes nos chevaux ; Werner se cramponna des deux mains aux rênes, et nous partîmes. En un clin d’œil nous avions longé au galop le fort et traversé le bourg, et nous pénétrâmes dans un défilé où serpentait un chemin à moitié envahi de hautes herbes et coupé à chaque instants par de bruyants ruisseaux qu’il fallait passer à gué, au grand désespoir du docteur dont le cheval s’arrêtait dans l’eau à chaque fois.
     Je n’ai pas souvenir d’une matinée plus fraîche et plus bleue ! Le soleil commençait à peine à se montrer derrière les sommets verdoyants, et la tiédeur de ses premiers rayons se mélangeait à la fraîcheur mourante de la nuit, produisant sur nos sens une douce langueur. La lueur joyeuse du jour nouveau n’avait pas encore pénétré dans la gorge : elle ne dorait que le dessus des rochers nous surplombant des deux côtés ; les buissons à feuilles épaisses poussant dans leurs profondes crevasses répandaient sur nous, au moindre souffle de vent, une pluie argentée. Je me souviens d’avoir à ce moment plus que jamais auparavant aimé la nature. Avec quelle curiosité j’observais chaque gouttelette de rosée tremblant sur une large feuille de vigne et reflétant des millions de rayons irisés ! Avec quelle avidité mon regard cherchait à se faufiler au loin à travers les brumes ! Là-bas, le chemin se faisait sans cesse plus étroit, les rocs plus bleus et plus menaçants, pour former à la fin ce qui semblait une muraille infranchissable. Nous avancions en silence.
     — Avez-vous fait votre testament ? demanda soudain Werner.
     — Non.
     — Et si vous êtes tué ?…
     — Mes héritiers se découvriront d’eux-mêmes.
     — Vous n’avez vraiment pas d’amis à qui vous souhaiteriez envoyer votre dernier adieu ?
     — Je hochai la tête.
     — Est-il possible qu’il n’y ait nulle part de femme à qui  vous désireriez laisser quelque chose en souvenir ?
     — Voulez-vous, docteur, lui répondis-je, que je vous ouvre mon âme ? Voyez-vous, je suis sorti de l’âge où l’on meurt en prononçant le nom de sa bien-aimée et en léguant à un ami une touffe de cheveux, pommadés ou non. En songeant à la possibilité d’une mort prochaine, je pense à moi seul ; d’autres ne le font même pas. Les amis qui m’oublieront demain ou, pire, qui répandront Dieu sait quelques fables sur mon compte, les femmes


(1) Tunique mi-longue serrée à la taille.



qui se moqueront de moi en serrant dans leurs bras quelqu’un d’autre, pour ne pas faire naître en lui de jalousie envers un défunt – grand bien leur fasse ! Des orages de la vie, j’ai seulement gardé quelques idées, aucun sentiment. Je vis depuis longtemps par la tête et non par le cœur. Je considère et j’analyse mes propres passions et mes actes avec détachement, avec une froide curiosité. Il y a deux hommes en moi : l’un vit dans le plein sens du terme, l’autre raisonne et le juge ; le premier, d’ici une heure peut-être, vous dira adieu pour toujours, ainsi qu’au monde, et le second… le second… Regardez, docteur : voyez-vous ces trois silhouettes qui se détachent sur ce rocher, à droite ? Il me semble que ce sont nos adversaires ?…
     Nous partîmes au trot.
     Trois chevaux étaient attachés aux buissons en bas du rocher ; nous y attachâmes aussi les nôtres et, nous engageant dans un étroit sentier, nous montâmes jusqu’à un petit plateau où nous attendaient Grouchnitski, le capitaine de dragons et un second témoin, Ivan Ignatiévitch, dont je je ne sus jamais le nom de famille.
     — Nous vous attendons depuis longtemps, dit le capitaine de dragons avec un sourire ironique.
     Je tirai ma montre et la lui montrai.
     Il s’excusa en disant que la sienne avançait.
     Il y eut quelques instants de silence embarrassé ; le docteur le rompit enfin en s’adressant à Grouchnitski :
     — Il me semble, messieurs, dit-il, qu’ayant montré l’un comme l’autre que vous étiez prêts à vous battre et à satisfaire ainsi aux lois de l’honneur, vous pourriez vous expliquer et clore cette affaire à l’amiable.
     — J’y suis prêt, ai-je dit.
     Le capitaine fit un clin d’œil à Grouchnitski, et celui-ci, croyant que j’avais peur, prit un air fier, bien qu’une terne pâleur se fût jusqu’alors étendue sur ses joues. Pour la première fois depuis notre arrivée, il leva les yeux sur moi ; mais il y avait dans son regard une sorte d’inquiétude qui trahissait une lutte intérieure.
