vendredi 11 février 2022

Les Œufs funestes (Mikhaïl Boulgakov)

     Achevé en octobre 1924 et paru au début de 1925, ce texte forme la deuxième des nouvelles que l’auteur qualifiait lui-même de « fantastiques ». Mais, là où la première, Endiablade n’est, comme l’écrit Françoise Flamant – qui a revu et complété d’une préface et de notes la traduction d’Édith Scherrer en Folio bilingue –, qu’une « pochade satirique », Les Œufs funestes (Les Œufs fatidiques ou Les Œufs de Destin dans d’autres traductions) nous offre un récit extrêmement complexe, où s’entremêlent l’influence de l’écrivain H.G. Wells, fort apprécié en Russie soviétique, la critique de l’état des choses – arbitraire du bureaucratisme et crise du logement, la description critique du monde de la N.E.P. est à venir – en URSS et enfin le thème de la biologie qui continuait à passionner l’auteur même après qu’il avait abandonné la carrière médicale commencée dans de terribles conditions, racontées dans les Récits d’un jeune médecin et Morphine





———————————————————————





Chapitre I


CURRICULUM VITAE DU PROFESSEUR PERSIKOV




     Au soir du 16 avril 1928, le professeur Persikov, enseignant à la IVe Université d’État1 et directeur de l’Institut de zoologie de Moscou, entra dans son cabinet, dans ce même Institut, rue Herzen2. Le professeur alluma le globe dépoli au plafond et regarda autour de lui. 

     On doit considérer comme le début de l’épouvantable catastrophe précisément cette soirée néfaste, de même qu’il faut voir comme cause première de ladite catastrophe précisément le professeur Vladimit Ipatiévitch Persikov. 

     Il avait tout juste cinquante-huit ans. Sa tête était remarquable : un pilon chauve, avec des touffes de cheveux jaunâtres en saillie sur les côtés. Son visage était rasé de près, sa lèvre inférieure avançait. Ce qui lui donnait perpétuellement un air un peu capricieux. Son nez rouge était chaussé de petites lunettes de style ancien à monture d’argent, ses petits yeux brillaient, il était grand et voûté. Il parlait d’une voix grêle, à la fois grinçante et coassante, et possédait, entre autres bizarreries, cette singularité : lorsqu’il parlait avec une assurance pleine d’autorité, il clignait des yeux et repliait en crochet l’index de sa main droite. Et comme il s’exprimait toujours avec assurance, vu que son érudition, dans sa partie, était absolument phénoménale, les interlocuteurs du professeur Persikov avaient très souvent le crochet devant les yeux. Quant à ce qui ne relevait pas de sa partie, laquelle comprenait la zoologie, l’embryologie, l’anatomie, la botanique et la géographie, le professeur Persikov n’en parlait presque pas.

     Le professeur Persikov ne lisait pas les journaux, il n’allait pas au théâtre, et sa femme s’était enfuie avec un ténor de l’opéra Zimine3 en 1913, en lui laissant le mot suivant :


     « Tes grenouilles suscitent en moi un insupportable frisson de dégoût. Toute ma vie elles vont me rendre malheureuse. »

     

     Le professeur ne s’était pas remarié, et n’avait pas d’enfants. il se mettait très facilement en colère, mais n’était pas rancunier, il aimait le thé à la mûre arctique, habitait rue Pretchistenka dans un appartement de cinq pièces dont l’une était occupée par une vieille gouvernante toute desséchée, Maria Stepanovna, qui veillait sur le professeur comme une nounou.

     En 1919, on retira au professeur trois des cinq pièces4. Il déclara alors à Maria Stepanovna :

     — S’ils ne mettent pas un terme à ces horreurs, Maria Stepanovna, je partirai à l’étranger.

     Si le professeur avait donné suite à ce plan, nul doute qu’il se serait recasé sans la moindre difficulté, obtenant une chaire de zoologie dans n’importe quelle université du monde, car c’était un savant d’une envergure exceptionnelle pour   tout ce qui touchait plus ou moins aux batraciens et aux amphibiens, égalé seulement par les professeurs Willam Wekkle à Cambridge et Giacomo Bartolomeo Beccari à Rome. En dehors du russe, le professeur lisait en quatre langues, et il parlait l’allemand ou le français aussi bien que le russe. Persikov ne réalisa pas son dessein de partir à l’étranger, et l’année 1920 fut encore pire que l’année 1919. Des événements se produisirent, et en plus, à la file. La Grande Nikitskaïa fut rebaptisée rue Herzen. Puis l’horloge encastrée dans un mur de la maison à l’angle des rues Herzen et Mokhovaïa s’arrêta à onze heures et quart. Et enfin, dans les terrariums de l’Institut de zoologie, crevèrent, faute d’avoir supporté toutes les perturbations de cette illustre année, huit magnifiques spécimens de rainettes pour commencer, suivis de quinze crapauds ordinaires et, pour finir, d’un spécimen absolument unique de crapaud du Surinam5.

