samedi 27 février 2016

La jeune fille, le vieillard et le soleil ( Vassili Choukchine )

La jeune fille, le vieillard et le soleil


( Vassili Choukchine )











Un autre court récit, dans une veine tolstoïenne. Nous retournons en Sibérie, dans l’Altaï...










Les journées étaient brûlantes. La terre et les arbres, tout brûlait. L’herbe desséchée crissait sous les pas. Vers le soir seulement, arrivait un peu de fraîcheur. Alors venait s’asseoir sur une souche,  toujours au même endroit de la berge de l’impétueuse Katoun, un vieillard très âgé, qui se mettait à regarder le soleil. Celui-ci se couchait derrière les montagnes. Le soir, il rougeoyait, énorme. Le vieillard restait assis, immobile. Ses mains reposaient sur ses genoux - des mains brunies, toutes sèches, ravinées de rides. Son visage aussi, était tout ridé, ses yeux humides et ternes. Il avait le cou grêle, la tête petite et chenue. Ses omoplates pointues faisaient saillie sous sa chemise d’indienne bleue.
Un jour, dans cette position, le vieillard entendit une voix derrière lui :
- Bonjour, grand-père !
Le vieillard salua de la tête.
S'assit à ses côtés une jeune fille, portant une valisette aplatie.
- Vous vous reposez ?
Le vieillard fit de nouveau un signe de tête. Et dit :
- Oui, je me repose.
Sans regarder la jeune fille.
- Je peux vous dessiner ?
- Comment ça ? - Le vieillard ne comprenait pas.
- Faire votre portrait.
Il resta silencieux un moment, observant le soleil, clignant de ses paupières rougeâtres dépourvues de cils.
- Je ne suis guère beau, à présent. - déclara-t-il.
- Pourquoi ? - La jeune fille s’étonnait, un peu décontenancée. - Mais si, vous êtes beau, grand-père.
- Souffreteux, qui plus est.
La jeune fille le contempla longuement.Puis, de sa paume douce, elle lui caressa la main, cette main brunie et toute sèche, et dit :
- Vous êtes très beau, grand-père, je vous assure.
Le vieillard eut un petit sourire malicieux :
- Allez, dessine, si tu me vois comme ça.
La jeune fille ouvrit sa mallette.
Le vieillard toussota dans sa paume.
- Tu es une citadine, je parie ? - demanda-t-il.
- En effet, une citadine.
- On te paye, sûrement, pour ce genre de chose.
- Cela arrive. Quand les gens sont contents, ils paient. 
- Il faut s’appliquer.
- J’essaye.
Une pause.
Il avait toujours les yeux fixés sur le soleil.
La jeune fille dessinait, regardant de côté le visage du vieillard.
- Vous êtes du coin, grand-père ?
- Je suis d’ici, oui.
- Vous êtes né ici ?
- Ici même.
- Ça vous fait quel âge, maintenant ?
- Quatre-vingts.
- Oh !
- Ça fait beaucoup, - convint le vieillard, avec le même petit sourire malicieux. - Et toi ?
- Vingt-cinq.
Nouvelle pause.
- Quel soleil ! - fit doucement le vieillard.
- Hein ? - elle était perplexe.
- Si grand.
- Aaah...Oui. C’est joli, par ici.
- Et l’eau, en bas, hein...près de l’autre rive...
 - Oui...
- Comme du sang qui s’y mêle.
- Oui. - La jeune fille regarda en direction de l’autre rive. - Oui.
Ayant effleuré les sommets de l’Altaï, le soleil s’enfonça lentement dans un monde lointain et bleuté. Plus il baissait, plus nettement se dessinaient les montagnes. Elles semblaient animées. Et dans la vallée, entre la rivière et la montagne, gagnait une obscurité rougeâtre. Des montagnes surgit une légère ombre vaporeuse. Puis le soleil fut entièrement caché par la crête aiguë du Boubourkhan, qui envoya aussitôt un bouillonnant éventail de rayons rouge vif envahir le ciel bleu-vert. Ils résistèrent quelques instants, vaincus eux aussi sans bruit par l’obscurité. Et dans le ciel, de l’autre côté, s’alluma le crépuscule.
- Le voilà parti, notre soleil, - soupira le vieillard.
La jeune fille rangeait ses feuilles dans un casier de sa petite valise.
Ils restèrent assis un moment, à écouter le murmure des petites vagues qui se bousculaient contre la berge.
En gros flocons, le brouillard se mit à ramper dans la vallée.
Dans le petit bois, non loin, quelque oiseau de nuit piailla timidement. De l’autre rive, d’autres cris lui répondirent, plus forts. 
- Bien, - fit doucement le vieillard.
Et la jeune fille se disait qu’elle retournerait bientôt dans sa gentille ville, loin d’ici, et qu’elle y ramènerait de nombreux dessins. Y compris le portrait de ce vieillard. Et que son ami, bourré de talent, un véritable peintre, se fâcherait à coup sûr : «Encore des rides !...Pourquoi faire ? Tout le monde le sait, qu’en Sibérie, le climat est rude et les gens travaillent beaucoup. Et où ça te mène ? Où ?...»
Comme artiste, la jeune fille connaissait ses limites. Elle n’en pensait pas moins combien dure avait due être la vie de ce vieillard. Rien qu’à voir ses mains...Encore des rides ! «Il faut travailler, travailler, travailler...»
- Grand-père, vous viendrez ici, demain ? - demanda-t-elle au vieillard.
- Oui, - répondit-il.
La jeune fille se leva et partit au village.
Le vieillard resta encore assis un moment, avant de partir à son tour.
Il rentra chez lui, s’assit dans son coin, à côté du poêle, et resta silencieux, à attendre que son fils rentre du travail, qu’ils puissent dîner.
Son fils rentrait toujours fatigué, mécontent de tout. Sa belle-fille aussi, était éternellement mécontente d’une chose ou d’une autre. Ses petits enfants avaient grandi, ils étaient partis en ville. Sans eux, la maison était triste. Ils s’assirent pour le dîner.
On lui émiettait du pain dans du lait, qu’il lampait, assis en bout de table. Il s’efforçait de ne pas faire de bruit, faisant tinter le moins possible sa cuiller dans l’assiette. Tous les trois se taisaient.
Ensuite, ils se couchèrent.
Le vieillard grimpa sur le poêle, tandis que son fils et sa bru regagnèrent leur chambre. Le tout en silence. De quoi pouvait-on parler ? On avait depuis longtemps épuisé tous les mots.
Le lendemain, ils se retrouvèrent, la jeune fille et lui, auprès de la souche. La jeune fille dessinait à grands traits vifs, et le vieillard regardait le soleil, en racontant :
- Nous avons toujours eu de quoi vivre, se plaindre serait pécher. J’étais charpentier, le travail ne m’a jamais manqué. Et mes fils aussi, tous charpentiers. J’en ai perdu beaucoup à la guerre : quatre. Deux me sont restés. Je vis maintenant avec Stepan. Et Vanka**est en ville, à Biisk, il est contremaître sur les chantiers. Il écrit que ça va, qu’ils ont de quoi vivre, lui et sa famille. Ils viennent nous voir, parfois. J’ai beaucoup de petits-enfants, ils m’aiment bien. Ils sont tous en ville, à présent...
La jeune fille dessinait les mains du vieillard, se hâtait, s’énervait, effaçant souvent.
- La vie était dure ? - demanda-t-elle de façon incongrue.
- Comment ça, dure ? - s’étonna-t-il. Je viens de te dire que nous vivions bien.
- Vos fils vous manquent ?
- Bien sûr ! - s’étonna-t-il de nouveau. - En porter quatre en terre, drôle de blague, non ?
Quelque chose la chiffonnait : elle ne savait pas si elle avait pitié du vieillard, ou si c’était son étrange calme, sa sérénité, qui la frappait.
Et le soleil disparut de nouveau derrière les montagnes. Le crépuscule, encore une fois, se mit à incendier le ciel sans bruit.
- Il fera mauvais, demain, - dit le vieillard.
- Pourquoi ?
- J’ai mal partout.
- Mais le ciel est pur.
Il se tut.
- Vous viendrez, demain, grand-père ?
- Je ne sais pas, - hésita un peu le vieillard. - J’ai mal partout.
- Grand-père, comment appelle-t-on ce genre de pierre, par ici ? -  Elle sortit d’une poche de sa veste un gros caillou blanc, avec un filet doré.
- Quelle pierre ? - s’enquit le vieillard, les yeux toujours fixés sur les montagnes.
