lundi 30 septembre 2019

La fiancée (Anton Tchékhov)






     Mentionnée une première fois à l’automne 1902, retravaillée après une première parution en février 1903, la nouvelle paraîtra sous sa forme définitive à la fin de l’année 1903. Ce sera la dernière. Tchékhov en met d’autres en chantier, qui ne verront jamais le jour. La maladie de l’auteur remonte aux années mille huit cent quatre-vingt, et le voyage à Sakhaline en 1890 – entrepris pour ne plus penser à la mort de son frère, le peintre Nikolaï Tchékhov, dont la tuberculose fut sans doute aggravée par l’ivrognerie que déplorait son frère cadet – n’a rien arrangé. Une alerte majeure a eu lieu au printemps 1897… Médecin, Tchékhov est lucide sur son état, c’est peut-être pour cela (hypothèse personnelle) qu’il a accepté d’épouser Olga Knipper en 1901, lui si jaloux de son temps et de son indépendance. Tout de même, dans les moments où il se sent un peu mieux, il espère avoir encore un peu de temps. Cette même année 1903, il déclare à son ami Bounine qu’il lui reste six ans à vivre, et qu’on le lira en tout et pour tout pendant sept ans… Il va mourir un an plus tard, et son œuvre lui survivre.
     
     Bien des thèmes tchékhoviens se retrouvent dans cette nouvelle : ainsi, la critique sociale et la nécessaire émancipation des femmes. La vieille Russie à l’horizon bouché est montrée dans la dégradation de la ville natale de l’héroïne. Les personnages rivalisent de parasitisme. Deux seulement échappent à ce bourbier : Sacha meurt après avoir ouvert les yeux de Nadia, et celle-ci a devant elle l’espérance (Nadièjda) de la liberté, alors que sa mère, Nina, est comme une mouette depuis longtemps engluée…

     C’est à nouveau une traduction « à la française » : respectant le sens du texte, libérant un peu la lettre par moments.





La fiancée


(Anton Tchékhov)


I

     Il était déjà dix heures, et la pleine lune éclairait le jardin. Chez les Choumine venait de se terminer la vigile que la grand-mère Marfa Mikhaïlovna avait fait célébrer ; à présent, Nadia, sortie quelques instants dans le jardin, pouvait voir qu’on dressait la table pour les zakouski dans la salle de réception, et voir s’affairer sa grand-mère, vêtue de sa somptueuse robe de soie. Le père Andreï, archiprêtre de la cathédrale, conversait avec la mère de Nadia, Nina Ivanovna, qui, vue maintenant à travers la vitre à la lueur du soir, paraissait très jeune à sa fille ; non loin d’eux se tenait Andreï Andréitch, le fils du père Andreï, qui écoutait attentivement. 
     Le jardin était silencieux, il y faisait frais, et des ombres obscures recouvraient tranquillement la terre. On entendait au loin, très loin, le coassement des grenouilles. Cela sentait le mois de mai, le cher mois de mai ! On respirait profondément, et l’on avait envie de se dire que quelque part, pas ici mais quelque part sous le ciel, au-dessus des arbres, loin au-delà de la ville, par les champs et les bois, une vie printanière se déployait en elle-même, mystérieuse et magnifique, riche et sainte, échappant à la compréhension de cette faible créature, de ce pécheur qu’est l’homme. Et, sans savoir pourquoi, on avait envie de pleurer.
     Nadia, elle, avait déjà vingt-trois ans ; depuis l’âge de seize ans, elle rêvait passionnément de mariage, et voilà qu’elle était enfin fiancée à Andreï Andréitch, celui-là même qui se tenait de l’autre côté de la fenêtre ; il lui plaisait, la noce était déjà fixée au sept juillet, et cependant elle ne ressentait pas de joie, elle dormait mal la nuit, sa gaieté s’était envolée… Du sous-sol où était la cuisine, par la fenêtre ouverte, on entendait les gens se hâter, dans le heurt des couteaux et le claquement de la porte à poulie ; cela sentait la dinde rôtie et les cerises marinées. Et, étrangement, il semblait que la vie entière serait ainsi, sans changement ni fin !
     Voilà que quelqu’un sortait sur le perron ; c’était Alexandre Timoféitch, ou encore simplement Sacha, un hôte arrivé de Moscou une dizaine de jours plus tôt. Autrefois, la grand-mère recevait la visite d’une parente éloignée, Maria Piétrovna, la veuve d’un gentilhomme qui, appauvrie, petite, maigre et souffrante, venait demander l’aumône. Elle avait un fils, Sacha. Bizarrement, on disait de lui que c’était un excellent peintre et, à la mort de sa mère, la grand-mère, pour son propre salut, avait envoyé le garçon à Moscou à l’École Komissarov1 ; deux années plus tard, il était entré à l’École de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou2, où il était resté pas loin de quinze ans, finissant tant bien que mal des études d’architecture, sans pour autant par la suite pratiquer l’architecture, il travaillait dans un atelier de lithographie à Moscou. Il venait presque chaque été chez la grand-mère, arrivant habituellement très malade, pour se reposer et se requinquer.
     Il  portait à présent une redingote boutonnée et un pantalon de toile usé, élimé dans le bas. Sa chemise n’était pas repassée, et tout, sur lui, semblait d’une propreté douteuse. Efflanqué, avec de grands yeux et de longs doigts maigres, barbu, le teint bistre, il était pourtant beau.  Il était habitué aux Choumine comme à des parents, et se sentait chez lui dans cette maison. Et la pièce qu’il occupait s’appelait depuis longtemps la chambre de Sacha.
     Du perron, il aperçut Nadia et se dirigea vers elle. 
     — On est bien, chez vous, dit-il.
     — Bien sûr. Vous devriez rester jusqu’à l’automne.
     — Oui, ce sera sans doute le cas. Je resterai peut-être chez vous jusqu’en septembre.
     Il se mit à rire sans raison et s’assit à côté d’elle.
     — Me voilà assise à regarder maman, dit Nadia. Et d’ici, elle paraît si jeune ! Elle a bien sûr des faiblesses, maman, reprit-elle après quelques instants de pause, mais c’est tout de même une femme extraordinaire.
     — Oui, elle est bien… acquiesça Sacha. À sa façon, votre maman est certainement une femme très gentille et très bonne, mais… comment vous dire ? Tôt ce matin, je suis allé à la cuisine, quatre domestiques y dorment carrément par terre, sans lit, avec des guenilles en guise de literie, l’air est fétide, il y a des punaises, des cafards… Exactement comme il y a vingt ans, sans aucun changement. Bon, la grand-mère, soit, c’est la grand-mère, après tout ; mais votre mère, il me semble qu’elle parle français et qu’elle prend part à des spectacles d’amateurs. Elle devrait comprendre, je trouve.
     Lorsque Sacha parlait, il étirait deux longs doigts maigres devant la personne qui l’écoutait.
     — Tout me paraît saugrenu, ici, par manque d’habitude, reprit-il. Sapristi, personne ne fait quoi que ce soit. La maman est toute la journée en balade comme une duchesse, la grand-mère ne fait rien non plus, et vous c’est pareil. Et votre fiancé, Andreï Andréitch, lui non plus ne fait rien.
     Nadia avait déjà entendu cela l’année précédente et peut-être bien l’année d’avant aussi, elle savait que Sacha était incapable de penser d’une autre façon, cela l’amusait naguère mais, maintenant, la contrariait.
     — Tout ça est vieux et me fatigue depuis longtemps, dit-elle en se levant. Vous devriez trouver quelque chose d’un peu plus neuf.
     Il se mit à rire et se leva également, et tous les deux prirent la direction de la maison. Grande, élancée et belle, Nadia semblait maintenant en pleine santé et très élégante, à côté de lui ; elle en avait conscience et avait pitié de lui, et éprouvait une gêne inexpliquée.
     — Et vous dites bien des choses inutiles, dit-elle. Vous venez de parler de mon Andreï, or vous ne le connaissez pas.
     — Mon Andreï… grand bien lui fasse, à votre Andreï ! Moi, j’ai seulement pitié de votre jeunesse.
     Quand ils entrèrent dans la salle, les convives s’étaient déjà attablés pour souper. La grand-mère ou, comme on l’appelait dans la maison, Mémé, femme très forte, laide, avec d’épais sourcils et de petites moustaches, parlait haut et, rien qu’au ton de sa voix et à sa façon de parler, on voyait que c’était elle qui commandait ici. Le marché forain couvert et  la vieille maison à colonnade avec son jardin lui appartenaient, mais chaque matin, en larmes, elle priait Dieu de lui épargner la ruine. Se trouvaient aussi là sa belle-fille, la mère de Nadia, Nina Ivanovna, une blonde très sanglée dans son corset, avec un pince-nez et un diamant à chaque doigt, et le père Andreï, vieillard maigre et édenté, ayant toujours l’air d’être sur le point de raconter quelque chose de très drôle, et son fils Andreï Andréitch, le fiancé de Nadia, bel homme corpulent aux cheveux bouclés, ressemblant à un acteur ou à un peintre – ils parlaient tous les trois de spiritisme.
     — Chez moi, tu retrouveras bonne mine en une semaine, dit Mémé en s’adressant à Sacha ; à condition de manger davantage. Et de quoi as-tu l’air ! soupira-t-elle. Tu fais peur à voir ! On dirait tout à fait le fils prodigue.
     — Ayant dilapidé le riche don du père, prononça lentement, les yeux rieurs, le père Andreï, le maudit fit paître son troupeau chez les insensés…
     — Je l’aime, mon papa, dit Andreï Andréitch en touchant l’épaule de son père. C’est un brave vieux. Un bon vieux.
     Tout le monde se tut. Sacha se mit brusquement à rire et appuya sa serviette contre sa bouche.
     — Vous croyez donc à l’hypnotisme ? demanda le père Andreï à Nina Ivanovna.
     — Je ne peux pas, bien sûr, affirmer que j’y crois, répondit Nina Ivanovna en prenant un air très sérieux et même grave, mais je dois reconnaître qu’il y a, dans la nature, beaucoup de choses mystérieuses et  inexplicables.
     — Entièrement d’accord avec vous, même si je dois ajouter, en ce qui me concerne, que la foi restreint considérablement le domaine du mystérieux.
     On servit une grosse dinde très grasse. Le père Andreï et Nina Ivanovna poursuivirent leur conversation. Les brillants aux doigts de Nina Ivanovna étincelaient, et puis des larmes brillèrent à ses yeux, elle était émue.
     — Bien que je n’ose pas discuter avec vous, dit-elle, convenez cependant qu’il y a dans la vie énormément d’énigmes insolubles !
     — Pas une seule, j’ose vous l’affirmer.
     Après le souper, Andreï Andréitch joua du violon, accompagné au piano par Nina Ivanovna. Il avait, dix ans plus tôt, fini des études de lettres à l’université, mais il ne travaillait dans aucun service, n’avait pas d’occupation définie, c’est à peine s’il participait de temps en temps à des concerts de bienfaisance : en ville, on l’appelait l’artiste.
     Andreï Andréitch jouait ; tous l’écoutaient en silence. Sur la table, le samovar bouillonnait à bas bruit, et Sacha était le seul à boire du thé. Ensuite, sur le coup de minuit, une corde du violon cassa brusquement, tout le monde se mit à rire, on s’affaira et on prit congé.
     Ayant raccompagné son fiancé, Nadia monta chez elle – elle occupait l’étage avec sa mère ; Mémé logeait au rez-de-chaussée. En bas, dans la salle de réception, on commença à éteindre les bougies, tandis que Sacha, toujours assis, buvait encore du thé. Il prenait toujours son thé à la moscovite3, très longuement, buvant jusqu’à sept verres à la file. En se déshabillant et en se mettant au lit, Nadia entendit encore un long moment les domestiques tout ranger en bas, houspillés par Mémé. Tout se tut enfin, on n’entendit plus, de temps à autre, que la toux caverneuse de Sacha, dans sa chambre du rez-de-chaussée.


  1. École technique pour enfants de familles pauvres, fondée en 1865 par l’ingénieur Kristian Meïenne et rebaptisée l’année suivante école Komissarov, du nom de celui qui venait de sauver le tsar Alexandre II de l’attentat le visant en avril 1866. L’école ne cessa de se développer par la suite, devenant un institut réputé. Précisions trouvées sur Wikipédia en russe.     
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_peinture,_de_sculpture_et_d%27architecture_de_Moscou 
  3. Boire le thé à la moscovite, ou à la marchande, consistait à en boire beaucoup, sans lait ni citron (mœurs pratiquées dans l’aristocratique Pétersbourg, où l’on buvait aussi du café), éventuellement en le versant dans la soucoupe et en gardant un morceau de sucre (denrée chère) entre les dents. On verra mentionner la soucoupe au chapitre suivant.



II

     Lorsque Nadia se réveilla, il devait être deux heures, l’aube commençait à poindre. On entendait dans le lointain résonner le maillet du veilleur de nuit. Le sommeil la quittait, elle n’était pas bien sur ce matelas trop mou. Comme toutes les autres nuits de ce mois de mai, Nadia s’assit dans son lit, réfléchissant. Et ses pensées étaient les mêmes que la nuit précédente, obsédantes et monotones, de celles dont on n’a pas besoin ; elle revoyait Andreï Andréitch lui faire la cour puis la demander en mariage, elle se revoyait accepter sa demande et commencer  ensuite, peu à peu, à apprécier cet homme bon et intelligent. Mais à présent qu’il ne restait guère  plus qu’un mois avant le mariage, sans savoir pourquoi, elle éprouvait peur et inquiétude, comme si l’attendait quelque chose de confusément pénible.
     « Tic-toc, tic-toc, frappait paresseusement le veilleur de nuit. Tic-toc… »
     Par la grande et vieille fenêtre, on voit le jardin, plus loin ce sont des buissons de lilas à la floraison touffue, que le froid endort et alanguit ; et un épais brouillard blanc rampe vers le lilas pour le recouvrir. Sur les arbres, au loin, des freux ensommeillés croassent.
     — Mon Dieu, pourquoi est-ce que je ressens un tel poids ?
     Peut-être chaque fiancée ressent-elle la même chose avant le mariage. Qui sait ? Ou bien est-ce l’influence de Sacha ? Mais Sacha, cela fait tout de même plusieurs années qu’il dit toujours la même chose, il dévide son chapelet, il a un air étrange et naïf quant il parle. Pourquoi donc Sacha reste-t-il dans sa tête ? Pourquoi ?
     On n’entendait plus depuis un bon moment le veilleur de nuit frapper avec son maillet. Sous la fenêtre et dans le jardin, les oiseaux avaient commencé à chanter, le brouillard s’était retiré, une lumière printanière était venue éclairer les alentours. Bientôt, réchauffé par la caresse du soleil, le jardin tout entier se ranima et des gouttes de rosée étincelèrent comme des diamants sur les feuilles ; et le vieux jardin, depuis longtemps laissé à l’abandon, sembla ce matin paré d’une nouvelle jeunesse.
     Mémé était déjà réveillée. Sacha toussa de sa toux profonde et rude. On entendit apporter le samovar, et un bruit de chaises. 
     Le temps passait lentement. Levée depuis longtemps, Nadia avait fait un tour au jardin, mais la matinée s’éternisait.
     Voici qu’apparaissait Nina Ivanovna, éplorée, un verre d’eau minérale à la main. Elle s’occupait de spiritisme, d’homéopathie, lisait beaucoup, elle aimait évoquer les doutes qu’elle éprouvait, et tout cela renfermait, aux yeux de Nadia, un sens profond et mystérieux. Elle embrassa sa mère et se mit à marcher à ses côtés. 
     — Qu’est-ce qui t’a fait pleurer, maman ? demanda-t-elle.
     — Hier, avant de dormir, j’ai commencé à lire un récit parlant d’un vieil homme et de sa fille. Le chef du service où travaille le vieux s’est épris de sa fille. Je n’ai pas lu jusqu’au bout, mais il y a un passage où il est difficile de retenir ses larmes, dit Nina Ivanovna, et elle avala une gorgée d’eau. Je m’en suis souvenue ce matin et j’ai pleuré encore un peu.
     — Moi aussi, tous ces jours-ci, je suis bien triste, dit Nadia, restée quelques instants silencieuse. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à dormir ?
     — Je ne sais pas, ma chérie. Moi, la nuit, quand je ne dors pas, je ferme les yeux bien fort, comme ça, et je me représente Anna Karénine en train de marcher et de parler, ou je me représente quelque chose d’historique, de l’Antiquité…
     Nadia sentit que sa mère ne la comprenait pas, et ne pouvait pas la comprendre. Elle sentit cela pour la première fois de sa vie et en fut même effrayée, elle eut envie de se cacher ; et elle revint dans sa chambre.
     À deux heures, on se mit à table pour dîner. On était mercredi, jour maigre, on servit donc à Mémé un borchtch maigre et de la brème avec de la kacha1. 
     Pour taquiner la grand-mère, Sacha mangea et du borchtch maigre et de la soupe grasse. Il ne cessa de plaisanter pendant tout le repas, mais ses plaisanteries étaient lourdes, avec toujours une morale à la clé, et cela n’avait rien de drôle de le voir, avant de lâcher un bon mot, lever ses doigts extrêmement longs et très maigres, et, quand on pensait qu’il était très malade et ne resterait peut-être pas longtemps en vie, on ressentait de la pitié, à en pleurer.
     Après le repas, la grand-mère partit se reposer dans sa chambre. Nina Ivanovna joua un peu du piano, puis s’en alla aussi.
     — Ah, ma chère Nadia, dit Sacha, entamant son habituel discours d’après-dîner, si seulement, si seulement vous suiviez mes conseils !
     Fermant les yeux, elle était profondément enfoncée dans un fauteuil ancien, et lui arpentait silencieusement la pièce.
     — Si vous partiez faire vos études ! disait-il. Il n’y a que les gens instruits et les saints qui soient intéressants, ce sont les seuls dont on ait besoin. Car plus ils seront nombreux, plus vite viendra sur terre le Royaume des Cieux. Et alors, peu à peu, de votre ville il ne restera pas pierre sur pierre2 – tout sera sens dessus dessous, tout sera changé comme par magie. Et il y aura alors d’énormes et magnifiques maisons, de merveilleux jardins, des fontaines extraordinaires, des gens remarquables… Mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel est qu’il n’y aura plus de foule au sens où nous l’entendons, ce mal disparaîtra parce que chaque homme aura la foi et saura pourquoi il vit, et personne ne cherchera d’appui dans la foule. Ma chère Nadia, mon petit pigeon, partez ! Montrez-leur à tous que vous en avez assez de cette vie immobile, grisâtre et pécheresse. Montrez-le ne serait-ce qu’à vous-même !
     — C’est impossible, Sacha. Je vais me marier.
     — Eh, ça suffit ! À quoi cela rime-t-il ?
     Ils sortirent dans le jardin et marchèrent un peu.
     — Quoi qu’il en soit, ma chère Nadia, vous devez bien réfléchir, vous devez comprendre à quel point la vie oisive que vous menez est impure et immorale, reprit Sacha. Comprenez donc que si vous-même, votre mère et votre grand-mère ne faites rien, c’est que quelqu’un d’autre travaille à votre place, vous dévorez une autre vie, vous croyez que c’est propre, vous ne trouvez pas ça sordide ?
   Nadia voulut dire : « Oui, c’est la vérité », dire qu’elle comprenait, mais des larmes apparurent à ses yeux, elle se tut brusquement, se recroquevilla et s’en alla dans sa chambre.
     Vers le soir, Andreï Andréitch arriva et, à son habitude, joua longuement du violon. C’était quelqu’un de taciturne, qui aimait peut-être le violon parce qu’en jouant on pouvait se taire. À dix heures passées, se préparant à partir, ayant déjà mis son manteau, il serra Nadia dans ses bras et commença à lui embrasser avidement le visage, les épaules et les mains.
     — Ma chérie, ma douce, ma belle !… murmurait-il. Oh, que je suis heureux ! Je suis ravi à en perdre la tête !
     Et elle eut l’impression d’avoir déjà entendu cela, il y avait longtemps, très longtemps, ou de l’avoir lu quelque part… dans un roman, un vieux roman tout déchiré et depuis longtemps abandonné.
     Sacha était attablé dans la salle de réception, buvant du thé, la soucoupe posée sur les longs doigts de sa main ; Mémé étalait les cartes d’une réussite, Nina Ivanovna lisait. La flamme de la veilleuse faisait entendre un grésillement, une harmonie paisible semblait régner. Nadia dit bonsoir et remonta dans sa chambre, se coucha et s’endormit aussitôt. Mais, comme la nuit précédente, à peine le jour commençait-il à poindre qu’elle se réveilla. Elle n’avait plus envie de dormir, une pénible inquiétude lui pesait. Assise dans son lit, la tête sur ses genoux, elle pensait à son fiancé, à son mariage… Elle se souvint sans raison que sa mère n'aimait pas son défunt mari et qu’elle n’avait à présent rien en propre, elle dépendait entièrement de Mémé, sa belle-mère. Et Nadia avait beau réfléchir, elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle avait jusqu’alors vu quelque chose de particulier, d’extraordinaire chez sa mère, pourquoi elle n’avait pas vu en elle une simple femme, ordinaire et malheureuse.
     Et, en bas, Sacha ne dormait pas, on l’entendait tousser. C’est un homme étrange et naïf, se disait Nadia, et, dans les rêves de Sacha, dans tous ces jardins merveilleux et ces extraordinaires fontaines, il y avait quelque chose de grotesque ; mais, de façon inexplicable, ces naïvetés même saugrenues recelaient tant de beauté qu’à peine la pensée de partir faire des études l’avait-elle effleurée qu’une petite sensation de froid lui avait étreint le cœur et toute la poitrine, et qu’un sentiment d’enthousiasme joyeux l’avait submergée.
     — Mais il vaut mieux ne pas y penser, cela vaut mieux… chuchota-t-elle. Il ne faut pas y penser.
     « Tic-toc… faisait au loin le veilleur de nuit. Tic-toc… tic-toc… »



  1. Le borchtch est un potage à la betterave avec ou sans crème et viande, etc. Il peut donc être maigre ou gras. La kacha est une bouillie de sarrasin ou d’orge.
  2. Matthieu, 24-2.




III

     À la mi-juin, Sacha commença subitement à s’ennuyer et s’apprêta à repartir pour Moscou.
     — Je ne puis vivre dans cette ville, disait-il d’un air sombre. Ni eau courante ni tout-à-l’égout ! Ce que je mange à table me répugne : la cuisine est d’une saleté absolument révoltante…
     — Attends un peu, fils prodigue ! s’efforçait de le convaincre Mémé en baissant étrangement la voix. Le mariage est pour le sept !
     — Je n’ai pas envie.
     — Toi qui voulais rester chez nous jusqu’en septembre !
     — Et maintenant ça ne me dit plus rien. J’ai besoin de travailler !
     L’été fut froid et humide, les arbres étaient mouillés, le jardin tout entier avait un air triste et peu accueillant, on avait en effet envie de travailler. Au rez-de-chaussée comme à l’étage, on entendait des voix de femme inconnues, le staccato de la machine à coudre : on se hâtait de finir le trousseau. Nadia recevait six pelisses, la moins chère d’entre elles valant, d’après la grand-mère, trois cents roubles ! Ce remue-ménage irritait Sacha ; en colère, il demeurait dans sa chambre ; on l’avait tout de même persuadé de rester encore, il avait donné sa parole de ne pas partir avant le premier juillet. 
     Le temps passait vite. Le jour de la Saint-Pierre1, après le dîner, Andreï Andréitch alla rue de Moscou avec Nadia pour visiter une fois encore la maison qui avait été louée et depuis longtemps aménagée pour les jeunes mariés. C’était une maison avec un rez-de-chaussée et un étage, seul ce dernier était meublé, pour le moment. Dans la salle de réception, le sol brillait, recouvert d’une laque imitant un parquet ; des chaises cannées, un piano à queue, un pupitre pour violon. Cela sentait la peinture. À un mur était accroché, dans un cadre doré, un grand tableau, une peinture à l’huile : une dame nue et, près d’elle un vase mauve à l’anse cassée.
     — Merveilleux tableau, dit Andreï Andréitch avec un soupir de respect. C’est un Chichmatchevski2. 
     Puis venait le salon, avec une table ronde, un divan et des fauteuils recouverts d’un tissu bleu vif. Au-dessus du divan, une grande photographie du père Andreï en kamilavkion3 et portant ses décorations. Ils entrèrent ensuite dans la salle à manger où se dressait le buffet, puis dans la chambre à coucher ; il y avait là, dans la pénombre, deux lits côte à côte, et il semblait que les gens ayant meublé cette chambre avaient en tête qu’on y serait toujours heureux, qu’il ne pouvait en être autrement. Andreï Andréitch faisait faire à Nadia le tour de l’appartement en la tenant tout le temps par la taille ; et elle se sentait faible et coupable, elle détestait toutes ces pièces, ces lits, ces fauteuils, la dame nue lui donnait la nausée. Elle voyait clairement qu’elle n’aimait plus Andreï Andréitch, peut-être même ne l’avait-elle jamais aimé ; mais comment le dire, à qui le dire et à quoi bon le dire, elle ne le voyait pas et ne pouvait pas le voir, bien qu’elle y pensât jour et nuit… Il la tenait par la taille, lui parlait avec tant de douceur et de modestie, il était si heureux en arpentant son appartement ; tandis qu’elle ne voyait, dans tout cela, que banalité vulgaire, une banalité bête, naïve, insupportable, et la main enlaçant sa taille lui semblait aussi dure et froide qu’un cerceau de fer. Et elle était prête à tout instant à s’enfuir, à éclater en sanglots, à se jeter par la fenêtre. Andreï Andréitch la conduisit à la salle de bains et posa la main sur un robinet fixé au mur, et soudain de l’eau se mit à couler.
     — Tu as vu ça ? dit-il en riant. J’ai fait installer un réservoir de cent seaux4 au grenier, nous aurons de l’eau, tous les deux..
     Ils firent un tour dans la cour, puis ressortirent et prirent un fiacre. La poussière tourbillonnait en nuages épais, on aurait dit qu’il allait pleuvoir d’un moment à l’autre. 
     — Tu n’as pas froid ? demanda Andreï Andréitch, que la poussière faisait cligner des yeux
     Elle garda le silence.
     — Tu te rappelles, Sacha m’a reproché hier de ne rien faire, dit-il après s’être tu quelques instants. Eh bien, il a raison ! mille fois raison ! Je ne fais rien et ne peux rien faire. Pourquoi cela, ma chérie ? Pourquoi la seule pensée d’avoir un jour une cocarde sur le front et de travailler dans un service me répugne-t-elle tant ? Pourquoi cela me met-il si mal à l’aise de voir un avocat ou un professeur de latin, ou encore un membre d’une administration5 ? Ô Russie, notre mère ! Ô Russie, notre mère, combien d’oisifs et de gens inutiles soutiens-tu encore ! Qu’ils sont nombreux à être comme moi un poids pour toi, la martyre !
     Et, généralisant sa propre inactivité, il y voyait un signe des temps.
     — Quand nous serons mariés, reprit-il, nous partirons ensemble à la campagne, ma chérie, nous travaillerons là-bas ! Nous nous achèterons un lopin de terre avec un jardin, un bout de rivière, nous travaillerons, nous observerons la vie… Oh, comme nous serons bien !
     Il avait ôté son chapeau et ses cheveux flottaient au vent, elle l’écoutait en pensant : « Mon Dieu, je veux rentrer chez moi ! Mon Dieu ! » Ils dépassèrent le père Andreï juste avant d’arriver à la maison.
     — Voilà mon père ! se réjouit  Andreï Andréitch en agitant son chapeau. Vrai, je l’aime, mon papa, dit-il en payant le cocher. C’est un brave vieux. Un bon vieux.
     Nadia entra dans la maison fâchée et souffrante, se disant qu’il y aurait des invités toute la soirée, qu’il faudrait s’occuper d’eux, leur faire des sourires, écouter le violon ainsi que toutes sortes d’idioties et ne parler que du mariage. Arborant l’air hautain qu’elle avait toujours devant ses hôtes, la grand-mère trônait près du samovar dans sa somptueuse robe de soie.  Le père Andreï fit son entrée, son sourire rusé sur les lèvres.
     — J’ai le plaisir et l’exquise consolation de vous voir en bonne santé, dit-il à la grand-mère, et il était difficile de savoir s’il plaisantait ou disait cela sérieusement.



  1. Le 29 juin dans l’ancien calendrier, le 12 juillet maintenant.
  2. Peintre créé par Tchékhov. Il a peut-être forgé ce nom à partir de celui de l’ambulant Ivan Chichkine.
  3. Couvre-chef orthodoxe. 
  4. Le seau équivalait à 12,3 litres.
  5. Municipalité, ou bureau de zemstvo en province.




IV

     Le vent frappait les carreaux et s’abattait sur le toit ; on entendait ses sifflements et, dans le poêle, la plainte du domovoï1 poussant sa chanson lugubre. Il était minuit passé. Dans la maison, tout le monde était couché, mais personne ne dormait, et il semblait sans cesse à Nadia qu’on jouait encore du violon en bas. Un grand bruit se fit entendre, sans doute un volet arraché. Quelques instants plus tard Nina Ivanovna entra, en chemise de nuit, une bougie à la main.
     — Qu’est-ce qui a cogné, Nadia ? demanda-t-elle.
     Avec ses cheveux réunis en une seule natte et son sourire timide, la mère semblait, par cette nuit d’orage, vieillie, enlaidie, rapetissée. Nadia se souvint que, naguère encore, elle tenait sa mère pour quelqu’un d’extraordinaire, dont elle écoutait avec fierté les paroles ; paroles qu’elle n’arrivait plus du tout à se rappeler, tout ce qui lui revenait à la mémoire était médiocre et vain.
     On entendit dans le poêle le chant de plusieurs voix de basse, et même un « A-ah, mo-on Dieu ! » Nadia s’assit dans son lit, s’attrapa les cheveux avec violence et éclata en sanglots.
     — Maman, maman, dit-elle, oh, maman, si tu savais ce qui m’arrive ! Je t’en prie, je t’en supplie, laisse-moi partir ! Je t’en supplie !
     — Où ? demanda Nina Ivanovna en s’asseyant sur le lit, perplexe. Partir où ?
     Nadia pleura un long moment sans pouvoir articuler un mot.
     — Laisse-moi quitter la ville  ! dit-elle enfin. Le mariage ne doit pas se faire et ne se fera pas, comprends-le ! Je n’aime pas cet homme… Même parler de lui, je ne peux pas.
     — Non, ma chérie, non, dit bien vite Nina Ivanovna, terriblement effrayée. Calme-toi ; c’est un mouvement d’humeur. Cela va passer. Vous avez dû vous disputer, Andreï et toi, mais à querelle d’amoureux, plaisir de la réconciliation.
     — Oh, va-t-en, maman, va-t-en ! sanglota Nadia.
     — Oui, dit Nina Ivanovna après s’être tue quelques instants. Il n’y a pas si longtemps, tu étais une enfant, une petite fille, et maintenant, te voilà fiancée. C’est le constant métabolisme de la nature. Et, sans avoir le temps de t’en apercevoir, tu seras toi-même mère, tu seras une vieille femme et tu auras une fille aussi rebelle que la mienne.
     — Ma chère, ma bonne maman, tu es tout de même intelligente, tu es malheureuse, dit Nadia. Toi qui es très malheureuse, pourquoi dis-tu de telles platitudes ? Au nom du Ciel, pourquoi ?
     Nina Ivanovna voulut répondre, mais ne parvint pas à prononcer un mot, elle ravala un sanglot et repartit dans sa chambre. Les voix de basse se remirent à bourdonner dans le poêle, de quoi avoir peur, soudain. Nadia sauta à bas de son lit et courut chez sa mère. En larmes, Nina Ivanovna était dans son lit, allongée sous une couverture bleue, un livre dans les mains. 
     — Maman, écoute-moi ! dit Nadia. Je t’en supplie, réfléchis et tâche de comprendre ! Comprends juste à quel point notre vie est mesquine et humiliante. Mes yeux se sont ouverts, à présent je vois tout. Et qu’est-ce que c’est, ton Andreï Andréitch ? Mais il n’est pas intelligent, maman ! Seigneur Dieu ! Comprends donc, maman, il est stupide !
     Nina Ivanovna se redressa d’une secousse et s’assit dans le lit.
     — Toi et ta grand-mère, vous me torturez ! dit-elle en sanglotant. Je veux vivre ! Vivre ! répéta-t-elle en se frappant par deux fois la poitrine de son petit poing. Rendez-moi la liberté ! Je suis encore jeune, je veux vivre, alors que vous avez fait de moi une vieille femme !…
     Elle pleura amèrement, se recoucha et se mit en chien de fusil2 sous la couverture, l’air si petite, si pitoyable et si sotte… Nadia revint dans sa chambre, s’habilla et s’assit près de la fenêtre pour attendre le jour. Elle passa la nuit à réfléchir tandis qu’au dehors les sifflements se poursuivaient et que le volet continuait à faire du bruit.
     Au matin, la grand-mère se lamenta : le vent avait, durant la nuit, fait tomber toutes les pommes du jardin et cassé un vieux prunier. Il faisait gris, le ciel était voilé, désolant, il y avait de quoi allumer une bougie ; tout le monde se plaignait du froid et la pluie battait les vitres. Après le thé, Nadia s’en alla voir Sacha et, sans dire un mot, se mit à genoux dans un coin, près d’un fauteuil, en cachant son visage dans ses mains.
     — Qu’y a-t-il ? s’enquit Sacha. 
     — Je n’en peux plus… dit-elle. Je ne comprends pas comment j’ai pu vivre ici, cela m’échappe ! Je n’ai que mépris pour mon fiancé, pour moi-même et pour toute cette vie oisive et absurde.
     — Allons, allons, dit Sacha qui ne comprenait pas encore de quoi il retournait. Ce n’est rien… C’est bien.
     — Cette vie m’est devenue odieuse, reprit Nadia, je ne supporterai pas un seul jour de plus ici. Je partirai dès demain. Pour l’amour du Ciel, emmenez-moi avec vous !
     Sacha la contempla quelques instants avec étonnement ; il comprit enfin et se réjouit comme un enfant. Il leva les bras en l’air et se mit à trépigner dans ses pantoufles comme s’il dansait de joie.
     — Magnifique ! disait-il en se frottant les mains. Dieu, que c’est bien !
     Elle le regardait de ses grands yeux qui ne cillaient pas, amoureusement, comme envoûtée, attendant de lui à l’instant des paroles lourdes de sens, d’une importance infinie ; il ne lui avait encore rien dit, mais il lui semblait déjà voir s’ouvrir devant elle quelque chose de neuf et de vaste, inconnu d’elle jusqu’alors, et qu’elle regardait, pleine d’espérances, prête à tout, même à la mort.
     — Je vais partir demain, dit-il après avoir réfléchi, et vous m’accompagnerez à la gare… Je prendrai vos affaires dans ma valise et j’achèterai un billet pour vous ; à la troisième sonnerie, vous monterez dans le wagon et nous partirons. Accompagnez-moi jusqu’à Moscou, vous irez ensuite seule à Pétersbourg. Avez-vous un passeport ?
     — Oui.
     — Je vous le jure, vous n’aurez rien à regretter, vous ne vous en repentirez pas, déclara Sacha avec enthousiasme. Vous allez partir, vous mettre à étudier, et qu'ensuite votre destin vous mène.  L’essentiel, c’est de changer de vie, le reste est secondaire. Ainsi donc, nous partons demain ?
     — Oh oui ! De grâce !
     Il lui semblait être très émue, avoir sur le cœur un poids comme jamais auparavant, elle avait l’impression qu’elle allait souffrir et se tourmenter jusqu’à l’instant du départ ; mais aussitôt remontée dans sa chambre et allongée sur son lit, elle s’endormit profondément, et dormit jusqu’au soir, le visage gonflé de larmes et un sourire sur les lèvres.



  1. Génie de la maison (dom), esprit du foyer dans la croyance populaire.
  2. L’expression russe est : s’enrouler comme un petit pain – ledit petit pain ayant la forme d’un cadenas.




V

     On envoya chercher un fiacre. Ayant déjà mis son manteau et son chapeau, Nadia monta à l’étage pour un dernier regard à sa mère et à tout son ancien monde ; elle resta un moment dans sa chambre près du lit encore tiède, regarda autour d’elle, puis alla chez sa mère. Nina Ivanovna dormait, la chambre était silencieuse. Nadia embrassa sa mère et lui arrangea les cheveux, demeura deux minutes dans la pièce… Puis elle redescendit lentement.
     Dehors, il pleuvait très fort. Le fiacre attendait devant la porte, la capote relevée, tout mouillé.
     — Il n’y aura pas assez de place pour vous deux, Nadia, dit la grand-mère alors que les domestiques commençaient à mettre les malles dans la voiture. En voilà une idée, de l’accompagner par un temps pareil ! Tu ferais mieux de rester à la maison. Vois un peu ce qui tombe !
     Nadia voulut dire quelque chose et n’y parvint pas. Déjà, Sacha l’avait fait monter dans le fiacre et lui avait couvert les jambes avec un plaid, avant de prendre place à côté d’elle.
     — Bon voyage ! Que Dieu te bénisse ! cria la grand-mère du haut du perron. N’oublie pas de nous écrire de Moscou, Sacha !
     — Entendu. Au revoir, Mémé !
     — Que la Reine des Cieux te garde !
     — En voilà un temps ! fit Sacha.
     Alors seulement, Nadia se mit à pleurer. Elle se voyait maintenant partir pour de bon, ce à quoi elle ne croyait pas encore en disant au revoir à sa grand-mère ou en regardant sa mère. Adieu, ma ville ! Et tout lui revint d’un coup en mémoire : Andreï et son père, le nouvel appartement et la dame nue avec le vase ; et tout cela ne lui faisait plus peur, ne lui pesait plus, c’étaient des naïvetés sans importance qui reculaient, reculaient toujours davantage. Et lorsqu’ils s’assirent dans le wagon et que le train s’ébranla, tout ce passé si imposant se recroquevilla pour n’être plus qu’une petite boule, tandis que se déployait devant elle le vaste, l’immense avenir resté jusqu’alors si peu visible. La pluie battait contre les vitres du wagon, on n’apercevait que le vert des champs, les poteaux télégraphiques qui défilaient et les oiseaux perchés sur les fils, et elle fut saisie d’une joie soudaine qui lui coupa le souffle : c’était de se souvenir qu’elle était libre, qu’elle partait faire des études, exactement ce qui s’appelait dans le temps, autrefois, « se faire Cosaque1 ». Elle riait, pleurait et priait.
     — Allons, ce n’est ri-en ! disait Sacha avec un sourire malicieux. Ri-en !



(1) Les Cosaques avaient un statut d’autonomie, avaient leurs terres, sur les marches de l’expansion russe, et vivaient dans leurs villages, dirigés par un conseil des anciens. Ils devaient participer aux expéditions militaires décidées par le tsar. On trouve une stanitsa, un village cosaque, à la fin du roman Un héros de notre temps. Et l’on peut aussi penser à Tarass Boulba




VI

     L’automne passa, puis l’hiver. Et déjà Nadia se morfondait, chaque jour elle pensait à sa mère et à sa grand-mère, elle pensait à Sacha. De la maison lui arrivaient des lettres douces et bonnes, tout paraissait déjà pardonné et oublié. En mai, après les examens, joyeuse et en forme, elle partit chez elle, s’arrêtant en chemin à Moscou pour aller voir Sacha. Il était exactement le même que l’été précédent : barbu et ébouriffé, vêtu de la même redingote et du même pantalon de toile, avec toujours les mêmes grands yeux magnifiques ; mais il semblait souffrant, épuisé, il faisait plus vieux et il avait maigri, il n’arrêtait pas de tousser. Inexplicablement, Nadia lui trouva un air de grisaille provinciale.
     — Mon Dieu, voilà Nadia ! dit-il avec un joyeux rire.  Ma chérie, ma petite colombe !
     Ils restèrent un moment dans l’atelier de lithographie, qui était une vraie tabagie où régnait de plus une odeur étouffante de couleurs et d’encre de Chine ; puis ils allèrent dans sa chambre, enfumée et pleine de crachats ; une assiette cassée et un bout de papier de couleur douteuse traînaient sur la table à côté du samovar refroidi ; on voyait, aussi bien sur la table que par terre,  une quantité de mouches mortes. Tout montrait clairement que Sacha vivait au jour le jour, dans un désordre malpropre et un total mépris du confort, et que si quelqu’un s’était avisé de lui parler de bonheur personnel, de vie privée, d’amour qu’il pourrait inspirer, il se serait contenté de rire, sans rien y comprendre. 
     — Ça va, tout s’est bien passé, racontait Nadia précipitamment. Maman est venue cet automne à Pétersbourg, elle m’a dit que grand-mère n’était pas fâchée, elle passe juste son temps à entrer dans ma chambre pour adresser des signes de croix aux murs. 
     Sacha paraissait gai, mais il toussait et sa voix était fêlée ; Nadia l’observait tant et plus, sans arriver à savoir s’il était pour de bon gravement malade, ou si c’était seulement une impression qu’elle avait.
     — Mon cher Sacha, dit-elle, mais vous êtes malade !
     — Non, ce n’est rien. Je suis malade, mais ce n’est pas très grave…
     — Ah, mon Dieu, s’alarma Nadia, pourquoi ne vous soignez-vous pas, pourquoi ne ménagez-vous pas votre santé ? Mon cher, mon bon Sacha, dit-elle, et des larmes jaillirent de ses yeux, et son imagination fit sans raison resurgir Andreï Andréitch, la dame nue avec le vase, tout le passé qui lui semblait à présent aussi lointain que son enfance ; et elle se mit à pleurer à l’idée que Sacha ne lui paraissait plus aussi original, aussi cultivé, aussi intéressant que l’an passé.
     — Sacha, mon cher ami, vous êtes très, très malade. Je ne sais ce que je ferais pour ne pas vous voir si pâle et si maigre. Je vous dois tant ! Vous ne pouvez même pas vous figurer à quel point vous m’avez rendu service, mon bon Sacha ! En fait, vous êtes à présent l’être qui m’est le plus cher et le plus proche.
     Ils restèrent à bavarder ; et maintenant, après l’hiver qu’elle avait passé à Pétersbourg, Nadia sentait qu’il émanait de Sacha, de ses paroles, de son sourire et de toute sa silhouette, quelque chose de suranné, de vieux jeu, voire de mort et enterré.
     — Après-demain, je pars pour la Volga, dit Sacha ; et après, j’irai faire une cure de koumys1. J’ai envie de boire du koumys. Et un ami m’accompagnera, avec sa femme. Quelqu’un d’étonnant, sa femme ; je passe mon temps à essayer de la faire changer de voie, à tenter de la convaincre d’aller étudier. Je veux qu’elle change radicalement de vie.
     Ayant ainsi discuté, ils se rendirent à la gare. Sacha lui offrit du thé et des pommes ; et lorsque le train s’ébranla, à le voir agiter en souriant son mouchoir, on voyait, rien qu’à ses jambes, qu’il était très malade et que, probablement, il lui restait peu de temps à vivre.
     Nadia arriva à midi dans la ville. Depuis le fiacre qui l’amenait chez elle, les rues lui paraissaient très larges et les maisons petites, aplaties ; les rues étaient vides, elle ne vit qu’un accordeur allemand vêtu d’un manteau roux. Et la poussière semblait recouvrir toutes les maisons. L’air à présent bien vieille, et toujours aussi grosse et aussi laide, la grand-mère serra Nadia dans ses bras et pleura longuement, sans pouvoir détacher son visage de l’épaule de Nadia. Nina Ivanovna, qui avait elle aussi beaucoup vieilli et enlaidi, avait le visage creusé, les traits tirés, mais elle était toujours aussi sanglée, et les diamants brillaient à ses doigts.
     — Ma chérie ! dit-elle en frémissant de tout son corps. Ma chérie !
     Ensuite, assises, elles restèrent longtemps à pleurer sans rien dire. On voyait que la mère et la grand-mère sentaient que le passé était perdu à jamais, sans espoir de retour : perdue la position sociale, perdu l’honneur, perdu le droit d’inviter des gens chez soi ; c’est ce qui arrive lorsque, au beau milieu d’une vie à l’aise et insouciante, la police débarque en pleine nuit pour une perquisition, et qu’on découvre que le maître de maison a dilapidé des fonds et commis des faux – adieu la vie à l’aise et insouciante !
     Nadia monta à l’étage et vit le même lit, les mêmes fenêtres avec leurs naïfs rideaux blancs, donnant sur le même jardin inondé de soleil, gaiement bruyant. Elle toucha du doigt sa table et resta un moment assise, pensive. Puis elle fit un bon dîner et but du thé accompagné de crème goûteuse et grasse, mais il manquait désormais quelque chose, les pièces paraissaient vides et les plafonds étaient bas. Le soir, elle se coucha, mit sur elle la couverture et, inexplicablement, trouva drôle d’être étendue dans ce lit tiède et bien moelleux. 
     Nina Ivanovna vint la voir un instant, elle s’assit timidement en regardant autour d’elle, comme une coupable.
     — Alors, Nadia, comment ça va ? demanda-t-elle après un silence. Tu es contente ? Très contente ?
     — Je suis contente, maman.
     Nina Ivanovna se leva et bénit Nadia d’un signe de croix, et fit le même signe vers les fenêtres.
     — Tu vois, je suis devenue pieuse, dit-elle. Tu sais, maintenant, j’étudie la philosophie, je réfléchis sans arrêt… Et, à présent, bien des choses me paraissent claires comme le jour. D’après moi, il faut avant tout que la vie entière passe comme à travers un prisme.
     — Dis-moi, maman, comment va grand-mère ?
     — Elle semble n'aller pas trop mal. Quand tu es partie avec Sacha et que ton télégramme est arrivé, ta grand-mère est tombée d’un coup après l’avoir lu ; elle est restée couchée pendant trois jours, sans un geste. Ensuite, elle ne faisait que pleurer et prier. Maintenant, c’est passé.
     Elle se leva et fit quelques pas dans la pièce.
     « Tic-toc… faisait le veilleur de nuit. Tic-toc, tic-toc… »
     — Il faut avant tout que la vie entière passe comme à travers un prisme, dit-elle ; c’est-à-dire, en d’autres termes, il faut que, dans la conscience, la vie se divise en éléments simples, comme en sept couleurs de base, et il faut étudier séparément chaque élément.
     La suite de ce que disait Nina Ivanovna, fut perdu pour Nadia, qui n’entendit pas non plus sa mère quitter sa chambre, car elle s’était endormie entretemps.
      Mai passa, et ce fut juin. Nadia s’était réhabituée à la maison. La grand-mère surveillait le samovar en poussant de grands soupirs ; Nina Ivanovna exposait le soir sa philosophie ; comme par le passé, elle vivait là en parasite qui devait s’adresser à la grand-mère pour la moindre pièce de vingt kopecks. La maison était pleine de mouches, et les plafonds semblaient de plus en plus bas. Mémé et Nina Ivanovna ne sortaient plus de la maison, de crainte de rencontrer le père Andreï ou Andreï Andréitch. Nina se promenait dans le jardin et dans la rue, observant les maisons et les palissades grises, elle avait l’impression que tout, en ville, était devenu très vieux, hors-d’âge, attendant soit la mort, soit le début de quelque chose de neuf, de frais. Oh, si seulement elle pouvait arriver bien vite, cette vie nouvelle, cette vie de clarté où l’on pourrait regarder hardiment son destin en face et se savoir sur la bonne voie, être gaie, libre ! Et elle viendra, cette vie, tôt ou tard ! Viendra un temps où, de la maison de la grand-mère, cette maison où tout est si bien aménagé que quatre domestiques n’ont pas d’autre choix que de vivre dans la même pièce malpropre, au sous-sol – viendra un temps, donc, où de cette maison il ne restera pas trace, où elle sera oubliée, et personne ne s’en souviendra plus. 
     Il n’y avait que les gamins du voisin pour amuser Nadia ; lorsqu’elle se promenait dans le jardin, ils frappaient contre la palissade et la taquinaient en riant :
     « La fiancée ! La fiancée ! »
     Une lettre de Sacha arriva de Saratov. De sa joyeuse écriture dansante, il racontait que  le voyage  sur la Volga lui avait pleinement réussi, mais qu’il s’était retrouvé un peu souffrant à Saratov, qu’il avait perdu la voix et que depuis quinze jours il était à l’hôpital. Nadia comprit ce que cela voulait dire et fut envahie d’un pressentiment proche de la certitude. Et il lui fut désagréable de constater que ce pressentiment et la pensée de Sacha l’émouvaient moins que par le passé. Elle avait une envie passionnée de vivre, elle voulait retourner à Pétersbourg, et ses relations avec Sacha relevaient déjà du passé, un passé charmant mais éloigné, si éloigné ! Elle ne put dormir cette nuit-là et le matin la trouva assise près de la fenêtre, tendant l’oreille. Et des voix se firent bien entendre en bas ; la grand-mère, alarmée, se mit à poser une rafale de questions. Puis quelqu’un fondit en larmes… Lorsque Nadia descendit, la grand-mère, debout dans le coin aux icônes, le visage en pleurs, priait. Il y avait un télégramme sur la table.
     Nadia arpenta la pièce un long moment en écoutant pleurer sa grand-mère, puis elle prit le télégramme et le lut. La dépêche disait que le matin précédent, Alexandre Timoféitch, ou encore simplement Sacha, était mort à Saratov.
     La grand-mère et Nina Ivanovna allèrent à l’église commander la messe des morts, et Nadia continua un bon moment à marcher dans l’appartement, plongée dans ses pensées. Elle avait nettement conscience que sa vie avait pris un tour nouveau, comme l’avait voulu Sacha, elle voyait clairement qu’elle était ici une étrangère, inutile et solitaire, qu’elle n’avait besoin de rien dans cette maison, que tout le passé s’était détaché d’elle et avait disparu comme consumé par un incendie, le vent en ayant dispersé les cendres. Elle entra dans la chambre de Sacha et y demeura quelques instants.
     « Adieu, cher Sacha ! » pensa-t-elle, et voici que se dessinait devant elle une vie nouvelle, une vie libre et non rabougrie, et cette vie encore confuse et pleine de mystères l’attirait en lui faisant signe.
     Elle monta dans sa chambre pour faire ses valises et le lendemain matin dit adieu à ses parentes et, joyeuse et pleine d’allant, quitta la ville – en imaginant que c’était pour toujours.



(1) Prononcer koumyss.  Lait de jument fermenté. Tolstoï était adepte de telles cures.


dimanche 1 septembre 2019

La princesse (Anton Tchékhov)





     Ce récit parut en mars 89, signé Anton Tchékhov,  dans le journal L’Époque nouvelle, le quotidien de Souvorine, édité à Saint-Pétersbourg de 1868 à 1917… Comme d’habitude, l’auteur n’était pas emballé par son texte au ton, nouveau pour lui, de protestation sociale – nouveau, mais il va vite se faire la main, en même temps qu’il se dégagera de l’influence spirituelle de Tolstoï… Il ne demande qu’à reprendre ce récit qui, selon lui, « s’est embourbé », repolir cette histoire de femme un peu vénéneuse, oiseau futile et un peu canaille du grand monde, pour reprendre certains des termes employés par Tchékhov dans sa correspondance.

     Le texte sera ensuite intégré, légèrement toiletté, au recueil  Sombres gens édité l’année suivante par Souvorine, puis repris dans l’édition des œuvres de Tchékhov par Adolphe Marx. 

     Ce récit reçut, dans l’ensemble, un bon accueil de la critique de l’époque.

     (D’après la notice de la Grande édition soviétique des œuvres complètes d’Anton Tchékhov)



     Avertissement : c’est une traduction « à la française » : fidèle au sens du texte, prenant parfois quelques libertés d’écriture.








La princesse


(Anton Tchékhov)



     La calèche attelée de quatre jolis chevaux bien nourris passa le grand Portail Rouge, comme on l’appelait, du monastère pour hommes de N*** ; les moines-prêtres et les novices massés du côté de la partie de l’hôtellerie réservée aux nobles avaient reconnu de loin, au cocher et aux chevaux, dans la dame de la calèche leur excellente connaissance, la princesse Viéra Gavrilovna.
     Un vieillard en livrée sauta du siège de cocher et aida la princesse à descendre de voiture. Elle releva sa voilette sombre et s’approcha sans hâte pour recevoir la bénédiction des moines-prêtres, puis fit un signe de tête amical aux novices et se dirigea vers ses appartements.
     — Alors, dit-elle aux moines qui portaient ses affaires, on s’ennuyait sans sa princesse ? Cela fait un bon mois que je ne suis pas venue vous voir. Hé bien, me voici, regardez-la, votre princesse ! Et où est le père archimandrite ? Mon Dieu, je brûle d’impatience ! L’admirable, l’admirable vieillard ! Vous devez être fiers d’avoir un pareil archimandrite.
     Lorsqu’entra l’archimandrite, la princesse poussa un cri d’exaltation, croisa les mains sur sa poitrine et s’approcha pour recevoir sa bénédiction.
     — Non, non, laissez-moi vous baiser la main ! dit-elle en lui prenant la main pour la baiser avidement à trois reprises. Comme je suis contente, saint père, de vous voir enfin ! Vous devez avoir oublié votre princesse, tandis que moi, je vivais à chaque instant par la pensée dans votre monastère. Comme c’est bien, ici, chez vous ! Il y a dans cette vie vouée à Dieu, loin des vanités du monde, une espèce de charme particulier, saint père, que je ressens de toute mon âme, mais que mes paroles sont impuissantes à exprimer !
     Les joues de la princesse s’empourprèrent et elle eut les larmes aux yeux. Elle parlait sans discontinuer, avec feu, et l’archimandrite, petit vieux de quelque soixante-dix ans, laid, timide et grave, gardait le silence, disant à peine de temps à autre, d’une voix saccadée et toute militaire :
     — Absolument, Votre Grâce… j’entends bien, madame1… je comprends, madame…
     — Daignerez-vous rester chez nous longtemps ? demanda-t-il.
     — Je vais passer la nuit chez vous, et demain j’irai chez Klavdia Nikolaïevna ; il y a longtemps que nous ne nous sommes pas vues. Et je reviendrai après-demain, pour deux-trois jours. Je désire me reposer l’âme chez vous, saint père…
     La princesse aimait séjourner au monastère de N***. Ces deux dernières années, elle avait jeté son dévolu sur cet endroit et y venait quasiment chaque mois durant l’été, parfois pour deux jours, parfois trois, voire même pour une semaine. La modestie des novices, le calme, les plafonds bas, l’odeur de cyprès, les collations frugales, les rideaux bon marché aux fenêtres – tout cela la touchait, l’attendrissait et la disposait à la méditation et aux bonnes pensées. Rester une demi-heure dans ces appartements lui suffisait pour commencer à se sentir elle-même discrète et modeste, voilà qu’elle exhalait aussi une odeur de cyprès ; le passé s’en allait quelque part au loin, perdait son importance, et la princesse se prenait à penser qu’en dépit de ses vingt-neuf ans, elle était toute pareille au vieil archimandrite, et née tout comme lui non pour la richesse, la grandeur terrestre et l’amour, mais pour une vie paisible, à l’écart du monde et crépusculaire, comme ici…
     Il arrive qu’un rayon de soleil entre soudain par hasard dans la sombre cellule d’un jeûneur plongé dans la prière, ou qu’un oiseau se pose à la fenêtre de la cellule et lance son chant ; le sévère jeûneur en sourit malgré lui, et de sa poitrine accablée par le poids de ses péchés comme par celui d’une pierre s’écoule brusquement le ruisseau d’une joie paisible et innocente. Il semblait à la princesse qu’elle amenait de l’extérieur avec elle exactement la même consolation que le rayon de lumière ou l’oiseau. Son sourire affable et gai, son doux regard, sa voix, ses plaisanteries et toute sa petite personne bien faite, habillée de sa robe noire toute simple, cette seule apparition devait éveiller dans ces gens simples et austères un sentiment d’attendrissement et de joie. Chacun, en la regardant, devait se dire : « Dieu nous a envoyé un ange »… Et, sentant chacun penser cela involontairement, elle souriait avec davantage d’affabilité encore, et s’efforçait de ressembler à un oiseau.
     Ayant bu du thé et s’étant reposée, elle sortit faire un tour. Le soleil s’était déjà couché.  Elle sentit l’humidité parfumée du réséda fraîchement arrosé, en provenance du parterre du monastère ; de l’église lui parvint le son doux des voix d’hommes chantant ce qui, de loin, semblait un chant à la mélancolie bien agréable. C’était la vigile. Dans les fenêtres sombres, où brillaient doucement les petites lueurs des veilleuses, dans la silhouette du vieux moine assis près d’une icône et d’un tronc sous le porche, se lisait une telle paix tranquille que la princesse eut, sans savoir pourquoi, envie de pleurer…
     Et, au-delà du portail, au-dessus des bancs de l’allée longeant les murs du monastère et bordée de bouleaux, c’était déjà pleinement le soir. L’obscurité gagnait rapidement… La princesse fit quelques pas dans l’allée, s’assit sur un banc et devint pensive.
     Elle songeait qu’il serait bon de s’installer pour la vie entière dans ce monastère où la vie était calme et paisible comme un soir d’été ; qu’il serait bon d’oublier entièrement cet ingrat, ce débauché de prince, d’oublier complètement son énorme fortune et les créanciers la harcelant quotidiennement, d’oublier ses malheurs, d’oublier Dacha, la femme de chambre, et l’insolente expression de son visage ce matin. Ce serait bon de rester toute sa vie assise sur ce banc, à regarder à travers la rangée des troncs le brouillard du soir errer par flocons en bas, au pied de la montagne, et le nuage noir des freux, comme un voile au-dessus des bois, avant leur coucher, et d’observer ces deux novices, l’un sur un cheval pie et l’autre à pied, menant les chevaux à l’herbe pour la nuit et, tout réjouis d’être en liberté, se livrant à des gamineries – leurs voix jeunes résonnent dans l’air immobile et l’on distingue chacune de leurs paroles. Il est bon d’être assise, prêtant l’oreille au silence : tantôt un souffle de vent agite le faîte des bouleaux, tantôt c’est une grenouille qui passe en froufroutant dans les feuilles tombées l’an passé, ou l’horloge du clocher, de l’autre côté du mur, qui sonne un quart d’heure… Rester assise sans bouger, écouter et songer, songer, songer…
     Passa une vieille avec une besace. La princesse se dit qu’il serait bon d’arrêter cette vieille et de lui dire un mot gentil, cordial, de l’aider… Mais la vieille disparut au coin sans s’être une seule fois retournée.
     Un peu plus tard, apparut dans l’allée un homme de haute taille, la barbe argentée, en chapeau de paille. Arrivé à la hauteur de la princesse, il se découvrit et la salua, et elle reconnut à sa large calvitie et à son nez busqué et pointu le docteur Mikhaïl Ivanovitch, qui travaillait cinq ans plus tôt dans sa propriété de Doubovki. Elle se rappela qu’on lui avait dit que la femme de ce docteur était morte l’année dernière, et elle eut envie de lui exprimer sa compassion, de le réconforter.
     — Docteur, sans doute ne me reconnaissez-vous pas ? demanda-t-elle avec un sourire affable.
     — Si fait, princesse, je vous ai reconnue, dit le docteur en retirant à nouveau son chapeau.
     — Hé bien, merci, moi qui croyais que vous aviez oublié votre princesse. Les gens ne se souviennent que de leurs ennemis, ils oublient leurs amis. Et vous êtes venus prier ?
     — Je passe la nuit ici tous les samedis, par nécessité. Je suis le médecin du monastère.
     — Alors, comment allez-vous ? demanda la princesse en soupirant. J’ai entendu dire que votre épouse était morte ! Quel malheur !
     — Oui, princesse, c’est pour moi un grand malheur.
     — Qu’y faire ? Nous devons nous résigner à nos malheurs. Pas un cheveu ne tombe de la tête d’un homme sans la volonté de la Providence.
     — Oui, princesse.
     Le docteur répondait avec froideur et sécheresse : « Oui, princesse » aux soupirs et au sourire plein de douceur et d’aménité de la princesse.
     « Que lui dire encore ? » pensa la princesse.
     — Que de temps nous ne nous sommes pas vus, tout de même ! dit-elle. Cinq ans ! Combien d’eau a coulé jusqu’à la mer, que de changements ont eu lieu, cette pensée est même effrayante ! Vous savez, je me suis mariée… de comtesse, je suis devenue princesse. Et j’ai déjà eu le temps de me séparer de mon mari.
     — Oui, je l’ai entendu dire.
     — Dieu m’a envoyé bien des épreuves ! Vous avez sans doute également appris que j’étais presque ruinée. Pour payer les dettes de mon infortuné mari, on a vendu Doubovki, ainsi que Kiriakovo et Sofino. Je n’ai gardé que Baranovo et Mikhaltsévo2. C’est effrayant, de regarder en arrière : que de changements, que de malheurs divers, que d’erreurs !
     — Oui, princesse, bien des erreurs.
     La princesse se troubla un peu. Elle connaissait ses erreurs ; elles étaient d’un ordre si intime qu’elle seule pouvait y réfléchir et en parler. Elle ne put se retenir de poser la question :
     — À quelles erreurs pensiez-vous ?
     — Vous les avez mentionnées, vous devez les connaître… répondit le docteur avec un sourire malicieux. À quoi bon en parler ?
     — Si, parlez, docteur. Je vous en serai très reconnaissante ! Et, je vous le demande, ne  soyez pas embarrassé. J’aime entendre la vérité.
     — Je n’ai pas à vous juger, princesse.
     — Pas à me juger ? À votre ton, vous savez des choses. Parlez !
     — Soit, si tel est votre désir. Mais, malheureusement, je ne sais pas parler et je ne me fais pas toujours comprendre.
     Le docteur réfléchit et commença :
     — Bien des erreurs, mais au fond, la principale, à mon avis, c’est l’état d’esprit général par lequel… qui régnait dans vos propriétés. Vous voyez comme je ne sais pas m’exprimer. C’est-à-dire que l’essentiel, c’est la répulsion, le dégoût pour les gens qui se faisaient sentir absolument en tout. C’est tout un système de vie qui reposait, chez vous, sur cette aversion. Aversion pour la voix humaine, pour les visages, les nuques, le bruit des pas… bref, pour tout ce dont l’homme est constitué. À toutes les portes et devant tous les escaliers, des heiduques3 en livrée, bien nourris, paresseux et grossiers, pour barrer le chemin aux gens non habillés comme il faut ; dans le vestibule, des chaises à haut dossier pour que les valets, lors des réceptions et des bals, n’aillent pas salir de leur nuque les papiers peints ; dans toutes les pièces, des tapis à longs poils4 pour étouffer le bruit des pas ; on ne manque pas de prévenir chaque visiteur d’avoir à parler peu et à voix basse, en évitant ce qui peut avoir une mauvaise influence sur l’imagination et les nerfs. Et dans votre cabinet, on ne tend pas la main aux gens et on ne les invite pas à s’asseoir, exactement comme, à l’instant, vous ne m’avez pas tendu la main ni proposé de m’asseoir…
     — Volontiers, si vous le voulez ! dit la princesse en lui tendant la main avec un sourire. Vraiment, se fâcher pour une bagatelle comme cela…
     — Allons, est-ce que je me fâche ? se mit à rire le docteur.
     Mais l’instant d’après, il piqua un fard, enleva son chapeau et le brandit en s’enflammant :
     — À franchement parler, cela fait longtemps que j’attendais l’occasion de vous dire tout, tout… À savoir, je veux dire que vous regardez tout le monde à la manière de Napoléon, comme de la chair à canon. Seulement, Napoléon avait tout de même une idée, tandis que vous, à part l’aversion, vous n’en avez pas du tout !
     — Moi, de l’aversion pour les gens ! sourit la princesse en haussant les épaules d’étonnement. Moi !
     — Oui, vous ! Vous voulez des faits ? Soit ! Chez vous, à Mikhaltsévo, vivent de mendicité trois de vos anciens cuisiniers, rendus aveugles par la chaleur des fours dans vos cuisines. Tout ce qu’il y a de sain, de vigoureux et de beau sur vos dizaines de milliers de déciatines5, vous et vos parasites s’en sont emparés pour en faire des heiduques, des valets ou des cochers. Tous ces bipèdes ont été éduqués à la servilité, se sont empiffrés, sont devenus des butors ; bref, ils ont cessé d’être des créatures à l’image de Dieu… On arrache à leur travail honnête les jeunes médecins, les agronomes, les maîtres d’école, tous les travailleurs intellectuels en général, mon Dieu ! et on les oblige, pour un morceau de pain, à prendre part à diverses farces hypocrites ayant de quoi faire honte à toute personne convenable ! Il ne faudra pas trois ans à un jeune homme quelconque pour tourner à l’hypocrite, au flatteur gluant et au cafard… Est-ce bien ? Vos intendants polonais, ces sales espions, tous ces Kasimir et ces Kaëtan courent partout, arpentant du 
matin au soir vos  dizaines de milliers de déciatines et s’efforcent, pour vous complaire, d’écorcher trois fois le même bœuf. Avec votre permission, je m’exprime sans système, mais ça ne fait rien ! Chez vous, on ne tient pas les gens du peuple pour des humains. Et même ces princes, ces comtes et ces évêques qui venaient chez vous, vous ne les regardiez que comme des ornements, pas comme des êtres vivants. Mais l’essentiel… l’essentiel, ce qui m’indigne plus que tout : avoir une fortune de plus d’un million et ne rien faire pour les gens, rien !
     La princesse restait assise, étonnée, effrayée, froissée, ne sachant que dire ni quel maintien adopter. On ne lui avait jamais parlé sur ce ton. La grosse voix désagréable du docteur et son discours maladroit et bégayant produisaient dans ses oreilles un bruit perçant, un martèlement, elle eut ensuite l’impression que le docteur, en gesticulant, la frappait sur la tête avec son chapeau.
     — Ce n’est pas vrai ! dit-elle d’une petite voix suppliante. J’ai fait beaucoup de bien pour les gens, vous le savez, vous !
     — En voilà assez ! s’écria le docteur. Se peut-il vraiment que vous continuiez à prendre au sérieux votre activité de bienfaisance, à y voir quelque chose d’utile au lieu d’une farce hypocrite ? Ce fut tout de même, du début à la fin, une comédie, le jeu de l’amour du prochain, le jeu le plus manifeste, que comprenaient même les enfants et les bonnes femmes stupides ! Il n’y a qu’à prendre votre… quel était son nom, déjà ?… votre asile de vieillards, hospice destiné aux vieilles sans famille, où vous m’avez forcé à être quelque chose comme médecin-chef, tandis que vous en étiez la tutrice honoraire. Ô, Seigneur, la douce institution que c’était ! Une maison construite avec des parquets au sol et une girouette sur le toit, une dizaine de vieilles ramassées dans les villages et qu’on obligeait à dormir sous des couvertures de laine, dans des draps en toile hollandaise, et à grignoter des sucreries.
     Avec une joie mauvaise, le docteur pouffa dans son chapeau et reprit bien vite en bégayant :
     — C’était du théâtre ! À l’hospice, les petits employés mettaient sous clé les couvertures et les draps pour éviter que les vieilles ne les salissent – qu’elles dorment par terre, les vieilles chipies6 ! Et la vieille n’ose ni s’asseoir sur le lit, ni enfiler son caraco, ni marcher sur le parquet lisse. Tout était gardé pour la parade, mis hors de portée des vieilles comme on met des affaires à l’abri des voleurs, et les vieilles arrivaient à se nourrir et à s’habiller en cachette en mendiant ; et elles priaient Dieu jour et nuit afin de sortir au plus vite de cette prison et d’échapper aux sermons édifiants des canailles repues auxquelles vous aviez confié la mission de les surveiller. Et les gens de rang supérieur, que faisaient-ils ? C’est tout simplement admirable ! Ainsi, deux fois par semaine, le soir, trente-cinq mille courriers viennent au galop annoncer que le lendemain, la princesse, c’est-à-dire vous, serait à l’hospice. Il faut donc le lendemain – c’est ce que cela veut dire  – abandonner les malades, s’habiller et venir à la parade. Bon, me voici. Habillées de linge propre et neuf, les vieilles sont déjà en rang et attendent. Près d’elles fait les cent pas un rat de garnison à la retraite – le surveillant, avec son petit sourire doucereux de mouchard. Les vieilles bâillent en échangeant des regards, mais elles ont peur et ne se plaignent pas. Nous attendons. Arrive au galop l’intendant adjoint. Une demi-heure plus tard, c’est le tour de l’intendant, puis de l’administrateur général de vos biens, ensuite de quelqu’un d’autre… ça n’arrête pas de galoper ! Tous arborent des airs mystérieusement solennels. Nous attendons, nous attendons, nous piétinons sur place, nous regardons nos montres – le tout dans un silence sépulcral, parce que nous nous détestons les uns les autres, nous sommes tous à couteaux tirés. Une heure s’écoule, puis une autre et voilà enfin qu’apparaît dans le lointain une calèche et… et…
     Le docteur partit d’un rire aigu et dit d’une voix grêle :
     — Vous descendez de la voiture et, au commandement  du rat de garnison, les vieilles sorcières commencent à chanter « Si glorieux est notre Seigneur à Sion que la langue ne saurait l’exprimer7 » Pas mal, non ?
     Le docteur éclata d’un gros rire de basse et agita la main, comme pour faire signe que son rire l’empêchait de parler. Il riait âprement, sans grâce, serrant les dents, comme rient les gens méchants, et sa voix, sa figure et ses yeux brillants et un peu insolents faisaient comprendre qu’il méprisait profondément et la princesse, et l’hospice, et les vieilles. Il n’y avait rien de comique ni de gai dans tout ce qu’il racontait de façon si gauche et si grossière, il n’en riait pas moins avec plaisir, et même avec joie.
     — Et l’école ? reprit-il, la respiration lourde d’avoir ri. Vous vous souvenez de votre désir de faire vous-même la classe aux enfants des moujiks ? Vous deviez être une très bonne pédagogue, car tous les gamins eurent tôt fait de s’enfuir, si bien qu’il fallut ensuite et payer les parents, et fouetter les enfants pour les faire revenir auprès de vous. Et vous vous rappelez la fois où vous avez voulu donner vous-même le biberon aux nourrissons dont les mères travaillaient dans les champs ? Vous erriez dans le village en pleurant parce qu’il n’y avait pas de bébés pour vous – toutes les mères les prenaient avec elles dans les champs. Ensuite, le staroste8 leur a ordonné de vous laisser à tour de rôle leurs nourrissons, pour votre divertissement. Chose étonnante ! Elles fuyaient routes vos bienfaits comme les souris se sauvent devant le chat ! Et pourquoi ? Mais c’est très simple ! Ce n’est pas parce que notre peuple est ignorant et ingrat, explication que vous mettiez toujours en avant, mais parce qu’il n’y avait dans tous vos caprices, passez-moi l’expression, pas un sou d’amour et de charité ! C’était seulement le désir de vous distraire avec des poupées animées, rien d’autre… Qui ne sait pas faire la différence entre  les gens et les bichons ne doit pas se mêler de bienfaisance. Il y a une grande différence entre les gens et les bichons, je vous assure !
     La princesse avait d’effrayants battement de cœur, un martèlement dans les oreilles, et il lui semblait toujours que le docteur lui frappait la tête de son chapeau. Le docteur parlait vite, avec animation et sans grâce, en bégayant et avec des gesticulations superflues ; ce qu’elle comprenait, c’était juste qu’un homme grossier, mal élevé, méchant et ingrat lui parlait, mais elle ne comprenait pas de quoi il parlait, ni ce qu’il lui voulait.
     — Allez-vous en ! dit-elle d’une voix larmoyante en levant les mains pour protéger sa tête du chapeau du docteur. Allez-vous en !
     — Et comme vous traitez ceux qui vous servent ! continua à s’indigner le docteur. Pas comme des êtres humains, mais comme les pires des coquins. Permettez-moi, par exemple, de vous demander pourquoi vous m’avez renvoyé ? J’ai servi dix ans votre père et vous ensuite, honnêtement, sans connaître ni fêtes ni congés, j’ai mérité d’être aimé de tous à cent verstes à la ronde, et soudain, un beau jour, on me déclare que je ne suis plus à votre service ! Pour quelle raison ? Je ne le comprends toujours pas. Moi, docteur en médecine, gentilhomme, ancien étudiant de l’université de Moscou, père de famille, je ne suis que menu fretin, un individu si insignifiant qu’on peut le flanquer dehors sans autre explication ! Pourquoi se gêner avec moi ? J’ai appris par la suite que ma femme, à mon insu, était venue secrètement vous solliciter à trois reprises et que vous ne l’aviez pas reçue une seule fois. Il paraît qu’elle pleurait dans votre antichambre. Et ça, je ne le pardonnerai jamais à ma défunte ! Jamais !
     Le docteur se tut, les dents serrées, réfléchissant intensément à ce qu’il pourrait encore dire de bien désagréable et vengeur. Il se souvint de quelque chose, et son visage froid et renfrogné s’illumina d’un seul coup.
     — Prenons juste vos relations avec ce monastère ! dit-il avidement. Vous n’avez jamais épargné personne et, plus un endroit est saint, plus il a de chances d’être exposé à votre charité et à votre douceur d’ange. Dans quel but venez-vous ici ? Qu’attendez-vous des moines, permettez-moi de vous poser la question ? Que vous est Hécube, et qu’êtes vous à Hécube9 ? Il s’agit, là encore, de s’amuser, de jouer une pièce, de profaner l’humain, et rien de plus. Car le Dieu des moines, vous n’y croyez pas, dans votre cœur siège votre propre Dieu, vous vous êtes élevée mentalement jusqu’à lui dans des séances de spiritisme ; vous regardez avec condescendance le rituel observé à l’église, vous n’allez ni à la messe ni à la vigile, vous dormez jusqu’à midi…  Pourquoi venez-vous ici ? Vous venez avec votre propre Dieu dans un monastère étranger, et vous vous imaginez que le monastère tient cela pour un très grand honneur ! Comptez là-dessus ! Demandez-vous un peu, entre autres, à combien vos visites reviennent aux moines ! Vous avez trouvé bon d’arriver ce soir, mais avant-hier déjà, un coursier en provenance de vos propriétés était là, venu avertir que vous vous prépariez à venir. On a passé toute la journée d’hier à préparer vos appartements et à vous attendre. Aujourd’hui est arrivée l’avant-garde – votre femme de chambre effrontée qui ne fait que courir à travers la cour dans le froufrou de sa robe, presse les gens de questions, donne des instructions… je la déteste ! Aujourd’hui, les moines ont été toute la journée sur leurs gardes : c’est que, si l’on ne vous accueille pas avec tout un cérémonial, malheur ! Vous vous plaindrez à l’évêque ! « Les moines ne m’aiment pas, votre Éminence. Je ne sais pas ce que j’ai fait qui les a mécontentés. Il est vrai que je suis une grande pécheresse, mais je suis si malheureuse ! » Un monastère a déjà eu droit à une remontrance à cause de vous. L’archimandrite est un homme occupé, un savant, il n’a pas une minute de libre, mais vous exigez sans cesse qu’il vienne vous voir. Aucun respect, ni pour l’âge ni pour la dignité. Si encore vous donniez beaucoup d’argent, l’offense serait déjà moindre, mais les moines, au total, ont à peine reçu de vous cent roubles !
     Quand on importunait la princesse, qu’on ne la comprenait pas, qu’on la blessait et qu’elle restait ne sachant que dire ni que faire, elle avait pour habitude de se mettre à pleurer. À présent aussi, pour finir, elle cacha sa figure dans ses mains et se mit à pousser de petits sanglots aigus, enfantins. Le docteur se tut brusquement et la regarda. Son visage s’assombrit et devint grave.
     — Pardonnez-moi, princesse, dit-il d’une voix sourde. J’ai cédé à un mauvais sentiment. C’est mal.
     Et, toussant avec gêne, oubliant de remettre son chapeau, il s’éloigna en hâte de la princesse.
     Au ciel, les étoiles scintillaient déjà. La lune devait monter dans le ciel de l’autre côté du monastère, car le ciel était clair et doucement diaphane. Des chauves-souris volaient sans bruit en suivant les murs blancs du monastère.
     L’horloge sonna lentement le troisième quart d’une heure, sans doute huit heures. La princesse se leva et revint lentement au portail. Elle se sentait blessée et pleurait, et il lui semblait qu’aussi bien les arbres que les étoiles et les chauves-souris la plaignaient ; l’horloge n’avait sonné de façon mélodieuse que par compassion vis-à-vis d’elle. Elle pleurait et songeait que ce serait bien d’aller passer toute sa vie dans un couvent : elle se promènerait seule, par les soirées tranquilles d’été, dans les allées, blessée, offensée, incomprise, et Dieu seul verrait, avec le ciel étoilé, ses larmes de souffrance. La vigile se poursuivait à l’église. La princesse s’arrêta et prêta l’oreille au chant ; comme il sonnait bien dans l’obscurité et l’immobilité de l’air ! Comme il était doux de pleurer et de souffrir au son de ce chant !
     Revenue dans ses appartements, elle regarda dans la glace son visage éploré et se poudra, puis s’assit pour souper. Les moines connaissaient son goût pour le sterlet mariné, les tout petits champignons, le malaga et les simples pains d’épices au miel qui vous laissent dans la bouche une odeur de cyprès, et ils lui servaient tout cela lorsqu’elle venait au monastère. En mangeant ses petits champignons accompagnés de malaga, la princesse rêvassait, songeant qu’on allait la ruiner définitivement et l’abandonner, que ses intendants, ses gérants, ses commis et ses femmes de chambre, tous ces gens pour qui elle avait tant fait allaient la trahir  et se mettre à dire des grossièretés, que la terre entière allait lui tomber dessus, la dénigrer et se moquer d’elle ; elle renoncerait à son titre de princesse, au luxe et à la société, et partirait au couvent sans adresser à quiconque un seul mot de reproche ; elle prierait pour ses ennemis et alors, tout à coup, on la comprendrait, on viendrait lui demander pardon, mais ce serait trop tard…
     Son souper terminé, elle s’agenouilla dans un coin, devant l’icône, et lut deux chapitres de l’Évangile. Puis la femme de chambre lui fit son lit et elle se coucha. En s’étirant sous le couvre-lit blanc, elle soupira profondément, délicieusement, comme on soupire après avoir pleuré, elle ferma les yeux et commença à s’endormir…
     Au matin, elle se réveilla et jeta un coup d’œil à sa montre : il était neuf heures et demie. Près du lit, sur le tapis, s’étendait une étroite bande brillante de lumière venue de la fenêtre et éclairant un petit peu la chambre. Derrière le rideau noir, les mouches bourdonnaient aux carreaux.
     « Il est tôt ! » se dit la princesse en refermant les yeux.
     S’étirant et se prélassant dans le lit, elle se rappela sa rencontre avec le docteur et toutes les pensées qu’elle remuait au moment de s’endormir, la veille ; elle se souvint qu’elle était malheureuse. Ensuite, lui revinrent en mémoire son mari qui vivait à Pétersbourg, ses intendants, ses médecins, ses voisins, les fonctionnaires de sa connaissance… Une longue liste de figures masculines connues défila dans sa tête. Elle sourit et se dit que si ces gens avaient su voir clair dans son âme, ils eussent tous été à ses pieds…
     À onze heures et quart, elle sonna la femme de chambre.
     — Aidez-moi à m’habiller, Dacha, dit-elle avec langueur. D’ailleurs, commencez par aller dire qu’on attelle les chevaux. Il faut aller chez Klavdia Nikolaïevna.
     Quand elle sortit de ses appartements pour prendre place dans sa voiture, la brillante lumière du jour la fit cligner des yeux et elle eut un rire de plaisir : la journée était incroyablement belle ! Promenant ses yeux mi-clos sur les moines réunis près du  perron pour la voir partir, elle leur adressa un aimable signe de tête et dit :
     — Au revoir, mes amis ! À après-demain !
     Elle fut agréablement surprise de voir aussi le docteur avec les moines. Sa figure était pâle et grave.
     — Princesse, dit-il en enlevant son chapeau et en souriant d’un air coupable, cela fait un moment que je vous attends ici. Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu… Je me suis laissé entraîner hier par un mauvais sentiment de vengeance, et je vous ai sorti… des idioties. Bref, je vous demande pardon.
     La princesse lui fit un sourire affable et approcha sa main des lèvres du docteur, qui la baisa et rougit.
     S’efforçant de ressembler à un oiseau, la princesse voleta pour s’asseoir dans la calèche et adressa de tous côtés des signes de tête. La gaieté, la lumière et la chaleur étaient dans son âme, et elle percevait elle-même que son sourire était extraordinairement doux et caressant. Lorsque la voiture roula vers le portail, puis suivit la route poussiéreuse en passant devant les izbas et les jardins, devant les longs convois de chariots10 et les files de pèlerins se rendant au monastère, elle continuait à cligner des yeux et à sourire avec douceur. Elle songeait qu’il n’y a pas de plus grande jouissance que d’apporter partout avec soi la chaleur, la lumière et la joie, de pardonner les offenses et de sourire affablement à ses ennemis. Les moujiks, sur son passage, la saluaient, la calèche faisait un bruit très doux, sous ses roues s’élevaient des nuages de poussière que le vent emportait dans les champs de seigle doré, et la princesse avait l’impression que son corps se balançait non sur les coussins de la voiture, mais sur les nuages, et qu’elle était elle-même comme un léger nuage transparent…
     — Que je suis heureuse ! dit-elle en fermant les yeux. Que je suis heureuse !







(1) Le « madame » n’est pas dit, seule une initiale légèrement sifflée en tient lieu, en signe de déférence – ou d’ironie, mais pas ici.
(2) Ce sont des villages possédés, avec leurs âmes – leurs moujiks — par la princesse.  Avec une propriété à proximité. En tout cas, si le récit se situe avant 1861.
(3) Domestique habillé à la hongroise. Sous-entendu péjoratif, car le terme est initialement militaire.
(4) L’adjectif du texte russe signifie : « rugueux » , « grenu ». Appliqué aux tapis, il désigne des tapis de moindre qualité dont les poils sont plus longs. En effet, les tapis les plus recherchés présentent de nombreux motifs si bien que leur nouage est forcément très dense. Au cours et à la fin de cette opération, les brins de laine sont rasés de façon que la surface du tapis soit lisse, veloutée,  et que la diversité des motifs et des couleurs ressorte bien. Il était d’ailleurs fréquent, en Russie, que ces tapis soient utilisés pour orner (et réchauffer) les murs intérieurs. Tandis que les tapis ayant des motifs moins raffinés font l'objet d'un nouage moins dense, plus grossier, et conservent ensuite des poils plus longs. C’est donc une pique que le médecin envoie à la princesse : malgré sa richesse, elle préférait avoir des tapis plus rustiques parce que leurs longs poils étouffaient davantage les bruits de pas. (note savante due à Anne Guérin-Castell ,que je remercie)
(5) De terrain. La déciatine faisait environ 1,1 hectare.
(6) Dans le texte russe : les poivrières du diable.
(7) Hymne religieux : les vers sont de Mikhaïl Kheraskov, la musique fut composée en 1794 par Dmitri Bortnianski.
(8) Ancien du village, dépositaire d’une certaine autorité, au moins morale.
(9) Allusion à la fin de la scène 2 de l’acte II de Hamlet : « Continue : arrive à Hécube » (Hamlet, traduction de François-Victor Hugo).
(10) Les longs convois en question sont ceux de chariots tirés par des bœufs, grâce auquels, dans le sud de l’Ukraine, des paysans allaient vendre du pain en Crimée et en revenaient avec du sel et du posson qu’ils vendaient à leur retour – trouvé sur Wikipedia en russe.