jeudi 29 mars 2018

À Noël (Anton Tchékhov)


     Femmes émotives et inquiètes, hommes stupides ou hébétés, incultes, sans scrupules et brutaux : cette nouvelle du passage de 1900 – elle est écrite à la fin de 1899 et publiée au début de janvier – diffère peu de l’univers habituel de Tchékhov, dont la pitié envers le peuple reste lucide et teintée de pessimisme. L’écrivain public fait des fautes d’orthographe et de grammaire, et complète sa missive avec ce qui lui passe par la tête, le gendre se moque allègrement de tout cela, la fille s’étouffe d’émotion comme sa mère qui ne trouvait plus ses mots. Les lièvres courent dans la neige, mais l’échange entre les deux femmes est figé, comme rendu impossible par les hommes-écrans.

     Cette nouvelle fut traduite en 1967 pour l’édition de la Pléiade par Madeleine Durand et Édouard Parayre, révision de Lily Denis. Auparavant, elle l’avait été par Denis Roche, sous le titre Pour les fêtes.






À Noël

(Anton Tchékhov)




I

     — Que faut-il écrire ? demanda Iégor en trempant la plume dans l’encre.

     Cela faisait quatre ans que Vassilissa n’avait plus revu sa fille. Après son mariage, sa fille Iéphimia1 était partie à Saint-Pétersbourg avec son mari, elle avait écrit deux lettres, après quoi, elle avait disparu sans plus donner signe de vie. Aussi bien en trayant sa vache à l’aube qu’en allumant le poêle ou bien en sommeillant, la nuit, la vieille ne pensait qu’à une seule chose : comment se portait Iéphimia, était-elle encore de ce monde ? Il aurait fallu lui écrire, mais le vieux2 ne savait pas écrire, et elle n’avait personne à qui demander.

     Mais voici que Noël était arrivé, Vassilissa n’y tint plus et s’en alla au cabaret voir Iégor, le frère de la patronne, lequel, sitôt rentré du service militaire3, s’était installé à demeure au cabaret, sans plus rien faire ; on disait qu’il pouvait tourner de belles lettres, à condition de le payer comme il convenait. Au cabaret, Vassilissa discuta d’abord avec la cuisinière, puis avec la tenancière, et enfin avec Iégor lui-même. Ils s’entendirent sur une somme de quinze kopecks.

     À présent – dans la cuisine du cabaret, le deuxième jour de fête – Iégor était assis à la table, la plume en main. Vassilissa se tenait devant lui, réfléchissant, une expression soucieuse sur le visage. L’avait accompagnée Piotr, son vieux, de haute taille et très maigre, le crâne chauve et foncé ; il se tenait aussi debout, le regard immobile et fixe comme celui d’un aveugle. Sur le fourneau, du porc cuisait dans un casserole en chuintant et en renâclant, en faisant comme des « fliou, fliou, fliou » . Il faisait très chaud.

     — Que faut-il écrire ? redemanda Iégor.

     — Minute ! fit Vassilissa en lui jetant un regard méfiant et courroucé. Doucement ! Ce n’est pas gratis, tu écris pour de l’argent, non ? Bon, écris. À notre cher gendre Andreï Chrissanthytch4 et à notre unique fille chérie Iéphimia Piétrovna5, notre profond salut plein d’amour et notre indéfectible à jamais bénédiction parentale.

     — C’est fait. Envoie la suite.

     — Nous vous souhaitons de bonnes fêtes de Noël, nous sommes en vie et en bonne santé, ce que nous vous souhaitons au nom du Seigneur… qui règne dans les cieux.

     Vassilissa réfléchit et échangea un regard avec le vieux.

     — Ce que nous vous souhaitons au nom du Seigneur… qui règne dans les cieux, répéta-t-elle en se mettant à pleurer.

     Elle ne trouvait plus rien à dire. Alors qu’avant, la nuit, quand elle y pensait, il lui semblait avoir de quoi remplir dix lettres, et davantage. Depuis le moment où sa fille était partie avec son mari, beaucoup d’eau avait coulé jusqu’à la mer, les deux vieillards vivaient comme des orphelins et poussaient de longs soupirs, la nuit, tout comme s’ils avaient enterré leur fille. Et, depuis ce temps, que de choses s’étaient passées au village, que de mariages, que de morts ! Et que les hivers étaient longs ! Et les nuits, qu’elles étaient longues !

     — On étouffe ! dit Iégor en déboutonnant son gilet. Ça doit taper soixante-dix degrés. Ensuite ? demanda-t-il.

     Les deux vieux se taisaient.

     — Il fait quoi, ton gendre ? s’enquit Iégor.

     — Il était soldat, petit père, tu le sais bien, répondit le vieux d’une voix faible. Il a fini son service en même temps que toi. Il était à l’armée, et maintenant, donc, il travaille à Pétersbourg, dans un établissement d’hydrotarapie6. Le docteur traite les malades par l’eau. Ainsi, il est portier chez le docteur.

     — Regarde, c’est écrit là, dit la vieille en sortant une lettre de son châle. C’est Iéphimia qui nous l’a envoyée, Dieu sait quand. Peut-être qu’ils ne sont plus de ce monde, à présent.

     Iégor réfléchit quelques instants et se mit à écrire rapidement.

     « À l’heure actuelle, écrivit-il, puisque votre destinée vous a donné l’emploi d’une Carrière Militère7, nous vous conseillons de jeter un coup d’œil au Règlement des Punitions Disciplinaires et de la Législation Criminelle du Département Militère, et vous verrez dans laditte Législation la cyvilisation de la Hiérarchie Militère. »

     Il lisait à haute voix tout en écrivant, tandis que Vassilissa pensait à ce qu’il conviendrait d’écrire, dans quelle gêne ils s’étaient retrouvés l’année dernière, le pain avait même manqué avant la Noël, il avait fallu vendre la vache. ll faudrait demander de l’argent, il faudrait écrire que le vieux est souvent souffrant et qu’il rendra bientôt, faut croire, son âme à Dieu… Mais comment dire ça avec des mots ? Que dire d’abord, que dire ensuite ?

     « Accordez de l’attention, écrivait toujours Iégor, au tome 5 des Arrêtés Militères. Soldat est le Nom général et illustre. Sont appelés Soldats aussi bien le tout Premié Général que le dernier Homme de troupe… »

     Le vieux remua les lèvres et dit à voix basse :

     — On pourrait voir les petits-enfants, ça ne ferait pas de mal.

     — Quels petits-enfants ? se fâcha la vieille ? Il n’y en a peut-être pas !

     — Des petits-enfants ? Peut-être qu’il y en a. Qui sait ?

     « Ce pourquoi vous pouvez juger, se hâtait Iégor, quel est l’ennemi Étranger et quel est l’ennemi Intérieur. Le tout Premié Ennemi Intérieur, c’est Bacchus. »

     Sa plume grinçait en traçant sur le papier des arabesques semblables à des hameçons. Iégor se dépêchait et relisait plusieurs fois chaque ligne. Il était assis sur un tabouret, les jambes largement écartées sous la table, bien nourri, costaud, le visage mafflu et la nuque rougeaude. C’était la vulgarité même, grossière, arrogante, invincible, fière d’être née et d’avoir grandi au cabaret, et Vassilissa le voyait bien, mais ne trouvait pas les mots pour le dire, elle regardait simplement Iégor d’un air fâché et soupçonneux. La voix de iégor prononçant des mots incompréhensibles et la chaleur suffocante lui donnaient mal à la tête, ses pensées s’embrouillaient, elle ne disait plus rien, ne pensait plus à rien, elle attendait juste que s’arrêtât le grincement de la plume. Le vieux, lui, avait un regard plein de confiance. Il avait confiance dans la vieille qui l’avait traîné là, et dans Iégor ; et lorsqu’il avait mentionné tout à l’heure l’établissement d’hydrothérapie, il l’avait fait en croyant visiblement à l’établissement et à la vertu curative de l’eau8.

