mardi 23 février 2016

L'oie de cristal ( Vassili Choukchine )

L'oie de cristal



(Vassili Choukchine)





Un autre récit doux-amer de V. Choukchine, rappelant un peu la nouvelle «Tchoudik», déjà traduite ici. Ecrivain, scénariste et metteur en scène soviétique (1929-1974), Choukchine est un auteur utilisant abondamment la langue du peuple - ce qui fait la joie du traducteur, parfois - et ses récits sont des mille-feuilles : en surface, trois fois rien, des aventures banales. En grattant un peu, toute une société se dévoile, et un monde rempli d’écorchures apparaît, comme chez son grand modèle, Anton Tchekhov.






 — Le voilà ! s’écria Slavka..1 Voilà l’Oie de cristal ! 2
— Arrête de hurler ! s’emporta sa mère. Tu ne peux pas parler moins fort ?...Recule, ne te penche pas comme ça.
Slavka s’éloigna de la fenêtre.
— Je peux jouer ? demanda-t-il.
— Vas-y, joue. Quelque chose de nouveau.
— Quoi donc ? La marche, tu veux ?
— Eh bien, celle que tu viens d’apprendre!...
— Je ne la connais pas encore assez. Allez, pourquoi pas «Tout est fini, la voilà fanée» ?
— Vas-y. Elle est triste ?
— Aide-moi à le descendre. Pas particulièrement triste, mais c’est prenant.
La mère attrapa sur le haut de l’armoire le lourd accordéon et le posa sur les genoux de Slavka. Celui-ci se mit à jouer «C’en est fait, la voilà fanée».

Fit son entrée l’oncle3Volodia, grand et fort, le nez imposant, qui secoua sa casquette contre sa cuisse et dit enfin :
— Bonjour.
— Bonjour, Vladimir Nicolaitch,4 répondit la mère d'un ton aimable.
Slavka faillit s’arrêter pour le saluer à son tour, mais, se souvenant des instructions maternelles, - jouer sans interruption - inclina la tête en direction de Volodia et continua à jouer.
— On a de la pluie, Vladimir Nicolaitch ?
— Il pleut. Il était temps que ça tombe. L’oncle Volodia s’exprimait avec beaucoup de soin, posément, comme s’il posait des cubes. Voilà un cube de posé, il l’examine, réfléchit - et le déplace. Plus que temps... Nous sommes le combien ? le vingt-sept ? Dans trois jours, nous serons en octobre. Dernier trimestre.
— Eh oui... soupira la mère.
Cela remplissait Slava d’étonnement, de voir comme sa mère, n’ayant pas, d’ordinaire, la langue dans sa poche, et volontiers criarde, acquiesçait avec douceur à tout ce que pouvait dire l’oncle Volodia. Plus généralement, elle n’était plus la même : elle rougissait, elle s’affairait, proposait tout le temps, par exemple, à l’oncle Volodia de boire «le dernier» petit verre de vodka au poivre, mais celui-ci rétorquait que «le dernier, c’est justement celui qu’il ne faut pas boire - c’est celui qui tue».
— Tu joues toujours, Slavka ? demanda l’oncle Volodia.
— Et comment, intervint la mère. A peine rentré de l’école, le voilà qui se met à jouer... Il me casse les oreilles.
Slavka était bien surpris d’entendre cet invraisemblable mensonge.
— Voilà qui est bien, déclara l’oncle Volodia. Ça pourra lui servir plus tard. A l’armée, tiens : tout le monde apprend à marcher au pas, et toi, à la place d’honneur, tu joues de l’accordéon. Très, très bien. Ce n’est pas donné à tout le monde...
— J’ai discuté avec son maître : il est très doué, qu’il m’a dit.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Seigneur... Qu’est-ce qui lui prend ?
— Il a du talent, qu’il a dit.
— Il en faut, il en faut. Bravo, Slavka.
— Asseyez-vous donc, Vladimir Nicolaitch.
L’oncle Volodia se passa les mains à l’eau, les essuya soigneusement avec un torchon et prit une chaise devant la table.

