mardi 31 mai 2016

Les bonnes femmes ( Anton Tchékhov )

Les bonnes femmes









Une nouvelle de 1891, écrite en trois-quatre dimanches pour se délasser, alors que l’auteur se bagarre avec les dix mille fiches résultant du voyage à Sakhaline – il en tirera le récit éponyme – et rédige sa longue nouvelle « Le duel ». On y retrouve les accents féministes de « Lueurs », et c’est à nouveau un univers cruel que décrit Tchékhov…
Un critique russe, à l’époque, a rapproché cette nouvelle de certains écrits de Maupassant, estimant Tchékhov supérieur à ce dernier.
















     Dans le bourg de Raïbouje, faisant face à l’église, se trouve une maison à un étage à l’assise en pierre et à la toiture métallique. Au rez-de-chaussée vit avec sa famille le maître des lieux, Filip Ivanov Kachine, surnommé Dioudia, tandis que l’étage, où l’on étouffe l’été et l’on gèle l’hiver, est occupé par des gens de passage : fonctionnaires, négociants ou propriétaires en tournée. Dioudia loue des bouts de terrain, tient un cabaret sur la grand route, fait commerce de goudron, de miel, de bétail et de peaux, et possède un pécule de quelque huit mille roubles, mis en sûreté à la banque, en ville.
     Son fils aîné, Fiodor, est chef mécanicien dans un usine et les moujiks disent de lui qu’il est devenu un personnage inabordable ; son épouse, Sofia, femme laide et souffreteuse, vit chez son beau-père, passe son temps à pleurer et va tous les dimanches recevoir des soins à l’hôpital. Le fils cadet de Dioudia, Aliochka le bossu, demeure chez son père. On lui a récemment fait épouser Varvara, une fille de famille pauvre ; c’est une femme jeune et jolie, élégante et pleine de santé. C’est toujours elle que les fonctionnaires et les marchands de passage réclament pour leur apporter le samovar ou faire leur lit.
     Un soir de juin, au coucher du soleil, tandis que flottait dans l’air une odeur de foin, de fumier tiède et de lait frais, pénétra dans la cour de la bâtisse un simple chariot amenant trois personnes : un homme d’une trentaine d’années en costume de grosse toile, à côté de lui un garçon de sept ou huit ans dans une longue redingote noire à gros boutons en os et leur cocher, un jeune gars à la chemise rouge.
     Le jeune gars détela les chevaux qu’il emmena promener dans la grand rue, et le nouvel arrivant se débarbouilla, fit une courte prière en regardant l’église, puis il étala par terre à côté du chariot une  couverture sur laquelle le garçon et lui s’assirent pour dîner ; il mangeait posément, en prenant son temps, et Dioudia, ayant une grande expérience des gens de passage, reconnut en lui, au vu de ses manières, un homme pratique, sérieux et conscient de sa valeur.
     Dioudia était assis sur les marches du perron, en gilet et sans chapeau, attendant que le voyageur entame la conversation. Il était accoutumé à ce que les gens de passage, avant d’aller dormir, racontent toutes sortes d’histoires, et il aimait cela. Afanassievna, sa vieille, ainsi que Sofia, sa bru, étaient occupées à traire les vaches sous l’auvent ; Varvara, son autre belle-fille, était assise à l’étage devant la fenêtre ouverte, en train de croquer des graines de tournesol.
     — Le petit gars que voilà est sans doute ton fils ? demanda Dioudia au voyageur.
     — Non, je l’ai adopté, c’est un petit orphelin. Je l’ai recueilli par charité.
     Ils se mirent à bavarder. Le nouvel arrivant se révéla disert et même volubile, et Dioudia apprit qu’il s’appelait Matviéï Savvitch, que c’était un petit-bourgeois de la ville, propriétaire de son logement, qu’il était en tournée d’inspection des jardins qu’il louait auprès de colons allemands, et qu’enfin le gamin s’appelait Kouzka. La soirée était torride, étouffante, personne n’avait envie de dormir. Lorsque le ciel s’assombrit et que s’allumèrent de pâles étoiles, Matviéï Savvitch se mit à raconter comment il avait recueilli Kouzka. Afanassievna et Sofia se tenaient non loin, écoutant elles aussi, tandis que Kouzka s’en allait vers le portail.
     « Vois-tu, grand-père, c’est une histoire d’une complexité peu ordinaire, débuta Matviéï Savvitch, et la nuit ne suffirait pas à tout raconter dans les moindres détails. Il y a de cela une dizaine d’années, habitait dans notre rue, juste à côté du petit bâtiment hébergeant de nos jours une beurrerie et une chandellerie, une veuve âgée, nommée Marfa Simonovna Kaplountseva, qui avait deux fils : l’un était conducteur de train et l’autre, Vassia, qui avait mon âge, vivait auprès de sa petite mère.Le défunt mari de celle-ci, Kaplountsev, possédait cinq paires de chevaux et envoyait ses charretiers  comme transporteurs de par la ville ; sa veuve avait conservé son négoce et s’en sortait aussi bien que lui, gagnant pas moins de cinq roubles certains jours. Quant au petit gars, il avait lui aussi ses sources de revenu. Il élevait des pigeons de race qu’il vendait à des amateurs ; il s’en occupait souvent sur le toit, agitant son balai de bouleau en sifflant, faisant voltiger ses pigeons en hauteur, mais ça ne lui suffisait pas. Il attrapait des serins et des étourneaux, confectionnait des cages… Des riens, peut-être, mais à la fin du mois, ça lui faisait dans les dix roubles. Là-dessus, le temps passant, la vielle perdit l’usage de ses jambes et s’alita. De ce fait, la maison avait perdu sa patronne, ce qui est tout comme, pour un homme, perdre un oeil. Ayant en tête de marier son Vassia, la vieille se démena. On fait venir la marieuse, et ci et ça, les bonnes femmes discutent tant et plus, et notre Vassia s’en va jeter un coup d’oeil à ses fiancées. Il fait sa demande à une certaine Machenka, chez la veuve Samokhvalikha. Sans prendre le temps de la réflexion, on les bénit et l’affaire se conclut en une semaine. C’était une jeune fille de dix-sept ans, petite et courtaude, mais agréable et blanche de visage, avec toutes les qualités d’une demoiselle ; et la dot, excusez du peu : dans les cinq cents roubles, une petite vache, un lit… Or la vieille, comme elle en avait eu le pressentiment, trois jours après la noce, partit sur le mont de Jérusalem, où il n’y a ni plainte ni mal1. Les jeunes gens célébrèrent sa mémoire, après quoi, ils entamèrent leur vie commune. Pendant six mois, tout se passa le mieux du monde, puis patatras, nouveau malheur. Un malheur n’arrive jamais seul, dit le proverbe : Vassia tira au sort le mauvais numéro, et fut recruté. Il se retrouva soldat, sans aucune compensation. On lui rasa la tête et on l’expédia servir en Pologne. Rien à faire, c’était la volonté divine. Lorsque, dans la cour, il quitta sa femme, il ne ressentit pas grand chose, mais en allant dire adieu à ses pigeons, il versa des torrents de larmes. Il faisait pitié. Les premiers temps, pour se désennuyer, Machenka fit venir sa mère ; celle-ci resta jusqu’à la naissance  de ce Kouzka, puis s’en alla chez son autre fille, mariée elle aussi, voilà Machenka restant seule avec le loupiot. Cinq charretiers, des gens toujours ivres et prêts à polissonner ; les chevaux, les chariots, vérifier que la barrière ne s’écroule pas, que la suie n’encrasse pas la cheminée – pas des affaires pour les femmes, tout ça, elle a commencé à s’adresser à moi, son voisin, pour tout et n’importe quoi. Et de prendre des dispositions, de me demander mon avis… L’affaire est classique, on commence à fréquenter la maison, on prend le thé, on bavarde. J’étais jeune, spirituel, j’aimais la conversation, elle aussi avait des manières et de l’éducation. Sa mise était proprette, elle sortait avec une ombrelle, l’été. Certains jours, je l’entretenais de religion ou de politique, ce qui la flattait, elle me régalait de thé et de confitures… Bref, pour ne pas m’étendre, grand-père, je te dirai juste qu’il ne s’écoula pas une année entière avant que l’Esprit malin, l’ennemi du genre humain, ne m’embrouille la cervelle. Je me faisais la remarque que, les jours où je n’allais pas chez elle, je traînais comme une âme en peine. Et voilà que je me mets à inventer tous les prétextes possibles. “Il est temps d’installer chez vous les doubles fenêtres2 , et j’y passe toute la journée, en lambinant le plus possible et en me débrouillant pour qu’il m’en reste deux à poser le lendemain. “Il faudrait recompter les pigeons de Vassia, pour vérifier que certains n’ont pas disparu“ , etc. Tout ça en discutant à travers la barrière, et, vers la fin, j’y ai pratiqué un ouverture et installé un portillon, pour accéder plus facilement à sa maison. En ce bas-monde, bien des maux et toutes sortes de vilenies proviennent du sexe féminin. Même les saints, et pas seulement nous, pauvres pécheurs, même les saints ont pu se laisser séduire. Machenka avait pris l’habitude de me voir à ses côtés. Au lieu de garder en elle le souvenir de son mari et se préserver, la voilà qui tombe amoureuse de moi.  Je remarquais qu’elle aussi s’ennuyait sans moi, qu’elle traînait tout le temps à côté de sa barrière, épiant chez moi à travers les fentes. Toutes sortes de visions me retournaient la cervelle. Le Jeudi saint, je m’en vais à l’aube au marché, je passe à côté de la barrière, et voilà le diable qui rapplique ; je jette un coup d’oeil – il y a un grillage en haut du portillon – et la vois au milieu de la cour, déjà levée et donnant à manger aux canards. Je n’ai pu y résister, je l’ai appelée. Elle s’est approchée, m’a regardé à travers le grillage. Ses yeux caressants et endormis, la pâleur de son petit visage… Elle m’a beaucoup plu et je me suis mis à lui envoyer des compliments, comme si nous étions à un repas de fête et non de part et d’autre de cette barrière, elle s’est mise à rougir, à rire et à me regarder droit dans les yeux, sans ciller. J’ai perdu l’esprit, j’ai commencé lui faire une déclaration d’amour… Elle a ouvert le portillon, m’a fait entrer et, depuis ce matin-là, nous avons vécu comme mari et femme. »
     Venant de la rue, Aliochka le bossu entra dans la cour et, tout essoufflé, courut à la maison sans voir personne ; il en ressortit quelques instants plus tard avec un accordéon et, faisant tinter des pièces de cuivre dans sa poche, écalant en chemin des graines de tournesol, disparut derrière le portail.
     — Qui est donc ce membre de votre famille?  s’enquit Matviéï.
     — C’est mon fils Alexeï, répondit Dioudia. Le voilà parti en vadrouille, le gredin. Dieu l’a affligé d’une bosse, si bien que nous sommes plus coulants avec lui. 
     — Il ne fait que vadrouiller à droite et à gauche avec les gars, soupira Afanassievna.  Avant le Mardi-Gras, on l’a marié, on se disait que ça le rendrait meilleur, mais, penses-tu, il est encore pire qu’avant.
     — C’était bien inutile. On a juste fait pour rien le bonheur d’une étrangère, dit Dioudia.
     Quelque part derrière l’église se fit entendre une chanson magnifiquement triste. Il était impossible d’en distinguer les paroles, on entendait juste les voix : deux ténors et une basse. Tous tendirent l’oreille et le silence régna dans la cour… Deux des voix s’interrompirent et partirent d’un gros rire tandis que la troisième, celle d’un ténor, continuait à chanter, attaquant une note si aiguë que tous levèrent la tête involontairement, comme si la voix s’envolait jusqu’au ciel. Varvara sortit de la maison et, la main en visière comme pour protéger ses yeux du soleil, regarda en direction de l’église.
     « Ce sont les fils du pope avec leur professeur, dit-elle. »
     Les trois voix s’étaient remises à chanter en choeur. Matviéï Savvitch poussa un soupir et reprit :
     « Voici ce qui arriva, grand-père. Deux ans plus tard, nous avons reçu une lettre de Vassia, en provenance de Varsovie. Ses chefs le renvoyaient chez lui se rétablir, sa santé laissant à désirer. Moi, dans l’intervalle, cette femme m’était sortie de la tête, on m’avait déjà trouvé une chouette fiancée, je ne savais pas seulement pas comment rompre avec ma maîtresse. Chaque jour je me préparais à discuter avec Machenka, sans trouver par quel bout l’entreprendre pour éviter des glapissements de bonne femme. Cette lettre me délia les mains. Nous la lûmes ensemble, elle devenant blanche comme de la craie, et moi j’ai dit : “Dieu soit loué, cela signifie qu’à présent tu vas redevenir l’épouse de ton mari“. Mais elle me fait : 
     —  Je n’ai pas l’intention de vivre avec lui.
     — C’est tout de même ton mari ? 
     — A peine… Je ne l’ai jamais aimé, je l’ai épousé à contrecoeur. Ma mère me l’avait ordonné. 
     — Pas d’esquive, ne joue pas les idiotes. Tu l’as épousé à l’église, oui ou non ? 
     — Oui, mais c’est toi que j’aime, et je vivrai avec toi jusqu’à ma mort. Les gens peuvent bien se moquer… 
     — Tu es pieuse, je fais, et tu connais les Ecritures, qu’y est-il écrit ? 
     « Tu as pris un homme pour mari, tu dois vivre avec lui » , récita Dioudia.
      — Mari et femme ne forment qu’une seule chair. Nous avons péché, je fais, en voilà assez, il faut suivre sa conscience et craindre Dieu. Nous allons reconnaître notre faute devant Vassia, c’est un homme pacifique, doux, il ne nous tuera pas. Mieux vaut souffrir les tourments infligés par ton mari légitime que de grincer des dents au jour du Jugement dernier. 
Elle ne m’écoute pas et s’obstine, quoi que je dise. “C’est toi que j’aime.“ – point final. Vassia débarque un matin, le samedi précédant juste la Pentecôte. Derrière la barrière, je pouvais tout observer : il se précipite chez lui, ressort quelques instants plus tard avec Kouzka dans les bras, il rit, il pleure, il embrasse le petit, regarde du côté de son pigeonnier – il a envie d’aller voir ses pigeons, mais ça l’embête de lâcher Kouzka. C’était un homme tendre, sensible. La journée se passe bien, paisiblement. A l’église on a sonné la vigile et je me suis dit : demain, c’est Pentecôte, pourquoi n’ont-ils pas décoré de verdure le portail et la barrière ? Il y a quelque chose qui cloche. Je me rends chez eux, et qu’est-ce que je vois ? Lui est assis par terre au beau milieu de la pièce, à rouler des yeux comme un homme ivre, des larmes plein les joues et les mains tremblantes ; de son baluchon, il a sorti des craquelins, des colliers, des pains d’épices et toutes sortes de cadeaux qu’il a jetés en désordre sur le sol. Kouzka – il avait trois ans à l’époque – rampe au beau milieu en mâchant un pain d’épices, tandis que Machenka se tient à côté du poêle, blême et tremblante, elle murmure : “Je ne suis pas ta femme, je ne veux pas vivre avec toi “ – et quantité d’autres âneries. Je me suis jeté aux pieds de Vassia et lui ai dit : “Nous sommes coupables vis-à-vis de toi, Vassily Maksimytch, pardonne-nous, pour l’amour du Christ ! “ Puis je me suis relevé pour dire à Machenka : “Maria Semionovna, vous devez à présent laver les pieds de Vassily Maksimytch et manger ce qu’il aura laissé. Soyez pour lui une épouse humble et obéissante et implorez la miséricorde de Dieu, demandez-lui de me pardonner mon péché.“ Comme inspiré par un ange céleste, je l’ai sermonnée avec tant de sentiment que j’en fus moi-même ému aux larmes. Si bien que le surlendemain, Vassia vient me voir et me dit : “Je vous pardonne, Matioucha, à toi et à mon épouse, que Dieu vous garde. C’est une femme de soldat, jeune et sujette à la tentation, se garder est difficile. Elle n’est ni la première, ni la dernière. Je te demande seulement de te comporter dorénavant comme s’il ne s’était rien passé entre vous, ne laisse rien voir, et moi je m’efforcerai de la contenter en tout, pour qu’elle m’aime de nouveau.“ Il m’a tendu la main, nous avons bu le thé ensemble et il est reparti joyeux. Dieu soit loué, ai-je pensé, tout se termine bien, ça m’a rendu joyeux moi aussi. Mais à peine était parti Vassia que survint Machenka. Mon châtiment, clairement ! Elle se pend à mon cou, en larmes, et m’implore : “Ne me rejette pas, de grâce, je ne peux pas vivre sans toi.“ »
     « Quelle saleté ! » , soupira Dioudia.
     « J’ai tempête, tapé du pied, je l’ai traînée dehors et j’ai mis le crochet à ma porte. “Retourne chez ton mari ! “,  je lui crie. “Ne me fais pas honte devant tout le monde, crains Dieu ! “ Et ça recommençait tous les jours. Un matin, j’étais dans la cour du côté de l’écurie, en train de réparer une bride. Je la vois soudain passer le portillon, entrer en courant chez moi et, à moitié nue, en jupon, se ruer sur moi ; elle s’accroche à la bride et se met de la poix un peu partout, elle tremble, pleure… “Je ne peux pas vivre avec cet homme odieux, je n’en ai pas la force ! Si tu ne m’aimes pas, tue-moi plutôt.“ Là, je me suis fâché, je l’ai frappée deux fois avec la bride, tandis que Vassia accourait, franchissant le portillon et me criant avec désespoir : “Ne la frappe pas ! ne la frappe pas ! “ Lui-même, s’étant approché, devenant comme fou, se met à lui donner de grands coups de poing, la jette à terre et la piétine ; j’ai tenté de m’interposer, mais il a pris des rênes et a redoublé de coups. Voilà qu’il la fouette tout comme on bat un poulain, en poussant des petits cris aigus : hi-hi-hi ! »
     « C’est bien ce que tu mériterais… grommela Varvara en s’en allant. Il faut voir ce que vous avez fait de notre sœur, maudits que vous êtes… »
     « Tais-toi, espèce de jument ! » lui cria Dioudia.
     « Hi-hi-hi ! reprit Matviéï Savvitch. Son cocher est arrivé en courant de chez lui, moi j’ai appelé mon ouvrier et, à nous trois, nous lui avons enlevé Machenka que nous avons ramené chez elle en la soutenant par les bras. Une vraie honte ! Le soir, je suis revenu la sermonner. Elle est allongée sur son lit, tout emmitouflée, couverte de compresses, seuls sont visibles son nez et ses yeux, elle regarde le plafond. Je lui dis : “Bonjour, Maria Semionovna !“ Elle ne répond rien. Vassia est assis dans la pièce voisine, la tête dans les mains, en train de pleurer : “Scélérat que je suis ! J’ai moi-même détruit ma vie ! Fais-moi périr, Seigneur ! “ Je suis resté une petite demi-heure au chevet de Machenka, en lui faisant la leçon. Je cherchais à lui faire peur en lui disant que les Justes, après la mort, vont au paradis, tandis que les flammes de la géhenne attendent les pécheresses comme elle… “Ne t’oppose plus à ton mari, jette-toi à ses pieds.“ Elle ne répondait rien, ne cillait pas, on aurait dit que je m’adressais à un poteau. Le lendemain, Vassia tomba malade, cela ressemblait au choléra, et vers le soir, j’appris sa mort. On l’a enterré. Au cimetière, Machenka ne se montra pas, voulant cacher au monde son visage impudent et couvert de bleus. Et très vite, en ville, la rumeur a circulé que Vassia n’ôtait pas mort de mort naturelle, mais que Machenka l’avait fait passer. Cela vint aux oreilles des autorités. On a déterré Vassia, on l’a ouvert et on a trouvé de l’arsenic dans son ventre. L’affaire était claire comme de l’eau de roche ; la police est venue se saisir de Machenka, ainsi que du pauvre Kouzka. Hop, en prison. Cela lui pendait au nez, à cette bonne femme, c’était le châtiment envoyé par Dieu… Son procès a eu lieu quelque huit mois plus tard. Je la vois encore, assise sur un petit banc, en blouse grise et en fichu blanc, toute maigre, ses yeux perçants mangeant son visage blême, elle faisait pitié. Derrière elle, un soldat avec son fusil. Elle refusait d’avouer. Au tribunal, les uns soutenaient qu’elle avait empoisonné son mari, alors que les autres s’efforçaient de prouver que celui-ci, de chagrin, s’était empoisonné lui-même. Je faisais partie des témoins. Lorsqu’on m’a interrogé, j’ai répondu en conscience. Qu’elle était coupable. Il n’y avait rien à dissimuler, elle n’aimait pas son mari, obstinément… Les délibérations ont commencé un matin, et le verdict fut prononcé au soir : la Sibérie, treize années de bagne. Machinka resta encore trois mois en prison. J’allais la voir, par humanité, en lui apportant du thé et du sucre. Parfois, en me voyant, elle se mettait à trembler tout entière, à se tordre les mains en marmonnant : “Va-t-en ! Va-t-en ! “ En serrant Kouzka contre elle, comme si elle redoutait de me voir le lui arracher.. Et moi : “À quoi en es-tu arrivée ! Eh, Macha, Macha, âme perdue ! Tu ne m’as pas obéi, alors que je te montrais la voie, tu peux pleurer, maintenant. Tu es coupable, tu ne peux t’en prendre qu’à toi.“ Je la sermonnais, et elle : “Va-t-en ! Va-t-en ! “ – et de serrer le petit contre elle, tremblante et tournée vers le mur. Quandd on l’a expédiée dans une autre province, je l’ai accompagnée à la gare et j’ai mis un rouble dans son baluchon, par charité. Mais elle n’est jamais arrivée jusqu’en Sibérie… Dans cette autre province, elle a attrapé une fièvre, elle est morte en prison. »
     « Une mort de chien convenant à une chienne », fit Dioudia.
     « On ramena Kouzka d’où il venait… J’ai réfléchi tant et plus, et je l’ai pris avec moi. Eh oui : il avait beau être le rejeton d’une femme mise sous les verrous, ce n’en était pas moins un être humain, baptisé… J’en ai eu pitié. J’en ferai un commis, voire, si je n’ai pas d’enfants, un marchand. A présent, où que j’aille, je l’emmène avec moi, pour le former. »
     Tout le temps de ce récit, Kouzka était resté assis sur une pierre auprès du portail, ses mains soutenant son menton, à regarder le ciel ; de loin, dans la pénombre, on l’aurait pris pour une souche.
     — Kouzka, va dormir ! lui cria Matviéï Savvitch.
     — Il est temps de dormir, en effet, fit Dioudia en se levant ; il bâilla bruyamment et dit encore : ces gens n’en font qu’à leur tête, sans obéir à quiconque, et voilà le résultat.
     Au-dessus de la cour, la lune flottait à présent dans le ciel ; elle courait dans une direction, les nuages en-dessous d’elle dans une autre ; les nuages s’éloignèrent et la lune   resta, bien visible, éclairant la cour. Matviéï Savvitch fit une courte prière en se tournant vers l’église et, souhaitant à tous une bonne nuit, s’allongea par terre à côté du chariot. Kouzka pria lui aussi puis s’allongea dans le chariot, se recouvrant de sa redingote ; pour être plus à l’aise, il se creusa une sorte de couchette de foin écrasé et se replia de sorte que ses coudes touchaient ses genoux. De la cour, on put voir Dioudia allumer une bougie et se tenir dans le coin aux icônes,, chaussé de lunettes et un livre à la main, qu’il lut un long moment en s’inclinant à maintes reprises.
     Les nouveaux arrivants s’étaient endormis. Afanassievna et Sofia s’approchèrent du chariot et se mirent à regarder Kouzka.
     — Le voilà qui dort, le petit orphelin, dit la vieille. Il est tout maigre, émacié, il n’a que la peau sur les os. Sans mère ni personne pour prendre soin de lui en route.
     — Mon Grichoutka doit avoir deux ans de plus que lui, fit Sofia. Il est enfermé dans cette usine, sans sa mère. Son patron doit le battre. Dés que j’ai aperçu ce petit gars-là, tantôt, j’ai repensé à mon Grichoutka et mon cœur s’est mis à saigner.
     Elles se turent quelques instants.
     — Il ne se souvient sans doute plus de sa mère, fit la vieille.
     — Comment pourrait-il s’en souvenir ?
     Et de grosses larmes roulèrent sur les joues de Sofia.
     « Il est couché en chien de fusil3… l’attendrissement et la pitié la faisaient à la fois rire et sangloter. Mon pauvre petit orphelin. »
     Kouzka sursauta et ouvrit les yeux. Il aperçut devant lui ce visage éploré, disgracieux et ridé, et puis cet autre visage, vieux, édenté, au menton pointu et au nez recourbé, sur le fond d’un ciel immense où couraient les nuages et où flottait la lune, et il poussa un cri de terreur. Sofia poussa un cri, elle aussi, et l’écho leur retourna leurs cris, secouant d’inquiétude l’air étouffant ; dans le voisinage, le gardien frappa l’heure, un chien se mit à aboyer. Matviéï Savvitch marmonna quelque chose dans son sommeil et se retourna.
     Plus tard, cette nuit-là, tandis que Dioudia et la vieille dormaient, de même que le gardien non loin de chez eux, Sofia sortit par le portail et s’assit sur un petit banc. Elle avait toujours aussi chaud, et ses larmes lui avaient donné la migraine. La rue était longue et large ; à droite, elle s’étendait sur deux verstes4 et à gauche, on n’en voyait même pas la fin. Abandonnant la cour, la lune s’était cachée derrière l’église. Elle éclairait un côté de la rue, tandis que les ombres assombrissaient l’autre côté ; les longues ombres des peupliers et des nichoirs à étourneaux s’étiraient sur toute la rue, alors que celle de l’église, massive, effrayante de noirceur, couvrait le portail et une partie de la maison. Tout était calme, il n’y avait personne. Du bout de la rue se faisaient parfois entendre les sons lointains d’une musique ; sans doute Aliochka qui jouait de l’accordéon.
     Dans l’ombre, non loin de l’enceinte de l’église, se décelaient des mouvements, sans qu’on pût savoir si c’était un humain ou une vache qui se déplaçait, à moins que ce ne fût simplement quelque gros oiseau froufroutant dans les arbres. Mais voici qu’une silhouette émergeait de l’ombre, on entendit une voix masculine, puis la silhouette fut avalée par une ruelle du côté de l’église. Peu après, à deux sagènes5 du portail se montra une autre silhouette ; se dirigeant depuis l’église vers le portail et apercevant Sofia, elle s’arrêta.
     — C’est toi, Varvara ? demanda Sofia.
     — Oui, et alors ?
C’était bien Varvara. Elle resta debout quelques instants, puis s’approcha du banc et s’assit.
     — Où es-tu allée ? interrogea Sofia.
     Pas de réponse.
     — Attention au gros ventre, jeune femme, ce serait un grand malheur, dit Sofia. Tu as entendu, pour Machenka, à coups de pied, à coups de rênes ? Prends garde que ça ne t’arrive pas.
     — Ça m’est égal.
     Varvara étouffa un rire dans son fichu et chuchota :
     — Je suis sortie avec le fils du pope.
     — Des bobards.
     — Ma parole.
     — Tu as péché ! chuchota Sofia.
     — Ça m’est égal… Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Soit, c’est un péché, mais que je sois foudroyée, tout plutôt que cette vie. Je suis jeune et en bonne santé, et j’ai un mari bossu, odieux, dur, encore pire que ce maudit Dioudia. Quand j’étais jeune fille, je ne mangeais pas à ma faim et j’allais pieds nus ; j’ai quitté cette famille de malheur, alléchée par la richesse de celle d’Aliochka, et je me suis retrouvée captive comme le poisson pris dans la nasse, et ça me serait plus facile de coucher avec une vipère qu’avec cette teigne d’Aliochka. Et la tienne, de vie ? Une horreur. Ton Fiodor t’a chassée de l’usine et renvoyée chez son père, juste pour s’en prendre une nouvelle ; on t’a retiré ton gamin pour en faire un esclave. Tu travailles comme un cheval et personne ne te dit merci. Il vaut mieux rester vieille fille ou coucher avec le fils du pope pour un demi-rouble, il vaut mieux mendier ou se jeter la tête la première dans un puits…
     — Tu as péché ! répéta Sofia.
     — Ça m’est égal.
     Quelque part derrière l’église s’éleva de nouveau la chanson triste, c’étaient toujours les mêmes voix : deux ténors et une basse. On ne pouvait toujours pas distinguer les paroles.
     « Des noctambules… » se mit à rire Varvara.
     Et elle se mit à raconter à voix basse la façon dont elle sortait, la nuit, avec le fils du pope, ce qu’il lui disait de lui et de ses condisciples, et comment elle sortait aussi avec les fonctionnaires et les marchands de passage. Une envie de liberté flottait dans la chanson triste et Sofia se mit à rire, c’était mal, d’écouter tout ça, c’était effrayant, mais doux, aussi, elle en éprouva quelque envie, ainsi que du regret de ne pas avoir péché, elle aussi, du temps où elle était jeune et jolie…
     L’horloge de la vieille église, au cimetière, sonna minuit. 
     « Il est temps de dormir, fit Sofia en se levant, je n’aimerais pas que Dioudia m’attrape. »
     Elles rentrèrent toutes les deux en silence dans la cour.
     — Je suis sortie sans savoir la suite de l’histoire de Machenka, dit Varvara en étendant une couche sous la fenêtre.
     — Elle est morte en prison. Elle avait empoisonné son mari.
     Varvara s’allongea à côté de Sofia, réfléchit un peu et dit à voix basse :
     — Mon Aliochka, je le ferais bien passer, et sans regret.
     — Qu’est-ce que tu racontes, le Ciel t’en préserve.
     Lorsque Sofia s’endormait, Varvara se serra contre elle et lui chuchota à l’oreille :
     « Allez, on les fait passer tous les deux, Aliochka et Dioudia ! »
     Sofia tressaillit sans répondre, puis ouvrit les yeux et, sans ciller, regarda le ciel un long moment.
     — Les gens le sauront, dit-elle. 
     — Pas du tout. Dioudia est vieux, il est temps pour lui de mourir, quant à Aliochka, s’il crève, ils mettront ça sur le compte de son ivrognerie.
     — Tu me fais peur. Dieu te châtiera.
     — Ça m’est égal…
     Restant éveillées toutes les deux, elles se taisaient, songeuses.
     — J’ai froid, fit Sofia, des frissons lui parcourant tout le corps. C’est bientôt le matin, je crois… Tu dors ?
