vendredi 12 mars 2021

Le violon de Rothschild (Anton Tchékhov)

       Première parution : Les Nouvelles russes n° 37, février 1894. En janvier, deux récits avaient précédé celui-ci, édités dans d’autres revues : Le Moine noir et Un Royaume de femmes. On suppose, en s’appuyant sur les Carnets de Tchékhov et sa correspondance, que la nouvelle fut rédigée de la mi-décembre 1893 à la mi-janvier 1894. 


     Lors de l’inclusion ultérieure du récit dans un recueil, l’auteur le remania en récrivant l’épisode où Iakov chasse Rothschild et en renforçant le discours antisémte de Iakov. Il remplace notamment « Juif » par « Youpin ». Dans une deuxième édition seront rajoutées les erreurs de prononciation de Rothschild. Rappelons que ce dernier vit dans la « Zone de résidence1 », les grandes villes lui sont interdites.


     Tchékhov avait sans doute en tête cette nouvelle depuis un moment, et certains thèmes (le saule, la vie perdue) avaient déjà fait l’objet de récits antérieurs. Le récit n’attira guère l’attention de la critique. L’avocat et critique littéraire Alexandre Ouroussov écrivit tout de même à son sujet : « C’est une chose superbe, un pur chef-d’œuvre. »









     La ville était petite, pire qu’un village, elle ne comptait que des vieillards ou presque, et ceux-ci mouraient si rarement que c’était fâcheux et même contrariant. L’hôpital et la prison demandaient très peu de cercueils. Bref, les choses allaient fort mal. Si Iakov Ivanov avait été fabricant2 de cercueils au chef-lieu de la province, il aurait sûrement eu sa maison à lui et on l’aurait appelé Iakov Matviéitch3 ; alors qu’ici, on lui donnait seulement du « Iakov » – et son sobriquet en ville était, allez savoir pourquoi, « le Bronze » –, et il vivait pauvrement, comme un simple moujik, dans une petite izba vieillotte à une seule pièce, dans laquelle se trouvaient, outre Marfa et lui, le poêle, un lit à deux places, les cercueils, un établi et tout l’avoir du ménage.


     Iakov faisait de bons et solides cercueils. Pour les moujiks et les petits-bourgeois4, il les faisait à sa taille, sans jamais être en défaut, car il n’y avait personne de plus grand et de plus costaud que lui, pas même à la prison, bien qu’il eût soixante-dix ans. Les nobles et les femmes avaient droit à des cercueils faits sur mesure et il utilisait pour cela un mètre5 métallique. Les commandes concernant les enfants, il les acceptait sans aucun enthousiasme et fabriquait les petits cercueils sans prendre de mesures, avec mépris, et disait à chaque fois, en touchant son argent :


     « Je l’avoue, je n’aime pas m’occuper de bagatelles. »


     En dehors de son métier, il gagnait aussi un peu d’argent en jouant du violon. Lors des noces, en ville, jouait habituellement un orchestre juif dirigé par l’étameur Moïssiéï Ilitch Chakhkès, qui s’attribuait une bonne moitié de la recette. Comme Iakov jouait fort bien du violon, notamment les airs russes, Chakhkès l’invitait parfois à rejoindre l’orchestre en le payant cinquante kopecks la journée, sans compter les cadeaux des invités. Quand le Bronze était assis avec les musiciens de l’orchestre, son visage devenait tout de suite rouge et suant ; il avait trop chaud, cela sentait l’ail à en étouffer, le violon était criard, son oreille droite subissait les râles d’une contrebasse, tandis que la gauche entendait les pleurs d’une flûte dont jouait un youpin roux6 et décharné portant sur la figure un lacis de veinules rouges et bleues, et s’appelant Rothschild comme le fameux richard. Et ce maudit youpin trouvait moyen de donner un tour plaintif même aux airs les plus gais. Peu à peu, sans raison, Iakov était pénétré de haine et de mépris pour ces youpins, en particulier pour Rothschild ; il commençait à lui chercher noise, à l’insulter en lui donnant des noms d’oiseau ; il voulut même une fois le frapper, et Rothschild s’en offusqua et dit en le regardant d’un air féroce :


     « Sans le respect que j’ai pour votre talent, il y a longtemps que je vous aurais fait voler par la fenêtre. »


     Après quoi, il se mit à pleurer. C’est pourquoi le Bronze n’était pas très souvent invité à rejoindre l’orchestre, seulement en cas d’absolue nécessité, lorsque l’un des musiciens juifs venait à manquer.


