lundi 15 mars 2021

L'Étudiant (Anton Tchékhov)

       Première parution : avril 1894, dans Les nouvelles russes, sous le titre Au soir. Ce court récit fut apprécié, tant en Russie qu’à l’étranger.

     Lors d’une discussion avec son ami Ivan Bounine, Tchékhov aurait déclaré : « On me traite de pleurnicheur, de type sinistre, de pisse-froid… Je serais pessimiste. Drôle de pessimiste, alors que mon récit préféré, c’est L’Étudiant »

     Se reporter, si besoin est, aux Évangiles en ce qui concerne les trois reniements de Pierre…







     Le temps avait commencé par être beau et paisible. Les merles sifflaient et, dans les marais du voisinage, une chose vivante bourdonnait plaintivement, comme si l’on soufflait dans une bouteille vide. Une bécasse passa, et le coup de fusil qu’on lui adressa résonna comme un joyeux coup de tonnerre dans l’air printanier1. Mais quand il commença à faire noir dans les bois, un vent d’est froid et pénétrant se mit à souffler hors de saison et tout se tut.  Des aiguilles de glace s’allongèrent dans les mares et la forêt se fit sauvagement impénétrable. Cela sentit brusquement l’hiver.

     Ivan Viélikopolski, étudiant au Grand Séminaire, fils de sacristain, rentrait à la maison, revenant d’une chasse à l’affût ; il suivait un sentier en bordure d’un pré inondable. Il avait les doigts engourdis, et le visage enflammé par le vent. Il avait l’impression que ce brusque coup de froid enfreignait l’ordre du monde et défaisait son accord, que la nature elle-même  en était saisie d’horreur et que, du coup, les ténèbres du soir se faisaient plus épaisses avec une rapidité anormale. Aux alentours, tout était désert et particulièrement sombre. On n’apercevait la lueur d’un feu que dans les potagers des veuves, près de la rivière ; tout autour, et même au loin, en direction du village, à quatre verstes2 de là, tout était entièrement noyé dans la froide obscurité vespérale. L’étudiant se rappela que lorsqu’il était sorti de la maison, sa mère, assise par terre dans l ‘entrée, pieds nus, nettoyait le samovar, tandis que son père toussait, étendu en haut du poêle3 ; en raison du Vendredi Saint, on n’avait rien fait cuire chez lui, et la faim le torturait. Et maintenant, se recroquevillant dans le froid, l’étudiant se disait que le même vent exactement avait soufflé et du temps de Riourik4, et sous Ivan le Terrible5, et sous Pierre, et que de leur temps c’était exactement la même misère noire, la même faim atroce, les mêmes toits de chaume percés, la même ignorance, la même tristesse, le même désert aux alentours, le même accablement – toutes ces horreurs avaient été, étaient et seraient, et mille ans auraient beau s’écouler, la vie n’en deviendrait pas meilleure. Et il n’avait pas envie de rentrer.

     Les potagers des veuves devaient leur nom à ce qu’ils étaient entretenus par deux veuves, une mère et sa fille. Le feu brûlait en chauffant fort, en craquant et en éclairant bien au loin la terre labourée. La veuve Vassilissa, une vieille de haute taille et corpulente, portant une pelisse courte d’homme, se tenait à côté du feu et le regardait ; petite, le visage grêlé et stupide, sa fille Loukéria était assise par terre et lavait un chaudron et des cuillers. Elles venaient visiblement de finir de souper. On entendait des voix d’hommes ; des ouvriers du coin qui faisaient boire leurs chevaux à la rivière.

     — Voilà que l’hiver vous retombe dessus, dit l’étudiant en s’approchant du feu. Bonjour !

     Vassilissa tressaillit mais le reconnut tout de suite et lui fit un sourire amical.

     — Je ne t’avais pas reconnu, que Dieu soit avec toi, dit-elle. tu seras riche6.

     Ils bavardèrent. En femme ayant roulé sa bosse, qui avait été nourrice puis nounou chez des messieurs, Vassilissa s’exprimait avec délicatesse et un sourire aimable et posé ne quittait pas ses lèvres ; quant à sa fille Loukéria, une paysanne que son mari rouait de  coups, elle ne faisait que regarder l’étudiant en silence, en clignant des yeux avec une expression étrange, comme celle d’une sourde-muette.

     — C’est par une pareille nuit froide que l’apôtre Pierre se réchauffait près d’un feu, exactement de la même façon, dit l’étudiant en étendant une main vers le feu. C’est qu’il faisait également froid, en ce temps-là. Ah, quelle nuit effrayante, celle-là, grand-mère ! Une nuit incroyablement longue et triste !

     Il regarda les ténèbres aux alentours, secoua la tête et demanda :

     — Tu as sûrement assisté aux Douze Évangiles7 ?

     — J’y étais, répondit Vassilissa.

     — Si tu t’en souviens, pendant la Cène, Pierre dit à Jésus : « Avec toi, je ne crains ni la prison ni la mort. » Et le Seigneur lui répondit : « Je te le dis, Pierre, avant que le coq n’ait chanté, tu m’auras par trois fois renié, en disant que tu ne me  connais pas.» Après la Céne, Jésus éprouva une angoisse mortelle au Jardin des Oliviers, et il y pria, tandis que le pauvre Pierre était saisi d’épuisement, s’affaiblissait, que ses paupières se fermaient d’elles-mêmes sans qu’il pût vaincre le sommeil. Voilà qu’il dormait. Ensuite, tu l’as entendu, au cours de cette même nuit, Judas embrassa Jésus et le trahit, le  livrant à ses bourreaux. Il fut emmené, attaché et battu, devant le Grand prêtre, cependant que Pierre, brisé de fatigue, torturé d’alarme et d’angoisse – vois-tu, il n’avait pas pu dormir assez –, pressentant qu’il allait se passer quelque chose de terrible, le suivait… Il aimait Jésus passionnément, éperdument, et il voyait à présent, de loin, qu’on le frappait…

     Loukéria laissa ses cuillers et fixa son regard sur l’étudiant.

     — Ils arrivèrent devant le Grand prêtre, poursuivit celui-ci. Ils se mirent à interroger Jésus, tandis que des ouvriers allumaient un feu au milieu de la cour pour se réchauffer, parce qu’il faisait froid. Pierre se tenait avec eux devant le feu, comme nous en ce moment. L’ayant vu, une femme dit : « Celui-ci aussi était avec Jésus. », ce qui voulait dire qu’il fallait l’amener lui aussi à l’interrogatoire. Et tous les ouvriers près du feu lui lancèrent sans doute des regards durs et soupçonneux, car il se troubla et dit : « Je ne le connais pas. » Un peu plus tard, quelqu’un le reconnut à nouveau comme l’un des disciples de Jésus et dit : « Toi aussi, tu es l’un des leurs. » Ce qu’il nia de nouveau. Et une troisième fois quelqu’un s’adressa à lui en disant : « N’est-ce pas toi que j’ai vu tantôt avec lui dans le Jardin ? » Il renia Jésus une troisième fois. Et alors, le coq se mit à chanter et Pierre, qui observait Jésus de loin, se souvint de ses paroles pendant la Cène… Il s’en souvint, reprit ses esprits, sortit de la cour et se mit à pleurer amèrement. Il est dit dans l’Évangile : « Il sortit et versa des larmes amères.» J’imagine la scène : le jardin paisible et tout noir, et des sanglots étouffés qu’on entend à peine dans le silence…

     L’étudiant soupira et devint songeur. Toujours souriante, Vassilissa se mit soudain à sangloter, de lourdes larmes coulèrent en abondance sur ses joues, et elle abrita son visage du feu avec sa manche, comme si elle avait honte de ses larmes, tandis que Loukéria, son regard toujours braqué sur l’étudiant, rougissait et que son expression se faisait lourde et tendue, comme lorsque quelqu’un contient une vive douleur.

     Les ouvriers revenaient de la rivière et l’un d’eux, à cheval, était déjà tout proche, la lumière du vent dansait sur lui. L’étudiant souhaita bonne nuit aux veuves t s’en alla plus loin. Et de nouveau ce fut l’obscurité, et se mains s’engourdirent à nouveau. Le vent soufflait cruellement, c’était bien l’hiver qui revenait, on n’aurait pas dit que dans deux jours ce serait Pâques.

     L’étudiant pensait maintenant à Vassilissa : qu’elle se fût mise à pleurer signifiait qu’il existait un lien entre ce qui était arrivé à Pierre lors de cette affreuse nuit et elle…

     Il se retourna. Le feu solitaire clignotait dans les ténèbres et l’on ne voyait plus personne à côté de lui. L’étudiant se dit à nouveau que si Vassilissa s’était mise à pleurer, tandis que sa fille se troublait, il était évident que ce qu’il venait de raconter, ce qui s’était produit dix-neuf siècles plus tôt, avait à voir avec le présent : avec les deux femmes et, sans doute, avec cette campagne déserte, avec lui-même, avec tout le monde. Si la vieille avait pleuré, ce n’était pas parce qu’il savait raconter les choses de façon émouvante, mais parce qu’elle s’était sentie proche de Pierre et qu’elle avait pris, de tout son être, de l’intérêt à ce qui s’était passé dans l’âme de Pierre.

     Et il fut soudain rempli d’une émotion joyeuse, il s’arrêta même quelques instants pour reprendre son souffle. Le passé, se disait-il, est lié au présent par une chaîne ininterrompue d’évènements découlant les uns des autres. Il lui semblait qu’il venait de voir les deux bouts de cette chaîne : il avait effleuré l’une des extrémités, et l’autre avait vibré.

     Et, tout en traversant la rivière en bac et en gravissant ensuite la montagne, il regardait en direction de son village natal et du couchant, où le crépuscule allumait la lueur froide d’une mince bande rougeoyante, il pensait au fait que la vérité et la beauté qui avaient guidé la vie humaine là-bas, au Jardin et dans la cour du Grand prêtre s’étaient prolongées sans rupture jusqu’à ce jour, formant visiblement tout du long l’essentiel pour la vie humaine et pour le monde en général ; il fut peu à peu envahi, lui qui avait juste vingt-deux ans, d’un sentiment de force jeune et vigoureuse, ainsi que de l’attente délicieuse et ineffable du bonheur, un bonheur caché, mystérieux, et la vie lui parut charmante, merveilleuse et pleine du sens le plus haut.





     


Notes



     1. Nous sommes au début du printemps. Le héros de l’histoire rentre d’une chasse à l’affût, l’une de celle que raconte Tourguéniev dans le deuxième des Récits d’un chasseur, « Ermolaï et la meunière ». Le froid dont il va être question juste après indique que l’hiver rechigne à céder la place…


    2. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.


     3. Autre rappel : le poêle chauffe, sert à faire la cuisine, et un espace aménagé à son sommet permet de s’y étendre au chaud pour dormir.


     4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Riourik 


     5. Ivan IV (le Terrible) est ici prénommé Ioann, Jean, prénom biblique. Quant à Pierre, il s’agit de Pierre le Grand, mais un autre Pierre va apparaître.


     6. Vieille croyance populaire, rappelée par une note de Claude Frioux dans l’édition de la Pléiade : ne pas être reconnu serait présage de richesse. En fait, l’interprétation est parfois discutée. Il y a « Dieu » à la racine du mot « riche » en russe. Si l’on n’est pas reconnu par les hommes, on le serait par Dieu ?

     7. Service religieux au soir du Jeudi Saint (Église orthodoxe).

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