vendredi 26 mars 2021

Le registre des réclamations (Anton Tchékhov)

     Ce texte parut dans l’hebdomadaire humoristique Fragments en mars 1884. Il était signé A. Tchékhontié, nom de plume du Tchékhov débutant. Il reflétait, d’après Maria Pavlovna, la sœur de l’écrivain, des observations personnelles de Tchékhov en chemin de fer. Le texte fut très apprécié. Tchékhov resta longtemps pour le public, d’après la notice de l’édition intégrale de ses œuvres en trente volumes, comme l’auteur de La partie de Wint et du Registre des réclamations. C’était deux ans avant qu’il ne reçût une lettre l’encourageant à ne pas gâcher son talent dans des broutilles, celle que lui adressa Dmitri Grigorovitch…









     Ce registre est déposé à la gare, dans un bureau spécialement fait pour lui. C’est le « gendarme de la gare » qui en conserve la clé, ce qui est parfaitement inutile puisque le bureau n’est jamais fermé. Ouvrez le registre, voici ce que vous lirez :


     « Cher Monsieur ! Essai de plume ? »


     En-dessous, le dessin d’une trogne à long nez et à petites cornes. On lit en-dessous :


     « Tu es l’image, moi le portrait, tu es une bourrique, pas moi. Je suis ta gueule. »


     « En approchant de cette gare, alors que je regardais le paysage par la fenêtre, mon chapeau s’est envolé. I. Iarmonkine. »


     « Je ne sais pas qui a écrit ça, mais l’idiot qui le lit, c’est moi. »


     « Un souvenir de Kolovroïev, chef du bureau des réclamations. »


     «  Je porte plainte contre le chef de train Koutchine pour la façon grossière dont il a traité ma femme. Mon épouse ne faisait aucun tapage, elle s’efforçait au contraire de faire régner le calme. Et je porte aussi plainte contre le gendarme Kliatvine qui m’a brutalement attrapé par l’épaule. Je loge dans la propriété d’Andréï Ivanovitch Ichtcheïev, qui connaît ma conduite. Samoloutchev, commis. »


     « Nikandrov est socialiste ! »


     « Encore sous le coup d’un acte révoltant… (barré). En traversant cette gare, j’ai été profondément indigné par ce qui suit… (barré). Voici la chose révoltante qui s’est produite sous mes yeux et peint de vives couleurs ce qui se passe sur nos lignes de chemin de fer… (la suite est barrée, sauf la signature). Alexeï Zoudiev, élève de septième1 au lycée de Koursk. »


     En attendant le départ de mon train, j’ai étudié la physionomie du chef de gare, qui ne m’a pas plu du tout. Je le déclare aux voyageurs de la ligne. Un estivant qui ne désespère pas. »


     « Je sais qui a écrit cela. C’est M. D. »


     « Messieurs ! Tieltsovski est un tricheur ! »


     « La femme du gendarme est allée hier de l’autre côté de la rivière avec le buffetier Kostka. Que tout aille bien. Ne t’afflige pas, gendarme. »


     « Étant affamé, je n’ai pu trouver, lors d’un arrêt dans cette gare, de quoi faire maigre. Le diacre Doukhov. »


     « Bouffe ce qu’on te donne ! »


     « Celui qui trouvera un étui en cigarettes en cuir est prié de le donner à Andréï Iégorytch, à la caisse. »


     « Puisqu’on m’a renvoyé sous prétexte que je serais un ivrogne, je déclare que vous êtes tous des escrocs et des voleurs. Le télégraphiste Kosmodémianski. »


     « Que la vertu vous embellisse ! »


     « Ma petite Katia, je vous aime à la folie ! »


     « Prière de ne pas écrire dans le registre des choses sans rapport avec le service. Pour le chef de gare, le septième Ivanov. »


     « Tu as beau être le septième, tu es un imbécile. »




Notes



     1. Les classes sont numérotées par ordre croissant, en Russie.

lundi 22 mars 2021

Iermolaï et la meunière (Ivan Tourguéniev)

    Voici le deuxième des Récits d’un chasseur, publié en 1847, suivi d’autres formant le premier cycle dont le recueil fut publié en 1852 et complété ultérieurement par les Nouveaux récits d’un chasseur, pour une édition complète en 1874. Comme on pourra s’en rendre compte, ces Récits contiennent une violente charge de Tourguéniev contre le servage, le droit seigneurial, qu’il détestait.





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     Un soir, je suis allé  guetter la bécasse à l’affût avec le chasseur Iermolaï. Mais peut-être que mes lecteurs ne savent pas tous en quoi consiste cette chasse. Alors, écoutez, messieurs.


     Un quart d’heure avant le coucher du soleil, au printemps, vous entrez dans le bois avec un fusil, mais sans chien. Vous vous cherchez un coin vers l’orée du bois en regardant bien autour de vous, vous vérifiez l’amorce de votre arme, échangez un regard avec votre compagnon. Le quart d’heure s’est écoulé. Le soleil s’est couché, mais il fait encore jour dans le bois ; l’air est pur et transparent ; les oiseaux gazouillent, bavards ; l’herbe nouvelle luit joyeusement, avec un éclat d’émeraude… Vous attendez. Le bois, dans ses profondeurs, s’obscurcit peu à peu ; la lueur écarlate du crépuscule glisse lentement sur les racines et les troncs des arbres, s’élève de plus en plus, passe des branches basses et presque dénudées aux cimes immobiles et presque assoupies… Voilà qu’elles s’assombrissent à leur tour ; la rougeur du ciel vire au bleu foncé. L’odeur du bois se fait plus forte, accompagnée d’une légère moiteur ; le vent, autour de vous, tombe. Les oiseaux s’endorment, pas tous à la fois, une espèce après l’autre : les pinsons se sont tus, suivis peu après par les rouges-gorges, puis c’est le tour des bruants. Il fait de plus en plus sombre dans le bois. Les arbres se fondent en de grandes masses toujours plus noires ; les premières petites étoiles s’allument timidement dans le ciel bleu foncé. Les oiseaux dorment tous. Seuls les rouges-queues et les petits pics poussent encore quelques sifflements ensommeillés… Voici qu’ils se taisent eux aussi. La voix sonore d’un pouillot a retenti encore une fois au-dessus de nous ; un loriot a quelque part poussé un cri plaintif, le rossignol s’est fait entendre une première fois. Vous vous morfondez dans l’attente, et soudain – mais seuls les chasseurs me comprendront – un croassement et un sifflement d’un genre particulier résonnent dans le profond silence et l’on entend le battement régulier d’ailes rapides, et une bécasse, inclinant gracieusement son long bec en sortant de l’obscurité d’un bouleau, vole à la rencontre de votre coup de fusil..


     Voilà ce que c’est, « guetter la bécasse à l’affût » .


     Nous sommes donc allés, Iermolaï et moi, nous mettre à l’affût ; mais pardonnez-moi, messieurs : je dois d’abord vous présenter Iermolaï.


     Figurez-vous un homme de quarante-cinq ans, grand, maigre, au nez long et fin, au front étroit, aux petits yeux gris, aux cheveux ébouriffés et aux grosses lèvres narquoises. Été comme hiver, il portait un cafetan de nankin jaunâtre à la coupe allemande mais avec une ceinture, un ample pantalon bleu et un bonnet d’astrakan dont lui avait fait cadeau un propriétaire ruiné d’humeur joyeuse. Il avait deux sacs attachés à sa ceinture, l’un sur le devant, habilement partagé en deux compartiments, l’un pour la poudre et l’autre pour le plomb, et l’autre par-derrière, pour le gibier ; il tirait ses bourres de son propre bonnet, visiblement inépuisable. Avec l’argent que lui procurait la vente du gibier, il aurait facilement pu s’acheter une cartouchière et une besace, mais une pareille acquisition  ne lui vint même pas à l’idée, il continuait à charger son fusil comme par le passé, étonnant ceux qui le voyaient faire par l’adresse avec laquelle il évitait le double risque de répandre à terre le plomb et la poudre, ou de les mélanger. Son fusil était à canon simple, à silex, ayant en outre la mauvaise habitude de reculer fortement, moyennant quoi Iermolaï avait en permanence la joue droite plus gonflée que la gauche. Comment il pouvait, avec un fusil pareil, atteindre sa cible était dur à imaginer, même aux plus malins, toujours est-il qu’il faisait mouche. Il avait un chien couchant baptisé Valetka, créature fort étonnante. Iermolaï ne lui donnait rien à manger. « Vais-je me mettre à nourrir un chien, raisonnait-il, un chien c’est intelligent, il trouvera lui-même sa pitance. » Et en effet Valetka survivait, et il vécut longtemps, même si son extraordinaire maigreur frappait le passant le plus indifférent ; en dépit de sa situation misérable, il ne disparaissait jamais et ne manifestait nullement le désir de quitter son maître. Une fois, dans ses jeunes années, il s’absenta deux jours, une histoire d’amour ; mais cette lubie le quitta bientôt. Le plus remarquable, chez Valetka, était son incompréhensible indifférence à toute chose… S’il ne s’agissait pas d’un chien, je parlerais de désenchantement. Il restait d’ordinaire assis, sa courte queue ramenée sous lui, renfrogné, tressaillant de temps en temps, sans jamais sourire. (C’est un fait reconnu que les chiens sont capables de sourire, et peuvent même sourire très gentiment.) Il était hideux, et aucun domestique ne laissait passer l’occasion de se moquer de son apparence ; mais Valetka supportait toutes ces railleries, et même les coups, avec un sang-froid étonnant. Il procurait un plaisir tout particulier aux cuisiniers qui interrompaient leur travail sur le champ et lui donnaient la chasse en criant lorsqu’une faiblesse nullement réservée aux chiens lui faisait passer son museau affamé par la porte entrouverte d’une cuisine si tentante par sa chaleur et sa bonne odeur. À la chasse, il avait un assez bon flair et se montrait infatigable ; mais quand il lui arrivait de rattraper un lièvre blessé, il le mangeait en entier, jusqu’au dernier petit os, avec délectation, sous le couvert d’un buisson et à bonne distance d’Iermolaï, qui le couvrait d’injures dans tous les dialectes connus et inconnus.


     Iermolaï appartenait1 à l’un de mes voisins, hobereaux d’ancien style. Ceux-ci n’aiment pas les courlis et s’en tiennent aux volailles de basse-cour. Ce n’est que dans des circonstances extraordinaires, à savoir les anniversaires, les fêtes de Saints patrons et les élections que les cuisiniers des propriétaires à l’ancienne mode s’attaquent aux oiseaux à long bec et, avec l’emballement si propre aux Russes quand ils ne savent pas très bien eux-mêmes ce qu’ils font, inventent des assaisonnements si savants que les convives, le plus souvent, observent avec une curiosité attentive les plats qu’on leur sert, sans se résoudre à les goûter. Iermolaï était tenu de fournir chaque mois à la cuisine de son maître deux paires de coqs de bruyère et deux autres de perdrix, pour le reste il était libre de vivre comme bon lui plaisait. On renonçait à l’utiliser autrement, le jugeant inapte à quelque travail que ce fût – un « gringalet », comme on dit chez nous, à Oriol. On ne lui fournissait bien sûr ni poudre ni plomb de chasse, se conformant aux mêmes règles que lui lorsqu’il refusait de nourrir son chien. Iermolaï était quelqu’un d’extrêmement étrange : aussi insouciant qu’un oiseau, plutôt bavard, distrait et l’air maladroit ; il avait un fort penchant pour la chopine, ne se fixait nulle part ; en marchant, il agitait les jambes et se dandinait – et en allant ainsi, il abattait ses soixante verstes2 en une journée. Il s’exposait aux mésaventures les plus diverses : il passait la nuit dans les marais, dans les arbres, sur les toits, sous les ponts, se retrouvait plus d’une fois enfermé dans des greniers, des caves ou des remises, perdait son fusil, son chien, ses habits les plus indispensables, se faisait battre comme plâtre — et rentrait cependant, quelque temps plus tard, avec ses habits, son fusil et son chien. On ne pouvait pas dire qu’il fût joyeux, bien qu’il se montrât presque toujours d’excellente humeur ; on voyait surtout en lui un original. Iermolaï aimait bavarder avec un brave homme, notamment en buvant un verre, mais là encore, sans s’attarder : il se levait et partait. « Mais où diable t’en vas-tu ? Il fait nuit. » « À Tchaplino. » « Qu’est-ce qui te prend, d’aller à Tchaplino, à dix verstes d’ici ? » « Je vais passer la nuit chez le moujik Sophron. » « Passe-la ici. » « Non, rien à faire. » Et voilà notre Iermolaï parti avec son chien Valetka, en pleine nuit noire, par les taillis et les fondrières, et le moujik Sophron pouvait fort bien refuser de le laisser entrer, voire même le rosser : ça t’apprendra à déranger les honnêtes gens ! Personne, cependant, ne pouvait rivaliser avec Iermolaï dans l’art de pêcher le poisson au printemps, au moment des crues, ou d’attraper les écrevisses à mains nues, de sentir le gibier et d’attirer les cailles, de tromper les autours et de prendre les rossignols grâce au « chalumeau du sylvain » ou du « passage du coucou3 »… Il ne savait pas faire une chose, dresser les chiens : il manquait de patience. Il avait une femme qu’il allait voir une fois par semaine. Elle vivait dans une méchante petite izba à moitié écroulée et tirait le diable par la queue, ne sachant jamais la veille si elle aurait de quoi manger le lendemain, elle endurait en somme un triste sort. Iermolaï, cet homme insouciant et débonnaire, la traitait avec dureté et brutalité, adoptant chez lui des airs sévères et menaçants – et la pauvre femme tremblait sous son regard, ne savait comment lui faire plaisir, lui achetait du vin avec son dernier kopeck et le couvrait avec un respect servile de sa propre touloupe lorsque, s’étant majestueusement couché en haut du poêle, il s’endormait d’un sommeil de preux. J’avais moi-même plus d’une fois observé chez lui les manifestations involontaires d’une sombre férocité : je n’aimais pas l’expression de son visage quand il mordait un oiseau abattu. Mais Iermolaï ne restait jamais chez lui plus d’une journée ; et, en terre étrangère, il redevenait l’« Ermolka », comme on l’appelait à cent verstes à la ronde et comme il se nommait lui-même parfois. Le dernier des domestiques se sentait supérieur à ce vagabond – et le traitait amicalement, peut-être précisément en raison de ce sentiment ; les moujiks, au début, le traquaient joyeusement et l’attrapaient comme un lièvre, avant de le laisser partir à la grâce de Dieu et, par la suite, ayant reconnu l’original, ne lui faisaient plus de mal, ils lui donnaient même du pain et entamaient conversation avec lui… Voilà l’homme que j’avais pris pour chasser avec moi et avec qui j’étais parti me mettre à l’affût dans une grande boulaie au bord de l’Ista4. 


     De nombreuses rivières russes ont, à l’instar de la Volga, une rive montagneuse et une rive basse ; c’est aussi le cas de l’Ista. Cette toute petite rivière serpente de façon extrêmement capricieuse, elle rampe comme un serpent sans couler droit même une demi-verste ; à certains endroits, depuis la colline escarpée, on la voit sur une dizaine de verstes avec ses digues, ses étangs, ses moulins, ses jardins potagers entourés de saulaies et de troupeaux d’oies. On trouve un tas de poissons dans l’Ista, notamment des chevesnes (les moujiks les attrapent à la main sous les buissons, pendant les fortes chaleurs). Les petits bécasseaux volettent en sifflant le long de la berge rocailleuse, bigarrée par les jaillissements d’une eau froide et claire ; des canards sauvages émergent  au milieu des étangs et regardent prudemment de tous les côtés ; des hérons se montrent dans l’ombre, dans les petits golfes en-dessous des escarpements…Nous restâmes près d’une heure à l’affût, abattîmes deux paires de bécasses et, désireux de tenter notre chance avant le lever du soleil (on peut aussi pratiquer la chasse à l’affût le matin), prîmes la décision d’aller passer la nuit au moulin le plus proche. Nous sortîmes du bois et descendîmes la colline. La rivière roulait ses flots bleu sombre ; alourdi par l’humidité du soir, l’air se faisait plus dense. Nous frappâmes à un portail. Des chiens se mirent à aboyer dans la cour. « Qui est là ? » fit une voix sifflante et endormie. « Des chasseurs : laisse-nous entrer pour la nuit. » Pas de réponse. « Nous paierons. » « Je vais le dire au patron… Pssst, maudits ! Pas moyen de les faire obéir ! » Nous entendîmes l’employé entrer dans l’izba ; il revint bientôt au portail. « Non, dit-il, le patron a dit de ne pas vous laisser entrer. » « Pourquoi cela ? » « C’est qu’il a peur : vous êtes des chasseurs ; vous pourriez mettre le feu au moulin ; regardez un peu vos munitions ! » « En voilà des bêtises ! » « Dans le coin, l’an dernier, un moulin a brûlé comme ça : des marchands en gros y ont passé la nuit, et ils ont trouvé le moyen de l’incendier. » « Enfin, mon ami, nous n’allons pas dormir à la belle étoile ! » « Faites comme vous voudrez… » Il s’en alla dans un bruit de bottes. 


     Iermolaï lui promit toutes sortes d’ennuis. « Allons au village », dit-il enfin en soupirant. Seulement, le village était à deux verstes… « Nous allons dormir ici, dis-je. La nuit est douce ; contre de l’argent, le meunier nous fera porter de la paille. » Iermolaï accepta sans objection. Nous nous remîmes à frapper au portail. « Eh bien, de quoi avez-vous besoin ? » fit la voix de l’ouvrier. Nous lui expliquâmes ce que nous voulions. Il s’en alla demander l’avis de son patron, et revint avec lui. Un portillon grinça. Apparut le meunier, homme de haute taille au visage gras, au cou de taureau et au gros ventre. Il accepta ma proposition. Il y avait, à cent pas du moulin, un auvent ouvert sur tous les côtés. On nous y mit de la paille et du foin ; l’employé installa sur l’herbe, près de la rivière, un samovar et, accroupi, se mit à souffler avec zèle dans le conduit… Le charbon s’allumant éclairait vivement son jeune visage. Le meunier courut réveiller sa femme et finit par me proposer de passer la nuit dans l’izba ; mais je préférai rester en plein air. La meunière nous apporta du lait, des œufs, des pommes de terre et du pain. Le samovar se mit bientôt à chanter et nous prîmes du thé. Des vapeurs montaient de la rivière, il n’y avait pas de vent, les râles criaient aux alentours ; de faibles sons nous parvenaient des roues du moulin : des gouttes tombaient des palettes, l’eau suintait à travers les verrous de la digue. Nous allumâmes un petit feu. Pendant qu’Iermolaï faisait cuire les pommes de terre dans la cendre, je m’assoupis… Je levai la tête : devant le feu, assise sur une cuveau renversé, la meunière causait avec mon chasseur. À sa robe, à ses mouvements et à sa prononciation, j’avais déjà reconnu en elle une domestique – ni une paysanne ni une femme de petit-bourgeois ; mais ce fut seulement alors que j’observai bien les traits de son visage. Elle paraissait avoir dans les trente ans ; son visage maigre et pâle gardait des traces d’une remarquable beauté ; ses yeux en particulier, grands et tristes, me plurent. Les coudes appuyés sur ses genoux, elle avait la tête dans ses mains. Assis en me tournant le dos, Iermolaï ajoutait des copeaux dans le feu.


     — À Jeltoukhina, le bétail est de nouveau malade, disait la meunière ; et les deux vaches du père Ivan ont été atteintes… Seigneur, aie pitié de nous !


     — Et vos pourceaux ? demanda Iermolaï après un silence.


     — En vie.


     — Vous pourriez me donner un cochon de lait.


     — La meunière se tut, puis poussa un soupir.


     — Qui est-ce, celui avec qui vous êtes ?


     — Un maître, celui de Kostomarovo5.


     Iermolaï jeta dans le feu des brindilles de sapin qui se mirent aussitôt à pétiller avec ensemble, il reçut une épaisse fumée blanche dans la figure.


     — Pourquoi ton mari ne voulait pas nous laisser entrer ?


     — Par peur.


     — Voyez-moi le gros ventru… Ma bonne Arina Timofeïevna, apporte-moi un petit verre de vodka !


     La meunière se leva et disparut dans l’obscurité. Iermolaï se mit à chanter à mi-voix :



               J’ai usé toutes mes bottes

               En allant voir ma belle…



     Arina revint avec une petite carafe et un verre. Iermolaï se souleva, se signa et but d’un trait. « J’aime ! » ajouta-t-il.


     La meunière se rassit sur le cuveau.


     — Alors quoi, Arina Timofeïevna, tu es donc toujours malade ?


     — Oui.


     — Qu’as-tu ?


     — La nuit, la toux me fait souffrir.


     — Le maître a l’air de s’être endormi, dit Iermolaï après un petit silence. Ne va pas voir le médecin, Arina : ce serait pire.


     — Je n’en ai pas non plus envie.


     — Viens plutôt me voir.


     Arina baissa la tête.


     — J’éloignerai ma femme pour la circonstance, promis, poursuivit Iermolaï.


     — Vous feriez mieux de réveiller le maître, Iermolaï Petrovitch : voyez, les pommes de terre sont cuites.


     — Bah, laissons-le roupiller, fit avec indifférence mon fidèle serviteur. Il a bien couru, c’est pour ça qu’il dort.


     Je remuai sur le foin. Iermolaï se leva et s’approcha de moi.


     — Les pommes de terre sont cuites, monsieur6, venez donc manger.


     Je sortis de l’auvent ; la meunière se leva de son cuveau et voulut s’en aller. Je lui adressai la parole.


     — Vous tenez ce moulin depuis longtemps ?


     — Il y aura deux ans à la Trinité.


     — Et ton mari, d’où vient-il ?


     Arina entendit mal ma question.


     — D’où qu’il est, ton mari ? répéta Iermolaï en élevant la voix.


     — De Béliov. C’est un petit-bourgeois de Béliov.


     — Toi aussi, tu es de Béliov ?


     — Non, j’appartiens à un maître… je lui appartenais.


     — À qui donc ?


     — À un Zverkov. Je suis libre, maintenant7.


     — Quel Zverkov ?


     — Alexandre Silytch.


     — N’étais-tu pas la femme de chambre de son épouse ?


     — Si. Comment le savez-vous ?


     Je regardai Arina avec une curiosité redoublée, et aussi avec compassion.


     — C’est que je connais ton maître, repris-je.


     — Vous le  connaissez ? répondit-elle à mi-voix – et elle baissa les yeux.


     Il faut que je dise au lecteur pourquoi je regardais Arina avec tant de compassion. Du temps où je résidais à Pétersbourg, je fis par hasard la connaissance de M. Zverkov8. Il occupait un poste assez important et avait une réputation de compétence et d’efficacité. Il avait une femme grasse, sentimentale, pleurnicharde et méchante – une créature ordinaire et pénible ; il avait en outre un fils, un vrai petit maître, stupide et gâté. Quant à M. Zverkov lui-même, son apparence jouait peu en sa faveur : d’un visage large, quasiment rectangulaire, d’où vous regardaient deux petits yeux de souris malicieux, pointait un nez grand et effilé aux narines très ouvertes ; des cheveux gris coupés très court s’élevaient en brosse raide au-dessus d’un front ridé, des lèvres minces remuant sans cesse et souriant doucereusement. M. Zverkov avait l’habitude de se tenir les jambes écartées, fourrant dans ses poches ses mains petites et grassouillettes. Il m’arriva un jour de quitter avec lui la ville en voiture. Nous nous mîmes à bavarder. En homme capable et expérimenté, M. Zverkov se mit à m’indiquer le « droit chemin ».


     « Permettez-moi de vous faire observer, piaula-t-il finalement, que vous, les jeunes gens, vous jugez tous de toute chose sans réfléchir ; vous connaissez mal votre patrie ; la Russie vous est étrangère, voilà la vérité ! Vous ne faites que lire des livres allemands. Tenez, par exemple, vous me parlez à présent de… c’est-à-dire… enfin, des domestiques. Très bien, je ne vais pas discuter, tout cela est bien ; mais vous ignorez, vous ignorez de quels gens il s’agit. (M. Zverkov se moucha bruyamment et inspira une prise de tabac.) Laissez-moi vous raconter, par exemple, une petite anecdote : cela peut vous intéresser. (M. Zverkov s’éclaircit la gorge.) Vous savez bien qui j’ai pour épouse ; vous conviendrez qu’il est difficile de trouver une meilleure femme. Les jeunes filles qui sont femmes de chambre chez elle ont une vie tout simplement paradisiaque, en vérité… Mais ma femme s’est fixée une règle : ne pas garder de femme de chambre mariée. Elle n’est, en effet, plus bonne pour le service : des enfants lui venant, ceci, cela, bref, comment la femme de chambre pourrait-elle encore s’occuper de sa maîtresse de façon correcte, en respectant ses habitudes ? Elle n’a plus la tête à ça, elle a autre chose en tête. Il faut en juger humainement. Tenez, un jour que nous passions dans notre village9, c’était il y a – comment vous dire ça sans mentir – une quinzaine d’années. Chez le staroste, nous voyons une fillette, sa fille, très jolie ; avec même quelque chose, vous savez, d’un peu obséquieux dans ses manières. Ma femme me dit : “Coco – c’est ainsi qu’elle m’appelle, vous comprenez –, prenons cette petite avec nous à Pétersbourg ; elle me plaît, Coco…” Je réponds : “Avec plaisir, prenons-la.” Le staroste, cela va sans dire, est à nos pieds ; vous comprenez, il ne s’attendait pas à un pareil bonheur… Bon, la petite a bien sûr un peu pleuré, par bêtise. C’est en effet dur, au début : la maison paternelle… tout ça… rien d’étonnant à cela. Mais elle s’est vite habituée à nous ; au début, on l’a installée dans la chambre des bonnes ; là, on la met au courant, bien sûr. Et, le croirez-vous, la petite fait des progrès remarquables ; ma femme se prend d’affection pour elle, lui montre de la bienveillance et finit par en faire, en la préférant à d’autres, sa femme de chambre particulière, attachée à sa personne, notez bien ! Et il faut lui rendre cette justice : mon épouse n’avait encore jamais eu pareille femme de chambre, vraiment jamais ; serviable, discrète, obéissante – absolument tout ce qu’on peut exiger. Et pourtant, il faut reconnaître que ma femme la gâtait un peu trop ; la fille était parfaitement habillée, mangeait ce qui venait de notre table et avait le droit de boire du thé… bref, tout ce qu’on peut imaginer ! Elle a servi ma femme de la sorte une dizaine d’années. Soudain, un beau matin, figurez-vous qu’Arina – c’était son nom – entre dans mon cabinet sans se faire annoncer, et pouf ! elle se jette à mes pieds. Je vous le dis sincèrement, je ne supporte pas cela. L’être humain doit toujours conserver sa dignité, n’est-ce pas ? “Que veux-tu ?” “Petit père, Alexandre Silytch, accordez-moi une faveur !” “Laquelle ?” “Permettez-moi de me marier.” J’étais étonné, je vous l’avoue. “Tu sais pourtant, petite sotte, que ta maîtresse n’a pas d’autre femme de chambre que toi !” “Je servirai Madame comme auparavant.” “Des sornettes, tout ça ! Ta maîtresse n’admet pas de femmes de chambres mariées.” “Malania peut me remplacer.” “Ne discute pas !” “Comme vous voudrez.” Je vous avoue que j’étais stupéfait. Sachez que je suis ainsi fait que rien ne m’offense autant, j’ose le dire, rien ne m’offense autant que l’ingratitude… Vous savez bien qui j’ai pour épouse : un ange en chair et en os, d’une bonté incroyable… Même un scélérat l’épargnerait, je crois. J’ai chassé Arina. Je me disais qu’elle reprendrait peut-être ses esprits ; on n’a pas envie, voyez-vous de croire à la méchanceté, à l’ingratitude noire chez  une personne. Qu’est-ce que vous croyez ? Six mois plus tard, elle est revenue me voir en réitérant sa demande. J’avoue que là, je l’ai chassée sans ménagement et en la menaçant de tout dire à ma femme. J’étais indigné… Mais imaginez ma surprise : quelque temps après, mon épouse arrive, en larmes, si bouleversée qu’elle m’a fait peur. “Que se passe-t-il ?” “Arina…” Vous comprenez… j’ai honte d’en parler. “Pas possible ! Qui donc ?” “Le valet Pétrouchka.” J’étais révolté. Je ne suis pas l’homme des demi-mesures ! Pétrouchka… n’était pas coupable. On pouvait le punir mais, selon moi, il n’était pas coupable. Arina… Eh bien, quoi, bon, qu’y a-t-il à ajouter ? J’ai bien entendu donné immédiatement l’ordre de la tondre, de l’habiller de toile grossière et de la renvoyer au village. Ma femme s’est trouvée privée d’une excellente femme de chambre, mais on ne pouvait rien y faire : il est tout de même impossible de tolérer le désordre dans une maison. Il vaut mieux couper d’un coup le membre malade… Eh bien, allons, jugez vous-même, à présent – bon, vous savez bien qui j’ai pour épouse, c’est vraiment, c’est… un ange, enfin ! Elle s’était attachée à Arina, Arina le savait et, sans vergogne… Hein ? non, dites… hein ? Mais il n’y a rien à ajouter ! En tout cas, il n’y avait rien à faire. Moi, personnellement, l’ingratitude de cette fille m’a longtemps chagriné, elle m’a blessé. Vous aurez beau dire… chez ces gens-là, vous ne trouverez ni cœur ni sentiment ! On aura beau faire, un loup reste un loup10… Cela me servira de leçon à l’avenir ! Mais je voulais seulement vous prouver… »


     Et M. Zverkov, détournant la tête sans achever son discours, s’emmitoufla plus étroitement dans son manteau, avec un effort viril pour dominer son émotion.


     À présent, le lecteur comprend sans doute pourquoi je regardais Arina avec compassion. 


     — Il y a longtemps que tu as épousé le meunier ? lui demandai-je enfin.


     — Deux ans.


     — Alors, le maître y a consenti ?


     — On m’a racheté.


     — Qui ?


     — Saviéli Alexéiévitch.


     — Qui est-ce ?


     — Mon mari. (Iermolaï eut un petit sourire.) Le maître vous aurait-il parlé de moi ? reprit Arina après un court silence.


     Je ne savais pas quoi lui répondre. « Arina ! » cria le meunier de loin. Elle se leva et partit.


     — C’est un brave homme, son mari ?


     — Il y a pire.


     — Et ils ont des enfants ?


     — Ils en avaient un, mais il est mort.


     — Elle a donc plu au meunier, il faut croire. Il a payé cher pour l’affranchir ?


     — Je l’ignore. Elle sait lire et écrire ; dans leur partie, c’est… enfin, c’est une bonne chose. Elle a dû lui plaire, en effet.


     — Et tu la connais depuis longtemps ?


     — Oui, depuis longtemps. J’allais chez ses maîtres, avant. Leur propriété n’est pas bien loin d’ici.


     — Et le valet Pétrouchka, tu le connais ?


     — Bien sûr, je le connaissais.


     — Où est-il, à présent ?


     — Il s’est fait soldat.


     Nous nous tûmes.


     — Alors, elle ne se porte pas bien ? finis-je par demander à Iermolaï.


     — Pour sûr !… La chasse sera bonne, demain, peut-être. Ça ne vous ferait pas de mal de dormir, maintenant.


     Une bande de canards sauvages passa en sifflant au-dessus de nous, nous les entendîmes descendre vers la rivière, non loin. Il faisait complètement nuit, à présent, et le froid commençait à se faire sentir. Enfouis dans le foin, nous nous endormîmes.


           


     




     


Notes



     1. C’est un serf…


     2. Rappel : la verste fait un peu plus d’un kilomètre.


     3. Une note de l’auteur indique qu’il s’agit d’imiter des figures du chant du rossignol.


     4. L’Ista, petite rivière, affluent de l’Oka, elle-même gros affluent de la rive droite de la Volga.


     5. Sans garantie…


     6. Toujours indiqué par un sifflement final reproduisant le « s », première lettre du « soudar’ », terme déférent.


     7. Avant 1861, les serfs pouvaient être émancipés par leur maître, ou acheter* leur liberté, ce que fit par exemple Iégor Tchékhov, le grand-père paternel de Tchékhov. Ce dernier lui rendra hommage en nommant Iégor (Iégorouchka) le petit héros de son premier texte important, La Steppe

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/040716/la-steppe-anton-tchekhov-edition-remaniee


* Ou la faire acheter par quelqu’un d’autre, voir la fin du récit…


     8. Le nom contient une idée de sauvagerie, de brutalité.


     9. Rappel : le noble possède les villages sur ses terres, y compris les habitants de ces villages – les fameuse âmes. Le staroste est l’ancien du village, il représente les habitants devant leur maître.


     10. Le proverbe russe dit textuellement : « On peut nourrir le loup tant qu’on veut, il regarde toujours vers la forêt. »