mardi 6 mars 2018

Un autre conte d'Andreï Platonov


      Un autre conte d’Andreï Platonov. Il fut publié en Ukraine bien après la mort de son auteur, et je ne sais pas quand il fut rédigé. Comme dans Nikita, on y trouve un enfant, ici une petite fille. Providence de la fleur opiniâtre, avec un rebond final…






La petite fleur ignorée

(Andreï Platonov, publié post-mortem en janvier 1968…)

(Conte et histoire vraie)




     Il était une fois un bébé-fleur. Personne ne connaissait son existence. Il poussait solitaire sur un terrain vague ; les vaches et les chèvres n’y venaient pas, les enfants du camp des pionniers1 n’y jouaient jamais. L’herbe n’y poussait pas, ne s’y trouvaient que de vieilles pierres grisâtres jonchant l’argile desséchée et sans vie. Seul le vent y jouait ; comme un vieux semeur, le vent portait des graines qu’il semait partout – dans la terre noire et humide comme sur le terrain vague nu et empierré. Dans la bonne terre noire, les graines devenaient de l’herbe et des fleurs, dans l’argile et les pierres, elles mouraient.
     Mais un jour, une petite graine , apportée par le vent, s’était logée dans un petit trou entre une pierre et l’argile. La graine s’était longtemps morfondue, puis elle avait absorbé la rosée, elle s’était ouverte, de petites radicules en étaient sorties, qui s’étaient enfoncées dans la pierre et dans l’argile, et la pousse avait commencé.
     Ainsi commença la vie du bébé-fleur. Ni dans la pierre, ni dans l’argile, la petite fleur ne trouvait de quoi se nourrir ; les gouttes de pluie tombées du ciel roulaient en surface et n’atteignaient pas ses racines, mais la petite fleur survécut et grandit un peu. Elle développa des feuilles pour s’abriter du vent, qui se fit moins sentir autour d’elle ; le vent déposait sur l’argile des grains de poussière arrachés à la fertile terre noire ; il s’y trouvait de quoi se nourrir pour la petite fleur, mais ces grains étaient tout secs. Pour les humidifier, la petite fleur guettait toute la nuit la rosée, qu’elle recueillait sur ses feuilles; Et lorsque ses feuilles devenaient pesantes de rosée, la petite fleur les abaissait, et la rosée coulait en bas ; elle humectait les grains de terre noirâtre apportés par le vent et attaquait l’argile morte.
     Dans la journée, la petite fleur guettait le vent, et la rosée la nuit. Elle faisait grand effort, nuit et jour, pour rester en vie et ne pas mourir. Elle accrut la taille de ses feuilles pour mieux arrêter le vent et recueillir la rosée. Cependant, elle avait du mal à trouver sa nourriture dans les seules particules de terre apportées par le vent, en recueillant pour elles la rosée. Mais elle avait besoin de vivre et surmontait les douleurs que lui causaient la faim et la fatigue. Elle n’avait qu’une seule occasion, chaque jour, de se réjouir : lorsque les premiers rayons du soleil matinal effleuraient ses feuilles harassées.
     Si le vent cessait un long moment de balayer le terrain vague, les choses tournaient mal pour la petite fleur, elle ne trouvait plus la force de vivre et de croître.
     La petite fleur, cependant, ne voulait pas avoir une vie triste, alors, quand elle avait trop de peine, elle sommeillait. Mais elle s’efforçait sans cesse de pousser, quand bien même ses racines rongeaient déjà la pierre et l’argile sèche. Dans ces périodes, ses feuilles ne pouvaient utiliser pleinement la sève et verdir : une nervure était bleue, une autre rouge, une troisième bleuâtre ou d’un jaune doré. Cela provenait du manque de nourriture qui se manifestait, au niveau des feuilles par des colorations diverses. La petite fleur, cependant,  ne le savait pas : étant aveugle, elle ne se voyait pas telle qu’elle était.
     Au milieu de l’été, la petite fleur déploya une corolle vers le ciel. Jusqu’alors, elle ressemblait à une herbe, la voilà qui devenait une vraie fleur. Sa corolle étai faite de pétales d’une couleur claire, simple et intense comme celle d’une étoile. Et, comme une étoile, elle brillait d’une lueur chaude et tremblotante, on la voyait même dans la nuit noire. Et lorsque le vent se levait sur le terrain vague, il effleurait toujours la petite fleur et emportait avec lui son parfum.
     Et voici qu’un matin, la petite Dacha2 vint se promener de ce côté. Elle vivait avec ses amies au camp de pionniers et s’était réveillée tôt ce matin-là, se languissant de sa mère.. Elle écrivit à sa mère une lettre qu’elle amena à la gare pour qu’elle arrive plus tôt. En chemin, Dacha embrassait l’enveloppe contenant la lettre, elle enviait l’enveloppe, car celle-ci verrait sa mère avant elle.