— On vit bien, quand on a du talent.
— Que Dieu lui en donne...
— Et, bien sûr, il faut étudier - cela va de soi.
— Voilà ! Etudier... La mère jeta un coup d’oeil sévère à Slavka. Nous sommes nés paresseux, voyez-vous. Pourtant, ce n’est pas faute de le lui dire. Encore l’autre jour, je m'assois à côté de lui, et je lui dis : « Etudie ! Ce n’est pas pour moi, c’est pour toi ». Mais voilà ! Ça entre par une oreille, ça ressort par l’autre. Si seulement j’avais un homme à la maison... Nous, pour ce qu’on nous écoute !
— Ton père ne vient pas te voir, Slavka ?
— Pourquoi viendrait-il ici ? répondit la mère. Il paye ce qu’il doit de pension et il est content comme ça.  Et par ici, élever un gamin, hein...
— La pension, ça ne fait pas lourd, remarqua l’oncle Volodia. Combien, vingt-cinq ?
— Vingt-cinq.5 Il ne gagne pas lourd. Et il picole.
— Il faut faire des efforts, Slavka. C’est dur pour ta mère, toute seule.
— Allez lui faire comprendre ça...
La mère poussa un soupir.

Slavka jouait «Tout est fini, la voilà fanée».
L’oncle Volodia but un peu de vodka au poivre.
— Il faut s’accrocher, Slavka.
— Je n’arrête pas de lui dire : « Accroche-toi, Slavka... »
— Le dire ne suffit pas, fit remarquer l’oncle Volodia en se versant un autre petit verre.
— Et comment l’éduquer ?
L’oncle Volodia expédia la vodka dans son vaste gosier.
— Fouh...Terminé. Pour un dimanche, ça suffit. L’oncle Volodia alluma une cigarette.
— Qu’est-ce que j’ai pu descendre, moi...
— Vous l’avez déjà raconté. Heureux homme...Vous avez arrêté de boire, vous vous êtes pris en main.
— Le matin, parfois, je me souviens : tu vas au boulot, mais tu empestes à un kilomètre à la ronde, un vrai cyclone. Parfois, je rentrais chez un coiffeur, pas pour me faire raser, rien : juste me faire asperger la bouche d’eau de toilette et ressortir. Un mal aux cheveux...On veut mettre un trois, on met un cinq à la place.
— Tout de même !
— Un écran de fumée dans la tête. L’oncle Volodia donnait d’autres détails. En plus, la table où je travaillais se trouvait à côté de la fenêtre, alors vers onze heures, j’avais le soleil dans la figure - je me retrouvais trempé de sueur...Et de drôles de pensées vous traversent l’esprit, du genre : mettons que, sur la feuille de paie soit écrit : «Sept cents roubles à untel». Anciens roubles. On se met à calculer : « Ça fait combien de demi-litres ? » Hé hé...
— Tout de même, jusqu’où on peut aller !
— Et même encore plus loin, parfois. J’avais un ami qui, la nuit, tentait le chançard.
— Le chançard ?
— La chance. Le chançard, il disait. Un jour, à force de le tenter... Il a cru qu’on l’appelait, d’en bas, dans la rue. Il a basculé du balcon, et on ne l’a plus revu.
— Il s’est tué ?
— Dame, oui. Du huitième étage, hein ! Ce n’était pas la colombe de la Paix. En tombant, il a quand même eu le temps de crier : « Ehhh ! »
— Le pauvre... soupira la mère.
L’oncle Volodia regarda Slavka.
— Repose-toi, Slavka. Allez, on fait une partie d’échecs. On va remplir le vide, comme dit notre comptable en chef. Celui-là aussi, a arrêté de boire, et depuis, il ne sait pas quoi faire de sa peau. Je ne sais pas comment remplir le vide, c’est son refrain.
Slavka regarda sa mère. Elle lui fit un sourire :
— Allez fiston, repose-toi.
Tout content, Slavka s’extirpa de dessous l’accordéon... La mère remit l’instrument tout en haut de l’armoire et le recouvrit d’une serviette.

L’oncle Volodia disposait les pièces sur l'échiquier.
-— Le jeu d’échecs également, il faut l’étudier, Slavka. Imagine-toi quelque part, avec des gens : celui-ci en tient pour la bouteille, celui-là a un autre dada, et toi - les échecs : « On fait une partie ? » On te regardera tout de suite d’une autre façon. Tu es bon, en littérature ?
— En littérature russe ? J’ai des trois.6
— Cela ne va pas. Il faut connaître la littérature sur le bout des doigts. Bon, je bouge ce pion en disant : « é-2, é-4 », comme un grand-maître. Et toi, tu ne sais pas où l’on trouve ça. Il faut le savoir. Bon, à toi de jouer.
Slavka déplaça un pion.
— Et pourquoi dit-on  : « é-2, é-4 » ? — demanda la mère, qui observait le jeu.
— Oh, c’est une blague. expliqua l’oncle Volodia. On plaisante, et les gens comprennent : « celui-là sera difficile à battre ». Chez nous, à l’imprimerie, tout le monde blague. A toi, Slavka.
Slavka bougea un autre pion.
— Chez nous, l’oncle Ivan blague aussi, dit-il. On était sorti pour le cours d’éducation physique, et lui : « Voilà des pelles - entraînez-vous ». Slavka se mit à rire.
— Qui est-ce ?
— C’est l’économe.
— Ah-ah...Ce genre de plaisantin, je ne boirais pas un coup avec lui,  remarqua l’oncle Volodia d’un air mécontent.
La mère et Slavka se taisaient.
— Je ne peux pas encaisser ce genre de type, reprit l’oncle Volodia. Ils se contentent de vivre sans lever le petit doigt.
—Et du temps où vous buviez, dit la mère, montrant de l’intérêt, comment réagissait donc votre femme ?
— Ma femme ?  L’oncle Volodia se mit à réfléchir, penché sur l’échiquier : Slavka avait joué un coup inattendu, qu’il fallait analyser. Comment elle réagissait ?
— Oui, comment ?
— Elle désapprouvait, bien sûr. On peut même dire que ce fut la cause de notre divorce. Voici ma réponse, Slavka ! L’oncle Volodia venait de se tirer d’une mauvaise position, il était content. Comme deux pots cognant l’un contre l’autre, on était, à cause de ça.
— Hein ? fit Slavka, qui ne comprenait pas.
— Deux pots cognant l’un contre l’autre ?  L’oncle Volodia eut un sourire indulgent. Comme deux pots, oui, ça pouvait aller plus loin.
La mère se mit à rire.
— Un dernier petit verre, Vladimir Nicolaitch ?
— Non, déclara fermement l’oncle Volodia. Pourquoi faire ? Je suis bien comme ça. J’ai bu assez pour être de bonne humeur, cela suffit. Autrefois, je n’aurais pas refusé... Oh, ce que j’ai pu boire!...Rien que d’y penser, c’est effrayant.
— Vous ne songez pas à vous remettre ensemble ? s’enquit la mère.
— Non, dit nettement l’oncle Volodia. Question de principe : je ne ferai pas le premier pas.
Slavka joua de nouveau un coup heureux.
— Hé bien, Slavka ! s’étonna l’oncle Volodia.
La mère tira en douce le pantalon de Slavka. Lequel, en manière de protestation, se mit à gigoter : il commençait lui aussi à s’emballer.
— Alors, Slavka, c’est comme ça ? Le front plissé, l’oncle Volodia réfléchissait. Comme ça, hein... Eh bien, voilà notre réponse !
C’était au tour de Slavka de réfléchir.
— Et vous allez voir vos enfants ? questionna la mère.
— Absolument. L’oncle Volodia alluma une cigarette. Les enfants sont les enfants. J’aime mes enfants.
— Votre femme doit vous regretter, à présent ?
— Ma femme ? Secrètement, bien sûr, elle me regrette. J’ai cent-vingt de salaire brut. Et tout le confort. Un appartement de trente-huit mètres carrés, du mobilier...Je me suis récemment pris un buffet, pour quatre-vint-seize roubles - magnifique. Un vrai plaisir, quand on rentre chez soi. On allume la télévision, on regarde une réalisation...Je vais aussi acheter un sofa.
— A vous de jouer, dit Slavka.
L’oncle Volodia examina un bon moment les pièces, fronça les sourcils et, perplexe, tâta un peu son grand nez qui s’était légèrement mis à rougeoyer.
— Comme ça, hein, Slavka ? Et bien, nous, voilà ! Echec. Il y a des sofas tchèques... Des convertibles...splendides. Quand j’aurai reçu ma prime pour les congés, je m’en prends un, c’est sûr. Et je vais commander une peau d’ours...
— A combien elle vous reviendra ?
— La peau ? Dans les vingt-cinq roubles. J’ai un neveu qui part souvent en mission à l’est, je lui passerai commande, il me la ramènera.
— Et une peau de loup, c’est moins bien ? demanda Slavka.
— Une peau de loup est un peu rude, je crois bien, fit la mère.
— Une peau de loup n’irait pas du tout. La peau de loup, on en fait des pelisses. Mat, Slavka.
La pluie avait cessé; derrière la fenêtre, le temps se leva. Le ciel s’éclaircit, devint bleu. Au loin seulement, à l’horizon, s’amoncelaient des nuages noirs. De-ci de-là, on voyait des lumières dans les maisons.
Ils regardèrent tous les trois un certain temps par la fenêtre, prêtèrent l’oreille aux bruits sourds montant de la rue. L’au-delà de la fenêtre était vaste et triste.
— Nous aurons une belle journée, demain,  dit l’oncle Volodia. Voyez cette bande verdâtre, là où le soleil s’est couché : cela annonce une belle journée.
— L’hiver approche, soupira la mère.
— Comme de juste. Le chauffage n’a pas démarré, chez vous ?
— Pas encore. Il serait temps, pourtant.
— A partir du quinze. Bon, je vais y aller. Je regarderai une émission à la télévision.
La mère regardait l’oncle Volodia avec une expression laissant penser qu’elle attendait de sa part autre chose, qu’il se décide à dire quelque chose non pas à propos de son téléviseur ou de son sofa - quelque chose d’autre.
L’oncle Volodia remit sa casquette, s’arrêta au seuil de la porte...
— Eh bien, au revoir.
— Au revoir...
— Slavka, tu ne connais pas la marche cubaine ?
— Non,  dit Slavka. On n’a pas encore vu ça.
— Etudie-la, c’est quelque chose. On t’invitera dans les soirées... Allez, au revoir.
— Au revoir.
L’oncle Volodia sortit. Deux minutes plus tard, il passait sous les fenêtres - grand, voûté, avec son grand nez. Il marchait, regardant devant lui avec sérieux.
— Le voilà reparti,  déclara d’un ton déçu la mère, qui regardait par la fenêtre. On se demande pourquoi...
— C’est triste, dit Slavka. Lui aussi, il est tout seul, comme un coucou solitaire.
La mère soupira et s’en alla préparer le dîner.
— Pourquoi donc venir, alors ?  dit-elle une fois encore, frottant rageusement une allumette.  Faut pas venir, alors. C’est vrai que c’est l’Oie de cristal.









Diminutif de Viatcheslav. Volodia, qui apparaît ensuite, c'est  le diminutif de Vladimir.
2 C’est le nom d’une ville de Russie, célèbre pour ses fabriques de verrerie. Ici, le sobriquet vise le visiteur.
3 Respectueusement familier, même sans lien de famille - comme en Chine.
4 Raccourcissement du patronyme Nicolaïevitch, fils de Nicolas.
5 Vingt-cinq roubles.
6  Les notes en Russie, comme en Urss à l’époque, vont de un (complètement nul) à cinq (excellent). Trois, c’est moyen-médiocre.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire