vendredi 25 février 2022

Les Œufs funestes, chapitre V (Mikhaïl Boulgakov)

 UNE HISTOIRE DE POULES




     Dans une petite ville éloignée du centre , anciennement nommée Troïtsk, maintenant Stieklovsk, dans le district du même nom de la province de Kostroma1, sur le petit perron d’une maison de l’ancienne rue Sobornaïa2, maintenant rue Personalnaïa, sortit une femme avec un fichu sur la tête, portant une robe grise à fleurs d’indienne, qui fondit en larmes. Cette femme, la veuve du ci-devant archiprêtre de l’ex-cathédrale, le pope Drozdov, sanglotait si fort qu’une femme à la tête couverte d’un châle d’angora se montra bientôt à la fenêtre d’une petite maison de l’autre côté de la rue, et s’écria :

     — Qu’as-tu, Stepanovna, ce serait-y ça encore ?

     — La dix-septième ! répondit l’ex-épouse de Drozdov en sanglotant de plus belle.

     — Ah non… se mit à geindre la femme au fichu, mais c’est quoi, tout de même ? Dieu est fâché contre nous, pour sûr ! Ça se peut-y qu’elle a crevé ?

     — Mais tu n’as qu’à voir, Matriona, bredouillait la veuve du pope en sanglotant amèrement et bruyamment, regarde dans quel état elle est !

     Le portillon gris et penchant de côté claqua, des pieds nus de femme se traînèrent sur les bosses poussiéreuses de la rue, et la veuve du pope, trempée de larmes, conduisit Matriona à sa basse-cour.

     Il faut dire que la veuve du père Drozdov, archiprêtre décédé en 1926 par suite d’afflictions antireligieuses, avait, sans se décourager, créé un remarquable élevage de poules. La veuve s’était vue, aussitôt après que ses affaires eurent prospéré, imposée si fortement que l’élevage des poules aurait tourné court si de braves gens n’avaient pas conseillé à la veuve de déclarer aux autorités locales la formation d’un artel3 avicole. L’artel se composait de Drozdova elle-même, de sa fidèle servante Matriochka et de la nièce sourde de la veuve. L’impôt de celle-ci fut supprimé, et son élevage devint florissant au point qu’en 1928, dans la cour poussiéreuse bordée de cabanes à poules, on voyait jusqu’à deux cent cinquante poules, avec même des cochinchinoises parmi elles. les œufs de la veuve faisaient leur apparition tous les dimanches au marché  de Stieklovsk, ils se vendaient à Tambov et il arrivait qu’on les vît à Moscou, dans les vitrines de l’ex-magasin « Beurre et fromage Tchitchkine4 ».

     Et voilà que la dix-septième poule brahmapoutre5 de la matinée, sa poule huppée6 préférée, errait dans la cour en vomissant.

     « Err… rr.. our ho-ho-ho », faisait entendre la poule à huppe qui roulait des yeux tristes et révulsés, regardant le soleil comme pour la dernière fois. Devant le nez de la poule, le membre de l’artel Matriochka avançait à croupetons, portant une tasse d’eau. 

     — Ma hupette, ma mignonne… petit-petit-petit… bois un peu de la bonne petite eau, suppliait Matriochka qui cherchait avec sa tasse le bec de la poule huppée, mais celle-ci ne voulait pas boire.Le bec grand ouvert, elle levait la t^te. Pour vomir du sang ensuite.

     — Seigneur Jésus ! s’écria la visiteuse en se frappant les hanches, qu’est-ce qui se passe ? C’est du sang d’entrailles. J’le jure, je n’ai jamais vu une poule avoir des coliques comme un être humain.

     Ce furent les dernières paroles d’adieu adressées à la poule à huppe, qui tomba brusquement sur le côté, donna un coup de bec impuissant dans la poussière et ferma les yeux. Puis elle se retourna sur le dos, les pattes en l’air, et s’immobilisa. Répandant l’eau de sa tasse, Matriochka se mit à pleurer comme une basse, ainsi que la veuve du pope – la présidente de l’artel –, tandis que la visiteuse lui chuchotait à l’oreille :

     — Stepanovna7, on a jeté un sort à tes poules, j’en mettrais ma main au feu8. On n’a jamais vu ça ! Des maladies comme ça chez les poules, y en a pas ! Quelqu’un les aura ensorcelées, tes poules.

     — Des ennemis de ma vie ! s’écria la veuve du pope en se tournant vers le ciel. Ils veulent donc ma mort ?

     Un  bruyant cocorico lui répondit, après quoi un coq efflanqué et au plumage en loques sortit d’un poulailler, allant de côté comme un ivrogne sortant avec agitation d’une brasserie. Il roula des yeux féroces dans leur direction, piétina sur place, déploya ses ailes tel un aigle, mais ne s’envola nulle part, il se mit à courir en rond dans la cour comme un cheval à la corde. Au troisième tour, il s’arrêta, pris de nausées, puis se mit à graillonner et à râler, lança autour de lui des crachats sanguinolents, se renversa, braquant ses pattes comme des mâts vers le soleil. Un hurlement de femme retentit dans la cour. Venant des cabanes à poules, des gloussements inquiets, des battements d’ailes et tout un remue-ménage lui firent écho.

     — Alors, ce n’est pas un sort ? triompha la visiteuse ; appelle le père Sergueï, qu’il vienne dire les prières.

     À six heures du soir, alors que le soleil très bas étalait sa gueule enflammée au milieu des gueules des jeunes tournesols, dans la basse-cour, le père Sergueï, archiprêtre de la cathédrale, s’extrayait de son étole après avoir achevé de réciter le Te Deum. Les têtes des curieux dépassaient de la vieille palissade, ou se montraient aux fentes. La veuve affligée baisa la croix puis versa d’abondantes larmes sur un billet d’un rouble jaune canari et tout déchiré, avant de le remettre au  père Sergueï, lequel fit alors observer en soupirant que le Seigneur était fâché contre nous. Sa mine indiquait qu’il connaissait très bien la raison de la colère du Seigneur, mais garderait cela pour lui.

     Après quoi, la foule dans la rue se dispersa, et comme les poules se couchent tôt, personne ne sut que, dans le poulailler du voisin de la veuve Drozdova, trois poules et un coq avaient crevé en même temps. En vomissant de la même façon que les poules de Drozdova, mais en mourant sans bruit dans le poulailler clos. Le coq avait dégringolé la tête la première de son perchoir, et il était mort dans cette position. Pour ce qui est des poules de la veuve, elles crevèrent tout de suite après le Te Deum ; au soir, tout était paisible et mort dans les poulaillers, la volaille gisait par terre, raide et entassée.

     Au matin, la ville se leva comme foudroyée, car l’histoire avait pris des proportions étranges et colossales. À midi, rue Personalnaïa, il n’y avait plus que trois poules en vie, dans une petite maison à l’extrémité de la rue, où l’Inspecteur des impôts du district louait un appartement, mais elles crevèrent également vers une heure. Vers le soir, la petite ville de Stieklovsk bouillonnait et bourdonnait comme une ruche, le terrible mot de « peste » roulant partout. Le nom de Drozdova se retrouva dans le journal local, Le Combattant rouge9, apparaissant dans un article intitulé : « Serait-ce donc la peste des poules ? », et, de là, la nouvelle parvint à Moscou.



     La vie du professeur Persikov avait pris un tour étrange, plein d’inquiétude et d’émotions. Bref, il devenait tout bonnement impossible de travailler dans de telles conditions. Après en avoir fini avec Alfred Bronski, il lui fallut, le lendemain, dans son cabinet de l’Institut, couper le téléphone en laissant le récepteur décroché ; et le soir, en passant en tramway sur l’Okhotny riad10, le professeur se vit lui-même sur le toit d’une énorme bâtisse surmontée de l’inscription noire Le Journal ouvrier. Son image se morcelant, devenant verte et clignotant, on le voyait monter dans le landau d’un taxi, avec à sa suite, cramponnée à sa manche, la boule mécanique revêtue de sa couverture. Sur l’écran blanc installé sur le toit11, le professeur se protégeait d’un rayon violet en mettant ses poings devant ses yeux. Puis surgit une inscription en lettres de feu :


     À bord d’une auto, le professeur Persikov donne une explication à notre célèbre reporter, le capitaine Stepanov.

     Et en effet : une automobile vacillante surgit devant l’église du Christ-Sauveur et suivit la rue Volkhonka, à l’intérieur se débattait le professeur, qui avait sur le visage l’expression d’un loup traqué.

     « Ce ne sont pas des hommes, mais des espèces de diables », marmonna entre ses dents le zoologue qui suivit son trajet.

     Le même jour, le soir, rentré chez lui rue Pretchistenka, le zoologue se vit communiquer par sa gouvernante des bouts de papier portant les numéros de téléphone des dix-sept personnes qui l’avaient appelé durant son absence, Maria Stepanovna lui déclarant en outre de vive voix qu’elle n’en pouvait plus. Près de déchirer les papiers portant les numéros, le professeur s’arrêta en voyant que l’un d’eux mentionnait : « Commissaire du peuple à la Santé publique ».

     « Qu’est-ce  donc ? s’étonna pour de bon l’étrange savant. Qu’est-ce qui leur prend ? »

     Ce soir-là, à dix heures et quart, un coup de sonnette se fit entendre, et le professeur fut contraint de discuter avec un citoyen à la mise éblouissante. Le professeur le reçut grâce à sa carte de visite, sur laquelle se lisait, sans mention de  quelque prénom ou nom de famille : « Représentant en chef des délégations commerciales étrangères auprès de la République des Soviets ».

     «  Que le diable l’emporte ! »,  rugit Persikov ; il jeta sa loupe et et des diagrammes sur le drap vert et dit à Maria Stepanovna :

     — Faites-le venir ici, dans mon cabinet, ce… représentant en chef.

     — Que puis-je pour vous ? demanda Persikov sur un nom qui saisit un peu le chef. Persikov fit passer se lunettes de la racine de son nez à son front, puis les fir redescendre et examina son visiteur. Ce dernier brillait de vernis et de pierres précieuses, et portait un monocle à l’œil droit12. « Quelle odieuse trogne ! » se dit Persikov sans savoir au juste pourquoi.

     Le visiteur s’y prit de loin, commençant par demander la permission d’allumer un cigare, à la suite de quoi Persikov l’invita avec beaucoup de répugnance à s’asseoir. Puis le visiteur s’excusa longuement d’être arrivé à une heure tardive : « Seulement… dans la journée, il n’y a jamais moyen d’attra… hi-hi… pardon13… de trouver chez lui monsieur le Professeur. » (en riant, le visiteur sanglotait comme une hyène)

     — Oui, je suis occupé ! répondit Persikov d’un ton si bref que le visiteur eut une nouvelle contraction.

     Il s’était tout de même permis de déranger le célèbre savant –  Le temps, c’est de l’argent, comme on dit… le cigare ne gênait pas le professeur ?

     — Mm-mm-mm, répondit Persikov. Il s’était donc permis…

     — Ainsi, le professeur avait découvert le rayon de la vie ?

     — Par pitié, de quelle vie parlez-vous ? Ce sont des inventions de journalistes ! s’anima Persikov.

     — Ah non, hi-hi-hé…

     Il comprenait parfaitement la modestie formant l’ornement véridique de tous les vrais savants… cela allait sans dire… Il y avait aujourd’hui des télégrammes… Dans de grandes villes du monde – Varsovie et Riga, par exemple –, on savait déjà tout à propos du rayon; Le nom du professeur Persikov était sur toutes les lèvres, dans le monde entier… le monde entier suivait, en retenant son souffle, les travaux du professeur Persikov… Mais tout le monde savait parfaitement combien la situation des savants était difficile, en Russie soviétique. « Entre nous soit dit13… Il n’y a personne d’autre, ici ? » … Malheureusement, ici, on ne savait pas apprécier à leur juste valeur les travaux scientifiques, voilà pourquoi il aurait aimé échanger quelques mots avec le professeur… Un É1tat étranger proposait au professeur Persikov, de façon tout à fait désintéressée, de l’aider dans ses travaux de laboratoire. A quoi bon jeter ici des perles aux cochons, comme il est dit dans les Écritures14 ? Cet État savait la vie pénible qu’avait eue le professeur en 1919 et en 1920, du temps de cette, hi-hi… révolution. Bien entendu, le secret le plus rigoureux… le professeur ferait part des résultats de ses travaux à l’État en question, qui le financerait en contrepartie. Puisqu’il avait construit une chambre noire, on voudrait bien en connaître les plans…

     Et le visiteur sortit de la poche intérieure de sa veste une liasse de billets d’une blancheur de neige15

     Ce n’était qu’une bagatelle : un acompte de 5 000 roubles, par exemple, que le professeur pouvait toucher à l’instant même… un reçu serait inutile… le professeur ferait même offense au représentant en chef, s’il parlait d’un reçu.

     — Dehors ! hurla tout à coup Persikov, d’une façon si effrayante que les touches du piano, au salon, émirent un son dans les aigus.

     Le visiteur s’évapora, au point que Persikov, tremblant encore de fureur, se demandait déjà, une minute plus tard, s’il avait vraiment été là, ou si ce n’était qu’une hallucination. 

     — Ce sont ses caoutchoucs ? brailla Persikov dans le vestibule, quelques instants après. 

     Le monsieur16 les a oubliés, répondit Maria Stepanovna, toute tremblante.

     — Jetez-les dehors !

     — Comment les jeter ? Le monsieur va revenir les chercher.

     — Remettez-les au Comité d’immeuble. Demandez un reçu. Que je ne voie plus ces caoutchoucs ! Des caoutchoucs d’espion, à eux de s’en occuper !…

     Maria Stepanovna se signa et prit les superbes caoutchoucs17 et les apporta à l’entrée de service. Elle resta un moment derrière la porte, puis cacha les caoutchoucs dans le débarras.

     — Vous les avez donnés ? tempêta Persikov.
     — Oui oui.

     — Le reçu.

     — Oui, Vladimir Ipatitch. Seulement, le président ne sait pas écrire !…

     — Je-veux-tout-de-suite-un-re-çu. Que le premier fils de pute sachant écrire signe pour lui !

     Maria Stepanovna se contenta de hocher la tête et revint au bout d’un quart d’heure avec ce billet :

     « Reçu pour le fonds de la part du prof. Persikov 1 (une) pai. de caou. Kolessov. »

     — Et c’est quoi, ça ?

     — Un jeton, monsieur18.

     Persikov piétina le jeton et cacha le reçu sous un presse-papiers. Après quoi, une pensée lui vint qui assombrit son front élevé. Il se rua sur le téléphone, appela l’Institut jusqu’à tirer Pancrace de son sommeil d’ivrogne et lui demanda : « Tout va bien ? » Pancrace se mit à grogner quelque chose dans l’appareil, en s’y retrouvant, on pouvait juger que d’après lui, tout allait bien. Mais cela  rassura Persikov juste une minute. Fronçant les sourcils, il se cramponna au téléphone pour y déclarer :

     « Passez-moi cette, comment s’appelle-t-elle déjà, cette Loubianka19. Merci13… Lequel d’entre vous dois-je informer… je reçois la visite d’individus suspects qui portent des caoutchoucs, oui… Le professeur Persikov, de la IVe Université… » 

     La ligne fut brusquement coupée, Persikov s’éloigna en jurant entre ses dents.

     — Vous prendrez du thé,  Vladimir Ipatitch ? s’informa timidement Maria Stepanovna en passant la tête dans le cabinet.

     — Je ne prendrai aucun thé… Mm-mm-mm, et que le diable les emporte tous… puisqu’ils sont enragés, de toute façon.

     Exactement dix minutes plus tard, le professeur reçut dans son cabinet d’autres visiteurs. L’un d’eux, agréable, replet et très poli, portait une modeste vareuse militaire couleur kaki et une culotte de cavalier. Il avait sur le nez un pince-nez perché comme un papillon de cristal. Toute sa personne évoquait un ange en bottes vernies. Le deuxième, très petit, terriblement lugubre, était en civil, tenue qui semblait d’ailleurs l’embarrasser. Le troisième se comporta d’une façon particulière, il n’entra pas dans le cabinet du professeur mais demeura dans la pénombre du vestibule. Éclairé et traversé de filets de fumée de tabac, le cabinet lui était du reste entièrement visible.  Le visage de ce troisième visiteur, lequel était également en civil, s’ornait d’un pince-nez à verres fumés.

     Les deux qui étaient rentrés dans le cabinet épuisèrent Persikov, ils ne faisaient que scruter la carte de visite, poser des questions sur les cinq mille roubles et lui demander à quoi ressemblait le visiteur.

     — Que voulez-vous que j’en sache ? grommelait Persikov, une sale gueule, quoi. Un dégénéré.

     — Il n’avait pas un œil de verre ? demanda le petit d’une voix enrouée.

     — Allez savoir. En fait, non, pas d’œil de verre, il avait les yeux fuyants.

     — Rubinstein ? risqua l’ange à voix basse, à l’adresse du petit en civil; Mais l’autre, sombre, fit de la tête un signe négatif.   

     — Rubinstein ne donne rien sans reçu, jamais, grommela-t-il. Ce n’est pas du Rubinstein, ce boulot. Nous avons affaire à quelqu’un de plus important.

     L’histoire des caoutchoucs suscita le plus vif intérêt chez les visiteurs. L’ange prononça seulement, au téléphone du bureau de l’immeuble, ces quelques mots : « La Direction politique d’État20 convoque à l’instant chez le professeur Persikov le secrétaire du Comité d’immeuble Kolessov, avec les caoutchoucs », et ledit Kolessov apparut séance tenante dans le cabinet, les caoutchoucs à la main.

     — Vassenka21 ! appela l’ange, hélant d’une voix douce l’homme resté dans le vestibule. Celui-ci se leva avec indolence et se déhancha jusqu’au cabinet. Les verres fumés faisaient complètement disparaître ses yeux.

     — Oui ? demanda-t-il, laconique et endormi.

     — Les caoutchoucs.

     Le regard des yeux fumés glissa sur les caoutchoucs, et il sembla alors à Persikov voir un instant briller de côté, sous les verres, des yeux non pas assoupis mais au contraire extrêmement affutés. Mais ils s’éteignirent aussitôt.

     — Eh bien, Vassenka ?

     Celui qu’on appelait Vassenka répondit avec indolence :

     — Eh bien quoi ? Ce sont les caoutchoucs de Pelenjkowski. 

     Le fonds de l’immeuble fut aussitôt privé du cadeau que lui avait fait le professeur Persikov. Les caoutchoucs disparurent dans du papier journal. Extrêmement content, l’ange en vareuse se leva et se mit à serrer la main du professeur, il prononça même un petit speech selon lequel il était tout à l’honneur du professeur… Le professeur pouvait être tranquille… personne ne viendrait plus le déranger, ni à l’Institut ni à son domicile… on allait prendre des mesures, ses chambres noires ne couraient absolument aucun danger…

     — Et vous ne pourriez pas fusiller les reporters ? demanda Persikov en regardant par-dessus ses lunettes.

     Cette question égaya excessivement les visiteurs. Pas seulement le petit lugubre, même le fumé dans le vestibule eut un sourire. Étincelant et rayonnant, l’ange expliqua que ce n’était pas possible.

     — Et cette canaille venue chez moi, qui était-ce ?

     Là, ils cessèrent tous de sourire, et l’ange répondit évasivement que voilà, quelque affairiste de second ordre, ne valant pas la peine qu’on y fît attention… il demandait cependant avec insistance au professeur de garder le secret le plus complet sur ce qui s’était passé ce soir, là-dessus les visiteurs partirent.

     Persikov revint dans son cabinet, retournant à ses diagrammes, mais il n’eut pas l’occasion de se mettre au travail. Le téléphone jeta son petit cercle de feu, et une voix féminine proposa au professeur, s’il le souhaitait, d’épouser une veuve intéressante et fougueuse, avec un appartement de sept pièces. Persikov hurla dans l’appareil :

     « Je vous conseille d’aller vous faire soigner chez le professeur Rossolimo… »

     Là dessus, le téléphone sonna une deuxième fois.

     Cette fois, Persikov s’attendrit quelque peu, car c’était quelqu’un du Kremlin, une personnalité assez connue, qui l’appelait, l’interrogeant longuement et avec intérêt au sujet de son travail et exprimant le désir de visiter son laboratoire. En s’écartant du téléphone, Persikov s’essuya le front et décrocha le récepteur22. Au même moment, dans l’appartement du dessus, d’effrayantes trompettes se mirent à tonner, cependant que s’envolaient les cris des Walkyries : le récepteur radio du directeur du Trust du drap avait capté le concert Wagner donné au Bolchoï. Sous les hurlements et le fracas tombant du plafond, Persikov annonça à Maria Stepanovna qu’il allait quitter Moscou23, faire un procès au directeur, casser ce récepteur, puisqu’on voulait clairement le faire déguerpir. Il cassa une loupe et s’en alla dormir sur le divan de son cabinet, s’endormant bercé par la douce musique d’un pianiste célèbre, retransmise depuis le Bolchoï.

     Les surprises se poursuivirent le lendemain. Arrivé en tramway à l’Institut, Perrsikov trouva sur le perron un citoyen inconnu de lui, en chapeau melon vert à la mode. L’autre regarda attentivement Persikov, sans lui poser de questions, ce qui fit que Persikov le supporta. Mais dans le vestibule, outre un Pancrace désemparé, un deuxième melon se leva pour l'accueillir, qui le salua poliment :

     — Bonjour, citoyen professeur.

     — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda d’une voix terrible Persikov, que Pancrace aidait à retirer son manteau. 

     Mais le melon apaisa vite Persikov en susurrant d’une voix très douce que le professeur s’alarmait inutilement. Le melon était précisément là pour épargner au professeur les visites d’importuns… le professeur pouvait êtree tranquille non seulememnt pour les portes, mais même pour les fenêtres de son cabinet. Sur ce, l’inconnu rabattit un iinstant le bord de son veston et fit voir un insigne au professeur.

     — Hum… tout de même, les choses sont bien faites, chez vous, mugit Persikov, qui ajouta naïvement : mais qu’est-ce que vous allez manger, ici ?

     Le melon eut alors un sourire malicieux et lui expliqua qu’on viendrait le relever.

     Les trois jours suivants se passèrent le mieux du monde. Le professeur reçut deux fois des visiteurs venant du Kremlin, et une autre fois, il eut la visite d’étudiants venant passer un examen. Les étudiants furent tous recalés, et on lisait sur leur visage la terreur superstitieuse que leur inspirait désormais Persikov. 

     « Faites-vous receveur de tramway ! La zoologie n’est pas pour vous », entendait-on en provenance du cabinet.

     — Sévère ? demandait le melon à Pancrace.

     — Hou là, que Dieu vous garde de lui, répondait Pancrace ; en cas qu’en y a un qui passe l’examen, il sort du cabinet les jambes flageolantes, le pauvret. Complètement vidé. Direction la brasserie, tout de suite.

     Trois jours passèrent à ces petites affaires sans que le professeur s’en aperçut, mais le quatrième, il fut ramené à la vraie vie, à cause d’une petite voix glapissante montant de la rue :

     « Vladimir Ipatitch ! » cria depuis la rue Herzen la voix, passant par la fenêtre ouverte du cabinet. La voix eut de la chance : Persikov s’était surmené ces derniers jours. Il était justement en train de se reposer, fumant assis dans son fauteuil, ses yeux rougis regardant faiblement dans le vague. Il n’en pouvait plus. C’est pourquoi il jeta avec une certaine curiosité un coup d’œil par la fenêtre et aperçut Alfred Bronski sur le trottoir. Le professeur reconnut tout de suite, à son chapeau terminé en pointe et à son bloc-notes, le possesseur de la carte de visite aux nombreux titres. Bronski s’inclina devant la fenêtre avec une tendresse respectueuse24.

     — Deux p’tites minutes, cher professeur, dit Bronski depuis le trottoir, en forçant sa voix. J’ai juste une petite question, et d’ordre purement zoologique. Je peux vous la poser ?

     — Posez-la, répondit Persikov avec un laconisme teinté d’ironie, tout en se disant : « Tout de même, il y a quelque chose d’américain chez ce gredin. »

     — Que pourriez-vous dire pour les poules, cher professeur ? cria Bronski, les mains en porte-voix.

     Ce qui stupéfia Persikov. Il s’assit sur le rebord de la fenêtre, puis le quitta, pressa un bouton et cria en pointant le doigt vers la fenêtre :

     — Pancrace, fais monter le type sur le trottoir.

     Lorsque Bronski se montra dans le cabinet, Persikov poussa l’aménité jusqu’à brailler :

     — Asseyez-vous !

     Et Bronski, souriant d’un air ravi, s’installa sur le tabouret tournant.

     — Expliquez-moi une chose, je vous prie, lui dit Persikov, c’est vous qui écrivez, là-bas, dans vos journaux ?

     — En effet, répondit respectueusement Alfred.

     — Quelque chose m’échappe : comment pouvez-vous écrire, alors que vous ne savez pas parler russe ? C’est quoi, « deux p’tites minutes » et « pour les poules » ? Vous voulez sans doute me poser des questions au sujet des poules ?

     Bronski eut un petit rire respectueux :

     — Valentin Petrovitch fait les corrections.

     — Qui est ce Valentin Petrovitch ?

     — Le directeur de la partie littéraire.

     — Bon, soit. D’ailleurs je ne suis pas philologue. Laissons votre Petrovitch. Que désirez-vous savoir au juste, à propos des poules ?

     — Tout ce que vous pourrez me dire, professeur.

     À ce moment, Bronski s’arma d’un crayon. Des étincelles de triomphe jaillirent dans les yeux de Persikov.

     — C’est en vain que vous vous êtes adressé à moi, je ne suis pas spécialiste des volatiles. Vous feriez mieux de vous adresser à Iéméliane Ivanovitch Portougalov, de l’Université I. Personnellement, je sais fort peu de choses…

     Bronski eut un sourire ravi pour donner à comprendre qu’il avait saisi la plaisanterie du cher professeur. « Blague : fort peu ! » nota-t-il sur son bloc.

     — Au demeurant, si ça vous intéresse, soit ! Les poules, ou encore les oiseaux à crête… sont un genre d’oiseaux appartenant à l’ordre des gallinacés25. À la famille des faisans…  dit Persikov d’une voix sonore, en regardant non pas Bronski mais au loin, à un auditoire présumé de quelque mille personnes… — à la famille des faisans… des phasianidés25. Ce sont des oiseaux présentant une crête charnue et deux lobes sous la machoire inférieure… hum… bien qu’ils en aient parfois aussi un sous le menton27… Bon, que dire encore. Les ailes sont courtes et arrondies… La queue est d’une longueur moyenne, un peu étagée, je dirais même en forme de toit, les pllumes du milieu sont recourbées, falciformes… Pancrace… ramène de la salle des modèles le N° 705, le coq vu en coupe… mais vous n’en avez pas besoin ?… Pancrace, laisse le modèle… Je vous répète que je ne suis pas un spécialiste, allez voir Portougalov. Alors monsieur18, personnellement, je connais six espèces de poules sauvages… hum… Portougalov en sait davantage… vivant en Inde et sur l’archipel malais. Par exemple le coq bankiva ou Kazintou28, on le trouve dans les contreforts de l’Himalaya, dans toute l’Inde, en Assam, en Birmanie… Le coq à queue fourchue ou Gallus Varius29, qu’on trouve à Lombok, Sumbawa et Florès. Et, sur l’île de java, nous avons le remarquable coq Gallus Aeneus ; au sud-est de l’Inde, je peux vous recommander le superbe coq de Sonnerat… Je vous montrerai plus tard un dessin. En ce qui concerne Ceylan, nous y trouvons le coq de Stanley, qu’on ne trouve plus nulle part ailleurs.

     Assis, les yeux écarquillés, Bronski écrivait à toute vitesse.

     — Il faut vous faire part d’autre chose ?

     — J’aurais voulu apprendre quelque chose sur les maladies des poules, dit tout doucement Alfred.

     — Hum, ce n’est pas moi le spécialiste… demandez à Portougalov… Enfin… il y a les cestodes, les trématodes, l’ixode galeux, l’acarien demodex, la tique des oiseaux, le pou des poules ou mallophage, les puces, le choléra des poules, l’inflammation diphtérico-striduleuse des muqueuses… la pneumoconiose, la tuberculose, les teignes des poules… ce n’est pas ça qui manque… (des étincelles jouaient dans les yeux de Persikov), les empoisonnements, par la ciguë, par exemple, les tumeurs, le rachitisme, la jaunisse, le rhumatisme, la spore d’Achorion Schönleini… une maladie très intéressante. Pendant l’affection, il se forme sur la crête de petites taches semblables à de la moisissure…

     Bronski essuya la sueur sur son front avec un mouchoir de couleur.

     — Et, à votre avis, professeur, quelle est la cause de la catastrophe actuelle ?

     — Quelle catastrophe ?

     — Comment, alors vous n’avez pas lu, professeur ? s’étonna Bronski, qui sortit de sa serviette une feuille toute froissée des Izvestia.

     — Je ne lis pas les journaux, répondit Persikov en se renfrognant.

     — Mais pourquoi, professeur ? demanda gentiment Alfred.

     — Parce qu’ils publient des absurdités, répondit sans hésiter Persikov.

     — Vraiment, professeur ? murmura doucement Bronski en dépliant la feuille.

     — Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Persikov, qui se leva, du coup. Les étincelles jouaient maintenant dans les yeux de Bronski. Il souligna d’un ongle vernis et effilé le titre d’une taille incroyable qui s’étalait sur toute la largeur de la page du journal : 


Peste des poules dans la République


     — Comment cela ? demanda Persikov en remontant ses lunettes sur son front…  






Notes


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kostroma
    Il y a dans le nom originel, Troïtsk, une référence à la Sainte-Trinité. Le nom substitué provient de celui de Stieklov (en français : Duverre), pseudonyme littéraire d’un journaliste et écrivain bolchevik d’origine juive, Nakhamkiss, né en août 1873 à Odessa, arrêté en 1938 et mort en prison en septembre 1941, de dénutrition et de dysenterie. Réhabilité en 1956.
  2. Rue de la cathédrale…
  3. Coopérative de production. Progressivement remplacé par les kolkhozes. 
  4. Alexandre Tchitchkine (1862-1949), entrepreneur russe, millionnaire, « Roi du lait ». Un temps émigré à Paris après la nationalisation de son entreprise en1918, il retourna en Russie en 1922 – il avait avant 1917 rendu service à certains bolcheviks, dont Molotov – et refit des affaires pendant la NEP, tout en étant consultant pour le Commissariat au commerce ; un moment en disgrâce à la fin de la NEP et se retrouvant au Kazakhstan, il rebondit, fut consultant pour le Commissariat à l’industrie alimentaire, reprit du service dans l’industrie laitière pendant la guerre et fut décoré pour ses quatre-vingts ans…
  5. https://magazine.hortus-focus.fr/blog/2020/05/23/la-brahma-une-poule-facile/
  6. https://poulailler-bio.fr/races-de-poules-a-huppe-ou-huppees/
  7. Depuis le début du chapitre, la voisine appelle la veuve du pope par son patronyme, ce qui est correct entre gens qui se connaissent.
  8. Dans le texte : je mangerai de la terre.
  9. Le rouge est partout : l’intention satirique de l’auteur est claire. Mis le fameux rayon est lui aussi rouge, les sous-entendus de l’auteur, par-delà l’inventivité « à la manière de Wells », vont prendre une coloration plus tragique. Boulgakov doit déjà ruminer son grand œuvre à venir…
  10. Rue très anciennement le lieu où se tenait un marché à la volaille et au gibier. Okhota, c’est la chasse…
  11. Rappelons que pour les bolcheviks, le cinéma était d’une importance extrême, conçu comme un instrument de propagande décisif.
  12. L’auteur s’amuse, car il en portait un lui-même…
  13. Dans le texte, simple transcription en cyrillique du terme français.
  14. Matthieu, 7, 6. On parle plus souvent, en français de confiture donnée aux cochons…
  15. Couleur des billets de vingt-cinq roubles.
  16. Sans doute la meilleure façon de rendre le pluriel de déférence du texte russe, qui dit : « Ils les ont oubliés », au lieu de : « Il les a oubliés ».
  17. Étrangement devenus ici des « bottillons de cuir » dans le Folio-bilingue…
  18. Indiqué par l’initiale sifflée « S » apposée au mot « jeton ». Vieille notation de déférence – parfois ironique, mais pas ici.
  19. Prison principale de Moscou, et siège de la police politique, sur la place du même nom – rebaptisée place Dzerjinski de 1926 à 1990, du nom du fondateur et premier chef de la Tchéka, devenue ensuite G.P.U., puis N.K.V.D. et finalement K.G.B.
  20. La G.P.U.
  21. Diminutif de Vassia (Vassili). La première syllabe est accentuée, cela se prononce : Vassinka. J’en profite (mieux vaut tard que jamais) pour signaler que le nom du professeur est accentué sur la première syllabe, il se prononce : Piérsikoff…
  22. Pour ne plus être dérangé…
  23. On trouve, dans le Folio bilingue cette précision : « pour aller au diable », que je ne retrouve pas sur Internet…
  24. Je saute ici un paragraphe sans grand intérêt, uniquement rencontré dans le Folio bilingue… Il peut y avoir un conflit de versions, j’ai déjà rencontré ce problème en traduisant Tchékhov, qui faisait des corrections sur épreuve…
  25. J’ai appris au passage qu’on disait de nos jours : « Galliformes ».
  26. Phasianidae :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Phasianidae
  27. Une histoire de caroncules que je laisse aux éventuels spécialistes.
  28. J’ai retrouvé le premier terme (coq doré), pas le deuxième…
  29. Coq vert de Java. https://mon-espace-nature.fr/le-coq-vert-de-la-jungle-ou-coq-de-javagallo-verde/





À suivre…

jeudi 17 février 2022

Les Œufs funestes, chapitre IV (Mikhaïl Boulkagov)

 


LA VEUVE DU POPE DROZDOV




     Allez savoir pourquoi, par la faute d’Ivanov, ou simplement du fait que les nouvelles sensationnelles se répandent d’elles-mêmes dans l’atmosphère, toujours est-il que, d’un seul coup, on se mit à parler, dans le chaudron gigantesque de Moscou, du professeur Persikov et de son rayon. En passant, certes, et de façon très vague. La nouvelle de la découverte miraculeuse sautilla comme un oiseau blessé dans la capitale brillant de tous ses feux, tantôt disparaissant, tantôt repartant en flèche, jusqu’à la mi-juin, époque où parut en vingtième page du journal Izvestia1, à la rubrique « Science et technique », un entrefilet parlant du rayon. Il y était dit de façon obscure qu’un célèbre professeur de la IVe Université avait inventé un rayon accroissant de façon incroyable la vitalité des organismes inférieurs, et que des contrôles devaient encore être effectués sur ce rayon. Le nom du savant était bien sûr estropié, il était imprimé : « Pevsikov ».

     Ivanov apporta le journal et montra l’entrefilet à Persikov.

     Pevsikov, grogna Persikov, affairé dans son cabinet autour de la chambre noire – et d’où vient que ces parasites soient au courant ?

     Hélas, de voir estropier son nom ne sauva pas le professeur des événements qui s’ensuivirent, commençant dès le lendemain et déréglant d’emblée la vie de Persikov. 

     Ayant frappé au préalable, Pancrace se montra dans le cabinet et remit à Persikov une somptueuse carte de visite satinée.

     — Il est là, ajouta timidement Pancrace.

     La carte portait, imprimé en caractères élégants :


Alfred Arkadiévitch Bronski


Collaborateur des revues moscovites

La lueur rouge, Le Piment rouge, La Revue rouge, Le Projecteur rouge,

et du journal Moscou-Soir rouge


     — Envoie-le se faire voir, dit Persikov d’une voix monotone en jetant la carte sous la table.

     Pancrace tourna les talons, sortit et revint cinq minutes plus tard, le visage douloureux, tenant un deuxième exemplaire de la même carte.

     — Te moquerais-tu de moi ? grinça Persikov, qui se fit menaçant.

     — L’est du Guépéiou2 répondit Pancrace, devenant blême.

     Persikov rafla d’une main la carte qu’il fut bien de déchirer en deux, tandis que son autre main lancer une pince sur la table. La carte portait ces mots rédigés d’une écriture fantasque :


     « Je vous demande pardon et insiste pour que vous me receviez quelques instants, très estimé professeur, pour une affaire publique concernant la presse et le collaborateur de la revue satirique Le Corbeau rouge, éditions du Guépéou. »


     — Amène-le ici, dit Persikov, le souffle coupé tout de suite après.

     Derrière Pancrace venait de surgir un jeune homme au visage gras et rasé de près. Il avait des sourcils frappants, constamment levés, tels ceux d’un Chinois, surmontant de petits yeux d’agate ne regardant pas une seconde l’interlocuteur en face. Il était habillé de façon irréprochable et portait des vêtements à la mode : un veston long, descendant jusqu’aux genoux, un large pantalon en forme de cloche et des souliers vernis d’une largeur exagérée, rappelant des sabots de cheval. Le jeune homme avait dans les mains une canne, un chapeau pointu et un bloc-notes3. 

     — Que désirez-vous ? demanda Persikov d’une voix qui fit aussitôt prendre la porte à Pancrace. On a bien dû vous dire que j’étais occupé ?

     Pour toute réponse, le jeune homme s’inclina deux fois devant le professeur, une fois du côté gauche et une fois du côté droit, puis ses petits yeux roulèrent dans tout le cabinet, et le jeune homme inscrivit aussitôt une marque sur son bloc-notes.

     — Je suis occupé, dit le professeur en regardant d’un air dégoûté les petits yeux du visiteur, sans aucun résultat car les petits yeux restaient insaisissables. 

     — Je vous demande mille fois de m’excuser pour cette intrusion, très honoré professeur, dit le jeune homme d’une voix fluette ; je vous fais perdre de votre temps précieux, mais la nouvelle de votre formidable découverte, dont le retentissement est mondial, oblige notre revue à vous prier d’apporter quelques éclaircissements.

     — Quoi mondial, de quels éclaircissements parlez-vous ? gémit Persikov, devenu tout jaune, d’une voix criarde. Je ne suis pas obligé de vous donner des explications, ni rien de tel… Je suis occupé… terriblement occupé.

     — Sur quoi travaillez-vous donc ? demanda avec suavité le jeune homme en faisant une deuxième marque sur son bloc-notes.

     — Mais je… que faites-vous ? Vous voulez publier quelque chose ?

     — Oui, répondit le jeune homme qui se mit brusquement à écrire en toute hâte sur son bloc.

     — Premièrement, je n’ai pas l’intention de publier quoi que ce soit avant d’avoir fini mon travail… Deuxièmement, d’où tenez-vous tout cela ?…
     Persikov eut soudain l’impression de perdre pied.

     — Est-ce vrai, ce qu’on annonce, que vous avez découvert le rayon d’une nouvelle vie ?

     — De quelle nouvelle vie parlez-vous, qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? s’emporta le professeur. Le rayon sur lequel je travaille est loin d’avoir été suffisamment étudié, on n’a rien encore découvert, en fait ! Il est possible qu’il élève l’activité vitale du protoplasme…

     — De combien ? s’empressa de demander le jeune homme.

     Peersikov perdit définitivement contenance…

     « Drôle de type. Quelle histoire, tout de même ! »

     — En voilà des questions sans intérêt ! Disons, peut-être d’un facteur mille !…

     Une joie rapace brilla fugitivement dans les petits yeux du jeune homme.

     — Obtient-on des organismes gigantesques ?

     — Mais non, rien de tel ! Bon, à vrai dire, les organismes que j’ai obtenus sont d’une taille inhabituelle, ils sont plus grands… Bon, ils possèdent certaines propriétés nouvelles… Mais l’essentiel, ici, n’est pas la taille, mais l’incroyable rapidité avec laquelle ils se reproduisent, dit pour son malheur Persikov qui prit peur aussitôt après. Le jeune homme avait couvert une page entière, il la tourna et se remit à écrire.

     — Vous n’allez pas écrire ça ! fit entendre d’une voix sifflante un Persikov au désespoir, capitulant et se rendant compte qu’il était entre les mains du jeune homme. — Qu’est-ce que vous écrivez ?

     — Est-il vrai qu’on puisse obtenir en quarante-huit heures, à partir d’œufs, deux millions de têtards ?

     — À partir d’œufs en quelle quantité ? cria Persikov, voyant rouge à nouveau ; vous avez déjà vu un œuf… disons un œuf de rainette ?

     — D’une demi-livre ? demanda le jeune homme sans s’émouvoir.

     Persikov s’empourpra.

     — Qui mesure de la sorte, sapristi ? Qu’est-ce que vous racontez ? Bon, évidemment, en prenant une demi-livre d’œufs de grenouille… alors, si vous voulez… bigre, oui, de cet ordre-là, peut-être même beaucoup plus !

     Des diamants brillèrent dans les yeux du jeune homme qui noircit d’un seul trait une nouvelle page.

     — Est-il vrai que cela va provoquer une révolution mondiale dans l’élevage ?

     — En voilà une question de journaliste ! hurla Persikov ; et d’ailleurs, je ne vous autorise pas à écrire des âneries. Je vois à votre expression que vous êtes en train d’écrire des choses abominables !

     — Je vous demande le plus instamment une photo, professeur, dit le jeune homme en refermant bruyamment son bloc-notes.

     — Quoi ? Ma photo ? Pour vos petites revues ? À côté des diableries que vous écrivez ? Non, non, non…  Et je suis occupé… Je vous prierai de me laisser !

     — Une vieille, même. Et nous vous la rendrions sur-le-champ.

     — Pancrace ! cria le professeur, fou de rage.

     — J’ai bien l’honneur de vous saluer, dit le jeune homme, et il disparut. 

     Au lieu de Pancrace, on entendit derrière la porte un étrange et régulier grincement de machine, un choc métallique se répétant sur le plancher, et l’on vit entrer dans le cabinet un homme extraordinairement corpulent qui portait une blouse et un pantalon taillés dans du tissu pour couverture. Sa jambe gauche, artificielle, roulait et claquait, et il avait une serviette dans les mains. Son visage rond et glabre, couvert comme une galantine d’une gelée jaunâtre, arborait un sourire affable. Il s’inclina de façon militaire devant le professeur puis se redressa, ce qui fit claquer sa jambe comme un ressort. Persikov en resta muet.

     — Monsieur le Professeur, commença l’inconnu d’une voix agréable, un peu voilée, pardonnez à un simple mortel de violer votre retraite.

     — Vous êtes reporter ? demanda Persikov. Pancrace !!!

     — Nullement, monsieur le Professeur, répondit le gros bonhomme ; permettez que je me présente : capitaine au long cours et collaborateur du journal Le Messager de l’Industrie près le Conseil des commissaires du peuple.

     — Pancrace !!! cria Persikov d’une voix hystérique, cependant que dans un coin, le téléphone émettait un signal rouge et produisait une sonnerie étouffée. — Pancrace ! répéta le professeur ; allo, j’écoute.

     — Verzeihen Sie bitte, Herr Professor, grinça le téléphone en allemand, dass ich störe. Ich bin Mitarbeiter des “Berliner Tageblatt”…

     — Pancrace ! cria le professeur dans le téléphone, bin momental sehr beschäftig und kanne Sie deshalb, jetzt nicht empfangen5 !… Pancrace !!!

     Les coups de sonnette à la grande entrée de l’Institut commencèrent à cette époque.


     « Meurtre cauchemardesque rue Bronnaïa6 !!! » s’égosillaient des voix forcées et enrouées, se démenant au beau milieu des roues et des éclairs des phares sur le pavé échauffé par la journée de juin. « Maladie cauchemardesque des poules de la veuve de pope Drozdova, avec son portrait !… Découverte cauchemardesque, le rayon de la vie du professeur Persikov !!! »

     Persikov se jeta en avant, passant presque sous une automobile, et attrapa d’un geste furieux un journal.

     — C’est trois kopecks, citoyen ! cria le gamin qui, se faufilant dans la foule sur le trottoir se remit à brailler : »Le Soir rouge ! Découverte du rayon X !!! »

     Abasourdi, Persikov déplia le journal et se colla à un réverbère.en haut à gauche en page deux, encadré en gras, un chauve au regard aveugle, aux yeux égarés et à la mâchoire pendante lui tomba sous les yeux, création artistique d’Alfred Bronski. « V. I. Persikov, celui qui a découvert l’énigmatique rayon rouge », annonçait la légende sous le dessin. Plus bas, sous le titre « Une énigme mondiale », l’article débutait ainsi :

     « “Asseyez-vous”, nous dit aimablement l’éminent savant Persikov… »

     En-dessous de l’article se pavanait la signature : « Alfred Bronski (Alonzo) ».

     Une lumière verdâtre s’éleva au-dessus du toit de l’université, en lettres de feu surgirent dans le ciel les mots Le journal parlant, et la foule envahit aussitôt la rue Mokhovaïa.

     « “Asseyez-vous !!!” hurla soudain dans un haut-parleur sur le toit une voix grêle et désagréable au plus haut point, semblable à la voix d’Alfred Bronski, mais mille fois plus forte. “Asseyez-vous !!!”, nous dit aimablement l’éminent savant Persikov ! Je voulais depuis longtemps présenter au prolétariat de Moscou les résultats de ma découverte… »

     Un léger grincement mécanique retentit derrière le dos de Persikov, et quelqu’un le tira par la manche. En se retournant, il aperçut le visage rond et jaune du propriétaire de la jambe mécanique. Il avait les yeux larmoyants et ses lèvres tremblaient.

     — À moi, monsieur le Professeur, vous n’avez pas souhaité présenter les résultats de votre stupéfiante découverte, dit-il tristement et avec un profond soupir. J’ai perdu quinze roubles.

     Il regardait tristement vers le toit de l’université, gueule noire où se démenait l’invisible Alfred. Bizarrement, Persikov eut pitié du gros homme. 

     — Je ne lui ai jamais dit de s’asseoir ! grommela-t-il, attrapant avec haine les mots dans le ciel. C’est juste un effronté comme on en voit peu ! Vos voudrez bien me pardonner, mais, vraiment, quand on fait irruption alors que vous travaillez… Je ne dis pas cela pour vous, bien sûr…

     — Vous pourriez peut-être me donner au moins la description de votre chambre noire, monsieur le Professeur ? dit avec une obséquiosité triste l’homme mécanique ; maintenant tout cela vous est égal…

     « À partir d’une demi-livre d’œufs de grenouille, il naît une telle quantité de têtards qu’il est absolument impossible de les compter », rugissait l’homme invisible dans le haut-parleur.

     « Tou-tou », faisait la voix assourdie des automobiles dans la rue Mokhovaïa.

     « Ho-ho-ho… Voyez un peu ça, ho-ho-ho », bruissait la foule, tête en l’air.

     — Vous entendez cette canaille ? Hein ? bougonna Persikov, frémissant d’indignation, à l’adresse de l’homme mécanique. Qu’en dites-vous ? Mais je vais déposer une plainte contre lui !

     — C’est révoltant ! acquiesça le gros homme. 

     Un rayon violet extrêmement éblouissant vint blesser les yeux du professeur, et tout s’enflamma autour de lui : le réverbère, un bloc de pavés de bois, un mur jaune, des visages de curieux.

     — C’est vous qu’on filme, monsieur le Professeur, chuchota, transporté, le gros homme qui se pendit à la manche du professeur comme un poids en fonte. Il y eut en l’air un crépitement.

       Ah, qu’ils aillent tous au diable ! s’exclama plaintivement Persikov en s’extrayant de la foule, le poids en fonte toujours accroché à lui. « Hep ! Taxi ! Rue Pretchistenka ! »

     Un vieux tacot à la peinture écaillée, un modèle de 1924, fit entendre des borborygmes près du trottoir, et le professeur grimpa dans le landau en s’efforçant de détacher de lui le gros homme.

     — Vous me gênez, bougonnait-il tout en protégeant ses yeux de la lumière violette avec ses poings.  

     « Vous avez lu ?! Ils gueulent quoi ?… Le professeur Persikov et ses mioches égorgés dans la rue petite-Bronnaïa !… » criait-on dans la foule aux alentours.

     — Je n’ai pas de mioches, pas le moindre, enfants de putains ! vociféra Persikov, qui tomba soudain dans le champ d’un appareil noir qui le mitrailla de profil, la bouche ouverte et les yeux furibonds.

     « Krrr… tou… krrr… tou, cria le taxi en se frayant un chemin dans la foule.

     Le gros père s’était déjà installé dans le landau et tenait chaud, de côté, au professeur.








     

     



Notes


  1. Les Nouvelles.
  2. Pancrace écorche l’acronyme redoutable de la G. P. U., la police politique.
  3. La description du personnage s’inspirerait, d’après Françoise Flamant, de l’apparence physique de l’écrivain Ievguéni Petrov, collègue de Boulgakov au journal Goudok*, beau-frère de Valentin (Petrovitch) Kataïev et futur associé d’Ilia Ilf. Voir Le Veau d’or, sur ce blog.
    * Voir https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/281221/trois-textes-de-mikhail-boulgakov
  4. Le personnage du capitaine Stepanov s’inspire d’un autre collègue de Boulgakov, qui avait une jambe artificielle (indication trouvée dans la préface de F. Flamant, j’ai pu retrouver cela en russe).
  5. Les répliques en allemand sont, dans le texte, transcrites en cyrilliques. « Excusez-moi, je vous prie, de vous déranger, monsieur le Professeur. Je suis un collaborateur du journal Berliner Tageblatt*… — Je suis très occupé en ce moment et je ne puis vous recevoir maintenant. » (traduction trouvée dans le bilingue Folio)
    * https://fr.wikipedia.org/wiki/Berliner_Tageblatt
  6. L’année précédente, en 1923, Boulgakov avait rédigé un article de presse au sujet d’un tueur en série à Moscou. C’est le troisième des textes dont il est question à la note 3.