     Iakov n’était jamais de bonne humeur en raison des pertes terribles qu’il devait constamment subir. Ainsi, c’était mal de travailler le dimanche et les jours de fête, quant au lundi, c’était un mauvais jour, si bien qu’il y avait plein de jours, près de deux cents dans l’année, où il devait, bon gré mal gré, se croiser les bras. Quelle perte, en vérité ! Lorsqu’un mariage avait lieu sans musique ou lorsque Chakhkès ne faisait pas appel à lui, c’était une perte, là aussi. L’inspecteur de police avait été malade pendant deux ans et dépérissait : Iakov attendait sa mort avec impatience, mais l’inspecteur était parti se soigner au chef-lieu de la province et voilà qu’il était mort. Ce qui vous faisait une perte dans les dix roubles, au bas mot, vu que le cercueil aurait été cher, avec du brocart glacé. La pensée de ses pertes importunait surtout Iakov la nuit ; il posait le violon à côté de lui sur le lit et, quand une bêtise lui passait par la tête, il touchait dans l’obscurité les cordes de l’instrument, il se sentait mieux.


     L’année précédente, le six mai, Marfa était brusquement tombée malade. La vieille respirait avec difficulté, buvait beaucoup d’eau et était toute chancelante, mais au matin elle alluma tout de même le poêle et partit chercher de l’eau. Vers le soir, elle se coucha. Iakov avait joué du violon toute la journée ; lorsqu’il fit tout à fait noir, il prit le carnet dans lequel il notait chaque jour ses pertes et, pour se distraire, se mit à faire le compte de l’année écoulée. Soit plus de mille roubles. Ce qui le secoua au point de jeter le boulier7 par terre et de se mettre à trépigner. Puis il ramassa le boulier dont il recommença à faire claquer les boules un bon moment en soupirant intensément. Son visage était tout rouge et mouillé de sueur. Il se disait qu’en déposant à la banque le millier de roubles envolé, il aurait touché un petit intérêt, quarante roubles. Qu’il fallait donc aussi considérer comme une perte. En un mot, où que l’on se tournât, on tombait sur des pertes et rien d’autre.


     « Iakov ! l’appela Marfa. Je meurs ! »


     Il se retourna et regarda sa femme. Teinté de rose par la fièvre, son visage était extraordinairement net et joyeux. Le Bronze, habitué à voir ce visage en permanence pâle, craintif et malheureux, se troubla pour lors. On aurait dit qu’elle se mourait pour de bon, et qu’elle se réjouissait de quitter enfin, et pour toujours, cette izba, les cercueils et Iakov… Elle regardait au plafond en remuant les lèvres, et elle avait une expression de bonheur, exactement comme si elle voyait la mort, sa libératrice, et lui chuchotait quelque chose.


     Le jour pointait déjà, l’aube rougeoyait par la fenêtre. En regardant la vieille, Iakov se souvint étrangement que, de toute sa vie, il lui semblait ne jamais avoir été tendre avec elle, ne l’avoir jamais ménagée, n’avoir jamais pensé à lui acheter un foulard ou à lui ramener d’un mariage une douceur, il n’avait fait que lui crier dessus, la réprimander à cause des pertes et se jeter sur elle, les poings levés ; il était vrai qu’il ne l’avait jamais battue, mais il lui faisait tout de même peur, elle se figeait à chaque fois d’effroi. Oui, il ne lui permettait pas de boire du thé, parce que les dépenses étaient déjà bien assez grandes sans cela, elle buvait seulement de l’eau chaude. Il comprenait d’où lui venait ce visage étrangement réjoui, et il éprouva de l’angoisse.


