samedi 15 mai 2021

Dans son coin natal (Anton Tchékhov)

      Écrit en octobre 1897 à Nice, ce texte fut publié en novembre par le quotidien Les Nouvelles russes, quinze jours après Le Petchénègue, dont le texte avait pourtant été écrit juste après celui-ci, mais ce dernier semble avoir traîné en chemin, les hasards de la poste… Et l’auteur se plaignit de ne pas avoir pu corriger les deux textes, des échanges de télégrammes en attestent. De toute façon, Tchékhov tenait aussi bien Le Petchénègue que Dans son coin natal pour de petites choses sans importance… Après avoir écrit Les Moujiks à Mélikhovo, Tchékhov était parti se reposer en France, mais les hémoptysies continuaient. 


     D’après le témoignage de son frère cadet et biographe Mikhaïl Pavlovitch, Tchékhov s’inspirait du souvenir que lui avait laissé, une dizaine d’années plus tôt, alors qu’il effectuait le voyage qui nous donna La Steppe, la traversée du gros bourg ukrainien de Méjiritchi. 


     Autant que Le Petchénègue, ce récit fut diversement reçu ; un ancien camarade de la faculté de médecine de Moscou, le docteur Korobov, protesta contre le pessimisme s’en dégageant. Et le chirurgien Diakonov y voyait une « atmosphère oppressante ». Mais Maria Pavlovna, la sœur de Tchékhov, lui écrivit en décembre qu’on parlait de sa nouvelle à Moscou, et qu’on en disait du bien. Les critiques reconnaissaient volontiers que l’écrivain ne faisait que rendre certains aspects déplaisants de la vie. L’un d’eux voyait en Véra la nouvelle héroïne malheureuse et insatisfaite, rejoignant la galerie littéraire des femmes déçues ouverte en Russie avec la Tatiana de Pouchkine. Un autre remarqua assez finement qu’il arrivait à Tchékhov, usant de son arbitraire d’auteur, de placer un personnage de rêveur perdu au sein d’une société de brutes vivant uniquement pour satisfaire leurs intérêts animaux, rêveur condamné à perdre la partie sans vraie lutte… On peut ici remarquer que la triste résignation finale de Véra s’oppose à l’envolée optimiste du dernier texte achevé par Tchékhov six ans plus tard, La Fiancée.




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I


     La ligne de chemin de fer du Donets. Blanchissant, solitaire, dans la steppe, une triste gare silencieuse aux murs surchauffés par la canicule, sans ombre nulle part ni âme qui vive, semble-t-il. Le train qui vous a abandonné là est déjà reparti, on ne l’entend plus qu’à peine, voilà, c’est fini… Les abords de la gare sont déserts, et il n’y a pas d’autre équipage que le vôtre. Vous vous asseyez dans la calèche – ce qui est très agréable, au sortir du wagon –, et vous roulez en suivant une route dans la steppe, en voyant peu à peu s’ouvrir devant vous des paysages inconnus aux alentours de Moscou, immenses, infinis, à la monotonie ensorcelante. La steppe, la steppe et rien d’autre ; au loin, un vieux kourgane1 ou quelque moulin à vent ; des bœufs tirent un chariot de houille… Des oiseaux solitaires volent bas au-dessus de la plaine, et le mouvement régulier de leurs ailes incitent à la somnolence. Il fait très chaud. Une heure passe, puis une autre : toujours la steppe, la steppe avec le kourgane au loin. Votre cocher tient de longs discours inutiles en montrant souvent quelque chose sur le côté avec son fouet, l’âme devient sereine, on n’a plus envie de penser au passé…


     Une troïka2 était venue chercher Véra Ivanovna Kardine. Le cocher casa ses bagages et se mit à arranger le harnachement.


     — C’est tout comme autrefois, dit Véra en regardant autour d’elle. La dernière fois que je me suis retrouvée ici, il y a une dizaine d’années, j’étais encore une petite fille. Je me souviens, à l’époque, le vieux Boris était venu me chercher. Alors, il est toujours en vie ?


     Sans répondre, le cocher lui jeta un regard courroucé d’Ukrainien et grimpa sur son siège.


     Depuis la gare, il y avait une trentaine de verstes3 à parcourir, et Véra s’abandonna elle aussi au charme de la steppe, oublia le passé et ne pensa plus qu’à la liberté offerte par ces espaces si vastes ; belle, intelligente, vigoureuse et jeune comme elle l’était, à juste vingt-trois ans, seuls précisément cet espace et cette liberté avaient manqué à sa vie, jusqu’à présent. 


     La steppe, la steppe… Les chevaux courent, le soleil est toujours plus haut, il lui semble que, dans son enfance, la steppe, en juin, n’était pas si riche, si luxuriante ; les herbes sont en fleurs : vertes, jaunes, mauves ou blanches, et leur parfum s’exhale, en même temps qu’il monte de la terre surchauffée ; en chemin, on voit d’étranges oiseaux bleus… Véra a depuis longtemps perdu l’habitude de prier, mais la voici qui murmure en surmontant sa somnolence :


     « Seigneur, accorde-moi de me trouver bien, ici. »


     Son âme est sereine et pleine de douceur, elle a l’impression qu’elle consentirait à passer toute sa vie à rouler ainsi en regardant la steppe. Soudain surgit un profond ravin couvert de jeunes arbres, des chênes et des aulnes ; de l’humidité en sort : un ruisseau doit couler au fond de cette combe. Tout au bord du ravin, de ce côté-ci, un groupe de perdrix a pris bruyamment son envol. Véra se souvient qu’on venait autrefois se promener le soir vers ce ravin ; par conséquent, la propriété est toute proche ! Effectivement, les peupliers apparaissent au loin, ainsi que l’aire de battage ; sur le côté s’élève une fumée noire : on brûle de la vieille paille. Voilà la tante Dacha qui vient à sa rencontre, agitant son mouchoir ; le grand-père est sur la terrasse. Dieu, quelle joie !


     « Chérie ! Chérie ! criait la tante, comme en proie à une crise de nerfs. Elle est arrivée, notre vraie maîtresse ! Tu comprends, tu es notre maîtresse, notre reine ! Tout est à toi, ici ! Ma chérie, ma beauté, je ne suis pas ta tante mais ton humble esclave ! »


     Les seuls parents de Véra étaient son grand-père et sa tante ; sa mère était morte depuis longtemps, son père, un ingénieur, était mort trois mois plus tôt à Kazan où il était de passage en revenant de Sibérie. Le grand-père avait une grande barbe blanche, il était gros, rouge et asthmatique, il marchait le ventre en avant et en s’appuyant sur une canne. La tante, une dame d’environ quarante-deux ans, vêtue d’une robe à la mode avec de hautes manches et fortement pincée à la taille, se rajeunissait visiblement et voulait encore plaire ; elle marchait à petits pas, et cependant son dos tressaillait.


     « Tu vas nous aimer ? disait-elle en étreignant Véra. Tu n’es pas trop fière ? »


     Le grand-père l’ayant souhaité, on célébra un Te Deum de gratitude, puis on dîna longuement - et la nouvelle vie de Véra commença. On lui avait attribué la meilleure chambre, en y portant tous les tapis que contenait la maison et en y plaçant une quantité de fleurs ; et lorsque, le soir, elle se coucha dans son vaste lit  douillet et très moelleux et s’enveloppa dans la couverture de soie sentant le vieux linge défraîchi, elle rit de plaisir. La tante Dacha passa un instant lui souhaiter bonne nuit.


     — Tu es donc arrivée, Dieu soit loué, dit elle en s’asseyant sur le lit. Comme tu peux le voir, nous vivons très bien, nous n’avons besoin de rien de mieux. Seulement, voilà : ton grand-père va mal ! C’est malheureux, comme il va mal ! Il étouffe et commence à perdre la mémoire. Tu te souviens, la santé , la force qu’il avait ! C’était quelqu’un d’indomptable… Autrefois, pour peu qu’un serviteur lui ait déplu, le voilà qui bondissait et : « Vingt-cinq coups, et vivement ! Les verges ! » À présent, il s’est calmé, on ne l’entend pas. À vrai dire, les temps ont changé, ma chérie ; il est interdit de battre les gens. Bien sûr, à quoi bon les battre, mais il ne faut pas non plus leur lâcher la bride.


     — Ma tante, est-ce qu’on les bat encore maintenant ? demanda Véra.


     — L’intendant les bat parfois, moi non. Qu’on les laisse tranquilles ! Même ton grand-père, il lui arrive, par une vieille habitude, de brandir sa canne devant eux, mais c’est tout, il ne les bat pas. 


     La tante Dacha bâilla et fit un petit signe de croix devant sa bouche, puis contre son oreille droite.


     — La vie n’est pas ennuyeuse, ici ? demanda Véra.


     — Comment te dire ? Les hobereaux ont disparu, à présent, ils n’habitent plus là ; mais on a construit des usines, dans le coin, ma chérie, et par ici, les ingénieurs, les docteurs, les porions4, c’est une force ! On donne des spectacles et des concerts, bien sûr, mais surtout, tout le monde joue aux cartes. Et on vient nous voir. Nous avons souvent ici le docteur Néchtchapov, médecin d’usine, un si bel homme, si intéressant ! Il est tombé amoureux de ta photographie. Il y a eu un déclic en moi, je me suis dit que c’était le destin de ma Viérotchka5. Un homme jeune et beau, aisé, bref, un bon parti. Et toi, tu fais tout de même une excellente fiancée. Tu es de bonne famille, notre propriété est hypothéquée, mais elle n’en reste pas moins entretenue et en bon état ; j’en possède une part, mais tout te reviendra ; je suis ton esclave obéissante. Et feu mon frère, ton papa, t’a laissé quinze mille roubles… mais je vois que tu tombes de sommeil. Dors, mon enfant.


     Le lendemain, Véra se promena longuement non loin de la maison. Le jardin, ancien, sans agrément, dépourvu d’allées, malcommode et en pente, était complètement à l’abandon : à croire qu’il était en trop, à la propriété. Des couleuvres en grand nombre. Des huppes volaient sous les arbres en criant : « Ou-tou-tout ! », comme si elles voulaient vous faire penser à quelque chose. Il y avait une rivière en bas, couverte de roseaux, et au-delà, à une demi-verste de l’autre rive, on apercevait un village. Du jardin, Véra passa dans les champs ; regardant dans le lointain, songeant à sa nouvelle vie au nid familial, elle cherchait à saisir ce qui l’attendait. Ce vaste espace, cette belle sérénité de la steppe lui disaient que le bonheur était proche, peut-être même déjà là ; au fond, des milliers de gens eussent dit, à sa place : quel bonheur d’être jeune, en bonne santé, instruite, et de vivre dans une propriété qui vous appartient ! Et, en même temps, cette plaine sans fin et monotone, complètement déserte, l’effrayait, et par instants il lui semblait clair que ce paisible monstre vert allait engloutir sa vie et l’anéantir. Elle est jeune, élégante, elle aime la vie ; elle a fini ses études à l’Institut supérieur6, elle parle trois langues et a beaucoup lu, elle a voyagé avec son père : tout cela pour finalement s’installer dans un domaine perdu dans la steppe et tromper son ennui en allant du jardin aux champs et des champs au jardin, pour ensuite rester à la maison à écouter respirer le grand-père ? Mais que peut-elle faire ? Que faire d’autre ? Elle ne trouvait nulle réponse, et elle revint à la propriété en se disant qu’elle aurait du mal à être heureuse ici, et que voyager de la gare jusqu’ici était bien plus intéressant que d’y vivre.   


     Le docteur Néchtchapov arriva de son usine. Il était médecin mais, trois ans plus tôt, il avait pris des parts dans l’usine, devenant l’un des propriétaires ; à présent, tout en continuant à exercer, il ne considérait plus la médecine comme son activité principale. Son apparence était celle d’un brun bien bâti, au teint pâle, en gilet blanc ; il était difficile de savoir ce qu’il y avait dans sa tête et dans son cœur. En saluant la tante Dacha, il lui baisa les mains, et ensuite il passa son temps à bondir pour donner une chaise ou pour s’écarter, l’air très sérieux et gardant le silence ; quand il commençait à parler, étrangement, il n’y avait pas moyen  de vraiment entendre, ni de comprendre ce qu’il disait, bien que sa diction fût correcte et sa voix point trop basse.


     — Jouez-vous du piano ? demanda-t-il à Véra, et il bondit brusquement car elle venait de laisser tomber son mouchoir.


     Il resta de midi à minuit, toujours silencieux et déplaisant fort à Véra ; elle trouvait qu’un gilet blanc à la campagne, c’était une faute de goût, et que sa politesse raffinée, ses manières et son visage pâle et sérieux avec ses sourcils noirs étaient une pose ; elle avait aussi l’impression qu’il gardait le silence parce qu’il était borné. Lorsqu’il fut parti, la tante lui dit joyeusement :


     — Eh bien ? N’est-ce pas qu’il est charmant ?



II


     La tante Dacha s’occupait de la propriété. Fortement sanglée dans sa robe, faisant sonner les bracelets à ses poignets, elle allait de la cuisine à la grange et à l’étable à petits pas, son dos tressaillant ; et lorsqu’elle discutait avec l’intendant ou avec des moujiks, c’était toujours, étrangement, en mettant son pince-nez7. Le grand-père restait toujours assis à la même place, faisant une réussite ou somnolant. Au déjeuner et au dîner, il mangeait énormément ; on lui servait des plats du jour et d’autres de la veille, un reste de pâté en croûte datant de dimanche aussi bien que les salaisons pour les domestiques, il avalait tout avec avidité, et Véra gardait de chaque repas une telle impression qu’en voyant ensuite un troupeau de moutons qu’on poussait en avant, ou des sacs de farine que l’on ramenait du moulin, elle se disait : « Grand-père mangera cela. » Le plus souvent, il se taisait, plongé qu’il était dans la nourriture ou dans sa réussite ; mais parfois, à table, en jetant un coup d’œil à Véra, iil se laissait gagner par l’émotion et disait tendrement :


     — Ma seule petite-fille ! Viérotchka !


     Et des larmes brillaient dans ses yeux. Ou encore, brusquement, son visage s’empourprait, son cou gonflait et il regardait avec fureur les domestiques et demandait en frappant le plancher de sa canne :


     — Pourquoi ne me donne-t-on pas de raifort ?


     L’hiver, il menait une vie absolument sédentaire, l’été, il se faisait parfois conduire dans les champs pour jeter un coup d’œil à l’avoine et au foin, et, à son retour, brandissait sa canne en disant que sans lui, c’était partout le bazar.


     — Ton grand-père est de mauvaise humeur, chuchotait la tante Dacha. Maintenant, ça n’a plus d’importance, mais autrefois, Dieu nous en préserve, c’était : «  Vingt-cinq coups, et vivement ! Les verges ! »


     La tante se plaignait que tout le monde s’adonnait à la paresse, que personne ne faisait rien et que la propriété ne rapportait aucun revenu. Effectivement, il n’y avait aucune exploitation, d’aucune sorte ; on labourait et on semait bien un peu, juste par habitude, mais pour l’essentiel, on ne faisait rien, on vivait dans l’oisiveté. Cependant, toute la journée, on allait et venait, on faisait des calculs, on s’affairait ; dans la maison, on commençait à courir dès cinq heures du matin, et l’on entendait sans cesse des « sers-moi ci », « amène-moi ça », « dépêche-toi » et, vers le soir, les domestiques étaient régulièrement exténués. Les cuisinières et les femmes de chambre, la tante en changeait chaque semaine ; tantôt elle les congédiait pour immoralité, tantôt elles partaient d’elles-mêmes en disant qu’elles n’en pouvaient plus. Parmi ses paysannes8, personne ne venait se placer chez elle, il fallait embaucher des gens en provenance de coins éloignés. Une seule jeune fille de son village ne la quittait pas, Aliona, et elle restait parce que ses gages faisaient vivre toute sa famille, jeunes et vieux. Cette Aliona, petite, pâle et un peu niaise, passait sa journée à faire le ménage, à servir à table, à allumer les poêles, à coudre et à laver le linge, mais on avait toujours l’impression de la voir traîner bruyamment ses bottes dans toute la maison en gênant plus qu’autre chose ; la peur d’être congédiée et renvoyée chez elle lui faisait casser la vaisselle, celle-ci lui échappant souvent des mains, on le lui retenait surses gages et ensuite sa mère et sa grand-mère venaient se jeter aux pieds de la tante Dacha.


     Une fois par semaine au moins, on avait des invités. La tante allait voir Véra lui disait :


     — Tu devrais rester avec nos hôtes, autrement on te croira trop fière.


     Véra se montrait et restait des heures entières à jouer au wint 9 avec les invités, ou bien jouait du piano pour les faire danser ; toute joyeuse et essoufflée par les danses, la tante s’approchait d’elle et chuchotait :


     — Sois un peu plus gentille avec Maria Nikiforovna.