     Immédiatement après les crapauds, dont l’anéantissement avait épuisé cette première espèce d’amphibiens appelée à juste titre « classe des amphibiens anoures », l’inamovible gardien de l’Institut, le vieux Vlass, ne faisant pas partie de la classe des amphibiens, émigra à son tour dans un monde meilleur. Du reste, la cause de sa mort était la même que pour les pauvres batraciens, et Persikov en fit immédiatement le diagnostic :

     — Famine7 !

     Le savant avait absolument raison : Vlass devait être nourri avec de la farine, et les crapauds avec des vers de farine, mais la disparition de la première avait entraîné la disparition des seconds. Persikov tenta d’alimenter les vingt spécimens de rainettes qui restaient avec des cafards, mais ces derniers s’étaient également volatilisés, montrant par là leur haine du communisme de guerre. Si bien qu’il fallut aussi jeter ces derniers spécimens dans les fosses d’aisances, dans la cour de l’Institut. 

     Ces morts, notamment celle du crapaud du Surinam, firent un effet indescriptible sur Persikov. Étrangement, il en attribua l’entière responsabilité au commissaire du peuple à l’Instruction publique de l’époque8. 

     Debout, en chapka et en caoutchouc dans un couloir de l’Institut se transformant en frigorifique, Persikov disait à son assistant Ivanov, gentleman des plus élégants à la barbiche blonde taillée en pointe :

     — Piotr Stepanovitch, pour cela, le tuer serait encore peu de chose ! Tout de même, que font ces gens ? Ils vont perdre l’Institut ! Non ? Un mâle incomparable, un exemplaire unique de Pipa americana5, long de treize centimètres…

     La suite fut encore pire. Après la mort de Vlass, les fenêtres de l’Institut gelèrent complètement, au point que des fleurs de givre en recouvraient les vitres, à l’intérieur. Les lapins crevèrent, de même que les renards, les loups, les poissons et toutes les couleuvres, de la première à la dernière. Persikov commença par garder le silence des journées entières, puis il contracta une pneumonie, sans en mourir. Une fois guéri, il vint deux fois par semaine à l’Institut ; dans la salle ronde où il faisait invariablement, sans qu’on en sût la raison, moins cinq, indépendamment de la température régnant au dehors, il donna, en caoutchoucs et portant une chapka à oreillettes et un cache-nez, et en exhalant une vapeur blanche, un cycle de cours à huit auditeurs sur le thème : « Les reptiles des Tropiques ». Tout le reste du temps, Persikov restait chez lui, allongé sur un divan dans une pièce bourrée de livres entassés jusqu’au plafond, couvert d’un plaid, toussant et fixant la gueule du petit poêle enflammé que Maria Stepanovna alimentait avec des chaises dorées, et il repensait au crapaud du Surinam.

     Mais, en ce bas-monde, tout a une fin. L’année 1920 se termina, l’année 1921 également, et 1922 vit le début d’une sorte de mouvement en sens inverse10. Tout d’abord, à la place du défunt Vlass apparut Pancrace, gardien zoologique encore jeune mais très prometteur, et l’on commença à chauffer un peu l’Institut. Et cet été-là, Persikov, aidé de Pancrace, attrapa au bord de la Kliazma11 quatorze crapauds ordinaires. La vie se remit à bouillonner dans les terrariums… En 1923, Persikov donnait déjà  huit cours chaque  semaine : trois à l’Institut et cinq à l’Université ; en 1924, treize cours par semaine, en plus de ceux qu’il donnait dans les facultés ouvrières12, et il s’illustra au printemps 1925 en collant aux examens soixante-seize étudiants, tous recalés à cause des amphibiens :

     — Ainsi, vous ignorez ce qui distingue les amphibiens des reptiles ? disait Persikov. Jeune homme, c’est tout simplement ridicule. Les amphibiens n’ont pas de reins pelviens. Il leur manque les reins. Eh oui, monsieur. C’est honteux. Vous êtes sans doute marxiste ?

     — Marxiste, répondait le recalé d’une voix mourante.

     — Eh bien, à cet automne, s’il vous plaît, disait poliment Persikov, avant de crier avec entrain à Pancrace : « Le suivant ! »

     Tout comme les amphibiens revivent la première fois qu’il pleut abondamment après une longue période de  sécheresse, le professeur Persikov se ranima en 1926, lorsqu’une compagnie mixte russo-américaine construisit au centre de Moscou, en partant de l’angle du passage Gazetny et de la rue Tverskaïa, quinze immeubles de quatorze13 étages, ainsi que trois cents cottages ouvriers, de huit appartements chacun, en banlieue, ce qui mit fin une fois pour toutes14 à la terrible et ridicule crise du logement qui avait tellement fait souffrir les Moscovites dans les années 1919-1925.

     En général, ce fut un été remarquable pour Persikov, et il lui arrivait de se frotter les mains avec un petit rire ravi en repensant à l’époque où il devait se serrer dans deux pièces avec Maria Stepanovna. À présent, le professeur avait récupéré ses cinq pièces, il avait pris ses aises en y disposant ses deux mille cinq cents livres, ses animaux empaillés, ses diagrammes, ses préparations, et il avait allumé la lampe verte sur le bureau, dans son cabinet. 

     L’Institut lui aussi, était méconnaissable : il avait été couvert d’une peinture crème, une canalisation spéciale amenait l’eau à la pièce des batraciens, les vitres avaient été remplacées par des glaces, on avait reçu cinq nouveaux microscopes, des tables en verre pour les préparations, des globes à réverbération de deux mille bougies15, des réflecteurs et enfin des armoires pour le musée.

     Persikov était de nouveau en vie, et le monde entier l’apprit de façon inopinée pas plus tard qu’en décembre 1926, avec la parution d’une brochure intitulée :


     Retour sur la question de la reproduction des polyplacophores ou chitons, 126 pages. Bulletin de la IVe Université.


     Et, à l’automne 1927, fut publié un ouvrage capital de 350 pages, traduit en six langues dont le japonais :


     Embryologie des pipas, des pélobates16 et des grenouilles. Prix 3 roubles. Éditions d’État.


     À l’été 1928, il se produisit cette incroyable, cette horrible chose…


     




Notes


  1. Imaginaire. Il n’y en a que deux, à l’époque (note due à Françoise Flamant).
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Herzen
  3. Opéra privé fondé en 1904 par l’entrepreneur Sergueï Zimine. Il connut diverses péripéties, pour être rattaché au Bolchoï à partir de 1924, Zimine ayant le statut de consultant artistique.
  4. Crise du logement dans les villes, afflux de gens venant des campagnes dévastées. Boulgakov vécut longtemps dans une pièce à l’intérieur d’un appartement communautaire surpeuplé, avec prostituée, animaux divers et distillerie clandestine. Il s’en plaignait amèrement.
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pipa_pipa
  6. C’est l’époque du « communisme de guerre », extrêmement dure, marquée par la famine, la maladie et des hivers terribles.
  7. Le terme russe du texte est plus ironique : famine animale, disette de fourrage.
  8. Lounatcharski : https://fr.wikipedia.org/wiki/Anatoli_Lounatcharski
  9. À cette époque, faute de bois de chauffage, le mobilier y passait, on arrachait les lattes de parquet et l’on brûlait les livres…
  10. La NEP a été lancée au printemps 1921, après l’écrasement de la révolte de Kronstadt par les troupes commandées par Toukhatchevski sous la direction politique de Trotski.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kliazma
  12. Établissements préparant les travailleurs soviétiques à l’enseignement supérieur, de 1919 au milieu des années trente.
  13. Le quinze est répété dans le texte, car on compte le rez-de-chaussée, en russe.
  14. Très douteux, vu les « appartements communautaires » qui suivirent.
  15. Ancienne unité de luminosité. Le terme russe est ambigu. On trouve « 2 000 watts » chez É. Scherrer et F. Flamant, ce qui est peut-être beaucoup.
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9lobate_brun








Chapitre II


LA VOLUTE COLORÉE




     Le professeur alluma donc le globe et regarda autour de lui. Il alluma un réflecteur sur la longue table à expériences, passa une blouse blanche, fit tinter quelques instruments sur la table…

     Bon nombre des trente mille automobiles en circulation à Moscou en 1928 passaient par la rue Herzen en produisant un son doux sur ses lisses pavés de bois, et à chaque minute un tramway, le 16, le 22, le 48 ou le 53, y roulait en grondant et en grinçant en direction de la rue Mokhovaïa. Il envoyait le reflet de ses feux multicolores dans les glaces du cabinet, et l’on voyait en hauteur, à côté du lourd bonnet sombre de l’église du Christ-Sauveur, un pâle et brumeux croissant de lune. 

     Lequel n’intéressait pas plus que le bourdonnement émis par le Moscou printanier le professeur Persikov. Il était assis sur un tabouret tournant tripode et, de ses doigts brunis par le tabac, faisait tourner la crémaillère d’un superbe microscope Zeiss dans lequel était disposée une préparation ordinaire et non colorée d’amibes fraîches. Alors que Persikov passait d’un grossissement de cinq à dix mille, la porte s’entrouvrit, une barbiche en pointe se montra, suivie d’un protège-poitrine en cuir, et l’assistant l’appela :

     — Vladimir Ipatitch1, j’ai installé un mésentère, vous ne voulez pas y jeter un coup d’œil ?

     Persikov descendit vivement de son tabouret en laissant la crémaillère à mi-chemin, et passa dans le cabinet de son assistant en roulant sans hâte une cigarette entre ses doigts. Sur une table de verre, à moitié étouffée, morte de peur et de douleur, une grenouille était crucifiée sur un support en liège, et ses entrailles à la transparence de mica, sorties de son ventre ensanglanté, s’étiraient sous le microscope. 

     — Très bien ! fit Persikov en collant son œil à l’oculaire de l’appareil.

     Il y avait évidemment quelque chose de très intéressant à observer dans le mésentère de la grenouille, où l’on pouvait d’un coup d’œil voir les globules du sang circuler avec vivacité dans le flux des vaisseaux; Persikov en oublia ses amibes et resta collé une heure et demie au verre du microscope, en alternance avec Ivanov. Les deux savants, ce faisant, échangeaient avec animation des propos incompréhensibles pour le commun des mortels.

     Persikov se détacha finalement du microscope en disant :

     — Le sang coagule, rien à faire.

     La grenouille remua péniblement la tête, et dans ses yeux qui s’éteignaient se lisait clairement : « Vous n’êtes que des salauds… »

     Dégourdissant ses jambes ankylosées, Persikov se leva, revint dans son cabinet, bâilla, frotta ses paupières constamment enflammées et, se rasseyant sur son tabouret, jeta un coup d’œil dans le microscope ; ses doigts se portèrent à la crémaillère dont il s’apprêtait à faire tourner la vis, mais il fut arrêté dans son geste. De son œil droit, Persikov voyait un disque d’un blanc un peu brouillé dans lequel se trouvaient les amibes pâles et troubles, mais une volute colorée, semblable à une boucle de cheveux féminins, siégeait au centre du disque. Cette volute, aussi bien Persikov que des centaines de ses élèves l’avaient vue bien des fois, et personne n’y avait prêté attention, il n’y avait aucune raison de s’y intéresser. Ce petit faisceau de lumière colorée ne faisait que gêner l’observation et montrait que  la préparation était floue, que l’image n’était pas au point. On l’effaçait donc sans pitié d’un simple tour de vis, en éclairant le champ d’observation d’une lumière blanche et uniforme. Les longs doigts du zoologiste se refermaient déjà sur la rainure de la vis lorsqu’ils eurent une soudaine hésitation et s’en détachèrent. Cela parce que l’œil droit de Persikov, brusquement alarmé, était saisi d’un étonnement teinté même d’anxiété. Pour le malheur de la république, ce n’était pas une médiocrité dépourvue de talent qui se tenait près du microscope, c’était le professeur Persikov ! Toute sa vie, toutes ses pensées se trouvaient concentrées dans son œil droit. L’être supérieur observa l’être inférieur quelque cinq minutes, dans un silence minéral, s’épuisant à garder l’œil rivé sur la préparation dont l’image manquait de netteté. Les alentours étaient silencieux. Pancrace dormait déjà dans sa chambre aménagée dans le vestibule, et, une seule fois, les vitres d’armoires lointaines tintinnabulèrent avec une douce musicalité : c’était Ivanov qui, en partant, avait fermé à clé son cabinet. La porte d’entrée gémit derrière lui. Après quoi, la voix se fit entendre. À qui parlait-il ? Mystère.

     — Qu’est-ce donc ? Je n’y comprends rien…

     Un camion attardé passa dans la rue Herzen et fit trembler les vieux murs de l’Institut. Sur la table, une coupelle plate en verre qui contenait des pinces tinta. Blême, le professeur mit ses mains au-dessus du microscope, tout comme une mère plaçant les siennes au-dessus de son enfant qu’un danger menace. À présent, il n’était plus question pour Persikov de faire tourner la vis, certes non, il redoutait même qu’une force étrangère ne vînt chasser de son champ de vision ce qu’il avait aperçu.  

     La matinée était déjà avancée, un matin blanc avec une bande dorée venant couper le perron crème de l’Institut, quand le professeur abandonna son microscope et, de ses jambes engourdies, s’approcha de la fenêtre. Ses doigts tremblants pressèrent un bouton, et les stores noirs et compacts masquèrent le jour, la nuit sage et savante renaquit dans le cabinet. Jaune et inspiré, Persikov écarta les jambes et déclara en fixant le parquet de ses yeux larmoyants :     

     — Mais comment cela se fait-il ? C’est tout de même prodigieux !… C’est prodigieux, messieurs, dit-il en s’adressant aux crapauds dans le terrarium ; mais les crapauds dormaient et ne répondirent rien.

     Il resta silencieux quelques instants, puis s’approcha de l’interrupteur, releva les stores, éteignit toutes les lampes et regarda dans le microscope. Son visage se tendit, il fronça ses sourcils broussailleux. 

     — Hmm, hmm, il a disparu, marmonna-t-il. Je comprends. Je com-om-prends, dit-il d’une voix traînante en regardant d’un air égaré et inspiré le globe éteint au-dessus de sa tête ; c’est simple.

     Et il baissa de nouveau les stores et ralluma le globe. Ayant regardé dans le microscope, il eut un large sourire joyeux et presque carnassier.

     — Je l’attraperai, dit-il avec importance et solennité en levant un doigt en l'air. Je l’attraperai. Peut-être même à partir du soleil.

     Les stores se levèrent à nouveau. Il y avait à présent du soleil. Il inondait les murs de l’Institut et se couchait de biais sur les pavés de bois de la rue Herzen. Le professeur regardait par la fenêtre et évaluait la position du soleil dans la journée. Tantôt il reculait, tantôt il se rapprochait, dans un mouvement légèrement dansant, et il finit par se mettre à plat ventre sur l’appui de la fenêtre.

     Il s’attela à un travail important et mystérieux. Il couvrit le microscope d’une cloche de verre. À la flamme bleuâtre d’un bec Bunsen, il fit fondre un morceau de cire et scella les bords de la cloche à la table, en imprimant son pouce sur les taches de cire. Il éteignit le bec et sortit en verrouillant la porte de son cabinet.

     Les couloirs de l’Institut étaient dans la pénombre. Le professeur parvint à la chambre de Pancrace et frappa longtemps, en vain. Enfin, derrière la porte, se firent entendre un grognement, tel celui d’un chien enchaîné, des graillonnements et des meuglements, et Pancrace parut dans une tache de lumière, en caleçon rayé avec des cordons aux chevilles. Il braqua sur le savant des yeux hagards, poussant encore de petits cris, mal tiré de son sommeil.

     — Pancrace, dit le professeur en le regardant par-dessus ses lunettes, excuse-moi de t’avoir réveillé. Voilà pourquoi : mon ami, demain matin, il est défendu d’entrer dans mon cabinet. J’y ai laissé un travail à ne pas déranger. Compris ?

     — Ou-ou-ouh, com-com-compris, répondit Pancrace, qui n’avait rien compris. Il titubait et grognait.

     — Non, écoute, réveille-toi donc, Pancrace, fit le zoologiste en lui enfonçant légèrement un doigt dans les côtes, ce qui fit naître de l’effroi sur le visage de Pancrace, et comme un semblant d’intelligence dans ses yeux. — J’ai fermé à clé le cabinet, poursuivit Persikov, il ne faut donc pas y faire le ménage avant mon arrivée. Compris ?

     — À vos ordres, dit Pancrace d’une voix sifflante.

     — C’est parfait, recouche-toi.

     Pancrace tourna les talons, disparut derrière la porte et s’écroula aussitôt sur son lit, tandis que le professeur commençait à s’habiller dans le vestibule. Il passa son manteau d’été gris et mit sur sa tête un chapeau mou, puis, repensant à l’image dans le microscope posa les yeux sur ses caoutchoucs et resta quelques secondes à les regarder, comme s’il les voyait pour la première fois. Après quoi, il enfila le gauche et voulut mettre par-dessus le droit, qui ne voulut rien savoir. 

     — Quel hasard extraordinaire qu’il m’ait appelé, dit le savant, autrement je n’aurais rien remarqué. Mais qu’est-ce cela présage ? Seul le diable le sait !…

     Le professeur eut un petit sourire, cligna des yeux en regardant ses caoutchoucs, enleva le gauche et mit le droit.

     — Mon Dieu. Il est même impossible d’imaginer toutes les conséquences…

     Le professeur repoussa avec mépris le caoutchouc gauche qui l’agaçait à force de refuser de passer par-dessus le droit, et alla vers la sortie, chaussé d’un seul caoutchouc. Il perdit aussitôt un mouchoir et sortit en faisant claquer la lourde porte. Sur le perron, il chercha un bon moment ses allumettes en se battant les flancs, finit par les trouver et s’en alla dans la rue, une cigarette non allumée aux lèvres.

     Le savant ne rencontra personne jusqu’à l’église. Arrivé là, le professeur leva la tête et arrima son regard au casque d’or. Le soleil en léchait voluptueusement un côté. 

     — Comment se fait-il que je ne l’ai pas aperçu plus tôt, quel hasard est-ce là ?… Fi, en voilà un imbécile ; baissant la tête, le professeur observa ses pieds différemment chaussés. — Hum… comment faire ? Retourner voir Pancrace ? Non, il n’y aura pas moyen de le réveiller. Ce serait dommage de jeter ce coquin-là. Il va falloir le prendre à la main. Il enleva le caoutchouc et le porta d’un air dégoûté.

     Un trio arriva de la Pretchistenka à bord d’une vieille automobile. Deux d’entre eux étaient ivres et ils avaient sur les genoux une femme au maquillage voyant, en pantalons de soie bouffants à la mode de 1928.

     — Eh, pépère ! cria-t-elle d’une voix grave et un peu rauque, alors, tu as bu ton autre caoutchouc2, hein !

     — On voit que le petit vieux a fait le plein à L’Alcazar, beugla l’ivrogne de gauche ; celui de droite se pencha à moitié hors de l’auto et cria :

     — Dis, papa, la brasserie de nuit de la Volkhonka, elle est ouverte ? On y va !

     Le professeur les regarda avec sévérité par-dessus ses lunettes, la cigarette lui échappa des lèvres et il oublia immédiatement l’existence du trio. Sur le boulevard Pretchistenki3, une percée lumineuse enflamma la coupole du Christ-Sauveur. Le soleil était levé.   






Notes


  1. Pour Ipatiévitch, fils d’Ipati, russification du prénom grec Hypace, ou Hypatios.
  2. Comprendre : tu l’as donné pour payer ta vodka.
  3. Devenu en 1924 le boulevard Gogol : le texte a dû être écrit avant, ou atteste le fait que Persikov n’aime pas ces changements de nom, voir l’histoire du boulevard Herzen au chapitre I. La racine des mots en « prétchist » est la très sainte Vierge…








Chapitre III


PERSIKOV ATTRAPE LE RAYON





     Voici de quoi il s’agissait. Quand le professeur avait approché son œil génial de l’oculaire, il avait, pour la première fois de sa vie, fait attention au fait qu’un rayon se détachait par sa largeur et sa brillance, au sein de la volute colorée. Ce rayon était rouge vif et ressortait de la volute comme une petite pointe, à peu près de la grosseur d’une aiguille.

     Ce fut tout simplement un grand malheur que ce rayon eût retenu quelques secondes l’œil exercé du virtuose.

     À l’intérieur, dans ce rayon, le professeur avait distingué quelque chose de mille fois plus important, quelque chose ayant bien plus de sens que le rayon lui-même, enfant précaire né par hasard d’un mouvement du miroir et de l’objectif du microscope. Son assistant ayant appelé le professeur, grâce à cela les amibes étaient restées une heure et demie sous l’action de ce rayon, et voici ce qui en était résulté : dans le disque, alors que les amibes grenues se trouvant en dehors du rayon gisaient, molles et sans force, là où passait le glaive rouge et acéré, d’étranges phénomènes se produisaient. La vie bouillonnait dans la mince bande rouge. Sortant leurs pseudopodes, les amibes grisâtres s’étiraient de toutes leurs forces en direction de la bande rouge, où elles revivaient littéralement comme par enchantement. Une force mystérieuse leur insufflait la vie. Elles s’attroupaient, luttant entre elles pour se faire une place et accéder au rayon. À cet endroit avait lieu une multiplication effrénée, c’est le terme adéquat. Brisant et renversant toutes les lois connues de Persikov comme les cinq doigts de sa main, elles bourgeonnaient sous ses yeux à la vitesse de l’éclair. Elles se divisaient à l’intérieur du rayon et, en deux secondes, chacune des deux parties devenait un organisme neuf. En quelques instants, ces organismes atteignaient une taille et une maturité suffisante pour donner à leur tour naissance à une nouvelle génération. Dans la bande rouge d’abord, puis dans le disque tout entier, l’espace commença à manquer et ce fut le début d’une lutte inévitable. Les amibes nouveau-nées se jetaient avec fureur les unes sur les autres, se mettaient en pièces et se dévoraient. Les cadavres de celles qui avaient péri dans cette lutte pour la vie stagnaient au milieu des nouvelles. Les plus fortes et les meilleures l’emportaient. Et elles étaient effrayantes, ces meilleures. D’abord, en volume, elles étaient environ deux fois plus grosses que des amibes ordinaires. Ensuite, elles se distinguaient par une sorte de vivacité particulière, et par une méchanceté extraordinaire. Leurs mouvements étaient impétueux, leurs pseudopodes beaucoup plus longs que des normaux, et elles en usaient, soit dit sans exagération, comme les pieuvres le font de leurs tentacules.

     Le deuxième soir, le professeur, blême et les traits tirés de n’avoir pris aucune nourriture, s’étant seulement excité à l’aide des grosses cigarettes qu’il roulait lui-même, étudia la nouvelle génération d’amibes, et le troisième soir, il se mit à l’étude de la source première du phénomène, c’est-à-dire du rayon rouge.

     Le gaz chuintait doucement dans le bec Bunsen, le bruit feutré du trafic se faisait de nouveau entendre dans la rue, et le professeur, intoxiqué par sa centième cigarette, se renversa sur le dossier de son fauteuil tournant.

     — Oui, à présent, tout est clair. Le rayon leur a donné un surcroît de vie. C’est un nouveau rayon que personne n’a étudié jusqu’ici, que personne n’a découvert. Ce qu’il faut éclaircir en premier lieu, c’est s’il est produit seulement par l’électricité, ou si le soleil peut aussi l’engendrer, marmonna Persikov pour lui-même.

     Une autre nuit, et cela fut élucidé. Persikov attrapa trois rayons dans trois microscopes et ne put rien obtenir à partir du soleil ; il s’exprima ainsi :

     — Il faut croire qu’il ne se trouve pas dans le spectre solaire… hum… bon, bref, il faut supposer qu’on peut seulement l’obtenir avec l’éclairage électrique. Il regarda avec amour le globe dépoli au plafond, réfléchit avec fougue et invita Ivanov à venir le rejoindre dans son cabinet. Il lui raconta tout et lui montra les amibes.

     Le maître de conférences Ivanov fut stupéfait, complètement abasourdi : comment une chose aussi simple que cette flèche ténue n’avait-elle pas été remarquée plus tôt, sacrebleu ? Par n’importe qui, par exemple par lui, Ivanov, c’était réellement prodigieux ! Regardez donc…

     — Regardez un peu, Vladimir Ipatitch ! disait Ivanov, collant avec effroi son œil à l’oculaire : que se passe-t-il ?! Elles croissent devant mes yeux… Regardez, regardez…

     — Cela fait trois jours que je les observe, répondit d’un ton inspiré Persikov. 

     Il y eut ensuite entre les deux savants une discussion menant à cette conclusion : le maître de conférences Ivanov se chargeait de construire, à l’aide de lentilles et de miroirs, une chambre noire permettant d’obtenir ce rayon en dehors d’un microscope, et à plus grande échelle. Ivanov comptait bien, il en était même persuadé, que ce fût extrêmement simple. Il obtiendrait le rayon, Vladimir Ipatitch pouvait en être sûr. Une petite anicroche se produisit alors.

     — Piotr Stepanovitch, quand je publierai ce travail, j’écrirai que c’est vous qui avez construit les chambres noires, déclara Persikov en sentant qu’il fallait dissiper la gêne.

     — Oh, c’est sans importance… Cependant, bien sûr…

     Et le petit accroc fut réparé sur-le-champ. À partir de ce moment, le rayon absorba Ivanov à son tour. Tandis que Persikov, amaigri et émacié, passait ses jours et la moitié de ses nuits devant son microscope, Ivanov bricolait dans le cabinet de physique illuminé de lampes, occupé à combiner lentilles et miroirs avec l’aide d’un mécanicien.

     Ayant adressé une demande au Commissariat à l’Instruction publique, Persikov reçut, en provenance d’Allemagne, trois colis contenant des miroirs biconvexes, d’autres biconcaves et mêmes quelques verres polis convexes-concaves. L’aboutissement final fut qu’Ivanov construisit la chambre noire et qu’il y attrapa bel et bien le rayon rouge. Et il faut lui rendre cette justice, il l’attrapa de main de maître : le rayon devint consistant, d’un diamètre de quatre centimètres environ, acéré et puissant.

     Le premier juin, la chambre noire fut installée dans le cabinet de Persikov, et il entreprit avec avidité des expériences sur des œufs de grenouilles éclairés par le rayon. Ces expériences donnèrent des résultats époustouflants. En quarante-huit heures, des milliers de têtards sortirent des œufs. Mais cela n’était encore rien : en vingt-quatre heures, les têtards grandirent de façon extraordinaire, devenant des grenouilles si méchantes et si voraces qu’une moitié d’entre elles fut bouffée par l’autre moitié. Mais les grenouilles survivantes se mirent à frayer sans aucun délai, et, en deux jours et en l’absence de tout rayon, donnèrent naissance à une génération nouvelle et absolument innombrable. Dans le cabinet du savant commença quelque chose d’indescriptible : les têtards en sortaient pour se répandre dans tout l’Institut, dans les terrariums et à même le sol, des chœurs retentissaient dans tous les coins, comme aux abords d’un marais. Pancrace, qui avait déjà sans cela une peur bleue de Persikov, ne ressentait plus à présent à son égard qu’une épouvante le rendant livide. Au bout d’une semaine, le savant sentit lui-même qu’il devenait fou. L’Institut se remplit d’une odeur d’éther et de cyanure de potassium qui fut bien près d’empoisonner Pancrace, ce dernier ayant enlevé inopportunément son masque. Le poison vint finalement à bout de l’exubérante génération paludéenne, et l’on put aérer les cabinets.

     Persikov tint ce discours à Ivanov :

     — Vous savez, Piotr Stepanovitch, l’action du rayon sur le deutoplasme1 et sur l’ovule en général est surprenante.  

     Ivanov, gentleman froid et réservé, interrompit le professeur sur un ton inhabituel :

     — Vladimir Ipatitch, pourquoi dissertez-vous sur de menus détails comme le deutoplasme ? Disons-le carrément : vous avez découvert quelque chose d’inouï. 

     Ce fut au prix d’un effort torturant qu’Ivanov réussit à accoucher de ces mots :

     — Professeur Persikov, vous avez découvert le rayon de la vie ! 

     Une faible rougeur colora les pommettes blêmes et non rasées de Persikov.

     — Allons, allons, bredouilla-t-il.

     — Vous allez vous faire un tel nom… reprit Ivanov, que la tête me tourne.  Vous comprenez, Vladimir Ipatitch, poursuivit-il avec passion, à côté de vous, les héros de Wells ne sont que des balivernes. Je pensais déjà que ce n’étaient que des contes… Vous vous rappelez son livre La Nourriture des dieux2 ?

     — Ah, c’est un roman, répondit Persikov.

     — Eh bien oui, Seigneur, combien célèbre !…

     — Je l’ai oublié, répondit Persikov. Je me souviens de l’avoir lu, mais je l’ai oublié.

     — Comment pouvez-vous ne pas vous en souvenir, regardez plutôt… Et Ivanov ramassa sur la table en verre une grenouille morte aux dimensions incroyables et au ventre gonflé. Elle gardait, par-delà la mort une expression de méchanceté sur le mufle. — Enfin, c’est tout de même monstrueux !

     





Notes


  1. Dans le texte : deutéroplasme. « Partie du cytoplasme renfermant des substances de réserve » (Méd. Biol. t. 1 1970)
  2. Traduit en français sous le titre : Place aux géants. On peut en lire un résumé ici : https://www.babelio.com/livres/Wells-Place-aux-geants/342496







À suivre…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire