lundi 29 février 2016

Les critiques ( Vassili Choukchine )

Les critiques


(V. Choukchine)





Une histoire banale, dans une bourgade, pas très éloignée de Moscou, sans doute. Un homme âgé et son petit-fils (en URSS à la frontière entre Khrouchtchev et  Brejnev, soixante-treize ans est un âge certain) adorent le cinéma et se tiennent compagnie l’un à l’autre. Mais, comme souvent chez Choukchine, les différences sociales jouant, les grincements de  dents ne vont pas tarder...








Le grand-père avait soixante-treize ans, et Pierrot, son petit-fils, treize. Le grand-père était sec, nerveux et plutôt sourd. Pierrot, très autonome pour son âge et de haute taille, était à la fois timide et têtu. Ils étaient copains.
Plus que tout, ils aimaient le cinéma. La moitié de la pension du grand-père y passait. Régulièrement, à la fin du mois, ayant fait ses comptes, le grand-père déclarait, mi-triste mi-joyeux : 
- Eh bien, on a claqué cinq roubles !
Par politesse, Pierrot faisait mine de s’étonner. 
- Allez, on nous donnera quand même à manger, - ajoutait le grand-père, faisant allusion aux parents de Pierrot, dont le père était son fils. - Du reste, c’était pour la bonne cause.

Ils s’asseyaient toujours au premier rang : d’abord parce que c’était moins cher, et ensuite, pour que le grand-père entende mieux. Néanmoins, il comprenait seulement la moitié des dialogues, lisant le reste sur les lèvres des acteurs.
Il arrivait que le grand-père se mette à glousser de rire, Dieu seul savait pourquoi. Dans la salle, personne ne riait, à part lui. Pierrot lui donnait des coups de coude, lui soufflait sévèrement : 
- Qu’est-ce qui te prend ? Tu as l’air idiot...
- Et comment il a dit ça ? - demandait le grand-père.
Pierrot lui répétait à l’oreille : 
- Sans ralentir. 
- Hé hé hé ! - riait doucement le grand-père, ajoutant pour lui-même : je ne voyais pas les choses comme ça.
Parfois, lorsqu’un innocent se faisait tuer, le grand-père pleurait. 
- Ah, vous autres...- murmurait-il avec amertume, avant de se moucher bruyamment.
En général, il aimait commenter les images défilant sur l’écran. Devant un baiser passionné, par exemple, il chuchotait, avec un sourire malicieux : 
- Dis donc ! Regarde-moi ça...Hé bien !...
Lorsqu’une bagarre avait lieu, le grand-père, accroché des deux mains à son fauteuil, l’observait avec une attention soutenue - il passait pour avoir été, dans sa jeunesse, un bagarreur de première force  : 
- Mais pas comme ça...pas très fort, ça. L’autre est plus agile...
En outre, il flairait tout de suite le chiqué. 
-Ta ta ta - disait-il, offensé -  ils font semblant. 
- Tu ne vois pas le sang ? objectait Pierrot. 
- Bah, le sang...Le nez, c’est fragile : une pichenette, et le sang coule. Ça ne veut rien dire. 
- Tu exagères ! 
- Rien dire du tout.
On leur faisait : «chut !», et ils se taisaient.

La véritable discussion démarrait lorsqu’ils sortaient du ciné-club. A propos des films sur la campagne, le grand-père se montrait catégorique, brutal, même. 
- Foutaises - déclarait-il. Ce n’est pas du tout comme ça. 
- Et pourquoi donc ? 
- Alors, ce gars-là, il te plaît, à toi ? 
- Quel gars ? 
- Celui à l’accordéon. Celui qui est passé par la fenêtre. 
- Il n’est pas passé par la fenêtre  - le reprit Pierrot. il se souvenait parfaitement du film, le grand-père confondait tout, Pierrot s’en irritait. - Il s’est juste glissé sous la fenêtre, pour pousser la chansonnette. 
- Bon, si tu veux. Je me souviens, moi aussi, je m’étais glissé, un jour...
- Et alors, il ne te plaît pas ? 
- Qui ça ? 
- Comment, qui ça ? Le gars qui s’est glissé, tiens. C’est toi-même qui en as parlé. 
- Pas plus que ça - le grand-père montra le bout de son petit doigt. Un ahuri, voilà tout. Il se balade en chantant...Un ahuri comme ça, on en avait un...se baladait tout le temps en chantant. 
- Mais il est amoureux !  - Pierrot commençait à s’énerver. 
- Et alors ? 
- Voilà pourquoi il chante. 
- Hein ? 
- Voilà pourquoi il chante, je te dis ! 
- Eh bien, on se serait depuis longtemps fichu de lui ! On n’aurait pas laissé passer ça. Il est amoureux...Quand on est amoureux, on est discret. Et celui-là carillonne dans tout le village...Seule une idiote en voudra !  C’est n’importe quoi, ce gars-là. Nous, je me souviens, tiens : quand une fille te plaisait, tu contournais deux pâtés de maison pour l’éviter, par correction. Il est amoureux...Il peut l’être tant qu’il veut, mais pourquoi...
- Pourquoi quoi ? 
- Pourquoi être la risée de tout le monde ? Nous, je me souviens, tiens...
- Toujours «nous, nous» . Les temps ont changé, les gens ne sont plus comme ça ! 
- En quoi ont-ils changé, les gens ? Ils sont toujours les mêmes. Tu en as vu souvent, des idiots comme ça, ici ? 
- Bon, mais c’est du cinéma. Il ne faut pas faire de comparaisons. 
- Je ne fais pas de comparaisons, je dis que ce gars est invraisemblable, un point c’est tout - s’entêta le grand-père. 
- Tout le monde a aimé ! Les gens riaient ! Et moi aussi. 
- Tu es encore jeune, un rien t’amuse. Moi, je ne peux pas me mettre à rire pour un oui, pour un non.

Avec des adultes, le grand-père discutait rarement à propos d’art - il s’y prenait mal, s’énervait, devenait grossier.
Une fois seulement, il eut avec des adultes une bonne prise de bec, et cette unique occasion lui valut bien des ennuis.
Voici ce qui arriva.
Pierrot et lui étaient allé voir une comédie, et, à la sortie, ils commencèrent à la mettre en pièces. 
- C’est quand même vexant : ils ne font que hennir, ces diables-là (il était question des acteurs), et toi, tu te morfonds, aucun intérêt, ce n’est même pas drôle - déclara avec amertume le grand-père - Tu as trouvé ça drôle, toi ? 
- Non - reconnut Pierrot. - peut-être une fois, quand ils se renversent en voiture. 
- Et voilà ! Et nous avons payés, tout de même ! A l’ancien cours, deux roubles ! Ils se sont  fichus de nous, voilà tout. 
- Et ils ont le culot d’appeler ça une comédie. 
- Je t’en ficherai, de la comédie !
Ils rentrèrent à la maison de fort méchante humeur.
Et pendant ce temps-là, à la maison, les parents de Pierrot et leurs invités regardaient la télévision, qui donnait un film sur la campagne. Etaient venus la tante de Pierrot, soeur de sa mère, et son mari - un homme de la ville. Et tous de s’asseoir et de regarder la télévision. 
Aussi bien Pierrot que le grand-père ne supportaient pas la télévision.  
« J’étais encore célibataire, et voilà-t-y pas que le frangin Nikita se marie, alors moi, ça me plaisait bien de les lorgner dans leur chambre, par le trou de la serrure » - avait déclaré le grand-père après avoir regardé deux ou trois émissions.
Bref, les voilà tous assis, attentifs.
Pierrot partit aussitôt dans l’entrée apprendre ses leçons, et le grand-père se tint debout derrière les autres, à observer pendant cinq minutes la vaine agitation sur l’écran, puis déclara : 
- Des foutaises. Les choses ne se passent pas comme ça.
Le père de Pierrot se fâcha : 
- Tais-toi, papa, ne nous dérange pas. 
- Attendez, c’est étrange - fit le citadin d’une voix polie. - Pourquoi dites-vous, grand-père, que les choses ne se passent pas comme ça ? Et comment se passent-elles, alors ? 
- Hein ? 
- Le grand-père est un peu sourd, expliqua le père de Pierrot. 
- Je vous demandais : pourquoi les choses ne se passent pas comme ça ? Et comment se passent-elles ? - reprit à voix haute le citadin, qui jusqu'alors souriait.
Le grand-père le regarda avec commisération : 
- Voici ce qu’il y a de faux. Tu regardes leur truc, et tu crois que c’est un vrai charpentier, mais moi, je le vois tout de suite, que ce n’est pas du tout un charpentier. Ce gars-là ne sait même pas tenir correctement une hache. 
- Pierrot et lui sont nos deux critiques de cinéma - dit le père de Pierrot, pour adoucir la gêne causée par le ton dur du grand-père. 
- Etrange - répéta le citadin. - Et comment le savez-vous, qu’il ne tient pas bien sa hache ? 
- Oh, parce que j’ai été charpentier toute ma vie. Voilà d’où je le sais. 
- Grand-père, intervint la tante de Pierrot, vous êtes sûr que la question est là ?
- Et où est-elle, la question ? 
- Le plus intéressant pour moi, c’est de loin le personnage lui-même. Je le sais bien, que ce n’est pas un vrai charpentier - c’est un acteur, mais pour moi, le plus intéressant...
- C’est exactement ce qui est écrit dans « Les carnets des studios » - dit son mari, souriant de nouveau.
Ils étaient très malins, et savaient tout, hein, la tante de Pierrot et son mari. Ils souriaient, en parlant avec le grand-père. Cela mit en colère ce dernier. 
- Ce qui n’est pas important pour toi l’est pour moi - répondit-il d’un ton coupant - te duper, c’est un jeu d’enfant, mais avec moi, c’est plus difficile. 
- Ha ! ha ! ha !  - se mit à rire son mari. - Bien reçu ?
La tante de Pierrot eut un sourire malicieux, elle aussi.
Les parents de Pierrot étaient très gênés pour le grand-père. 
- Tu es vraiment difficile à satisfaire, papa - émit le père de Pierrot. - Va donc plutôt aider Pierrot. - Il se pencha vers son beau-frère, l’homme de la ville et lui expliqua à mi-voix : 
- Il aide mon fils à apprendre ses leçons, mais lui-même n’y pige rien. Ils ont de ces controverses, c’est à mourir de rire ! 
- Etrange vieillard - convint le citadin.
Ils se remirent tous à regarder le film, en oubliant le grand-père. Il restait debout derrière eux, comme couvert de crachats. Il se tint là un petit moment, puis partit rejoindre Pierrot. 
- Ils rient - lui dit-il.
- Qui ça ? 
- Eh bien...- Le grand-père montra la chambre de la tête; - Rien de rien, ils disent, il ne comprend rien, le vieux croûton. Mais eux, ils comprennent ! 
- Fais pas attention - lui conseilla Pierrot.
Le grand-père s’assit d’une fesse, silencieux. Puis il reprit : 
- En voilà un imbécile, il perd la raison...
- Quoi, ils ont dit ça ? 
- Hein ? 
- Ils t’ont appelé - imbécile ? 
- Ils restent assis avec leurs sourires ironiques. Ça, pour comprendre, ils en comprennent un rayon ! - Le grand-père peu à peu montait sur ses grands chevaux, comme disait Pierrot. 
- Fais pas attention - répéta Pierrot. 
- Ils sont venus...Des gens éduqués ! - Le grand-père se leva, farfouilla dans le coffre où il rangeait ses affaires personnelles, y prit de l’argent et sortit.
Il rentra une heure plus tard, complètement saoul. 
- Eeeeh bien ! - S’étonna Pierrot  ( le grand-père buvait rarement ). - Pourquoi as-tu fait ça ? 
- Sont toujours devant ? 
- Toujours. N’y va pas. Viens, que je te défasse un peu. Pourquoi as-tu bu ?
Le grand-père se laissa pesamment tomber sur le banc. 
- Eux, ils comprennent, et pas nous - toi et moi ! - dit-il d’une voix forte. - Le grand-père, qu’ils disent, est un imbécile ! Un imbécile qui ne comprend rien à la vie. Mais eux, ils comprennent ! Tu coûtes cher ?! - Il criait carrément. -- Si tu coûtes cher, alors baisse la tête ! Moi, j’ai trimé honnêtement toute ma vie !...Et maintenant, on me dit de rester assis et de me taire. Des gens qui n’ont jamais eu une hache entre les mains ! - Le grand-père invectivait la porte derrière laquelle les autres regardaient la télévision.
Pierrot était tout désemparé. 
- Arrête, arrête - tâchait-il de convaincre le grand-père. Viens là, que je t’enlève tes bottes. Oublie-les. 
- Une minute, je m’en vais lui dire...- Le grand-père fit mine de se lever, mais Pierrot le retenait :
- Arrête, grand-père ! 
- Colifichets des villes. - Le grand-père eut l’air de s’apaiser, il se tut.
Pierrot parvint à lui ôter une botte.
Mais le grand-père releva la tête. 
- Tu te fous de moi ? - Ses yeux étaient de nouveau blancs, brillant de colère. 
- Je n’ai qu’un mot à te dire !...- Il prit la botte et entra dans la chambre.
Pierrot ne put le retenir.
Entré dans la chambre, le grand-père fit un grand moulinet avec le bras, et envoya valdinguer la botte dans le téléviseur :
- Voilà pour vous, et vos charpentiers !
L’écran vola en mille morceaux.
Tous se levèrent d’un bond. La tante de Pierrot poussa même un glapissement. 
- Ah, vous vous foutez de moi ! - rugit le grand-père. - Et toi, tu as déjà eu une hache entre les mains ? !
Le père de Pierrot voulut prendre à bras-le-corps le grand-père, mais celui-ci ne se laissait pas faire. Les chaises s’envolaient avec fracas. Nouveau glapissement de la tante de Pierrot, qui courut dehors.
Le père de Pierrot vint tout de même à bout du grand-père, lui tordit les mains derrière le dos et se mit à le ligoter avec une serviette. 
- Tu me rends service, père - disait-il avec colère, en attachant fortement les mains du grand-père. - Je te remercie.
Pierrot était mortellement inquiet, qui regardait la scène, les yeux écarquillés.L’homme de la ville s’était écarté et, de temps à autre, hochait la tête.
La mère de Pierrot se mit à ramasser les éclats de verre. 
- Tu me rends service...- répétait le père de Pierrot, avec un rictus.
Le grand-père gisait par terre, le visage contre le plancher, sa barbe frottant contre une planche peinte, et continuait de crier :
- Tu te fous de moi, mais je n’ai qu’un mot à te dire, pour te faire taire. Si je suis un imbécile, comme tu dis...
- Est-ce qu’on a dit ça ? - demanda l’homme de la ville.
- Ne discutez pas avec lui - dit la mère de Pierrot; - Le voilà complètement sourd, l’effronté.
- Vous ne voulez pas de moi à votre table - très bien ! Mais tu me...C’est - d’accord, d’accord ! - criait le grand-père. - mais dis-moi donc : tu as déjà coupé un arbre, dans ta vie ? Aaah !...Et tu viens me dire que je n’y connais rien, au sujet des charpentiers ! J’ai construit de mes mains la moitié de ce village !...
- Tu me rends service, et toi, puisses-tu avoir des crampes - répétait le père de Pierrot. 
- C’est à ce moment que firent leur entrée la tante de Pierrot suivie d’un agent de police, un gars du coin, Ermolaï Kibiakov.
- Oh-ho ! - s’écria Ermolaï, avec un large sourire. - Tu peux m’expliquer, père Timothée ? Mmmh ?
- Tu me rends service, un vrai plaisir - dit encore le père de Pierrot en se relevant.
L’agent de police toussota, pas très emballé, se frotta un peu le menton avec la paume de la main et regarda le père de Pierrot. Celui-ci fit de la tête un signe affirmatif et déclara :
- C’est nécessaire. Qu’il y passe la nuit.
Ermolaï enleva sa casquette, l’accrocha soigneusement à un clou de tapisserie, sortit de sa sacoche une feuille de papier et un crayon, et s’assit devant la table.
Le grand-père se tut.
Le père de Pierrot se mit à relater ce qui s’était passé. Ermolaï aplatit, de sa paume mate et calleuse, les rares cheveux sur sa grosse tête, toussota et se mit à écrire, la poitrine appuyée sur la table et la tête penchée sur la gauche.
« Le citoyen Novoskoltsev, Timothée Makarytch, né en mille...»
- Il est né en quelle année ?
- En quatre-vingt-dix.
«...Mille quatre-vingt-dix, antérieurement charpentier, aujourd’hui retraité. Pas de signe particulier. Le susdit Timothée est, le vingt-cinq septembre de cette année, rentré à la maison dans un état d’alcool avancé. La famille regardait à ce moment-là l’appareil de télévision, avec des invités...»
- Comment s’appelait le film ?
- Je ne sais pas. Nous l’avons pris en cours de route - expliqua le père de Pierrot. - Une histoire de kolkhoze. «...Les intéressés ne se souviennent pas du titre du film, seulement que c’était une histoire de kolkhoze. 
Le susdit Timothée s’est mis aussi à regarder l’appareil. Ensuite, il a déclaré : « De tels charpentiers n’existent pas » . Tous ont demandé au susdit Timothée de s’expliquer. Mais il a continué à s’exciter. Il a redit que de tels charpentiers n’existaient pas, que c’était, a-t-il déclaré, «des bobards». Que ça n’était pas du tout des mains de charpentiers, ça ». Et il leur a fourré ses mains sous le nez. On lui a encore une fois demandé de s’expliquer. Alors, le susdit Timothée a enlevé sa botte droite ( en vachette, pointure 43-45 ) et en a donné un coup sur le téléviseur. Détruisant par là-même tout ce qu’il y avait en temps ordinaire à cet endroit.
Signé : Sergent-chef de police KIBIAKOV » .
Ermolaï se leva, replia en deux le procès-verbal, qu’il rangea dans la sacoche.
- On y va, père Timothée !
Ce qui se passait restait obscur pour Pierrot. Mais, quand il vit son père et Kibiakov faire se relever le grand-père, il comprit qu’on l’emmenait en cellule. Il éclata en sanglots et courut le défendre :
- Où l’emmenez-vous ? Grand-père, où est-ce qu’ils t’emmènent !...Papa, non, ne le laisse pas faire...
Son père écarta Pierrot, et Kibiakov se mit à rire :
- Tu as pitié du grand-père ? Je l’emmène tout de suite en prison. Touuut de suite...
Pierrot pleurait de plus en plus fort.
Sa mère le prit à part pour le convaincre :
- Il ne va rien lui arriver, pourquoi pleurer ? Il va y passer la nuit, et puis revenir. Et demain, il aura honte. Ne pleure pas, fiston.
On remit ses bottes au grand-père, qu’on fit sortir de l’isba. Pierrot sanglotait toujours. La tante de la ville s’approcha de lui pour le raisonner à son tour :
- Qu’as-tu donc, petit Pierrot ? Ils vont juste le mettre en cellule de dégrisement ! Il rentrera bientôt.  Chez nous, à Moscou, si tu savais combien de gens s’y retrouvent, en cellule de dégrisement !
Pierrot se souvint que c’était elle, la tante, qui était allée chercher l’agent de police, il l’écarta sans ménagement, grimpa sur le poêle et, la tête enfoncée dans l’oreiller, pleura encore longtemps, et amèrement.


Le duel ( Anton Tchékhov )


 Le duel


( Anton Tchekhov )







Voici une très longue nouvelle d'A. Tchékhov, publiée pour la première fois en 1891.
Une rareté en français, éditée en poche - et aussi dans la Pleiade, sauf erreur - il y a quarante-cinq ans, avec Lueurs, Ma vieUne banale histoire et La fiancée dans une traduction d'Edouard Parayre revue par Lily Denis.  

 Les passages en italiques sont en français dans le texte. Mes commentaires, également en italiques, sont signalés par des astérisques.









I
  

Il était huit heures du matin - heure où les officiers, les fonctionnaires et les officiers avaient l’habitude, après une nuit de chaleur étouffante, d’aller se baigner dans la mer pour ensuite prendre le chemin du pavillon et y boire du thé ou du café. Ivan Andreïtch Laïevski, jeune homme de quelque vingt-huit ans, blond et maigre, en casquette du ministère des finances et en espadrilles allant se baigner lui aussi, rencontra sur le bord de mer de nombreuses connaissances, dont son ami le médecin militaire Samoïlenko.
Sa grosse tête rasée plantée presque à ras des épaules, rougeaud, le nez fort, les sourcils noirs et épais et les favoris grisonnants, gras et flasque, pourvu en outre d’une voix enrouée de basse façon militaire, Samoïlenko produisait toujours, chez ceux qui le rencontraient la première fois, l’impression déplaisante d’un butor à grosse voix, mais il suffisait de deux ou trois jours pour que son visage paraisse bon, gentil et même beau. En dépit de sa gaucherie et de son ton de rustaud, c’était quelqu’un de pacifique, excessivement  bon, bienveillant et obligeant. En ville, il tutoyait tout le monde, prêtait de l’argent à tous, soignait tout un chacun, mariait les gens, les réconciliait, organisait des pique-nique où il faisait griller des brochettes et préparait une succulente soupe de poissons à base de mulets; Il était tout le temps à se faire du souci au sujet de l’un ou de l’autre, posait des questions et trouvait toujours moyen de se réjouir de quelque chose. De l’avis général, c’était une personne irréprochable, avec seulement deux faiblesses : tout d’abord, il avait honte de sa bonté, qu’il s’efforçait de cacher par la sévérité de son regard et une grossièreté feinte, ensuite, il aimait se faire appeler « votre Excellence » par les soldats et les assistants médicaux, bien qu’il ne fût que conseiller d’Etat.*  ( * Il n’y a pas droit, voir la Table des rangs sur Wikipédia )
- J’ai une question à te poser, Alexandre Davidytch, - commença Laïevski, une fois que Samoïlov et lui eurent de l’eau jusqu’aux épaules. - Supposons : tu as aimé une femme et  tu es sorti avec elle; disons que tu as vécu avec elle un peu plus de deux ans, et puis, comme cela arrive, tu as cessé de l’aimer et t’es mis à la regarder comme une étrangère. Comment t’y prendrais-tu, dans un cas pareil ?
- Fort simple. Je ne retiens pas, ma petite mère - point final.
- Facile à dire ! Imagine qu’elle n’ait nulle part où aller ? Une femme seule, de petite naissance, sans un sou, ne sachant rien faire...
- Et alors ? Tu lui colles cinq cents roubles tout de suite, ou bien vingt-cinq roubles tous les mois - et basta. Fort simple.
- Admettons que tu puisses lui donner ça, mais que la femme en question soit une personne fière, une intellectuelle. Tu lui proposerais vraiment de l’argent ? De quelle façon ?
Samoïlenko allait répondre, quand une grosse vague vint les recouvrir tous les deux,  déferla sur le rivage, puis recula en roulant bruyamment des galets. Les deux amis sortirent de l’eau et commencèrent à s’habiller.
- Evidemment, il est étrange de vivre avec une femme lorsqu’on ne l’aime pas, - déclara Samoïlenko, secouant ses chaussures pour en faire sortir le sable.  - Mais, Vania, il faut raisonner avec humanité. Si ça m’arrivait, je ne broncherais pas et, sans lui laisser voir que je ne l’aime plus, vivrais avec elle jusqu’au bout. 
Il eut soudain honte de ses paroles; il se ressaisit et dit :
- Mais d’après moi, le mieux serait qu’il n’y ait pas de femmes du tout. Qu’elles restent dans les bois, avec les sylvains !
Une fois habillés, ils se dirigèrent vers le pavillon. Là, Samoïlenko était comme chez lui, il y avait même sa vaisselle particulière. Chaque matin, on lui apportait sur un plateau une tasse de café, de l’eau dans un grand verre taillé avec de la glace, ainsi qu’un petit verre de cognac; il dégustait le cognac, puis le café brûlant, ensuite l’eau avec la glace, le tout devant être délicieux, car son visage, après absorption, se faisait onctueux, il se lissait des deux mains les favoris  et disait en regardant la mer :
- Quelle vue étonnamment splendide !
Après une longue nuit étouffante passée en ruminations aussi inutiles que moroses qui n’avaient fait qu’aggraver cette atmosphère d’obscurité irrespirable, Laïevski se sentait mou, comme anéanti, même après le bain et le café.
- Reprenons notre conversation, Alexandre Davidytch, - dit-il. - Mon ami, je vais te parler franchement, sans rien te cacher : mon histoire avec Nadejda Fiodorovna tourne mal...très mal ! Pardonne-moi de te mettre dans la confidence, mais faut que j’en parle à quelqu’un.
Samoïlenko, pressentant de quoi il allait être question, baissa la tête et  ses doigts se mirent à tambouriner sur la table. 
- J’ai vécu deux ans avec elle et cessé de l’aimer...- poursuivit Laïevski, - ou plus exactement, j’ai compris que je ne l’avais jamais aimée...ces deux années n’étaient qu’un mensonge. 
Laïevski avait l’habitude, en discutant, d’examiner attentivement ses paumes roses, de se ronger les ongles ou de froisser ses manchettes. Ce qu’il faisait à l’instant.
- Je sais parfaitement que tu ne peux pas m’aider, - fit-il, - mais je te raconte ça parce qu’un paumé comme moi place son salut dans une conversation.  Il me faut envisager chacun de mes actes d’un point de vue général, trouver quelque explication et justification de ma vie absurde dans les théories de tel ou tel, dans des types littéraires, dans cette idée, par exemple, que  nous autres, nobles, sommes des dégénérés, etc...Ainsi, la nuit dernière, je me consolais en me répétant : ah, comme Tolstoï est dans le vrai, comme il a impitoyablement raison ! Cela me soulageait. Et vraiment, mon vieux, quel grand écrivain ! Pas à dire. 
Samoïlenko, qui n’avait jamais lu Tolstoï, quoique s’y préparant chaque jour, fut un peu gêné et déclara :
- Certes, tous les écrivains sont des imaginatifs, mais chez Tolstoï, la nature parle d’elle-même...
- Mon Dieu, - soupira Laïevski, - à quel point sommes-nous mutilés par la civilisation ! je me suis épris d’une femme mariée; elle, de moi...Au commencement, entre nous, ce n’était que baisers, soirées paisibles, serments, et nous partagions les mêmes idées sur la société, Spencer...Quel mensonge ! Nous fuyions soi-disant son mari, mais nous nous mentions à nous-mêmes, c’était la vacuité de notre vie d’intellectuels, que nous fuyions. Nous nous dépeignions ainsi l’avenir : au Caucase, le temps de se faire à l’endroit et à ses habitants, j’allais servir comme fonctionnaire civil, après quoi, quelque part dans ce vaste espace, nous ferions l’acquisition d’un bout de terrain pour gagner notre pain à la sueur de notre front, en faisant pousser de la vigne, en cultivant les champs, etc. Si toi, ou ce zoologiste de tes amis, Von Koren, aviez été à ma place, vous auriez peut-être vécu trente ans avec Nadejda Fiodorovna et laissé à vos héritiers une vigne abondante et plusieurs centaines d’hectares de maïs, alors que moi, je me suis senti d’emblée en faillite. En ville, une chaleur à crever, l’ennui, la solitude, à la campagne, derrière chaque buisson ou chaque pierre se cachent des solifuges, des scorpions ou des serpents, avec comme toile de fond les montagnes et le désert. Les gens sont étrangers, la nature est étrangère, la culture est étrangère - tout cela, vieux frère, est plus difficile que de se balader en pelisse sur l’avenue Nevski, Nadejda Fiodorovna à son bras, en rêvant des régions chaudes. C’est un combat sans merci, et je suis un piètre combattant...Neurasthénique pitoyable, myope...Dès le premier jour, j’ai compris que mes rêves de vigne et de vie laborieuse - ça ne valait rien. En ce qui concerne l’amour, je dois t’avouer que vivre avec une femme ayant lu Spencer et partie avec toi au bout du monde est moins intéressant que de vivre avec la première Anfissa ou Akoulina venue. C’est la même odeur de fer à repasser, de poudre et de médicaments, les mêmes papillotes le matin et les mêmes illusions...
- En ménage, tu retrouveras toujours le fer à repasser, - dit Samoïlenko, tout rouge de voir  Laïevski lui parler si ouvertement d’une dame que lui connaissait. - Je vois que tu n’es pas d’humeur, aujourd’hui, Vania. Nadejda Fiodorovna est une femme belle et instruite, toi, tu es un homme à l’esprit très élevé...Bien sûr, vous n’êtes pas mariés, - poursuivit Samoïlenko en jetant un coup d’oeil aux tables voisines, - mais vous n’y êtes pour rien, d’ailleurs...il faut être sans préjugés, se mettre au niveau de notre époque. Je défends moi-même le mariage civil...Mais, pour moi, une fois unis, il faut le demeurer jusqu’à la mort.
- Sans amour ?
- Je vais te raconter quelque chose. Il y a une huitaine d’années de cela, nous avions un employé, un petit vieux à l’âme altière. Il disait tout le temps : dans une vie de famille, le plus important, c’est la patience. Tu entends, Vania ? Pas l’amour, la patience. L’amour ne peut pas durer bien longtemps. Il a duré chez toi deux ans, et désormais, il est clair que tu te trouves dans cette période de la vie où, pour garder l’équilibre, tu dois t’armer de patience...
- Tu fais crédit à cet agent, mais, pour moi, son conseil n’a aucun sens.Ton petit vieux pouvait bien faire l’hypocrite, s’exercer à la patience et avec ça considérer la personne qu’il n’aimait pas comme indispensable à son entraînement, mais je ne suis pas encore tombé aussi bas; s’il me vient à l’idée de m’exercer à la patience, je m’achèterai des haltères, ou bien un cheval rétif, mais je n’y mêlerai personne.
Samoïlenko réclama du vin blanc avec de la glace. Ils en burent un verre, après quoi Laïevski demanda à brûle-pourpoint :
- Dis-moi, s’il te plaît, que signifie le terme : ramollissement cérébral ?
- Comment te dire... c’est une maladie où le cerveau s’amollit... se dilue, pour ainsi dire.
- Cela se soigne ?
- Pris à temps, oui.Des douches froides, des vésicatoires...Mais enveloppés.
- Hmm...Eh bien tu vois la position dans laquelle je suis. Je ne peux pas vivre avec elle : c’est au-dessus de mes forces. Avec toi, je philosophe et je souris, mais chez moi, je suis découragé. Cela me fait horreur au point que si l’on me disait, mettons, que je suis obligé de vivre avec elle encore un mois, je crois bien que je me tirerais une balle. Néanmoins, je ne peux pas la quitter. Elle est seule, n’a pas de métier, nous n’avons d’argent ni l’un ni l’autre...Que deviendra-t-elle ? Chez qui ira-t-elle ? Je ne vois pas d’issue...Alors, dis-moi : que faire ?
- Mouais... - beugla Samoïlenko, ne sachant pas quoi répondre. - Elle t’aime ?
- Oui, elle m’aime dans la mesure où, à son âge et vu son tempérament, il lui faut un homme. Il lui serait aussi difficile de se passer de moi que de sa poudre ou de ses papillotes. Je fais partie, intégralement et nécessairement, de son boudoir.
Samoïlenko se troubla.
- Je vois que tu n’es pas en forme, ce matin, Vania, - fit-il. - Tu n’as sans doute pas dormi.
- De fait, j’ai mal dormi...En général, vieux frère, je me sens en piteux état. J’ai la tête vide, le coeur détraqué, un sorte de faiblesse. Il faut que je m’en aille !
- Où ça ?
- Vers le nord. Retrouver les pins, les champignons, les gens, les idées...Je donnerais la moitié de ma vie pour être à l’heure actuelle quelque part dans la région de Moscou, ou dans celle de Toula, me baigner dans une petite rivière, en ayant froid, tu vois, ensuite me promener deux ou trois heures avec un étudiant, aussi piètre soit-il, et bavarder, bavarder...Et l’odeur du foin ! Tu te souviens ? Et le soir, en se promenant au jardin, entendre le son du piano s’échapper d’une maison, le bruit d’un train...
Laïevski en rit de plaisir, des larmes apparurent dans ses yeux et, pour les cacher, sans se lever, tendit le bras vers la table voisine pour demander des allumettes. 
- Cela fait déjà dix-huit ans que je ne suis pas retourné en Russie, - dit Samoïlenko, - Je ne sais même plus comment c’est, là-bas. A mon avis, rien n’est plus majestueux que le Caucase.
- Il y a un tableau de Verechtchaguine : des condamnés à mort se morfondent au fond d’un puits. Je ressens ton majestueux Caucase exactement comme un puits. Si l’on me donnait à choisir : être ramoneur à Petersbourg ou être prince ici, je prendrais ramoneur.
Laïevski restait  pensif. En voyant son corps voûté, ses yeux fixes, son visage en sueur et pâle, aux tempes creusées, ses ongles rongés et ses espadrilles avachies au talon et découvrant une chaussette mal reprisée, Samoïlenko fut pénétré de pitié et, sans doute parce que Laïevski lui évoquait un enfant abandonné, demanda :
- Ta mère est en vie ?
- Oui, mais nous ne nous voyons plus. Elle n’a pas pu me pardonner cette liaison.
Samoïlenko avait de l’affection pour son ami. Il voyait en lui un étudiant, un bon jeune homme franc du collier, avec qui l’on pouvait boire un coup et plaisanter, mais aussi avoir une conversation à coeur ouvert. Ce qu’il voyait en lui ne lui plaisait pas du tout. Laïevski buvait beaucoup et à tout bout de champ, jouait aux cartes, n’avait que mépris pour son travail, vivait au-dessus de ses moyens, disait des obscénités, se montrait dans la rue en espadrilles et se disputait en public avec Nadejda Fiodorovna - ce qui déplaisait à Samoïlenko. Et le fait que Laïevski soit un ancien étudiant de la Faculté de philologie, soit aujourd’hui abonné à deux grosses revues, qu’il lui arrive souvent de parler fort savamment et de n’être compris que de peu de gens, vive avec une intellectuelle, - tout cela, Samoïlenko avait du mal à le comprendre, ceci lui plaisait, il admirait et respectait  Laïevski.
- Encore un détail, - dit Laïevski, en secouant la tête. - Garde-le pour toi. Je n’en ai pas encore informé Nadejda Fiodorovna, ne te laisse pas aller devant elle...J’ai reçu avant-hier une lettre m’informant du décès de son mari, d’un ramolissement cérébral.
- Paix à son âme... - - soupira Samoïlenko. - Pourquoi ne le lui dis-tu pas ?
- Lui montrer la lettre signifierait : si vous voulez, allons à l’église et marions-nous. Il faut d’abord clarifier nos relations. Lorsqu’elle se sera rendue compte que nous ne pouvons pas continuer à vivre ensemble, je lui montrerai la lettre. A ce moment-là, ce sera sans danger.
- Tu sais quoi, Vania ? - fit Samoïlenko, avec une soudaine expression de tristesse implorante, comme s’il s’apprêtait à demandait une douceur et craignait qu’on la lui refusât. - Marie-toi, mon cher !
- Pour quoi faire ?
- Fais ton devoir envers de cette belle femme ! Son mari vient de mourir, la Providence vous indique par là-même le chemin à suivre !
- Sacré bonhomme, comprends donc que je ne peux pas ! Se marier sans amour est une bassesse indigne d’un être humain, au même titre que servir la messe en n’étant pas croyant.
- Mais c’est ton devoir !
- Pourquoi donc ? - demanda Laïevski, irrité.
- Parce que tu l’as arrachée à son mari, et que tu en assumes la responsabilité.
- Mais je te l’ai dit de façon nette et claire : je ne l’aime pas !
- Cela ne t’empêche pas de la respecter, et de t’occuper d’elle...
- Respecte-la, occupe-toi d’elle...le singea Laïevski. - Comme si c’était une Supérieure de couvent...Te voilà piètre psychologue et mauvais physiologiste, si tu penses que la vie avec une femme mène nécessairement à éprouver respect et considération pour elle. Pour une femme, la chambre à coucher compte davantage.
- Vania, Vania... - fit, gêné, Samoïlenko.
- Tu es un vieil enfant, un théoricien, et moi un jeune vieillard, un praticien, nous ne pouvons pas nous comprendre. il vaut mieux en rester là. Moustapha, - cria-t-il au serveur, - ça fait combien ?
- Mais non, mais non, - dit le docteur effrayé, attrapant Laïevski par le bras. - C’est pour moi; C’était prévu comme ça. Mets ça sur ma note ! - cria-t-il à l’adresse de Moustapha.
Les deux amis se levèrent et sortirent sur le bord de mer. A l’entrée du boulevard, ils se séparèrent en se serrant la main.
- Vous êtes trop gâtés, messieurs ! - soupira Samoïlenko. - Le destin t’a fait cadeau d’une jeune femme belle et instruite - et tu la repousses, alors que moi,, je serais bien aise que Dieu m’envoie même une vieille difforme, mais bonne et caressante ! Je vivrais avec elle sur ma petite vigne et...
Samoïlenko se ressaisit, et finit ainsi :
- Et la vieille sorcière me préparerait le samovar, au moins.
Après avoir quitté Laïevski, il suivit le boulevard. Lorsque, corpulent et majestueux, une expression sévère sur le visage, il déambulait sur le boulevard dans sa tunique d’une blancheur immaculée et  ses bottes cirées à la perfection, bombant le torse sur lequel un ruban soulignait l’ordre de Saint Vladimir, il formait une plaisante image à ses yeux, et il lui semblait être l’objet de l’attention générale et faire plaisir à chacun. Regardant de côté sans détourner la tête, il estimait le boulevard fort bien aménagé, trouvant bien jolis les jeunes cyprès, les eucalyptus et les disgracieux et cachectiques palmiers, qui donneraient à l’avenir beaucoup d’ombre, et jugeant les Tcherkesses  des gens honnêtes et hospitaliers. « C’est bizarre que Laïevski n’aime pas le Caucase, - se dit-il, - très bizarre » Il rencontra cinq soldats l’arme à l’épaule, qui le saluèrent. Sur le côté droit du boulevard, passa sur le trottoir la femme d’un fonctionnaire, accompagnée de son lycéen de fils.
- Bonjour, Maria Constantinovna ! - lui cria Samoïlenko avec un sourire affable. - Vous êtes allés vous baigner ? Ha-ha-ha...Mes respects à Nicodime Aleksandrytch !
Et il poursuivit, souriant toujours, lorsque, apercevant l’aide-médecin militaire qui venait à sa rencontre, il se renfrogna, et l’arrêta pour lui demander :
- Il y a quelqu’un, à l’infirmerie ?
- Personne, votre excellence.
- Comment ?
- Il n’y a personne, votre excellence.
- Très bien, tu peux disposer...
Se balançant majestueusement, il se dirigea vers la buvette à limonade, derrière le comptoir duquel se trouvait assise une vieille Juive à la forte poitrine, qui se faisait passer pour une Géorgienne, et lui dit d’une voix très forte comme s’adressant à un régiment :
-  Ayez l’amabilité de me donner un soda !




II


Le désamour de Laïevski pour Nadejda Fiodorovna se manifestait surtout en ce que tout ce qu’elle faisait ou disait lui semblait plus ou moins mensonger, tandis que tout ce qu’il lisait à l’encontre des femmes et de l’amour lui paraissait s’appliquer à la perfection au trio qu’il formait avec Nadejda Fiodorovna et son mari. Quand il revint chez lui, elle était assise près de la fenêtre, habillée et coiffée, et, le visage soucieux, buvait du café en feuilletant les pages d’une épaisse revue, et il se dit que boire du café n’était pas un événement tel qu’il y eût matière à arborer une expression soucieuse, et qu’elle perdait bien son temps à se coiffer à la dernière mode, ce qui était inutile et ne pouvait plaire à personne ici. La revue lui parut aussi mensongère. Elle s’habillait et se coiffait pour paraître belle, et lisait pour paraître intelligente.
- Cela ne fait rien, si je vais me baigner, aujourd’hui ? - demanda-t-elle.
- Bah...Que tu te baignes ou pas ne déclenchera aucun cataclysme, je crois...
- Je demandais cela, au cas où le docteur se fâcherait.
- Eh bien, demande-lui. Ce n’est pas moi, le docteur.
Cette fois-ci, ce qui déplut à Laïevski chez Nadejda Fiodorovna; ce fut son cou blanc et dégagé, avec les frisettes sur la nuque, et il se souvint d’Anna Karénine, qui, lorsqu’elle cesse d’aimer son mari,se met à détester surtout les oreilles de ce dernier, et il se dit  : « Comme tout cela est juste ! Comme c’est juste ! » Se sentant la tête faible et vide, il se rendit dans son cabinet, s’allongea sur un divan et se couvrit le visage avec un mouchoir, pour ne pas être embêté par les mouches. Des pensées désagréables, toujours sur le même thème, lui traversaient paresseusement l’esprit, comme un long convoi par un vilain soir d’automne, et il tomba dans un état de demi-sommeil accablé. Il se sentait coupable vis-à-vis de Nadejda Fiodorovna et de son mari, responsable de la mort de celui-ci. Il se sentait coupable d’avoir gâché sa propre vie, coupable envers le monde des idéaux, de la science et du travail, et, pour lui, ce monde admirable ne se trouvait pas ici, en ce bord de mer où rôdaient Turcs affamés et Abkhazes indolents, mais là-bas, au nord, au pays des opéras, des théâtres, des journaux et de tous les genres de travail intellectuel. C’était là-bas seulement, et pas ici, que l’on pouvait être honnête, intelligent, sublime et pur. Il se reprochait le manque d’idéaux et d’idées directrices de sa vie, même s’il n’avait qu’une compréhension vague de ce que cela signifiait. Deux années plu tôt, alors qu’il aimait Nadejda Fiodorovna, il lui semblait qu’il lui suffirait de sortir avec Nadejda Fiodorovna et de partir avec elle au Caucase pour échapper au vide dégradant de sa vie; de même à présent était-il convaincu de la nécessité de la quitter et de partir à Pétersbourg pour trouver ce qui lui était nécessaire. 
- Fuir ! - marmonna-t-il en s’asseyant et se rongeant les ongles. - Fuir !
Il se voyait en imagination, assis à bord du vapeur, prenant le petit-déjeuner, buvant de la bière fraîche, conversant avec des dames sur le pont, ensuite, à Sebastopol, prenant le train pour partir. Bonjour, liberté ! Voici les gares qui défilent, l’air se fait plus vif, plus froid, les sapins et les bouleaux apparaissent, c’est déjà Koursk, Moscou...Aux buffets, de la soupe aux choux, de l’agneau avec de la bouillie, de l’esturgeon, de la bière, en un mot, plus cette foutue Asie, mais la Russie, la vraie Russie. Dans le train, les passagers discutent des affaires, des nouvelles chanteuse, des amitiés franco-russes; tout cela respire le souffle de la vie, la vie culturelle, la vitalité intellectuelle...Plus vite, plus vite ! Voici enfin l’avenue Nevski, la Grande rue de la mer, le passage Kovenski, où il avait logé quelque temps avec des étudiants, voici le joli ciel gris, la petite pluie fine, les cochers tout mouillés...
- Ivan Andreïtch ! - appela-t-on d’une autre pièce. - Vous êtes là ?
- Oui, oui ! - répliqua-t-il. Que voulez-vous ?
- Voici les papiers !
Laïevski se leva avec indolence, la tête lui tournant, et , bâillant, trainant les pieds, passa dans la pièce voisine. Devant la fenêtre ouverte se tenait un de ses jeunes collègues, étalant des papiers du bureau sur le rebord de la fenêtre. 
- Tout de suite, mon p’tit vieux, - dit mollement Laïevski, partant à la recherche d’un encrier; de retour vers la fenêtre, il signa les papiers sans les lire, en ajoutant : - Il fait drôlement chaud !
- Eh oui. Venez-vous, aujourd’hui ?
- Je ne pense pas...Je ne me sens pas très bien...Mon p’tit vieux, dites à Chechkovski que je passerai le voir après le déjeuner.
Après le départ du fonctionnaire, Laïevski se recoucha sur son divan et se mit à penser :
- Il faut donc prendre en considération toutes les circonstances, et bien réfléchir. Avant de m’en aller d’ici, il faut que je règle toutes mes dettes. Je dois environ deux mille roubles. Je n’ai pas d’argent...Peu importe, bien sûr; j’en réglerai une partie maintenant, d’une façon ou d’une autre, et j’enverrai le restant depuis Petersbourg. Le plus important, c’est Nadejda Fiodorovna...Avant tout, il faut mettre au net nos relations...Oui ».
Un peu plus tard, il se demanda : ne vaudrait-il pas mieux aller demander conseil à Samoïlenko ?
« Je peux aller le voir, - se dit-il, - mais à quoi bon ? Je vais encore partir sur le boudoir, les femmes, sur ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas.  Quel intérêt, le Diable m’emporte, y a-t-il à discuter ici de ce qui est ou non honnête, quand il s’agit de sauver ma vie, quand j’étouffe dans cette maudite servitude, mortelle pour moi ?...Il est temps de comprendre que continuer à vivre ainsi est vil et cruel, à côté de quoi tout le reste n’a aucune importance ».
- Fuir ! - marmonna -t-il en s’asseyant. - Fuir !
Le bord de mer désert, la canicule sans fin, le paysage uniforme des montagnes gris cendré ou lilas, immuablement muettes et solitaires, lui flanquait le cafard, l’hypnotisant et le dépossédant de lui-même. Peut-être est-il très intelligent, talentueux, remarquablement honnête; peut-être que si la mer et les montagnes ne lui bouchaient pas l’horizon de tous côtés, naîtrait de lui un grand administrateur de communautés villageoises, un homme d’Etat, un orateur, un grand journaliste, un pionnier. Qui sait ? Dans ce cas, n’est-il pas stupide de juger selon le critère de l’honnêteté ou de la malhonnêteté, lorsqu’un individu que ses dons rendent utiles, mettons quelque artiste, peintre ou musicien, pour s’échapper de captivité, fait un trou dans le mur et trompe la vigilance de ses geôliers ? Dans une telle situation et pour un tel individu, tout reste honnête.
A deux heures, Laïevski et Nadejda Fiodorovna se mirent à table. Lorsque la cuisinière leur servit une soupe au riz et aux tomates, Laïevski déclara :
- Chaque jour, c’est la même chose. Pourquoi ne pas préparer de la soupe aux choux ?
- Il n’y a pas de choux...
- Etrange. On trouve de la soupe aux choux chez Samoïlenko, de même que chez Maria Konstantinovna, il n’y a que moi qui suis obligé, allez savoir pourquoi, de manger cette lavasse sucrée. Ça ne va pas, poussin.
Comme il est de règle dans l’immense majorité des couples, chaque repas était naguère, chez Laïevski et Nadejda Fiodorovna, l’occasion de caprices et de scènes, mais depuis que Laïevski sentait clairement qu’il n’aimait plus sa compagne, il s’efforçait de lui céder en tout, lui parlait avec une politesse délicate, lui faisait des sourires et l’appelait poussin.
- Cette soupe a un goût de réglisse, - dit-il avec un sourire; il se contraignait à demeurer aimable, mais n’y tint plus et déclara : - Il y a personne, ici, pour tenir cette maison...Si tu es tellement malade, ou occupée par tes lectures à ce point-là, laisse-moi m’occuper de la cuisine.
Autrefois, elle lui aurait répondu : « Occupe-t-en », ou encore : « On dirait que tu veux me transformer en cuisinière », mais maintenant, elle se contenta de lui jeter un regard timide, en rougissant.
- Allons, comment te sens-tu aujourd’hui ? - demanda-t-il gentiment.
- Ça peut aller, aujourd’hui, un peu faible, c’est tout.
- Il faut prendre garde, mon chou. Je m’inquiète affreusement à ton sujet.
Nadejda Fiodorovna était malade. Samoïlenko disait qu’elle souffrait de fièvre intermittente, et lui donnait de la quinine; un autre médecin, Oustimovitch, grand et décharné, qui restait chez lui dans la journée et se promenait le soir sur le bord de mer, les mains derrière le dos, sa canne lui battant le dos, voyait chez elle un cas de maladie féminine et lui prescrivait des compresses chaudes. Auparavant, tant que Laïevski était amoureux d’elle, la maladie de Nadejda Fiodorovna éveillait en lui une pitié inquiète, alors qu’à présent il doutait de son authenticité. Le visage jaune et ensommeillé, les bâillements et le regard mou qui suivaient chez elle les accès de fièvre au cours desquels elle restait invariablement allongée sous un plaid, ressemblant davantage à un garçon qu’à une femme, cela plus l’air étouffant et empuanti de sa chambre lui semblaient déchirer l’illusion et plaider contre l’amour et le mariage.
Le plat principal se composait d’oeufs durs aux épinards pour lui, alors que Nadejda Fiodorovna, pour cause de maladie, se contentait de gelée de fruit et de lait. Lorsque, le visage soucieux, elle tâta de sa cuillère la gelée et se mit à la manger sans hâte, en buvant son lait, il ressentit, en l’entendant déglutir, une haine si complète l’envahir qu’il en eut envie de se gratter la tête.  Il comprenait qu’un tel sentiment serait vexant même vis-à-vis d’un chien, mais, loin de s’en prendre à lui, c’est à elle qu’il en voulait de susciter en lui une telle aversion, il en arrivait à comprendre pourquoi des amoureux en viennent à tuer leur maîtresse. Lui-même n’était bien sûr pas un meurtrier, mais, s’il faisait partie à présent d’un jury, il acquitterait un tel assassin.
- Merci mon chou, - fit-il après le repas en embrassant Nadejda Fiodorovna sur le front.
Revenu dans son bureau, il marcha de long en large cinq bonnes minutes, en louchant sur ses bottes, puis se rassit sur le divan en marmonnant :
- Fuir, fuir  ! Mettre au net nos relations et fuir !
Il s’étendit sur le divan et se souvint à nouveau qu’il était peut-être responsable de la mort du mari de Nadejda Fiodorovna.
« Reprocher à quelqu’un de tomber amoureux, ou de cesser de l’être, est idiot, - se persuada-t-il, toujours allongé et levant ses jambes pour enfiler ses bottes. - Nous ne sommes pas maîtres de l’amour, pas plus que de la haine. Son mari, je suis peut-être, de façon indirecte, l’une des causes de sa mort, mais, une fois de plus, suis-je coupable parce que je suis tombé amoureux de sa femme, et elle, de moi ? »
Ensuite de quoi, il se leva, attrapa sa casquette et partit chez son collègue Chechkovski, chez qui se réunissaient chaque jour les fonctionnaires, pour jouer au vint en buvant de la bière fraîche.
« Pour l’irrésolution, je fais penser à Hamlet, - se dit-il en chemin. Comme Shakespeare a montré cela avec justesse ! Comme c’est juste ! »


   


III
  

Pour ne pas risquer l’ennui et se montrer charitable envers les célibataires nouvellement arrivés, qui ne trouvaient, faute d’hôtel en ville, nul endroit où prendre leurs repas, Samoïlenko tenait chez lui une sorte de table d’hôte. Au moment de ce récit, il avait deux pensionnaires : von Koren, jeune zoologiste venu cet été  sur les bords de la mer Noire étudier l’embryologie des méduses, et le diacre Pobiedov, frais émoulu du séminaire, envoyé dans la petite ville pour remplacer le vieux diacre parti se soigner. Ils payaient chacun, pour déjeuner et dîner, douze roubles par mois, et s’étaient engagés auprès de Samoïlenko à se montrer ponctuellement à deux heures pour le déjeuner. 
A son habitude, von Koren arriva le premier. Il s’assit en silence au salon, prit un album de photos qui trainait sur la table et se mit à examiner soigneusement les photos défraîchies de messieurs inconnus en larges pantalons et hauts-de-forme, et de dames en crinolines et bonnets; Samoïlenko se souvenait seulement de quelques noms, disant dans un souvenir à propos des autres : « Une personne admirable, à l’esprit très élevé ! » En ayant terminé avec l’album, von Koren prit sur une étagère un pistolet et , clignant de l’oeil gauche, visa longuement un portrait du prince Vorontsov, puis se tint devant un miroir pour observer son visage hâlé, au grand front et aux cheveux noirs et frisés comme ceux d’un nègre, sa chemise d’indienne pâle décorée de grandes fleurs comme un tapis persan, ainsis que la large ceinture de cuir qui lui tenait lieu de gilet. Cette contemplation lui procurait davantage de plaisir, ou peu s’en fallait, que celle des photographies ou du pistolet dans son riche écrin. Il était extrêmement satisfait de son visage, avec sa barbe joliment taillée, comme de ses larges épaules, qui témoignaient amplement de sa bonne santé et de sa robuste constitution. Il était également content de l’élégance de sa tenue, depuis la cravate assortie à la chemise, jusqu’aux souliers jaunes.
Pendant qu’il examinait les photographies et se tenait devant le miroir, Samoïlenko, sans gilet ni redingote, torse nu, l’agitation le couvrant de sueur, s’affairait dans la cuisine et le vestibule, devant les tables, préparant la salade, une sauce, la viande, les cornichons et les oignons pour la soupe à la viande, les yeux écarquillés de rage à l’encontre de l’ordonnance censé l’aider, qu’il menaçait en brandissant tantôt une cuillère, tantôt un couteau.
- Passe-moi le vinaigre ! - lança-t-il. - Non, pas le vinaigre, je veux dire l’huile d'olive ! - s’écria-t-il en tapant du pied. - Où es-tu, bourrique ?
- Je prends l’huile d’olive, votre excellence, - dit , d’une voix fêlée de ténor, l’ordonnance rendu stupide.
- Remue-toi ! elle est dans le buffet ! Va dire à Daria d’ajouter de l’aneth aux cornichons ! De l’aneth ! Recouvre la crème, attache ça, sinon, gare aux mouches !
On aurait dit que la maison bourdonnait toute entière de ses cris. Une dizaine de minutes avant deux heures, arriva le diacre, jeune homme de quelque vingt-deux ans, très maigre, les cheveux longs, imberbe et avec un soupçon de moustache. Entré au salon, il se signa devant l’icône, et, souriant, tendit la main à von Koren.
- Bonjour, - dit avec froideur le zoologiste. - où étiez-vous ?
- Au port, pêcher le chabot.
- Bien sûr...Visiblement , diacre, vous n’allez jamais vous mettre au travail.
- Pourquoi donc ?  Le travail peut bien attendre, - dit le diacre avec un sourire, et les vastes poches de sa soutanelle blanche engloutirent ses mains.
- Vous êtes incorrigible ! - soupira le zoologiste.
Un bon quart d’heure s’écoula encore sans qu’on les appelle à table, on entendait seulement les bottes de l'ordonnance faisant des allers-retours précipités entre le vestibule et la cuisine,  et la voix de Samoïlenko le houspillant :
- Mets-ça sur la table ! Où t’en vas-tu ? Lave-le donc !
Le diacre et von Koren, affamés, commencèrent à battre du talon sur le sol pour montrer leur impatience, comme au poulailler d’un théâtre. Enfin la porte s’ouvrit, et l'ordonnance, éreinté, déclara : le repas est servi ! Dans la salle à manger les accueillit Samoïlenko, tout rouge et comme ébouillanté dans l’étuve de la cuisine, qui leur jeta un regard mauvais et souleva avec appréhension le couvercle de la soupière pour leur servir à chacun une assiettée, et ce fut seulement une fois persuadé que la pitance leur plaisait et qu’ils mangeaient avec appétit, qu’il s’assit avec un petit soupir dans son profond fauteuil. Son visage se fit languissant et onctueux...Il se versa sans hâte un petit verre de vodka, et déclara :
- A la santé de la jeune génération !
Après la conversation avec Laïevski, Samoïlenko, en dépit de son humeur excellente, avait ressenti toute la matinée comme une pesanteur dans un recoin de son âme;  Laïevski lui faisait pitié, il voulait l’aider. Ayant avalé, avant la soupe, son verre de vodka, il soupira et dit :
- J’ai rencontré aujourd’hui Vania  Laïevski. Il ne va pas fort. Le côté matériel des choses n’arrange rien, et, plus important, il est démoralisé. Il fait peine à voir.
- Voilà bien quelqu’un qui ne me fait pas pitié ! - dit von Koren. - Si ce gentil monsieur se noyait devant moi, je l’enfoncerais même avec ma canne : coule donc, mon petit père...
- C’est faux. Tu ne ferais pas cela.
- Et pourquoi donc ? - dit le zoologiste en haussant les épaules. je suis autant porté au bien que toi.
- Depuis quand est-ce un bien, de noyer quelqu’un ? - demanda le diacre en riant.
- Dans le cas de  Laïevski, on peut le dire.
- Il me semble qu’il manque quelque chose dans cette soupe...- déclara Samoïlenko pour détourner la conversation.
- C’est un fait que Laïevski est un individu malsain et aussi dangereux pour la société que le microbe du choléra, - poursuivit von Koren. - Le noyer, c’est rendre service.
- De telles façons de t’exprimer à propos de ton prochain ne te font pas honneur. Explique-nous pourquoi tu le détestes. 
- Ne dis-pas de bêtises, docteur. Détester et mépriser un microbe, c’est idiot, mais considérer à tout prix comme son prochain le premier passant venu, indistinctement, c'est déraisonnable, c’est refuser de traiter les gens avec justice, bref, s’en laver les mains.Ton Laïevski est pour moi une canaille, je ne le cache pas et jje le traite comme une canaille. en toute bonne foi. Bon, si tu le vois comme ton prochain, embrassez-vous; mais cela signifie que tu le traites de la même façon que tu nous traites, le diacre et moi, c’est-à-dire n’importe comment. Tout le monde t’indiffère également.
- Traiter cet homme de canaille ! - marmonna Samoïlenko avec une grimace de dégoût. - Je ne peux même pas te dire à quel point c’est moche !
- On juge les gens à leurs actions, - poursuivit von Koren. - Jugez par vous-même, à présent, diacre...Je vais vous expliquer. L’activité du sieur Laïevski va se déployer devant vous comme un long rouleau en chinois, à lire du début à la fin. Qu’a-t-il fait des deux années qu’il vient de passer à vivre ici ? Je compte sur mes doigts. Un, il a appris à jouer au vint aux habitants de cette ville; il y a encore deux ans, ce jeu y était inconnu, à présent tout le monde y joue, du matin jusqu’à une heure avancée de la nuit, y compris les femmes et les adolescents; deux, il leur a appris à boire de la bière, chose également inconnue jusqu’alors; c’est à lui que nos concitoyens sont redevables de connaissances concernant les différntes sortes de vodka, de sorte qu’à présent, ils distinguent parfaitement la Kochelev de la Smirnov n° 21. Trois, auparavant, ici, les gens vivant avec la femme d’autrui le faisaient en cachette, pour les mêmes motifs que les voleurs opèrent discrètement, et non pas au grand jour; l’adultère passait pour quelque chose de honteux, à ne pas étaler sur la place publique; Laïevski s’est montré pionnier en la matière, en vivant ouvertement avec la femme d’un autre. Quatre...
Von Koren se dépêcha de finir sa soupe et donna son assiette à l’ordonnance. 
- Il ne m’a pas fallu un mois, après avoir fait sa connaissance, pour percer à jour Laïevski. - reprit-il, en s’adressant au diacre. - Nous sommes arrivés ici en même temps. Les gens comme lui recherchent l’amitié, les rapprochements, la solidarité, et ainsi de suite, parce qu’ils ont tout le temps besoin de compagnie pour jouer au vint et boire un coup en grignotant; par ailleurs, de tels bavards réclament un auditoire. Nous sommes devenus amis, c’est-à-dire qu’il débarquait chez moi chaque jour, m’empêchant de travailler et fanfaronnant à propos de la femme qu’il entretenait. Je fus les premiers temps frappé par sa fausseté exceptionnelle, j’en avais des nausées. En ma qualité d’ami, je le sermonnais, pourquoi boire autant, pourquoi vivre au-dessus de ses moyens et faire des dettes, pourquoi ne rien faire et ne rien lire, pourquoi être si peu cultivé, si ignorant - pour toute réponse, il soupirait, avait un sourire amer, et disait : « Je suis un raté, un homme en trop », ou « Qu’attendre, mon cher, de débris du servage dans notre genre ? » ou encore « Nous sommes des dégénérés...» Ou partait dans un long discours sans queue ni tête à propos d’Oneguine, de Petchorine, du Caîn de Byron, de Bazarov, à propos desquels il déclarait : « Nous sommes leurs fils en chair et en esprit ». Vous comprenez donc à quel point il n’est pas responsable du fait que les enveloppes officielle traînent non décachetées des semaines entières, que lui-même boit et fait boire les autres, non, les responsables sont Oneguine, Petchorine et Tourgueniev, l’inventeur du raté, de l’homme en trop. La cause du dévergondage et de la fainéantise, voyez un peu, ne réside pas en lui-même, mais à l’extérieur, flottant dans l’espace. En outre - quel truc ! - ce n’est pas lui le débauché, le menteur et la canaille, mais nous...» nous autres, gens des années quatre-vingt », « nous, l’engeance amollie et aux nerfs fragiles résultant du servage », « nous, que la civilisation a mutilés »...Bref, nous devons comprendre qu’un grand personnage comme Laïevski est grand jusque dans la chute; que sa vie dissolue, son ignorance, sa malpropreté, sont une manifestation du cours naturel de l’Histoire, consacrée par la nécessité, que les causes en sont mondiales, aussi naturelles que la pluie, de sorte qu’il faut suspendre une veilleuse d’icône devant lui, la victime du destin et de l’esprit du temps, de l’hérédité, etc. Les fonctionnaires et les dames, en l’écoutant, poussaient tous des « oh ! » et des « ah ! », et je suis resté un long moment sans comprendre à qui j’avais affaire. : à un cynique, ou à un rusé filou ? De tels individus, se donnant des airs d’intellectuel, ayant un peu d’instruction et parlant beaucoup de leur noblesse personnelle savent feindre la complexité.
- Tais-toi ! - éclata Samoïlenko. - Je ne permets pas qu’on dénigre en ma présence l’être le plus noble qui soit !
- Ne m’interromps pas, Alexandre Davidytch, - dit froidement von Koren. J’ai presque fini; Laïevski est un organisme peu complexe. Voila son armature morale : le matin, espadrilles, baignade et café, ensuite, jusqu’au déjeuner, espadrilles, un peu d’exercice et conversations diverses, à deux heures, espadrilles, repas et vin, à cinq heure, baignade, thé, vin, après quoi vint et affabulations, à dix heures, dîner et vin, après minuit, sommeil et la femme. Son existence est entièrement contenue dans ce programme étroit, comme un oeuf dans sa coquille. Qu’il se déplace, reste assis, se fâche, écrive, se réjouisse - tout se ramène au vin, aux cartes, aux espadrilles et à la femme. Les femmes tiennent dans sa vie une place fatale, prépondérante. Il raconte lui-même qu’à treize ans, il était déjà amoureux; étudiant de première année, il vivait avec une dame qui exerça sur lui une influence bénéfique, elle fit son éducation musicale. En deuxième année, il racheta une prostituée de maison close, qu’il entretint comme sa concubine, mais six mois plus tard, la belle s’en retourna chez sa patronne, ce qui lui causa de grandes souffrances. Hélas, ces souffrances l’obligèrent à quitter l’université et à rester chez lui deux ans sans rien faire. Mais voici le meilleur. Il se mit à fréquenter une veuve qui lui conseilla de lâcher la Faculté de droit pour celle de philologie. Ce qu’il fit. Ayant achevé son année de cours, il se prit d’une passion effrénée pour son actuelle...comment dire ?...pour la femme d’un autre, et dut s’enfuir avec elle ici, au Caucase, à la recherche d’idéaux, comme il dit. D’un jour à l’autre, il cessera de l’aimer et retournera vite fait à Petersbourg, toujours à la recherche d’idéaux.
- Et qu’est-ce que tu en sais ? - grommela Samoïlenko, en lui jetant un regard courroucé. -  Mange donc un peu mieux que ça. 
On servit du mulet bouilli avec une sauce polonaise. Samoïlenko servit à chacun un poisson entier, et leur versa lui-même la sauce. Deux minutes s’écoulèrent sans qu’on parlât.
- Les femmes jouent un rôle essentiel dans la vie de chacun, - dit le diacre. - On n’y peut rien.
- Certes, mais jusqu’à quel point ? Nous avons tous une mère, une soeur, une épouse, une amie, Laïevski n’a que celle-là, qui n’est, en outre, que sa maîtresse. La femme représente - leur vie commune représente - le bonheur et le but de sa vie; elle est la cause de ses joies, de ses tristesses, de son ennui, de ses déceptions; la  vie lui devient odieuse - la femme en est responsable; pointe l’aube d’une vie nouvelle, des idéaux apparaissent - elle n’est pas loin non plus...Seules les oeuvres ou les tableaux où la femme apparaît peuvent le satisfaire. Il trouve notre époque mauvaise et pire que les années quarante ou soixante parce que nous ne nous consacrons pas avec abnégation à la première extase venue, à quelque passion. Il doit y avoir, chez ces voluptueux, une excroissance dans le cerveau, comme un sarcome, comprimant la cervelle et dirigeant tout le psychisme. Observez donc Laïevski assis quelque part, avec du monde. Vous le remarquerez : lorsqu’on évoque une question d’intérêt général, par exemple la cellule ou l’instinct, il reste dans son coin, silencieux, sans écouter.; il se languit, il est déçu, tout ça ne l’intéresse pas, de vulgaires foutaises, mais, aussitôt qu’on se met à parler de mâels et  de femelles, lorsqu’on raconte, par exemple, que, chez les araignées, la femelle dévore le mâle après la fécondation - là ses yeux s’allument de curiosité, son visage s’illumine et le voilà, en un mot, revenu à la vie. Toutes ses pensées, les plus nobles et les plus élevées comme les plus commune, convergent toujours vers un seul et même point. On se promène avec lui dehors, et l’on rencontre, mettons, un âne...» Dites-moi, s’il vous plaît, - interroge-t-il, - qu’obtiendrait-on en faisant s’accoupler une ânesse avec un chameau ? » Et ses rêves ! Il vous a raconté ses rêves ? Admirables ! On lui fait épouser quelqu’un sur la lune, ou encore on le convoque au commissariat pour lui intimer l’ordre de vivre avec une guitare...
Le diacre éclata de rire; Samoïlenko se renfrogna et grimaça, tâchant, l’ air mécontent, de ne pas rire, mais il n'y put tenir et éclata à son tour.
- Quels bobards ! - dit-il en pleurant de rire. - Ma parole ! Quels bobards !
  

  

IV


Le diacre était très rieur, n’importe quelle blague le faisait se tenir les côtes jusqu’à avoir un point de côté. Il semblait rechercher la compagnie des gens seulement en raison de leurs aspects comiques et de la possibilité de les affubler de sobriquets amusants. Samoïlenko était devenu pour lui la tarentule, son ordonnance, le canard, et il fut enthousiasmé le jour où von Koren appela macaques Laïevski et Nadejda Fiodorovna. Il écoutait sans ciller son interlocuteur, observant son visage avec avidité, et l’on pouvait voir ses yeux déjà pétiller de rire, et les efforts qu’il faisait pour se contenir, dans l’attente du moment où il pourrait exploser et laisser libre cours à son hilarité.
- C’est un pervers dépravé, - poursuivit le zoologiste, et le diacre, dans l’attente d’un bon mot, vrilla ses yeux dans les siens. - Il est rare de rencontrer une telle nullité. Physiquement, il est mou, débile, déjà usé, et sur le plan intellectuel, il ressemble à une grosse marchande ne faisant que bâfrer, boire et dormir sous l’édredon, et a pour amant son cocher.
Le diacre partit de nouveau d’un grand rire.
- Ne riez pas, diacre, c’est bête, à la fin. Je pourrais passer à côté de lui sans accorder la moindre attention à une pareille nullité, - reprit-il, une fois le diacre calmé, - s’il nétait pas si nocif, si dangereux. Il est malfaisant surtout à cause de ses succès féminins, qui font craindre qu’il n’ait une descendance, une douzaine de Laïevski offerts en cadeau au monde, aussi débiles et dépravés que lui-même. Deuxièmement, il est contagieux au plus haut point. J’ai déjà mentionné le vint et la bière. D’ici un an ou deux, il fera la conquête de tout le rivage du Caucase. Vous savez combien la population dans sa masse, en particulier dans les couches moyennes, fait confiance aux intellectuels, aux gens passés par l’université, pourvus de nobles manières et maniant une langue littéraire.Aussi abominable se montre-t-il, les gens croient qu’il est dans le vrai, vu que c’est un intellectuel, un libéral et un ancien étudiant. De plus, c’est un raté, un homme en trop, un neurasthénique victime de l’époque, donc tout lui est permis.C’est un bon petit gars, une belle âme, il est cordial et rempli d’indulgence pour les faiblesses humaines; il est d’un commerce facile, accommodant, complaisant, il n’est pas fier, on peut, en sa compagnie, boire un coup, dire des obscénités et se répandre en médisances...La masse est toujours, en matière de religion et de morale, encline à l’anthropomorphisme, elle aime par dessus tout les petits dieux qui ont les mêmes faiblesses qu’elle. Jugez donc l’extension envisageable de la zone contaminée ! Par dessus le marché, ce n’est pas un mauvais acteur, en tant qu’hypocrite, il est adroit et sait très bien vivre. Voyez donc ses trucs et ses subterfuges, ne soit-ce, par exemple, que son rapport avec la civilisation. Il sait à peine en quoi ça consiste, mais se fend d’un « Ah, comme la civilisation nous mutile ! Ah, comme j’envie les sauvages, ces enfants de la nature, ignorants de la civilisation ! » Il donne à entendre qu’il fut un temps où il se consacrait de toute son âme à la civilisation, en était le serviteur omniscient, et voici qu’elle l’avait épuisé, déçu, trompé, lui, autre Faust,  deuxième Tolstoï, voyez-vous...Il regarde de haut, comme des petits garçons, Schopenhauer et Spencer, leur tapote  paternellement l’épaule : alors, mon vieux Spencer ? Bien entendu, il n’a jamais lu Spencer, mais lâche, le plus gentiment du monde, distrait, légèrement ironique : « Elle a lu Spencer ! » à propos de sa maîtresse. Et on l’écoute, personne ne voulant comprendre que non seulement n’a aucunement le droit de parler ainsi de Spencer, mais qu’il n’est pas digne de lui baiser les pieds ! Seul un animal pétri d’amour-propre, de bassesse et d’ignominie peut ainsi creuser des mines sous la civilisation, sous tout ce qui jouit de prestige, sous les autels des autres, les éclabousser de boue en leur clignant de l’oeil comme un bouffon, tout ceci pour justifier et cacher sa débilité et sa pauvreté morale.
- Kolia, je me demande ce que tu attends de lui, - dit Samoïlenko, avec un regard où se lisait non plus la colère, mais un sentiment de culpabilité. - Il est comme tout le monde. Il a, bien sûr, des faiblesses, mais de façon acceptable par nos contemporains, il sert comme fonctionnaire, se rend donc utile à la société. Il y a dix ans de cela, nous avions un vieil agent qui disait...
- Ça suffit ! - l’interrompit le zoologiste. - Tu dis qu’il sert ici comme fonctionnaire. Et de quelle manière ? A-t-il mis les choses en ordre , les fonctionnaires sont-ils meilleurs, plus honnêtes, plus polis ? Bien au contraire, il a juste couvert de son autorité d’intellectuel passé par l’université leur laisser-aller. Il se montre correct seulement le vingt du mois, pour recevoir son traitement, et le reste du temps traîne chez lui en espadrilles en se donnant l’air de quelqu’un qui rend un grand service au gouvernement russe en vivant au Caucase. Non, Alexandre Davidytch, ne le défends pas. Tu manques complètement de sincérité. Si tu l’aimais vraiment, te sentais proche de lui, alors, avant tout, tu n’accepterais pas aussi facilement ses faiblesses et, dans son propre intérêt, tu tâcherais de le neutraliser.
- Hein ?
- De le mettre hors d’état de nuire. Comme il est incorrigible, il n’y a qu’un moyen...
Von Koren se passa un doigt sous la gorge.
- Ou alors le noyer, quoi...- ajouta-t-il. - De tels individus doivent être anéantis, dans l’intérêt de la société comme dans leur propre intérêt. Sans faute.
- Qu’est-ce que tu racontes ?! - bredouilla Samoïlenko, s’insurgeant et regardant avec étonnement le visage froid et paisible du zoologiste. - Diacre, vous l’entendez ? Tu as perdu la raison ?
- Je ne tiens pas absolument à la peine de mort, - dit von Koren. - S’il est prouvé que c’est un mal, alors imaginez autre chose. Si l’on ne peut pas anéantir Laïevski, on peut l’isoler, le fondre dans la masse, l’affecter à des travaux d’intérêt général...
- Que dis-tu ? - fit avec effroi Samoïlenko. - Avec du poivre, malheureux ! - s’écria-t-il en voyant le diacre manger de la courge farcie sans y mettre de poivre. - Comment peux-tu, toi, avec ta hauteur d’esprit, dire cela ? Assigner à notre ami, un homme fier, un intellectuel, des travaux d’intérêt général !!
- S’il est fier, il s’y opposera - aux fers !
Samoïlenko n’arrivait plus à articuler le moindre mot et ne faisait que pianoter sur la table : le jeta un coup d’oeil sur son visage abasourdi au point d’en être comique, et éclata de rire.
- N’en parlons plus, - dit le zoologiste. - Retiens seulement, Alexandre Davidytch, que l’humanité primitive se voyait préservée de gens comme Laïevski par la lutte pour la vie et la sélection naturelle; à présent certes, notre civilisation a singulièrement adouci et la lutte et la sélection, et nous devons nous même veiller à l’élimination des débiles et des inutiles, sinon, la multiplication des Laïevski tuera la civilisation, et l’humanité dégénérera complètement. Ce sera de notre faute.
- S’il faut en arriver à noyer les gens ou les pendre, - répliqua Samoïlenko, - alors au diable ta civilisation, au diable l’humanité ! Au diable ! A mon tour de te dire ceci : tu es très savant, tu as une grande hauteur d’esprit, la patrie peut être fière de toi, mais les Allemands t’ont perverti !. Oui, oui, les Allemands !
Samoïlenko, depuis qu’il avait quitté Derpt* ,  (* Tartu, en Estonie, de nos jours) ville où il avait fait ses études de médecine, avait rarement l’occasion de voir un Allemand et n’avait jamais lu de livre allemand, mais, pour lui, tout le mal, en matière de politique comme de science, venait des Allemands. D’où tenait-il cette idée, il n’en savait rien lui-même, mais il s’y cramponnait.
- Oui, les Allemands ! - répéta-t-il une fois de plus. - Allons boire du thé.
Ils se levèrent tous les trois et, remettant leurs chapeaux, allèrent au jardinet pour s’asseoir à l’ombre des érables blêmes, des poiriers et du marronnier. le zoologiste et le diacre se mirent sur un banc non loin d’une petite table, tandis que Samoïlenko s’installait sur un fauteuil de jonc tressé, au large dossier incliné. L’ordonnance vint servir le thé, avec de la confiture et du sirop. 
Il faisait très chaud, dans les trente degrés à l’ombre. L’air brûlant était immobile, comme figé, et une longue toile d’araignée qui pendait depuis le marronnier resta suspendue sans plus bouger.
Le diacre attrapa la guitare qui traînait toujours dans l’herbe à côté de la table, l’accorda et se mit à chanter d’une voix douce : « les jeunes séminaristes se tenaient à la porte du cabaret...» - mais se tut bientôt, accablé de chaleur, essuya la sueur sur son front et regarda le brasier bleu du ciel. Samoïlenko était à moitié endormi; la chaleur, le silence et la somnolence qui, après le repas, s’était vite emparée de tous ses membres le rendaient mou et un peu ivre; il laissa pendre ses bras, ses yeux s’étrécirent, sa tête s’inclina sur sa poitrine. Avec un attendrissement larmoyant, il regarda von Koren et le diacre et marmonna :
- C’est la jeune génération...L’étoile de la science et le flambeau de l’église...Voyez donc, notre alléluia à longues basques pourrait bien devenir métropolite, il faudra lui baiser la main...Eh bien...Plaise à Dieu...
Un ronflement s’éleva bientôt. Von Koren et le diacre finirent leur thé et sortirent dans la rue.
- Vous retournez au port pêcher le chabot ? - s’enquit le zoologiste.
- Non, il fait trop chaud.
- Allons chez moi. Vous m’aiderez à empaqueter un colis, il y aura quelque chose à recopier. Nous en profiterons pour réfléchir à des occupations possibles, pour vous. Il faut travailler, diacre. Rester comme ça, ce n’est pas bon.
- Vos paroles sont justes et logiques, - dit le diacre, - mais ma paresse actuelle trouve une excuse dans les circonstances de ma vie présente. Vous le savez vous-même, une incertitude quant à notre situation favorise grandement notre l’apathie. J’ignore si je ne suis ici que temporairement, ou si c’est pour toujours, Dieu seul le sait; je vis ici dans cette incertitude, et ma femme végète chez son père, et s’ennuie. De plus, il faut bien reconnaître qu’une chaleur pareille, ça vous liquéfie la cervelle.
- Vous dites des bêtises, - répondit le zoologiste; - On peut s’habituer à la chaleur, comme à l’absence de sa femme. Il ne faut pas jouer les polissons. Il faut se prendre en main.




V


Ce matin-là, Nadejda Fiodorovna alla se baigner, suivie d’Olga, sa cuisinière, portant une cruche, une bassine de cuivre, des draps et une éponge. On voyait en rade deux vapeurs inconnus aux cheminées d’un blanc sale, certainement des cargos étrangers. Des hommes habillés en blanc, jusqu’à leurs chaussures, allaient et venaient sur le quai en criant très fort en français, à quoi on leur répondait depuis les bateaux. La petite église de la ville retentissait d’un carillon endiablé.
« Nous sommes dimanche ! » - se souvint en se réjouissant Nadejda Fiodorovna. 
Elle se sentait en parfaite santé, et d’humeur gaie, festive. Dans sa nouvelle et ample robe taillée dans un grossier tussor pour hommes, coiffée d’un large chapeau de paille aux bords rabattus sur les oreilles, si bien que son visage avait l’air d’émerger d’une petite boîte, elle se trouvait bien mignonne. Elle avait l’impression d’être, dans toute la ville, la seule jeune femme jolie à appartenir à l’intelligentsia, la seule en outre à savoir s’habiller avec élégance et goût, le tout pour un prix modique.  Voici une robe, par exemple, qui ne coûte que vingt-deux roubles, et regardez comme elle est belle ! Elle est la seule à pouvoir plaire, et les hommes ne manquent pas, qui doivent donc, qu’ils le veuillent ou non, envier Laïevski.
Elle se réjouissait de ce que Laïevski, ces derniers temps, lui battait froid, observait une stricte politesse, avec des accès de muflerie et de grossièreté; à toutes ses incartades et tous ses regards méprisants, dépourvus de chaleur ou même étrangement incompréhensibles, elle aurait répondu naguère par des larmes, des reproches et en menaçant de le quitter ou de se laisser mourir de faim, alors qu’à présent elle se contentait de rougir, de le regarder d’un air coupable et se réjouissait qu’il ne se montrât pas câlin avec elle. S’il l’avait injurié ou menacé, cela lui aurait plu encore davantage, puisqu’elle se sentait pleinement coupable envers lui. Coupable en premier lieu de ne pas avoir partagé ses rêves de vie laborieuse, vie pour laquelle il avait quitté Petersbourg pour le Caucase, persuadée qu’elle était que c’était pour cette raison qu’il lui en voulait, ces derniers temps. En partant au Caucase, elle était sûre d’y trouver aussitôt un petit coin retiré en bord de mer, un petit jardin ombragé et accueillant, avec des oiseaux et des ruisseaux, où l’on pourrait planter des fleurs et des légumes, élever de la volaille, recevoir les voisins, soigner les pauvres moujiks et leur distribuer des livres; mais la vérité du Caucase prit l’aspect de montagnes pelées, de forêts et d’immenses vallées où il fallait longuement faire son choix et se démener pour s’établir, de voisins inexistants, d’une chaleur étouffante et de l’éventualité de se faire dévaliser. Laïevski ne s’était pas pressé d’acquérir un terrain; elle s’en était réjouie, et ils s’entendaient tacitement sur le fait de ne plus jamais mentionner cette vie laborieuse. Son silence à lui, pensait-elle, signifiait qu’il lui en voulait à elle de se taire.
En second lieu, elle avait, à son insu, acheté durant ces deux années pour trois cents roubles en babioles diverses chez Atchmianov. Tantôt du tissu, tantôt de la soie, ou bien un parapluie, et sa dette avait peu à peu atteint ce montant.
- Je vais lui en parler aujourd’hui même...- décida-t-elle, mais réfléchit aussitôt après : vu l’humeur actuelle de Laïevski, ce n’était peut-être pas le moment de lui parler de ses dettes. 
En troisième lieu, elle avait déjà deux fois, en l’absence de Laïevski, reçu chez elle Kiriline, le commissaire de police : une fois le matin, pendant que Laïevski était allé se baigner, et la deuxième fois à minuit, tandis qu’il jouait aux cartes. A ce souvenir, Nadejda Fiodorovna devint toute rouge et jeta un coup d’oeil à la cuisinière, comme si celle-ci pouvait surprendre ses pensées. Les journées interminables et torrides, les soirées aussi belles qu’accablantes, les nuits étouffantes, cette vie toute entière à ne pas savoir quoi faire, du matin au soir, comment employer ce temps inutile, cette obsession d’être la plus belle jeune femme dans toute la ville et d’y perdre sa jeunesse, Laïevski lui-même, honnête et plein d’idées, mais trop prévisible, traînant éternellement les pieds, se rongeant les ongles et finissant par devenir ennuyeux à force de caprices - tout ceci l’avait amenée à se laisser envahir par ses désirs, si bien que, telle une folle, elle pensait jour et nuit à une seule et  même chose. Sa respiration, ses regards, l’intonation de sa voix et sa démarche lui faisaient éprouver seulement du désir; la mer lui disait bruyamment qu’il fallait aimer, l’obscurité vespérale lui chuchotait la même chose, et les montagnes approuvaient...Et lorsque Kiriline s’était mis à lui faire la cour, elle n’avait pas eu la force, ni le désir de résister, et lui avait cédé...
A présent, les bateaux étrangers et les hommes en blanc lui évoquaient, sans qu’elle sût pourquoi, une énorme salle; elle croyait entendre les sons d’une valse se mélanger aux voix françaises et sa poitrine se soulevait d’une joie inexplicable. Elle avait envie de danser et de parler français.
Elle pensa joyeusement que son adultère n’avait rien d’effrayant. Son âme n’y avait pas pris part; elle aimait toujours Laïevski, comme le montrait clairement le fait de se sentir jalouse, de s’ennuyer et de se plaindre lors de ses absences. Kiriline ne lui avait fait ni chaud ni froid, il était certes bel homme, mais grossier, elle avait déjà rompu définitivement avec lui. C’était du passé, ça ne regardait personne, et si Laïevski avait vent de quelque chose, il n’y croirait pas.
En bord de mer, il n’y avait qu’un bassin réservé aux dames, les messieurs se baignant à l’air libre. Entrée chez les dames, Nadejda Fiodorovna y trouva Maria Constantinovna Bitiougova, dame d’un certain âge, femme de fonctionnaire, et sa fille Katia, lycéenne de quinze ans; toutes les deux se déshabillaient sur un petit banc. Maria Constantinovna était une personne gentille, exaltée et délicate, qui s’exprimait d’une voix traînante et de façon théâtrale. Elle avait été gouvernante jusqu’à l’âge de trente-deux ans, avant d’épouser le fonctionnaire Bitiougov, petit homme pacifique à moitié chauve, aux cheveux bien peignés sur les tempes. Elle en était encore amoureuse, était jalouse, rougissait quand quelqu’un prononçait le mot « amour » et assurait à tout le monde qu’elle était fort heureuse.
- Ma chère ! - dit-elle avec enthousiasme à la vue de Nadejda Fiodorovna, son visage prenant l’expression qui, aux dires de tous ceux qui la connaissaient, le faisait ressembler à une amande. - Ma chère, comme c’est bien que vous soyez venue ! Nous allons nous baigner ensemble - tout à fait charmant !
Olga retira prestement sa jupe et sa chemise, et se mit à déshabiller sa maîtresse.
- Il fait moins chaud aujourd’hui qu’hier, ne trouvez-vous pas ? - dit Nadejda Fiodorovna, se recroquevillant un peu sous les attouchements de la cuisinière nue. - J’ai bien cru étouffer, hier.
- Ah que oui, ma chère ! C’était à vous couper le souffle. Vous ne le croirez pas, je me suis baignée trois fois, hier...Vous vous rendez compte, ma chère, trois fois ! Nikodime Alexandrytch commençait même à s’inquiéter.
« Est-il possible d’être aussi laide ? » - songea Nadejda Fiodorovna, en observant Olga et la femme du fonctionnaire; ayant jeté un coup d’oeil à Katia, elle pensa : « La fille n’est pas trop mal »
-  Votre Nikodime Alexandrytch est extrêmement attentionné ! - dit-elle. - C’est bien simple, j’en suis amoureuse.
- Ha-ha-ha ! s’efforça de rire Maria Constantinovna. - Tout à fait charmant !
Débarrassée de ses vêtements, Nadejda Fiodorovna éprouva comme une envie de voler. Elle avait l’impression qu’en battant des bras, elle s’envolerait certainement. Elle remarqua qu’Olga regardait avec dédain la blancheur de son corps déshabillé. Mariée fort légalement à un soldat, Olga s’estimait, de ce fait, meilleure que sa patronne, et valant plus qu’elle. Nadejda Fiodorovna ressentait aussi que Maria Constantinovna et Katia n’avaient pas de respect pour elle, mais qu'elle leur faisait peur. Cela lui était désagréable, et, pour se hisser dans leur estime, elle déclara :
- Chez nous, à Petersbourg, les datchas sont pleines, à l’heure actuelle. Mon mari et moi y connaissons beaucoup de monde ! Il faudrait aller les voir.
- Votre mari est ingénieur, je crois ? - fit d’une voix timide Maria Constantinovna.
- C’est de Laïevski que je parle. Il connaît beaucoup de gens. Malheureusement, sa mère, une orgueilleuse aristocrate, est juste à côté...
Nadejda Fiodorovna s’interrompit et se jeta à l’eau; s’y glissèrent à leur tour Maria Constantinovna et Katia.
- Il y a dans la société, chez nous, énormément de préjugés, - reprit Nadejda Fiodorovna, - et cela complique la vie plus qu’il n’y paraît.
Maria Constantinovna, anciennement gouvernante dans des familles d’aristocrates, et connaissant la manière de penser propre à ce monde, dit :
- C’est très vrai ! Le croirez-vous, chez les Garatynski, le matin comme au déjeuner, on exigeait de moi une toilette telle que j’avais l’air d’une actrice - à part les cachets - et qu’on me donnait un supplément pour mes frais de garde-robe.
Elle se tenait entre Nadejda Fiodorovna et Katia, comme pour établir une barrière entre sa fille et l’eau dans laquelle se baignait Nadejda Fiodorovna. Par la porte ouverte qui donnait sur la mer, on voyait nager à quelques dizaines de mètres du bassin.
- C’est Kostia, maman ! - s’écria Katia.
- Ah, ah ! - se mit à glousser d’effroi Maria Constantinovna. - Hé ! Kostia, - cria-t-elle, - reviens ! Reviens, Kostia !
Kostia, garçon d’environ quatorze ans, plongea et nagea encore plus loin pour faire montre de sa bravoure devant sa mère et sa soeur, mais parut se fatiguer, se dépêcha de revenir en arrière, et son visage grave, tendu indiqua qu’il redoutait de manquer de forces.
- Le mal qu’on a, avec ces garçons, ma chère ! - fit Maria Constantinovna, rassurée. - Il risque sans cesse de se casser le cou. Ah, ma chère, que c’est délicieux, mais, en même temps, que c’est pénible d’être mère ! Il y a du danger partout.
Nadejda Fiodorovna remit son chapeau de paille et se jeta hors du bassin, en mer. Elle s’éloigna de quelques mètres en nageant, puis se mit sur le dos. Elle apercevait la mer à perte de vue, les deux vapeurs, les gens au bord de l’eau, la ville, et ce spectacle, joint à la canicule et aux vagues douces et transparentes, tout ceci revenait l’aiguillonner en lui chuchotant : il faut vivre, vivre...
Non loin d'elle passa rapidement un petit voilier fendant avec énergie l’air et les vagues; l’homme qui tenait le gouvernail la regarda, elle aimait être regardée...
Leur baignade terminée, les dames s’habillèrent et repartirent ensemble.
- J’ai la fièvre un jour sur deux, mis je ne maigris pas, - disait Nadejda Fiodorovna, se passant la langue sur les lèvres pour en enlever le sel et répondant par un sourire aux salutations de gens de sa connaissance; - J’ai toujours été un peu forte, et il me semble que j’ai encore grossi.
- C’est une disposition naturelle, ma chère. Lorsque quelqu’un - moi, par exemple - n’a pas tendance à grossir, alors rien n’y fait. Je vois, ma chère, que vous avez complètement mouillé votre chapeau. 
- Bah, il séchera.
Nadejda Fiodorovna vit de nouveau les hommes en blanc aller et venir sur le quai en discutant en français; et là encore, pour quelque raison, sa poitrine se souleva de joie et elle se souvint confusément d’une grande salle où elle avait dansé, à moins que ce ne fût qu’un rêve. Et quelque chose, très profondément en elle, lui chuchotait confusément, d’une voix sourde, qu’elle n’était qu’une vilaine petite bonne femme, banale et insignifiante...
Maria Constantinovna s’arrêta devant la porte de sa maison et la pria de venir s’asseoir quelques instants.
- Venez donc, ma chère ! - l’implora-t-elle, son regard montrant dans le même mouvement sa crainte que Nadejda Fiodorovna n’accepte, et son espoir qu’elle refuserait.
- Avec plaisir, - accepta Nadejda Fiodorovna. - Vous savez comme ça me plaît, chez vous !
Et elle entra. Maria Constantinovna la fit asseoir. lui apporta du café et des brioches, puis lui montra des photos de ses anciennes pupilles - les demoiselles Garatynski, qui, depuis, s’étaient mariées, lui fit aussi voir les notes d’examens de Katia et de Kostia; de très bonnes notes, qu’elle mit en valeur avec force soupirs, en se plaignant de la difficulté d’apprendre au lycée, de nos jours...Elle s’efforçait de bien traiter son invitée, tout en redoutant l’influence néfaste que la présence de Nadejda Fiodorovna pouvait exercer sur la moralité de Katia et de Kostia, et en se réjouissant que son Nikodime Alexandrytch soit absent. Puisque, selon elle, tous les hommes étaient attirés par de telles «créatures», Nadejda Fiodorovna aurait pu également avoir une mauvaise influence sur Nikodime Alexandrytch.
En bavardant avec son hôte, Maria Constantinovna pensait tout le temps au pique-nique qui devait avoir lieu le soir, se souvenant que von Koren avait expressément demandé de ne pas en parler aux macaques, à savoir Laïevsk et Nadejda Fiodorovna, mais, par mégarde, elle y fit quand même allusion, piqua un fard et dit avec embarras :
- J’espère vous y voir !






VI



Il était entendu que l’on irait à sept kilomètres de la ville par la route du sud, pour s’arrêter à côté de la taverne, au confluent de la rivière Jaune et de la rivière Noire, et y préparer une soupe de poissons. On se mit en route à cinq heures passées. Venaient en tête, sur un char à bancs, Samoïlenko et Laïevski, suivis, dans une calèche attelée de trois chevaux, par Maria Constantinovna, Nadejda Fiodorovna, Katia et Kostia, qui avaient avec eux un panier rempli de provisions et de vaisselle. L'équipage suivant comprenaient le commissaire Kiriline et le jeune Atchmianov, le fils de ce marchand chez qui Nadejda Fiodorovna avait une ardoise de trois cents roubles, ainsi que Nikodime Alexandrytch, assis en face d’eux sur un banc riquiqui, petit bonhomme propret aux tempes bien lissées. Fermaient la marche von Koren et le diacre, le panier au poisson dans les jambes.
- A drrroite ! - criait à pleine gorge Samoïlenko lorsque se présentait, venant à leur rencontre, une charrette à deux roues, ou un Abkhaze sur son âne.
- Dans deux ans, quand j’aurai réuni les fonds et les collaborateurs, je partirai en expédition, - racontait von Koren au diacre. - Je suivrai le côte depuis Vladivostock jusqu’au détroit de Behring, de là jusqu’à l’embouchure de l’Ienissei . Nous dresserons la carte, étudierons la faune et la flore, mènerons des recherches détaillées sur les plans géologique, anthropologique et ethnographique. A vous de voir si vous vous joignez à moi.
- Impossible - fit le diacre.
- Et pourquoi ?
- Je ne suis pas libre, j’ai une famille.
- Votre femme vous laissera partir. Nous nous occuperons d’elle. Ce serait encore mieux de la persuader de se faire couper les cheveux comme une religieuse, vous feriez de même, ce qui vous donnerait la possibilité de participer à l’expédition en tant que moine-prêtre. Je peux m’en charger.
Le diacre restait silencieux.
- Vous êtes ferré en théologie ? - s’enquit le zoologiste.
- Très médiocrement.
- Hmm...Je ne peux guère vous aider en cette matière, n’y connaissant moi-même pas grand chose. Vous m’indiquerez les livres qu’il vous faut, je vous les ferai envoyer de Petersbourg, cet hiver. Il faudra également que vous jetiez un coup d’oeil sur la liste des savants de l’expédition; on y trouve de bons ethnologues et de fins connaisseurs des langues orientales. Quand vous en aurez pris l’habitude, il vous sera plus facile de vous mettre au travail. Bon, tant que les livres manquent, ne perdez pas votre temps inutilement, venez étudier avec moi la boussole et la météorologie. C’est indispensable.
- Et voilà...- marmonna le diacre en se mettant à rire. - J’ai demandé une place au centre de la Russie, et mon oncle l’archiprêtre m’a promis son aide. Si je pars avec vous, je l’aurai dérangé pour rien.
- Je ne comprends pas vos hésitations. En restant simple diacre, ce qui vous condamne à servir lors des fêtes seulement, et à vous reposer le reste du temps, vous ne changerez pas d’un pouce d’ici dix ans, à part peut-être la moustache et la barbe, alors que, rentrant de cette expédition, toujours dans dix ans, vous serez un autre homme, enrichi de ce que vous aurez fait.
On entendit des cris à la fois effrayés et ravis provenant de la calèche des dames. Les équipages suivaient une route aménagée au bord même de la falaise, et les passagers avaient l’impression qu’à force d’aller bon train sur les planches reliées à la haute muraille, on finirait par rouler dans le précipice. La mer s’étalait du côté droit, à gauche c’était la muraille, ocre avec des taches noires, veinée de rouge et traversée de racines sinueuses, et, d’en haut, en se penchant avec effroi et curiosité, on apercevait, en contrebas les épineux tordus. Un instant après, de nouveaux glapissements mêlés de rires se firent entendre : on passait sous un énorme rocher surplombant la route.
- Je ne comprends pas ce que diable je fais ici, avec vous, - dit Laïevski. C’est platement stupide ! Ma place est au nord, mon salut, c’est la fuite, au lieu d’aller à cette idiotie de pique-nique.
- Mais regarde donc le panorama ! - lui dit Samoïlenko, alors que les chevaux prenaient à gauche et que s’offrait à la vue la vallée de la rivière Jaune, et que brillait la rivière elle-même, jaune, trouble, follement agitée...
- Je ne vois rien de bien fameux là-dedans, Sacha, - répondit Laïevski. S’extasier à tout bout de champ sur la nature, c’est faire preuve d’une imagination pauvre. En comparaison de tout ce que je peux imaginer, ces rivières et ces falaises, tout ça n’est que de la camelote.
Les calèches suivaient à présent le bord de la rivière. Les hauts rebords montagneux se rejoignaient peu à peu, la vallée se rétrécissait, une gorge s’annonçait; la montagne qu’ils longeaient se fragmentait, érodée en énormes blocs exerçant l’un sur l’autre une pression si terrible qu’en les voyant, Samoïlenko, à chaque fois, geignait involontairement. La belle et sombre montagne présentait par endroits de minces crevasses et des défilés étroits qui exhalaient une odeur de mystère et d’humidité. A travers ces défilés se profilaient d’autres montagnes, à la teinte rose, marron ou lilas, nimbées de brouillard ou couvertes de neiges étincelantes, et l’eau tombant en cascade de roche en roche s’y faisait parfois entendre.
- Ah, ces maudites montagnes, - soupira Laïevski. - quel ennui !
A l’endroit où la rivière Noire se jetait dans la rivière Jaune, combat où l’eau noire comme de l’encre venait salir l’eau jaune en se mêlant à elle, se tenait, du côté de la route, la taverne du Tatar  Kerbalaî, avec, sur le toit, un drapeau russe, et cette inscription à la craie sur l’enseigne : « Bonne taverne »; non loin, un jardinet clos d’une haie, avec des tables et des bancs et, au beau milieu d’un misérable buisson d’épineux, un unique cyprès, bel arbre sombre. 
Kerbalaî, alerte petit Tatar en chemise bleue et tablier blanc, se tenait sur la route et, la main sur le ventre, s’inclina très bas à l’arrivée des équipages, son sourire découvrant des dents d’une blancheur éclatante.
- Salut, mon petit Kerbalaî ! - lui cria Samoïlenko. Nous allons un peu plus loin, pendant ce temps-là, amène ici le samovar et des chaises ! Fais vite !
Kerbalaî acquiesça en balançant sa tête rasée et marmonna quelque chose que distinguèrent seulement les passagers de queue : « J’ai des truites, votre excellence ».
- Amène, amène ! - lui dit von Koren.
Les équipages s’arrêtèrent à cinq cents pas de la taverne. Samoïlenko choisit un petit pré parsemé de pierres qui seraient commodes pour s’asseoir, avec un arbre couché, abattu par une tempête, pointant ses racines recouvertes de mousse et montrant ses aiguilles jaunes désséchées. A cet endroit, un pont de corde traversait la rivière, et sur l’autre rive, exactement en face, se tenait sur quatre pilotis bas, un petit hangar pour faire sécher le maïs, qui évoquait la maisonnette sur des pattes de poule, celle des contes; un petit escalier menait à la porte du hangar.
Leur première impression à tous fut qu’ils ne repartiraient jamais de cet endroit. De tous les côtés s’amoncelaient, menaçantes, les montagnes, et l’ombre du soir, vite accourue de la taverne et du sombre cyprès, faisait paraître plus étroite encore la vallée sinueuse de la rivière Noire, et plus hautes les montagnes. On entendait le grondement de l’eau et la stridulation obsédante des cigales.
- Charmant ! - fit Maria Constantinovna, inspirant profondément, enthousiasmée. - Les enfants, voyez comme c’est beau ! Quelle paix !
- Il faut reconnaître que c’est un joli coin, - convint Laïevski, à qui l’endroit plaisait, et qui, regardant le ciel, puis la fumée bleutée s’échappant de la cheminée de la taverne, devint soudaint triste, sans qu’on sût pourquoi. - Oui, c’est joli ! - répéta-t-il.
- Ivan Andreïtch, décrivez-nous un peu ce que nous voyons ! - fit d’un ton pleurnichard Maria Constantinovna.
- Pourquoi donc ? - demanda  Laïevski. - L’impression reçue dépasse la meilleure description. Cette richesse de sons et de couleurs que la nature transmet à chacun par ses sens, les écrivains la trahissent, en font une chose informe et méconnaissable.
- Vraiment ? - dit froidement von Koren, qui avait fixé son choix sur la plus grosse pierre à côté de l’eau, et s’efforçait d’y grimper et de s’y asseoir. - Vraiment ? - répéta-t-il en fixant  Laïevski dans le blanc des yeux. - Et Roméo et Juliette ? Et, par exemple, La nuit ukrainienne de Pouchkine ? La nature n’a plus qu’à s’incliner bien bas.
- Peut-être... - concéda Laïevski, trop paresseux pour réfléchir et le contredire. - D'ailleurs, - reprit-il un peu après, - Qu’est-ce que Roméo et Juliette, au fond ? La beauté poétique et sacrée de l’amour - ce sont des roses sous lesquelles on veut cacher la pourriture. Roméo est un animal, lui aussi.
- Quoi qu’on discute avec vous, vous ramenez toujours tout à...
Von Koren jeta un coup d’oeil à Katia et s’interrompit.
- Je ramène tout à quoi ? - demanda Laïevski.
- Si l’on vous dit, par exemple : « voilà une belle grappe de raisin ! », vous répondrez : « Certes, mais comme elle devient informe lorsqu’on la mâche et qu’on se met à la digérer ». Quel intérêt ? Ça n’a rien de nouveau et...ce sont d’étranges façons.
Laïevski savait que von Koren ne l’aimait pas, avait peur de lui et se sentait peu en sécurité en sa présence. Sans rien répondre, il se mit de côté, en regrettant d’être venu.
- Les amis, il faut aller ramasser du bois pour le feu, en avant ! - dit Samoïlenko sur un ton de commandement.
Tous se dispersèrent, ne restèrent sur place que Kiriline, Atchmianov et Nikodime Alexandrytch. Kerbalaî apporta des chaises, déploya un tapis sur le sol et y posa quelques bouteilles de vin. Le commissaire Kiriline, homme de grande stature qui portait en toute saison un manteau par dessus sa tunique, rappelait par son fier maintien, sa démarche grave et sa voix épaisse, un peu enrouée, les chefs de police de province, à leurs débuts. Il avait l’air triste et endormi de quelqu’un réveillé un instant plus tôt, et contre son gré.
- Qu’est-ce que tu nous as apporté, bourrique ? - demanda-t-il à Kerbalaî, en articulant lentement chaque mot. - Je t’avais dit d’apporter du Kvareli, et toi, tu apportes quoi, gueule de Tatar ? Hein ? Alors ?
- Nous avons notre propre vin, en quantité, Iegor Alexieïtch, - fit poliment remarquer, d’une voix timide, Nikodime Alexandrytch.
- Plaît-il ? Je veux aussi de mon vin. Comme participant au pique-nique,j ’ai bien le droit, il me semble, d’apporter ma contribution. Il-me-sem-ble ! Apporte dix bouteilles de Kvareli !
- A quoi bon tant de vin ? - s’étonna Nikodime Alexandrytch, qui savait que Kiriline n’avait pas d'argent.
- Vingt bouteilles ! Trente ! - cria Kiriline.
- Laissez tomber, - chuchota Atchmianov à Nikodime Alexandrytch, - je les paierai.
Nadejda Fiodorovna était d’humeur gaie, espiègle. Elle avait envie de bondir, de rire aux éclats, de crier, de taquiner, de jouer les coquettes. Dans sa robe d’indienne bon marché ornée de pensées bleues, portant des souliers rouges et encore son chapeau de paille, elle se sentait menue, simple, légère et aérienne, un vrai papillon. Elle alla courir sur le pont suspendu, jeta un coup d’oeil à la rivière, pour s’étourdir, puis, poussant un cri, courut en riant de l’autre côté vers le hangar-séchoir, elle avait l’impression que tous les hommes l’admiraient, y compris Kerbalaî. Lorsque, dans l’obscurité progressant rapidement, les montagnes absorbèrent les arbres, les équipages les chevaux et qu’on vit briller une lueur derrière les fenêtres de la taverne, elle se faufila par le petit sentier qui serpentait entre les les rochers et les buissons d’épineux, grimpa à flanc de montagne et s’assit sur un rocher. Le feu de camp brûlait déjà en contrebas. Le diacre, les manches retroussées, se déplaçait près du feu, et sa longue ombre noire tournait autour du feu; il disposait du petit bois et touillait le chaudron avec une cuillère au bout d’une longue perche. Le visage de cuivre rouge, Samoïlenko s’affairait autour du feu comme dans sa cuisine, criant avec fureur :
- Dites donc, les amis, où est passé le sel ? On ne l’a pas oublié, au moins ? Qu’est-ce que ça veut dire, tout le monde s'assoit en bon propriétaire, je trime tout seul ?
Laïevski et Nikodime Alexandrytch étaient assis côte à côte sur le tronc d’arbre abattu et regardaient pensivement le feu. Maria Constantinovna, Katia et Kostia sortaient du panier les assiettes et la vaisselle pour le thé. Von Koren, les bras croisés, un pied posé sur un rocher, sur tenait sur la berge de la rivière, réfléchissant à quelque chose. Les taches rouges du feu, mêlées aux ombres sur le sol, allaient d’une sombre silhouette humaine à l’autre, tremblotaient sur la montagne, les arbres, le pont, le hangar; de l'autre côté, un pan de rive abrupt et raviné s’en trouvait éclairé d’une lueur vacillante qui se reflétait dans la rivière, et le bouillonnement impétueux de l’eau morcelait ce reflet.
Le diacre alla s’enquérir du poisson que nettoyait et lavait Kerbalaî, mais, à mi-chemin, il fit halte et regarda autour de lui.
« Mon Dieu, comme c’est beau ! - pensa-t-il. Des gens, des rochers,un feu de camp, les ténèbres, un arbre difforme - rien de plus, mais comme c’est beau ! »
Sur l’autre rive, près du hangar à sécher le maïs, des inconnus se montrèrent. Tout d’abord, en raison de la lueur vacillante et de la fumée qui partait de côté-là, on eut du mal à bien les discerner, on entrevoyait tantôt un bonnet à poils et une barbe grise, tantôt une chemise bleue, apparaissant par moments comme en lambeaux des épaules aux genoux, avec un poignard en travers du ventre, tantôt un jeune visage rond et tanné aux sourcils noirs, si nets et si épais qu’on les aurait dit dessinés au charbon de bois. Cinq d’entre eux s’assirent en rond par terre, les cinq autres se dirigèrent vers le hangar; L’un se tint devant la porte, tournant le dos au feu, et, les mains derrière le dos, se mit à raconter quelque chose de fort intéressant, semblait-il, car, lorsque Samoïlenko remit du bois et que le feu crépita, projetant des étincelles et éclairant fortement le hangar, on vit deux visages regarder par la porte ouverte, fort tranquillement, avec une attention profonde, de même que les gens assis en cercle prêtaient l’oreille au récit. Peu après, ces mêmes gens assis commencèrent à chanter doucement une mélopée harmonieuse aux accents traînants , qui rappelait un chant d’église, lors du grand carême...En les écoutant, le diacre imagina son avenir dans dix ans, à son retour d’expédition.  : lui - jeune prêtre-missionnaire, auteur renommé au passé admirable ; le voici archimandrite, puis évêque; il dit la messe à la cathédrale; coiffé de la mitre dorée, l’icône en médaillon accrochée au cou, le voilà sur l’ambon qui brandit le chandelier aux trois cierges et celui aux deux cierges au-dessus du peuple rassemblé, et proclame : « Du haut des Cieux, Seigneur, regarde cette vigne, vois ce que tu as planté de ta main droite ! », et les enfants, en un choeur angélique, chantent en réponse : « Seigneur Dieu...» *                                       (On rappelle pour les mécréants que Tchekhov, dans sa jeunesse, a été enfant de choeur...)
- Alors, diacre, ce poisson ? - fit la voix de Samoïlenko.
Retourné auprès du feu, le diacre se figura, par une journée torride de juillet, le long d’une route poussiéreuse, un chemin de croix; en tête, les moujiks portent les gonfalons, les femmes, jeunes et vieilles, les icônes, viennent ensuite les petits chanteurs et le sacristain avec des liens sur le visage et de la paille dans les cheveux, puis lui-même, le diacre, derrière lui le pope en calotte et avec la croix, à sa suite la foule des moujiks, des femmes et des petits enfants; parmi la foule, un châle sur la tête, la femme du pope et celle du diacre. on entend la voix des chanteurs, les pleurs des petits, le cri des cailles et le chant des alouettes...On s’arrête, le temps d’asperger un troupeau d’eau bénite...La procession se poursuit, implorant Dieu avec des génuflexions pour la pluie. Ensuite, on mange un morceau, en bavardant...
« Ça aussi, c’est beau...» - pensa le diacre.




VII


Kiriline et Atchmianov gravirent le sentier de montagne. Atchmianov s’attarda et s’arrêta, tandis que Kiriline s’approchait de Nadejda Fiodorovna.
- Bonsoir ! - dit-il en portant la main à la visière de sa casquette.
- Bonsoir.
- Eh oui ! fit Kiriline, regardant le ciel et méditant.
- Comment ça - eh oui ? - demanda Nadejda Fiodorovna après un moment de silence, ayant vu qu’ Atchmianov les observait.
- C’est ainsi, je veux dire, - prononça lentement l’officier, - notre amour s’est flétri sans s’être épanoui, si l’on peut s’exprimer ainsi. Comment faut-il le comprendre ? Faire la coquette est votre nature, ou bien pensez-vous que je sois un vaurien avec lequel tout est permis ?
- C’était une erreur ! Laissez-moi ! - dit avec brusquerie Nadejda Fiodorovna, le regardant, en cette soirée à la beauté merveilleuse, avec inquiétude, et se demandant, incrédule : se pouvait-il que cet individu ait pu un instant lui plaire, qu’elle s’en soit sentie proche ? 
- Voilà ! dit Kiriline; il resta silencieux un moment, réfléchit et déclara : - Qu’y faire ? Attendons que vous soyez de meilleure humeur, d’ici là, je vous assure que je suis un homme correct, qui ne permet à personne d’en douter. On ne joue pas avec moi ! Adieu !
Il porta la main à sa visière et s’éloigna, se frayant un passage entre les buissons. Un peu après, hésitant, Atchmianov  s'approcha.
- Belle soirée, aujourd’hui ! - dit-il avec un petit accent arménien.
Il n’était pas mal de sa personne, s’habillait à la mode, avait le maintien simple d’un jeune homme bien élevé, mais Nadejda Fiodorovna ne l’aimait pas, devant à son père trois cents roubles; lui déplaisait en outre qu’on eût invité au pique-nique un boutiquier, et il lui était désagréable de le voir s’approcher d’elle précisément ce soir où son âme respirait la pureté.
- Ce pique-nique est une grande réussite, - dit-il après un silence.
- Oui, - convint-elle et, comme se souvenant brusquement de sa dette, elle ajouta négligemment : - Oui, dites au magasin qu’Ivan Andreîtch va passer un de ces jours pour vous régler trois cents...enfin, je ne sais plus combien c’est.
- Je suis prêt à donner encore trois cents, juste pour que vous arrêtiez de penser à cette ardoise. A quoi bon ces choses terre à terre ?
Nadejda Fiodorovna se mit à rire; venait de lui traverser la tête l’idée que, avec moins de moralité, elle aurait pu à l’instant, si elle l’avait voulu, effacer sa dette. Par exemple en tournant la tête à ce jeune et joli bêta ! Comme tout ceci était, au fond, ridicule, bête, incongru ! Et elle eut soudain envie de se laisser aimer, de cueillir, de jeter, pour voir ensuite ce que cela donnerait.
- Permettez-moi de vous donner un conseil, - fit timidement Atchmianov. Je vous le demande, prenez garde à Kiriline. Il raconte partout des choses terribles à votre sujet.
- Je me moque de savoir ce que le premier idiot venu raconte à mon sujet, - lâcha froidement Nadejda Fiodorovna, envahie d’inquiétude, et la pensée amusante de jouer avec le jeune et mignon Atchmianov perdit de son charme.
- Il faut redescendre, - dit-elle. - On nous appelle.
En bas, la soupe de poissons était prête. Elle garnissait déjà les assiettes, avec une pompe qu’on trouve seulement dans les pique-niques; tous la jugeaient savoureuse, on n’en avait jamais mangé de meilleure chez soi. Comme cela se produit toujours dans les pique-niques, où l’on se perd dans la masse de serviettes, de rouleaux, de choses inutiles et de papiers gras que le vent déplace, on ne savait plus à qui était tel verre de thé ou tel morceau de pain, du vin se répandait sur le tapis et sur les genoux des convives, le sel se renversait, tandis que régnait tout autour l’obscurité, le feu se fatiguant, personne ne trouvant le courage de se lever pour aller remettre du bois. Tout le monde buvait du vin, Katia et Kostia ayant droit à des demi-verres. Nadejda Fiodorovna but un verre, puis un deuxième, se grisa et oublia Kiriline. 
- Un pique-nique de luxe, une soirée d’enchantement, - dit Laïevski, que le vin rendait gai, - mais je préférerais à tout ceci un bon hiver. « Le gel poudreux donne un éclat argenté à son col de castor » .
- Chacun ses goûts, - répliqua von Koren.
Laïevski se sentait mal à l’aise : le feu lui grillait le dos, et, de face, il recevait la haine de von Koren; la haine de cet homme honnête et intelligent, qui n’était sans doute pas dénuée de fondement, l’humiliait, l’affaiblissait, si bien que, ne trouvant la force de s’y opposer, il dit avec obséquiosité :
- J’aime passionnément la nature, et je regrette de ne pas être naturaliste. Je vous envie.
- Eh bien moi, je n'ai ni regret ni envie - fit Nadejda Fiodorovna. - Je ne comprends pas que l’on s’occupe avec gravité de petites bêtes et autres moucherons, alors que le peuple souffre.
Laïevski partageait son avis. Les sciences naturelles lui étaient totalement étrangères, de sorte qu’il n’avait jamais pu se faire au ton autoritaire et à l’allure savante, affectant la profondeur de pensée, de gens s’occupant d’antennes de fourmis et de pattes de cafards, et cela le mécontentait toujours de voir ces gens, à partir d’antennes, de pattes et de je ne sais quel protoplasme ( ce dernier terme lui évoquait étrangement une huitre), se permettre de trancher des questions embrassant l’origine de l’homme et sa vie. Mais il perçut une fausseté dans les paroles de Nadejda Fiodorovna, et, juste pour la contredire,  déclara :
- Les moucherons importent moins que les conclusions !





VIII
  

Ils regagnèrent les voitures, pour rentrer chez eux, tard, vers onze heures du soir. Tout le monde s’était assis, sauf Nadejda Fiodorovna et Atchmianov, qui jouaient à faire la course en riant aux éclats, de l’autre côté de la rivière.
- Dépêchez-vous, les amis ! - leur cria Samoïlenko.
- Les dames ne devraient pas boire de vin, - dit à mi-voix von Koren.
Fatigué par le pique-nique, par la haine que lui vouait von Koren et par ses propres pensées, Laïevski partit à la rencontre de Nadejda Fiodorovna, et quand celle-ci, toute joyeuse et heureuse, se sentant légère comme une plume, hors d’haleine et continuant à rire, l’attrapa des deux mains et pressa sa tête contre sa poitrine, il recula d’un pas et lui dit avec sévérité :
- On dirait une...cocotte !
C’était d’une telle grossièreté qu’il eut aussitôt pitié d’elle. Sur son visage rempli de colère et de fatigue, elle lut la haine, la pitié, le mécontentement de soi, et se sentit découragée. Elle comprit qu’elle avait exagéré, qu’elle avait pris trop de libertés et, chagrinée, se sentant lourde, grosse et vulgairement ivre, se casa dans la première voiture vide venue, avec Atchmianov. Laïevski s’assit avec Kiriline, le zoologiste avec Samoïlenko, le diacre avec les dames et ils se mirent en route.
- Ainsi font les macaques... - commença von Koren, s’emmitouflant dans son manteau et fermant les yeux. Tu l’as entendue, pas la peine de s’occuper des petites bêtes et des moustiques, puisque le peuple souffre. Tous les macaques pensent de même de votre serviteur. Une horde d'esclaves rusés, élevés depuis dix générations dans la terreur du knout et des coups; qui tremblent, se font tendres et flagorneurs devant la force seule, mais laissez le macaque quelque part en liberté, sans personne pour le prendre au collet, alors il se déploiera et se montrera dans toute sa splendeur. Observe son audace dans les expositions de peintures, dans les théâtres et les musées, écoute-le juger la science : il se hérisse, se cabre, et j’insulte, et je critique...Et il se permet de critiquer impitoyablement, ce diable d’esclave ! Prête l’oreille : il insulte plus volontiers les gens de profession libre que les escrocs, - ceci parce que la société se compose pour les trois quarts d’esclaves, de tels macaques. Pas une fois, l’esclave ne te tendra la main et ne te remerciera de travailler.
- Où veux-tu en venir ? - dit en bâillant Samoïlenko. - La pauvrette voulait simplement discuter avec toi de ce qui est sensé, et te voilà qui tires des conclusions. Tu lui en veux à lui pour quelque raison, et à elle d’être sa compagne. Et c’est une belle femme !
- Eh, ça va ! C’est la classique femme entretenue, vile et débauchée. Ecoute un peu, Alexandre Davidytch, lorsque tu rencontres une femme quelconque, ne vivant pas avec son mari, ne faisant rien, occupée juste à des hi-hi ou des ha-ha, tu lui dis : mets-toi à travailler. Pourquoi, dans son cas, jouer les timides et avoir peur de dire la vérité ? Seulement parce que Nadejda Fiodorovna n’est pas entretenue par un matelot, mais par un fonctionnaire ?
- Que faut-il que j’en fasse ? - s’emporta Samoïlenko. - La battre, c’est ça ?
- Ne pas encourager le vice. Nous maudissons le vice par derrière, et ça revient à faire la nique du fond de sa poche. je suis zoologiste, ou sociologue, c’est pareil, et toi, tu es médecin; la société nous fait confiance; nous avons l’obligation de lui montrer le tort effrayant que pourrait lui causer, ainsi qu’aux générations futures, l’existence de femmes comme cette Nadejda Ivanovna.
- Fiodorovna, - corrigea Samoïlenko. - Et que doit faire la société ?
- Ce qu’elle doit faire ? Ça la regarde. Selon moi, la voie la plus directe et la plus sûre, c’est la contrainte. La renvoyer manu militari chez son mari, et si le mari n’en veut pas, qu’on l’expédie au bagne ou dans quelque établissement de correction.
- Ouf ! - soupira Samoïlenko; il se tut un moment, puis demanda doucement : - L’autre jour, tu disais qu’il fallait exterminer les gens comme Laïevski...Dis-moi un peu, si...mettons, l’état ou la société te chargeait de le détruire, tu...le ferais ?
- Sans la moindre hésitation.





IX



Rentrés chez eux, Laïevski et Nadejda Fiodorovna pénétrèrent dans les pièces sombres, étouffantes et sentant l’ennui de leur domicile. Ils se taisaient tous les deux. Laïevski alluma une bougie, et Nadejda Fiodorovna s’assit sans enlever ni manteau ni chapeau, le regardant d’un air triste et coupable. 
Il comprit qu’elle attendait ses explications, mais de telles explications étaient ennuyeuses, inutiles et fastidieuses, et il avait le coeur gros de ne pas s’être maîtrisé et de lui avoir sorti une grossièreté; il trouva par hasard dans sa poche la lettre qu’il se promettait chaque jour de lui lire, et se dit qu’à présent, lui montrer cette lettre ferait diversion.
«Il est temps de clarifier nos relations, - pensa-t-il. Je lui montre; advienne que pourra»
Sortant la lettre de sa poche, il la lui tendit.
- Lis ceci. Cela te concerne.
Et il alla dans son bureau s’allonger sur le divan sans coussin, dans l’obscurité. Nadejda Fiodorovna lut la lettre, et eut l’impression que le plafond s’abaissait et que les murs se resserraient sur elle. Elle se sentit oppressée, dans le noir, effrayée. Elle se signa rapidement trois fois et articula :
- Qu’il repose en paix, Seigneur...Qu’il repose en paix...
Et elle se mit à pleurer.
- Vania ! - appela-t-elle. - Ivan Andreïtch !
Pas de réponse. Pensant que Laïevski allait entrer et se tenir auprès de la table où elle s’était assise, elle éclata en sanglots, comme une enfant, et dit :
- Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt, qu’il était mort ? Je n’aurais pas pris part au pique-nique, je n’aurais pas ri aussi fort...Les hommes m’ont dit des saletés. Quel péché, quel péché ! Sauve-moi, Vania, sauve-moi...Je perds la tête...Je suis perdue...
Laïevski l’entendait sangloter. Il se sentait étouffer, c’était insupportable, et il avait le coeur qui battait très fort. Angoissé, il se leva, se tint au milieu de la pièce, devina dans l'obscurité le fauteuil à côté de la table, et s’assit.
«En voilà une prison... -se dit-il. partons...Je ne puis...»
C’était déjà un peu tard pour aller jouer aux cartes, et il n’y avait pas de restaurant en ville. il se rassit, se recouvrit les oreilles pour ne plus entendre ses sanglots et se souvint brusquement qu’il pouvait aller chez Samoïlenko. Pour éviter Nadejda Fiodorovna, il passa par une fenêtre donnant sur le petit jardin, franchit la palissade et se glissa dans la rue. Il faisait sombre. Un vapeur venait d’arriver, avec beaucoup de passagers, à en juger par les lueurs...On entendit le grincement de la chaîne d’une ancre. Depuis le rivage, dans la direction du vapeur, un feu se déplaçait rapidement : la vedette de la douane, s’approchant du bateau.
«Dans leurs cabines, les passagers dorment»... - se dit Laïevski, enviant la tranquillité de ces étrangers.
Les fenêtres, chez Samoïlenko, étaient ouvertes. Laïevski jeta un coup d’oeil par l’une d’entre elles, puis une autre : le silence et l’obscurité régnaient dans la maison. 
- Alexandre Davidytch, tu dors ? - appela-t-il. - Alexandre Davidytch !
Une toux se fit d’entendre, suivie d’un appel angoissé :
- Quel est le diable qui m’appelle ?
- C’est moi, Alexandre Davidytch. Pardon.
Peu après, la porte s’ouvrit; la lumière douce d’une veilleuse éclaira l’énorme silhouette de  Samoïlenko, tout en blanc, coiffé d’un bonnet blanc.
- Que veux-tu ? - demanda-t-il, à moitié endormi, respirant lourdement et se grattant. - Attends, j’ouvre.
- Pas la peine, je vais passer par la fenêtre...
Laïevski se glissa par une fenêtre et, s’étant approché de Samoïlenko, lui prit le bras.
- Alexandre Davidytch, - dit-il d’une voix tremblante, - sauve-moi ! Je t’en supplie, je t’en conjure, tâche de me comprendre ! Ma situation est affreuse. Si cela continue, ne soit-ce qu’un jour ou deux, je m’étrangle comme...comme un chien !
- Attends...De quoi parles-tu, au juste ?
- Allume une bougie.
- Oh, oh... - soupira Samoïlenko, s’exécutant. - Mon Dieu, mon Dieu...Dis donc, vieux frère, il est plus de une heure.
- Pardonne-moi, mais je ne peux pas rester chez moi, - dit Laïevski, grandement soulagé par la lumière et par la présence de Samoïlenko. - Alexandre Davidytch, tu es mon meilleur ami, mon seul ami...Mon seul espoir, c’est toi. Il faut que tu me viennes en aide, même si cela te déplaît, pour l’amour de Dieu. Je dois à tout prix partir d’ici. Prête-moi l’argent !
- Oh, mon Dieu, mon Dieu !... - soupira Samoïlenko en se grattant. - je suis en train de m’endormir, et voilà : d’abord un coup de sifflet, le vapeur arrive, et maintenant, toi...Il t’en faut beaucoup ?
- Au minimum, trois cents roubles. Il faut que je lui en laisse cent, et j’ai besoin de deux cents pour la route...je t’en dois déjà environ quatre cents, mais je t’enverrai le total...tout...
Samoïlenko attrapa dans une seule main ses deux favoris, écarta les jambes et se mit à réfléchir.
- Mmoui... - murmura-t-il, plongé dans ses pensées. - Trois cents...Oui...Mais je n’ai pas cette somme. Il faut emprunter à quelqu’un.
- Emprunte, pour l’amour de Dieu ! - fit Laïevski, lisant sur le visage de Samoïlenko que celui-ci voulait lui donner l’argent, et le donnerait assurément. - Emprunte, je te rembourserai sans faute. Dès que je serai à Petersbourg, je te l’enverrai. Sois tranquille. Ecoute, Sacha, - dit-il en s’animant, buvons un peu de vin !
- Oui...On peut aussi boire du vin.
Ils allèrent dans la salle à manger.
- Et quid de Nadejda Fiodorovna ? - demanda Samoïlenko en posant trois bouteilles sur la table, ainsi qu’une assiette avec des pêches. - Elle resterait ici ?
- Je vais tout arranger, m’occuper de tout... - dit Laïevski, sentant en lui monter une joie inhabituelle. - je lui enverrai plus tard de l’argent, elle me rejoindre...Nous clarifierons là-bas nos relations. A ta santé, mon ami.
- Attends ! - fit Samoïlenko. - Commence par celui-ci...Il vient de ma vigne. Cette bouteille, c’est la vigne de Navaridze, et celle-là, d’Akhatoulov...Essaye les trois et donne-moi honnêtement ton avis...Je sens comme une acidité dans le mien. Non ? Tu ne trouves pas ?
- Soit. Tu es ma consolation, Alexandre Davidytch. Je te remercie...grâce à toi, je revis.
- Une petite acidité ?
- Du diable si je le sais. Mais tu es vraiment quelqu’un d’extraordinaire !
En regardant son bon visage, pâle mais excité, Samoïlenko se rappela l’opinion de von Koren, selon laquelle il fallait faire disparaître les gens comme Laïevski, et celui-ci lui apparut comme un enfant sans défense, que l’on peut à volonté offenser et anéantir.
- Quand tu reviendras là-bas, réconcilie-toi avec ta mère, - dit-il. - Ce sera mieux.
- Sans faute, oui.
Ils se turent quelques instants. Tandis qu’ils buvaient la première bouteille, Samoïlenko ajouta :
- Tu devrais faire la paix avec von Koren. Vous êtes tous les deux d’excellentes personnes, très savantes, et vous vous regardez l’un l’autre comme deux loups.
- Oui, c’est quelqu’un de très bien, de très savant, - convint Laïevski, à présent disposé à dire du bien de tout le monde et prêt à pardonner à tous. - c’est un homme absolument remarquable, mais je ne peux pas me lier d’amitié avec lui. Non ! Nous avons des natures trop dissemblables. Je suis quelqu’un de mou, de faible, de soumis; je pourrais peut-être, dans un de mes bons moments, lui tendre la main, mais c’est lui qui se détournerait... avec mépris.
Laïevski lampa une gorgée de vin, déambula de long en large et, s’arrêtant au milieu de la pièce, déclara :
-Je comprends parfaitement von Koren. Il a une nature rude, forte, despotique. Tu as entendu comme il parle tout le temps de son expédition, et ce ne sont pas des paroles en l’air. Le désert et la lune, la nuit, voilà ce qu'il lui faut : tout autour, dans des tentes ou à la belle étoile, dorment, affamés et malades, éreintés par les pénibles étapes, les Cosaques, les guides, les porteurs, le médecin, le prêtre, lui seul reste éveillé, assis comme Stanley sur une chaise pliante et se sentant le roi du désert et le maître de ces gens. Il avance, il avance, les gens gémissent et meurent l’un après l’autre, mais continue d’avancer, à la fin, c’est lui qui meurt, en restant tout de même l’empereur du désert, puisque la croix sur sa tombe est visible par les caravaniers à cinquante kilomètres de distance, il continue à régner sur le désert. Dommage qu’il ne soit pas militaire. il aurait fait un général exceptionnel, un stratège de génie. Il aurait pu noyer dans un fleuve toute sa cavalerie et former un pont avec les cadavres, et une telle hardiesse, à la guerre, est plus utile que toutes les fortifications et toutes les tactiques. Oh oui, je le comprends parfaitement ! Dis-moi : pourquoi se morfond-il ici ? Qu’est-ce que ça lui apporte ? 
- Il étudie la faune marine.
- Mais non, mon vieux, mais non ! - soupira Laïevski. - Sur le bateau, un passager, un savant, expliquait que la mer Noire a une faune pauvre, et que dans les profondeurs,  la vie organique est rendue impossible par l’abondance d’hydrogène sulfuré. Les zoologistes sérieux travaillent tous dans les stations de Naples ou de Villefranche. Mais von Koren est un esprit indépendant, et il est opiniâtre : il étudie la mer Noire parce que personne ne l’étudie. Il a rompu avec l’université, il ne veut pas avoir de relations avec ses camarades, les autres savants, parce que c’est un despote avant d’être un zoologiste. Et tu verras qu’il deviendra un grand personnage. Il rêve déjà, après son retour d’expédition, à la façon dont il chassera de nos universités les intrigants médiocres et dont il serrera la vis aux savants. Le despotisme est aussi puissant en matière de  science qu’à la guerre. C’est déjà la deuxième année qu’il passe dans cette bourgade puante, parce qu’il vaut mieux être le premier au village que le second en ville. Ici, c’est un roi, et un aigle; il serre la bride à tous les habitants du coin, et les fait plier sous son autorité. Il prend tout en main, se mêle de toute chose, il s’intéresse à tout et tout le monde a peur de lui. je lui échappe des mains, il le sent et me hait. Il t’a bien dit qu’il fallait m’anéantir ou m’envoyer effectuer des travaux d’intérêts généraux ?
- Oui, - dit en riant Samoïlenko.
Laïevski. se mit aussi à rire et but un peu de vin.
- Ses idéaux également, sont despotiques, - dit-il en riant et en mordant dans une pêche. - Les simples mortels, quand ils travaillent pour la société, ont en vue leur prochain : moi, toi, bref, une personne vivante. Mais aux yeux de von Koren, les gens sont des morveux, des nullités, trop insignifiants pour former le but de sa vie. Il travaille, partira en expédition et s’y cassera le cou non pas au nom de l’amour du prochain, mais au nom d’idées abstraites comme l’espèce humaine, les générations futures, une race idéale de gens. Il se préoccupe d’améliorer l’espèce humaine, et, dans cette perspective, nous ne sommes pour lui que des esclaves, de la chair à canon, des bêtes de somme; les uns, il les ferait périr ou les clouerait au bagne, tiendrait les autres dans une discipline sévère, les forçant, comme Araktcheîev, à se lever et se coucher au son du tambour, mettrait des eunuques à surveiller notre chasteté et notre moralité, ferait fusiller le premier à enfreindre les régles étroites et surannées de notre morale, tout cela au nom de l’amélioration de l’espèce humaine...mais qu’est-ce que l’espèce humaine ? Une illusion, un mirage...Les despotes sont toujours des fabricants d’illusions. Tu vois, mon vieux, je le comprends parfaitement.Je l’estime et reconnais sa valeur; les gens comme lui sont les piliers du monde, et si le monde était livré seulement à des gens comme nous, nous n’en ferions, en dépit de toute notre bonne volonté et de toutes nos bonnes intentions, que ce que ces mouches font de ce tableau. Oui.
Laïevski s’assit à côté de Samoïlenko et dit dans un élan de sincérité :
- Je suis un homme creux, insignifiant, déchu ! L’air que je respire, c’est le vin, l’amour, bref, jusqu’à maintenant, je me suis acquitté de ma vie par le mensonge, l’oisiveté et la lâcheté. Jusqu’à présent, j’ai trompé les autres, je me suis trompé moi-même, j’en ai souffert et mes souffrances étaient viles et bon marché. Je plie humblement l’échine devant la haine de von Koren parce que, par moments, je suis le premier à me détester et à me mépriser. 
Dans son émotion, Laïevski se remit à marcher de long en large, et déclara :
- Je me réjouis de voir avec lucidité mes défauts et de les reconnaître. Cela m’aidera à renaître en devenant un autre homme. Si tu savais, mon cher, avec quelle anxiété, avec quelle avidité j’attends cette renaissance. Et, je te le jure, je serai un homme ! Je le serai ! J’ignore si c’est le vin qui parle en moi, ou si c’est pour de bon, mais il me semble ne pas avoir, depuis longtemps, éprouvé durant quelques minutes un tel sentiment d’honnêteté qu’ici avec toi.
- Il faut aller dormir, mon petit vieux... - dit Samoïlenko.
- Oui, oui...Pardon. Tout de suite.
Laïevski se mit à chercher partout sa casquette, près des meubles et des fenêtres.
- Merci... - marmonna-t-il dans un soupir. - Merci...La douceur et la gentillesse sont supérieures à la pitié. Tu m’as rendu la vie.
Ayant mis la main sur sa casquette, il s’arrêta pour regarder d’un air coupable Samoïlenko.
- Alexandre Davidytch ! - implora-t-il.
- Quoi donc ?
- Permets-moi, cher ami, de rester ici pour la nuit !
- Mais je t’en prie...Pourquoi pas ?
Laïevski s’allongea sur un sofa pour dormir, mais discuta encore longuement avec le médecin.




X

  
Trois jours après le pique-nique, Maria Constantinovna débarqua à l’improviste chez Nadejda Fiodorovna et, sans la saluer ni enlever son chapeau, lui prit les mains qu’elle serra sur sa poitrine et lui dit, au comble de l’agitation :
- Très chère, je suis très émue, j’ai reçu un choc. Notre gentil et sympathique docteur a hier fait part à mon bon Nikodime Alexandrytch du fait que votre mari serait mort. Dites-moi, très chère, est-ce vrai ?
- En effet, il est mort, - répondit Nadejda Fiodorovna.
- Quelle horreur, quelle horreur, très chère ! Mais à quelque chose malheur est bon. Votre mari était assurément un homme remarquable, magnifique, un saint homme, et de telles créatures ont davantage leur place au ciel que sur terre.
Tous les traits de Maria Constantinovna étaient agités de tics, tout son visage tremblotait comme si de minuscules aiguilles lui sautaient sous la peau, elle arbora le sourire qui la faisait ressembler à une amande et déclara, enthousiaste et hors d’haleine :
- Vous voilà libre, très chère. Vous pouvez à présent marcher la tête haute et regarder hardiment les gens dans les yeux. Dorénavant, Dieu bénira votre union avec Ivan Andreïtch, et le monde en fera autant. C'est merveilleux. J’en tremble de joie, je ne trouve plus mes mots. Très chère, je vais m’occuper de votre mariage... Nikodime Alexandrytch et moi, nous vous aimons beaucoup, permettez-nous de bénir votre union légitime et pure. Quand donc pensez-vous vous marier ?
- Je n’y ai même pas pensé, - fit Nadejda Fiodorovna en se libérant.
- C’est tout à fait impossible, très chère. Vous y avez pensé, bien sûr !
- Ma parole, je vous assure que non, - dit en riant Nadejda Fiodorovna. - A quoi bon nous marier ? Je n’en vois pas la nécessité. Nous allons vivre comme par le passé.
- Que dites-vous là ! - dit avec effroi Maria Constantinovna. pour l’amour de Dieu, que dites-vous là !
- Nous marier ne nous ferait aucun bien. Au contraire, ce serait pire. Nous perdrions notre liberté.
- Très chère ! Très chère, que dites-vous là ! - s’écria Maria Constantinovna, reculant et levant les bras au ciel. - Ce sont des extravagances ! Ressaisissez-vous ! Assagissez-vous !
- Comment ça, que je m'assagisse ? Je n’ai même pas vécu, jusqu’à présent, et vous voulez que je m’assagisse ?
Nadejda Fiodorovna se remémora qu’en effet, elle n’avait guère vécu, jusqu’alors. Ses études achevées à l’institution, elle s’était retrouvée mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, puis s’était mise avec Laïevski, pour vivre tout le temps sur cette côte déserte et ennuyeuse, en attendant mieux. C’était ça, la vie ?
«Mais il conviendrait de se marier...» - pensa-t-elle, mais, se souvenant de Kiriline et d’ Atchmianov, elle se mit à rougir et dit :
- Non, c’est impossible. Je refuserais même si Ivan Andreïtch me suppliait à genoux.
Maria Constantinovna resta assise un moment sur le divan, muette, triste, l’air grave et fixant un point de la pièce, puis elle se leva et dit avec froideur :
- Adieu, très chère ! Pardonnez-moi de vous avoir importunée. Quoique cela m’attriste, je dois vous dire que dorénavant, tout est fini entre nous et que, en dépit du profond respect que j’éprouve pour Ivan Andreïtch, je ne vous recevrai plus chez moi.
Elle prononça ces mots avec une solennité qui la déprima elle-même; de nouveaux tics apparurent sur son visage qui reprit son expression d’amande douce, elle tendit ses deux mains à une Nadejda Fiodorovna effrayée et embarrassée, et la supplia :
- Très chère, permettez-moi d’être, ne soit-ce qu’un instant, comme votre mère ou comme une soeur aînée ! Je m’ouvrirai à vous comme une mère.
Nadejda Fiodorovna éprouva dans son coeur tant de chaleur, de joie et de compassion envers elle-même qu’elle crut sa mère ressuscitée, debout devant elle. Elle étreignit convulsivement Maria Constantinovna et appuya son visage contre l’épaule de celle-ci. Elles se mirent à pleurer toutes les deux. Elle s’assirent sur le divan et sanglotèrent quelques minutes sans se regarder, sans pouvoir dire le moindre mot.
- Ma petite, mon enfant, - commença Maria Constantinovna, - je vais vous dire des vérités cruelles, sans vous épargner.
- Pour l’amour de Dieu, pour l’amour de Dieu !
- Fiez-vous à moi, mon petit. Souvenez-vous qu’ici, moi seule vous ai reçue. Vous m’avez fait peur dès le début, mais je n’avais pas le coeur de vous traiter avec dédain, comme tous le faisaient. Je souffrais pour le bon et gentil Ivan Andreïtch comme pour un fils. Voici un jeune homme en terre étrangère, faible et inexpérimenté, sans sa mère, cela me torturait...me torturait...Mon mari était contre faire sa connaissance, mais je l’ai persuadé...persuadé...Nous avons commencé à le recevoir, ainsi que vous, bin sûr, pour ne pas le blesser. J’ai une fille, un fils...Vous connaissez la tendresse des enfants, la pureté de leur coeur...Si l’un ou l’autre, dans sa faiblesse, se laissait séduire...Je vous recevais en tremblant pour mes enfants. Oh, une fois mère, vous comprendrez mes peurs. Et tout le monde s’étonnait que je vous reçoive comme, pardonnez-moi, une femme honnête, on me faisait des réflexions...certes, des calomnies, des suppositions...Au tréfonds de mon âme, je vous jugeais sévèrement, mais vous étiez malheureuse, pitoyable, excentrique, et j’avais pitié de vous.
- Mais pourquoi ? Pourquoi ? - demanda Nadejda Fiodorovna, qui tremblait toute entière. - Avais-je porté atteinte à qui que ce soit ?
- Vous êtes une terrible pécheresse. Vous avez trahi le serment que vous aviez fait à votre mari devant l’autel. Vous avez séduit un superbe jeune homme qui, s’il ne vous avait pas rencontré, aurait peut-être épousé en justes noces une jeune fille de bonne famille appartenant à son monde, et vivrait aujourd’hui normalement. Vous avez ruiné sa jeunesse. Ne dites rien, ne dites rien, ma petite ! Je ne crois pas, en ce qui concerne les péchés qui sont les vôtres, à la culpabilité masculine. Ce sont toujours les femmes les coupables. les hommes, pour ce qui est de la vie de famille, sont frivoles, chez eux la tête commande, pas le coeur, ils passent à côté de beaucoup de choses, alors qu’une femme comprend tout. Tout dépend d’elle. Il lui a été donné beaucoup, on attend beaucoup d’elle. Oh, ma petite, si, dans ces relations, elle se montrait plus stupide ou plus faible que l’homme, Dieu ne lui aurait pas confié l’éducation des garçons et des filles. En outre, ma petite, vous avez oublié toute pudeur en vous avançant sur le sentier du vice; une autre, à votre place, se serait dérobée aux regards du monde, serait restée chez elle porte close, on ne l’aurait vue qu’à l’église, pâle, habillée de noir, en pleurs et tous auraient dit, devant votre désolation sincère : «Vois, mon Dieu, comme cet ange qui a péché revient vers toi...». Mais vous, ma chère, abandonnant toute modestie, vous étaliez vos extravagances, comme fière de vos péchés, vous vous ébattiez en riant bien fort, et moi qui vous observais, l’effroi me faisait trembler, je craignais que la foudre divine ne s’abatte sur notre maison lorsque vous y étiez. Taisez-vous, taisez-vous, ma petite ! - s’écria Maria Constantinovna, voyant que Nadejda Fiodorovna avait quelque chose à dire. - Faites-moi confiance, je ne vous mentirai pas, je mettrai tout à nu devant votre âme. Ecoutez-moi donc, ma petite...Dieu marque tous les pêcheurs, il vous a marquée. Souvenez-vous, vous avez toujours porté d’affreuses tenues !
Nadejda Fiodorovna, naguère toujours persuadée d’être fort bien habillée, cessa de pleurer et regarda sa voisine avec étonnement.
- Affreuses, oui ! - poursuivit Maria Constantinovna. - La recherche avec laquelle vous vous habillez, tout ce bariolage, n’ont pour effet que de faire condamner par chacun votre conduite. Tous, en vous regardant, riaient sous cape et haussaient les épaules, et moi, je souffrais, souffrais...En plus, pardonnez-moi, ma petite, vous êtes malpropre ! Quand nous nous sommes vues à la baignade, vous m’avez fait frémit. Le haut, encore, était passable, mais la jupe, la chemise...ma chère, j’en rougis ! Personne ne noue correctement la cravate de ce pauvre Ivan Andreïtch, et, à voir le linge et les bottes du pauvret, il est clair que personne, chez lui, n’y veille. Et il a toujours faim, chez vous, mon chou, et bien sûr, si à la maison personne ne se soucie du samovar et du café, alors on se retrouve sans le vouloir au pavillon à dépenser la moitié de son traitement. Et chez vous, c’est tout simplement affreux, affreux ! Personne en ville n’a de mouches chez lui, alors que chez vous, elles recouvrent les tapisseries, les assiettes et les soucoupes en sont noires. Sur les vitres et les tables,voyez donc cette poussière, ces mouches crevées, ces verres qui traînent...Que font-ils ici, ces verres ? Et, ma chère, votre table n’est pas encore débarrassée. Et on a honte de rentrer dans votre chambre : il y a du linge jeté un peu partout, vos caoutchoucs sont accrochés aux murs, on tombe sur de la vaisselle...Ma chère ! Le mari n’en doit rien savoir, sa femme doit lui apparaître immaculée comme un petit ange ! Chaque matin, je me lève à l’aube et me lave la figure à l’eau froide, pour que mon bon Nikodime Alexandrytch ne me trouve pas l’air ensommeillée. 
- Quelles bêtises ! - sanglota Nadejda Fiodorovna. Si seulement j’étais heureuse, je suis tellement malheureuse !
- Oui, oui, vous êtes très malheureuse ! - soupira Maria Constantinovna, se retenant à peine de pleurer. - Et c’est une peine terrible qui, à l’avenir, vous attend !  Une vieillesse solitaire et remplie de maladies, ensuite, la comparution devant la Justice divine...Terrible, terrible ! A présent, par ma main, le destin lui-même veut vous venir en aide, et vous, comme une insensée, vous écartez cette main. Mariez-vous, mariez-vous le plus vite possible !
- Il le faudrait, il le faudrait, mais c’est impossible !
- Pourquoi donc ?
- C’est impossible ! Ah, si vous saviez !
Nadejda Fiodorovna voulait raconter l’histoire avec Kiriline, et aussi comment, la veille au soir, elle avait retrouvé sur le quai le jeune et bel Atchmianov, comment lui était venue à l’esprit cette plaisante idée de s’acquitter des trois cents roubles qu’elle devait, idée qui l’avait beaucoup amusée, et comment elle était rentrée chez elle tard le soir, se sentant irrémédiablement déchue, et dans la peau d’une femme vénale. Elle ne comprenait pas elle-même comment ceci avait pu se produire. Elle voulait faire devant Maria Constantinovna le serment de payer sa dette, mais la honte et les sanglots l’en empêchaient. 
- Je vais partir, - dit-elle. - qu’Ivan Andreïtch reste, moi je vais partir.
- Où ?
- En Russie.
- Comment vivrez-vous ? Vous n’avez pas le sou.
- Je ferai des traductions ou...ou j’ouvrirai une bibliothèque...
- Ce sont des chimères, ma petite. Il faut de l’argent, pour une bibliothèque...Bon, je vais vous quitter, calmez-vous et réfléchissez, et venez me voir demain avec une mine un peu plus loyeuse. Ce sera charmant ! Allons, au revoir, mon petit ange. Venez, que je vous embrasse.
Maria Constantinovna embrassa Nadejda Fiodorovna sur le front, fit le signe de la croix au-dessus d’elle et s’en alla sans bruit. Il faisait déjà sombre, et Olga allumait déjà le feu dans la cuisine. Toujours en pleurs, Nadejda Fiodorovna passa dans sa chambre et s’étendit sur le lit. Elle commençait à avoir une forte fièvre. Toujours allongée, elle se déshabilla, froissant sa robe à ses pieds et se recroquevilla sous la couverture. Elle avait soif, et personne ne venait lui donner à boire.
- Je paierai ! - dit-elle toute seule, et, dans son délire elle se voyait assise à côté d’une malade, qu’elle reconnut être elle-même. - je paierai. C’était stupide d’imaginer qu’à cause de l’argent...Je vais partir et, de Petersbourg, je lui enverrai l’argent. D’abord cent...ensuite, encore cent...et encore cent...
LaÎevski rentra tard dans la nuit. 
- D’abord cent... - lui dit Nadejda Fiodorovna, - ensuite, encore cent...
- Tu devrais prendre de la quinine, - dit-il en pensant : «Demain, c’est mercredi, le vapeur partira sans moi. Donc, il me faut vivre ici jusqu’à samedi».
Nadejda Fiodorovna se mit à genoux dans le lit.
- Je n’ai rien dit, là, à l’instant ? - demanda-t-elle en clignant de l’oeil à cause de la bougie.
- Rien du tout. Il faudra demain matin faire venir le docteur. Dors.
Il prit un coussin et s’approcha de la porte. Depuis qu’il avait pris la décision irrévocable de partir en abandonnant Nadejda Fiodorovna, il s’était mis à ressentir de la pitié, ainsi qu’un sentiment de culpabilité, devant elle; il avait un peu honte en sa présence, un peu comme en présence d’un cheval malade, ou trop vieux, qu’on a décidé d’abattre. Il s’arrêta à la porte et jeta un coup d’oeil sur elle.
- Au pique-nique, je me suis énervé, et me suis montré grossier. pardonne-moi, pour l’amour de Dieu.
Ayant dit cela, il partit dans son bureau, s’allongea et resta longtemps sans pouvoir s’endormir.
Lorsque le lendemain matin - jour férié -  Samoïlenko, revêtu pour la circonstance de son uniforme au grand complet, avec épaulettes et médailles, prit le pouls de Nadejda Fiodorovna et lui examina la langue, puis sortit de la chambre, il trouva sur le seuil LaÎevski et celui-ci le questionna, l’air préoccupé :
- Bon, alors ? Hein ?
Son visage exprimait la peur, la plus vive inquiétude et l’espoir.
- Tranquillise-toi, il n’y a pas de danger, - déclara Samoïlenko. - C’est la fièvre habituelle.
- Je ne parle pas de ça, - répliqua LaÎevski avec une grimace d’impatience. - Tu as l’argent ?
-  Excuse-moi, mon ami, - chuchota Samoïlenko, gêné, en regardant du côté de la malade. - Pour l’amour de Dieu, excuse-moi ! Personne n’a d’argent disponible , j’en suis à ramasser cinq rouble chez l’un, dix chez l’autre - en tout j’arrive à cent dix. Je dois encore voir quelqu’un. Patience.
- Mais, le dernier délai, c’est  avant samedi ! - murmura LaÎevski avec un frisson d’impatience. Au nom de tous les saints, il me le faut avant samedi ! Si je ne suis pas parti samedi, ce n’est plus la peine...plus la peine ! Je ne comprends pas comment il se fait qu’un docteur n’ait pas d’argent !
- Oui, Seigneur, c’est ta volonté, - murmura rapidement et avec intensité Samoïlenko, qui fit même entendre un son étranglé dans sa gorge, - on m’a tout pris, on me doit sept mille roubles et j’ai des dettes partout. Qu’est-ce que j’y peux ?
- Bref : tu les auras, d’ici samedi ? Hein ?
- Je vais faire tout mon possible.
- Je t'en supplie, vieux frère ! Débrouille-toi pour que j’aie l’argent vendredi matin.
Samoïlenko s’assit pour prescrire de la quinine en solution, du bromure de potassium, des infusions de rhubarbe, de la teinture de gentiane et de l’eau de fenouil - le tout à mélanger en une mixture unique, y ajouta du sirop de rose pour l’amertume, et s’en alla.





XI
  

 - On dirait que tu viens m’arrêter, - dit von Koren en voyant s’approcher Samoïlenko en grand uniforme.
- Je passais dans le coin, alors je me suis dit que je pourrais aller voir la zoologie, - répondit Samoïlenko en s’asseyant à une grande table confectionnée par le zoologue à partir de simples planches. - Bonjour, saint Père ! - dit-il avec un signe de tête au diacre assis à côté de la fenêtre, en train de recopier quelque chose. - Je reste une minute, ensuite je file chez moi donner des instructions pour le déjeuner. Il serait temps...Je ne vous dérange pas ?
- Pas le moins du monde, - répondit le zoologue en étalant sur la table des papiers gribouillés. - Nous faisons des copies. 
- Je vois...ah, mon Dieu, mon Dieu... - soupira Samoïlenko; il ramassa précautionneusement sur la table un livre couvert de poussière, sur lequel s’étalait un solifuge mort et desséché, et dit : - sapristi ! Imagine un scarabée vert vaquant à ses occupations et tombant sur une pareille horreur. Tu imagines l’effroi !
- Certainement.
- Il est venimeux, pour se défendre des ennemis ?
- Oui, il peut et se défendre et lui même attaquer.
- Eh bien, eh bien...Et tout, dans la nature, est rationnel et explicable, - soupira Samoïlenko. - Seulement , je ne comprends pas un truc. Explique-moi donc, s’il te plaît, grand esprit que tu es. Il existe, tu le sais bien, de petites animaux sauvages de la taille d’un rat, d’apparence jolie, mais qui sont au plus haut point de vrais scélérats, tu peux m’en croire. Supposons que l’un d’entre eux, dans une forêt, attrape un petit oiseau et le mange. Un peu plus loin, il voit dans l’herbe un nid plein d’oeufs; il n’a plus faim, il est rassasié, n’empêche qu’il en croque un et renverse les autres hors du nid, de sa patte. Après quoi, il rencontre une grenouille et c’est reparti, il s’amuse avec elle. Ayant torturé la grenouille, il poursuit son chemin, se léchant les babines, et là, il tombe sur un scarabée, à qui, de la patte encore, il fait son affaire...Ainsi, il va, détruisant tout sur son passage...Il se glisse dans les terriers des autres animaux, ravage pour le plaisir une fourmilière, croque des escargots...S’il rencontre un rat, ce sera la bagarre; aperçoit-il un petit serpent ou un souriceau, vite, il l’étrangle. Et comme ça toute la journée. Alors, dis-moi, quel est le sens d’ une telle bête ? A quoi sert-elle ?
- Je ne vois pas trop de quelle petit animal tu parles, - dit von Koren, - sans doute de quelque insectivore. Et alors ? Le petit oiseau s’est laissé prendre parce qu’il était imprudent; il a pu le détruire le nid et les oeufs parce l’oiseau s’est montré malhabile, a mal fait son nid, n’a pas su le cacher. La grenouille présentait vraisemblablement un camouflage de coloris défectueux, sinon il ne l’aurait pas détectée, etc. Ta bête détruit seulement les faibles, les maladroits, les imprudents, bref ceux qui présentent des défauts, ceux à qui la nature ne juge pas nécessaire de donner une descendance. Seuls ceux qui sont plus malins, plus prudents, plus forts et plus développés restent en vie. Si bien que ta petite bête, sans le savoir, sert les buts supérieurs du perfectionnement.
- Oui, oui...Au fait, vieux frère, - dit Samoïlenko d’un air dégagé, - prête-moi donc une centaine de roubles.
- D’accord. Les insectivores comprennent des individus très intéressants. Prenons la taupe. Elle est réputée utile parce qu’elle détruit des insectes nuisibles. Il se raconte qu’un Allemand aurait envoyé à l’empereur Guillaume premier une pelisse en fourrure de taupe, et que l’empereur aurait ordonné de le faire condamner pour avoir tué une si grande quantité d’animaux utiles. Mais la taupe ne le cède en rien, pour la férocité, à ta bête sauvage, et elle même est fort nuisible, en ce qu’elle abîme les prés.
Von Koren ouvrit une cassette et en sortit un billet de cent roubles. 
- La taupe possède une forte cage thoracique, de même que les chauve-souris, - reprit-il en refermant la cassette, - ont des os extrêmement développés et les souris une bouche extraordinairement bien armée. Si elle avait la taille d’un éléphant, ce serait un animal tout-puissant, invincible. Il faut savoir que, lorsque deux taupes se rencontrent sous la terre, elles commencent, quasiment d’un commun accord, à construire un terre-plein, sur lequel elles pourront se battre ensuite plus commodément. Elles se jettent alors dans une furieuse mêlée, jusqu’à ce que la plus faible crève. Voilà tes cent roubles, - dit von Koren en baissant la voix, - je te les prête à condition que ce ne soit pas pour Laïevski.
- Et quand bien même cela serait pour Laïevski! - dit en rougissant Samoïlenko. - Qu’est-ce que ça peut te faire ?
- Pour Laïevski, pas question. Je sais que tu aimes faire crédit. Tu prêterais même de l’argent au brigand Kerim*  (* brigand (?) caucasien dont on retrouve trace dans la littérature russe ), s’il t’en demandait, mais, pardonne-moi, je ne puis t’aider si telle est ton intention.
- C’est bon, je t’en demande pour Laïevski ! - dit Samoïlenko en se levant et en gesticulant de la main droite. - Oui !  Pour Laïevski !  Et il n’y a ni diable ni démon pour me dire comment je dois disposer de mon argent. Cela ne vous convient pas ? Non ?
Le diacre se tenait les côtes.
- Quelle soupe au lait tu fais, reprends tes esprits, - dit le zoologiste. - Couvrir de bienfaits le sieur Laïevski est aussi stupide, selon moi, que d’arroser les mauvaises herbes ou d’engraisser les sauterelles. 
- Et, selon moi, nous avons l’obligation de venir en aide à notre prochain ! - s’écria Samoïlenko.
- Dans ce cas, viens plutôt en aide au Turc couché de l’autre côté de la palissade ! C’est un travailleur plus utile que ton Laïevski. Donne-lui ces cent roubles ! Ou sacrifie-les moi pour préparer mon expédition !
- Tu me les donnes ou pas, à la fin ?
- Dis-moi franchement : pourquoi lui faut-il cet argent ?
- Cela n’a rien de secret. Il doit partir samedi pour Petersbourg.
- Tiens donc ! - dit von Koren d’une voix traînante. Aha...Compris. Et elle l’accompagne, ou pas ?
- Elle reste ici pour le moment. Il va mettre ses affaires en ordre à Petersbourg et lui enverra de l’argent, alors elle partira.
- Astucieux !... - fit le zoologiste, en partant d’un bref rire de ténor. - Astucieux ! Bien imaginé.
D’un mouvement rapide, il s'approcha de Samoïlenko à le toucher et, les yeux dans les yeux, lui demanda :
- Dis-moi la vérité : il ne l’aime plus, hein ? Allez, dis-le !
- C’est vrai, - reconnut Samoïlenko, en sueur.
- Absolument répugnant ! - dit von Koren, son visage exprimant clairement le dégoût. - De deux choses l’une, Alexandre Davidytch : ou bien tu es de mèche avec lui, ou bien, mille excuses, tu es une poire. Tu ne comprends donc pas qu’il te mène en bateau comme un gamin, de la façon la plus honteuse ? Il est clair comme le jour qu’il entend se débarrasser d’elle en l'abandonnant ici. Elle va te rester sur les bras, et il est clair et net que c’est toi qui devras lui payer le voyage retour à Petersbourg. . Ton admirable ami t’aveuglerait-il à ce point par ses mérites que tu ne distingues pas ce qui crève les yeux ?
- Ce ne sont que des suppositions, - dit Samoïlenko en se rasseyant.
- Des suppositions ? Alors pourquoi part-il sans elle ? Pourquoi n’est-ce pas elle qui part la première, et lui ensuite ? Le fieffé coquin !
Déprimé par de brusques doutes et des soupçons subits au sujet de son ami, Samoïlenko faiblit tout à coup et baissa la voix.
- Enfin, c’est impossible ! - fit-il, se souvenant de la nuit que Laïevski avait passée chez lui. - Il souffre tellement !
- Qu’est-ce que cela prouve ? Les voleurs et les incendiaires souffrent aussi !
- Admettons, à la rigueur, que tu aies raison... - réfléchit Samoïlenko à haute voix. - Admettons...C’est tout de même un jeune homme, loin de chez lui...un étudiant, ce que nous sommes également et, en dehors de nous, personne ne lui viendra en aide.
- L’aider à faire ses saletés seulement parce que lui et toi, à des époques différentes, avez tous les deux fréquenté l’université sans rien y apprendre ! En voilà une idiotie !
- Atttends, du sang-froid, examinons l’affaire. Je pense qu’on pourrait s’y prendre comme ça...- réfléchit Samoïlenko en remuant les doigts.  - Je lui donne l’argent, vois-tu, mais j’exige de lui sa parole d’honneur que d’ici une semaine, il fait partir Nadejda Fiodorovna.
- Il te la donnera, les larmes aux yeux, convaincu de sa bonne foi, mais que vaut-elle, sa parole ? Il ne la tiendra pas, et lorsque, dans un an ou deux, tu le croiseras sur l’avenue Nevski, un nouvel amour au bras, il se justifiera en disant que la civilisation l’a mutilé et qu’il n’est qu’une copie de Roudine. Laisse-le tomber, pour l’amour de Dieu ! Sors de cette fange au lieu d’y nager à deux mains !
Samoïlenko réfléchit un moment, avant de déclarer d’un ton décidé :
- Je vais quand même lui donner l’argent. Tu fais comme tu veux. Je ne suis pas en mesure de refuser d’aider quelqu’un sur la base de simples suppositions.
- C’est parfait ! Embrassez-vous, tous les deux.
- Alors, donne-moi les cent roubles, - demanda timidement Samoïlenko.
- Non.
Un silence s’ensuivit. Samoïlenko faiblissait de plus en plus: son visage exprima un sentiment de honte et de culpabilité, et cela faisait bizarre de voir cette pitoyable expression d’enfant honteux chez cet homme très imposant, avec ses épaulettes et ses médailles.
- L’évêque d’ici parcourt son diocèse à cheval, et non en calèche, - dit le diacre, en reposant sa plume. - C’est extrêmement émouvant de le voir ainsi à cheval. Sa simplicité et sa modestie sont remplis de grandeur biblique.
- C’est un brave homme ? - demanda von Koren, content de changer de sujet.
- Et comment donc ! Autrement, serait-il devenu évêque ?
- On trouve chez les évêques des gens très bien et très talentueux, - dit von Koren. - On peut seulement regretter que beaucoup d’entre eux aient une faiblesse - ils se voient comme des hommes d’Etat. L’un se mêle de russification, l’autre critique les sciences. Ce n’est pas leur affaire. Ils feraient mieux de regarder plus souvent ce qui se passe au consistoire.
- Un laIc ne peut pas juger les évêques.
- Pourquoi donc, diacre ? Un évêque est un homme semblable à moi.
- Oui et non, - s’offusqua le diacre, reprenant sa plume. - si c’était le cas, la grâce serait sur vous, et c’est vous qui seriez évêque, et, puisque vous ne l’êtes pas, vous n’êtes pas comme lui.
- Ne dis pas de sottises, diacre ! - dit Samoïlenko, affligé. Ecoute, voici ce qui m’est venu à l’idée, - reprit-il en s’adressant à von Koren. - garde tes cent roubles. Tu vas manger à ma table encore trois mois jusqu’à l’hiver, alors avance-moi ces trois mois.
- Je refuse.
Samoïlenko cligna des yeux, devenant tout rouge; d’un geste machinal, il attira à lui le livre  avec le solifuge, et se mit à l’examiner, puis se leva et prit son chapeau. Il fit pitié à von Koren.
- Comment voulez-vous vivre et travailler avec des gens pareils ! - dit le zoologiste avec indignation, et il envoya d’un coup de pied promener un papier. - Comprends donc que ce n’est ni de la bonté ni de l’amour, mais de la lâcheté, du devergondage, du poison ! Ce que fait l’intelligence, vos coeurs de mollassons le défont, et cela ne mène nulle part. Lorsque, lycéen, j’ai été atteint de fièvre typhoïde, ma tante, compatissante, m’a bourré de champignons marinés, c’est tout juste si je n’en suis pas mort. Toi comme ma tante, vous devez comprendre que l’amour pour l’homme ne doit pas résider dans le coeur, ni au creux de l’estomac, ni dans les reins, mais ici !
Et von Koren se frappa le front.
- Tiens ! - fit-il en balançant le billet de cent roubles.
- Tu te fâches pour rien, Kolia, - dit d’une voix douce Samoïlenko en rangeant le billet. - Je te comprends parfaitement, mais...mets-toi à ma place.
- Tu es une vieille femme, voilà tout !
Le diacre éclata de rire.
- Ecoute, Alexandre Davidytch, une dernière prière ! - s’enflamma von Koren. - quand tu donneras l’argent à ce coquin, fais-le sous cette condition: qu’ils s’en aillent tous les deux ensemble ou  qu’elle s’en parte la première, et en cas de refus, pas d’argent. Pas la peine de prendre de gants avec lui. Formule-lui ça de cette façon-là, autrement, c’est moi qui te donnes ma parole d’honneur que je viens en personne le flanquer au bas de l’escalier, et que je ne te connais plus. Tiens-toi le pour dit !
- Eh, quoi ? Qu’ils partent ensemble ou qu’elle parte la première, c’est encore mieux pour lui, - dit Samoïlenko. Cela lui fera plaisir. Allons, au revoir.
Il prit congé avec tendresse et sortit, mais, au moment de refermer la porte derrière lui, il jeta un coup d’oeil sur von Koren et dit, avec une étrange expression du visage :
- C’est toi, mon petit vieux, que les Allemands ont perverti ! Oui, oui ! Les Allemands !





XII
  

Le lendemain, un jeudi, Maria Constantinovna fêtait l’anniversaire de son fils Kostia. Tout le monde était invité à venir manger du gâteau à midi, et boire du chocolat le soir. Lorsque, le soir, apparurent Laïevski  et Nadejda Fiodorovna, le zoologiste, assis au salon et buvant du chocolat, demanda à Samoïlenko :
- Tu leur as parlé ?
- Pas encore.
- Ne fais donc pas de manières. Je ne puis comprendre l’impudence de ces gens. Ils savent parfaitement comment cette famille juge leur concubinage, mais cela ne les empêche pas de venir s’imposer ici.
- S’il fallait accorder de l’importance à tous les préjugés, - dit Samoïlenko, - on ne sortirait plus de chez soi.
- Depuis quand le dégoût des gens ordinaires envers les relations extra-maritales et la débauche est-il un préjugé ?
- Bien sûr que si. C’est un préjugé, et de la méchanceté haineuse.Les soldats, en voyant une demoiselle de moeurs légères, gloussent de rire et la sifflent, mais on pourrait leur demander : et vous, vous êtes meilleurs ?
- Ils ne la sifflent pas pour rien. Si de telles demoiselles vont au bagne pour avoir étranglé leurs enfants illégitimes, et si Anna Karénine se jette sous le train, si dans les villages on enduit de goudron un portail, si la pureté de Katia nous plaît à tous les deux, sans que nous sachions au juste pourquoi, si chacun ressent confusément le besoin d’un amour pur, même en sachant que cela n'existe pas - ce sont des préjugés ? Vieux frère, c’est la seule chose qu’ait épargné la sélection naturelle et, sans cette force obscure qui règle les relations entre les sexes, les gens comme Laïevski te montreraient de quel bois ils se chauffent, et l’espèce humaine dégénérerait en l’espace de deux ans.
Laïevski entra au salon, salua tout le monde et serra la main de von Koren avec un sourire obséquieux. Il attendit le moment favorable pour dire à Samoïlenko :
- Excuse-moi, Alexandre Davidytch, il faut que je te dise deux mots. 
Samoïlenko se leva, le prit par la taille et tous deux passèrent dans le bureau de Nikodime  Alexandrytch.
- Demain, nous serons vendredi... - déclara Laïevski en se rongeant les ongles. - Tu as ce que tu as promis d'avoir ?
- J’ai seulement deux cent dix. J’aurai le reste aujourd’hui ou demain. Rassure-toi.
- Dieu soit loué )...soupira Laïevski, dont les mains tremblaient de joie. - Tu es mon sauveur, Alexandre Davidytch, et je te jure devant Dieu, au nom de mon bonheur et de tout ce que tu voudras, de t’envoyer cet argent dès mon arrivée. Ainsi que ce que je te devais déjà.
- Dis-moi, Vania... - dit Samoïlenko en lui attrapant un bouton de redingote et en rougissant. - Pardonne-moi de me mêler de tes affaires de famille, mais...pourquoi ne partiriez-vous pas ensemble, tous les deux ?
- Gros malin, comment veux-tu que ce soit possible ? Il faut absolument que l’un de nous deux reste ici, autrement nos créanciers vont se mettre à hurler. C’est que je dois dans les magasins quelque chose comme sept cents roubles, voire davantage. Attends un peu, je vais leur envoyer l’argent, ça leur clouera le bec et elle pourra partir.
- Dans ce cas...Mais elle pourrait partir la première, non ?
- Ah, mon Dieu, comment cela se pourrait-il ? - s'effraya Laïevski. - Ce n’est qu’une femme, que fera-t-elle là-bas toute seule ? Qu’est-ce qu’elle y connaît ? Ce serait seulement prendre du retard et perdre de l’argent.
«C’est juste...» - pensa Samoïlenko, mais, se souvenant de sa conversation avec von Koren, il baissa les yeux et dit d’un air triste:
- Je ne peux pas être d’accord. Pars avec elle ou fais-la partir la première, sinon...sinon, je ne te donne pas l’argent. C’est mon dernier mot...
Il se recula, son dos pesant sur le battant de la porte et ressortit, entrant au salon, tout rouge et dans le plus grande trouble.
«Vendredi...vendredi, - pensait Laïevski en revenant au salon. - Vendredi...»
On lui servit une tasse de chocolat. Il s’y brûla la langue et les lèvres, pensant toujours :
«vendredi...vendredi...»
Ce mot de «vendredi» lui échappait, sans qu’il sût pourquoi; il ne pensait plus à rien qu’à vendredi, et ce qui devenait clair pour lui, ce qu’il sentait davantage dans la région du coeur que dans sa tête, c’était seulement qu’il n’allait pas partir samedi.  Devant lui se tenait Nikodime Alexandrytch, irréprochable, les tempes bien lissées, qui lui adressa cette prière :
- Mangez quelque chose, je vous en prie très humblement...
Maria Constantinovna montrait à tous les invités les notes de sa fille, en disant d’une voix traînante :
- De nos jours, c’est si difficile d’étudier ! On exige tant...
- Maman ! implorait Katia, ne sachant où disparaître, à la fois honteuse et gênée par les compliments.
Laïevski regarda aussi les notes et la félicita. Instruction religieuse, langue russe, conduite, les quatre et les cinq lui sautaient au yeux*, et tout ceci, se mélangeant dans sa tête avec l’idée fixe du vendredi, les tempes bien peignées de Nikodime Alexandrytch et les joues rouges de Katia, devint  pour lui d’un ennui à ce point  démesuré et invincible qu’il fut à deux doigts de pousser un cri désespéré et qu’il se posa la question «se peut-il que je ne parte pas samedi ?» (* En Russie, les notes des élèves vont de 1 - archi-nul - à 5 - excellent )
Deux tables de jeu furent dressées l’une à côté de l’autre et l’on s’assit pour jouer à la poste. Laïevski s’assit lui aussi. 
«Vendredi...vendredi... - pensait-il, souriant et sortant un crayon de sa poche. - Vendredi...»
Il aurait voulu réfléchir à sa situation, et redoutait d’y penser. L’épouvantait l’idée de reconnaître que le docteur l’avait pris en flagrant délit de mensonge, ce mensonge que depuis si longtemps, et si soigneusement, il se cachait à lui-même. A chaque fois, jusqu’alors, qu’il songeait à son avenir, il ne donnait pas libre cours à ses pensées. Il s'assiérait dans le train, celui-ci partirait - et le problème de sa vie serait résolu, il ne permettait pas à ses pensées d’aller au-delà. Comme une faible lueur lointaine et sourde  dans un champ, surgissait parfois dans sa tête l’idée que, dans quelque ruelle de Petersbourg, dans un futur éloigné, il lui faudrait, pour se séparer de Nadejda Fiodorovna et s’acquitter de ses dettes, il lui faudrait recourir à un petit mensonge; un seul, et sa vie prendrait un nouveau départ. Voilà qui était bien : un petit mensonge comme prix d’une grande cause.
A présent que le docteur avait grossièrement, par son refus, fait allusion à une possible tromperie de sa part, il comprenait qu’il lui faudrait mentir, non seulement dans un avenir éloigné, mais dès aujourd’hui, demain, dans un mois et peut-être bien jusqu’à sa mort. En effet, pour s’en aller, il lui faudrait mentir à Nadejda Fiodorovna, à ses créanciers et à son chef; ensuite, pour se procurer de l’argent à Petersbourg, il faudrait mentir à sa mère, lui dire qu’il avait déjà rompu avec Nadejda Fiodorovna; et sa mère ne lui donnerait pas plus de cinq cents roubles, si bien qu’il avait déjà menti au docteur, puisqu’il ne serait pas en mesure, à bref délai, de le rembourser; de plus, à l’arrivée de Nadejda Fiodorovna à Petersbourg, il lui faudrait employer toute une batterie de mensonges, petits et grands, pour se séparer d’elle; ce serait à nouveau les larmes, l’ennui, la vie odieuse, le désespoir, autrement dit, aucun nouveau départ. Seulement des mensonges. En imagination, Laïevski vit se dresser une montagne de mensonges. Pour sauter par-dessus en uen seule fois, il était nécessaire d’adopter une mesure draconienne comme, par exemple, celle consistant à se lever sans dire un mot, prendre son manteau et s’en aller sur-le-champ, sans argent, sans dire un mot, mais Laïevski sentait qu’il n’en serait pas capable.
«Vendredi...vendredi... - pensait-il, - Vendredi...»
On écrivit sur des petits papiers qu’on replia et déposa dans le haut-de-forme de Nikodime Alexandrytch, et lorsqu’il y en eut assez, Kostia, jouant le rôle du facteur, fit le tour de la table pour les redistribuer. Le diacre, Katia et Kostia, à qui étaient échus des billets fort drôles, rédigés exprès de façon comique, étaient enthousiasmés.
«Il faut que nous parlions», lut Nadejda Fiodorovna sur son billet. Elle échangea un coup d’oeil avec Maria Constantinovna, qui lui fit un signe de tête, en lui décochant son sourire d’amande. 
«Parler de quoi ?» - se demanda Nadejda Fiodorovna . - Quand on ne peut pas tout dire, à quoi bon parler ?»;
Avant de venir, elle avait tricoté une cravate à Laïevski, et cette occupation futile avait enfin son âme de chagrin et de tendresse. La préoccupation lue sur son visage, ses regards distraits, sa pâleur et le changement incompréhensible survenu en lui ces derniers temps, aussi le fait de devoir lui cacher des choses effrayantes et répugnantes, comme celui de voir ses mains trembler en tricotant cette cravate - tout ceci lui disait mystérieusement qu’ils ne vivraient plus bien longtemps ensemble. Elle le regardait comme on regarde une image sainte, avec crainte et repentir, en se disant: «Pardonne-moi, pardonne-moi...». En face d’elle était assis Atchmianov, qui fixait sur elle ses yeux noirs enamourés; elle ressentait des désirs, avait honte d’elle-même et redoutait de céder d’un jour à l’autre, en dépit du chagrin et de l’anxiété, à cette passion impure - de n’être plus capable de se s’arrêter, comme un ivrogne s’adonne à la boisson. 
Pour en finir avec une telle vie, honteuse pour elle et désobligeante pour Laïevski, elle avait décidé de s’en aller. Elle irait, en pleurs, le supplier de la laisser partir, et, s’il ne le permettait pas, elle s’éclipserait en secret. Elle ne lui raconterait pas ce qui s’était passé. Qu’il garde d’elle le souvenir d’une femme sans tache.
«Je vous aime, je vous aime, je vous aime», - lut-elle. - Cela venait d’ Atchmianov.
Elle irait vivre quelque part dans un coin perdu, elle travaillerait et enverrait à Laïevski , «de la part d’une inconnue», de l’argent, des chemises brodées et du tabac, pour revenir vers lui seulement quand ils seraient vieux ou dans le cas où il tomberait gravement malade, où une garde-malade lui deviendrait nécessaire. Lorsqu’il apprendrait, sur le tard, les raisons pour lesquelles, refusant de devenir son épouse, elle l’avait quitté, il apprécierait son sacrifice et lui pardonnerait.
«Vous avez le nez bien long». Ça, cela venait du diacre, ou de Kostia, sans doute.
Nadejda Fiodorovna se voyait en imagination faire ses adieux à Laïevski, le serrer dans ses bras, lui embrasser la main et lui jurer de l’aimer toute sa vie, sa vie entière, et puis dans son coin perdu, au milieu d’étrangers, penser chaque jour à cet ami chéri, à l’âme noble et élevée, gardant d’elle un souvenir pur.
«Si vous ne m’accordez pas de rendez-vous aujourd’hui même, alors je prendrai des mesures, je vous en donne ma parole. On ne se comporte pas de la sorte avec les gens honnêtes, il faut que vous le compreniez». Ça, c’était Kiriline.





XIII

  
Laïevski avait reçu deux billets; dépliant le premier, il lut : «Ne te sauve pas, mon cher».
«Qui m’a écrit ça ? - se dit-il. - Ce n’est pas Samoïlenko, bien sûr...Ni le diacre, puisqu’il n’est pas au courant de mes projets. Serait-ce von Koren ?»
Le zoologiste, penché au-dessus de la table, dessinait une pyramide. Laïevski eut l’impression que ses yeux montraient de l’amusement.
« Samoïlenko doit avoir mangé le morceau...» - pensa Laïevski.
Sur le deuxième billet, de la même écriture déformée, avec des boucles et des crochets allongés, on lisait : «Il y a quelqu’un qui ne partira pas samedi».
«Raillerie stupide, - se dit Laïevski. - Vendredi, vendredi...»
Il se sentit une boule dans la gorge. Tâtant son col, il se mit à tousser, mais ce fut un rire sonore, et non une toux, qui sortit de sa gorge.
- Ha-ha-ha ! - rit-il. - Ha-ha-ha ! - «Qu’est-ce que j’ai à rire ?» - se demanda-t-il. - Ha-ha-ha !
Il fit un effort pour se maîtriser, mit la main devant sa bouche, mais le rire lui secouait la poitrine et le cou, et sa main n’y suffisait pas.
«Sapristi ! En voilà une idiotie ! - pensait-il, tout en riant comme un dératé. - Est-ce que je deviens fou ?»
Le rire devenait toujours plus fort, tournant à quelque chose de semblable à des aboiements de bichon. Laïevski voulut se lever, mais ses jambes ne lui obéissaient pas et sa main droite, comme échappant étrangement à sa volonté, courait sur la table, attrapait les billets et les froissait. Il vit les regards étonnés et le visage épouvanté de Samoïlenko, le regard froid, rempli de répugnance et de raillerie, du zoologiste, et comprit qu’il faisait une crise de nerfs.
«Quelle horreur, quelle honte, - pensa-t-il, sentant la chaleur des larmes sur ses joues...Ah, quel déshonneur ! Ceci ne m’était jamais arrivé...»
Voici qu’on le prenait sous les bras et, lui tenant la tête en arrière, on l’emmenait dans un autre endroit; voici qu’un verre apparaissait devant ses yeux et heurtait ses dents, de l’eau lui coulant sur la poitrine; le tout dans une petite chambre, avec, au milieu, deux lits côte à côte, recouverts de couvre-lits blancs comme neige. Il s’affala sur l’un des lits et se mit à sangloter.
- Allons, allons... - lui disait Samoïlenko. - Ce sont des choses qui arrivent...Ce sont des choses qui arrivent...
Transie de peur, tremblant toute entière et saisie d’un terrible pressentiment, Nadejda Fiodorovna se tenait au pied du lit, en demandant :
- Qu’as-tu donc ? Qu’as-tu ? Pour l’amour de Dieu, parle...
«Kiriline lui aurait-il écrit quelque chose ?» - se demandait-elle.
- Ce n’est rien...- dit Laïevski, en rires et en pleurs. - Va-t-en...mon chou.
On ne lisait sur son visage ni haine ni dégoût, donc il ne savait rien; Nadejda Fiodorovna, un peu rassurée, alla au salon.
- Tranquillisez-vous, ma chère ! - lui dit Maria Constantinovna en s’asseyant à côté d’elle et en lui tenant la main. - Cela va passer. Les hommes ne sont pas aussi faibles que nous autres, pécheresses. Vous allez surmonter cette crise tous les deux...C’est tellement clair ! Mais j’attends une réponse, très chère. Allez, bavardons un peu.
- Non, nous n’allons pas bavarder... - dit Nadejda Fiodorovna, prêtant l’oreille aux sanglots de Laïevski. - J’ai du chagrin...Permettez-moi de me retirer.
- Qu’avez-vous, qu’avez-vous, ma chère ! - fit avec effroi Maria Constantinovna. - Est-ce que vous vous imaginez que je vais vous laisser repartir sans avoir rien mangé ? Grignotons un morceau, et allez en paix.
- J’ai du chagrin... - murmura Nadejda Fiodorovna qui, pour ne pas tomber, s’agrippait des deux mains au bras du fauteuil.
- Il a des crampes ! - annonça joyeusement von Koren en entrant au salon, puis, apercevant Nadejda Fiodorovna, gêné, il fit demi-tour et quitta la pièce.
Lorsque la crise fut terminée, Laïevski se retrouva assis sur un lit étranger, à se dire :
«Quel déshonneur, j’ai pleuré comme une fillette ! Je dois sembler ridicule et vil. Je vais emprunter la porte de service pour m’en aller...D’ailleurs, non, cela voudrait dire que j’attache de l’importance à cette crise de nerfs. mieux vaut tourner ça en blague...»
Il s’examina dans un miroir, resta encore assis un moment et revint au salon.
- Eh bien, me voici ! - dit-il avec un sourire; il avait mortellement honte et sentait que sa présence faisait également honte aux autres. - De telles affaires arrivent, - fit-il en s’asseyant. J’étais assis et soudain, j’ai ressenti une douleur lancinante de côté...C’était insupportable, mes nerfs n’y ont pas tenu et...et cette chose idiote s’est produite. On ne peut rien y faire, nous vivons une époque de grands nerveux !
Au dîner, il but du vin, discourant et, par moments, se tâtant le côté avec un soupir convulsif, pour montrer que la douleur était toujours là. Il se rendait compte que personne, en dehors de Nadejda Fiodorovna, ne le croyait.
A neuf heures passées, on partit en promenade sur le boulevard. Nadejda Fiodorovna, redoutant que Kiriline ne l’entreprît, s’efforçait de coller à Maria Constantinovna et aux enfants. Elle se sentait , de peur et de chagrin, bien faible et, pressentant un accès de fièvre, souffrait et marchait à peine, mais ne se décidait pas à rentrer chez elle, convaincue qu’elle était que Kiriline viendrait la voir, ou encore Atchmianov, voire même les deux ensemble. Kiriline fermait la marche avec Nikodime Alexandrytch, en chantant à mi-voix :
- Je ne permettrai pas aaaa... que l’on joue avec moi...aaa ! Ne permettrai pas aaa...
Depuis le boulevard, on tourna à hauteur du pavillon pour aller sur le rivage admirer longuement la phosphorescence de la mer, que von Koren se mit en devoir d’expliquer.





XIV

  - Sapristi, c’est l’heure du vint...On m’attend, - déclara Laïevski. - Bonsoir, tout le monde.
- Attends-moi, je viens avec toi, - dit Nadejda Fiodorovna, qui lui prit le bras.
Ils prirent congé de la société et sortirent. Kiriline prit aussi congé, en disant qu’il ferait un bout de chemin avec eux, et sortit derrière eux.
«Soit...Arrivera ce qui arrivera...» - se dit Nadejda Fiodorovna.
Elle avait l’impression que tous ses mauvais souvenirs s’échappaient de sa tête pour se promener à côté d’elle dans l’obscurité, comme une respiration oppressée l’accompagnant, et elle, telle une petite mouche tombée dans un encrier, rampait avec difficulté sur les pavés, en tachant de noir le flanc et le bras de Laïevski. Si Kiriline allait mal se comporter, se disait-elle, le coupable, ce ne serait pas lui, mais elle seule. Il y avait eu certes une époque où aucun homme ne se serait permis de lui parler comme le faisait Kiriline, et c’est elle qui avait rompu le fil de cette époque, la faisant disparaître sans espoir de retour - qui d’autre qu’elle était coupable ? Grisée par ses désirs, elle s’était mise à faire des sourires à un parfait inconnu au seul motif, apparemment, de son allure robuste et de sa haute stature qui, au bout de deux rendez-vous, lui était devenu ennuyeux, moyennant quoi elle l’avait abandonné, si bien qu’à présent - se disait-elle - n’avait-il pas le droit de se comporter avec elle comme bon lui semblait ?
- Mon chou, je te laisse ici, - fit Laïevski en s’arrêtant. - Ilia Mikhaïlytch te raccompagnera.
Il s’inclina devant Kiriline et traversa le boulevard à grandes enjambées, emprunta une rue jusqu’à la maison de Chechkovski, où se voyait de la lumière, et on l’entendit refermer le portillon.
- Permettez-moi d’avoir uen explication avec vous, - commença Kiriline. - Je ne suis pas un gamin, pas un de ces Atchkassov, Latchkassov et autre Zatchkassov...J’exige des égards !
Le coeur de Nadejda Fiodorovna se mit à battre à grands coups. Elle ne répondit rien.
- Au début, en voyant votre brusque changement d’attitude à mon endroit, je me suis dit que c’était là des minauderies de coquette, - poursuivit Kirikine, - mais je constate à présent que vous ne savez tout simplement pas vous comporter comme il faut avec des gens corrects. Vous avez tout bonnement voulu jouer avec moi, comme vous le faites avec ce jeunot d’Arménien, mais je suis une personne convenable, et j’exige qu’on me traite comme il se doit. Je suis donc à votre service...
- J’ai de la peine...dit Nadejda Fiodorovna en se mettant à pleurer et en se détournant pour cacher ses larmes.
- Moi aussi, j’ai de la peine, et puis ?
Kiriline se tut quelques instants, puis articula d’une voix nette et posée :
- Je répète, madame, que si vous ne m’accordez pas de rendez-vous aujourd’hui, je fais un scandale aujourd’hui même.
- Aujourd’hui, laissez-moi, - fit Nadejda Fiodorovna d’une petite voix plaintive qu’elle-même eut du mal à reconnaître.
- Il faut que je vous donne une leçon...Excusez ce ton un peu fort, mais je dois absolument vous donner une leçon. J’exige deux rendez-vous : aujourd’hui et demain. Après-demain, vous serez complètement libre d’aller où bon vous semblera, avec qui il vous plaira. Aujourd’hui et demain.
Nadejda Fiodorovna s’arrêta devant sa porte. 
- Laissez-moi ! - murmura-t-elle, tremblant de tous ses membres et n’apercevant dans l’obscurité rien d’autre que cette tunique blanche. - Vous avez raison, je suis une femme horrible...je suis coupable, mais laissez-moi...Je vous en prie... - elle effleura sa main froide et frissonna, - je vous en supplie...
- Hélas ! - soupira Kiriline. - Hélas ! Je n’ai pas l’intention de vous laisser, mais de vous donner une leçon, vous faire comprendre, en outre, madame, je me fie bien trop peu aux femmes.
- J’ai de la peine...
Nadejda Fiodorovna prêta l’oreille au bruit régulier que faisait la mer, jeta un coup d’oeil au ciel parsemé d’étoiles, et elle eut envie d’en finir au plus vite avec tout cela, de se débarrasser de cette maudite sensation de vivre, avec la mer, les étoiles, les hommes et les accès de fièvre...
- Bon, mais pas chez moi...- dit-elle froidement. - Emmenez-moi quelque part.
- Allons chez Miouridov. C’est le mieux.
- Où est-ce ?
- Près du vieux rempart.
Elle suivit rapidement la rue, avant de tourner dans un passage menant  aux montagnes. Il faisait sombre. Des fenêtres éclairées tombaient sur les pavés des bandes de lumière pâle , elle redevenait une mouche, tantôt tombée dans l’encrier, tantôt s’en échappant pour voleter à la lumière. Kiriline marchait derrière elle. Il trébucha soudain, faillit tomber et se mit à rire.
«Il est ivre...- se dit Nadejda Fiodorovna. Ça m’est égal...Tout m’est égal...»
Atchmianov aussi était parti tôt, et s’était lancé à la recherche de Nadejda Fiodorovna pour l’inviter à faire un tour en barque. Arrivé devant chez elle, il jeta un coup d’oeil à travers la palissade : les fenêtres étaient grandes ouvertes, on ne voyait pas de lumière.
- Nadejda Fiodorovna ! - appela-t-il.
Pas de réponse. Il appela de nouveau.
- Qui va là ? - c’était la voix d’Olga.
- Nadejda Fiodorovna est chez elle ?
- Non, elle n’est pas encore rentrée.
«Etrange...Très étrange, - pensa Atchmianov, commençant à s’inquiéter pour de bon. - Elle rentrait chez elle...»
Il parcourut le boulevard, passa ensuite dans la rue où était la maison de Chechkovski, regarda par les fenêtres : ayant enlevé sa redingote, Laïevski, assis, regardait attentivement ses cartes.
- C’est vraiment étrange... - marmonna Atchmianov, envahi de gêne au souvenir de la crise de nerfs qu’avait piquée Laïevski,. - Si elle n’est pas chez elle, où est-elle donc ?
Il retourna au logement de Nadejda Fiodorovna et observa les fenêtres sans lumières.
«En voilà une tromperie...» - se dit-il en se rappelant que c’était elle qui, l’ayant rencontré le jour même, à midi, chez les Bitiougov, lui avait promis d’aller ce soir faire une promenade en barque.
Chez Kiriline également, les fenêtres étaient sombres, devant le portail, un sergent de ville dormait, assis sur un banc. En épiant les fenêtres et le sergent de ville, Atchmianov comprit tout. Il décida de rentrer chez lui, se mit en route, pour se retrouver une fois de plus du côté de chez Nadejda Fiodorovna. Il s’assit sur un banc et enleva son chapeau, la tête lui brûlant de vexation et de jalousie.
L’horloge de la ville ne sonnait l’heure que deux fois par jour, à midi et à minuit. Peu après qu’elle eut sonné minuit, des pas précipités se firent entendre.
- Ainsi, demain soir, de nouveau chez Miouridov ! - entendit Atchmianov, qui reconnut la voix de Kiriline. - A huit heures. Au reeevoir !
Nadejda Fiodorovna fit son apparition devant la palissade. Sans remarquer la présence d’ Atchmianov sur le banc, elle passa comme une ombre à côté de lui, ouvrit le portillon et, sans le refermer, entra chez elle. Une fois dans sa chambre, elle alluma une bougie, se déshabilla rapidement mais, au lieu de se mettre au lit, se laissa tomber sur les genoux devant une chaise qu’elle étreignit, y serrant son front.
Laïevski rentra à deux heures passées.





XV
  

Ayant opté pour plusieurs petits mensonges, de préférence à un seul tout d’une pièce, Laïevski passa voir Samoïlenko le lendemain, à une heure passée, pour lui demander l’argent, afin de partir sans faute le samedi. Après sa crise de la veille, qui ajoutait un sentiment aigu de honte au pesant état d’esprit qui était le sien, il était inconcevable de ne pas s’en aller. Au cas où Samoïlenko maintiendrait ses conditions, se disait-il, on pourrait toujours les accepter et prendre l’argent pour, le lendemain, au moment du départ, dire que Nadejda Fiodorovna refusait de partir; ce soir, il saurait bien la persuader que tout ceci se faisait dans son intérêt à elle. Et si Samoïlenko, bien sûr influencé par von Koren, refusait complètement de lui donner l’argent, ou s’il avançait de nouvelles conditions, lui, Laïevski, partirait le jour même à bord d’un cargo, ou même d’un voilier, pour le Nouvel Athos ou Novorossiisk, il expédierait de là un télégramme humiliant à sa mère, et resterait sur place le temps de recevoir l’argent pour la route.
Arrivé chez Samoïlenko, il tomba, au salon, sur von Koren. Celui-ci venait d’arriver pour le déjeuner et , ayant à son habitude ouvert l’album de photos, examinait les messieurs en hauts-de-forme et les dames en bonnets.
«Voilà qui tombe mal, - se dit Laïevski en l’apercevant. - Celui-là peut faire obstacle».
- Bonjour !
- Bonjour, - répondit sans le regarder von Koren.
- Alexandre Davidytch est chez lui ?
- Oui, à la cuisine.
Laïevski se rendit dans la cuisine, mais, voyant dans l’embrasure de la porte Samoïlenko occupé à préparer la salade, revint au salon et s’assit.  Il avait toujours ressenti une gêne en présence du zoologiste, et maintenant il redoutait d’avoir à discuter de sa crise de nerfs. Une bonne minute s’écoula, silencieuse. Von Koren, levant soudain les yeux sur Laïevski, lui demanda :
- Comment vous sentez-vous, depuis hier ?
- Magnifiquement bien, - répondit Laïevski en rougissant. - En réalité, il n’y avait là rien de particulier...
- Jusqu’alors, je pensais que les crises de nerfs étaient l’apanage des dames, si bien que j’ai pensé à un accès de danse de Saint Guy.
Laïevski  fit un sourire obséquieux, en pensant : «Il manque par trop de délicatesse. Il sait parfaitement que je suis dans une situation difficile...»
- Une histoire vraiment ridicule, - reprit-il, souriant toujours. - Cela m’a fait rire toute la matinée. C’est une drôle de chose de se voir sangloter lors d’un tel accès, tout en sachant très bien que c’est ridicule et absurde, on en rit intérieurement. A notre époque de grande nervosité, nous voici esclaves de nos nerfs; ce sont nos maîtres, ils font de nous ce qu’ils veulent. Sur ce plan, la civilisation nous a rendu un piètre service...
Laïevski parlait, tout en voyant avec déplaisir von Koren l’écouter, concentré, et l’observer sans ciller avec une attention extrême, comme étudiant un cas; et il était mécontent de lui-même en raison de ce sourire obséquieux dont il n’arrivait pas à se défaire, malgré son animosité envers von Koren. 
Quoiqu’il faille reconnaître, - poursuivit-il, - que ma crise avait des causes plus immédiates, et de quelque importance. Ma santé est plutôt chancelante, ces derniers temps. Ajoutez-y l’ennui, le perpétuel manque d’argent...l’absence de contacts humains et de centres d’intérêt...Une fichue situation.
- Oui, vous êtes dans une situation sans issue, - dit von Koren.
Ces mots prononcés avec une froideur tranquille, soit pleins de raillerie, soit ressemblant à une prophétie inamicale, blessèrent Laïevski. Il se rappela quel regard rempli d’une répugnance railleuse le zoologiste lui avait jeté la veille, resta muet un moment puis demanda, cette fois sans plus sourire :
- Et que savez-vous donc de ma situation ?
- Vous venez vous-même d’en parler, de plus vos amis sont tellement concernés par ce qui vous concerne que, toute la journée, les conversations roulent seulement là-dessus.
- De quels amis parlez-vous ? De Samoïlenko, non ?
- Oui, de lui entre autres.
- J’aurais bien envie de prier Alexandre Davidytch et, plus généralement, mes amis, de se faire un peu moins de souci à mon sujet.
- Voici Samoïlenko qui vient, dites-le lui.
- Je ne m’explique pas le ton dont vous usez avec moi... - marmonna Laïevski; le sentiment l’envahissait, comme s’il venait seulement de le découvrir, que le zoologiste le détestait, le méprisait, se moquait cruellement de lui, qu’il constituait son ennemi le plus acharné, le plus implacable. - Réservez-le à d’autres que moi, - dit-il à mi-voix, ne trouvant pas la force de parler à voix haute, la poitrine et le cou serrés de haine comme la veille ils étaient secoués par l’envie de rire. 
Entra Samoïlenko, sans redingote, en sueur et le visage rouge, sortant de la cuisine brûlante comme un four.
- Tiens, te voilà ? - dit-il. - Bonjour mon cher. Tu as déjeuné ? Ne te fais pas prier, hein ?
- Alexandre Davidytch, - répondit Laïevski en se levant, - le fait que je t’aie adressé une requête très personnelle ne signifiait nullement que cela t’affranchissait de l’obligation de discrétion et de respect des secrets d’autrui.
- Comment ça ? - s’étonna Samoïlenko.
- Si tu n’as pas l’argent, - poursuivit Laïevski, élevant la voix et, dans son émotion, piétinant sur place, - ne le donne pas, refuse, mais pourquoi colporter dans toute la ville la rumeur que je serais dans une situation sans issue, etc ? Je ne supporte pas les bienfaits et les services rendus par amitié, où l’on prétend qu’ils portent sur des roubles, alors qu’il s’agit de kopecks ! Tu peux te vanter tant que tu veux de tes bienfaits, mais tu n’as pas le droit de révéler mes secrets !
- De quels secrets parles-tu ? - demanda Samoïlenko, dont la perplexité virait à la colère. - Si tu es venu me chercher querelle, tu peux t’en aller. Reviens plus tard !
Il se souvint de la règle d’après laquelle, lorsqu’on se fâche contre un proche, il faut compter dans sa tête jusqu’à cent, le temps de se calmer, et se mit à compter rapidement.
- Je vous prie de ne pas vous tracasser à mon sujet ! - continua Laïevski. Ne faites pas attention à moi. Qui cela regarde-t-il, qui je suis et comment je vis ? Oui, je veux partir ! Oui, j’ai des dettes, je bois, je vis avec la femme d’un autre, je fais des crises de nerfs, je suis banal, je ne suis pas un penseur comme certains, mais qui cela regarde-t-il ? Qu’on respecte ma personne !
- Excuse-moi, vieux frère, - dit Samoïlenko, qui était arrivé à trente-cinq, - mais...
- Qu’on respecte ma personne ! - le coupa Laïevski. - Ces perpétuelles conversations à mon sujet, avec des oh! et des ah!, cette façon de m’épier et de tendre l’oreille en permanence, cette éternelle amicale compassion...au diable tout cela ! On me prête de l’argent sous condition, comme à un gamin ! On me regarde comme un je ne sais quoi ! Je ne demande rien ! - s’écria Laïevski, vacillant sous l’émotion et redoutant une nouvelle crise de nerfs. - «Ce qui signifie que je ne partirai pas samedi», - lui dit une pensée fugitive. - Je ne veux rien ! Je prie simplement, de grâce, que l’on m’épargne cette tutelle. Je ne suis pas un gamin, je ne suis pas fou et demande que l’on arrête de me surveiller.
Le diacre fit son entrée et, à la vue de Laïevski blême, gesticulant et semblant adresser son étrange discours au portrait du prince Vorontsov, s’arrêta près de la porte, cloué sur place.
- Scruter mon âme en permanence - dit encore Laïevski, - offense ma dignité humaine, et je demande aux enquêteurs bénévoles de cesser me m’espionner ! Ça suffit !
- Qu’est-ce que tu...Qu’avez-vous dit ? - demanda Samoïlenko, arrivé à cent, et s’approchant, empourpré, de Laïevski.
- Ça suffit ! - répéta Laïevski, tout essoufflé, en reprenant sa casquette.
- Je suis un médecin russe, noble et conseiller d’Etat ! - articula posément Samoïlenko. - Je n’ai jamais été un espion, et je ne permettrai à personne de m’insulter ! - s’écria-t-il d’une voix tremblante, appuyant sur le dernier mot. - Taisez-vous !
Le diacre, qui n’avait jamais vu le docteur aussi majestueux, gonflé d’importance, rubicond et terrible, referma la bouche et s’enfuit dans le vestibule, où il donna libre cours à son hilarité. Dans un brouillard, Laïevski avait vu von Koren se lever et, les mains dans les poches de son pantalon, avait l’air d’attendre tranquillement la suite; le calme qu’il affichait  parut à Laïevski suprêmement insolent et injurieux.
- Veuillez retirer vos paroles ! - cria Samoïlenko.
Laïevski, qui avait déjà oublié ce qu’il avait bien pu dire, répondit :
- Fichez-moi la paix ! Je ne demande rien ! Je veux seulement que vous et les Allemands à moitié enjuivés me fichent la paix ! Sinon, je prendrai des mesures ! Je me battrai !
- Tout est clair, à présent, - dit von Koren en s’écartant de la table. Avant de s’en aller, monsieur Laïevski  veut s’offrir la distraction d’un duel. Je peux lui faire ce plaisir. Monsieur Laïevski , je relève votre défi.
- Un défi ? - fit à mi-voix Laïevski en s’approchant du zoologiste pour regarder avec haine son front hâlé et ses cheveux frisés. - Un défi ? Permettez ! Je vous déteste ! Je vous déteste !
- Enchanté. Demain à l’aube, du côté de Kerbalaï, je vous laisse le choix du reste. A présent, déguerpissez.
- Je vous déteste ! disait Laïevski à mi-voix, en respirant avec difficulté. - Cela fait longtemps que je vous déteste ! Battons-nous en duel ! Oui !
- Fais-le partir, Alexandre Davidytch, sinon c’est moi qui m’en vais, - dit von Koren. - On dirait un frelon.
Le ton tranquille de von Koren refroidit le docteur; comme revenu soudain à lui, redevenant raisonnable, il attrapa des deux mains Laïevski à la ceinture, l’écarta du zoologiste et lui murmura d’une voix caressante et tremblante d’émotion:
- Mes amis...mes bons amis...Vous vous êtes emportés et voilà où nous en sommes...Mes amis...
En entendant cette petite voix amicale, Laïevski sentit qu’il venait de se produire quelque chose d’inédit, de monstrueux, comme si un train avait failli le renverser; sentant les larmes monter en lui, il sortit de la pièce précipitamment.
«Ressentir la haine de quelqu’un, se montrer sous un jour aussi pitoyable, impuissant et méprisable devant quelqu’un vous manifestant une telle haine, - mon Dieu, c’est atroce ! - se disait-il, assis peu après au pavillon, sentant sur son corps comme de la rouille déposée par cette haine projetée sur lui par autrui. - Quelle brutalité, mon Dieu !»
L’eau fraîche accompagnée de cognac le réconforta. Il revit avec une grande netteté le visage calme et arrogant de von Koren, son regard de la veille, sa chemise immaculée, sa voix, ses mains blanches, et une haine lourde, passionnée, affamée, se mit à remuer en lui, exigeant d’être satisfaite. En pensée, il renversa à terre von Koren et le piétina. Il se souvenait dans les moindres détails de ce qui s’était produit et s’étonnait d’avoir pu faire des sourires obséquieux à cette nullité et, de façon plus générale, d’avoir attaché du prix à l’opinion de gens insignifiants, ignorés de tous, habitant une ville insignifiante, sans doute non mentionnée sur les cartes, et strictement ignorée des pétersbourgeois honorables. Si un tremblement de terre engloutissait cette bourgade, ou si un incendie la ravageait, le télégramme signalant cette nouvelle serait lu avec autant d’intérêt que l’annonce d’une vente de mobilier usagé. Tuer von Koren le lendemain ou le laisser en vie - c’était du pareil au même, inutile, sans intérêt. Lui tirer une balle dans la jambe ou le bras, le blesser puis se gausser de lui et, comme un insecte à la patte arrachée disparaît dans l’herbe, qu’il se fonde ensuite, avec ses sourdes souffrances, dans la foule des gens aussi insignifiants que lui-même.
Laïevski se rendit chez Chechkovski, lui raconta tout et lui proposa d’être un de ses témoins; puis il allèrent tous les deux demander au chef du bureau de poste-télégraphe d’être le deuxième témoin, et ils restèrent déjeuner chez lui. Pendant le repas, ils plaisantèrent et rirent beaucoup; Laïevski s’amusait de ce qu’il ne savait quasiment pas tirer, et se rebaptisait tireur royal, nouveau Guillaume Tell.
- Il faut donner une leçon à ce petit monsieur...- disait-il.
Après le déjeuner, ils se mirent à jouer aux cartes. Laïevski jouait en buvant du vin et en songeant que le duel, en général, est une chose idiote et insensée, puisqu’elle ne résout pas le problème et ne fait que le rendre plus complexe, mais que parfois, on ne peut l’éviter. Dans le cas présent, notamment : pas moyen d’assigner von Koren devant le juge de paix ! Et le duel en perspective avait encore ceci de bon qu’il ne serait plus question, ensuite, de ne pas partir. Il s’enivra un peu, les cartes lui apportèrent une distraction, il se sentait bien.
Mais lorsque le soleil se coucha et que l’obscurité fut venue, l’inquiétude le saisit. Ce n’était pas la peur de la mort, car, en déjeunant et en jouant aux cartes, il s’était sans raison convaincu que personne ne serait tué, dans ce duel; c’était de l’appréhension devant  cette chose inconnue qui, le lendemain matin, devait intervenir pour la première fois dans sa vie, et devant la nuit qui commençait...Il savait que cette nuit durerait longtemps, qu’il ne dormirait pas et qu’il lui arriverait de repenser non seulement au haineux von Koren, mais encore à cet énorme mensonge qu’il lui restait à proférer, sans qu’il trouvât en lui la force et l’habileté permettant de l’éviter. C’était comme s’il fût tout à coup tombé malade; les cartes et les gens perdant brusquement tout intérêt, il devint nerveux et pria qu’on le laissât rentrer chez lui. Il voulait se coucher tôt, sans plus bouger, et se préparer à affronter cette nuit. Chechkovski et le fonctionnaire de la poste le raccompagnèrent avant d'aller voir von Koren pour régler les détails du duel. 
Devant leur logement, Laïevski tomba sur Atchmianov. Le jeune homme était hors d’haleine et tout excité.
- Je vous cherchais, Ivan Andreïtch ! - dit-il. - Je vous en prie, par ici, au plus vite...
- Où ça ?
- Un inconnu désire vous rencontrer, pour une affaire très importante pour vous. Il vous demande avec instance de venir, rien qu’une minute. Il doit discuter avec vous de quelque chose...C’est pour lui une question de vie ou de mort...
Dans son émotion, Atchmianov prononça ces mots avec un fort accent arménien, allant jusqu’à dire «viiiie» à la place de «vie».
- Qui est-ce ? - demanda Laïevski.
- Il n’a pas voulu dire son nom.
- Dites-lui que je suis occupé. Nous verrons demain...
- Impossible ! - s’effraya Atchmianov. Il veut vous dire une chose de la plus haute importance pour vous...d’une importance cruciale ! Si vous ne venez pas, un malheur arrivera.
- Bizarre... - murmura Laïevski, qui ne comprenait pas l’agitation d’ Atchmianov, ni quels secrets pouvait bien abriter une bourgade ennuyeuse et parfaitement inutile. - Bizarre, - répéta-t-il, méditatif. Oh, et puis, allons-y. Tout m’est égal.
Atchmianov le devança, marchant rapidement. Ils suivirent la rue, puis une ruelle.
- C’est assommant, - fit Laïevski.
- Nous y sommes...C’est tout près.
A proximité du vieux rempart, ils enfilèrent un étroit passage entre deux terrains vagues fermés par des clôtures, qui débouchait sur une sorte de grande cour, et se dirigèrent vers une maisonnette...
- C’est la maison de Miouridov, non ? - s’enquit Laïevski.
- Si fait.
- Mais pourquoi passer par l’arrière-cour ? Je ne comprends pas, par la rue, c’était plus rapide...
- Ça ne fait rien...
Il sembla également étrange à Laïevski qu’ Atchmianov, le conduisant à l’entrée de service, lui fit des signes de la main, pour lui dire de ne pas faire de bruit et de se taire.
- Par ici, par ici... - dit Atchmianov en ouvrant prudemment la porte et en entrant sur la pointe des pieds. - Doucement, je vous prie...on peut nous entendre.
Il tendit l’oreille, reprit son haleine et chuchota :
- Ouvrez la porte que voici et entrez...N’ayez pas peur.
Laïevski, perplexe, ouvrit la porte et pénétra dans une pièce au plafond bas et aux fenêtres garnies de rideaux. Une bougie brûlait sur la table.
- Qui y a-t-il ? - demanda une voix dans la pièce voisine. - C’est toi, Miouridka ?
Laïevski passa dans cette autre pièce et aperçut Kiriline, ainsi que Nadejda Fiodorovna, à ses côtés.
Il n’entendit pas ce qu’on lui disait, et recula jusqu’à se retrouver dans la rue. Sa haine envers von Koren, son appréhension, tout avait disparu dans son esprit. En retournant chez lui, il gesticulait gauchement de la main droite et regardait soigneusement où il mettait les pieds, s’efforçant de marcher droit. Une fois rentré, il alla dans son cabinet, se frottant les mains, remuant le cou et les épaules avec raideur, comme gêné par son veston et sa chemise, se promena de long en large, après quoi il alluma une bougie et s’assit à son bureau...





XVI
  
 - Les sciences humaines dont vous parlez ne répondront aux interrogations humaines que lorsque, dans leur évolution propre, elles retrouveront les sciences exactes et chemineront à leurs côtés. Cette rencontre se produira-t-elle sous un microscope ou dans les monologues d’un second Hamlet, ou dans une nouvelle religion, je n’en sais rien, mais je pense qu’une couche de glace recouvrira la Terre avant que cela ne se produise. La plus stable et la plus vivace des sciences humaines est bien sûr la doctrine du Christ, mais voyez donc combien d’interprétations différentes il en existe ! Les uns nous enseignent d’aimer notre prochain, avec une exception pour les soldats, les criminels et les fous: ils autorisent les premiers à tuer lors des guerres, on met à l’isolement les seconds, ou on les fait disparaître, quant aux derniers, il leur est interdit de se marier. Selon d’autres interprétations, il faut aimer son prochain sans exception, sans distinguer les bons des mauvais. Paar conséquent, si un tuberculeux, un épileptique ou un assassin se présente à bous et vous demande la main de votre fille - vous devez la lui donner; si des crétins guerroient contre des gens sains de corps et d’esprit, il faut l’accepter. Cette exhortation à l’amour pour l’amour - analogue à la défense de l’art pour l’art -  si elle se renforçait, mènerait en définitive  à l’extinction complète de l’humanité, réalisant ainsi le forfait le plus grandiose jamais accompli ici-bas. Il existe de nombreuses interprétations, de sorte qu’une réflexion sérieuse ne peut se satisfaire d’aucune, et s’empresse d’y ajouter la sienne propre. Aussi ne faut-il jamais placer une question, comme vous dites, sur le terrain philosophique ou le soi-disant terrain chrétien; le faire revient juste à s'éloigner de la solution du problème.
Le diacre avait attentivement écouté le zoologiste, il réfléchit un peu, puis demanda :
- La loi morale qui est propre à chaque individu, ce sont les philosophes qui l’ont inventé, ou bien Dieu la fait-elle naître avec le corps ?
- Je n’en sais rien. Mais cette loi est à un tel degré commune à tous les peuples et à toutes les époques qu’il convient de lui reconnaître un lien organique avec l’individu. Personne ne l’a inventée, elle est présente et le restera. Je ne prétends pas la voir sous le microscope, mais ce lien organique est attesté par l’évidence: la souffrance sévère du cerveau et les soi-disant maladies mentales s’expriment avant tout par la perturbation du sens moral, autant que je sache.
- Bien. Ainsi, notre sens moral nous appelle à aimer notre prochain, de même que l’estomac réclame sa pitance. Vrai ? Mais notre égoïsme naturel s’oppose à cet appel de notre conscience et de notre raison, si bien qu’on aboutit à de nombreux casse-tête. A qui s’adresser pour els résoudre, puisque vous ne voulez pas placer le débat sur le terrain philosophique ?
- Adressez-vous aux quelques sciences exactes à notre disposition. Faites confiance à l’évidence et à la logique des faits. Cela paraît un peu limité, mais c’est moins vague et instable que la philosophie.  Le sens moral, admettons, exige que nous aimions notre prochain. Qu’est-ce à dire ? Cet amour doit consister à écarter tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, est nuisible aux gens et constitue pour eux une menace, pour le présent ou dans l’avenir. Nos connaissances et l’évidence nous montrent que les individus moralement et physiquement anormaux constituent un danger menaçant l’humanité. Il faut donc combattre les individus anormaux. Si vous ne pouvez pas les hisser au rang de la normalité, vous assez de forces pour les neutraliser, c’est-à-dire les anéantir.
- Ainsi l’amour , c’est que le fort triomphe du faible ?
- Absolument.
- Mais ce sont les forts qui ont crucifié notre Seigneur Jésus-Christ ! - répliqua fougueusement le diacre.
- Le fait est, précisément, que ce sont les faibles, et non les forts, qui l’ont crucifié. La civilisation humaine a affaibli la lutte pour l’existence et la sélection naturelle, elle aspire à l’annuler; d’où la multiplication rapide des faibles et leur prépondérance sur les forts. Imaginez-vous en train d’inspirer à des abeilles la notion de la charité, sous une forme rudimentaire.  Qu’en résultera-t-il ? Les faux bourdons, qu’il faut éliminer, resteront en vie, dévoreront le miel, débaucheront et étoufferont les abeilles - résultat : les faibles l’emportent sur les forts et ces derniers dégénèrent. C’est ce qui arrive de nos jours à l’humanité.  : les faibles accablent les forts. Chez les sauvages que la civilisation n’a pas encore atteints, le plus fort, le plus intelligent et le plus moral marche en tête; c’est lui le chef et le maître. Et nous autres, gens civilisés, nous avons crucifié le Christ, et continuons à le crucifier. Donc, quelque chose nous fait défaut...Et ce «quelque chose», nous devons le faire revenir en nous, faute de quoi ce malentendu ne finira jamais.
- Mais quel est votre critère, pour distinguer les forts des faibles ?
- La connaissance et l’évidence. On reconnait les tuberculeux et les scrofuleux à leurs maux, les gens immoraux et les fous à leurs actions.
- Mais on pourrait se tromper !
- Oui, mais rien ne sert de vouloir se garder les pieds au sec quand le déluge menace.
- Vous faites de la philosophie, - se mit à rire le diacre.
- Pas du tout. Vous êtes tellement déformé par votre philosophie de séminaire que vous voyez du brouillard partout. Les sciences abstraites dont votre jeune tête est farcie sont justement nommées abstraites parce qu’elles font abstraction de l’évidence, à votre préjudice. Regardez le diable en face, et si c’est bien le diable, dites-le carrément, sans y mêler  Kant ou Hegel pour trouver des explications.
Le zoologiste resta un moment silencieux, avant de reprendre :
- Deux et deux font quatre, une pierre est une pierre. Il y aura un duel demain. Vous et moi  pouvons dire que c’est une absurdité, que le duel a fait son temps, que la mode aristocratique du duel ne diffère en rien, dans son essence, d’une rixe d’ivrognes dans un cabaret, et cependant, nous n’en resterons pas là, et irons nous battre. Il existe donc une force supérieure à nos raisonnements. Nous nous exclamons que la guerre, c’est un massacre, une chose barbare, effroyable, un fratricide, nous nous évanouissons à la vue du sang; mais vienne une vexation de la part des Français ou des Allemands et nous sentons la moutarde nous monter au nez, nous nous mettons à crier avec sincérité «Hourra !» et nous courons sus à l’ennemi, et vous, vous bénissez nos armes, et notre vaillance suscite un enthousiasme universel et sincère. Il existe donc en plus une force sinon plus haute, du moins plus puissante que nous et notre philosophie. Nous sommes autant capables de l’arrêter que, par exemple, de stopper ce nuage qui monte depuis la mer. Ne faites donc pas l’hypocrite, ne faites pas la nique en cachette et ne dites pas : «Ah, c’est stupide ! Ah, c’est dépassé ! Ah, cela n’est pas conforme avec les Saintes Ecritures !», mais regardez-la en face, reconnaissez-lui une légitimité rationnelle, et quand, par exemple, elle souhaite anéantir la tribu des débiles, des scrofuleux et des débauchés, ne lui faites pas obstacle avec vos pilules et vos citations tirées d’une Evangile mal interprétée. Leskov raconte une histoire à propos du scrupuleux Danila qui rencontre en dehors de la ville un lépreux, et que je te le nourris, et que je te le réchauffe au nom du Christ et de l’amour du prochain. Si ce Danila avait réellement eu le souci des gens, il aurait entraîné le lépreux loin de la ville pour le jeter dans un fossé et  serait venu servir les bien-portants. Le Christ nous recommande un amour raisonnable, sensé et utile, c’est ce que j’espère.
- Eh bien, vous, alors ! - se mit à rire le diacre. - Vous qui n’êtes pas croyant, pourquoi mentionner le Christ à tout bout de champ ?
- Si, je suis croyant. A ma façon seulement, c’est vrai, pas à la vôtre. Ah, diacre, diacre ! - rit à son tour le zoologiste; il le prit par la taille et lui dit joyeusement : - Alors ? Vous venez à mon duel, demain ?
- Ma dignité ne me le permet pas, sinon je serais venu.
- Votre dignité ?
- Je me consacre à Dieu. J’ai reçu la grâce.
- Ah, diacre, diacre ! - répéta von Koren en riant. - J’aime bien discuter avec vous.
- Vous dites que vous avez la foi, - dit le diacre. - De quelle foi s’agit-il ? J’avais chez moi, pour s’occuper de moi,  un pope qui est tellement croyant que, lorsqu’il va, en période de sécheresse, en procession dans les champs implorer l’arrivée de la pluie, il emmène avec lui un parapluie et un manteau de cuir, pour ne pas se retrouver trempé à son retour. Ça, c’est être croyant ! Lorsqu’il parle du Christ, il dégage une telle lumière que les moujiks et leurs femmes se mettent à sangloter. Votre nuage, il l’arrêterait, et votre force inconnue, il la mettrait en fuite. Oui...La foi déplace les montagnes.
le diacre se mit à rire et donna une tape sur l’épaule du zoologiste.
- C’est ainsi... - reprit-il. - Voyez, vous embrassez dans votre tête les gouffres marins, vous faites le tri entre les forts et les faibles, vous écrivez des livres et engagez un duel - et tout reste à sa place, mais si jamais quelque petit vieux saintement inspiré balbutie un seul petit mot, ou si, en Arabie, quelque nouveau Mahomet saute sur son cheval en tirant le sabre, vous vous retrouverez les quatre fers en l’air et, de l’Europe, il ne restera pas pierre.
- Mais ceci est très douteux, diacre !
- La foi restant inactive est comme morte, mais se démener sans la foi, c’est encore pire, c’est juste perdre son temps et rien d’autre.
Sur la promenade de mer apparut le docteur. Ayant aperçu le diacre et le zoologiste, il s’approcha d’eux.
- Je crois que tout est prêt, - dit-il, essoufflé. - Govorovski et Boïko seront témoins. Ils passeront à cinq heures. Ça s’amoncèle, là-haut ! - fit-il en regardant le ciel. - On n’y voit plus rien. Nous allons avoir de la pluie d’un instant à l’autre.
- Toi aussi, tu viendras, j’espère ? - demanda von Koren.
- Non, que Dieu me vienne en aide, cela me fait trop de peine. Oustimovitch me remplacera. Je me suis entendu avec lui.
Au-dessus de la mer, au loin, brilla un éclair, et l’on entendit les sourds grondements du tonnerre.
- Comme il fait lourd, avant un orage ! - dit von Koren. - Je parie que tu es déjà passé chez  Laïevski  pleurer dans son giron.
- Pourquoi faire ? - répondit le docteur en se troublant. Voilà encore autre chose !
Avant que le soleil se couche, il s’était montré plusieurs fois sur le boulevard et dans la rue, dans l’espoir de rencontrer Laïevski. Il avait honte à la fois de son accès de colère et de la bonté qu’il avait manifestée juste après. Il voulait plaisanter à ce sujet pour s’excuser davant Laïevski, calmer et sermonner celui-ci, lui dire que le duel n’était qu’un résidu de la barbarie moyenâgeuse, mais que la Providence elle-même leur avait indiqué ce duel comme moyen de réconciliation : demain, ils allaient, grands esprits tous les deux, ayant échangé des coups de feu, apprécier chacun la noblesse de l’autre, et devenir amis. Mais Laïevski ne s’était pas montré.
- Qu’irais-je faire chez lui ? - répéta Samoïlenko. - Ce n’est pas moi qui l’ai offensé, mais le contraire. Tu pourrais me dire pourquoi il m’est tombé dessus ? Quel mal lui ai-je fait ? J’entre au salon et soudain, comme ça, pour rien: espèce d’espion ! Et voilà pour toi ! Dis-moi : comment cela a-t il commencé, entre vous ? Que lui as-tu dit ?
- Je lui ai dit que sa situation était sans issue. Et j’avais raison. Seuls les gens honnêtes et les escrocs peuvent se tirer d’affaire en toute situation, mais celui-ci qui veut être à la fois  un homme honnête et un escroc ne trouve pas d’issue. Ceci dit, messieurs, il est déjà onze heures, et nous devons nous lever tôt demain.
Le vent s’était levé d’un seul coup; il souleva la poussière du rivage et en fit un tourbillon, se mit à mugir, couvrant le bruit de la mer.
- Ça, c’est un grain ! - fit le diacre. - Il faut y aller, autrement, gare aux yeux !
Tandis qu’ils s’éloignaient, Samoïlenko eut un soupir et dit, en retenant sa casquette :
- Je crois bien que je ne dormirai pas cette nuit.
- Ne te fais pas de bile, - se mit à rire le zoologiste. - Tu peux être tranquille, ce duel se terminera sans pertes. Laïevski va généreusement tirer en l’air et moi, sans doute, je ne vais même pas tirer. Avoir maille à partir avec la justice à cause de Laïevski, perdre du temps - le jeu n’en vaut pas la chandelle. A propos, on encourt quoi, pour un duel ?
- L’arrestation et, en cas de mort de l’adversaire, jusqu’à trois ans de forteresse. 
- A la forteresse  Pierre-et-Paul ?
- Non, dans un fort militaire, je crois.
- Ceci dit, ce gaillard mériterait de recevoir une leçon !
Derrière eux, au-dessus de la mer, brilla un éclair qui illumina un instant les toits des maisons et les montagnes. Les amis se séparèrent à l’entrée du boulevard. Quand l’obscurité avala le docteur et qu’on n’entendit plus ses pas, von Koren lui cria :
- Pourvu qu’on en soit pas embêtés par le temps, demain !
- Ça pourrait arriver ! Dieu veuille cela !
- Bonne nuit !
- Hein ? - Nuit ? Que dis-tu ?
Il devenait difficile d’entendre quoi que ce soit, à cause du bruit que faisaient le vent et la mer, et du roulement du tonnerre.
- Rien ! - cria le zoologiste, se hâtant de rentrer chez lui.





XVII

  
...dans mon âme oppressée et angoissée
Se pressent en nombre les lourdes pensées;
Le souvenir devant moi, en silence
Déroule son  long rouleau.
Et, plein de dégoût devant ma vie,
Je frissonne et maudis,
Me plains amèrement, verse des larmes amères
Qui n’effacent aucune des tristes lignes.

Pouchkine (extrait du poème : Réminiscence)




Qu’on le tue demain matin ou qu’on le tourne en dérision en lui laissant la vie, cette vie-là, il était perdu, de toute façon. Que cette femme déshonorée se tue de désespoir et de honte ou continue à végéter, elle était perdue, de toute façon...
Telles étaient les pensées de Laïevski, assis à son bureau tard dans la soirée, se frottant toujours les mains. Une fenêtre s’ouvrit soudain et se mit à battre, une rafale de vent envahit la pièce, faisant s’envoler les papiers du bureau. Laïevski referma la fenêtre et se pencha pour les ramasser. Il sentait dans son corps quelque chose de nouveau, une sorte de gêne qu’il ne connaissait pas jusqu’alors, et ne reconnaissait plus ses propres mouvements; il se déplaçait avec difficulté, les coudes en avant, haussant les épaules, et, quand il se rassit devant son bureau, il se recommença à se frotter les mains. Son corps perdait sa souplesse. 
Avant de mourir, il faut écrire à ses proches. Laïevski s’en souvint. Il prit sa plume et commença, d’une écriture tremblante :
«Ma chère mère !»
Il voulait écrire à sa mère de bien vouloir, au nom du Dieu miséricordieux en lequel elle croyait, recueillir et réchauffer cette femme qu’il avait déshonorée, cette pauvre, faible et misérable femme, oublier et pardonner tout, tout, absolument tout, et, par son sacrifice, racheter en partie le terrible péché de son fils; mais il se rappela comment sa mère, femme âgée et très corpulente, sortait le matin dans son jardin, suivie d’une pique-assiette portant son bichon, sur quel ton impérieux elle s’adressait au jardinier et à la bonne, il se rappela l’arrogance orgueilleuse de son visage - et barra ce qu’il avait commencé à écrire.
Derrière les trois fenêtres brilla fortement un éclair, suivi d’un  roulement de tonnerre
assourdissant, sourd au début, de plus en plus sonore, comme un craquement gigantesque, si fort que les vitres en tremblèrent. Laïevski se leva, s’approcha d’une fenêtre et y colla le front. L’orage, fort et beau, se donnait libre cours. Les rubans blancs des éclairs déchiraient sans cesse l’horizon, depuis les nuées jusqu’à la mer, y éclairant au loin de hautes vagues noires. De tous les côtés, comme, sans doute, sur la maison, fulguraient les éclairs.
- L’orage ! - balbutia Laïevski; il se sentait le désir d’adresser une prière à quelqu’un ou à quelque chose, fût-ce aux nuages ou aux éclairs. - L’orage ami !
Il se souvint des orages de son enfance, quand il sortait, tête nue, courir dans le jardin, avec à ses trousses deux fillettes blondes aux yeux bleus, et la pluie s’abattait sur eux; ils en riaient, enthousiasmés, mais lorsque retentissait un gros coup de tonnerre, les fillettes se serraient avec confiance contre lui, le garçon, il se signait et récitait en toute hâte : «Saint, saint, saint...» Ô, germes d’une vie belle et pure, où avez-vous disparu, quelle mer vous a engloutis  ? Il n’a plus peur de l’orage, n’aime pas la nature, il est sans Dieu, lui et les gens de son âge ont perdu toutes les fillettes confiantes qu’il a pu connaître, il n’a planté, de toute sa vie, aucun arbre dans le jardin de son enfance, n’y a jamais rien fait pousser, vivant au milieu des vivants, il n’a jamais sauvé le moindre insecte, il a juste détruit, fait périr et menti, menti...
«Que trouver, dans mon passé, d’autre que des vices ?» - se demandait-il, s’efforçant de se raccrocher au moindre souvenir positif, comme un homme chutant dans un précipice se raccroche au premier arbuste venu.
Le lycée ? L’université ? Mais non. Piètre élève, il avait oublié ce qu’on lui avait enseigné. Le service de l’Etat ? Non plus, à son travail, il ne faisait rien, recevant de façon indue son traitement, dilapidation odieuse pour laquelle on ne va pas en prison.
Il se passait de la vérité, ne la recherchait pas, sa conscience, sous le charme du vice et du mensonge, restait assoupie ou silencieuse; lui, comme étranger ou mercenaire d’une planète extérieure, restait à l’écart de la société des autres, indifférent à leurs souffrances, leurs pensées, leurs religions, leurs savoirs, leurs recherches, leurs combats, il ne leur adressait jamais un mot aimable, il n’avait jamais écrit la moindre ligne ayant quelque utilité, n’avait jamais rien fait pour autrui, rien de rien, se contentant de manger leur pain, de boire leur vin, de leur voler leur femme, de vivre de leurs pensées et, pour se justifier, devant les autres comme devant lui-même, de sa vie misérable, s’était efforcé de paraître meilleur qu’eux, supérieur à eux. Mensonge, mensonge, mensonge et rien d’autre...
Il se rappela avec acuité ce qu’il avait vu le même soir, chez Miouridov, ce spectacle tristement affligeant, dégoûtant, insupportable. Kiriline et Atchmianov étaient répugnants, mais ils ne faisaient que marcher sur ses traces; ils n’étaient que ses complices et ses disciples. quant à la jeune et faible femme qui lui avait fait confiance, plus qu’à un frère, il lui avait retiré son mari, son cercle d’amis et sa patrie pour la précipiter ici, dans cet enfer torride, fiévreux et ennuyeux; de jour en jour, il fallait bien qu’elle reflétât comme un miroir sa propre oisiveté, ses vices et ses mensonges - sa misérable, faible et molle vie à elle s’était simplement remplie de tout cela; après quoi, il s’était lassé d’elle, lui en avait voulu, sans trouver le courage de la rejeter, et il s’était efforcé de l’entortiller encore plus solidement dans ses mensonges comme dans une toile d’araignée...Ces gens avaient parachevé son oeuvre.
Laïevski tantôt s’asseyait à son bureau, tantôt déambulait de nouveau dans la pièce; il éteignait la bougie, puis la rallumait. Il se maudissait à voix haute, pleurait, se lamentait, demandait pardon; plus d’une fois, désespéré, il courut au bureau écrire : «Chère mère !»
Il n’avait aucun autre parent ou proche que sa mère; mais en quoi pouvait-elle l’aider, sa mère ? Où était-elle ?Il avait envie de courir se jeter aux pieds de Nadejda Fiodorovna, lui embrasser les mains et les pieds, la supplier de lui pardonner, mais elle était sa vicitme, et il en avait aussi que si elle fût morte.
- Je suis perdu ! - murmura-t-il en se frottant les mains. - Pourquoi donc suis-je encore en vie, mon Dieu !...
Il avait fait tomber du ciel son étoile terne; elle avait pâli, sa trace s’était perdue dans l’obscurité de la nuit; elle ne reprendrait pas sa place dans les cieux, parce que la vie n’est donnée qu’une fois, sans recommencement. S’il avait pu faire revenir les jours et les années enfuis, il aurait échangé le mensonge contre la vérité, l’oisiveté contre le travail, l’ennui contre la joie, il aurait rendu leur pureté à celles à qui il l’avait ravie, il aurait trouvé Dieu et la justice, mais c’était aussi irréalisable que de faire à nouveau briller dans le ciel une étoile éteinte. Et cette impossibilité l’amenait au désespoir.
Après l’orage, il resta assis auprès d’une fenêtre ouverte, réfléchissant calmement à ce qui allait lui arriver. Von Koren allait sans doute le tuer. Sa conception du monde froidement nette autorisait l’anéantissement des débiles et des bons à rien; si elle faiblissait au moment suprême, lui viendraient en aide la haine et le dégoût que Laïevski lui inspirait. Si même il ratait son coup ou, par dérision envers son adversaire, se contentait de le blesser ou tirait en l’air, que faire, dans ce cas-là ? Où aller ?
«Rentrer à Petersbourg ? - se demandait Laïevski. - Mais ce serait reprendre mon ancienne vie, que je maudis à présent. Et celui qui cherche son salut en partant ailleurs, comme l’oiseau migrateur, celui-là n’obtiendra rien, car la terre lui sera partout identique. Chercher mon salut en fréquentant les autres ? Mais qui, et comment ? La bonté et la générosité de Samoïlenko me sont d’un aussi piètre secours que l’humeur rieuse du diacre ou la haine de von Koren. Il me faut chercher mon salut en moi-même, et, en cas d’échec, cesser de perdre mon temps et me tuer, point final...»
Le bruit d’un équipage se fit entendre. Le jour commençait à poindre. Une calèche s’approcha, tourna et, avec un grincement des roues, s’arrêta devant chez lui. Il compta deux passagers.
- Un instant, je suis à vous ! - leur dit Laïevski.par la fenêtre. - Je ne dors pas. C’est vraiment déjà l’heure ?
- Oui, il est quatre heures. le temps d’y aller...
Laïevski mit son manteau et sa casquette, pêcha dans sa poche une cigarette et s’arrêta, hésitant; il lui semblait qu’il oubliait quelque chose. Dehors, les témoins bavardaient tranquillement, les chevaux s’ébrouaient, et ces bruits résonnant dans le silence de l’aube, alors que tous dormaient et que le jour commençait seulement à poindre, remplirent l’âme de Laïevski d’une tristesse qui lui sembla de mauvais augure. Après quelques instants d’hésitation, il alla dans la chambre.
Nadejda Fiodorovna était couchée dans son lit, étendue de tout son long, emmitouflée de la tête aux pieds dans un plaid; immobile, elle ressemblait à une momie égyptienne - à cause de la tête surtout. La regardant en silence, Laïevski lui demanda pardon en pensée, en se disant que si le ciel n’était pas vide et si Dieu existait pour de bon, il la protégerait; sinon, il ne lui restait plus qu’à mourir, elle ne saurait pour quoi vivre.
Elle jaillit tout d’un coup et s’assit dans le lit. Levant son visage blême et regardant avec effroi Laïevski, elle lui demanda :
- C’est toi ? L’orage est passé ?
- Oui.
Tout lui revint en mémoire, elle posa ses deux mains sur sa tête et tressaillit de tout son corps.
- Comme je souffre ! - dit-elle. - Si tu savais comme je souffre ! Je m’attendais, - poursuivit-elle, assombrie, à ce que tu me tues ou que tu me chasses d’ici sous la pluie et les éclairs, mais tu tardes tant...tu tardes tant...
Il l’étreignit convulsivement, de toutes ses forces, couvrit de baisers ses mains et ses genoux, puis, comme elle lui murmurait quelque chose et tressaillait de nouveau en se rappelant ce qui s’était passé, il lui caressa les cheveux et, la regardant bien en face, comprit que cette femme malheureuse, cette pécheresse,  était l’être le plus proche de lui, sa famille, qu’elle était pour lui irremplaçable. 
En s’asseyant dans la calèche, il désirait rentrer vivant, tout à l’heure.





XVIII


Le diacre se leva, s’habilla, prit sa grosse canne noueuse et sortit sans bruit de chez lui. Dans l’obscurité, au début, il ne distinguait même pas sa canne blanche; au ciel, pas une étoile ne se montrait, on aurait sans doute encore de la pluie. Cela sentait la mer et le sable mouillé.
«Par un temps pareil, je crois bien que même un Tchétchène n’attaquerait pas», - se dit le diacre en écoutant sa canne frapper le pavé, avec un bruit qui résonnait dans le silence nocturne.
Une fois sorti de la ville, il commença à voir la route, ainsi que sa canne; des taches troubles se montraient ça et là dans le ciel sombre et bientôt une étoile apparut, qui alluma timidement son oeil unique. Le diacre suivait le rivage escarpé et rocheux, sans voir la mer; celle-ci s’était endormie, en contrebas, et ses vagues invisibles venaient paresseusement et lourdement frapper le rivage, comme soupirant : ouf ! Si lentement ! Une vague, puis le diacre put compter huit pas, la vague suivante, encore six pas avant la troisième. Ainsi, dans les ténèbres, la mer devait paresseusement battre, dans les temps immensément reculés où l’esprit de Dieu flottait au-dessus du chaos.
Le diacre se sentit mal. Il se demanda si Dieu ne le punirait pas de fréquenter des gens sans foi, et même d’aller assister à leur duel. Ce duel serait une bagatelle risible, sans effusion de sang, mais cela restait pour autant un spectacle païen, ne convenant nullement à un ecclésiastique. Il s’arrêta et réfléchit : ne valait-il pas mieux faire demi-tour ? Mais la forte curiosité qui le taraudait l’emporta sur ses hésitations, et il poursuivit son chemin. 
«Même incroyants, ce sont de bonnes personnes qui trouveront leur salut», - se dit-il pour se rassurer.
- Elles le trouveront assurément ! - fit-il à voix haute, et il alluma une cigarette.
Comment juger la valeur des gens de façon juste ? Le diacre se souvint de son ennemi, l’inspecteur du petit séminaire, lequel avait la foi, ne se battait pas en duel et vivait chastement, mais à qui il arrivait de donner au diacre du pain mêlé de sable, et qui un jour avait failli lui arracher une oreille. Si la vie humaine était si bizarrement agencée que tout le monde respectait cet inspecteur cruel et malhonnête, qui dérobait de la farine pendant que tout le monde au séminaire faisait des prières pour sa santé et son salut, était-il juste de se tenir à l’écart de gens comme von Koren et  Laïevski, au seul motif qu’ils n’étaient pas croyants ? Le diacre médita sur la question, mais le souvenir de la dégaine ridicule de Samoïlenko, tout récemment, vint perturber le cours de ses pensées. Qu’est-ce que cela allait être amusant ! le diacre se voyait déjà se cacher derrière un buisson pour observer la scène, et quand plus tard, au déjeuner, von Koren voudrait se vanter, lui, le diacre se mettrait à rire et lui raconterait le duel par le menu.
«Comment savez-vous tout cela ?» demanderait le zoologiste. - «C’est exactement cela. Je suis resté chez moi, et je le sais ».
Il faudrait décrire le duel de façon plaisante. Son beau-père lirait le récit et s’en amuserait, le beau-père, il ne fallait pas lui donner de la bouillie, mais lui raconter ou lui écrire des trucs drôles.
Devant lui s’ouvrit la vallée de la rivière Jaune. La pluie avait fait monter la rivière, élargie et véhémente, rendant déjà un autre son, comme rugissant. C’était l’aube. Un matin humide et gris, les nuages filant vers l’ouest rattraper les nuées d’orage, les montagnes ceinturées de brouillard, les arbres mouillés - tout cela semblait laid et fâché, à l’oeil du diacre. Il se débarbouilla dans un ruisseau, récita ses prières matinales, il eut envie de thé et de pets-de-nonne avec de la crème aigre, ceux qu’on servait tous les matins chez son beau-père. Il eut une pensée pour sa femme et la valse «sans retour» qu’elle jouait au piano. Quelle femme était-ce ? On lui avait présenté le diacre, les fiançailles et le mariage s’étaient conclus en l’espace d’une semaine; ils avaient à peine vécu un mois ensemble, qu’on l’avait envoyé en mission ici, si bien qu’il n’en savait que fort peu à son sujet. Mais elle lui manquait.
«Il faut lui écrire une petite lettre...» se dit-il.
Le drapeau de la taverne, trempé, pendait, la taverne elle-même, avec son toit mouillé, paraissait plus basse et plus sombre qu’auparavant; une charrette à deux roues stationnait devant l’entrée; Kerbalaï, deux Abkhazes et une jeune Tatare en pantalons bouffants, qui était sans doute la femme ou la fille de Kerbalaï, sortaient des sacs de la taverne et les chargeaient sur la charrette, sur de la paille de maïs. A côté de la charrette, tête baissée, deux ânes attendaient. Ayant fini le chargement, les Abkhazes et la Tatare se  mirent à recouvrir de paille les sacs et Kerbalaï se dépêcha d’atteler les ânes. «Sans doute de la contrebande», pensa le diacre.
Un arbre abattu avec ses aiguilles desséchées, la trace noire d’un feu de camp. Le souvenir du pique-nique ressurgit, dans tous ses détails, le feu, le chant des Abkhazes, la douce rêverie au sujet du futur épiscopat et du chemin de croix..La rivière Noire aussi avait grossi du fait de la pluie. Le diacre s’engagea prudemment sur le pont suspendu, qu’atteignait déjà l’écume sale des vagues noires, puis, sur l’autre rive, se mit à gravir les marches conduisant au séchoir.
«Un bon garçon ! - se dit-il en repensant à von Koren, tout en s’allongeant sur la paille. - Un bon garçon, que Dieu le garde en bonne santé !. Mais il y a comme une dureté en lui...»
Comment se fait-il que Laïevski et lui se détestent ? Pourquoi ce duel ? S’ils avaient, dès l’enfance, connu la pauvreté à l’instar du diacre, s’ils avaient été élevés dans un milieu complètement ignare, parmi des gens au coeur dur, cupides, âpres au gain, faisant reproche du moindre bout de pain, grossiers comme des ours mal léchés, crachant par terre, rotant au cours des repas et au moment de la prière, s’ils n’avaient pas été, dès l’enfance, gâtés par une situation privilégiée et un milieu de gens distingués, comme ils se raccrocheraient l’un à l’autre, en se pardonnant volontiers leurs défauts réciproques et en estimant au bon prix ce qu’il y avait en chacun d’eux. Il y a si peu de gens au monde d’apparence correcte ! Certes, Laïevski est un peu timbré, débauché, bizarre, mais ce n’est pas un voleur,  il ne crache pas bruyamment par terre, il ne fait pas à sa femme de reproche du genre : «Bâfrer, tu connais, mais travailler, c’est une autre chanson», il ne battrait pas un enfant avec des rênes, ni ne donnerait de la viande salée pourrie à ses domestiques - cela ne suffit-il pas pour le traiter avec indulgence ? Par ailleurs, il est le premier à souffrir de ses défauts, comme un malade souffre de ses plaies. Au lieu de quoi, l’ennui aidant, quelque malentendu leur fait à chacun chercher chez l’autre une dégénérescence fatale, une hérédité, etc, chose étonnante, ne vaudrait-il pas mieux viser un peu plus bas et diriger cette haine et cette colère au bon endroit, vers les gémissements dont les rues retentissent, à cause de l’ignorance crasse, de la cupidité, des reproches, de la saleté, des imprécations, du glapissement des femmes...
Le bruit d’un équipage approchant interrompit la méditation du diacre. Il jeta un coup d’oeil par la porte et aperçut une calèche, avec trois passagers : Laïevski, Chechkovski et le chef du bureau de poste.
- Stop ! - dit Chechkovski.
Ils descendirent tous les trois de la calèche et se regardèrent.
- Ils ne sont pas encore arrivés, - dit Chechkovski, se décrottant les bottes. - Bon, alors ? En attendant, allons chercher un endroit convenable. Ici, ça manque de place.
Ils remontèrent un peu la rivière et furent bientôt hors de vue. le cocher tatare s’assit dans la calèche, fourra sa tête sur son épaule et s’endormit. Au bout de dix minutes, le diacre sortit du séchoir à maïs et, ôtant son chapeau noir pour ne pas se faire remarquer, s’accroupissant et jetant des regards à la ronde, se faufila sur la berge à travers les buissons et les rangées de maïs; l’herbe et le maïs étaient mouillés, des arbres et des buissons lui dégoulinaient dessus de grosses gouttes d’eau.
- C’est honteux ! - murmura-t-il, retroussant ses basques. - Si j’avais su, je ne serais pas venu.
Bientôt, il entendit les voix et aperçut les silhouettes. Laïevski, ses mains disparaissant dans ses manches, voûté, marchait rapidement de long en large dans la petite clairière; ses témoins se tenaient au bord de la rivière et se roulaient des cigarettes.
«Etrange... - se dit le diacre qui ne reconnaissait plus la démarche de Laïevski. - On dirait un vieillard».
- Que c’est incorrect de leur part ! - dit le fonctionnaire des postes en jetant un coup d’oeil à sa montre. - Peut-être que chez les savants, cela se fait, d’être en retard, mais, pour moi, c’est une saleté.
Chechkovski, gros homme à la barbe noire, tendit l’oreille et dit :
- Les voilà !







XIX

  - C’est la première fois de ma vie que je vois cela ! Magnifique ! - dit von Koren en se montrant dans la clairière, ses deux mains tendues vers l’est. - Regardez :  des rayons verts !
Derrière les montagnes, à l’est, s’étiraient deux rayons verts, et c’était en effet très beau. Le soleil commençait à s’élever.
- Bonjour ! - reprit le zoologiste, faisant un signe de tête aux témoins de Laïevski,. - Je ne suis pas en retard ?
Derrière lui venaient ses témoins, deux très jeunes officiers de taille identique, Boïko et Govorovski, en tuniques blanches, ainsi que le maigre et peu sociable docteur Oustimovitch, lequel portait d’une main un baluchon renfermant quelque chose, tandis qu’il gardait l’autre derrière lui; à son habitude, sa canne était collée à son dos. Ayant posé son baluchon par terre,la main qui le tenait alla rejoindre l’autre derrière son dos, et il se mit à déambuler dans la clairière, sans avoir salué personne. 
Laïevski ressentait la lassitude et la gêne d’un homme qui, parce qu’il risque de mourir sous peu, attire sur lui l’attention générale. Il souhaitait qu’on le tue au plus vite, ou qu’on le ramène chez lui. Il voyait pour la première fois de sa vie le lever du soleil; cette aube, ces rayons verts, l’humidité comme ces gens avec leurs bottes mouillées, tout cela lui paraissait superflu, inutile, gênant; tout ceci n’avait aucun rapport avec la nuit qu’il venait de vivre, avec ses pensées, avec le sentiment de sa faute, si bien qu’il serait volontiers parti sans attendre le duel.
Von Koren était fort excité, et s’efforçait de la cacher en prétendant s’intéresser surtout aux rayons verts. Les témoins ressentaient une certaine gêne et échangeaient des regards, comme se demandant ce qu’ils faisaient là.
- Messieurs, je suppose qu’il est inutile d’aller plus loin, - dit Chechkovski. - Ici, ça ira.
- Bien sûr, - en convint von Koren.
Le silence se fit. Oustimovitch, marchant toujours, fit un virage brusque en direction de Laïevski et lui dit à mi-voix, en lui soufflant à la figure :
- On n’a sans doute pas eu le temps de vous faire connaître mes conditions. Chacune des deux parties doit me payer quinze roubles, et, dans l’éventualité de la mort de l’un des adversaires, le survivant m’en doit trente. 
Laïevski avait déjà fait sa connaissance auparavant, mais c’est seulement maintenant qu’il voyait distinctement ses yeux ternes, sa forte moustache et son cou déplumé de phtisique : ça, un médecin ? Un usurier, plutôt ! Son souffle exhalait une déplaisante odeur de viande de boeuf.
«On voit de drôles de gens, en ce bas monde» - se dit Laïevski, qui répondit :
- Très bien.
Le docteur acquiesça et se remit à marcher, il était clair qu’il n’avait pas besoin de cet argent, que c’était pure méchanceté de sa part. Tous ressentaient qu’il était temps de débuter ou de terminer les choses de fait déjà en cours, mais personne ne commençait ni ne terminait quoi que ce soit, tout le monde marchait, attendait sur place, fumait. Les jeunes officiers, dont c’était le premier duel, et qui n’étaient plus très convaincus de ce duel inutile entre civils, examinaient avec beaucoup d’attention leurs tuniques en tirant sur leurs manches. Chechkovski s’approcha d’eux et leur dit à voix basse :
- Messieurs, nous devons faire tout notre possible pour éviter ce duel. Il faut les réconcilier.
Il ajouta en rougissant :
- J’ai eu hier la visite de Kiriline, se plaignant de ce que Laïevski l’avait surpris hier en compagnie de Nadejda Fiodorovna, et toute cette sorte de choses.
- Oui, nous sommes au courant, - dit Boïko.
- Voyez donc... Laïevski a les mains qui tremblent, et toute cettte sorte de choses...Il ne lèvera même pas son pistolet. Se battre avec lui est aussi inhumain que se battre avec un ivrogne ou un typhique. Si nous n’arrivons pas à les réconcilier, messieurs, tâchons au moins de faire reporter ce duel, quoi...Une telle diablerie, c’est insupportable.
- Parlez-en à von Koren.
- Je ne connais pas les règles du duel, le diable les emporte, et je ne tiens pas à les connaître; il va peut-être s’imaginer que  Laïevski a pris peur et m’envoie parlementer. Bon, il peut bien penser ce qu’il veut, je vais le voir.
Chechkovski se dirigea vers von Koren d’un pas hésitant, en boitant légèrement, comme s’il avait des fourmis dans la jambe, et sa démarche comme le discours qu’il tint en nasillant un peu semblaient comme engourdis.
- Je dois vous dire quelque chose, mon cher monsieur, - commença-t-il les yeux vissés sur les fleurs décorant la chemise du zoologiste. - C’est confidentiel...Je ne connais pas les règles du duel, le diable les emporte, je ne tiens pas à les connaître, je ne raisonne pas ici en tant que témoin et toute cette sorte de choses, mais en tant qu’être humain, voilà tout.
- Bon. et alors ?
- Lorsque les témoins proposent une réconciliation, ils ne sont pas écoutés, en temps ordinaire, cela paraît une pure formalité. Mais je vous prie le plus humblement du monde de prêter attention à Ivan Andreïtch. Il n’est pas aujourd’hui dans son état normal, comment dire, il est comme timbré, dans un état pitoyable. Il a eu un malheur. Je ne donne jamais dans les potins, - Chechkovski rougit et jeta un coup d’oeil à la ronde, - mais je pense indispensable, en vue du duel, de vous le faire savoir. Hier soir, chez Miouridov, il a trouvé sa dame avec...quelqu’un.
- Quelle saleté ! - murmura le zoologiste; il blêmit, fit une grimace et cracha bruyamment : 
- Pouah !
Sa lèvre inférieure se mit à trembler; il s’écarta de Chechkovski, ne désirant pas en savoir davantage et, comme ayant par mégarde mordu dans quelque chose d’amer, eut un autre crachat sonore et regarda Laïevski pour la première fois de la matinée, haineusement. Son agitation et sa gêne étant passées, il secoua la tête et dit à haute voix :
- On peut savoir ce que nous attendons, messieurs ? Il serait temps de commencer !
Chechkovski échangea un regard avec les officiers et haussa les épaules.
- Messieurs ! - fit-il à haute voix, sans s’adresser à personne en particulier, - Messieurs ! Nous vous proposons de faire la paix ! 
- Finissons-en vite avec les formalités, - dit von Koren. - Quelle est celle qui suit la proposition de réconciliation ? Pressons, messieurs, le temps passe.
- Nous insistons néanmoins pour que vous fassiez la paix, - dit Chechkovski d’un air coupable, celui d’un homme obligé de se mêler des affaires d’autrui; rougissant, il posa une main sur son coeur et poursuivit : - Messieurs, nous ne voyons pas de lien de cause à effet entre une offense et un duel. Il n’y a rien de commun entre l’offense qu’il nous arrive, par faiblesse humaine, de nous infliger les uns aux autres, et un duel. Vous êtes des gens éduqués et instruits, qui ne peuvent, c’est évident, voir le duel autrement qu’un reliquat du passé, une formalité creuse, et toute cette sorte de choses. C’est aussi notre point de vue, autrement, nous ne serions point venus, ne pouvant admettre que les gens se tirent dessus en notre présence, point final. -  Chechkovski essuya la sueur sur son visage et reprit : - Finissez-en donc, messieurs, avec votre malentendu, tendez-vous la main et rentrons boire en bonne amitié. Ma parole, messieurs !
Von Koren restait silencieux. Laïevski, voyant qu’on le regardait, déclara :
- Je n’ai rien contre Nikolaï Vassilitch. S’il me reproche quelque chose, je suis prêt à lui présenter mes excuses.
Von Koren s’offensa.
- Visiblement, messieurs, - dit-il, - vous préféreriez que monsieur Laïevski s’en retourne chez lui comme un généreux chevalier, mais je ne puis vous faire, ni lui faire, ce plaisir. Et il n’était pas nécessaire de se lever si tôt et de faire une dizaine de kilomètres pour se contenter de boire à la bonne entente en mangeant un petit quelque chose et s’entendre dire que le duel n’est qu’une formalité désuète. Le duel reste le duel, il est inconvenant d’en faire quelque chose de plus bête et de plus artificiel qu’il ne l’est déjà. Je désire me battre !
Il y eut un silence. L’officier Boïko sortit d’un étui deux pistolets: on donna l’un à von Koren, et l’autre à Laïevski, et un embarras s’ensuivit, qui égaya brièvement le zoologiste et et ses témoins. Il s’avéra qu’aucune des personnes présentes n’avais jamais participé ou assisté à un duel, si bien que personne ne savait au juste comment procéder, ni ce que devaient faire et dire les témoins. Mais la mémoire revint à Boïko qui se mit, avec un sourire, à fournir les explications nécessaires.
-Messieurs, quelqu’un se souvient- il comment Lermontov a décrit la scène ? - demanda von Koren en riant. - Chez Tourgueniev aussi, Bazarov échange des coups de feu avec quelqu’un...
- A quoi bon s’en souvenir ? - dit avec impatience Oustimovitch, en s’arrêtant de marcher. Mesurez la distance, c’est tout.
Et il fit trois pas, comme pour montrer la façon de mesurer. Boïko mesura les pas tandis que son camarade , faisant des marques dans la terre avec son sabre, traçait pour chacun, aux deux extrémités, la limite à ne pas dépasser. 
Dans le silence le plus complet, les adversaires gagnèrent leurs places respectives.
«Les taupes», se souvint le diacre, assis dans les buissons.
Chechkovski eut encore quelque chose à dire, Boïko à expliquer, mais Laïevski n’entendait rien ou plutôt, ce qu’il entendait n’avait plus de sens. Lorsque ce fut le moment, il leva le chien du pistolet, et leva en l’air ce lourd et froid pistolet. Il n’avait pas pensé à déboutonner son manteau, qui le serrait fortement à l’épaule et sous le bras, et son bras se dressait avec une telle raideur qu’on eût dit sa manche en fer-blanc. Il se rappela sa haine de la veille pour le front hâlé et les cheveux frisés du zoologiste et se dit que, même la veille, au plus fort de cet accès de colère haineuse, il n’aurait pas pu faire feu. Craignant que sa balle ne touche inopinément von Koren, il continuait à lever son pistolet, à le lever de plus en plus haut, et sentit qu’afficher trop de magnanimité manquait de tact et de générosité, mais ne savait comment s’y prendre autrement. En voyant le visage blême et le sourire railleur de von Koren qui, à n’en pas douter, était certain depuis le début que son adversaire allait tirer en l’air, Laïevski se dit que, Dieu soit loué, tout ceci allait prendre fin et qu’il ne lui restait plus qu’à presser un peu plus fort la détente...
Il ressentit une douleur dans l'épaule, un coup de feu retentit, que l’écho des montagnes renvoya : pan! pan !
Et von Koren leva le chien de son pistolet et regarda du côté d’ Oustimovitch, toujours occupé à marcher, les mains derrière le dos, sans faire attention à rien.
- Docteur, - dit le zoologiste, - vous seriez bien aimable de cesser de jouer les balanciers. A cause de vous, j’ai un reflet dans les yeux.
Le docteur s’arrêta. Von Koren se mit à viser Laïevski.
«C’est fini !» - pensa Laïevski.
Le canon du pistolet braqué droit sur son visage, l’expression de haine et de mépris inscrite dans toute la personne de von Koren et peinte sur sa figure, cet assassinat qu’allait commettre en plein jour un homme honorable, en présence d’autres gens honorables, ce silence, cette force inconnue qui forçait Laïevski à rester sur place au lieu de s’enfuir - comme tout cela était étrange, mystérieux, incompréhensible ! Le temps que mit à le viser von Koren parut à Laïevski durer encore plus que la nuit précédente. Il implora du regard ses témoins, blêmes et figés.
«Mais tire donc !»se disait Laïevski, conscient que son visage livide, tremblant et pitoyable allait susciter chez von Koren une haine redoublée.
«Là, je l’abats, - se disait von Koren, visant au front, le doigt déjà sur la détente. - C’est sûr, je vais l’abattre !...»
- Il va le tuer ! - Tout proche, retentit ce cri de désespoir.
Et le coup de feu partit. Voyant que Laïevski ne tombait pas, tous les regards se portèrent dans la direction du cri, et l’on vit apparaître le diacre. Blême, les cheveux humides collés au front et aux joues, tout mouillé, couvert de boue, il se tenait du côté du maïs, un étrange sourire aux lèvres, agitant son chapeau humide. Chechkovski se détourna, riant et pleurant de joie.






XX


Un peu plus tard, von Koren et le diacre se retrouvèrent du côté de la passerelle. Tout ému, le diacre respirait lourdement et détournait le regard. Lui faisaient honte et la peur qu’il avait éprouvée, et ses habits sales et mouillés.
- Il m’a semblé que vous vouliez l’abattre... - murmura-t-il. - Comme c’est contraire à la nature humaine ! C’est contre-nature à un tel point !
- Et vous, comment vous êtes-vous retrouvés ici ? - s’enquit le zoologiste.
- Ne me posez pas de questions ! - le diacre agita la main. - C’est le Malin qui m’a soufflé :  vas-y, vas-y donc...Et je suis venu, et j’ai bien cru mourir de peur, au milieu du maïs. Enfin, Dieu soit loué, Dieu soit loué...Je suis très content de vous, - balbutia le diacre. - Et notre petit père Tarentule* le sera aussi... (* Il s’agit de Samoïlenko, voyez le chapitre 4 ) Quelle rigolade ! Mais je vous demande instamment de ne souffler mot à personne de ma présence ici, sinon, je crois bien que je vais me faire taper sur les doigts par ma hiérarchie. On dira : le diacre était témoin.
- Messieurs ! - dit von Koren. - Le diacre demande que l’on fasse silence sur sa présence ici. Pour éviter des désagréments.
- Comme c’est contraire à la nature humaine ! - soupira le diacre. - Ayez la bonté de me pardonner, vous aviez le visage si terrible que j’ai absolument pensé que vous alliez l’abattre.
- J’avais une grosse envie d’en finir avec ce gredin, - dit von Koren, - mais vous m’avez crié dessus, et j’ai raté mon coup. Fichtre, toute cette procédure peu ordinaire et répugnante m’a épuisé, diacre. je me sens terriblement faible. Partons...
- Non, avec votre permission, je vais rentrer à pied. Il faut que je me sèche, je suis trempé et gelé.
- Bon, comme vous voulez..., - déclara d’une voix languissante le zoologiste épuisé, s’asseyant dans une calèche et fermant les yeux. - Comme vous voulez...
Alors que tous revenaient aux voitures et prenaient place, Kerbalaï se tenait au bord de la route et , les deux mains serrées sur son ventre, s’inclinait très bas en souriant; il s’était dit que ces messieurs venaient jouir de la nature et boire du thé, et ne comprenait pas pourquoi ils s’en retournaient. Le train des équipages s’ébranla, et le diacre seul resta devant la taverne.
- Venir taverne, boire thé, - dit-il à Kerbalaï. - Moi avoir faim.
Kerbalaï parlait russe, mais le diacre se disait qu’il serait plus vite compris du Tatare en simplifiant la langue. 
- Faire cuire omelette, donner fromage...
- Viens donc, pope, - fit Kerbalaï en s’inclinant. - Je te donnerai de tout...Il y a du vin, il y a du fromage...Mange ce que tu veux.
- Comment dit-on Dieu, en tatare ? - demanda le diacre en pénétrant dans la taverne.
- Ton Dieu et le mien, c’est la même chose, - dit Kerbalaï, qui n’avait pas compris la question. Il n’y a qu’un Dieu, les gens seuls diffèrent. Les uns sont Russes, les autres Turcs ou Anglais - il y a beaucoup d’espèces de gens, mais Dieu, il n’y en a qu’un.
- Fort bien. Si tous les peuples s’inclinent devant un Dieu unique, comment se fait-il que vous autres musulmans, regardiez les chrétiens comme vos éternels ennemis ?
- Ne te fâche pas !  - dit Kerbalaï, les deux mains serrées sur son ventre. -Tu es pope, je suis musulman, tu m’as dit que tu voulais manger, voilà...Seul le riche fait le tri, voici mon Dieu, voilà le tien, pour le pauvre, c’est tout un. Mange, je t’en prie.
Pendant que se déroulait cette conversation théologique dans la taverne, Laïevski, sur le chemin du retour, se rappelait combien terrifiant avait été cet aller au point du jour, quand la route, les roches et les montagnes étaient noires et humides, que son avenir incertain ressemblait à un effrayant précipice dont le fond se dérobe à la vue, tandis qu’à présent, les gouttes de pluie accrochées à l’herbe et aux rochers brillaient au soleil comme autant de diamants, la nature souriait joyeusement et le terrible avenir était derrière lui. Il jetait des regards sur le visage triste et éploré de Chechkovski ainsi que sur les deux calèches  devant la sienne, où avaient pris place von Koren, ses témoins et le docteur, et il avait l'impression qu’ils revenaient tous du cimetière où l’on avait enterré un individu pénible et insupportable, qui empêchait tout le monde de vivre.
«C’est terminé», - se disait-il en pensant à son passé, en se caressant le cou d’une main prudente.
Il avait sur le cou, du côté droit, près du col, une petite tuméfaction, de l’ordre du petit doigt en longueur comme en largeur, qui lui faisait mal comme une brûlure de fer à repasser. C’était la contusion causée par la balle.
Puis, rentré chez lui, ce fut une longue journée étrange et douce, embrumée comme un évanouissement. Comme tout juste sorti de prison ou de clinique, il regardait des objets bien familiers, surpris que les tables, les fenêtres, les chaises, la lumière du jour et la mer lui procurent une joie vive et enfantine, telle qu’il n’en avait plus éprouvé depuis longtemps. Très pâle et fort amaigrie, Nadejda Fiodorovna s’étonnait de sa voix douce et de démarche étrange; elle lui raconta en toute hâte ce qui lui était arrivé...Il lui parut entendre mal, sans doute, ou se méprendre, elle se disait que, comprenant enfin, il la maudirait et la tuerait, mais il l’écoutait, lui caressait le visage et les cheveux, en lui disant :
- Je n’ai que toi...
Ensuite, ils restèrent un long moment assis dans le petit jardin, serrés l’un contre l’autre, se taisant ou bien rêvant à haute voix de leur future vie heureuse, prononçant des bribes de phrases hachées qui lui parurent, comme jamais, autant de longs et beaux discours.






XXI



Un peu plus de trois mois s’étaient écoulés.
Le jour fixé par von Koren pour son départ était arrivé. Dès l’aube se mit à tomber une forte pluie froide, le vent soufflait du nord-est, une forte houle agitait la mer. Il se disait que, par un temps pareil, le vapeur aurait du mal à gagner la rade.D’après l’horaire, il devait arriver entre neuf et dix heures du matin, mais von Koren, sorti sur le quai  à midi et après le déjeuner, ne distingua rien avec ses jumelles, à part le gris des vagues et la pluie bouchant l’horizon.
En fin de journée, la pluie cessa et le vent se mit à faiblir. Von Koren s’était déjà fait à l’idée qu’il ne partirait pas aujourd’hui, et il était venu jouer aux échecs avec Samoïlenko; mais quand il commença à faire sombre, l’ordonnance vint rapporter qu’on avait vu des lueurs sur la mer, et même une fusée. 
Von Koren se hâta. S’étant mis un petit sac en bandoulière, il embrassa Samoïlenko et le diacre, fit sans aucune nécessité le tour de toutes les pièces, fit ses adieux à l’ordonnance et à la cuisinière et sortit dehors avec le sentiment d’avoir oublié quelque chose chez le docteur, ou alors dans son appartement. Samoïlenko et lui marchaient de front, derrière eux le diacre, portant un casier, puis l’ordonnance traînant deux valises. Samoïlenko et l’ordonnace étaient bien les seuls à distinguer de petites lueurs sourdes sur la mer, les autres, scrutant les ténèbres, n’apercevaientt rien. Le vapeur s’était arrêté loin du rivage.
- Vite, vite ! - les pressait von Koren. - J’ai peur qu’il ne reparte !
- Passant devant une petite maison à trois fenêtres dans laquelle s’était installé Laïevski juste après le duel, von Koren ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil par une fenêtre. Penché sur son bureau, le dos à la fenêtre, Laïevski écrivait.
- C’est étonnant, de voir comme il s’est rivé lui-même à sa table de travail ! - dit à voix basse le zoologiste.
- Il y a de quoi s’étonné, en effet, - soupira Samoïlenko. - Il reste assis comme ça du matin au soir, à travailler. Il veut rembourser ses dettes. Et il vit plus que pauvrement, mon ami !
Leur silence se prolongea une demi-minute, tous les trois regardant Laïevski.
- Et il n’a pas quitté la ville, le pauvre, - dit Samoïlenko. - Tu te souviens, comme ça le tracassait ?
- Il s’est complètement rivé à son travail, - répéta von Koren. - Son mariage, ce travail quotidien pour son pain, cette sorte de nouvelle expression sur son visage et sa démarche même - tout ceci est tellement inhabituel que je ne saurais même pas le nommer. - Le zoologiste attrapa la manche de Samoïlenko et continua d’une voix émue : - Tu lui diras, ainsi qu’à sa femme, qu’en partant, le voir ainsi m’a étonné, que je leur souhaite bonne chance...et demande-lui de ne pas garder un mauvais ouvenir de moi, si c’est possible. Il sait quel homme je suis. Il sait que, si j’avai pu prévoir un tel changement, nous aurions pu être très amis.
- Va le voir, fais-lui tes adieux.
- Non. Cela me gêne.
- Pourquoi ? Dieu sait quand vous vous reverrez, peut-être jamais.
Le zoologiste réfléchit et dit :
- C’est vrai.
Samoïlenko frappa doucement au carreau. Laïevski tressaillit et jeta un coup d’oeil derrière lui.
- Vania, Nikolaï Vassilitch souhaite te faire ses adieux, - dit Samoïlenko. Il part à l’instant. Laïevski se leva de son bureau et passa dans l’entrée pour leur ouvrir la porte. Samoïlenko, von Koren et le diacre entrèrent.
- Juste une minute, - fit le zoologiste, enlevant ses caoutchoucs dans l’entrée et regrettant déjà d’avoir cédé à un sentiment et d’être venu ici sans y avoir été invité. «On dirait que je m’impose, - pensa-t-il, - et c’est stupide». - Pardonnez-moi de vous déranger, - dit-il en suivant Laïevski dans sa chambre, - mais je m’en vais à l’instant, j’ai eu envie de vous voir. Dieu seul sait si nous nous reverrons.
- Vous m’en voyez ravi...Je vous prie très humblement, - dit Laïevski, en amenant avec gaucherie des chaises à ses visiteurs, comme pour leur barrer le chemin, et en se campant au milieu de la pièce, se frottant les mains.
«C’est bête de ne pas avoir laissé les autres dehors», - se dit von Koren qui poursuivit d’une voix ferme :
- Ne gardez pas un mauvais souvenir de moi, Ivan Andreïtch. Bien sûr, on ne peut pas oublier le passé, trop triste pour cela, et, de plus, je ne suis pas venu présenter des excuses ou protester de mon innocence. J’ai agi avec sincérité et n’ai pas changé d’idées depuis...Il est vrai que je constate à présent, à ma grande joie, que je me suis trompé sur votre compte, mais on peut trébucher même sur une route plate, et c’est le destin des humains : si l’on a raison en général, on se trompera dans les détails particuliers. Personne ne possède la vérité absolue.
- Non, personne... - fit Laïevski.
- Eh bien, adieu...Que Dieu vous accorde ses bienfaits.
Von Koren tendit la main à Laïevski, qui la serra en s’inclinant.
- Ne gardez pas un mauvais souvenir de moi, - dit von Koren. - Dites à votre épouse que je la salue et regrette de ne pas avoir pu lui faire mes adieux.
- Elle est ici.
Laïevski s’approcha de la porte et dit, tourné vers la pièce voisine :
- Nadia, Nikolaï Vassilievitch désire te faire ses adieux.
Nadejda Fiodorovna entra; elle s’arrêta près de la porte et regarda timidement les visiteurs. Son visage exprimait la peur et la culpabilité, elle se tenait les mains comme une lycéenne que l’on réprimande.
- Je pars à l’instant même, Nadejda Fiodorovna, - dit von Koren, - je suis venu faire mes adieux.
Elle lui tendit une main hésitante, tandis que Laïevski s’inclinait.
«Mais qu’ils font pitié, tous les deux ! - pensa von Koren; - Elle leur coûte cher, cette vie». - Je pars pour Moscou et pour Petersbourg, n’avez-vous besoin de rien que je puisse vous envoyer ? - demanda-t-il.
- Comment cela ? - dit Nadejda Fiodorovna, échangeant avec son mari un regard inquiet. -  Je pense que nous n’avons besoin de rien...
- Non, de rien...- dit Laïevski en se frottant les mains. - Mes compliments.
Von Koren ne voyait plus quoi dire, alors qu’en entrant, il s’était dit qu’il tiendrait un long discours, à la fois chaleureux et d’une grande portée. Il tendit en silence la main à Laïevski et à sa femme et sortit de la maison le coeur lourd.
- En voilà des gens ! - dit le diacre à mi-voix, marchant derrière. - Drôles de gens, mon Dieu ! En vérité, la dextre du Seigneur a planté cette vigne ! Seigneur ! Seigneur ! L’un en a vaincu des milliers, et l’autre a triomphé des ténèbres. Nikolaï Vassilitch, - déclara-t-il avec enthousiasme, - apprenez qu’aujourd’hui, vous avez victorieusement affronté le plus grand adversaire de l’homme - l’orgueil !
- Assez, diacre ! Lui et moi, nous sommes d’étranges vainqueurs !  Les vainqueurs ont des allures d’aigles, et il est pitoyable, timide, effacé, il fait des courbettes comme un nigaud de Chinois, et moi...moi, je suis triste. 
Ils entendirent des pas derrière eux. C’était Laïevski qui les rattrapait pour les accompagner. Sur l’embarcadère se tenait l’ordonnance avec les deux valises, et un peu plus loin - quatre rameurs.
- Sapristi, ça souffle...brrr !  - fit Samoïlenko. - Il doit y avoir de la tempête, en mer - oh là là ! Ce n’est pas le moment de partir, Kolia.
- Je n’ai pas le mal de mer.
- Il ne s’agit pas de ça. Ces andouilles vont te faire chavirer. Il te faudrait la vedette des agents. Où est la vedette de la police ? - cria-t-il aux rameurs.
- Elle est partie, votre excellence.
- Et  celle de la douane ?
- Partie aussi.
- Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit ? - s’emporta Samoïlenko. - Bougres d’imbéciles !
- Cela ne fait rien, calme-toi... - dit von Koren, - Eh bien, je vous quitte. Que Dieu vous garde.

Samoïlenko étreignit von Koren et fit trois signes de croix pour le bénir.
- Ne nous oublie pas, Kolia...Pense à écrire...Au printemps, nous t’attendrons.
- Adieu, diacre, - dit von Koren en serrant la main du diacre. - Merci de m’avoir tenu compagnie, merci de nos bonnes conversations. Réfléchissez, à propos de l’expédition.
- Oui, Seigneur, jusqu’au bout du monde ! - se mit à rire le diacre. - Ai-je dit que j’étais contre ?
Von Koren aperçut Laïevski dans l’obscurité et lui tendit la main en silence. Les rameurs étaient déjà descendus et retenaient la barque, qui venait battre contre les pilotis, contre une houle trop forte. Von Koren descendit l’échelle, sauta dans la barque et s’assit à côté du gouvernail.
- Ecris ! - lui cria Samoïlenko. - Prends soin de toi !
«Personne ne possède la vérité absolue», - pensait Laïevski, remontant le col de son manteau et enfouissant ses mains dans ses manches.
La barque dépassa impétueusement l'embarcadère et gagna la mer. On la vit disparaître dans les creux, réapparaître au sommet d’une vague haute comme une colline, on distinguait les hommes et même les rames. Elle avança de six ou sept mètres, en reperdit trois ou quatre.
- Ecris ! - cria Samoïlenko. - Tu avais bien besoin de t’en aller par un temps pareil !
«Oui, personne ne possède la vérité absolue...»se disait Laïevski, regardant avec angoisse la mer sombre et agitée.
«La mer ramène la barque en arrière, - pensa-t-il, elle avance de deux pas et recule d’un, mais les rameurs sont opiniâtres et infatigables, et ne redoutent pas les hautes vagues. Voici que la barque avance, encore et encore, on ne la voit déjà plus, d’ici une demi-heure, les rameurs distingueront bien les lueurs du vapeur, dans une heure, ils seront au pied de son échelle de coupée. Il en va de même avec la vie...A la recherche de la vérité, les gens font deux pas en avant, un pas en arrière. Les souffrances, les erreurs, l’ennui les rejettent en arrière, mais la soif de vérité et la volonté opiniâtre les poussent toujours plus en avant. Qui sait ? A force de nager, peut-être, ils arriveront à la vérité absolue...»
- Au reee-voirrr ! - cria Samoïlenko.
- Ils ne nous voient plus et ne nous entendent plus, - dit le diacre. - Bon voyage !
Il se mit à pleuvoir.







FIN