     À la Saint-Nicolas, le 6 décembre, il arriva une grande quantité d’invités, une trentaine, on joua au wint jusqu’à une heure avancée de la nuit et de nombreux invités restèrent dormir. Dès le matin, on se remit à jouer aux cartes, puis on déjeuna, et lorsque Véra, après le repas, revint dans sa chambre pour se reposer des conversations et de la tabagie, elle y retrouva des invités et faillit pleurer de désespoir. Lorsque, au soir, ils se disposèrent à rentrer chez eux, la joie de les voir partir lui fit dire :


     — Vous devriez rester encore un peu !


     Les invités la fatiguaient et la gênaient ; en même temps, et cela arrivait presque chaque jour, dès que le soir tombait, une envie de quitter la maison la prenait et elle partait en voiture voir des gens, à l’usine ou chez des propriétaires voisins ; et là, on jouait aux cartes ou aux gages, on dansait, on soupait… Les jeunes gens employés aux mines ou dans les usines chantaient parfois des airs ukrainiens, avec beaucoup d’allant. On se sentait triste en les écoutant. Ou alors, tout le monde se mettait dans une même pièce et là, dans l’obscurité, on parlait des mines, on évoquait les trésors autrefois enfouis dans la steppe, la Tombe-Saour10… Vers la fin, au beau milieu de la conversation, on entendait soudain : « Au-se-cours ! ». Un ivrogne, ou bien quelqu’un qui se faisait détrousser du côté des mines. Ou bien le vent se mettait à hurler dans le tuyau des poêles, les volets claquaient, puis on entendait un peu plus tard la cloche de l’église sonner l’alarme pour annoncer une tempête de neige.


     Lors de toutes les soirées, de tous les pique-niques et de tous les grands repas, la tante Dacha était invariablement la femme la plus intéressante, et le docteur Nechtchapov l’homme le plus intéressant. Dans les usines et les propriétés, on lisait très peu, on ne jouait que des marches ou des polkas, et la jeunesse discutait à tout bout de champ, avec fièvre, de choses qu’elle ne comprenait pas, tout cela restait très sommaire. On discutait à haute voix et avec ardeur mais, curieusement, Véra n’avait jamais rencontré ailleurs des gens aussi indifférents et aussi insouciants. Ils ne paraissaient avoir ni patrie, ni religion, ni aucun intérêt pour la chose publique. Lorsqu’on parlait de littérature ou de questions abstraites, le visage de Nechtchapov montrait un total manque d’intérêt, on voyait que, depuis très longtemps, il ne lisait plus rien, et qu’il n’était pas désireux de se mettre à lire. Il était là, sérieux, sans expression, tel un portrait maladroitement peint, toujours en gilet blanc, silencieux comme à l’accoutumée, énigmatique ; mais les dames et les demoiselles le trouvaient intéressant, elles étaient enchantées de ses manières et enviaient Véra, qui lui plaisait visiblement beaucoup. Et à chaque fois, Véra revenait mécontente et se promettait de rester chez elle ; mais une journée s’écoulait, le soir arrivait et elle filait de nouveau à l’usine, et ainsi presque tout l’hiver.


     Elle faisait venir des livres et s’abonnait à des revues, elle lisait dans sa chambre. Elle lisait la nuit, couchée dans son lit. Lorsque la pendule, dans le couloir, sonnait deux ou trois heures et qu’elle commençait à avoir les tempes douloureuses à force de lire, elle s’asseyait dans le lit et réfléchissait. Que faire ? Que pouvait-elle faire ? Maudite question qui l’obsédait, et à laquelle elle avait depuis longtemps préparé bien des réponses, sans en avoir une seule, au fond. 


     Oh, comme ce doit être noble, saint et pittoresque de servir le peuple, d’alléger ses souffrances, de l’éclairer. Mais elle, Véra, ne connaît pas le peuple. Et comment aller au peuple ? Il lui reste étranger, ne l’intéresse pas ; elle ne supporte pas l’odeur forte des izbas, les jurons de cabaret, les enfants sales, les discussions de bonnes femmes au sujet des maladies. Aller geler dans les congères, puis rester dans une izba étouffante, à donner des leçons à des enfants qu’on n’aime pas – merci, plutôt mourir ! Et qu’elle fasse la classe aux enfants des moujiks alors que sa tante Dacha perçoit un revenu des cabarets et inflige des amendes à ces mêmes moujiks, ce serait une drôle de comédie ! Combien y avait-il de discussions à propos d’écoles et de bibliothèques rurales, de l’éducation populaire, seulement si tous ces ingénieurs de sa connaissance, tous ces industriels et toutes ces dames, au lieu d’être des hypocrites, croyaient vraiment à la nécessité de l’instruction, ils ne verseraient pas quinze roubles par mois aux instituteurs comme ils le font à présent, ils ne les feraient pas mourir de faim. Les écoles comme les conversations sur l’ignorance servaient juste à endormir leur conscience, car c’est une honte de posséder cinq ou dix mille déciatines11 de terre et de rester indifférent vis-à-vis du peuple. Par exemple, les dames parlaient de la bonté du docteur Nechtchapov, qui avait fait construire une école à côté de l’usine. Oui, il avait fait bâtir une école avec d’anciens matériaux de l’usine, pour quelque huit cent roubles, on lui avait chanté « Longue vie » lors de la consécration de l’école, mais il était bien certain qu’il ne rendrait pas ses parts dans l’usine, et il était tout aussi certain qu’il ne lui venait pas à l’idée que les moujiks étaient des êtres humains comme lui, qui avaient également besoin d’aller s’instruire dans les universités, et pas seulement dans ces pauvres écoles d’usine12. 


     Et Véra est en rage contre elle-même et contre tout le monde. Elle reprend son livre et veut lire, mais peu après, elle se rassoit et recommence à réfléchir. Devenir médecin ? Mais il faut pour cela passer un examen de latin13, en outre elle éprouve une aversion insurmontable envers les cadavres et les maladies. Ce serait bien de devenir mécanicien, juge, capitaine ou savant, de faire quelque chose absorbant toutes ses forces, tant physiques que morales, pour être bien fatiguée et dormir sur ses deux oreilles, la nuit ; consacrer sa vie à quelque chose faisant de vous quelqu’un d’intéressant, plaisant aux gens intéressants, aimer, avoir sa propre famille… Mais que faire ? Par quoi commencer ?


     Un dimanche pendant le Grand Carême14, la tante vint dans sa chambre tôt le matin, pour prendre son parapluie. Assise dans son lit, la tête dans les mains, Véra réfléchissait.


     — Tu devrais venir à l’église, ma chérie, dit la tante, autrement on va penser que tu n’es pas croyante.


     Véra ne répondit rien.


     — Je vois que tu t’ennuies, ma pauvrette, dit la tante en s’agenouillant devant le lit – elle adorait Véra. Avoue que tu t’ennuies ?


     — Beaucoup.


     — Ma beauté, ma reine, je suis ton esclave docile, je ne désire que ton bien et ton bonheur… Dis-moi, pourquoi ne veux-tu pas épouser Nechtchapov ? Qui d’autre te faut-il, mon enfant ? Excuse-moi, ma chérie, il ne faut pas soupeser les gens comme ça, nous ne sommes pas des princes… Le temps passe, tu n’as plus dix-sept ans…Je ne te comprends pas ! Il t’aime, il t’idolâtre !


     — Ah seigneur, fit Véra, mécontente, comment le saurais-je ? Il se tait, il ne dit jamais un mot.


     — Tu l’intimides, ma chérie… Si jamais tu allais lui refuser ta main !


     Et quand sa tante fut partie, Véra se tint au milieu de sa chambre, ne sachant si elle devait s’habiller ou se recoucher. Son lit la dégoûtait, en regardant par la fenêtre on voyait les arbres nus, la neige grise, de répugnants choucas, des porcs que le grand-père mangerait…


     « En effet, se dit-elle, pourquoi ne pas se marier ? »



III


     Pendant deux jours, la tante se promena le visage éploré et abondamment poudré, et, à table, elle ne faisait que soupirer et regarder l’icône. Il n’y avait pas moyen de savoir d’où lui venait ce chagrin. Elle se décida enfin, entra chez Véra et dit d’un air détaché :


     — Écoute, mon enfant, il faut payer les intérêts à la banque, et le fermier ne nous verse rien. Permets-moi de les prendre sur les quinze mille roubles que ton papa t’a laissés.