     Ayant fini d’écrire, Iégor se leva et relut toute la lettre. Sans la comprendre, le vieux acquiesça de la tête.

     — C’est pas mal, ça coule… dit-il. Que Dieu te garde en bonne santé. Pas mal…

     Après avoir posé trois pièces de cinq kopecks sur la table, les deux vieux quittèrent le cabaret ; le vieux avait un regard fixe d’aveugle et son visage respirait la confiance, tandis que Vassilissa, en sortant, fit un moulinet menaçant à l’adresse du chien et dit rageusement :

     — Hou, la plaie !

     La vieille ne put fermer l’œil de toute la nuit, roulant des pensées inquiètes ; à l’aube, elle se leva, fit une prière et partit à la gare envoyer la lettre.

     Il y avait onze verstes9, jusqu’à la gare.        


  1. Euphémie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Euph%C3%A9mie_de_Chalc%C3%A9doine
  2. Ne parlons même pas d’elle…
  3. Très long. Encore douze ans jusqu’en 1873, passé ensuite à six ans, plus neuf ans dans la réserve. À partir de 1874, par tirage au sort dans toutes les couches de la population, avec des exceptions variées (fils unique, etc) et des réductions de temps pour études.
  4. Fils de Chrissanth ou, francisé Crisant :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Crisant_et_Daria_(saints)
  5. Fille de Piotr –  c’est notre vieux.
  6. Le mot russe est écorché.
  7. Notre écrivain public parle mal, fait des fautes d’orthographe et écrit n’importe quoi, histoire que les deux vieux en aient pour leur argent, en termes de volume…
  8. Scepticisme de Tchékhov ? Notre médecin ne se fait pas trop d’illusions sur la médecine de son temps…
  9. La verste fait un peu plus d’un kilomètre.




II

     L’établissement hydrothérapique du docteur B.O. Moselweyser1 était ouvert pour le Nouvel an comme les autres jours, tout au plus le suisse Andreï Chrissanthytch arborait-il des galons neufs sur son uniforme, ses bottes luisaient-elles d’un éclat particulier et le suisse accueillait-il tous les arrivants en leur souhaitant la Bonne année, et un bonheur neuf2.

     C’était le matin. Andreï Chrissanthytch se tenait à côté de la porte, lisant le journal. À dix heures précises arriva le général, l’un des clients réguliers, et derrière lui – le facteur. Andreï Chrissanthytch débarrassa le général de son manteau et lui dit :

     — Bonne année, un bonheur neuf, Votre Excellence !

     — Merci, mon ami. À toi aussi.

     Et, montant l’escalier, le général montra de la tête une porte et demanda (il reposait la question chaque jour, et chaque jour oubliait la réponse) :

     — Et qu’y a-t-il dans cette pièce ?

     — Un cabinet de massage, Votre Excellence !

     Lorsque les pas du général décrurent, Andreï Chrissanthytch examina le courrier et y trouva une lettre à son nom. Il la décacheta et et parcourut quelques lignes, puis, sans hâte, en regardant le journal, il se rendit dans sa chambre, qui était en bas, au bout du couloir. Son épouse Iéphimia était assise sur le lit, donnant le sein à un enfant ; un autre enfant, l’aîné, se tenait debout à côté d’elle, sa tête bouclée posée sur les genoux de sa mère, un troisième enfant dormait sur le lit. 

     Une fois entré, Andreï tendit la lettre à sa femme en disant :

     — Ça doit venir du village.

     Puis il ressortit, les yeux toujours rivés au journal, et s’arrêta dans le couloir, non loin de la porte de sa chambre. Il entendait Iéphimia lire les premières lignes d’une voix tremblante. Elle les lut et dut s’arrêter ; ces quelques lignes suffirent à lui faire monter les larmes aux yeux et, étreignant l’aîné de ses petits, l’embrassant, elle se mit à parler, on ne pouvait démêler si elle riait ou si elle pleurait.

     — Cela vient de la grand-mère, du grand-père, disait-elle. Du village… Reine des cieux, saints protecteurs. Il est tombé beaucoup de neige, là-bas, au ras des toits… les arbres sont tout blancs. Les petits gamins dans des traîneaux minuscules… Et le grand-père chauve sur le poêle… et le petit chien jaune. Mes chéris !

     Andreï Chrissanthytch se souvint, en l’écoutant, que sa femme lui avait donné trois ou quatre fois des lettres qu’elle lui avait demandé d’expédier au village, mais des affaires importantes l’en avaient empêché : il ne les avait pas envoyées, les lettres s’étaient égarées.

     — Et les petits lièvres courent dans les champs, continuait à larmoyer Iéphimia, tout en pleurs et couvrant de baisers son petit garçon. Le grand-père est doux, bon, la grand-mère aussi, est bonne, elle est compatissante. Au village, on vit honnêtement, dans la crainte de Dieu… Et il y a une petite église, les moujiks chantent en chœur. Si seulement la Reine des cieux, la Mère protectrice, pouvait nous faire sortir d’ici et nous y ramener !

  Andreï Chrissanthytch revint dans sa chambre pour fumer un peu tant qu’il n’y avait pas d’arrivée, et Iéphimia se tut brusquement et s’essuya les yeux, seules ses lèvres continuaient à trembler. Elle avait peur de lui, une peur affreuse ! Elle en tremblait en entendant ses pas, mourait de peur sous son regard et n’osait pas prononcer devant lui la moindre parole.

     Andreï Chrissanthytch alluma une cigarette, mais quelqu’un sonna juste à ce moment. Il éteignit sa cigarette et, se composant un visage des plus grave, courut à la grande porte. 

     Tout rose et rafraîchi par le bain, le général redescendait l’escalier.

     — Et c’est quoi, dans cette pièce ? demanda-t-il en indiquant l’autre porte.

     Andreï Chrissanthytch se redressa, le petit doigt sur la couture du pantalon, et répondit d’une voix forte :

     — La douche de Charcot3, Votre Excellence !


  1. Qui, bien sûr, porte un nom allemand. Tchékhov croit au progrès, mais il a aussi une bonne dose de scepticisme, il parle souvent de médecine avec une ironie à peine contenue. Et le sérieux allemand le réjouit…
  2. Formule rituelle.
  3. Douche à haute pression, au départ pour soigner les troubles neurologiques.

dimanche 18 mars 2018

Un court poème de la fin de l'année 1921







Au fond de l’enfer

(Maximilian Volochine1)


À la mémoire d’A. Blok2 et de N. Goumiliov3







De jour en jour plus âpre et plus épaisse
Se fige une nuit mortelle.
Un vent fétide souffle les vies comme des cierges. 
Inutile de crier à l’aide, vainement tu appelles.
Noire est, pour le poète russe, la fatalité :
Un sort incompréhensible amène
Pouchkine devant la bouche du pistolet,
Et Dostoïevski à l’échafaud.
Peut-être qu’un tel sort est mon lot,
Triste Russie-tueuse d’enfants,
Et que je vais périr dans tes caves,
Ou vais-je glisser dans une mare de sang,
Mais je n’abandonnerai pas ton Golgotha,
Je ne renierai pas tes tombes.
La faim ou la haine auront raison de moi,
Mais je ne choisirai pas d’autre destin :
S’il faut mourir, que ce soit avec toi,
Et, comme Lazare, sortir avec toi de la tombe.


Novembre 1921, Thédosie, à l’hôpital.




  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Maximilian_Volochine
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Blok
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Goumilev








mardi 13 mars 2018

Le sel (Isaac Babel)

     Voici un autre extrait du recueil Cavalerie rouge...




Le sel

(Isaac Babel)




     « Cher camarade rédacteur. Je veux vous rapporter sur l'absence de conscience des femmes qui nous sont nuisibles. On espère à votre sujet qu’en parcourant les fronts civils sur lesquels vous avez l’œil, vous n’êtes pas passé à côté de la gare invétérée de Fastov, qui se trouve au diable, dans un certain État, dans un espace inconnu, j’y suis allé, bien sûr, et j’ai bu de la bière de fabrication locale, qui m’a davantage trempé les moustaches qu’elle n’est rentrée dans ma gorge. Au sujet de la gare mentionnée ci-dessus, il y aurait beaucoup à écrire mais, comme nous avons simplement coutume de dire, inutile de charrier la merde du bon Dieu. Donc, je vais juste vous raconter ce que j’ai vu de mes propres yeux.

     C’était la nuit, une belle nuit paisible, il y a de ça une semaine, et l’honorable train de notre Cavalerie s’est arrêté là, tout chargé de combattants. Nous tous brûlions de concourir à la cause commune, et nous mettions le cap sur Berditchev. Seulement, nous remarquons que notre train ne bouge pas d’un pouce, notre Gavrilka ne fume pas, et les gars, en discutant entre eux, commencent à être dans le doute – pourquoi qu’on s’arrête ? Et, de fait, l’arrêt a été d’une perte énorme pour la cause commune, vu que les trafiquants, ces méchants ennemis parmi lesquels se trouvait aussi une force sans nombre du sexe féminin, s’y prenaient de façon éhontée avec le pouvoir ferroviaire. Ils ont hardiment attrapé les mains courantes, ces méchants ennemis, et ils ont galopé sur les toits métalliques, un vrai tourbillon, un bazar, et ils avaient tous dans les bras le sel bien connu, jusqu’à faire cinq pouds1 par sac. Mais le triomphe du capital des trafiquants a été de courte durée. L’initiative des combattants, sortant des wagons et prenant l’ennemi à revers, a permis de souffler au pouvoir ferroviaire profané. Seul le sexe féminin est resté dans les parages avec ses musettes. Par pitié, les combattants ont fait monter certaines femmes dans les wagons, mais d’autres non. C’est comme ça que dans le wagon de notre deuxième peloton, nous avons été en présence de deux demoiselles et, après la première sonnerie2, est venue vers nous une femme de belle allure avec son loupiot, elle nous a dit :
     — Laissez-moi monter, mes petits cosaques, je passe toute la guerre à souffrir de gare en gare avec mon nourrisson dans les bras, maintenant je voudrais voir mon mari mais, à cause du train, il n’y a pas moyen, je l’ai bien mérité, non, mes petits cosaques ?
     — Femme, entre autres, je lui dis, l’accord du peloton, quel qu’il soit, sera votre destin. Et, m’adressant au peloton, je prouve aux hommes qu’une femme de belle allure demande à monter avec nous pour rejoindre son mari à l’endroit indiqué, et qu’il y a effectivement un loupiot avec elle, alors, quel sera votre accord – on la prend ou pas ?
     — On la prend, crient les gars. Après nous, elle n’en voudra plus, de son mari !
     — Non, que je dis aux gars poliment, je vous salue, peloton, mais je suis bien étonné de vous entendre sortir une telle cochonnerie. Rappelez-vous, peloton, que vous aussi vous avez été des marmots accrochés à vos mères, de sorte que ce n’est pas une façon de parler…
     Et les cosaques en ont discuté entre eux, hein, ce Balmachev, convaincant, et ils ont fait monter la femme, qui s’est glissée dans le wagon, toute reconnaissante. Et tous, échauffés par ma vérité, l’ont aidée à s’asseoir, en disant à qui mieux mieux :
     — Asseyez-vous dans ce petit coin, femme, cajolez votre enfant comme le font les mères, personne ne vous fera de mal dans ce petit coin, vous rejoindrez votre mari intacte, ce qui est souhaitable pour vous, et nous comptons sur vous pour nous payer de retour en assurant la relève, parce que les vieux vieillissent, tandis que les gamins, on n’en voit pas beaucoup. Des misères, on en a vu, et dans l’active et chez les rengagés, la faim nous a écrasés, le froid nous a brûlés. Mais restez assise ici, femme, pas d’hésitation…
     La troisième sonnerie a retenti, et le train s’est ébranlé. Et la nuit bienfaisante a déployé sa tente. Avec ses étoiles-lampions à l’intérieur. Et les combattants se sont mis à repenser à la nuit du Kouban3 et à l’étoile verte du Kouban. Et leur pensée s’est envolée comme un oiseau. Et toujours, le vacarme des roues…
     Avec le temps qui s’est écoulé, lorsque la nuit a quitté son poste et que les tambours rouges ont joué la marche de l’aube sur leurs rouges instruments, les cosaques sont venus vers moi en me voyant rester sans dormir et m’ennuyer à fond.
     — Balmachev, me disent les cosaques, pourquoi tu ne dors pas, pourquoi tu t’ennuies affreusement ?
     — Je vous salue bien bas, combattants, je vous demande de me pardonner un petit peu, permettez-moi juste d’échanger deux mots avec cette citoyenne…
     Et, tout tremblant, je me lève de la couchette d’où le sommeil s’était enfui comme un loup échappe à la meute de chiens méchants,   je m’approche d’elle et lui prends l’enfant, j’arrache ses langes, et j’aperçois sous les langes un bon petit poud1 de sel.
     — Voilà un poupon intaressant4, camarades, qui ne réclame pas le sein, qui ne pisse pas sur les jupes et qui laisse dormir les gens…
     — Pardonnez-moi, mes petits cosaques, dit la femme, se mêlant avec beaucoup de sang-froid à notre conversation, ce n’est pas moi qui vous ai trompés, c’est mon mal…
     — Balmachev pardonnera à ton mal, je lui réponds, il n’a guère coûté à Balmachev, et Balmachev le revendra au même prix. Mais adresse-toi aux cosaques qui t’ont élevée au rang de mère laborieuse au sein de la république. Adresse-toi à ces deux filles qui pleurent à l’heure actuelle, comme nos victimes de cette nuit. Adresse-toi aux femmes des nôtres, dans les blés du Kouban, qui, sans leurs maris, perdent leur vigueur de femme, tandis que ceux-ci, solitaires tout autant, violent dans une sauvage nécessité les filles qui passent à leur portée… Et toi, on ne t’a pas touchée, toi, l’ordure, celle qu’on devrait toucher… Adresse-toi à la Rassie5 écrasée de douleur…
     Et elle me dit :
     — J’ai perdu mon sel, la vérité ne me fait pas peur. Ce n’est pas la Rassie que vous avez en tête, vous sauvez les youpins Lénine et Trotski…
     — Il n’est pas question de youpins, pour le moment, nuisible citoyenne. Cela ne concerne pas les youpins. Entre autres, je ne parle pas de Lénine, mais Trotski est l’audacieux fils d’un gouverneur de Tambov qui a pris fait et cause, quoique venant d’un autre rang, pour la classe ouvrière. Comme des forçats condamnés, ils nous mènent – Lénine et Trotski – sur le chemin libre de la vie, alors que vous, ignoble citoyenne, vous  êtes une contre-révolutionnaire, davantage encore que ce général qui, monté sur son cheval valant des milliers de roubles, nous menace de son sabre effilé… On le voit de tous les côtés, ce général, et le travailleur n’a qu’une idée en tête, ne rêve que d’une chose, lui couper la gorge, mais vous, innombrables citoyennes aux mioches intaressants4 qui ne demandent pas de pain et ne pissent pas dans les coins – vous, on ne vous voit pas plus que les puces, et vous piquez, piquez, piquez…
     Et je reconnais tout à fait avoir jeté en marche cette citoyenne en bas du remblai, mais elle, grossière qu’elle était, elle est restée assise un moment, a secoué ses jupes et a repris sa vile route. Et, en voyant cette femme saine et sauve, avec l’indicible Russie autour d’elle, et les champs des paysans sans épis, et les filles profanées, et les camarades qui sont beaucoup à monter au front, mais peu à en revenir, j’ai eu envie de sauter du wagon et d’en finir avec moi ou avec elle. Mais les cosaques ont eu pitié de moi et m’ont dit :
     — Envoie-lui un coup de fusil.
     Et j’ai décroché de la cloison mon fidèle fusil et j’ai lavé de cette infamie le visage de la terre laborieuse et de la république.
     Et nous, combattants du deuxième peloton, nous jurons devant vous, cher camarade rédacteur, devant vous aussi, chers camarades de la rédaction, d’être sans pitié pour les traîtres qui nous traînent dans la fosse et veulent inverser le cours du fleuve et recouvrir la Rassie
5 de cadavres et d’herbe morte…
     Pour tous les combattants du deuxième peloton – Nikita Balmachev, soldat de la révolution. »

  1. Le poud faisait un peu plus de seize kilos.
  2. Il y a trois sonneries pour annoncer le départ d’un train.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kouban
  4. Le mot russe est déformé.
  5. Le pouvoir « soviétique » existe déjà, l’URSS pas encore. Le terme Russie vient de l’ancienne Russ’ de Kiev. La Russie impériale (puis soviétique) s’appelle Rossia et, l’accent tonique tombant sur le i, le mot se prononce Rassia. Babel fait écrire à son héros une transcription simpliste, en mélangeant d’ailleurs, dans la déclinaison, l’ancien terme et le plus récent – sans doute un clin d’œil au fait que les épisodes littérairement rapportés se déroulent en général en Ukraine.




dimanche 11 mars 2018

L'institutrice des sables (Andreï Platonov)


L’institutrice des sables

(Andreï Platonov, 1926)





I

     Âgée de vingt ans, Maria Narychkina était native d’une bourgade perdue et envahie par les sables de la province d’Astrakhan. C’était une jeune et robuste personne semblable à un jeune gars, avec de bons muscles et des jambes solides.
     
     Tous ces bons côtés, Maria Nikiforovna1 en était redevable, non seulement à ses parents, mais encore au fait que la guerre et la révolution l’avaient épargnée, ou peu s’en fallait. Ignoré et désertique, son pays natal était resté à l’écart des routes suivies par les armées tant rouges que blanches, et la conscience y avait fleuri à l’époque où le socialisme était déjà bien affermi.

     Son père, maître d’école, n’avait pas expliqué à sa fille ce qui se passait, épargnant son âge tendre et craignant de causer à sa jeune âme fragile des blessures trop profondes pour cicatriser.

     Maria avait vu le vent léger faire onduler les steppes sablonneuses des abords de la mer Caspienne, les caravanes de chameaux se rendant en Perse, les marchands au teint hâlé et à la voix enrouée à cause du sable et elle lisait avec un enthousiasme frénétique, chez elle, les opuscules de géographie de son père. Le désert était sa patrie, et la géographie, sa poésie.
     
     Quand elle eut seize ans, son père la conduisit à l’école normale d’Astrakhan, où il jouissait d’une bonne réputation. Et Maria Nikiforovna y resta comme élève.

     Quatre années s’écoulèrent – les années les plus ineffables dans la vie d’un être, alors qu’éclosent les bourgeons d’une jeune poitrine et que s’épanouit la féminité, que la conscience se développe et que se forme l’idée de la vie. Étrangement, jamais personne ne vient aider la jeune créature à surmonter les affres qui l’assaillent, ne vient épauler le tronc fragile agité par le souffle des hésitations et soumis au séisme de la mutation physique. Un jour, la jeunesse ne sera plus laissée sans défense.

     Bien entendu, Maria éprouva le sentiment de l’amour et la tentation du suicide – cette fontaine amère qui arrose toute nouvelle vie.

     Mais tout cela passa. La fin des études arriva. On réunit les jeunes filles dans une salle, le responsable régional à l’éducation populaire fit son entrée et se mit à expliquer aux créatures impatientes la haute signification de la patiente activité qui les attendait. Les jeunes filles l’écoutaient en souriant, sans vraiment comprendre ce qu’il disait. Â l’âge qui était le leur, la vie bouillonne à l’intérieur, et le monde extérieur est déformé par l’éclat des yeux posés sur lui.

     Maria Nikiforovna fut nommée maîtresse d’école dans une contrée lointaine – au village de Khochoutovo, à la limite du désert d’Asie centrale.


1. Fille de Nikifor, forme russe du prénom d’origine grecque Nicéphore.




II

     Une lente mélancolie s’empara de la voyageuse, Maria Nikiforovna, lorsque, en route pour Khochoutovo, elle se retrouva au milieu des sables sans vie. Un paysage désertique s’étendait devant elle, en ce calme midi de juillet. Du haut d’un ciel effrayant, le soleil dardait sa fournaise, et les dunes enflammées semblaient, de loin, de flamboyants brasiers parmi lesquels s’étalaient, tels des linceuls, les croûtes de sel. Et lorsque se levait une soudaine tempête de désert, l’épaisse poussière de lœss jaune venait obscurcir le soleil et le vent chassait en sifflant des flots de sable gémissant. Plus le vent est fort, plus s’épaissit la fumée au sommet des dunes, l’air se remplit de sable, on n’y voit plus rien. En plein jour, sous un ciel sans nuages, il est impossible de distinguer le soleil, et le jour éclatant ressemble à une nuit sinistre seulement éclairée par la lune.
     
     C’était la première fois que Maria Nikiforovna voyait une vraie tempête au cœur du désert. La tempête prit fin vers le soir. Le désert reprit son allure précédente : une mer sans limite de dunes au sommets fumants, un espace brûlant et desséché au-delà duquel on croyait apercevoir une terre jeune, humide, infatigable et remplie des bruits de la vie.

     
 Narychkina1 parvint à Khochoutovo le surlendemain, vers le soir. Elle aperçut une localité de quelques dizaines de foyers, l’ancienne école du zemstvo2 , en pierres, et de rares bosquets – des saules de la Caspienne autour de profonds puits. Dans sa patrie, les puits formaient l’équipement le plus précieux, la vie dans le désert sourdait des puits, leur construction demandait beaucoup d’art, et bien des efforts.

     Khochoutovo était presque recouvert par le sable. On voyait dans les rues comme des congères de sable blanc et très fin, venu des plateaux du Pamir. Le sable gagnait le rebord des fenêtres, formait des monticules dans les cours et piquait la gorge quand on respirait. On voyait partout des pelles, et les paysans déblayaient chaque jour le sable qui s’était déposé chez eux.
     Maria Nikiforovna vit ce labeur pénible et presque vain (car les endroits déblayés se recouvraient à nouveau de sable), la pauvreté taciturne et le désespoir résigné. Épuisé et affamé, le paysan devenait souvent enragé, travaillait furieusement, mais les puissances du désert venaient à bout de lui, il baissait les bras, attendant quelque aide miraculeuse ou d’aller coloniser les terres humides du Nord.

     Maria Nikiforovna s’installa dans une chambre à côté de l’école.

     Le vieux gardien de l’école, hébété de solitude et de silence, l’accueillit avec joie comme une fille revenant à la maison, et se mit en quatre pour aménager son logis.


  1. Rappel : c’est le nom de famille de Maria Nikiforovna.
  2. Administration locale, à l’époque du tsarisme. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemstvo




III

     Ayant équipé tant bien que mal sa classe, en ayant fait venir du district le plus indispensable, Maria Nikiforovna commença deux mois plus tard à enseigner. Les gamins ne venaient pas de façon régulière. Un jour il en venait cinq, le jour d’après les vingt étaient tous là. 

     Survint l’hiver précoce, aussi cruel que l’été, en ces contrées désertiques. D’effrayantes tempêtes se mirent à gémir, mêlant la neige au sable piquant, on entendit les volets claquer dans le village, les gens se murèrent dans le silence. Les paysans tombèrent dans l’affliction, à cause de leur misère. Les gosses n’avaient ni habits ni chaussures. L’’école restait souvent vide. Dans le village, le pain touchait à sa fin, et Maria Nikiforovna voyait les enfants s’amaigrir et perdre tout intérêt pour les contes.

     Vers le Nouvel an, sur ses vingt élèves, deux étaient morts, on les avaient enterrés dans le sable qui se déplaçait.
     
     La forte, joyeuse et vaillante nature de Narychkina commença à s’affaiblir, à s’étioler. Pendant de longues soirées, au cours de journées vides, Maria Nikiforovna restait assise à se demander ce qu’elle pouvait bien faire dans ce village voué à disparaître. Clairement, il était impensable de faire cours à des enfants malades et affamés. Les paysans ne s’intéressaient pas à l’école, dans leur situation elle n’était pour eux d’aucune utilité. Ils étaient prêts à se raccrocher à tout ce qui pouvait les aider à vaincre le sable, mais ces soucis de la paysannerie locale ne concernaient pas l’école.

     Et Maria Nikiforovna eut une inspiration : il fallait avant tout, dans son école, apprendre aux gens comment lutter contre le sable, les instruire dans l’art de transformer le désert en une terre de vie.

     Elle réunit alors les paysans à l’école et leur expliqua son intention. Les paysans n’ y crurent pas, mais louèrent l’intention. Maria Nikiforovna rédigea une grande adresse destinée au service d’instruction populaire du district, qu’elle fit signer aux paysans, et elle se rendit au chef-lieu du district.

     Au district, on lui manifesta de la sympathie et de la compassion, mais des désaccords planaient.  On ne lui attribua pas d’enseignant spécialisé dans l’étude du sable, on lui remit juste des livres en lui conseillant de faire elle-même cours sur le sable. Pour obtenir de l’aide, il convenait de s’adresser à l’agronome du secteur. Maria Nikiforovna se mit à rire : l’agronome habitait à cent cinquante verstes1 de Khochoutovo, et n’y avait jamais mis les pieds. On lui serra la main avec un sourire, en signe d’adieu et de fin de la discussion.


  1. La verste, ancienne mesure de distance, vaut un peu plus d’un kilomètre.



IV

     Deux années passèrent. Avec bien de la peine, vers la fin du premier été, Maria Nikiforovna parvint à convaincre les paysans de mettre en place chaque année des travaux d’utilité sociale sur la base du volontariat – un mois au printemps et un mois à l’automne.

     Et un an suffit pour rendre Khochoutovo méconnaissable. On planta des saules de la Caspienne autour des jardins potagers irrigués, bandes de verdure qui les protégeaient,  on en planta d’autres en longs rubans ceignant le village, pour mettre à l’abri des vents du désert, et d’autres encore pour rendre accueillantes les austères demeures des villageois.

     À côté de l’école, Maria Nikiforovna eut l’idée d’installer une pépinière de pins, pour en arriver à une lutte résolue avec le désert. Elle avait au village beaucoup d’amis, deux en particulier – Nikita Gavkine et Iermolaï Koboziev, véritables prophètes de la nouvelle religion du désert. Maria Nikiforovna avait lu que les semences comprises entre deux plantations de pins fournissaient des récoltes deux à trois fois plus importantes, parce que l’arbre conserve l’humidité et préserve la plante de la consomption due au vent brûlant. Déjà, avec des saules de la Caspienne, la récolte était meilleure, mais le pin était plus résistant.

     Khochoutovo avait toujours manqué de bois de chauffage. On faisait du feu avec des bouses et du fumier séchés, fort malodorants. À présent, les saules fournissaient du bois aux habitants. Les paysans n’avaient aucune source auxiliaire de revenus et souffraient perpétuellement du manque d’argent. Les mêmes saules leur fournirent de l’osier, avec lequel ils se mirent à faire des corbeilles, des coffrets et, pour les plus habiles – même des chaises, des tables et d’autres meubles. Cela procura au village, le premier hiver, deux mille roubles d’appoint.

     Les colons de Khochoutovo se mirent à vivre mieux et avec moins d’inquiétude, et le désert connut au moins un peu de verdure, le coin devint plus accueillant.. L’école de Maria Nikiforovna ne désemplissait pas, et ce n’étaient pas seulement les enfants, mais aussi des adultes, qui venaient écouter la maîtresse leur lisant des textes sur l’art et la manière de vivre dans la steppe sablonneuse.

     Maria Nikiforovna, en dépit de toute son activité, prit un peu d’embonpoint et son visage était encore davantage celui d’une femme en âge de se marier.




V

     La troisième année que Maria Nikiforovna vivait à Khochoutovo, au mois d’août, alors que la steppe entière était embrasée, seules les plantations de saules et de pins demeurant vertes, survint un malheur.

     Les vieux savaient, à Khochoutovo, que les nomades devaient, cette année-là, passer près du village avec leurs troupeaux : leur ronde nomade passait dans le coin tous les quinze ans. La steppe avait cuit à l’étuvée pendant ces quinze années, voici que les nomades, ayant achevé la boucle, devaient se montrer pour recueillir ce que la steppe au repos avait pu tirer d’elle-même.

     Mais, sans qu’on sût pourquoi, les nomades tardaient à venir : ils auraient dû être proches au printemps, lorsqu’il y avait encore un peu de végétation.

     — Ils viendront quand même, disaient les vieux. Et ce sera un malheur.

     Maria Nikiforovna attendait, sans trop comprendre. La vie avait depuis longtemps quitté la steppe : les oiseaux étaient partis, les tortues s’étaient réfugiées dans leurs terriers, les petits animaux avaient migré au nord vers les réservoirs naturels. Le 25 août, un puisatier d’une saulaie lointaine arriva en courant et fit le tour des habitations en cognant aux volets et en criant :

     — V’la les nomades !

     La steppe sans un souffle fumait à l’horizon : par milliers, les chevaux des nomades et les bêtes de leurs troupeaux piétinaient le sol.

     En trois jours et trois nuits, il ne resta rien des plantations de saules et de pins – les chevaux et les troupeaux avaient tout rongé, tout piétiné, tout détruit. L’eau était perdue : les nomades avaient envoyé la nuit leur bétail aux puits du village, les puits étaient vidés à sec.

     Khochoutovo était tétanisé, les colons s’agglutinaient en silence.

     Maria Nikiforovna, bouleversée par le premier réel chagrin de sa vie, pleine d’une rage juvénile, s’en alla trouver le chef des nomades.

     Le chef l’écouta poliment, sans rien dire, puis il déclara :

     — L’herbe est rare, il y a beaucoup de gens et beaucoup de bêtes : on n’y peut rien, mademoiselle. Si les habitants de Khochoutovo étaient plus nombreux que les nomades, ils nous chasseraient, nous envoyant périr dans la steppe, et ce serait justice, comme à présent. Nous ne sommes pas méchants, pas plus que vous, mais l’herbe est rare. Celui qui meurt enrage.

     — Vous êtes tout de même un sacripant ! dit Maria Nikiforovna. Cela fait trois ans que nous travaillons, et vous, en trois jours, vous avez bousillé nos plantations… Je me plaindrai auprès des autorités Soviétiques1, vous serez jugé…

     — La steppe est à nous, mademoiselle. Que viennent y faire les Russes ? L’affamé qui mange l’herbe de sa patrie n’est pas un criminel.

     En son for intérieur, Maria Nikiforovna se dit que le chef n’était pas sot, et elle partit la nuit même au chef-lieu de district, avec un rapport détaillé. 

     Au district, le chef du service de l’éducation populaire l’écouta et lui répondit :

     — Vous savez quoi, Maria Nikiforovna, il est possible qu’on se débrouille sans vous, à présent, à Khochoutovo.

     — Comment cela ? dit-elle, stupéfaite, repensant incidemment au subtil chef des nomades, que ce chef-ci ne valait pas.

     — Mais oui : les habitants savent maintenant combattre le sable, dès le départ des nomades, ils se remettront à planter des saules. Ça ne vous dirait pas, d’être transférée à Safouta ?

     — C’est quoi, Safouta ?

     — C’est un autre village, répondit le responsable, la seule différence, c’est que là-bas, ce ne sont pas des colons russes, mais des nomades devenus sédentaires. D’année en année, ils sont plus nombreux. À Safouta, l’herbe avait pris, le sable n’agissait pas, mais ce que nous redoutons, c’est que le désert ne s’étende, que le sable ne s’avance sur Safouta, que les gens, appauvris, ne redeviennent nomades…

     — Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? demanda Narychkina. Je dois dompter les nomades pour vous ?

     — Écoutez-moi, Maria Nikiforovna, dit le responsable en se levant et en lui faisant face, si vous, Maria Nikiforovna, alliez à Safouta apprendre aux nomades sédentarisés comment vivre avec le sable, alors Safouta attirerait à elle le reste des nomades, au lieu que s’en aillent ceux qui s’y étaient installés. Vous me comprenez, à présent, Maria Nikiforovna ? Les plantations des colons russes seraient de plus en plus rarement détruites… Au passage, cela fait un bout de temps que nous n’avons pas de candidature pour Safouta : un coin perdu, au diable… tout le monde refuse. Qu’en pensez-vous, Maria Nikiforovna ?

     Maria Nikiforovna devint pensive : convenait-il vraiment d’aller enterrer sa jeunesse dans un désert de sable, au milieu de nomades sauvages, et d’aller mourir au milieu des saules de la Caspienne, en voyant dans cet arbuste à demi-mort le meilleur monument funéraire pour elle, et le plus glorieux témoignage de sa vie ?

     Mais où était donc son mari, son compagnon ?

     Puis Maria Nikiforovna se souvint à nouveau du chef des nomades, à l’intelligence tranquille, elle repensa à la vie ancienne et complexe des tribus du désert, elle comprit la situation désespérée des deux peuples comprimés par les dunes du désert, et dit avec satisfaction :

     — Très bien. C’est d’accord… J’essayerai de revenir vers vous dans cinquante ans, petite vieille… Je viendrai, non pas à travers les sables, mais par une route forestière. Portez-vous bien, jusque là !

     Très étonné, le responsable s’approcha d’elle :

     — Maria Nikiforovna, ce n’est pas une simple école, que vous pourriez diriger, mais le peuple tout entier. Je suis très content, je vous plains, d’une certaine façon, j’éprouve de la honte, sans savoir pourquoi… Mais le désert, c’est le monde futur, vous n’avez rien à craindre, les gens vous remercieront, quand ils verront les arbres pousser dans le désert… Je vous souhaite bonheur et prospérité.   
  


1. Je garde la majuscule du texte russe.

jeudi 8 mars 2018

Le passage du Zbroutch (Isaac Babel)


     Le texte qui suit ouvre le recueil Cavalerie rouge – Titre reçu dans sa première traduction et conservé depuis, la traduction exacte du titre russe serait simplement : Cavalerie… – écrit par Babel en 1920 (il a vingt-six ans), l’écrivain-journaliste participant aux opérations contre l’armée polonaise, dans le cadre de la « Guerre civile » ayant suivi octobre-novembre 1917 : on retrouve ici, mais dans une dynamique sauvage, les Polonais évoqués en 1935, de façon plus statique par V. Grossman dans Quatre jours. Et cette Ukraine aux villes aux pouvoirs changeant sans cesse entre le début de la Guerre mondiale et la fin de la Guerre civile, est ravagée par les pogroms, petits et grands…

     La première édition de Cavalerie rouge date de 1926. Le texte sera modifié ensuite pour les besoins de la cause… et de la survie de l’auteur, qui sera malgré tout arrêté en 1939, torturé (il avouera avoir passé à… André Malraux des renseignements sur l’aviation de guerre soviétique…) et fusillé au début de l’année 1940. Le texte est l’objet, entre 1924 et  1928, d’une âpre discussion. Le style sec, dépourvu d’emphase et triste de Babel ne plaît pas à tout le monde : Boudionny est furieux et le traite de dégénéré, Vorochilov trouve son style inadmissible, Staline lui-même, qui avait des raisons d’être chatouilleux sur le sujet de la guerre russo-polonaise, estime que Babel « parle de choses auxquelles il n’entend rien » . L’écrivain et critique Viktor Chklovski ironise sur les descriptions de Cavalerie rouge. Il est défendu par Gorki – lequel, à côté d’épisodes moins glorieux, jouait parfois un rôle positif : s’il ne put sauver, en 1920, le poète Goumiliov, il aida Zamiatine, dix ans plus tard, à émigrer, par exemple – qui ne voit « ni caricature, ni diffamation, bien au contraire » dans les récits de Babel.