     Ayant attendu le matin, il emprunta à un voisin son cheval et emmena Marfa à l’hôpital.   Comme il s’y trouvait peu de malades, il n’attendit guère que trois heures. Il vit avec grand plaisir que ce n’était pas le docteur, lui-même malade, qui faisait les consultations ce jour-là, mais l’aide-médecin8, Maxime Nikolaïtch, vieillard dont toute la ville disait que, tout ivrogne et bagarreur qu’il fût, il en savait plus long que le docteur.


     — Bien le bonjour, dit Iakov en faisant entrer la vieille dans la salle de consultation. Pardon de vous déranger, Maxime Nikolaïtch, avec nos affaires insignifiantes. Si vous voulez voir, l’objet de mon amour est tombé malade. La compagne de ma vie, comme on dit, excusez l’expression…


     Fronçant ses blancs sourcils et caressant ses favoris, l’aide-médecin se mit à regarder de tous les côtés la vieille qui était assise sur un tabouret, courbée, maigre, le nez pointu, la bouche ouverte, ressemblant de profil à un oiseau assoiffé.


     — Moui… Bon… prononça lentement l’aide-médecin, qui poussa un soupir. C’est l’influenza, peut-être aussi la fièvre chaude. On a du typhus en ville, à l’heure actuelle. Eh quoi ! La vieille a bien vécu, Dieu soit loué. Ça lui fait quel âge ?


     — Soixante-dix, à un an près, Maxime Nikolaïtch.


     — Eh quoi ! La vieille a vécu longtemps. Il ne faut pas abuser9.


     — Bien sûr, ce que vous dites est juste, Maxime Nikolaïtch, fit Iakov en souriant par politesse, et je vous remercie du fond du cœur pour votre amabilité, mais permettez-moi de vous dire que le moindre insecte a envie de vivre.


     — Tu m’en diras tant ! dit l’aide-médecin sur un certain ton, comme s’il dépendait de lui que la vieille vécût ou mourût. Écoute, mon cher, tu vas lui mettre une compresse froide sur la tête, et donne-lui de cette poudre deux fois par jour. Sur ce, au revoir, bonjour10.


     À son expression, Iakov compris que l’affaire était grave et qu’aucune poudre ne serait de quelque secours ; il était clair pour lui, à présent, que Marfa allait très bientôt mourir, si ce n’était pas aujourd’hui, ce serait demain. Il toucha le bras de l’aide-médecin et lui dit à mi-voix :


     — On pourrait lui poser des ventouses,  Maxime Nikolaïtch.


     — Je n’ai pas le temps, pas le temps, mon cher. Emmène ta vieille et que Dieu te garde. Au revoir.


     — Faites-moi cette grâce, implora Iakov. Vous savez bien vous-même que les poudres et les gouttes, ça servirait si elle avait mal au ventre ou quelque chose à l’intérieur, mais elle a pris froid ! Pour un refroidissement, la première chose à faire, c’est de chasser le sang,  Maxime Nikolaïtch !


     Mais l’aide-médecin avait déjà appelé le malade suivant, une femme entrait avec un petit garçon. 


     — Va-t-en, va-t-en, dit-il à Iakov. Inutile de faire des histoires.


     — Dans ce cas, posez-lui au moins des sangsues ! Obligez-nous à prier pour vous à jamais !


     L’aide-médecin s’emporta et cria :


     — Encore là ? Tête de pioche, va…


     Iakov se mit à son tour en colère et devint pourpre, mais ne dit pas un mot, prit Marfa par le bras et la fit sortir de la salle. Lorsqu’ils se furent réinstallés dans la charrette, alors seulement il regarda l’hôpital d’un œil noir et ironique, et dit :


     « Une belle bande d’artistes, par ici ! Pour sûr qu’un riche, on lui aurait posé des ventouses, mais quand il s’agit d’un pauvre, ils sont avares de leurs sangsues ! Tas de monstres ! »


     Quand ils furent rentrés chez eux, Marfa, dans l’izba, resta debout une dizaine de minutes, se tenant au poêle. Elle avait l’impression que, si elle se couchait, Iakov se mettrait à parler des pertes et lui reprocherait avec véhémence de rester toujours couchée sans vouloir travailler. Iakov, lui, la regardait avec ennui en se rappelant que demain c’était la Saint Jean l’Évangéliste, et après-demain la Saint Nicolas le Thaumaturge, ensuite c’était dimanche, et après lundi, qui est un mauvais jour. Pas moyen de travailler pendant quatre jours, et Marfa allait sûrement mourir l’un de ces quatre jours ; conclusion, le cercueil, il fallait le faire aujourd’hui. Il prit son mètre métallique, s’approcha de la vieille et prit ses mesures. Puis elle se coucha, et lui se signa et se mit à faire le cercueil.


     Une fois le travail fini, le Bronze mit ses lunettes et nota dans son carnet :


     « Cercueil de Marfa Ivanovna – 2 r. 40 k. »


     Et il poussa un soupir. La vieille était restée couchée durant tout ce temps, ne disant rien, les yeux fermés. Mais le soir, quand il fit noir, elle appela soudain le vieillard.


     « Tu te rappelles, Iakov ? demanda-t-elle en le regardant joyeusement. Tu te rappelles, il y a cinquante ans, Dieu nous avait donné un petit enfant aux cheveux blonds ? Toi et moi, nous passions notre temps au bord de la rivière, à chanter… sous un saule. »


     Et elle ajouta avec un sourire amer : 


     « Elle est morte, la petite. »


     Iakov fit un effort pour se souvenir, mais ne put se rappeler ni l’enfant ni le saule.


     « C’est ton imagination », dit-il.


     Le prêtre vint, la fit communier et lui donna l’extrême-onction. Après quoi, Marfa se mit à marmonner quelque chose d’incompréhensible et, au matin, mourut.


     De vieilles voisines la lavèrent, l’habillèrent et la mirent dans son cercueil. Pour ne pas avoir à payer un sacristain superflu, Iakov récita lui-même les psaumes, et la tombe ne lui coûta rien car le fossoyeur était son compère11. Quatre moujiks portèrent le cercueil jusqu’au cimetière, sans se faire payer, par considération pour Iakov. Derrière le cercueil marchaient des vieilles, des mendiants, deux innocents12, au passage du convoi les gens se signaient pieusement… Iakov était ravi que tout se passât de façon si honnête, si décente et si peu onéreuse, et que personne n’eût rien à regretter. En disant adieu à Marfa, il posa la main sur le cercueil et pensa : « De la belle ouvrage ! »


     Mais lorsqu’il revint du cimetière, il fut pris d’une grande tristesse. Il ne se sentait pas bien : sa respiration était brûlante et pénible, ses jambes se dérobaient, il avait très soif. En outre, toutes sortes de pensées lui venaient. Il se rappela à nouveau que, de toute sa vie, il n’avait jamais eu pitié de Marfa et ne s’était montré tendre avec elle. Pendant cinquante-deux ans qu’ils avaient vécu ensemble dans la même izba, un vrai bail, de tout ce temps il n’avait jamais pensé à elle, ne lui jamais accordé la moindre attention, pas plus qu’à un chat ou un chien. Et pourtant, chaque jour, elle allumait le four, faisait la cuisine, allait chercher de l’eau, coupait le bois, dormait dans le même lit que lui, et quand il rentrait saoul d’un mariage, elle accrochait toujours avec vénération son violon au mur et l’aidait à se coucher, tout cela sans rien dire, avec une expression craintive et soucieuse.


     Souriant et s’inclinant pour le saluer, Rothschild venait à sa rencontre.


     — C’est vous que je viens voir, l’oncle13 ! dit-il. Moïssiéï Ilitch vous salue, il vous fait dire de venir tout de suite le voir.


     Iakov avait autre chose en tête. Il avait envie de pleurer.


     — Fiche-moi la paix ! dit-il en poursuivant son chemin.


     — Mais vous n’y pensez pas ! s’alarma Rothschild, le devançant. Moïssiéï Ilitch va se sentir offensé. Il14 a bien dit : tout de suite !


     Voir le youpin tout essoufflé, clignant de l’œil et couvert de taches de rousseur dégoûta Iakov. Sa redingote verte rapiécée de bouts de tissu sombre était également répugnante, de même que toute sa personne délicate et fragile.


     — Qu’as-tu à m’importuner, tête d’ail ? cria Iakov. Décolle-toi de moi !


     Le youpin se fâcha à son tour et cria lui aussi :


     — Sir un autre ton, si vis plaît,  ou j’y vis balance à travers la palissade !


     — Hors de ma vue ! hurla Iakov qui se jeta sur lui les poings levés. Ces vermines vous rendent la vie impossible !


     Mort de peur, Rothschild s’accroupit en agitant les bras au-dessus de sa tête comme pour se défendre des coups, puis il bondit et s’enfuit à toutes jambes. Tout en courant, il faisait de petits sauts, levait les bras au ciel et l’on voyait trembler son long dos maigre. Enchantés de l’aubaine, les gamins coururent après lui en criant : « Le youpin ! Le youpin ! » Les chiens lui donnèrent également la chasse en aboyant. Quelqu’un partit d’un grand rire, puis siffla et les chiens aboyèrent plus fort et tous ensemble… Puis un chien dut mordre Rothschild, car on entendit un cri de douleur et de désespoir.


     Iakov erra dans l’herbage, puis s’en alla aux limites de la ville, sans but précis, et les gamins criaient : « Voilà le Bronze ! Voilà le Bronze ! » La rivière apparut. Là, les courlis volaient en piaillant, les canards cancanaient. Le soleil tapait fort et l’eau scintillait tellement que la regarder faisait mal aux yeux. Iakov suivit un sentier le long de la berge  et vit sortir de la baignade une grosse dame aux joues rouges, il pensa : « En voilà une loutre ! » ; Non loin de la baignade, des gosses pêchaient les écrevisses avec des appâts de viande ; l’ayant aperçu, ils se mirent à crier : « Le Bronze ! Le Bronze ! » Et voilà qu’apparaissait un grand saule, un vieil arbre avec un énorme creux dans son tronc et des nids de corbeaux dans ses branches… Et soudain la mémoire de Iakov fit surgir le bambin à cheveux blonds et le saule dont parlait Marfa. C’était bien le même saule, vert, paisible et triste… Qu’il avait vieilli, le pauvre !


     Il s’assit sous l’arbre et se mit à rappeler ses souvenirs. Sur l’autre rive, là où s’étendait à présent la prairie inondée au printemps, il y avait à l’époque une grande boulaie, et sur le mont chauve qui se profilait à l’horizon, se tenait une très vieille forêt de pins. Des chalands passaient sur la rivière. Tout était plat et lisse, à présent, il ne restait sur l’autre rive qu’un seul bouleau, jeune et élancé comme une demoiselle, et sur la rivière on ne voyait plus que des oies et des canards, à croire qu’il n’y avait jamais eu de chalands passant ici. Même les oies semblaient moins nombreuses que par le passé. Iakov ferma les yeux et son imagination lui montra d’immenses groupes d’oies blanches volant à la rencontre les uns des autres.


     Il ne comprenait pas comment il se faisait qu’il ne fût jamais, au cours des quarante ou cinquante dernières années de sa vie, venu au bord de la rivière ou alors, sans lui accorder la moindre attention. La rivière n’avait pourtant rien d’insignifiant, on aurait pu y organiser des pêcheries, vendre le poisson à des marchands, à des fonctionnaires et au buffet de la gare, et ensuite déposer l’argent à la banque ; on aurait pu aller en barque d’une propriété à l’autre en jouant du violon, et des gens de toutes conditions eussent donné de l’argent pour cela ; on aurait pu tenter de mener de nouveau des chalands sur la rivière, voilà qui était mieux que de fabriquer des cercueils ; on aurait pu enfin élever des oies, les abattre et les expédier l’hiver à Moscou ; pour sûr, rien que le duvet aurait rapporté chaque année une dizaine de roubles. Mais il avait laissé passer l’occasion, il n’avait rien fait de tout cela. Que de pertes ! Ah, que de pertes ! Et, en mettant tout ensemble, le poisson, le violon, les oies, quel capital on obtiendrait ! Mais rien de tout cela n’existait, même pas en rêve, la vie était passée sans rien d’utile, sans le moindre plaisir, en vain, il avait vécu pour rien ; il n’avait plus rien devant lui, et s’il regardait en arrière, il ne voyait rien que des pertes, des pertes si terribles qu’un frisson le prenait. Et pourquoi l’homme ne pouvait-il pas vivre en évitant ces pertes et ces dommages ? Pourquoi avoir abattu les bouleaux et les pins ? On pouvait se poser la question. Pourquoi l’herbage était-il délaissé ? Pourquoi les gens faisaient-ils tout, sauf ce qu’ils auraient dû faire ? Pourquoi Iakov avait-il passé sa vie à jurer et à rugir, à se précipiter les poings levés, à faire subir des vexations à sa femme et, on pouvait aussi se le demander, quel besoin avait-il eu, tantôt, de faire peur au youpin et de l’offenser ? Pourquoi les gens se rendent-ils les uns les autres la vie impossible ? Quelles pertes il en résultait ! Quelques pertes effrayantes ! Sans la haine et la méchanceté, les gens retireraient un immense profit les uns des autres.


     Le soir et durant la nuit, il revit le bambin, le saule, les poissons, les oies abattues et Marfa, au profil d’oiseau assoiffé, et le visage blême et pitoyable de Rothschild, ainsi que des sortes de trognes qui accouraient de partout en marmonnant à propos de pertes. Il se retournait dans son lit et se leva cinq fois pour se mettre à jouer du violon.


     Au matin, il se leva à grand-peine et se rendit à l’hôpital. Le même Maxime Nikolaïtch lui prescrivit de se mettre sur la tête une compresse froide, lui donna des sachets de poudre et, à son ton et son expression, Iakov comprit que son cas était mauvais et que les poudres ne lui seraient d’aucun secours. Ensuite, rentrant chez lui, il réfléchissait à ceci que la mort n’aurait que des avantages : plus besoin de manger ni de boire, plus de taille15 à payer, personne à offenser, et puisque l’on reste dans sa tombe non pas un an mais des centaines, des milliers d’années, un avantage énorme, tout compte fait. La vie de l’homme n’est que pertes, sa mort un grand profit. Réflexion certainement juste, mais tout de même vexante et amère : quel est cet ordre du monde faisant que la vie, donnée à l’homme une seule fois, s’écoule inutilement ?


     Il ne regrettait pas de mourir, mais dès qu’il vit, chez lui, le violon, son cœur se serra et il éprouva des regrets. Il n’y avait pas moyen d’emmener le violon dans la tombe, il allait rester orphelin et lui arriverait ce qui était arrivé au bois de bouleaux et à la forêt de pins. Tout se perdait et se perdrait, en ce monde ! Iakov sortit de l’izba et s’assit devant l’entrée en serrant le violon contre lui. En pensant à sa vie écoulée, à sa vie de pertes, il se mit à jouer sans savoir quoi au juste, mais c’était plaintif et émouvant, et les larmes coulaient sur ses joues. Et plus sa méditation devenait profonde, plus le chant du violon se faisait triste.


     Le loquet du portillon grinça une fois, une deuxième fois et Rothschild apparut. Il traversa hardiment la moitié de la cour, mais à la vue de Iakov, il s’arrêta, se recroquevilla et se mit, sans doute par peur, à remuer les mains comme s’il voulait indiquer l’heure avec ses doigts.


     — Approche, il n’y a pas de mal, dit gentiment Iakov en lui faisant signe.


     Le regardant avec peur et méfiance, Rothschild commença à s’approcher et s’arrêta à une sagène15 de Iakov.


     — Par pitié, ne me battez pas ! dit-il en faisant une révérence. Moïssiéï Ilitch m’envoie encore. N’aie pas peur, qu’il me dit, retourne voir Iakov et dis-lui qu’on ne peut pas se passer de lui. Il y a un mariache mercredi… Eh oui ! Monsieur Chapovalov donne sa fille à un brafe homme… Et ce sera un riche mariache, ouh là là ! ajouta le youpin en faisant un clin d’œil.


     — Je ne peux pas… dit Iakov en respirant difficilement. Je suis malade, mon vieux.


     Il se remit à jouer, et les larmes jaillissaient de ses yeux et tombaient sur le violon. Rothschild écoutait attentivement, un peu tourné de côté, les bras croisés. Aux marques d’hésitation peureuse succéda peu à peu, sur sa figure, une expression de tristesse et de souffrance, il se mit à rouler des yeux comme s’il ressentait les affres de l’extase et fit : « Vakhhhh17 ! » Et des larmes coulèrent lentement sur ses joues et gouttèrent sur sa redingote verte. 


     Ensuite, Iakov resta couché toute la journée, à se languir. Lorsque, le soir, le père venu le confesser lui demanda s’il se rappelait un péché en particulier, il fit un effort et chercha dans sa mémoire faiblissante ; il repensa au visage malheureux de Marfa et au cri désespéré du juif mordu par le chien, et dit d’une voix à peine audible :


     — Donnez mon violon à Rothschild.


     — Bien, répondit le prêtre.


     À présent, en ville, tout le monde demande : d’où Rothschild sort-il un aussi bon violon ? L’a-t-il acheté, l’a-t-il volé, ou alors c’est qu’il l’a reçu en gage ? Il a depuis longtemps abandonné la flûte et ne joue plus que du violon. Sous son archet se font entendre des sons aussi plaintifs que ceux qu’il tirait naguère de sa flûte, mais lorsqu’il essaye de répéter ce que jouait Iakov, assis sur le seuil de son izba, cela donne quelque chose de si triste et de si mélancolique que tous ceux qui l’écoutent se mettent à pleurer, et lui-même, vers la fin, roule des yeux et fait : « Vakhhh ! » Le nouvel air plaît tellement qu’en ville, parmi les marchands et les fonctionnaires, c’est à qui invitera Rothschild, pour lui faire jouer l’air dix fois. 

     


     





Notes



     1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zone_de_R%C3%A9sidence


     2. J’avais traduit le même mot par « marchand de cercueils » dans la nouvelle de Pouchkine. C’est le même artisan qui fabrique et vend ces articles hélas nécessaires…

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/250118/le-marchand-de-cercueils-alexandre-pouchkine


     3. La tournure de politesse est en effet celle-ci : prénom et patronyme. Iakov correspond à notre Jacob. Soit ici : Jacob, fils de Matthieu…


     4. Le terme désigne les couches urbaines non nobles, notamment les artisans et les commerçants.


     5. Dans le texte russe : « son archine de fer ». L’archine valait 0,71 m.


     6. Le rouquin est traditionnellement mal vu. L’expression : « Et moi, je suis quoi, roux ? » signifie : « Et moi, alors ? Je compte pour du beurre ? »


     7. Très utilisé en Russie pour faire les comptes, autrefois.


     8. Le célèbre Feldscher qu’on rencontre si souvent chez Tchékhov, et qui se fait en général étriller par l’auteur.


     9. L’expression russe est jolie : il faut, en temps voulu, savoir son honneur. Soixante-dix ans était un âge avancé, en Russie, à l’époque. Les gens comme Tolstoï étaient des exceptions.


     10. Ce dernier mot simplement transcrit du français.


     11. C’est-à-dire que le fabricant de cercueil avait été le parrain (père de baptême, comme on dit en russe) d’un enfant du fossoyeur.


     12. Revoilà les « Fol-en-Christ » dont Tourguéniev nous a récemment présenté un exemple :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/060321/une-etrange-histoire-ivan-tourgueniev


     13. Formule de politesse à l’égard d’un homme plus âgé.


     14. Le texte russe met dans la bouche de Rothschild un pluriel de politesse : Moïssiéï Ilitch est son supérieur.


     15.  https://www.hse.ru/data/2015/03/24/1099605661/L'impo%CC%82t%20de%20capitation%20en%20Russie.pdf


     16. La sagène faisait trois archines, soit un peu plus de deux mètres.


     17. « Expression de tristesse particulière au yiddish russe » (note de Claude Frioux, édition de la Pléiade)

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