mercredi 20 décembre 2023

Le bureau (Ivan Tourguéniev)

     On était en automne1. Cela faisait déjà quelques heures que j’errais dans les champs avec mon fusil, et je ne serais sans doute pas revenu avant le soir à l’auberge, sur la grand-route de Koursk, où m’attendait ma troïka2, si la pluie extrêmement fine et tout aussi froide qui me poursuivait, telle une vieille fille, sans trêve ni pitié, ne m’avait contraint, à la fin, à chercher un abri temporaire à proximité. Tandis que j’en étais encore à me demander de quel côté aller, une hutte basse en bordure d’un champ de pois me tomba soudain sous les yeux. Je m’approchai de la cabane, jetai un coup d’œil sous le toit de chaume et vis un vieillard si décrépit que je repensai aussitôt au bouc mourant que Robinson découvrit dans une caverne de son île. Le vieux était accroupi, clignait ses petits yeux éteints et mâchait rapidement – mais prudemment, comme le font les lièvres – un gros pois qu’il faisait rouler d’un coin de sa bouche à l’autre : le malheureux n’avait plus une seule dent. Cette occupation l’absorbait tellement qu’il ne remarqua pas mon arrivée.

     — Grand-père ! Eh, grand-père ! dis-je.

     Il cessa de mâcher, leva bien haut ses sourcils et fit un effort pour ouvrir les yeux.

     — Quoi3 ? marmonna-t-il d’une voix sifflante.

     — Y a-t-il un village à proximité ? demandai-je.

     Le vieux s’était remis à mâcher. Il ne m’avait pas entendu. Je répétai ma question, d’une voix plus forte.

     — Un village ?… qu’est-ce qu’il te faut ?

     — C’est pour m’abriter de la pluie.

     — Quoi ?

     — M’abriter de la pluie.

     — Oui ! (Il gratta sa nuque tannée.) Bon, alors, marche, dit-il soudain en gesticulant de façon désordonnée : voilà, longe le bois, quand tu l’auras longé, il y aura une route ; laisse-là, cette route, et poursuis en prenant toujours à droite, toujours à droite… Tu seras à Ananiévo. Tu peux aussi tomber sur Sitovka.

     J’avais du mal à comprendre le vieux. Sa moustache le gênait, et sa langue lui obéissait mal.

     — Et toi, d’où es-tu ? lui demandai-je.

     — Quoi ?

     — D’où es-tu ?

     — D’Ananiévo.

     — Que fais-tu donc ici ?

     — Quoi ?

     — Que fais-tu ici ?

     — Je monte la garde.

     — Et que gardes-tu ?

     — Mais les pois.

     Je ne pus m’empêcher de rire.

     — Tu m’en diras tant… Quel âge as-tu ?

     — Dieu seul le sait.

     — Sans doute que tu y vois mal, non ?

     — Quoi ?

     — Tu y vois mal, non ?

     — Mal. Ça arrive aussi que je n’entende pas.

     — Alors, comment peux-tu monter la garde ?

     — Faut voir avec les chefs.

     « Les chefs ! » me dis-je en regardant avec une certaine compassion le pauvre vieux. En tâtonnant, il sortit de son sein un morceau de pain noir qu’il se mit à sucer comme le font les petits enfants, étirant sous l’effort ses joues déjà creusées.

     Je partis dans la direction du bois, pris à droite, toujours à droite, suivant le conseil du vieillard, et finis par arriver à un gros bourg avec une église en pierre construite dans le nouveau style, c’est-à-dire comportant des colonnes, et avec une grande demeure seigneuriale, également à colonnes. De loin déjà, à travers le filet serré de la pluie, je remarquai une izba ayant un toit de planches et deux cheminées ; plus haute de plafond que les  autres, ce devait, selon toute vraisemblance, être la maison du staroste : j’y dirigeai mes  pas, dans l’espoir d’y trouver un samovar, du thé, du sucre et de la crème pas trop tournée. Accompagné de mon chien transi, je gravis le petit perron, pénétrai dans l’entrée5 et ouvris la porte, mais, au lieu du mobilier ordinaire d’une izba, je vis quelques tables  encombrées de papiers, deux armoires rouges, des porte-encriers tout éclaboussés, des bacs à sable6 en étain pesant chacun un poud7, des plumes extrêmement longues, etc. À l’une des tables était assis un jeune homme d’environ vingt ans, au visage bouffi et maladif, aux yeux minuscules, au front épais et aux tempes interminables. Il portait, comme il se doit, un caftan de nankin8 gris lustré au col et sur l’estomac.

     — Que désirez-vous ? me demanda-t-il en relevant la tête comme un cheval dont on a attrapé le museau à l’improviste.

     — C’est ici le domicile de l’intendant, ou…

     — C’est ici le bureau principal du domaine, me coupa-t-il. Je suis le commis de service… Vous n’avez donc pas vu l’enseigne ? L’enseigne a été fixée pour cela.

     — Et où pourrais-je me sécher ? On trouve un samovar chez quelqu’un, au village ?

     — Les samovars, ce n’est pas ça qui manque, répliqua le jeune homme en caftan gris avec importance : allez chez le père Timofeï, ou à l’izba des domestiques, ou encore chez Nazar Tarassytch ou chez la basse-courière9 Agraféna10.

     — Avec qui parles-tu, espèce d’andouille ? Laisse-moi dormir, andouille ! fit une voix dans la pièce voisine.

     — Il y a là un monsieur qui demande où il pourrait se sécher.

     — Quel monsieur ?

     — Je l’ignore. Avec un chien et un fusil.

     Un lit grinça dans la pièce à côté. Une porte s’ouvrit, livrant passage à un homme d’une cinquantaine d’années, petit, corpulent, avec un cou de taureau, des yeux à fleur de tête, des joues extraordinairement rebondies et un éclat faisant briller tout son visage.

     — Que désirez-vous ? me demanda-t-il.

     — Me sécher.

     — Ce n’est pas l’endroit.

     — Je ne savais pas que c’était un bureau, ici ; du reste, je suis prêt à payer…

     — C’eest peut-être faisable ici aussi, répliqua le gros père : voyons un peu par là. (Il me conduisit dans une autre pièce que celle dont il venait de sortir.) Serez-vous bien, ici ?

     — Très bien… Pourrais-je avoir du thé et de la crème ?

     — Tout de suite. Prenez la peine de vous déshabiller et de vous reposer, le thé sera prêt dans un instant.

     — De qui est-ce la propriété, ici ?

     — C’est celle de Madame Losniakova, Iéléna Nikolaïevna.

     Il sortit. Je regardai autour de moi. Le long de la cloison séparant ma pièce du bureau se tenait un immense divan de cuir ; deux chaises, également tendues de cuir, au dossier extrêmement haut, encadraient l’unique fenêtre, qui donnait sur la rue. Aux murs, tapissés de papier peint vert à ramages roses, étaient accrochés trois énormes tableaux, des peintures à l’huile. Sur le premier se voyait un chien couchant, avec un collier bleu ciel et l’inscription : « Voilà ma joie » ; une rivière coulait aux pieds du chien, et, sur l’autre rive se tenait un lièvre gigantesque, l’oreille dressée. Le deuxième tableau montrait deux vieux en train de manger une pastèque ; derrière la pastèque, dans le lointain, s’élevait un portique grec avec l’inscription « Temple de la satisfaction ». Le troisième tableau présentait en raccourci11 une femme à demi nue, couchée, les genoux rouges et les talons très gros. Sans attendre le moins du monde, mon chien se glissa, au prix d’efforts surnaturels, sous le divan : il dut y trouver une quantité de poussière, car il se mit à éternuer affreusement. J’allai à la fenêtre. Des planches s’étalaient à travers la rue, en oblique, depuis la maison de maître jusqu’au bureau : précaution fort utile, puisque tout autour, notre tchernoziom12 et la pluie prolongée aidant, la boue était effrayante. Près de la demeure seigneuriale, tournant le dos à la rue, avait lieu le spectacle habituel à proximité de ces grandes maisons : des filles en robe d’indienne aux couleurs passées couraient en tous sens ; les serviteurs pataugeaient dans la boue, s’arrêtant pour se gratter le dos d’un air pensif ; attaché,  le cheval d’un déciatski13 agitait sa queue avec indolence et, levant haut son museau, mâchonnait la palissade ; des poules caquetaient ; des dindes étiques s’interpelaient. Sur le perron d’une construction sombre et menaçant ruine, sans doute des bains, un costaud jouait de la guitare et fredonnait crânement la célèbre romance :


          Ah, je me retire au désert,

          Loin de ces lieux charmants…

                                                 Etc14.


     Le gros père entra dans la pièce.

     — Voilà, on vous apporte du thé, dit-il en souriant aimablement.

     Le jeune homme en caftan gris, l’employé de service, disposa sur une ancienne table de jeu un samovar, une théière, un verre15 avec une soucoupe ébréchée, un pot de crème et un chapelet de craquelins de Bolkhov16 durs comme du silex. Le gros père sortit.

     — Qui est-ce ? demandai-je à l’employé – l’intendant ?

     — Nullement, monsieur17 : c’était le premier caissier, et maintenant il a été promu chef de bureau.

     — Vous n’avez donc pas d’intendant ?

     — Nullement, monsieur. Nous avons un régisseur, Mikhaïla Vikoulov, mais pas d’intendant.

     — Avez-vous un directeur ?

     — Certainement : un Allemand, Karlo Karlytch, mais ce n’est pas lui qui dirige.

     — Et qui donc ?

     — Madame en personne.

     — Vraiment !… et vous êtes nombreux, au bureau ?

     — Le jeune homme réfléchit.

     — Il y a six employés.

     — À savoir ?

     — Il y a d’abord Vassili Nikolaïevitch, le caissier principal ; Piotr, employé, son frère Ivan, employé, un autre Ivan, aussi employé ; Koskenkine18 Narzikov, également employé, et puis moi — c’est à peine si on arrive à tous les dire.

     — Votre maîtresse a sans doute de nombreux domestiques ?

     — Non, on ne peut pas dire qu’ils soient nombreux…

     — Mais encore ?

     — Dans les cent cinquante.

     Nous nous tûmes tous les deux.

     — Alors, tu écris bien ? repris-je.

     Le jeune homme eut un large sourire, acquiesça de la tête, alla du côté du bureau et en ramena une feuille noire d’écriture.

     — Voilà quelque chose de ma main, dit-il sans cesser de sourire.

     Je regardai : sur un quart de feuille de papier grisâtre était rédigé, d’une belle et ferme écriture, ce qui suit :


ORDRE

Du bureau principal du domaine d’Ananiévo au régisseur Mikhaïla Vikoulov, 

N° 209.


     « Il t’est ordonné de rechercher sans délai, dès réception de la présente, qui a, la nuit dernière, en état d’ivresse et en chantant des couplets obscènes, traversé le jardin anglais, réveillant ainsi et dérangeant la gouvernante française, madame Enjéni19 ; d’enquêter sur qui était de faction au jardin, que faisaient les gardiens et qui a laissé se produire un pareil désordre. Il t'est ordonné de prendre des renseignements détaillés sur tout le susmentionné et d’en faire immédiatement rapport au bureau.

                                                                 Le chef de bureau Nikolaï Khvostov20 »


     Un énorme cachet armorié était apposé à l’acte, portant l’inscription : « Cachet du bureau principal du domaine d’Ananiévo », et en dessous : « À exécuter à la lettre. Iéléna Losniakova »

     — C’est votre maîtresse en personne qui a ajouté cela, hein ? demandai-je.

     — Mais oui, monsieur : madame en personne ; elle21 le fait toujours. Autrement, l’ordre ne peut entrer en application22.

     — Alors, vous allez envoyer cet ordre au gérant ?

     — Non monsieur. Il viendra lui-même le lire. enfin, on le lui lira ; lui-même est illettré23. (l’employé de service se tut de nouveau.) Dites, monsieur, reprit-il en souraint, n’est-ce pas que c’est bien tourné ?

     — En effet.

     — Je dois avouer que ce n’est pas moi qui l’ai rédigé. Pour cela, Koskenkine excelle.

     — Comment ?… Il y a donc chez vous une première rédaction des ordres ?

     — Comment faire autrement, monsieur ? On ne peut pas mettre au net d’emblée.

     — Et quels sont tes appointements ? demandai-je.

     — Trente-cinq roubles, plus cinq roubles pour les bottes24.

     — Et tu es content ?

     — Bien sûr, je suis content. Ce n’est pas donné à tout le monde, de se retrouver dans ce bureau. J’avoue que, en ce qui me concerne, c’est Dieu qui a décidé pour moi : mon oncle est majordome25.

     — Et ça te va ?

     — Oui monsieur. À vrai dire, poursuivit-il en soupirant, nous autres, on est mieux chez les marchands, par exemple. On est très bien, chez les marchands. Tenez, hier soir, il nous est arrivé un marchand de Veniov26 : j’ai causé avec son employé… On y est bien, pas à dire, très bien.

     — Mais quoi, les marchands paieraient-ils davantage ?

     — Du tout ! Si tu as le malheur – Dieu t’en préserve ! – de demander des appointements à un marchand, il te chasse d’une bourrade. Non, chez un marchand, il faut vivre avec confiance et crainte. Il te donne le boire et le manger,  t’habille, et c’est tout. Si tu lui conviens, il donnera davantage… Mais pas d’appointements ! Il ne faut pas y songer… D’ailleurs, le marchand vit simplement, à la russe, comme nous autres ; mettons que tu l’accompagnes en voyage : tu boiras le thé comme lui, tu mangeras la même chose que lui. On ne peut pas comparer : un marchand, ce n’est pas un barine27. Un marchand ne fait pas d’extravagances ; s’il se fâche, il cogne, et voilà tout. Il ne te harcèlera pas, ne te fera pas tourner en bourrique… Avec un barine, c’est une autre affaire ! Rien ne va jamais : ceci n’est pas bien, cela ne convient pas. Apporte-lui un verre d’eau ou un plat : « Ah, cette eau est infecte ! ah, cette mangeaille pue ! » Tu emportes le tout, tu attends un peu derrière la porte et tu ramènes les mêmes choses. « Voilà, maintenant c’est bien, cela ne sent pas mauvais. » Quant aux dames, aie aie aie ! Et les demoiselles, donc !

     — Fédiouchka ! appela du bureau la voix du gros père.

     L’employé de service sortit lestement. Je bus un verre de thé, m’allongeai sur le divan et m’endormis. Je dormis pendant deux heures.

     En me réveillant, je voulus me lever, mais la paresse l’emporta ; je fermai les yeux, mais ne me rendormis pas. De l’autre côté de la cloison, on bavardait à mi-voix. Malgré moi, je tendis l’oreille.

     — Eh oui, Nikolaï Iéréméitch, disait une voix, eh oui. On ne peut pas ne pas tenir compte de cela ; c’est tout bonnement impossible… Hum ! (celui qui parlait toussota.)

     — Croyez-moi, Gavrila Antonytch, répliqua la voix du gros père, vous pensez bien que je connais les usages en vigueur ici.

     — je crois bien, Nikolaï Iéréméitch : vous êtes ici, on peut le dire, le personnage le plus important. Eh bien, alors ? poursuivit la voix qui m’était inconnue : que décidons-nous, Nikolaï Iéréméitch ? Je suis curieux de le savoir.

     — Oui, que décidons-nous, Gavrila Antonytch ? L’affaire, pour ainsi dire, dépende de vous : j’ai l’impression que vous n’êtes pas très chaud.

     — Qu’allez-vous chercher là, Nikolaï Iéréméitch ? C’est une affaire commerciale, une affaire de marchands ; acheter, c’est notre activité. C’est notre principe, Nikolaï Iéréméitch, on peut le dire.

     — Huit roubles, articula nettement le gros père.

     On entendit un soupir.

     — Vous demandez beaucoup trop, Nikolaï Iéréméitch.

     — Impossible autrement, Gavrila Antonytch ; impossible, je le déclare devant Dieu notre Seigneur.

     Un silence s’ensuivit.

     Je me soulevai sans bruit et regardai par une fente dans la cloison. Le gros père était assis, me tournant le dos. En face de lui était assis un marchand d’une quarantaine d’années, pâle et maigre, le visage comme passé à l’huile. Il n’arrêtait pas de fourrager dans sa barbe, de cligner rapidement des yeux et de  tordre les lèvres.

     — Les blés poussent de façon étonnante, cette année, on peut le dire, finit-il par déclarer – je les ai admirés en chemin. Depuis Voronej, ils sont sortis de façon étonnante, des blés de premier ordre, on peut le dire.

     — De fait, les blés ne sont pas mauvais, répondit le chef de bureau – mais vous savez bien, Gavrila Antonytch, que l’automne lance la pousse, mais que c’est le printemps qui décide.

     — Il en est bien ainsi, Nikolaï Iéréméitch : tout est entre les mains de Dieu ; vous avez dit là une profonde vérité… Mais il paraît que votre hôte s’est réveillé, monsieur.

     Le gros père se retourna… tendit l’oreille…

     — Non, il dort. D’ailleurs, on peut aller voir…

     Il s’approcha de la porte.

     — Non, il dort, répéta-t-il, et il regagna sa place.

     — Alors, que décidons-nous, Nikolaï Iéréméitch ? reprit le marchand – il faut bien conclure notre affaire… Soit, Nikolaï Iéréméitch, soit, poursuivit-il en cillant sans arrêt – deux gris et un blanc28 pour vous, et, là-bas (il indiqua de la tête la demeure seigneuriale), on me donne six roubles cinquante. Marché conclu ?

     — Quatre gris, répondit le chef de bureau.

     — Allons, trois !

     — Quatre gris et pas de blanc.

     — Trois, Nikolaï Iéréméitch.

     — Trois et demi, pas un kopeck de moins.

     — Trois, Nikolaï Iéréméitch.

     — C’est inutile, Gavrila Antonytch.

     — Quel homme peu conciliant, marmonna le marchand; je ferais mieux de conclure avec Madame.

     — Comme vous voudrez, répondit le gros père ; vous auriez dû le faire depuis longtemps. Pourquoi vous tracasser ainsi ? Vous feriez bien mieux !

     — Allons, suffit, suffit, Nikolaï Iéréméitch. Le voilà qui se fâche ! Je disais ça comme ça.

     — Non, vraiment…

     — Assez, quoi. Je plaisantais, on te dit. Eh bien, prends tes trois et demi, puisqu’il n’y a rien à faire avec toi.

     — C’était quatre que je devais prendre, je me suis trop pressé, idiot que je suis, mugit le gros père.

     — Alors, là-bas, chez Madame, six et demi, Nikolaï Iéréméitch : on me cèdera bien le blé pour six et demi ?

     — C’est dit, six et demi.

     — Alors, topons-là, Nikolaï Iéréméitch – le marchand frappa de ses doigts écartés la paume du chef de bureau. Dieu nous assiste ! (Le marchand se leva.) Je vais donc, mon cher Nikolaï Iéréméitch, me rendre chez Madame, me faire annoncer et lui dire que je me suis entendu avec Nikolaï Iéréméitch pour six et demi, c’est bien cela, monsieur ?

     — C’est cela, Gavrila Antonytch.

     — Voici donc pour vous.

     Le marchand remit au chef de bureau une petite liasse d’assignats, s’inclina pour saluer, hocha la tête, attrapa son chapeau avec deux doigts, fit rouler ses épaules, imprima à sa silhouette une ondulation et sortit en faisant fort décemment craquer ses bottes. Nikolaï Iéréméitch s’approcha de la cloison et, autant que pus en juger, se mit à faire le compte des billets que lui avait remis le marchand. Dans l’entrebâillement de la porte se montra la tête d’un rouquin à favoris épais.

     — Alors, demanda la tête, tout est en règle ?

     — Tout est en règle.

     — Combien ?

     Le gros homme agita la main avec contrariété et montra la pièce où j’étais.

     — Ah, très bien ! fit la tête, qui disparut.

     Le gros homme alla à une table, s’assit, ouvrit un registre, saisit un boulier et se mit à déplacer les billes en os, non avec son index, mais avec le majeur de sa main droite : c’est plus convenable.

     L’employé de service entra.

     — Que veux-tu ?

     — Sidor est arrivé de Goloplioki30. 

     — Ah ! Bon, fais-le venir. Attends, attends… Va d’abord voir si l’autre barine dort encore, ou s’il est réveillé.

     L’employé entra prudemment dans ma pièce. Je posai la tête sur la gibecière me tenant lieu d’oreiller, et fermai les yeux.

     — il dort, chuchota l’employé en revenant au bureau.

     Le gros père grommela entre ses dents.

     — Bon, appelle Sidor, dit-il enfin.

     Je me soulevai de nouveau. Un moujik d’une taille gigantesque fit son entrée : dans les trente ans, costaud, les joues bien rouges, les cheveux châtain clair et une petite barbe frisée. Il fit une brève prière devant l’icône, salua le chef de bureau en s’inclinant et en prenant son chapeau à deux mains, puis se redressa.

     — Bonjour, Sidor, fit le gros homme en continuant à manipuler le boulier.

     — Bonjour, Nikolaï Iéréméitch.

     — Alors, comment est la route ?

     — Pas mauvaise, Nikolaï Iéréméitch. Un peu de boue. (Le moujik parlait lentement et à mi-voix.)

     — Ta femme va bien ?

     — Pas mal.

     Le moujik soupira et avança une jambe. Nikolaï Iéréméitch mit la plume à son oreille et se moucha. 

     — Eh bien, qu’est-ce qui t’amène ? demanda-t-il en remettant le mouchoir à carreaux dans sa poche.

     — Écoute, Nikolaï Iéréméitch, on nous demande des charpentiers.

     — Vous en avez, non ?

     — Bien sûr, que nous en avons, Nikolaï Iéréméitch. La propriété est au milieu des bois, pour sûr. Mais ce n’est pas le travail qui manque, Nikolaï Iéréméitch.

     — Ce n’est pas le travail qui manque ! Allons allons, vous êtes prêts à travailler pour les autres, mais vous n ‘aimez pas travailler pour votre maîtresse. C’est pourtant pareil !

     — Le travail est le même, c’est vrai, Nikolaï Iéréméitch… seulement…

     — Eh bien ? 

     — Le salaire est très… vous voyez…

     — On aura tout vu ! Ce que vous pouvez être gâtés, c’est vraiment étonnant !

     — Il faut dire, Nikolaï Iéréméitch, qu’il y aura du travail pour une semaine, mais qu’on sera retenu un mois. Tantôt c’est le matériel qui manquera, tantôt on nous enverra nettoyer les allées du jardin.

     — On aura tout vu ! Madame a donné ses ordres, nous n’avons pas à discuter.

     Sidor se tut et se mit à se dandiner sur place. 

     Nikolaï Iéréméitch se dévissa la tête et déplaça avec empressement les osselets du boulier.

     — Nos… moujiks… Nikolaï Iéréméitch, finit par dire Sidor en hésitant à chaque mot, m’ont chargé de vous remettre… un instant… voilà… (Il introduisit sa main à l’intérieur de son armiak31 et en retira un paquet enveloppé d’une serviette à ramages rouges.

     — Tu es devenu fou, imbécile ? s’empressa de l’interrompre le gros homme. Va à mon izba, poursuivit-il en mettant quasiment dehors le moujik éberlué : là-bas, demande à voir ma femme, elle te donnera du thé, j’arrive tout de suite, va. Allons, va, qu’on te dit.

     Sidor sortit.

     — En voilà un… ours ! marmonna à sa suite le chef de bureau, qui hocha la tête et se remit à ses comptes.

     des cris retentirent soudain dans la rue et sur le perron : « Koupria32 ! Koupria ! On ne l’abattra pas, Koupria ! » Peu après, entra dans le bureau un homme de petite taille, phtisique d’apparence, avec un nez démesuré, de grands yeux fixes et l’air bravache. Il portait un vieux surtout déchiré couleur adélaïde33, ou, comme on dit chez nous34, odéloïde, avec un col en peluche et des boutons minuscules. Il portait un chargement de bois sur son dos. Cinq ou six domestiques l’entouraient, criant : « Koupria ! On ne l’abattra pas, Koupria ! Le voilà promu chauffeur de poêles, Koupria ! » Mais l’homme en surtout au col de peluche n’accordait aucune attention à ce que braillaient ses escorteurs et restait impassible. Il alla au poêle à pas mesurés, se débarrassa de son fardeau, se releva, sortit une tabatière de sa poche de derrière, écarquilla les yeux et se mit à se bourrer le nez d’un mélange de mélilot35 râpé et de cendre.

     À l’entrée de la bruyante troupe, le gros homme commença par froncer les sourcils et fit mine de se lever ; mais en voyant de quoi il retournait, il eut un sourire et recommanda juste de ne pas crier : un chasseur dormait à côté.

     — Quel chasseur ? demandèrent d’une seule voix deux des arrivants.

     — Un propriétaire.

     — Ah !

     — Qu’ils fassent du bruit, dit en écartant les bras l’homme au col de peluche, pour ce que j’en ai à faire ! Tant qu’on ne me touche pas. On m’a nommé chauffeur de poêles…

     — Chauffeur de poêles ! chauffeur de poêles ! reprit joyeusement la foule.

     — Ordre de Madame36, poursuivit-il en haussant les épaules ; vous, vous ne perdez rien pour attendre… vous serez nommés porchers37. Moi, tout de même, je suis tailleur, et bon tailleur, j’ai fait mon apprentissage chez les meilleurs artisans de Moscou, j’ai travaillé pour des généraux… cela, personne ne peut me l’enlever. Et vous, qu’avez-vous à faire les braves ?… Hein ? Vous vous croyez supérieurs ? Vous êtes des pique-assiette, des parasites, rien d’autre. Qu’on me donne ma liberté, je ne serai pas fichu, je ne mourrai pas de faim ; qu’on me donne un passeport, je paierai bonne redevance et on sera satichfait39 de moi. Tandis que vous ? Vous crèverez, vous crèverez comme des mouches, et voilà tout !

     — Qu’est-ce qu’il peut raconter de blagues ! le coupa un gars grêlé aux cheveux blonds, aux manches trouées aux coudes et portant une cravate rouge ; tu as déjà été libre sur passeport, et, question redevance, Madame n’en a pas vu la couleur, et tu n’as pas gagné un kopeck pour toi : c’est à peine si tu as pu revenir ici, et depuis, tu portes toujours le même méchant caftan.

     — Qu’y faire, Konstantine Narkizytch ?! répliqua Koupriane : qu’un homme tombe amoureux – et le voilà perdu, c’en est fini de lui. Passe d’abord par où j’ai passé, Konstantine Narkizytch, tu me jugeras après.

     — Faut voir de qui tu t’étais amouraché ! Un vrai monstre !

     — Ne dis pas cela, Konstantine Narkizytch.

     — Qui espères-tu convaincre ? Je l’ai vue ; je l’ai vue de mes propres yeux, à Moscou l’an passé.

     — L’an passé, elle était en effet un peu moins bien, observa Koupriane.

     — Non, messieurs, laissa négligemment tomber d’une voix méprisante un homme de haute taille, maigre, le vissage couvert de boutons, les cheveux frisés et pommadés, qui devait être un valet de chambre : que Koupriane Afanassitch nous chante sa petite chanson. Allez-y, Koupriane Afanassitch !

     — Oui, oui ! reprirent les autres. Aie donc, Alexandra ! Tu l’as bien épinglé, le Koupria, pas à dire… Allez, chante, Koupria ! Bravo, Alexandra ! (Par tendresse, les domestiques rajoutent souvent à un nom masculin une terminaison féminine.) Chante !

     — Ce n’est pas le bon endroit pour chanter, répliqua sans faiblir Koupriane : nous sommes au bureaau du domaine.

     — Qu’est-ce que ça peut te faire ? Viserais-tu une place de commis ? répondit Konstantine avec un gros rire. On le dirait bien !

     — Sa Seigneurie décide, observa le pauvret.

     — C’est bien ça, il guigne un poste, voyez-le un peu ! Ha ! Ha ! Ha !

     Et tous éclatèrent de rire, certains faisant même des bonds. Un jeune gars d’une quinzaine d’années s’esclaffait plus fort que les autres, sans doute le fils d’un aristocrate de la valetaille : il portait un gilet à boutons de bronze, une cravate lilas et on lui voyait déjà une petite bedaine.

     — Écoute un peu, Koupria, proféra Nikolaï Iéréméitch d’un air suffisant, visiblement amusé et attendri : avoue que ce n’est pas fameux, d’être chauffeur de poêles, hein ? C’est plutôt insignifiant, non ?

     — Mais quoi, Nikolaï Iéréméitch, dit Koupriane, vous voilà maintenant chef de bureau, c’est vrai ; il n’y a pas à discuter là-dessus ; mais vous avez été en disgrâce, vous aussi, et vécu également dans une izba de moujik.

     — Attention à ce que tu dis, ne t’oublie pas, s’emporta le gros homme, lui coupant la parole ; on plaisante avec toi, imbécile ; tu devrais le comprendre, triple idiot, et te montrer reconnaissant qu’on s’occupe d’un imbécile comme toi.

     — J’ai dit ça comme ça, Nikolaï Iéréméitch, excusez-moi… Vraiment, comme ça.

     La porte s’ouvrit, et un petit Cosaque40 entra en vitesse.

     — Nikolaï Iéréméitch, la barynia vous demande.

     — Qui est avec elle ?

     — Axinia Nikitichna et un marchand de Veniov.

     — Je viens tout de suite. Vous, les amis, continua-t-il d’un ton persuasif, vous feriez mieux de déguerpir avec votre nouveau chauffeur de poêles : si l’Allemand passait ici en coup de vent, il pourrait aller se plaindre.

     Le gros père se recoiffa un peu, toussa dans sa main, presque entièrement recouverte par la manche de sa redingote, qu’il boutonna pour se rendre à grandes enjambées chez la barynia. Peu après, toute la troupe, y compris Koupria, partit à sa suite. Ma vieille connaissance, le commis de garde, resta seul. Assis, occupé à tailler des plumes, il s’endormit. Quelques mouches s’empressèrent de profiter de l’occasion pour se coller à sa bouche. Un moustique se posa sur son front, écarta ses pattes pour assurer son maintien et enfonça lentement son dard dans la chair molle. La tête rousse aux favoris se montra de nouveau à la porte, jeta longuement un coup d’œil et finit par entrer dans le bureau, suivie par un corps assez laid.

     — Fédiouchka ! Fédiouchka ! tu dors tout le temps ! fit la tête.

     Le commis ouvrit les yeux et se leva.

     — Nikolaï Iéréméitch est allé chez Madame ?

     — Chez Madame, oui, Vassili Nikolaïtch.

     « Ah ah ! me dis-je, voilà le caissier principal. »

     Le caissier principal se mit à se déplacer dans le bureau. En fait, il marchait à pas feutrés, tel un chat. Sur ses épaules se balançait un vieux frac noir aux basques très étroites ; il gardait une main posée sur sa poitrine, portait sans arrêt l’autre à la haute cravate de crins de cheval qui lui serrait le cou et tournait avec difficulté la tête. Il portait des bottes de chevreau qui ne craquaient pas, et sa démarche était très souple.

     — Le propriétaire Iagouchkine vous a demandé tantôt, ajouta le commis.

     — Hum, il m’a demandé ? Qu’a-t-il dit ?

     — Il a dit qu’il irait ce soir chez Tioutiourev41 et qu’il vous y attendrait. « J’ai besoin de parler d’une affaire avec Vassili Nikolaïtch. » a-t-il dit. Sans préciser quelle affaire : « Vassili Nikolaïtch sait de quoi il s’agit. »

     — Hum ! répliqua le caissier principal, qui s’approcha de la fenêtre.

     — Nikolaï Iéréméitch42 est-il là ? cria dans l’entrée une voix sonore, et un homme de haute taille franchit le seuil ; paraissant fort en colère, il avait des traits irréguliers, mais un visage expressif à l’air hardi, et semblait vêtu proprement.

     — Il n’est pas là ? demanda-t-il après un rapide coup d’œil à la ronde.

     — Nikolaï Iéréméitch est chez Madame, répondit le caissier. Dites-moi ce qu’il vous faut, Pavel Andréitch : vous pouvez me le dire, que voulez-vous ?

     — Ce que je veux ? Vous voulez savoir ce que je veux ? (Le caissier acquiesça avec effort.) Je veux lui apprendre, à ce vaurien bedonnant, à ce sale mouchard…  Je vais lui apprendre à dénoncer les gens !

     Pavel se laissa tomber sur une chaise.

     — Qu’est-ce qui vous prend, Pavel Andréitch ? Calmez-vous… Vous n’avez pas honte ? N’oubliez pas de qui vous parlez, Pavel Andréitch ! balbutia le caissier.

     — De qui ? Qu’est-ce que j’en ai à faire, qu’il soit devenu chef de bureau ?! Joli choix, il n’y a pas à dire ! On a lâché le bouc au potager42, c’est le cas de le dire !

     — Voyons, Pavel Andréitch, voyons ! Laissez cela… En voilà des bêtises !

     — Ah, maître renard44 frétille de la queue ! Je vais l’attendre, dit Pavel avec humeur, et il frappa la table de la main. D’ailleurs, le voici, ajouta-t-il, ayant jeté un coup d’œil par la fenêtre : quand on parle du loup… Donnez-vous la peine d’entrer ! (Il se leva.)

     Nikolaï Iéréméitch entra dans le bureau. Son visage était radieux, mais il se troubla un peu en voyant Pavel.

     — Bonjour, Nikolaï Iéréméitch, dit d’un ton significatif Pavel en allant lentement à se rencontre — bonjour.

     Le chef de bureau ne répondit rien. La tête du marchand se montra sur le seuil.

     — Que daignerez-vous me répondre ? reprit Pavel. D’ailleurs, non, non, ajouta-t-il, tout ça ne fait pas l’affaire ; on n’obtient rien avec des cris et des injures. Dites-moi juste, je vous le demande à l’amiable, pourquoi vous me persécutez : pourquoi voulez-vous ma perte ? Eh bien, parlez, parlez.    

     — Ce n’est pas l’endroit convenable pour avoir une explication avec  vous, répliqua, non sans agitation, le chef de bureau ; ce n’est pas non plus le moment. J’avoue tout de même qu’une chose m’étonne : où avez-vous été chercher que je veux votre perte ou que je vous persécute ? Comment pourrais-je vous persécuter ? Vous ne faites pas partie de mon service.

     — Encore heureux, répondit Pavel : il ne manquerait plus que cela. Mais pourquoi feindre, Nikolaï Iéréméitch ?… Vous me comprenez bien.

     — Non, je ne comprends pas.

     — Mais si, vous comprenez.

     — Non, je vous jure que je ne comprends pas.

     — Le voilà qui jure, maintenant ! Ainsi, dites-moi, vous ne craignez pas Dieu ?! Pourquoi ne laissez-vous pas tranquille cette pauvre fille ? Que voulez-vous d’elle ?

     — De qui parlez-vous, Pavel Andréitch ? demanda le gros homme avec un feint étonnement.

     — Eh ! Vous ne voyez pas de qui, peut-être ? Je parle de Tatiana. Craignez Dieu ! De quoi vous vengez-vous ? Vous devriez avoir honte : vous, un homme marié qui a des enfants grands comme moi… tandis que moi, c’est autre chose : je veux me marier, ma démarche est honorable.

     — En quoi est-ce ma faute, Pavel Andréitch ? Madame ne vous autorise pas à vous marier45 : c’est sa volonté ! Qu’ai-je à y voir ?

     — Ce que vous avez à y voir ? Vous n’êtes pas de mèche avec cette vieille sorcière d’économe, peut-être ? Vous ne calomniez personne, hein ? Dites-moi, vous ne racontez pas toutes sortes de mensonges sur une pauvre fille sans défense ? Ne doit-elle pas à votre mansuétude sa « promotion », de l’état de blanchisseuse à celui de laveuse de vaisselle46 ?! D’être battue et de devoir rester habillée comme une souillon ?!    Vous devriez avoir honte, un vieux bonhomme comme vous ! Vous risquez de périr d’un coup de sang… Vous aurez des comptes à rendre à Dieu.

     — Vous m’injuriez, Pavel Andréitch… Vous n’allez peut-être pas m’injurier longtemps !

     Pavel rougit de colère.

     — Quoi ? Des menaces ? dit-il avec emportement. Crois-tu que j’ai peur de toi ? Non, l’ami, tu tombes mal ! Que devrais-je craindre ?… Je trouverai partout de quoi gagner mon pain. Mais toi, c’est une autre paire de manches ! Tu ne peux vivre qu’ici, en mouchardant et en volant…

     — Le voilà qui s’y croit, l’interrompit le chef de bureau qui commençait à perdre patience, lui aussi : un simple aide-médecin47, un vulgaire guérisseur ; mais, à t’entendre, on te prendrait pour quelqu’un !

     — Un aide-médecin, oui, sans lequel votre Grâce pourrirait à présent au cimetière… Drôle d’idée que j’ai eue de le guérir, ajouta-t-il entre ses dents.

     — Tu m’as guéri ?… Non, tu voulais m’empoisonner, tu m’as fait boire de l’aloès, répliqua le bureaucrate.

     — Et alors, si rien d’autre ne pouvait agir, dans ton cas ?

     — L’aloès est interdit par le Comité médical, reprit Nikolaï, je porterai plainte contre toi. Tu voulais me faire mourir, voilà la vérité ! Mais le Seigneur ne l’a pas permis.

     — Allons, messieurs, ça suffit… tenta de dire le caissier.

     — Fiche-moi la paix ! cria le chef de bureau. Il a voulu m’empoisonner ! Est-ce que tu comprends ?

     — Tu parles si j’en avais besoin… Écoute, Nikolaï Iéréméitch, dit Pavel, au désespoir, je te le demande pour la dernière fois… tu m’as poussé à bout – je perds patience. Laisse-nous tranquille, comprends-tu ? Autrement, l’un de nous deux va y laisser sa peau, c’est moi qui te le dis.

     Le gros homme perdit son sang-froid.

     — Tu ne me fais pas peur, s’écria-t-il, entends-tu, blanc-bec ?! Je suis déjà venu à bout de ton père, je l’ai dompté, que ça te serve de leçon !

     — Ne me reparle pas de mon père, Nikolaï Iéréméitch, ne m’en reparle pas !

     — Hé, tu crois que tu peux me donner des ordres ?

     — Ne m’en reparle pas, qu’on te dit !

     — Et toi, on te dit de ne pas t’oublier… Aussi indispensable que tu te croies pour Madame, si elle devait choisir entre nous deux, ce n’est pas toi qui resterais, mon cher ! Prends garde, il n’est permis à personne de se rebeller ! (Pavel tremblait de rage.) Quant à Tatiana, la fille n’a eu que ce qu’elle méritait… Attends, elle en verra d’autres !

     Pavel se rua en avant, les poings levés, et le chef de bureau roula lourdement par terre.

     — Aux fers, mettez-le aux fers, gémissait Nikolaï Iéréméitch…

     Je ne vais pas décrire la fin de cette scène ; j’ai trop peur de blesser la sensibilité des lecteurs.

     Le jour même, je revins chez moi. Une semaine plus tard, j’appris que Madame Losniakova avait gardé à son service aussi bien Pavel que Nikolaï, mais que Tatiana avait été expédiée dans une terre lointaine : il faut croire qu’on n’avait pas besoin d’elle49




Notes


  1. Ce récit de 1847, le onzième de la série, s’intercale entre Le Régisseur et Le « Loup-garou ».
  2. Rappel : c’est un attelage de trois chevaux.
  3. Quoi ? De quoi (s’agit-il) ? Que voulez-vous ? Ce чего ? sera mis par Tchékhov dans la bouche du domestique endormi de la Cerisaie.
  4. L’ancien, le doyen du village.
  5. L’entrée sert de sas thermique, et l’on y laisse des pièces d’équipement, du bois, etc.
  6. À la suite d’É. Halpérine-Kamnsky, H. Mongault y voit des sabliers, c’’est une erreur : le sable servait à sécher rapidement l’encre des documents. Le russe traduit « sablier » par « horloge à sable », et le terme manque ici. Michel Delarche rappelle qu’on trouve l’équivalent en anglais, en allemand et en espagnol.
  7. Le poud faisait 16,4 kg.
  8. Le caftan est une longue tunique. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nankin_(tissu)
  9. Personne s’occupant des oiseaux de basse-cour.
  10. Adaptation russe du prénom d’origine latine Agrippine.
  11. En français dans le texte. Le texte original en rajoutait, à propos de la femme à demi-nue du portrait : il précisait qu’elle avait « les seins de guingois, les genoux rouges et les talons démesurés, qualité dont un Russe est loin de faire fi. » La censure fit sauter ce passage, et Tourguéniev ne le remit pas par la suite. La censure avait également caviardé le passage du début sur la pluie pourchassant le narrateur « telle une vieille fille, sans trêve ni pitié », mais là, Tourguéniev le rétablit dans les éditions ultérieures (note trouvée chez H. Mongault).
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tchernoziom
  13. Ou dizenier : officier de police subalterne, élu par une dizaine de paysans.
  14. Datant du XVIIIe siècle…
  15. Le thé se boit dans des verres – parfois dans de magnifiques porte-verres –, ou dans la soucoupe si l’on est moins distingué…
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bolkhov
  17. Seulement indiqué, comme d’habitude, par l’enclitique sifflée « s », première lettre de l’ancien terme soudar’ signifiant monsieur. C’est valable aussi pour la suite.
  18. Sans doute une déformation de Konstantine, Constantin.
  19. Sans doute pour Eugénie.
  20. Delaqueue… Par ailleurs, il est difficile de s’y retrouver. Le chef de bureau – le gros père — ne semble pas mentionné ici : on verra plus loin qu’il s’appelle Nikolaï Iéréméitch.
  21. Avec un pluriel de politesse, un relatif féminin pluriel désormais obsolète.
  22. On trouve dans le texte une coquille étrange, faisant dire au jeune homme « rester chaste » au lieu de « entrer en application ». L’auteur se moquait-il du commis ?
  23. On est quelque part entre Lewis Carroll et Kafka… Henri Mongault signale que ce récit, qui peut nous sembler sans ressort, a eu à l’époque beaucoup de succès. La censure hésita à le laisser paraître, et se contenta finalement de biffer deux passages, dont celui du début, relatif à la pluie poursuivant le narrateur « telle une vieille fille, sans trêve ni pitié ».
  24. Aussi bien É. Halpérine-Kaminsky qu’Henri Mongault précisent : « par an ».
  25. Il fait partie des serfs domestiques, serviteurs du domaine.
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Veniov
  27. Seigneur, maître, propriétaire d’un domaine.
  28. Deux billets de deux cents roubles et un de cent, d’après H. Mongault.
  29. Outil de calcul utilisé très longtemps en Russie. Les boules sont ici en os.
  30. Bourg de la région de Toula.
  31. Manteau traditionnel de laine grossière.
  32. Raccourcissement populaire de Koupriane, ou Kipriane, prénom d’origine grecque : Cyprien, en français.
  33. Lilas. D’après H. Mongault, ce terme d’origine grecque désignait autrefois en français la libellule. Wikipedia – en russe – fait remonter cette nuance de couleur à la pièce musicale de même nom de Beethoven, en 1797. Le terme se retrouve au XIXe siècle dans la littérature russe.
  34. Du côté d’Oriol, province où naquit Tourguéniev et où se déroulent les aventures para-cynégétiques racontées ici.
  35. https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9lilot
  36. La propriétaire du domaine. Dans le texte russe : barynia, féminin de barine.
  37. On a déjà rencontré chez Tourguéniev des manifestations de l’arbitraire seigneurial, par exemple dans le récit Lgov, où le cocher se retrouve… pêcheur.
  38. Les serfs en semi-liberté payaient seulement une redevance à leur maître.
  39. Le terme est écorché dans le texte russe. C’était déjà le cas du mot généraux, un peu plus haut.
  40. Jeune serviteur habillé et coiffé à la Cosaque.
  41. Tioutiou ! est une onomatopée signifiant : « Hop ! Disparu ! » L’auteur s’amuse… 
  42. On trouve à plusieurs reprises Iérémeïev au lieu de Iéréméitch dans le texte russe.
  43. Équivalent russe de notre « faire entrer le loup dans la bergerie ».
  44. Le nom russe fait référence à un haut dignitaire de Novgorod, vers la fin du quatorzième siècle. Le renard associé à son nom apparaît dans de nombreux contes.
  45. Nouvel exemple de l’arbitraire seigneurial. Les Mémoires d’un chasseur sont un véritable réquisitoire contrre le servage. Tourguéniev se félicita d’avoir, en influençant Alexandre II, contribué à son abolition.
  46. Je brode légèrement, pour retranscrire les allusions contenues dans un texte russe plus resserré. La ponctuation de tout ce passage a aussi été modifiée.
  47. Le terme du texte russe est la déformation populaire du fameux feldscher.
  48. Tel quel, sans le prénom et le patronyme, on peut dire : « Madame Losniakov », en français. 
  49. D’après Henri Mongault, ce récit s’appuie sur des souvenirs personnels de Tourguéniev, dont la mère, Varvara Pétrovna, restée veuve, était fort tyrannique. C’est très vraisemblable. Le récit connut un grand succès auprès des contemporains de l’auteur.