     Isaac Babel connaît fort bien le monde juif (il parle yiddish), et c’est un écrivain de langue russe, ce qui lui donne la « vision binoculaire » dont parle Simon Markish, auteur d’une  biographie acérée de Vassili Grossman. En outre, il connaît le français et la littérature française, l’influence de Flaubert et de Maupassant est sensible dans son style dépouillé, très distancié – parsemé de cristaux de poésie… Ce mélange de poésie, d’allusions au judaïsme, d’engagements militaires et d’atrocités, imprime un cachet particulier aux récits de Cavalerie rouge.

     Le livre a été traduit en français à plusieurs reprises. Les traductions les plus récentes sont celle d’Irène Markowicz et Cécile Térouanne, 1997, pour les éditions Actes Sud/Babel (sur laquelle je me suis par moments appuyé), et celle de Sophie Benech en 2011 aux éditions Le bruit du temps.

     Rappelons enfin, pour les lecteurs de Mediapart, l’article paru l’an dernier, consacré à I. Babel :
     Je renvoie aussi à la traduction, sur ce blog, d’un autre épisode de Cavalerie rouge : « La mort de Dolgouchov » .



Le passage du Zbroutch1

(Isaac Babel, juillet 1920)


     Le commandant2 de la division six a fait savoir que Novograd-Volynski3 a été prise ce matin à l’aube. L’État-major est sorti de Krapivno, et notre convoi s’est étiré, arrière-garde tapageuse, sur la grande route qui va de Brest4 à Varsovie, route construite sur les os des moujiks par Nicolas Ier.
     Nous sommes entourés par la pourpre des champs de coquelicots, le vent de midi joue dans le seigle jaunissant, le sarrasin vierge pointe à l’horizon comme le mur d’un lointain monastère. La paisible Volynie5 s’éloigne de nous, se replie dans un brouillard emperlé de petites boulaies, elle s’élève en collines fleuries et ses bras affaiblis se perdent dans la broussaille du houblon. Un soleil orange roule dans le ciel comme une tête tranchée, une lumière tendre allume un incendie dans le défilé des nuages, le crépuscule accroche ses étendards au-dessus de nos têtes. L’odeur du sang versé la veille et celle des chevaux abattus forment des gouttelettes dans la fraîcheur du soir. Devenu tout noir, le Zbroutch fait tourbillonner avec fracas les eaux écumantes de ses rapides. Les ponts sont détruits, et nous passons la rivière à gué. Une lune majestueuse se vautre sur les vagues. Seul le dos des chevaux émerge, de sonores filets d’eau s’écoulent entre les centaines de jambes des chevaux. Quelqu’un se noie, il s’en prend à voix haute à la Vierge. La rivière est jonchée de fonds carrés et noirs de télègues6, elle est couverte de mugissements, de sifflements et de chants qui s’élèvent au-dessus des anneaux de serpent de la lune et des creux scintillants.
     Nous arrivons en pleine nuit à Novograd. Dans le logis qui m’a été attribué, je découvre une femme enceinte et deux Juifs aux cheveux roux et aux cous étroits ; un troisième dort, entièrement couvert, tête comprise, et appuyé contre le mur. Dans la chambre que j’occupe, je trouve des armoires défoncées, il y a par terre des lambeaux de pelisses de femme, des excréments humains et des débris de vaisselle, cette secrète vaisselle dont les Juifs se servent une fois l’an – pour la Pâque.
     — Faites la chambre, dis-je à la femme. C’est drôlement sale, chez vous, bonnes gens…
     Les deux Juifs se lèvent. Ils gambadent sur leurs semelles de feutre et débarrassent le sol des débris, ils sautillent sans rien dire comme des singes, comme des Japonais de cirque, leurs cous prennent de l’ampleur et gigotent. Ils étendent par terre un duvet décousu et je me couche contre le mur, à côté du troisième Juif endormi. Une misère craintive se referme sur ma couche.
     Il règne un silence écrasant et seule la lune, enserrant de ses bras bleus sa tête ronde à l’éclat insouciant, déambule à la fenêtre.
     Je secoue mes jambes engourdies, je me couche sur le duvet décousu et je m’endors. Je rêve du commandant de la division six. Sur un lourd étalon, il se lance à la poursuite du chef de brigade et lui loge deux balles dans les yeux. Les balles transpercent la tête du chef de brigade et les deux yeux tombent à terre. « Pourquoi as-tu fait rebrousser chemin à la brigade ? » crie au blessé Savitski, le commandant de la division six – et là, je me réveille, la femme enceinte promène ses doigts sur ma figure.
     — Pane7, me dit-elle, vous criez en dormant, vous vous agitez. Je vais installer votre lit dans l’autre coin, parce que vous bousculez mon petit papa…
     Elle lève ses jambres maigres et son gros ventre et retire la couverture de l’homme qui dort. C’est un vieillard mort qui gît là, à la renverse. Il a le gosier arraché, le visage fendu en deux, un filet de sang bleu s’étale sur sa barbe comme un morceau de plomb.
     — Pane, dit la Juive en secouant l’édredon, les Polonais l’égorgeaient, qu’il les suppliait : tuez-moi à l’écart, que ma fille ne me voie pas mourir. Mais ils en ont fait à leur idée, il est mort dans cette chambre, en pensant à moi… Et maintenant, j’aimerais bien savoir, dit soudain la femme avec une intensité effrayante, j’aimerais bien savoir où l’on peut trouver sur terre un père comme le mien…     


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zbroutch
  2. Les appellations correspondant aux grades ne sont pas très fixées, à l’époque.
  3. Le i final manque dans le texte russe.
  4. Brest-Litovsk.
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Volhynie
  6. Charrettes à quatre roues.
  7. Vocatif de Pan, Monsieur, en polonais.

mardi 6 mars 2018

Un autre conte d'Andreï Platonov


      Un autre conte d’Andreï Platonov. Il fut publié en Ukraine bien après la mort de son auteur, et je ne sais pas quand il fut rédigé. Comme dans Nikita, on y trouve un enfant, ici une petite fille. Providence de la fleur opiniâtre, avec un rebond final…






La petite fleur ignorée

(Andreï Platonov, publié post-mortem en janvier 1968…)

(Conte et histoire vraie)




     Il était une fois un bébé-fleur. Personne ne connaissait son existence. Il poussait solitaire sur un terrain vague ; les vaches et les chèvres n’y venaient pas, les enfants du camp des pionniers1 n’y jouaient jamais. L’herbe n’y poussait pas, ne s’y trouvaient que de vieilles pierres grisâtres jonchant l’argile desséchée et sans vie. Seul le vent y jouait ; comme un vieux semeur, le vent portait des graines qu’il semait partout – dans la terre noire et humide comme sur le terrain vague nu et empierré. Dans la bonne terre noire, les graines devenaient de l’herbe et des fleurs, dans l’argile et les pierres, elles mouraient.
     Mais un jour, une petite graine , apportée par le vent, s’était logée dans un petit trou entre une pierre et l’argile. La graine s’était longtemps morfondue, puis elle avait absorbé la rosée, elle s’était ouverte, de petites radicules en étaient sorties, qui s’étaient enfoncées dans la pierre et dans l’argile, et la pousse avait commencé.
     Ainsi commença la vie du bébé-fleur. Ni dans la pierre, ni dans l’argile, la petite fleur ne trouvait de quoi se nourrir ; les gouttes de pluie tombées du ciel roulaient en surface et n’atteignaient pas ses racines, mais la petite fleur survécut et grandit un peu. Elle développa des feuilles pour s’abriter du vent, qui se fit moins sentir autour d’elle ; le vent déposait sur l’argile des grains de poussière arrachés à la fertile terre noire ; il s’y trouvait de quoi se nourrir pour la petite fleur, mais ces grains étaient tout secs. Pour les humidifier, la petite fleur guettait toute la nuit la rosée, qu’elle recueillait sur ses feuilles; Et lorsque ses feuilles devenaient pesantes de rosée, la petite fleur les abaissait, et la rosée coulait en bas ; elle humectait les grains de terre noirâtre apportés par le vent et attaquait l’argile morte.
     Dans la journée, la petite fleur guettait le vent, et la rosée la nuit. Elle faisait grand effort, nuit et jour, pour rester en vie et ne pas mourir. Elle accrut la taille de ses feuilles pour mieux arrêter le vent et recueillir la rosée. Cependant, elle avait du mal à trouver sa nourriture dans les seules particules de terre apportées par le vent, en recueillant pour elles la rosée. Mais elle avait besoin de vivre et surmontait les douleurs que lui causaient la faim et la fatigue. Elle n’avait qu’une seule occasion, chaque jour, de se réjouir : lorsque les premiers rayons du soleil matinal effleuraient ses feuilles harassées.
     Si le vent cessait un long moment de balayer le terrain vague, les choses tournaient mal pour la petite fleur, elle ne trouvait plus la force de vivre et de croître.
     La petite fleur, cependant, ne voulait pas avoir une vie triste, alors, quand elle avait trop de peine, elle sommeillait. Mais elle s’efforçait sans cesse de pousser, quand bien même ses racines rongeaient déjà la pierre et l’argile sèche. Dans ces périodes, ses feuilles ne pouvaient utiliser pleinement la sève et verdir : une nervure était bleue, une autre rouge, une troisième bleuâtre ou d’un jaune doré. Cela provenait du manque de nourriture qui se manifestait, au niveau des feuilles par des colorations diverses. La petite fleur, cependant,  ne le savait pas : étant aveugle, elle ne se voyait pas telle qu’elle était.
     Au milieu de l’été, la petite fleur déploya une corolle vers le ciel. Jusqu’alors, elle ressemblait à une herbe, la voilà qui devenait une vraie fleur. Sa corolle étai faite de pétales d’une couleur claire, simple et intense comme celle d’une étoile. Et, comme une étoile, elle brillait d’une lueur chaude et tremblotante, on la voyait même dans la nuit noire. Et lorsque le vent se levait sur le terrain vague, il effleurait toujours la petite fleur et emportait avec lui son parfum.
     Et voici qu’un matin, la petite Dacha2 vint se promener de ce côté. Elle vivait avec ses amies au camp de pionniers et s’était réveillée tôt ce matin-là, se languissant de sa mère.. Elle écrivit à sa mère une lettre qu’elle amena à la gare pour qu’elle arrive plus tôt. En chemin, Dacha embrassait l’enveloppe contenant la lettre, elle enviait l’enveloppe, car celle-ci verrait sa mère avant elle.
     À la limite du terrain vague, Daria huma une bonne odeur. Elle promena ses regards. Il n’y avait aucune fleur à proximité, seule une herbe poussait sur le sentier et le terrain vague était dénudé ; mais le vent en soufflait, charriant un léger parfum, comme l’appel d’une petite vie inconnue. Dacha se rappela un conte que lui avait récemment raconté sa mère. La mère parlait d’une petite fleur qui s’affligeait en pensant à sa mère, une rose, mais qui ne pouvait pas pleurer, seul son arôme exprimait son chagrin.
     « C’est peut-être une petite fleur qui s’ennuie de sa mère, tout comme moi » se dit Dacha.
     Elle entra dans le terrain vague et aperçut, près d’une pierre, la petite fleur. Dacha n’avait jamais vu une fleur pareille – ni dans les champs, ni dans les bois, ni en image dans un livre, ni au jardin botanique, nulle part. Elle s’assit par terre à côté de la petite fleur et lui demanda :
     — Pourquoi es-tu comme ça ?
     — Je ne sais pas, répondit la petite fleur.
     — Et pourquoi tu ne ressembles pas aux autres ?
     Là encore, la petite fleur ne savait pas quoi répondre. Mais c’était la première fois qu’elle entendait de si près une voix humaine, la première fois que quelqu’un la regardait, et elle ne voulait pas faire offense à Dacha en gardant le silence.
     — C’est parce que j’ai une vie difficile, répondit la petite fleur.
     — Et comment t’appelles-tu ? demanda Dacha.
     — Je n’ai pas de nom, dit la petite fleur. Je vis toute seule.
     Dacha regarda le terrain vague tout autour d’elle.
     — De la pierre et de l’argile ! fit-elle. Comment peux-tu vivre seule, comment as-tu fait pour pousser dans l’argile et survivre ?
     — Je ne sais pas, répondit la petite fleur.
     Dacha se pencha vers elle et donna un baiser à sa brillante corolle.
     Le lendemain, tous les pionniers vinrent voir la petite fleur. Dacha les avait emmenés et, encore loin du terrain vague, elle leur avait enjoint d’inspirer l’air en leur disant :
     — Sentez cette bonne odeur. C’est elle qui exhale ce parfum.
     Un long moment les pionniers entourèrent la petite fleur, admirant son héroïsme. Après quoi, ils firent le tour du terrain vague, mesurèrent ses dimensions en comptant leurs pas et calculèrent le nombre de brouettes de fumier qui serait nécessaire pour fertiliser l’argile sans vie.
     Ils voulaient amender la terre du terrain vague. Alors, la petite fleur au nom inconnu pourrait prendre du repos, et de ses graines naîtraient et croîtraient des fleurs magnifiques, au teint plus éclatant que nulle part ailleurs.
     Les pionniers se mirent à la tâche durant quatre jours pour rendre fertile la terre du terrain vague. Puis ils partirent dans d’autres champs et d’autres bois et délaissèrent le terrain vague. Dacha fut la seule à venir un jour dire adieu à la petite fleur. L’été se terminait, les pionniers devaient rentrer chez eux, ils s’en allaient.
     Mais l’été suivant, Dacha revint à ce même camp de pionniers. Tout au long de l’hiver, elle avait repensé à la petite fleur au nom inconnu. Et elle alla tout de suite lui rendre visite.
     Dacha vit que le terrain vague avait changé d’allure, l’herbe et les fleurs le recouvraient à présent, les oiseaux et les papillons y voletaient. Les fleurs exhalaient le même parfum que celui de la petite fleur laborieuse.
     Mais la petite fleur de l’année passée, vivant entre la pierre et l’argile, avait disparu. Elle avait dû mourir à l’automne. Les nouvelles fleurs étaient également belles – juste un peu moins que la première fleur. Et Dacha fut triste de cette disparition. En revenant sur ses pas, elle s’arrêta brusquement. Dans l’espace exigu entre deux pierres, avait poussé une nouvelle fleur – tout à fait semblable à la première, mais en mieux, encore plus magnifique. Elle avait poussé entre les deux pierres accolées, elle avait la vie et l’endurance de sa mère, et montrait encore plus de force puisqu’elle vivait dans la pierre.
     Dacha eut l’impression que la fleur lui tendait les bras, qu’elle l’appelait de sa voix muette – son parfum.
     
     
     


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pionniers_sovi%C3%A9tiques
  2. Diminutif du prénom Daria.