     — Présentez vos conditions, dit-il, et tout ce que je puis faire pour vous, soyez assuré…
     — Voici mes conditions : vous retirerez aujourd’hui même publiquement vos calomnies, et vous me demanderez pardon…
     — Cher monsieur, je m’étonne que vous osiez me faire une telle proposition…
     — Que puis-je vous proposer d’autre ?…
     — Nous allons nous battre…
     Je haussai les épaules.
     — Soit ; réfléchissez cependant : l’un de nous sera immanquablement tué.
     — Je désire que ce soit vous…
     — Et moi, je suis certain du contraire…
     Il se troubla, rougit puis éclata d’un rire forcé.
     Le capitaine le prit par le bras et l’entraîna à l’écart ; ils chuchotèrent un long moment. J’étais arrivé dans une disposition d’esprit assez pacifique, mais tout cela commençait à me mettre hors de moi.
     Le docteur s’approcha de moi.
     — Écoutez, me dit-il, visiblement inquiet : vous avez sans doute oublié leur complot ?… Je ne sais pas charger un pistolet, mais dans ce cas… Vous êtes un homme étrange ! Dites-leur que vous êtes au courant de leurs intentions, et ils n’oseront pas… Quel plaisir y trouvez-vous ? Ils vont vous abattre comme un oiseau…     

     

     — Ne vous inquiétez pas, docteur, je vous en prie, attendez seulement… Je vais m’arranger pour qu’ils n’y gagnent rien. Laissez-les chuchoter…
     — Messieurs, cela devient lassant ! leur dis-je à haute voix : s’il faut se battre, battons-nous ; vous avez eu hier tout le temps de discuter…
     — Nous sommes prêts, répondit le capitaine. En place, messieurs !… Docteur, veuillez mesurer les six pas…
     — En place ! répéta d’une voix grêle  Ivan Ignatiévitch.
     — Permettez ! dis-je : une condition encore ; puisque nous allons nous battre à mort, nous devons faire tout notre possible pour que cela demeure secret et que nos témoins n’aient pas en répondre. Étes-vous d’accord ?
     — Parfaitement d’accord.
     — Voici donc ce que j’ai imaginé. Voyez-vous la petite plate-forme au sommet de cette paroi à pic sur la droite ? Elle est à trente sagènes1 de hauteur, si ce n’est davantage, et en-dessous se trouvent des pierres aiguës. Chacun de nous se tiendra au bord de cette plate-forme, de sorte qu’une blessure, même légère, sera mortelle ; cela doit être conforme à vos désirs, puisque vous aviez vous-même fixé une distance de six pas. Celui qui sera blessé tombera immanquablement et se fracassera en bas ; le docteur extraira la balle. Il sera alors très facile d’expliquer cette mort subit par un saut manqué. Nous tirerons au sort celui qui fera feu en premier… Je vous déclare pour finir qu’autrement, je ne me battrai pas.
     — Soit, fit le capitaine après un regard expressif à Grouchnitski qui donna de la tête son assentiment. Son visage changeait à chaque instant. Je l’avais mis dans une situation difficile. En tirant dans les conditions habituelles, il aurait pu me viser à la jambe, me causer une blessure légère  et assouvir ainsi sa vengeance sans charger sa conscience d’un poids trop lourd ; à présent, il devait tirer en l’air ou devenir un assassin, ou enfin abandonner son vil dessein et s’exposer au danger à égalité avec moi. À cet instant, je n’aurais pas voulu être à sa place. Il emmena le capitaine à l’écart et se mit à lui parler avec beaucoup d’animation ; je voyais trembler ses lèvres bleuies ; mais le capitaine se détourna avec un sourire méprisant. « Espèce d’idiot, dit-il assez haut à Grouchnitski, tu ne comprends rien ! Allons, messieurs ! »
     Un étroit sentier gravissait la pente raide au milieu des buissons ; des éboulis de roche formaient les marches branlantes de cet escalier naturel ; nous commençâmes l’escalade en nous agrippant aux arbustes. Grouchnitski venait en premier, suivi de ses témoins, le docteur et moi derrière eux.
     — Vous m’étonnez, dit le docteur en me serrant fortement la main. Laissez-moi tâter votre pouls !… Oho ! fébrile… mais votre visage n’en laisse rien paraître… seuls vos yeux brillent avec plus d’éclat que d’habitude.
     De petites pierres roulèrent soudain avec bruit sous nos pieds. Que se passait-il ? Grouchnitski avait trébuché ; la branche à laquelle il s’accrochait s’était cassée, et il aurait dévalé jusqu’en bas sur le dos sans ses témoins, qui l’avaient retenu.
     — Prenez garde ! lui criai-je : ne tombez pas à l’avance ; c’est un mauvais présage. Rappelez-vous Jules César2 !
     Nous parvînmes enfin au sommet de la saillie rocheuse : la petite plate-forme était couverte de sable fin, comme tout exprès pour un duel.
     Tout autour, se perdant dans la brume dorée du matin, se pressaient les sommets des montagnes en un troupeau innombrable, et l’Elbrouz dressait au Midi sa masse blanche, fermant la chaîne des cimes glacées au milieu desquelles erraient déjà des nuages fibreux


  1. Rappel : la sagène fait trois archines, c’est-à-dire deux mètres treize centimètres.
  2. Qui aurait, suivant une légende que je ne retrouve pas, trébuché avant son assassinat.

accourus de l’Orient. Je m’approchai du bord de la plate-forme et regardai en bas, tout juste si je ne fus pas pris de vertige : tout en bas, il paraissait faire sombre et froid comme dans une tombe ; les dents moussues des rochers précipités par les orages ou mis à bas par le temps attendaient leurs proies.
     La plate-forme où nous devions nous battre formait presque exactement un triangle. On mesura six pas à partir de l’un des angles en saillie et il fut décidé que le premier à devoir essuyer le feu de son adversaire se placerait à l’angle même, tournant le dos au gouffre ; s’il n’était pas tué, les adversaires échangeraient leurs places. 
     J’étais résolu à laisser tous les avantages à Grouchnitski ; je voulais l’éprouver ; une étincelle de générosité pouvait se ranimer dans son âme, et alors tout s’arrangerait pour le mieux ; mais l’amour-propre et la faiblesse de caractère devaient l’emporter !… Je voulais avoir pleinement le droit d’être sans pitié avec lui au cas où le destin m’épargnerait : qui n’a pas passé de tels accords avec sa conscience ?
     — Tirez au sort, docteur, dit le capitaine.
     Le docteur sortit de sa poche une pièce d’argent et la leva.
     — Pile ! s’écria précipitamment Grouchnitski comme un homme soudain réveillé par une main amicale.
     — Face ! dis-je.     
     La pièce monta en l’air et retomba avec un tintement ; tous accoururent vers elle.
     — Vous êtes heureux, dis-je à Grouchnitski : à vous de tirer le premier ! Mais rappelez-vous que si vous ne me tuez pas, moi je ne vous raterai pas, vous avez ma parole d’honneur !
     Il rougit ; il avait honte de tuer un homme désarmé ; je le regardais fixement ; il me sembla un instant qu’il allait se jeter à mes pieds en implorant mon pardon ; mais comment avouer un dessein aussi vil ?… Il lui restait un seul moyen – tirer en l’air ; j’étais sûr qu’il allait tirer en l’air ! Une seule chose pouvait l’en empêcher : la pensée que j’exigerais un second duel.
     — Il est temps… me murmura le docteur en me tirant par la manche : si vous ne dites maintenant que nous connaissons leurs intentions, alors tout est perdu… Regardez, il charge déjà… si vous ne dites rien, je vais moi-même…
     — Pour rien au monde, docteur ! lui répondis-je en le retenant par le bras : vous allez tout gâcher ; vous m’avez donné votre parole de ne pas vous en mêler… Cela vous regarde-t-il ? Peut-être que je veux être tué…
     Il me regarda avec étonnement.
     — Oh ! C’est différent !… mais ne vous plaignez pas de moi dans l’autre monde.
     Pendant ce temps, le capitaine avait chargé ses pistolets, il en tendit un à Grouchnitski en lui chuchotant quelque chose avec un sourire, et me donna l’autre.
     Je me plaçai à l’angle de la plate-forme, appuyant fortement mon pied gauche contre une pierre et me penchant un peu en avant, pour éviter de tomber en arrière en cas de blessure légère.
     Grouchnitski se mit en face de moi et, au signal, commença à lever son pistolet. Ses genoux tremblaient. Il me visait droit au front…
     Dans ma poitrine s’alluma une rage indicible.
     Il abaissa brusquement la bouche du pistolet et, blanc comme un linge, se tourna vers son témoin :
     — Je ne peux pas, dit-il d’une voix étouffée.
     — Pleutre ! répondit le capitaine.
     Un coup de feu retentit. La balle m’érafla le genou. Je fis involontairement quelques pas en afin pour m’éloigner au plus vite du bord.
     — Hé bien, Grouchnitski, mon ami, dommage que tu aies raté ton coup, dit le capitaine ; à ton tour de prendre place !  Embrasse moi d’abord : nous ne nous reverrons plus.
     Ils se donnèrent l’accolade ; le capitaine pouvait à peine se retenir de rire.
     — N’aie pas peur, ajouta-t-il en regardant Grouchnitski d’un air rusé ; le monde ne rime à rien, la nature est sotte, le destin est une dinde et la vie ne vaut pas un kopeck !
     Après cette phrase de tragédie, prononcée gravement pour le décorum, il retourna à sa place ; Ivan Ignatiévitch, en larmes, embrassa également Grouchnitski, et ce dernier resta seul en face de moi. Je m’efforce encore maintenant de m’expliquer la nature des sentiments qui bouillonnaient alors en moi : il y avait le dépit de l’amour-propre blessé, ainsi que le mépris, et puis la colère à la pensée que cet homme qui me regardait à présent avec une telle assurance, une telle audace tranquille, avait voulu, deux minutes plus tôt, sans courir lui-même aucun danger, m’abattre comme un chien – puisque, blessé un peu plus gravement à la jambe, j’eusse infailliblement dégringolé du rocher.
     Je le fixai attentivement quelques instants, tâchant d’apercevoir la plus minime trace de repentir. Mais il me parut retenir un sourire.
     — Je vous conseille d’adresser une prière à Dieu avant votre mort, lui dis-je alors.
     — Ne vous souciez pas de mon âme plus que de la vôtre. Je vous prie seulement de tirer au plus vite.
     — Et vous ne retirez pas votre calomnie ? Vous ne me demandez pas pardon ?… Réfléchissez bien : votre conscience ne vous dit-elle rien ?
     — Monsieur Piétchorine ! s’écria le capitaine de dragons : vous n’êtes pas ici pour jouer les confesseurs, permettez qu’on vous le rappelle… Finissons-en au plus vite ; quelqu’un pourrait passer dans le défilé et nous voir.
     — Très bien. Approchez, docteur.
       Le docteur s’avança vers moi. Pauvre docteur ! Il était plus pâle que Grouchnitski dix minutes plus tôt.
     Je prononçai exprès les paroles suivantes à haute voix, très distinctement, en détachant chaque mot, comme on prononce une sentence de mort.
     — Docteur, dans leur hâte, certainement, ces messieurs ont oublié de mettre une balle dans mon pistolet : je vous prie de le recharger – et comme il se doit !
     — Cela ne se peut ! cria le capitaine. Ce n’est pas possible ! J’ai chargé les deux pistolets – la balle du vôtre aurait roulé à terre ?… Ce n’est pas ma faute ! Et vous n’avez pas le droit de le recharger… aucun droit… c’est contraire aux règles ; je ne le permettrai pas…
     — fort bien, dis-je au capitaine : s’il en est ainsi, je me battrai avec vous dans les mêmes conditions…
     Il hésita.
     Grouchnitski se tenait debout, la tête baissée sur sa poitrine, sombre et troublé.
     — Laisse-les ! finit-il par dire au capitaine qui voulait arracher mon pistolet des mains du docteur. Tu sais bien qu’ils ont raison.
     Le capitaine lui adressait des signes en vain – Grouchnitski ne voulait pas les voir.
     Le docteur, cependant, avait chargé le pistolet et me le tendit. En voyant cela, le capitaine cracha et frappa du pied :
     — Tu es un imbécile, mon cher, dit-il, un vulgaire imbécile !… Si tu comptes sur moi, il faut m’écouter jusqu’au bout… Tu n’as que ce que tu mérites ! Tu vas crever comme une mouche… Il se détourna et s’écarta en marmonnant : « c’est tout de même absolument contraire aux règles. »
     — Grouchnitski, dis-je, il est encore temps. Rétracte-toi, reviens sur tes calomnies et je te pardonnerai tout ; tu n’as pas réussi à me tourner en ridicule et mon amour-propre est satisfait. Souviens-toi que nous avons été amis par le passé.
     Son visage s’empourpra et ses yeux lancèrent des éclairs.
     — Tirez, répondit-il. Je me méprise et je vous hais. Si vous ne me tuez pas, je vous égorgerai une nuit au coin d’une rue. Il n’y a pas place pour nous deux sur terre…

     Je fis feu…
     Lorsque la fumée se dissipa, Grouchnitski n’était plus sur la plate-forme. Il y avait seulement un petit tourbillon de poussière au bord du précipice. 
     D’une seule voix, tous poussèrent un cri.
     Finita la comedia ! dis-je au docteur.
     Il ne répondit pas et se détourna, horrifié.
     Je haussai les épaules et saluai les témoins de Grouchnitski.
     En redescendant le sentier, tout en bas,  j’aperçus dans des fissures de rochers le cadavre ensanglanté de Grouchnitski. Malgré moi, je fermai les yeux.
     Ayant détaché mon cheval, je repartis au pas pour rentrer chez moi. J’avais une pierre sur le cœur. Le soleil avait pâli et ses rayons étaient sans chaleur.
     Avant d’arriver au bourg, je pris à droite dans une gorge. La vue d’un homme m’eût été pénible : je voulais être seul. Ayant lâché les rênes, baissant la tête, je chevauchai un long moment, pour me retrouver finalement dans un endroit qui m’était complètement inconnu. Je fis faire demi-tour à mon cheval et me mis à chercher mon chemin ; le soleil se couchait déjà lorsque  je regagnai Kislovodsk, aussi épuisé que ma monture.
     Mon valet me dit que Werner était passé et me remit deux plis : l’un du docteur, et l’autre… de Viéra.
     Je décachetai le premier, dont le contenu était le suivant :
     « Tout est arrangé du mieux possible : le corps était complètement déformé, la balle a été extraite de la poitrine. Tout le monde est persuadé que la mort est accidentelle ; seul le commandant, qui avait sans doute eu vent de votre querelle, a hoché la tête , mais n’a rien dit. Il n’existe aucune preuve contre vous, et vous pouvez dormir tranquille… si vous y arrivez. Adieu. »
     Je fus longtemps sans me décider à ouvrir le second billet… Que pouvait-elle bien m’écrire ?… Un pénible pressentiment troublait mon âme. 
     La voici, cette lettre, dont chaque mot s’est gravé de manière indélébile dans ma mémoire :
     « Je t’écris absolument certaine que nous ne nous reverrons jamais. Je pensais la même chose en te quittant, il y a quelques années ; mais il plut au ciel de me mettre à l’épreuve une deuxième fois ; je n’ai pas supporté cette épreuve, mon faible cœur s’est de nouveau soumis à une voix qu’il connaissait… tu ne vas pas me mépriser pour autant, n’est-ce pas ? Cette lettre sera tout à la fois un adieu et une confession : je suis obligée de te dire tout ce qui s’est amassé dans mon cœur depuis qu’il t’aime. Je n’ai pas l’intention de t’accuser – tu t’es conduit avec moi comme l’aurait fait n’importe quel autre homme : tu m’aimais comme on aime son bien, comme source des joies, des inquiétudes et des peines qui se succèdent en alternance, et sans lesquelles la vie est monotone et ennuyeuse. Je l’ai compris depuis le début… Mais tu étais malheureux, et je me suis sacrifiée dans l’espoir qu’un jour tu apprécierais mon sacrifice, dans l’espoir qu’un jour tu comprendrais ma profonde tendresse, échappant aux contingences ; il s’est écoulé beaucoup de temps, depuis, j’ai pénétré tous les secrets de ton âme… et j’ai acquis la conviction que mes espoirs étaient vains. Cela, avec quelle amertume ! Mais mon amour ne faisait plus qu’un avec mon âme : il est devenu moins brillant, mais ne s’est pas éteint.
     « Nous nous séparons pour toujours ; tu peux cependant être sûr que je n’en aimerai jamais un autre : pour toi mon âme a épuisé toutes ses richesses, toutes ses larmes et toutes ses espérances. Une femme qui t’a aimé ne peut voir les autres hommes sans quelque mépris, non que tu sois meilleur qu’eux, oh non ! mais parce qu’il y a dans ta nature quelque chose de singulier, n’appartenant qu'à toi, un je ne sais quoi de fier et de mystérieux ; quoi que tu dises, ta voix exerce un pouvoir invincible ; personne n’arrive comme toi à avoir constamment envie qu’on l’aime ; chez nul autre le mal n’est aussi attirant et le regard ne promet une telle félicité, personne ne sait profiter mieux de ses

supériorités, et personne ne peut être aussi réellement malheureux que toi, parce que personne ne s’efforce autant de se persuader du contraire. 
     « Je dois maintenant t’expliquer la cause de mon départ précipité ; elle va te sembler de peu d’importance, car elle ne concerne que moi.
     « Ce matin, mon mari est entré chez moi et m’a raconté ta dispute avec Grouchnitski. Nul doute que j’ai complètement changé de visage, car il m’a longuement et fixement regardée bien en face ; je me suis presque évanouie à la pensée que tu dois te battre aujourd’hui et que j’en suis la cause ; j’ai cru devenir folle… Mais à présent que je suis en mesure de raisonner, je suis sûre que tu vas rester en vie : il est impossible que tu meures sans moi, c’est impossible ! Mon mari a marché un long moment de long en large dans la chambre ; je ne sais pas ce qu’il m’a dit, je ne sais plus ce que je lui ai répondu… je lui ai sans doute dit que je t’aimais… Je me rappelle seulement que, vers la fin de notre discussion, il m’a dit quelque chose de terriblement offensant, avant de sortir. Je l’ai entendu donner l’ordre d’atteler la voiture… Cela fait trois heures que je suis assise près de la fenêtre et que j’attends ton retour… Mais tu es vivant, tu ne peux pas mourir !… La calèche est presque prête… Adieu, adieu… Je suis perdue – mais quelle importance ?… Si je pouvais être sûre que tu te souviendras toujours de moi – pas que tu m’aimeras, non, seulement que tu te souviendras… Adieu : on vient… je dois cacher cette lettre…
     « C’est la vérité, n’est-ce pas, que tu n’aimes pas Mary ? Tu ne vas pas l’épouser ? Écoute, tu dois me faire ce sacrifice : moi, pour toi, j’ai tout perdu… »
     Comme un fou, je m’élançai sur le perron, je sautai sur mon cheval tcherkesse qu’on promenait dans la cour, et je partis au grand galop sur la route de Piatigorsk. Je pressais sans pitié mon cheval fourbu qui, soufflant bruyamment, écumant, m’emportait à toute bride sur la route pierreuse.
     Le soleil s’était déjà dissimulé au sein des nuées noires étendues sur les crêtes montagneuse du couchant ; le défilé était devenu obscur et humide. En se faufilant entre les pierres, le Podkoumok mugissait d’un grondement étouffé et monotone. Je galopais, étouffant d’impatience. La pensée que je ne la trouverais plus à Piatigorsk me martelait le cœur ! Une minute, la voir encore une minute, lui dire adieu, serrer sa main… Je priais, maudissais, pleurais, riais… Non, rien ne pourra exprimer mon angoisse, mon désespoir !… La possibilité de la perdre pour toujours m’avait rendu Viéra plus chère que tout au monde, plus chère que la vie, l’honneur , le bonheur. Dieu sait quels projets étranges, quels desseins fous naquirent dans ma tête… Et je galopais pendant ce temps, poussant mon cheval sans pitié. Mais je m’avisai soudain qu’il avait le souffle de plus en plus pénible ; deux fois déjà, il avait trébuché là où la route était unie… Il restait cinq verstes jusqu’à Essentouki, village cosaque où je pourrais changer de monture.
     Tout aurait été sauvé si mon cheval avait eu assez de forces pour tenir encore dix minutes ! Mais tout à coup, en remontant d’un petit ravin à la sortie des montagnes, à un tournant raide, il s’écroula. Je sautai promptement à terre, voulus le relever en tirant sur les rênes – en vain : un gémissement à peine perceptible s’échappa à travers ses dents serrées ; il mourut quelques instants plus tard ; je restai seul dans la steppe, ayant perdu mon dernier espoir. Je tentai d’aller à pied – mes jambes se dérobèrent ; épuisé par cette journée d’angoisses et par l’insomnie, je m’affaissai dans l’herbe humide et me mis à pleurer comme un enfant.
     Je restai un long moment étendu, immobile, pleurant amèrement, sans chercher à retenir mes larmes ni contenir mes sanglots ; je croyais que ma poitrine allait se déchirer ; toute ma fermeté, tout mon sang-froid avaient disparu comme une fumée se dissipe. Mon âme était sans forces, mon jugement restait muet, et si quelqu’un m’avait vu à cet instant, il se serait détourné avec mépris.
     Quand la rosée nocturne et le vent des montagnes eurent rafraîchi ma tête brûlante et que je pus réfléchir comme à l’ordinaire, je compris qu’il était absurde et vain de courir

après un bonheur perdu. Que me faut-il encore ? La voir ? À quoi bon ? Entre nous, tout n’est-il pas fini ? Un triste baiser d’adieu n’enrichira pas mes souvenirs, la séparation nous sera seulement plus pénible.
     Il m’était tout de même agréable de pouvoir pleurer ! Je le devais d’ailleurs peut-être à mes nerfs détraqués, à ma nuit sans sommeil, aux deux minutes passées en face du canon d’un pistolet et à mon estomac vide.
     Tout était pour le mieux ! Cette nouvelle souffrance produisait en moi, pour parler comme les militaires, une heureuse diversion. Il est sain de pleurer ; de plus, il est vraisemblable que si je n’étais pas parti à cheval, pour être ensuite obligé de faire quinze verstes à pied pour revenir, le sommeil n’aurait pas pu me fermer les yeux cette nuit.
     Je regagnai Kislovodsk à cinq heures du matin, me jetai sur mon lit et m’endormis du sommeil de Napoléon après Waterloo.
     Lorsque je me réveillai, il faisait déjà sombre au-dehors. Je m’assis près de la fenêtre ouverte et déboutonnai mon arkhalouk1 – et le vent des montagnes rafraîchit ma poitrine encore agitée du lourd sommeil dû à la fatigue. Dans le lointain, au-delà de la rivière, à travers la cime des tilleuls dont le feuillage dense l’ombrageaient, brillaient des lumières aux bâtiments du fort et du bourg. Dans notre cour, tout était silencieux ; la demeure de la princesse Ligovski était plongée dans l’obscurité.
     Le docteur entra. Il avait le front soucieux et, contrairement à son habitude, ne me tendit pas la main.
     — D’où venez-vous, docteur ?
     — De chez la princesse Ligovski ; sa fille est souffrante – elle a les nerfs affaiblis ! Mais il ne s’agit pas de cela, mais de ceci : le commandement se doute de quelque chose et, bien qu’il soit impossible d’apporter une preuve concluante, je vous conseille la plus grande prudence. La princesse m’a dit aujourd’hui savoir que vous vous étiez battu pour sa fille. Le petit vieux – comment s’appelle-t-il, déjà ? – lui a tout raconté. Il avait assisté à votre altercation avec Grouchnitski au restaurant.  Je suis venu vous prévenir. Adieu, peut-être que nous ne nous reverrons plus, vous serez expédié quelque part…
     Il s’arrêta sur le seuil : il avait envie de me serrer la main… et se serait jeté à mon cou au moindre signe de ma part ; mais je restai de marbre – et il sortit.
     Voilà bien les hommes ! Tous les mêmes : ils connaissent par avance tous les mauvais côtés d’une action, ils vous aident, vous conseillent, vous approuvent, même, en voyant qu’il n’est pas possible d’agir autrement – et ensuite, ils s’en lavent les mains et se détournent avec indignation de celui qui a osé prendre sur lui l’entier fardeau de la responsabilité. Ils sont tous comme cela, même les meilleurs, même les plus intelligents !…
     Le lendemain matin, ayant reçu du haut commandement l’ordre de partir au fort de N***, j’allai faire mes adieux à la princesse.
     Elle fut étonnée lorsque, m’ayant demandé si j’avais quelque chose d’une particulière importance à lui dire, elle m’entendit lui répondre que je lui souhaitais tout le bonheur du monde.
     — Mais moi, j’ai des choses très sérieuses à vous dire.
     Je m’assis en silence.
     Elle ne savait visiblement pas par où commencer ; sa figure était devenue cramoisie, ses doigts gras tambourinaient sur la table ; elle commença enfin, d’une voix saccadée :
     — Écoutez, monsieur2 Piétchorine ! je pense que vous êtes un homme de cœur.
     Je m’inclinai.   


  1. Voir page 40, note 1.
  2. Écrit msié, voir page 27, note 1.

     — J’en suis même convaincue, poursuivit-elle, bien que votre conduite soit quelque peu incertaine ; mais vous pouvez avoir des raisons que j’ignore, et que vous devez à présent me révéler. Vous avez défendu ma fille contre la calomnie, vous vous êtes battu en duel pour elle, risquant ainsi votre vie… Ne répondez pas, je sais que vous ne le reconnaîtrez pas, à cause de la mort de Grouchnitski (elle se signa). Dieu pardonnera à ce dernier – ainsi qu’à vous, je l’espère !… Pour ma part, je ne saurais vous blâmer, car ma fille, quoique en toute innocence, en a été la cause. Elle m’a tout dit… tout, je crois : vous lui avez déclaré votre amour, elle vous a avoué le sien (ici, la princesse poussa un lourd soupir). Mais elle est malade, et je suis persuadée que ce n’est pas simplement une maladie ! Un chagrin secret est en train de la tuer ; elle ne veut pas l’avouer, mais je suis sûre que vous en êtes la cause… Écoutez : vous croyez peut-être que je recherche un rang élevé, une grosse fortune – détrompez-vous ! Je veux seulement le bonheur de ma fille. Votre situation présente n’a rien d’enviable, mais elle peut s’améliorer — vous avez du bien, ma fille vous aime et fera, vu son éducation, le bonheur de son mari ; je suis riche et elle est mon unique enfant… Dites-moi, qu’est-ce qui vous retient ?… Vous voyez, je ne devrais pas vous dire tout cela, mais je me fie à votre cœur, à votre honneur ; souvenez-vous, j’ai une seule fille… une seule…
     Elle se mit à pleurer.
     — Princesse, dis-je, il m’est impossible de vous répondre ; laissez-moi parler avec votre fille – en tête-à-tête…
     — Jamais ! s’écria-t-elle en se levant de sa chaise avec une vive émotion.
     — Comme vous voudrez, lui répondis-je en m’apprêtant à partir.
     Elle réfléchit un instant, me fit, de la main, signe d’attendre, et sortit.
     Cinq minutes s’écoulèrent ; mon cœur battait avec violence, mais le calme régnait dans mes pensées, ma tête restait froide ; j’avais beau chercher en moi ne fût-ce qu’une étincelle d’amour pour la gentille Mary, mes efforts demeuraient vains.
     La porte s’ouvrit et elle entra. Dieu ! qu’elle avait changé depuis que nous ne nous étions plus vus – et cela faisait-il longtemps ?
     Parvenue au milieu de la pièce, elle chancela ; je me levai d’un bond, lui offris mon bras et l’amenai à un fauteuil.
     Je me tenais debout devant elle ; nous gardâmes longtemps le silence ; ses grands yeux, remplis d’une indicible tristesse, avaient l’air de chercher dans les miens quelque chose comme un espoir ; ses lèvres pâles essayaient vainement de sourire ; ses mains jointes sur ses genoux étaient si maigres et si diaphanes qu’elle m’inspira de la pitié.
     — Princesse, dis-je, vous savez que je me suis moqué de vous !… Vous devez me mépriser.
     Une rougeur maladive naquit sur ses joues.
     Je continuai :
     — Il s’ensuit que vous ne pouvez pas m’aimer…
     Se détournant, elle s’accouda à la table et mit sa main devant ses yeux, il me sembla y voir briller des larmes.
     — Mon Dieu ! prononça-t-elle d’une voix presque indistincte.
     Cela devenait insupportable : dans un instant, j’allais tomber à ses pieds.
     — Ainsi, vous voyez vous-mêmes, dis-je d’une voix aussi ferme que j’en étais capable, et avec un sourire forcé, vous voyez vous-même que je ne peux pas vous épouser ; si même vous le désiriez maintenant, vous ne tarderiez pas à le regretter. Mon entretien avec votre mère m’a contraint à cette explication si franche et si brutale avec vous ; j’espère qu’elle est dans l’erreur : il vous est facile de la détromper. Vous voyez, je joue à vos yeux le rôle le plus pitoyable et le le plus vil, et je vais jusqu’à le reconnaître ; voilà tout ce que je puis faire pour vous. Je me résigne à accepter l’opinion que vous avez de moi, aussi mauvaise soit-elle. Vous voyez ma bassesse devant vous. N’est-ce pas que, 

même si vous m’avez aimé, à partir de maintenant vous me méprisez ?
     Elle se tourna vers moi, pâle comme le marbre, seuls ses yeux étincelaient, admirables.
     — Je vous hais, dit-elle.
     Je la remerciai, la saluai avec respect et sortis.
     Une heure plus tard, la troïka du courrier m’emportait hors de Kislovodsk.
     À quelques verstes d’Essentouki, je reconnus près de la route le cadavre de mon fougueux cheval ; la selle avait disparu – sans doute enlevée par un Cosaque de passage –, et deux corbeaux étaient sur son dos, à la place. Je détournai mon regard avec un soupir…
     Et maintenant, dans cette ennuyeuse forteresse, je me demande souvent, en repensant au passé, pourquoi je n’ai pas voulu m’engager sur cette voie que m’ouvrait le destin et où m’attendaient tant de joies paisibles  et la paix de l’âme… Non, je n’aurais pas pu me faire à ce sort ! Je suis comme un matelot né et ayant grandi sur le pont d’un brick corsaire ; son âme s’est habituée aux tempêtes et aux batailles, et, jeté sur le rivage, il s’ennuie et se languit, en dépit des invitations du bosquet ombreux et du soleil paisible qui brille pour lui ; il erre toute la journée sur le sable du rivage, prêtant l’oreille au murmure monotone des vagues qui déferlent, et regardant dans le lointain des brumes, pour tenter d’apercevoir, sur la ligne blanche qui sépare le gouffre bleu des nuées grises, la voile désirée, d’abord semblable à l’aile d’un goéland, mais se détachant peu à peu de l’écume des lames et, dans sa course régulière, se rapprochant de l’appontement désert…