La jeune fille lui tendit la pierre. Sans se retourner, il étendit la main.
- Ce genre-là ? - répéta-t-il en jetant un coup d’oeil rapide au caillou, qu’il fit tourner entre ses doigts crochus et desséchés. C’est une pierre à briquet. A la guerre, on l’utilisait pour faire du feu, quand on avait rien d’autre.
Telle une énigme, une question agita la jeune fille : était-il aveugle ? Elle se tut quelques instants, ne sachant quoi dire, l'observant de côté. Et le vieillard regardait du côté où le soleil se couchait. Calmement, rêveusement.
- Ce genre de pierre, - dit-il en lui tendant le gros caillou. - Il y en a d’autres sortes. Il y en a de toutes blanches,presque lumineuses, mais avec des taches à l’intérieur. D’autres, on dirait vraiment de petits oeufs : des oeufs de pie, avec des mouchetures sur les côtés, ou encore des oeufs d’étourneau, pareillement grêlés.
Elle continuait à le regarder. Elle ne se décidait pas à lui demander s’il était aveugle.
- Où est votre maison, grand-père ?
- Elle n’est pas très loin. Voici la maison d’Ivan Kolokolnikov, - le vieillard montrait une maison sur la berge, - un peu plus loin, ce sont les Bédarev, puis les Volokitine, les Zinoviev, ensuite, dans le petit passage, la nôtre. Passe nous voir, si tu as besoin de quelque chose. Du temps de mes petits-enfants, c’était tout joyeux.
- Je vous remercie.
- J’y vais. J’ai mal partout.
Le vieillard se leva et s’en fut du côté de la montagne, par un petit sentier.
Elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le passage. Pas une seule fois, elle ne le vit trébucher ou s’attarder. Il marchait lentement, en regardant où il mettait les pieds. «il n’est pas aveugle, - comprit-elle. - C’est seulement qu’il voit moins bien».
Le lendemain, le vieillard ne se montra pas. Assise toute seule, la jeune fille pensait à lui. Dans cette vie si ordinaire, toute simple, il y avait quelque chose de plus complexe, de plus grand, riche de sens. «Le soleil aussi, se contente de se lever et de se coucher, - se disait-elle. - Or, ceci n’a rien de banal !» Elle se mit à fixer ses dessins. Elle se sentait triste.
Le vieillard ne se montra ni le surlendemain, ni le jour suivant.
La jeune fille se mit en quête de sa maison.
Et la trouva.
Dans l’enceinte d’une maison à cinq murs***et au toit en fer, à l’angle, sous un auvent, un homme d’une cinquantaine d’années rabotait une planche de pin sur un établi.
- Bonjour, - fit la jeune fille.
L’homme se redressa, la regarda, passa un grand doigt sur son front en sueur et fit un signe de tête :
- Salut.
- Dites, s’il vous plaît, il y a bien un grand-père, qui vit ici...
L’homme la regarda attentivement, avec un air un peu étrange. Elle se tut.
- Qui vivait, - dit l’homme. Je prépare son cercueil, là.
La jeune fille entr’ouvrit la bouche :
- Il est mort, c’est ça ?
- Il est passé. - L’homme se pencha de nouveau sur sa planche, racla encore deux fois avec son rabot, puis regarda la jeune fille. - Et tu avais besoin de quoi ?
- Rien de particulier...J’avais dessiné son portrait.
- Aha. - L’homme donna un rude coup de rabot.
- Dites, il était aveugle ? - demanda-t-elle après un long silence.
- Oui.
- Depuis longtemps ?
- Déjà une dizaine d’années. Et puis ?
- Comme ça...
La jeune fille s’en fut.
Un peu plus loin, elle s’appuya contre une haie et se mit à pleurer. Sur le vieillard. Et parce qu’elle n’avait rien trouvé à dire à son sujet. Mais elle éprouvait aussi un sentiment plus profond, sur la vie humaine et son sens caché, sur l’exploit qu’elle peut receler. Sans bien s’en rendre compte, elle avait beaucoup appris.












* Katoun’ : Rivière de l’Altaï, région natale de l’auteur.
** Vania, Ivan.
*** Maison (isba) partagée en deux par un grand mur de séparation.




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