     À la limite du terrain vague, Daria huma une bonne odeur. Elle promena ses regards. Il n’y avait aucune fleur à proximité, seule une herbe poussait sur le sentier et le terrain vague était dénudé ; mais le vent en soufflait, charriant un léger parfum, comme l’appel d’une petite vie inconnue. Dacha se rappela un conte que lui avait récemment raconté sa mère. La mère parlait d’une petite fleur qui s’affligeait en pensant à sa mère, une rose, mais qui ne pouvait pas pleurer, seul son arôme exprimait son chagrin.
     « C’est peut-être une petite fleur qui s’ennuie de sa mère, tout comme moi » se dit Dacha.
     Elle entra dans le terrain vague et aperçut, près d’une pierre, la petite fleur. Dacha n’avait jamais vu une fleur pareille – ni dans les champs, ni dans les bois, ni en image dans un livre, ni au jardin botanique, nulle part. Elle s’assit par terre à côté de la petite fleur et lui demanda :
     — Pourquoi es-tu comme ça ?
     — Je ne sais pas, répondit la petite fleur.
     — Et pourquoi tu ne ressembles pas aux autres ?
     Là encore, la petite fleur ne savait pas quoi répondre. Mais c’était la première fois qu’elle entendait de si près une voix humaine, la première fois que quelqu’un la regardait, et elle ne voulait pas faire offense à Dacha en gardant le silence.
     — C’est parce que j’ai une vie difficile, répondit la petite fleur.
     — Et comment t’appelles-tu ? demanda Dacha.
     — Je n’ai pas de nom, dit la petite fleur. Je vis toute seule.
     Dacha regarda le terrain vague tout autour d’elle.
     — De la pierre et de l’argile ! fit-elle. Comment peux-tu vivre seule, comment as-tu fait pour pousser dans l’argile et survivre ?
     — Je ne sais pas, répondit la petite fleur.
     Dacha se pencha vers elle et donna un baiser à sa brillante corolle.
     Le lendemain, tous les pionniers vinrent voir la petite fleur. Dacha les avait emmenés et, encore loin du terrain vague, elle leur avait enjoint d’inspirer l’air en leur disant :
     — Sentez cette bonne odeur. C’est elle qui exhale ce parfum.
     Un long moment les pionniers entourèrent la petite fleur, admirant son héroïsme. Après quoi, ils firent le tour du terrain vague, mesurèrent ses dimensions en comptant leurs pas et calculèrent le nombre de brouettes de fumier qui serait nécessaire pour fertiliser l’argile sans vie.
     Ils voulaient amender la terre du terrain vague. Alors, la petite fleur au nom inconnu pourrait prendre du repos, et de ses graines naîtraient et croîtraient des fleurs magnifiques, au teint plus éclatant que nulle part ailleurs.
     Les pionniers se mirent à la tâche durant quatre jours pour rendre fertile la terre du terrain vague. Puis ils partirent dans d’autres champs et d’autres bois et délaissèrent le terrain vague. Dacha fut la seule à venir un jour dire adieu à la petite fleur. L’été se terminait, les pionniers devaient rentrer chez eux, ils s’en allaient.
     Mais l’été suivant, Dacha revint à ce même camp de pionniers. Tout au long de l’hiver, elle avait repensé à la petite fleur au nom inconnu. Et elle alla tout de suite lui rendre visite.
     Dacha vit que le terrain vague avait changé d’allure, l’herbe et les fleurs le recouvraient à présent, les oiseaux et les papillons y voletaient. Les fleurs exhalaient le même parfum que celui de la petite fleur laborieuse.
     Mais la petite fleur de l’année passée, vivant entre la pierre et l’argile, avait disparu. Elle avait dû mourir à l’automne. Les nouvelles fleurs étaient également belles – juste un peu moins que la première fleur. Et Dacha fut triste de cette disparition. En revenant sur ses pas, elle s’arrêta brusquement. Dans l’espace exigu entre deux pierres, avait poussé une nouvelle fleur – tout à fait semblable à la première, mais en mieux, encore plus magnifique. Elle avait poussé entre les deux pierres accolées, elle avait la vie et l’endurance de sa mère, et montrait encore plus de force puisqu’elle vivait dans la pierre.
     Dacha eut l’impression que la fleur lui tendait les bras, qu’elle l’appelait de sa voix muette – son parfum.
     
     
     


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pionniers_sovi%C3%A9tiques
  2. Diminutif du prénom Daria.   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire