jeudi 27 mai 2021

En chariot (Anton Tchékhov)

     Le récit parut le 21 décembre 1897 dans le journal Les Nouvelles russes. Il fut édité ensuite en janvier 1898 dans le recueil de bienfaisance « Aide fraternelle aux Arméniens frappés par le malheur en Turquie » :


https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacres_hamidiens


     Le texte fut écrit à Nice, comme les deux précédents – Le Petchénègue et Dans son coin natal –, fin octobre, puis en novembre, cette fois. Encore un récit « à trois sous », c’est du moins ce qu’écrivait Tchékhov à l’écrivaine Éléna Chavrovna. Il considérait déjà ses deux récits précédents comme des choses sans importance…


     Les considérations de l’auteur sur la misère des pédagogues et des soignants fut reprise par la critique sociale, quelques années plus tard. Tolstoï, quant à lui, y voyait « de la rhétorique », tout en appréciant hautement le pittoresque du récit.








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     On était sorti de la ville vers huit heures et demie du matin.


     La chaussée était sèche et un magnifique soleil d’avril chauffait fortement, mais il y avait encore de la neige dans les bois et les fossés. Si peu de temps auparavant, c’était encore l’hiver, un hiver méchant, long et ténébreux, le printemps était brusquement arrivé, mais Maria Vassilievna, présentement assise dans son chariot, ne voyait rien de neuf ou d’intéressant dans la tiédeur de l’air, pas plus que dans la langueur des bois clairsemés que réchauffait le souffle du printemps, ou dans les noires bandes d’oiseaux volant dans la campagne au-dessus des flaques énormes comme des lacs, ou encore dans le ciel merveilleux, d’une profondeur infinie, où l’on aurait peut-être trouvé grand plaisir à se perdre. Cela faisait treize ans qu’elle était institutrice, et, durant toutes ces années, elle s’était rendue un nombre incalculable de fois en ville pour toucher ses appointements ; et, que ce fût le printemps, comme maintenant, ou une soirée pluvieuse d’automne ou encore l’hiver, ça lui était bien égal, elle n’avait à chaque fois qu’une hâte : arriver au plus vite chez elle. 


     Elle avait l’impression de vivre dans ces contrées depuis fort longtemps, un siècle, et il lui semblait connaître chaque pierre et chaque arbre de la route menant de la ville à son école. C’était son passé et son présent, et elle ne pouvait s’imaginer d’autre avenir que l’école, le trajet jusqu’à la ville, le retour, de nouveau l’école, le trajet…


     Son ancien passé, avant qu’elle ne se fît institutrice, elle avait perdu l’habitude d’y repenser, elle l’avait presque oublié. Elle avait eu autrefois un père et une mère ; ils habitaient à Moscou, dans un grand appartement près de la Porte Rouge1, mais elle ne gardait de cette ancienne vie qu’un souvenir vague et flou, c’était comme un songe. Son père était mort quand elle avait dix ans, sa mère était morte peu après… Elle avait un frère officier avec qui, au début, elle correspondait, puis son frère avait perdu l’habitude de répondre à ses lettres, il avait cessé de lui écrire. Des vieilles affaires était seulement restée une photographie de sa mère, mais l’humidité régnant à l’école l’avait rendue terne, on ne distinguait plus à présent que les cheveux et les sourcils.


     Quand ils eurent parcouru trois verstes2, le vieux Sémione, qui menait le cheval, se retourna et dit :


     — En ville, on a arrêté un fonctionnaire. On l’a emmené. Paraît qu’il aurait tué à Moscou le maire Alexeïev3, avec l’aide d’Allemands.


     — Qui te l’a dit ?


     — On l’a lu dans les journaux, au cabaret, chez Ivan Ionov.


     Et ils gardèrent de nouveau le silence un long moment. Maria Vassilievna pensait à son école, aux examens qui auraient lieu bientôt, elle présentait quatre garçons et une fille. Et juste au moment où elle était en train d’y penser, elle fut dépassée par la calèche à quatre chevaux du propriétaire Khanov, celui-là même qui avait été examinateur dans son école l’année précédente. Arrivé à sa hauteur, il la reconnut et la salua..


     — Bonjour à vous ! dit-il. Vous rentrez chez vous ?


     Ce Khanov, un homme dans les quarante ans au visage défraîchi et à l’air veule,   commençait visiblement à vieillir, mais il était tout de même encore beau et plaisait aux femmes. Il habitait seul une grande propriété qui lui appartenait, n’avait jamais occupé aucun poste, et l’on disait à son sujet que, chez lui, il se contentait de faire les cent pas en sifflotant ou de jouer aux échecs avec son vieux valet4. On disait aussi qu’il buvait pas mal. Effectivement, l’année dernière, à l’examen, même les papiers qu’il avait apportés avec lui sentaient le parfum et le vin. Il était alors tout vêtu de neuf et avait beaucoup plu à Maria Vassilievna qui, assise à ses côtés,  se sentait fort troublée. Elle avait l’habitude d’avoir près d’elle des examinateurs froids et réfléchis, là où celui-ci ne se souvenait d’aucune prière, ne savait pas quelle question poser, s’était montré extrêmement poli et n’avait mis que des cinq5.


     — Je vais voir Bakvist, poursuivit-il à l’adresse de Maria Vassilievna, mais il paraît qu’il n’est pas chez lui ?


     On quitta la grand-route pour prendre un chemin vicinal, Khanov en tête et Sémione derrière lui. L’équipage de quatre chevaux suivait le chemin au pas, la lourde voiture s’extirpant difficilement de la boue. Sémione louvoyait, contournait le chemin tantôt en gravissant une butte, tantôt en passant par les prés, descendant souvent de son siège pour aller aider le cheval. Maria Vassilievna continuait à penser à son école, au problème qui serait posé lors de l’examen : serait-il facile, ou difficile ? Et elle était fâchée contre le bureau du zemstvo6, où la veille elle n’avait trouvé personne. Que de désordres ! Cela fait deux ans qu’elle demande le renvoi du gardien de l’école, qui ne fait rien, se montre grossier avec elle et bat les élèves, mais personne ne l’écoute ; il est difficile de trouver le président au bureau du zemstvo, et quand on arrive à mettre la main dessus, il vous dit, avec des larmes dans les yeux, qu’il n’a pas une minute ; l’inspecteur vient visiter l’école tous les trois ans et n’entend rien à son affaire, parce qu’il servait auparavant dans les taxes et a obtenu son poste par protection ; le conseil d’école se réunit très rarement, et on ne sait jamais où a lieu la réunion ; le curateur est un moujik inculte, le patron d’une tannerie, il est idiot, grossier et c’est un grand ami du gardien. Dieu seul sait à qui il faut s’adresser pour les attestations et les réclamations…


     « Il est beau, en effet » se dit-elle en jetant un coup d’œil à Khanov.


     Le chemin était de plus en plus mauvais… Ils entrèrent dans les bois. Là, il n’y avait plus moyen de prendre d’un côté ou de l’autre, les ornières étaient profondes et l’eau y coulait en gazouillant. Et des branches piquantes vous cinglaient la figure.


     — Que dites-vous du chemin ? demanda en riant Khanov.


     L’institutrice le regarda sans comprendre : que fait donc ici cet original ? À quoi peuvent lui servir, dans ce trou perdu, dans cette boue, dans cet ennui, son argent, son physique intéressant et son éducation raffinée ? Il ne perçoit ici aucun des avantages de la vie et se retrouve à suivre cet affreux chemin en allant au pas tout comme Sémione, et en subissant les mêmes incommodités. Pourquoi vivre ici, quand on a la possibilité d’habiter à Saint-Pétersbourg ou à l’étranger ? Et il semblerait que cela vaille la peine pour lui, homme riche, de faire de ce mauvais chemin une bonne route, pour de ne plus en souffrir et cesser de voir le désespoir peint sur les visages de Sémione et de son cocher à lui ; mais il se contente de rire, apparemment ça lui est égal, il n’a pas besoin d’une vie meilleure. Il est bon, doux et naïf, il ne comprenait pas la grossièreté de cette vie, tout comme, à l’examen, il ne connaissait pas les prières. Ses dépenses pour les écoles se limitent à leur fournir des globes terrestres, et il se croit sincèrement utile et se prend pour un éminent militant de la cause de l’instruction populaire. On en a bien besoin, de ses globes terrestres !


     — Tiens-toi, Vassilievna7 ! dit Sémione.


     Le chariot pencha fortement, il allait tomber d’un moment à l’autre ; quelque chose de lourd s’écroula sur les pieds de Maria Vassilievna : c’étaient ses emplettes. On escaladait une butte en suivant une pente raide, argileuse ; l’eau ruisselait bruyamment dans des fossés qui serpentaient, c’était comme si l’eau avait rongé la route : allez donc rouler là-dessus ! Les chevaux s’ébrouaient. Khanov descendit de sa calèche et marcha au bord du chemin dans son long pardessus. Il avait trop chaud.


     — Que dites-vous du chemin ? dit-il à nouveau, en se remettant à rire.


     — Et qui vous force à vous promener par un temps pareil ? dit rudement Sémione. Comme si vous pouviez pas rester chez vous !


     — C’est barbant, chez moi, grand-père. Je n’aime pas rester chez moi.


     À côté du vieux Sémione, il paraissait alerte et élancé, mais il y avait dans sa démarche quelque chose d’à peine perceptible qui signalait en lui un être déjà intoxiqué, affaibli et près de sa perte. Et au milieu de la forêt, soudain, il y eut comme une odeur de vin. Maria Vassilievna fut prise d’effroi et ressentit de la pitié pour cet homme en train de se perdre sans qu’on en sût la cause ou la raison, et il lui vint à l’idée que, étant sa femme ou sa sœur, elle aurait consacré toute sa vie, lui semblait-il, à le sauver. Être sa femme ? La vie est ainsi faite que lui vit tout seul dans une grande propriété tandis qu’elle vit toute seule dans un trou perdu, mais que la seule pensée de les rapprocher et de les rendre égaux semble absurde, impossible. Au fond, c’est toute la vie qui est ainsi faite, et les relations humaines sont tellement incompréhensibles qu’en y réfléchissant, l’angoisse vous prend, le cœur défaille.


     « Autre chose incompréhensible, se disait-elle, pourquoi Dieu donne-t-il cette beauté, cette gentillesse et ces bons yeux tristes à des gens faibles, malheureux, inutiles, pourquoi plaisent-ils tant ? »


     — Ici, nous allons prendre à droite, dit Khanov en remontant dans la calèche. Adieu ! Bonne journée !


     Elle se remit à penser à ses élèves, à l’examen, au gardien, au conseil d’école ; et, tandis que le vent apportait, sur la droite, le bruit de la calèche qui s’éloignait, ces pensées se mêlaient à d’autres. Elle avait envie de penser à de beaux yeux, à l’amour, à ce bonheur qui jamais ne serait…


     Être sa femme ? Le matin, il fait froid, il n’y a personne pour allumer les poêles, le gardien est allé on ne sait où ; les élèves sont arrivés dès l’aube, l’un après l’autre, en ramenant de la neige et de boue, ils font du bruit ; tout cela manque tellement de confort, d’agrément ! Son appartement de fonction ne comprend qu’une pièce, qui lui sert aussi de cuisine. Chaque jour, après le travail, elle a mal à la tête ; après le repas, c’est sous le cœur que ça la brûle. Il faut ramasser l’argent pour le bois de chauffage et pour le gardien auprès des élèves, et le donner au curateur, pour ensuite supplier ce dernier, ce moujik repu et impudent, de lui faire envoyer du bois, au nom du ciel ! La nuit, elle rêve d’examens, de moujiks, de congères. À vivre ainsi, elle a vieilli, elle a perdu de sa grâce, elle a enlaidi, elle est devenue gauche, maladroite, à croire qu’on lui a injecté du plomb, elle a peur de tout, en présence d’un membre du bureau du zemstvo ou du curateur de l’école, elle se lève et n’ose pas se rasseoir, et lorsqu’elle parle de l’un d’eux, c’est au pluriel8, avec déférence. Elle ne plaît à personne, et  sa vie s’écoule tristement, sans tendresse, sans la chaleur d’une amitié, sans relations intéressantes. Dans sa situation, que ce serait effrayant, de tomber amoureuse !


     — Tiens-toi, Vassilievna !


     Une nouvelle montée escarpée sur une butte…


     Elle est devenue institutrice par nécessité, sans ressentir la moindre vocation ; elle n’a jamais pensé à la vocation, ni à l’utilité de l’instruction, il lui a toujours semblé que le plus important, dans son activité, ce n’étaient ni les élèves ni l’instruction, mais les examens. Et quand aurait-elle le temps de penser à la vocation, à l’utilité de l’instruction ? Les maîtres d’école, les médecins pauvres, les aides-médecins9, pris par un travail énorme, n’ont même pas la consolation de se dire qu’ils sont au service du peuple et d’une idée, tant ils ont en permanence la tête pleine de pensées concernant le pain, le bois, les mauvaises routes et les maladies. Vie pénible, inintéressante, que supportaient seulement les chevaux de trait taciturnes dans le genre de Maria Vassilievna ; quant aux gens vifs, nerveux, impressionnables, ceux qui parlaient de leur vocation, qui se voyaient au service d’une idée, ils avaient tôt fait de s’épuiser et d’abandonner la partie.


     Pour passer au plus court et au plus sec, Sémione prenait tantôt par les prés, tantôt derrière les maisons ; mais ici, attention, les moujiks n’allaient pas le laissr passer, là c’était la terre du pope, qu’on ne pouvait traverser, et là Ivan Ionov avait acheté au seigneur un bout de terrain qu’il avait ceinturé d’un fossé. Il fallait sans cesse rebrousser chemin. 


     On arriva à Nijnié-Gorodichtché9. Près du cabaret, sur la terre fumée où se trouvait encore de la neige sous la couche de fumier, se trouvaient des chariots : on transportait des bonbonnes de vitriol. Le cabaret était rempli de monde, rien que des cochers, cela sentait la vodka, le tabac et la peau de mouton. De bruyantes conversations se tenaient, la porte à poulie claquait. Dans la boutique, derrière la cloison11, un accordéon n’arrêtait pas de jouer. Assise, Maria Vassilievna buvait du thé, alors qu’à la table voisine, des moujiks tout en sueur à cause du thé absorbé et de la touffeur du cabaret, buvaient de la vodka et de la bière. Un pêle-mêle de voix se croisaient en désordre.


     — Écoute un peu, Kouzma ! Quoi encore ? Bénis-nous, Seigneur ! Ivan Démentytch, je peux le faire pour toi ! Mon parent, regarde donc !


     Un moujik de petite taille, à la barbe noire et au visage grêlé, depuis longtemps ivre, s’étonna soudain de quelque chose et lâcha de vilains jurons.


     — Qu’as-tu à jurer, toi là-bas ? l’interpella avec irritation Sémione, assis loin à l’écart. Tu peux pas voir qu’y a une demoiselle ?


     — Une demoiselle… le singea quelqu’un dans un autre coin.


     — Corbeau de porcherie12 !


     — Nous n’avons rien dit, fit le petit moujik, décontenancé. Excusez. Partant, nous en prenons pour notre argent, et la demoiselle pour le sien…Bonjour à vous !


     — Bonjour, répondit l’institutrice.


     — Nous vous remercions du fond du cœur.


     Maria Vassilievna buvait son thé avec plaisir et se sentait devenir aussi rouge que les moujiks, elle repensait au bois, au gardien…


     — Attends, mon parent ! fit quelqu’un à la table voisine. C’est la maîtresse d’école de Viazovié… on la connaît ! Une bonne demoiselle.


     — Une femme comme il faut !


     La porte à poulie claquait tant et  plus, laissant entrer les uns et sortir les autres.  Maria Vassilievna restait assise et pensait toujours aux mêmes choses, tandis que l’accordéon, derrière la cloison, jouait sans trêve. Les taches de soleil sur le plancher montèrent sur le comptoir, puis sur le mur et enfin disparurent ; le soleil déclinait donc, il était midi passé. À la table voisine, les moujiks se préparèrent à reprendre la route. Un peu chancelant, le petit moujik s’approcha de Maria Vassilievna et lui tendit la main ; en le voyant, les autres lui tendirent aussi la main pour lui dire adieu, et ils sortirent l’un derrière l’autre, la porte à poulie grinçant et claquant neuf fois.


     — Prépare-toi, Vassilievna ! lui cria Sémione.


     Ils repartirent. Au pas, de nouveau.


       On a construit une école ici, dans leur Nijnié-Gorodichtché, y a pas bien longtemps, dit Sémione en se retournant. Ah, misère, que de péchés !


     — Quoi donc ?


     — Paraît que le président s’est mis mille roubles dans la poche, le curateur mille aussi, et le maître d’école cinq cents.


     — L’école tout entière ne coûte que mille roubles. Calomnier les gens, ce n’est pas bien, grand-père. Des sornettes, tout ça.


     — Je ne sais pas… Je dis ce que j’ai entendu dire.


     Mais il était évident que Sémione ne croyait pas l’institutrice. Les paysans ne la croyaient pas ; ils pensaient depuis toujours qu’elle était trop payée – vingt et un roubles par mois, là où cinq auraient bien suffi –, et qu’elle gardait pour elle la plus grande partie de ce qu’elle ramassait auprès des élèves pour le bois et le gardien. Le curateur pensait exactement comme tous les moujiks, et lui-même prélevait quelque chose sur le bois et recevait des moujiks, en cachette des autorités, de l’argent pour sa curatelle. 


     Dieu merci, on en avait fini avec la forêt, ce serait maintenant la plaine jusqu’à Viazovié. Et il ne restait que peu de chemin à faire : traverser la rivière, puis la voie ferrée, et on serait à Viazovié.


     — Par où passes-tu donc ? demanda Maria Vassilievna à Sémione. Prends à droite, par le pont.


     — Pourquoi donc ? Nous passerons bien ici. C’est pas bien profond.


     — Prends garde, le cheval pourrait se noyer.


     — Comment donc ?


     — Voilà Khanov qui passe sur le pont, dit Maria Vassilievna en apercevant de loin, sur la droite, la voiture à quatre chevaux. C’est bien lui, il me semble ?


     — Ou-oui. Il n’a pas dû trouver Bakvist. En voilà un corniaud, aie pitié de nous, Seigneur ! Pourquoi passer là-bas, par ici ça fait bien trois verstes de moins ?


     Ils approchèrent de la rivière. L’été, c’était un ruisseau de rien du tout qu’on traversait facilement à gué et qui se retrouvait habituellement à sec en août ; là, avec les grandes crues, c’était une rivière d’une largeur de six sagènes13, au cours rapide, au flot trouble et à l’eau froide ; on voyait des ornières sur la rive et au bord même de l’eau - des gens étaient donc passés ici.


     — Hue ! cria rageusement et avec inquiétude Sémione, agrippant fortement les rênes et agitant les coudes comme un oiseau bat des ailes. Hue !


     Le cheval entra dans l’eau jusqu’au ventre et s’arrêta ; mais tout de suite, bandant ses forces, il se remit à avancer, et Maria Vassilievna sentit aux jambes un froid coupant. 


     — Hue ! cria-t-elle aussi en se soulevant de son siège. Hue !


     Ils sortirent sur la berge.


     — Qu’est-ce que c’est que ça, Seigneur, marmonnait Sémione en arrangeant les harnais. Une vraie malédiction, ce zemstvo…


     Les caoutchoucs et les souliers de Maria Vassilievna étaient pleins d’eau, le bas de sa robe était trempé, de même que le bas de sa pelisse et l’une de ses manches, l’eau en dégoulinait ; le plus contrariant, c’était que le sucre et la farine fussent mouillés, de désespoir, Maria Vassilievna frappait dans ses mains en répétant :


     — Ah, Sémione, Sémione… Quel homme tu fais, vraiment !…


     Au passage à niveau, la barrière était baissée : le rapide sortait de la gare. Maria Vassilievna se tenait debout près du passage, attendant que le train passât et toute tremblante de froid. On apercevait déjà Viazovié - l’école avec son toit vert et l’église, dont les croix brillaient, réfléchissant le soleil du soir ; les fenêtres de la gare étincelaient elles aussi, et une fumée rose sortait de la locomotive… Elle avait l’impression de voir tout trembler de froid.


     Voilà que le train arrivait ; la vive lumière faisait miroiter les vitres des wagons comme les croix de l’église, on en avait mal aux yeux. Sur la plate-forme de l’un des wagons de première classe se tenait une dame que Maria Vassilievna observa fugitivement : sa mère ! Quelle ressemblance ! Sa mère avait la même chevelure magnifique, exactement le même front, la même façon d’incliner la tête. Pour la première fois en treize ans, elle se représenta vivement, avec une netteté stupéfiante, sa mère, son père, son frère, leur appartement de Moscou, l’aquarium avec les petits poissons, tout jusqu’au moindre détail, elle entendit soudain le son du piano, la voix de son père, elle se sentit comme à cette époque, jeune, belle, élégante, dans une pièce chaude et lumineuse, au milieu des siens ; elle fut brusquement envahie d’un sentiment de joie et de bonheur, de ravissement elle se prit la tête à deux mains et s’écria d’une voix tendre et suppliante :


     — Maman !


     Et elle se mit inexplicablement à pleurer. Juste à ce moment Khanov arrivait dans sa calèche à quatre chevaux et, en le voyant, elle imagina un bonheur qu’elle n’avait jamais connu et lui fit un sourire en le saluant de la tête, comme une égale et une intime, et il lui sembla voir dans le ciel, un peu partout aux fenêtres et sur les arbres, briller son bonheur et son triomphe. Ni son père ni sa mère n’étaient morts, elle n’avait jamais été institutrice, tout cela n’était qu’un long rêve, pénible et étrange, à présent elle se réveillait…


     — Monte, Vassilievna !


     Et tout disparut d’un seul coup. La barrière se levait lentement. Grelottante, engourdie par le froid, Maria Vassilievna remonta dans le chariot. La calèche à quatre chevaux traversa la voie, et Sémione la suivit. Le garde-barrière ôta son chapeau.


     — Voilà Viazovié. Nous y sommes.   

  



     





Notes    



  1. La Porte Rouge : ancienne porte solennelle datant du dix-huitième siècle, du côté de la place Lermontov, de nos jours. Il reste, en souvenir, une station de métro : https://fr.wikipedia.org/wiki/Krasnye_Vorota_(m%C3%A9tro_de_Moscou)
  2. La verste mesurait 1,1 km environ.
  3. Ce passage fut, par prudence, retiré des deux premières publications. Pédagogue et homme politique local très actif, Nikolaï Alexeïev avait été abattu en mars 1893 par un fou (selon Wikipedia). Le ministre de l’intérieur avait interdit en 1893 de donner des détails sur l’assassinat du maire.
  4. Il y a comme un souvenir d’Oblomov dans cette phrase.
  5. Les notes, en Russie, vont de 1 (nul) à 5 (excellent).
  6. Assemblée locale, élue au suffrage censitaire et dirigée par la noblesse du coin. Tchékhov avait travaillé comme coordinateur sanitaire pour le zemstvo de Mélikhovo. Il en parle très souvent.
  7. L’interpellation est moyennement polie.
  8. « Ils font ceci » pour parler de ce que fait une seule personne ; un peu l’analogue de la troisième personne (« Madame demande ») d’un domestique.
  9. Le feldscher est un infirmier aux fonctions étendues que l’auteur assassine souvent dans ses textes.
  10. Les Bas-Vestiges. On trouve deux villages portant ce nom ; il s’agit sans doute ici de celui qui est dans la région de Briansk.
  11. Le modèle est celui du café-épicerie.
  12. Les interpellations et interjections de cabaret sont très malaisées à traduire, et données ici sans garantie aucune.
  13. La sagène mesurait un peu plus de deux mètres, ce qui la fait souvent traduire en recourant à une vieille unité française, la toise, qui en était proche.

 

jeudi 20 mai 2021

Cherry-Brandy (Varlam Chalamov)

      Si l’on savait à peu près où – un camp de transit du côté de Vladivostok – était mort Ossip Mandelstam, un brouillard a longtemps entouré la date de sa mort. Ayant connu les lieux et reçu peut-être des témoignages, Varlam Chalamov s’est livré dans les années cinquante à une reconstitution en forme d’hommage au poète exécuté lentement par le régime. Voir par exemple à ce sujet  :

https://books.openedition.org/pur/40571?lang=fr


     Le titre « Cherry-Brandy » renvoie à un poème écrit par Mandelstam en 1931 et faisant allusion à une réunion amicale au Musée Zoologique de Moscou. Selon le témoignage de Nadiejda Mandelstam, l’expression signifiait, entre les proches du poète : « bêtises, fadaises » (d’après une note des traductrices Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson des Récits de la Kolyma pour les éditions Verdier).


     Autres références diverses :


     Le manuscrit du texte de V. Chalamov :
https://shalamov.ru/manuscripts/text/14/1.html


     Il existe de nombreuses traductions des poèmes d’Ossip Mandelstam, ainsi que de ses quelques textes en prose – ces dernières aux éditions Le bruit du temps, notamment ; quant aux premiers, on peut signaler les traductions de François Kérel chez Gallimard, ainsis que celles d’Henri Abril aux éditions Circé.


     Les œuvres complètes d’Ossip Mandelstam sont récemment parues dans une coédition Le Bruit du temps/La Dogana, dans une traduction de J.C. Schneider.


     Je signale également de fortes traductions de plusieurs poèmes de Mandelstam sur le blog de M. Delarche :

https://blogs.mediapart.fr/michel-delarche/blog/070521/le-siecle-de-mandelstam


     Sur Varlam Chalamov, dont le livre majeur, Récits de la Kolyma est un terrible joyau de la vaste littérature décrivant le Goulag soviétique :


https://fr.wikipedia.org/wiki/Varlam_Chalamov



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     Le poète se mourait. Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts exsangues et sales, leurs ongles longs et recourbés comme des cornets, reposaient sur sa poitrine sans se dérober au froid. Avant, il les fourrait sur son sein, sur son corps nu, mais il y restait trop peu de chair à présent. Ses moufles, on les lui avaient volées depuis longtemps ; le vol demandait juste du culot – on volait en plein jour. Le pâle soleil électrique, souillé par les mouches et enchâssé d’une grille métallique circulaire, était fixé en hauteur au plafond. Sa lumière tombait sur les jambes du poète : il était allongé comme dans un casier sur la rangée inférieure, dans la profondeur sombre des châlits superposés. De temps en temps, ses doigts remuaient, claquaient comme des castagnettes, tâtaient un bouton, une boutonnière, un trou dans son caban, chassaient une saleté et puis s’immobilisaient. Le poète était mourant depuis si longtemps qu’il avait cessé de comprendre qu’il se mourait. Une pensée simple et forte, douloureuse au point d’en être presque palpable se frayait parfois un chemin à travers son cerveau : on lui avait volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Et c’était une brûlure si effrayante qu’il était prêt à contester, à invectiver, à se battre, à rechercher, à prouver. Mais il n’en avait pas la force, et la pensée au sujet du pain s’affaiblissait… À l’instant, il pensait à autre chose, à ceci qu’il fallait faire traverser la mer à tout le monde, seulement le vapeur avait du retard, allez savoir pourquoi, et c’était bien qu’il fût là, lui. Et, de façon aussi fugitive et vacillante, il se mit à penser au gros grain de beauté que le planton du baraquement avait sur la figure. Il passait le plus clair de son temps à penser aux évènements qui occupaient sa vie ici. Les visions qu’il avait devant les yeux ne se rapportaient pas à son enfance, à sa jeunesse et à ses succès. Il avait passé sa vie à se hâter vers quelque but. C’était merveilleux, de ne pas avoir à se hâter, de pouvoir penser en prenant son temps. Et, sans se presser, il pensait à l’uniformité des mouvements qui précèdent la mort, au fait que les médecins avaient compris et décrit cela avant les artistes et les poètes. Chaque étudiant en médecine connaît le faciès hippocratique – le masque du moribond. Cette énigmatique monotonie des mouvements précédant la mort a donné l’occasion à Freud d’échafauder ses hypothèses les plus audacieuses. La fixité, la répétition, voilà le fondement indispensable à la science. Ce qu’il y a de non répétitif dans la mort, ce sont les poètes qui l’ont cherché, pas les médecins. Il était agréable de constater qu’il pouvait encore réfléchir. La nausée due à la faim, il en avait depuis longtemps l’habitude. Et tout était de même valeur : Hippocrate, le planton avec son grain de beauté et son ongle sale à lui.


     La vie entrait en lui et en ressortait, il se mourait. Mais la vie réapparaissait, ses yeux s’ouvraient, des pensées lui venaient. Seuls les désirs ne se montraient pas. Il avait longtemps vécu dans un monde où il fallait souvent ramener les gens à la vie – à l’aide de la respiration artificielle, et de glucose, de camphre et de caféine. Le mort revenait à la vie. Et pourquoi pas ? Il croyait à l’immortalité, à la véritable immortalité de l’homme. Il s’était souvent dit qu’aucune raison biologique ne s’opposait à ce que l’être humain vécût éternellement… La vieillesse n’était qu’une maladie curable, et sans cette tragique méprise durant jusqu’à présent, il pourrait vivre indéfiniment. Du moins, tant qu’il n’en serait pas las. Lui n’était pas du tout fatigué de vivre. Même maintenant, dans ce baraquement d’étape, le « transit », comme disaient affectueusement les habitants du coin. On y était au seuil de l’horreur, mais pas dans l’horreur. Il y régnait au contraire un esprit de liberté, tout le monde le sentait. Au-delà, c’était le camp, et en arrière, la prison. C’était un « monde en chemin », le poète le comprenait. 


     Il existait une autre voie vers l’immortalité – celle de Tiouttchev :


                              Heureux celui qui a rendu visite à ce monde

                              Aux moments où se décidait le destin de celui-ci !1


     Mais même s’il ne lui était pas donné, semblait-il, d’accéder à l’immortalité en tant qu’homme, qu’entité physique, il avait tout de même mérité l’immortalité du créateur. On l’appelait le premier poète russe du vingtième siècle, et il lui arrivait souvent de penser que c’était vrai. Il croyait à l’immortalité de ses vers. Il n’avait pas de disciples, mais depuis quand les poètes supportent-ils d’en avoir ? Il avait aussi écrit de la prose, de la mauvaise, des articles. Mais c’était seulement dans les vers qu’il avait trouvé des choses nouvelles pour la poésie, des choses importantes, il avait toujours eu cette impression. Sa vie passée tout entière était littérature, livre, conte, songe, seul le jour présent était la vie authentique.


     Tout cela, il ne le revendiquait pas, c’étaient ses pensées secrètes, profondément enfouies en lui. Il ne mettait pas de passion dans ces réflexions. L’indifférence s’était depuis longtemps emparée de lui. Tout cela n’était que bagatelles, « cavalcade de souris2 », en regard du méchant fardeau de la vie. Il s’étonnait lui-même : comment pouvait-il penser ainsi à ses vers, alors que tout était déjà décidé, il le savait fort bien, et mieux que personne ? À qui importait-il, ici, et de qui était-il l’égal3 ? Voilà pourquoi il était nécessaire de comprendre tout cela, et il avait attendu… et fini par comprendre.


     En ces instants où la vie revenait dans son corps et où ses yeux mi-clos et troubles se remettaient soudain à voir, ses paupières à tressaillir et ses doigts à remuer, lui revenaient aussi les pensées dont il n’avait pas idée que c’étaient ses dernières.


     La vie entrait d’elle-même en lui, comme une maîtresse despotique : sans qu’il l’eût appelée, elle entrait dans son corps, dans son cerveau, où elle pénétrait comme la poésie, comme l’inspiration. Et le sens de ce mot lui apparut pour la première fois dans sa plénitude. La poésie était la force créatrice qui le faisait vivre. C’était exactement cela. Il ne vivait pas pour les vers, il vivait par les vers.


     Il était à présent tellement évident, tellement palpable, que l’inspiration était la vie même ; avant de mourir, il lui était donné de comprendre que la vie, c’était l’inspiration, précisément l’inspiration.


     Et il se réjouissait qu’il lui eût été donné de comprendre cette vérité dernière.


     Le monde entier, dans sa totalité, pouvait se comparer aux vers : le travail, le bruit des sabots d’un cheval, une maison, un oiseau, un rocher, l’amour — la vie entière entrait facilement dans les vers et s’y installait à son aise. Et il devait en être ainsi, puisque la poésie était le Verbe.


     Même à cette heure, les strophes se levaient sans difficulté, l’une après l’autre, et, bien qu’il ne notât plus ses vers depuis longtemps, en étant incapable, les mots se levaient néanmoins, dans un rythme donné et à chaque fois extraordinaire. La rime partait en exploration, comme un instrument magnétique dépistant les mots et les idées. Chaque mot était une parcelle du monde faisant écho à la rime, et le monde entier passait en coup de vent, avec la rapidité d’une machine électronique. Tout criait : « Prends-moi ! Non, moi ! Il n’y avait pas à chercher, seulement à écarter. C’étaient comme si deux personnes se trouvaient là : l’une qui composait, lançant à la volée son toton, et l’autre, qui choisissait et de temps en temps arrêtait la machine lancée. Et, en voyant qu’il se dédoublait, le poète comprit qu’il composait là de vrais vers. Et qu’importait de ne pas les noter ? Écrire, publier, tout cela, c’était la vanité des vanités. Ce qui n’est pas enfanté de manière désintéressée n’est pas le meilleur. Le meilleur, c’est ce qui ne fut pas noté, ce qui fut composé et disparut, s’évanouissant sans laisser de trace, et seule cette joie de la création qu’il ressent et ne peut confondre avec nulle autre prouve qu’un poème fut composé, et qu’il était magnifique. Ne se trompe-t-il pas ? La joie qu’il éprouve à créer est-elle vraiment infaillible ?


     Il se souvint combien les derniers vers de Blok4 étaient mauvais, d’une telle faiblesse poétique, ce dont Blok, apparemment, ne s’était pas rendu compte.


     Le poète se contraignit à s’arrêter. C’était plus facile à faire ici qu’à Léningrad ou à Moscou.


     Il se prit sur le fait : depuis longtemps il n’avait plus réfléchi. La vie, de nouveau, se retirait de lui.


     Il resta étendu, immobile, de longues heures durant, avant d’apercevoir brusquement, non loin de lui, quelque chose dans le genre d’une cible de tir ou d’une carte géologique. La carte était muette, et il s’efforçait en vain de comprendre ce qu’elle représentait. Un bon moment s’écoula avant qu’il ne se rendît compte qu’il s’agissait de ses propres doigts. Aux extrémités de ses doigts, se voyaient encore les traces brunes de cigarettes de gros tabac tétées et fumées jusqu’au bout – sur les coussinets se détachait nettement un dessin dactyloscopique, comme le dessin d’un relief montagneux. C’était le même dessin sur chacun de ses dix doigts : de petits cercles concentriques analogues à ceux que l’on voit sur la coupe d’un arbre. Il se souvint qu’un jour, enfant, il avait été arrêté sur le boulevard par le Chinois de la blanchisserie située dans la cave de la maison où il avait grandi. Le Chinois  lui avait comme ça attrapé une main, puis l’autre, lles avait retournées paumes en l’air, et avait crié, tout excité, quelque chose dans sa langue. Il s’avéra qu’il avait déclaré que le garçon était chanceux, qu’il en portait les marques sûres. Cette marque de la fortune, le poète se l’était rappelée bien des fois, il y avait repensé notamment en publiant son premier recueil. À présent, il s’en souvenait sans ressentiment et sans ironie : tout lui était égal.


     Le plus important, c’était qu’il ne fût pas encore mort. Au fait, qu’est-ce que cela voulait dire : « il est mort en poète » ? Il devait y avoir quelque chose de naïvement enfantin dans cette mort. Ou quelque chose de voulu, de théâtral, comme pour Essénine ou Maïakovski5.


     « Il est mort en acteur », ça encore, on peut le comprendre. Mais mourir en poète ?


     Oui, il devinait en partie ce qui l’attendait. Pendant le transfert, il avait eu le temps de comprendre et de deviner beaucoup de choses. Et il se réjouissait, il se réjouissait silencieusement de sa faiblesse, et espérait mourir. Il se rappela une ancienne discussion de prisonniers : qu’est-ce qui était pire, qu’est-ce qui était plus effrayant, la prison ou le camp ? Personne n’avait d’idées claires là-dessus, les arguments étaient spéculatifs, mais un homme venant d’un camp et amené dans leur prison avait un sourire féroce. Il avait retenu à jamais le sourire de cet homme, au point de redouter d’y repenser.


     Voyez un peu comme il va bien rouler ceux qui l’ont amené ici, s’il meurt maintenant : d’une bonne dizaine d’années. Il avait été, quelques années auparavant, en relégation6, et se savait inscrit pour toujours sur les listes spéciales. Pour toujours ? Les échelles s’étaient déplacées, les mots avaient changé de sens.


     Il sentit de nouveau affluer en lui l’énergie, exactement comme une marée, lorsque la mer monte. Un flux de plusieurs heures. Ensuite, ce serait le reflux. Mais la mer ne s’éloigne pas de nous à jamais. Il se rétablirait encore.


     Soudain, il eut faim, mais il n’avait pas la force de bouger. Il se rappela lentement et péniblement qu’il avait donné aujourd’hui sa soupe à son voisin, et qu’il n’avait rien avalé depuis la veille, à part son quart d’eau bouillante. En dehors du pain, bien sûr. Mais le pain, cela faisait longtemps, très longtemps, qu’il avait été distribué; Et celui d’hier, on le lui avait volé. Quelqu’un avait encore assez de forces pour voler.


     Il resta étendu ainsi jusqu’au matin, calme et végétatif. La lumière électrique se fit légèrement plus jaune, et on apporta le pain sur de grands plateaux de contreplaqué, comme on le faisait tous les jours. 


     Mais il ne s’émouvait plus, ne cherchait plus des yeux le croûton, ne pleurait plus lorsque le croûton ne lui échoyait pas, ne se fourrait plus, de ses doigts tremblants, le morceau de pain dans la bouche, ce morceau qui y fondait en un instant, ses narines se gonflaient et il éprouvait de tout son être l’odeur et le goût du pain de seigle frais. Et le morceau de pain n’était déjà plus dans sa bouche, sans qu’il eût dégluti ou remué la mâchoire. Le pain avait fondu, il avait disparu, c’était un prodige – l’un des nombreux prodiges de cet endroit. Non, à présent, il ne s’émouvait plus. Mais lorsqu’on lui mit dans les mains sa ration pour la journée, il l’entoura de ses doigts exsangues et colla le pain contre sa bouche. Il mordait le pain de ses dents de scorbutique, ses gencives saignaient, ses dents branlaient, mais il ne sentait pas la douleur. Il pressait de toutes se forces le pain contre sa bouche, s’enfonçait le pain dans la bouche, le suçait, le déchirait et le grignotait…


     Ses voisins essayaient de le retenir :


     — Ne mange pas tout, tu en mangeras plus tard, ça vaut mieux, plus tard…


     Et le poète comprit. Il ouvrit grand les yeux, sans relâcher le pain ensanglanté que tenaient ses doigts sales.


     — Quand cela, plus tard ? articula-t-il clairement et distinctement. Et il referma les yeux.


     Au soir, il mourut.


     Mais on le raya des listes seulement deux jours plus tard : pleins de ressources, ses voisins touchèrent pendant quarante-huit heures la ration du mort, lors de la distribution de pain ; le mort levait la main comme une marionnette. Il mourut donc plus tôt que la date officielle de sa mort, détail de quelque importance pour ses futurs biographes.     


   



                                                                                                                                 1958





Notes


  1. Deux vers du poème Cicéron de Fiodor Tiouttchev.
  2. Expression devenue classique, tirée de vers de Pouchkine « écrits par une nuit d’insomnie ».     
  3. Allusion au poème de Mandelstam connue sous le titre « Le loup », recherché et confisqué par le NKVD lors de sa première arrestation, en mai 1934 (note trouvée dans l’édition Verdier des Récits de la Kolyma, traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson).
  4. Alexandre Blok, poète symboliste : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Blok
  5. Alcoolique et dépressif, Essénine s’est suicidé en 1925 de façon spectaculaire, s’entaillant les veines et se pendant. Dégoûté de ce qu’il était devenu (d’après le témoignage de Iouri Annekov), Maïakovski s’est tiré une balle dans le cœur en 1930.
  6. À Voroniej.