     Puis, le lendemain, la tante passa la journée au jardin à faire des confitures de cerises. Les joues rougies par le feu, Aliona ne faisait que courir, tantôt au jardin, tantôt à la cave ou dans la maison. À voir la tante préparer ses confitures, le visage grave comme si elle célébrait un culte, ses manches courtes découvrant ses petits bras robustes de despote, tandis que courait sans cesse la servante, se mettant en quatre pour des confitures dont elle ne verrait pas la couleur, on éprouvait à chaque fois une véritable souffrance…


     Une odeur brûlante de cerise emplissait le jardin. Le soleil était déjà couché, on avait déjà emporté le réchaud, mais cette odeur agréable et douceâtre restait dans l’air. Assise sur un banc, Véra regardait le nouvel ouvrier, un jeune soldat de passage, tracer des allées selon ses instructions. Il coupait des mottes de gazon avec sa pelle et les jetait dans une brouette.


     — Et où servais-tu ? Lui demanda-t-elle.


     — À Berdiansk15.


     — Et maintenant, tu vas où ? Tu rentres chez toi ?


     — Négatif, répondit l’ouvrier. Je n’ai pas de chez moi.


     — Mais où es-tu né, où as-tu grandi ?


     — Dans la province d’Orel. Avant l’armée, je vivais avec ma mère, chez mon beau-père ; ma mère était la patronne, on la respectait et j’avais de quoi manger. Mais au service, j’ai reçu une lettre : ma mère était morte… Rentrer là-bas, ça ne me dit trop rien, à présent. Ce n’est pas mon père, donc ce n’est pas chez moi.


     — Et ton père est mort ?


     — Je ne peux pas le savoir. Je suis un enfant naturel.


     À ce moment, la tante se montra à la fenêtre et dit :


     —  Il ne faut pas parler aux gens16. 


     Et, s’adressant au soldat :


     — Va à la cuisine, mon ami. Tu y raconteras tes aventures.


     Puis ce fut, comme la veille et comme toujours, le dîner, la lecture, l’insomnie nocturne et les pensées interminables toujours sur le même sujet. Le soleil se levait à trois heures. Aliona s’activait déjà le couloir, cependant que Véra, qui ne dormait toujours pas, s’efforçait de lire. On entendait le grincement de la brouette : le nouvel ouvrier était dans le jardin… Véra s’assit devant la fenêtre avec son livre et regarda en somnolant le soldat lui préparer ses allées, cela l’occupa. Les allées étaient égales comme un ceinturon, lisses, et l’on se laissait gaiement aller à les imaginer couvertes de sable jaune.


     À cinq heures passées, elle aperçut sa tante, en robe de chambre rose et en papillotes. Sortie sur le perron, elle resta silencieuse trois minutes, puis dit au soldat :


     — Prends ton passeport et va-t-en, que Dieu te garde. Je ne puis garder chez moi d’enfants illégitimes.


     La colère tomba lourdement comme une pierre dans la poitrine de Véra. Indignée contre sa tante, elle la détestait ; elle en avait assez, de sa tante, plus qu’assez, elle l’écœurait… Mais que faire ? Lui clouer grossièrement le bec, lui dire ses quatre vérités ? Mais ça servirait à quoi ? En admettant qu’elle se bagarre avec elle, qu’elle l’écarte et la rende inoffensive, qu’elle fasse en sorte que le grand-père cesse de brandir sa canne – ça servirait à quoi ? Ce serait comme tuer une souris ou un serpent dans la steppe sans fin. Les espaces immenses, les longs hivers, la vie monotone et ennuyeuse font naître un sentiment d’impuissance, la situation paraît désespérée, on n’a plus envie de faire quoi que ce soit, tout est inutile.


     Aliona entra, elle s’inclina très bas devant Véra et se mit à sortir les fauteuils pour les battre et les dépoussiérer.


     — En voilà une heure pour faire le ménage ! dit Véra, mécontente. Va-t-en !


     Aliona fut désemparée, la peur l’empêchait de comprendre ce qu’on voulait d’elle et elle se dépêcha de ranger le dessus de la commode.


     — On te dit de t’en aller ! cria Véra, devenant une statue de glace ; elle n’avait jamais éprouvé un sentiment aussi pénible. Va-t-en !


     Aliona émit une sorte de gémissement d’oiseau et une montre en or lui échappa des mains et tomba sur le tapis.


     — Fiche-moi le camp ! cria Véra d’une voix autre que la sienne, faisant de petits bonds et tremblant de tout son corps. Chassez-la, elle m’épuise ! continua-t-elle en suivant Aliona dans le couloir et en trépignant. Ouste ! Les verges ! Fouettez-la !


     Et soudain elle reprit ses esprits et s’élança à toutes jambes au-dehors comme elle était, non peignée, non lavée, en robe de chambre et en pantoufles. Elle atteignit en courant le ravin bien connu et s’y cacha dans un buisson de prunelliers, pour ne voir personne et que personne ne la vît. Étendue immobile dans l’herbe, elle ne pleurait pas, n’avait pas peur ; observant le ciel sans ciller, elle réfléchissait froidement et lucidement à ce qui venait de se produire, quelque chose qu’on ne peut, de toute sa vie, ni oublier ni se pardonner.


     « Non, ça suffit, ça suffit ! se disait-elle. Il est temps de se prendre en main, autrement tout cela ne finira pas… Assez ! »


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     À midi, le docteur Nechtchapov traversa le ravin en voiture en se rendant à la propriété. Elle l’aperçut et prit vite la décision d’entamer une nouvelle vie, de s’y obliger, et cette décision l’apaisa. Suivant des yeux la silhouette bien proportionnée du docteur, elle dit, comme pour adoucir la sévérité de sa décision :


     « C’est un brave homme… On arrivera bien à vivre. »


     Elle revint à la maison. Pendant qu’elle s’habillait, la tante Dacha entra dans sa chambre et dit :


     — Ma chérie, Aliona t’a dérangée, je l’ai renvoyée au village. Sa mère l’a battue comme plâtre et elle est venue pleurer ici…


     — Ma tante, dit rapidement Véra, j’épouse le docteur Nechtchapov. Seulement, parlez-lui, vous… Moi, je ne peux pas…


     Et elle repartit dans les champs. Ayant marché droit devant elle, au hasard, elle décida qu’une fois mariée, elle s’occuperait de sa propriété, qu’elle donnerait des soins et des leçons, qu’elle ferait tout ce que font les femmes de son milieu ; et cette contrariété permanente qui la faisait être mécontente d’elle et des gens, cette série d’erreurs grossières qu’on a sous les yeux, comme une montagne, quand on se retourne sur son passé, elle les tiendrait pour sa vraie vie, pour le sort qui lui était échu, et elle n’en attendrait pas de meilleur… En effet, il n’y en a pas de meilleur ! La nature exquise, les rêves et la musique disent une chose, mais la vraie vie en dit une autre. Manifestement, le bonheur et la vérité existent quelque part, hors de la vie… Il ne faut pas vivre, il faut se fondre dans cette steppe luxuriante, infinie et indifférente comme l’éternité, avec ses fleurs, ses kourganes et ses lointains, et alors tout ira bien…


     Un mois plus tard, Véra habitait à l’usine.    


       


    




Notes


  1. Tumulus d’une sépulture non chrétienne. L’auteur reprend en quelques lignes ce qu’il avait évoqué plus longuement dans La Steppe, une petite dizaine d’années plus tôt.
  2. Attelage de trois chevaux.
  3. La verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  4. Et non pas « les pions », étrange coquille trouvée dans la Pléiade…
  5. Je garde Véra, écriture ordinaire de ve prénom, mais il se prononce Viéra. Viérotchka en est bien sûr un diminutif affectueux. 
  6. Remplaçait l’Université pour les femmes.
  7. En français dans le texte.
  8. Le servage a été aboli en 1861, mais tous les paysans n’ont pas pu racheter leur bout de terre…
  9. Jeu de cartes apparenté au whist, souvent rencontré chez Tchékhov et Tolstoï.
  10. Tumulus au sommet d’une colline du Donets. Remplacé ultérieurement par un monument commémorant les soldats tombés pendant la « Grande Guerre Patriotique ». Ce monument fut détruit par les canonnades de la guerre récente à l’est de l’Ukraine…
  11. La déciatine faisait un peu plus d’un hectare.
  12. On a déjà pu lire cette argumentation dans La Maison à la mezzanine, qui date de l ‘année précédente :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/120720/la-maison-la-mezzanine-anton-tchekhov
  13. Les diagnostics se rédigeaient encore en latin, ce qui préservait la tranquillité des soignants. On retrouve cela un bon demi-siècle plus tard dans Le pavillon des cancéreux de Soljénitsyne.
  14. Avant Pâques.
  15. https://fr.wikipedia.org/wiki/Berdiansk
  16. Aux gens, c’est-à-dire aux domestiques. Transcrit du français dans le texte.

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