     — Non… Ne fais pas attention, mon chou, chuchota Varvara. Les maudits, je les déteste, je ne sais plus ce que je raconte. Dors, l’aube poindra bientôt… Dors…
     Elles se turent, se calmèrent et s’endormirent.
     La vieille se réveilla avant tout le monde. Elle réveilla Sofia, et toutes les deux allèrent sous l’auvent traire les vaches. Aliochka le bossu fit son entrée, complètement ivre, sans son accordéon ; il avait de la poussière et de la paille sur le devant et sur les genoux – sans doute qu’il était tombé en chemin. Titubant, sans se déshabiller, il alla s’écrouler dans un traîneau sous l’auvent et se mit à ronfler aussitôt. Lorsque les première lueurs d’un soleil ardent vinrent enflammer les croix en haut de l’église, puis les fenêtres, et que les ombres des arbres et du chadouf commencèrent à s’étirer au milieu de l’herbe, humide de rosée, de la cour, Matviéï Savvitch, d’un seul bond, se mit à s’agiter.
     « Kouzka, debout ! cria-t-il. On attelle ! En vitesse ! »
     Le remue-ménage matinal débuta. Habillée d’une robe brune à volants, une jeune juive mena un cheval à l’abreuvoir, dans la cour.  Le chadouf émit des grincements plaintifs, on entendit le seau cogner… Tout mou, encore endormi, couvert de rosée, Kouzka, assis dans le chariot, enfilait paresseusement sa redingote en écoutant le clapotis de l’eau du puits, débordant du seau, et il se recroquevillait de froid.
     « Dis voir, tantine6, cria Matviéï Savvitch à Sofia, flanque un bon coup à mon gars, qu’il se dépêche d’atteler !
     Et Dioudia, au même moment, cria de sa fenêtre :
     « Sofia, demande à la juive un kopeck pour l’eau ! Ils ont pris de mauvaises habitudes, ces youpins ! » 
     Dehors, dans la rue, des moutons couraient dans tous les sens en bêlant à qui mieux mieux. les bonnes femmes hélaient le berger, et celui-ci soufflait dans son chalumeau, distribuait des coups de fouet ou leur répondait d’une voix enrouée de basse. Trois moutons s’égarèrent dans la cour qui, ne trouvant plus le portail, se cognaient à la barrière. Le boucan réveilla Varvara qui prit à bras-le-corps sa literie et se dirigea vers la maison.
     « Dis donc, tu pourrais chasser les bestiaux ! lui cria la vieille. Voyez-moi cette grande dame ! »
     « Et puis quoi encore ? Comme si j’allais me mettre en quatre pour vous, tas de monstres. » grommela Varvara en rentrant dans la maison.
     Les roues du chariot furent légèrement graissées et les chevaux attelés. Ses livres de compte en main, Dioudia sortit de la maison, s’assit sur les marches du perron et se mit à calculer la note du voyageur pour la nuitée, l’avoine et l’eau pour les chevaux.
     — Elle n’est pas donnée, ton avoine, grand-père, fit Matviéï Savvitch.
     — Il ne faut pas en prendre, si elle est trop chère. On ne force personne, marchand.
     Lorsque les voyageurs retournèrent au chariot pour s’y asseoir et partir, un incident les retint quelques instants. Koulak ne retrouvait plus sa chapka.
     « Où l’as-tu fourrée, petit cochon ? s’écria Matviéï Savvitch, en colère. Alors, où est-elle ?
     Le visage de Kouzka était tout chiffonné de peur, il s’agita tout autour du chariot et, n’ayant rien trouvé, courut au portail, puis sous l’auvent. La vieille et Sofia l’aidaient dans ses recherches.
     « Je vais t’arracher les oreilles ! cria Matviéï Savvitch. Saligaud, va ! »
     La chapka fut retrouvée au fond du chariot. De sa manche, Kouzka en fit tomber le foin, il la posa sur sa tête et se glissa d’un air craintif dans le chariot, l’effroi encore peint sur le visage, comme s’il s’attendait à recevoir une bourrade dans le dos. Matviéï Savvitch se signa plusieurs fois, le cocher saisit les rênes et le chariot s’ébranla et se mit à rouler, quittant la cour.
         

      











(0)  Les prénoms et patronymes sont les suivants, pour les moins connus : Machenka est un diminutif de Maria, via Macha ; Varvara est notre Barbara ; Matveï est Mathieu ; Afanassievna n’est pas un prénom, mais un patronyme : c’est la fille d’Afanassi, Athanase ; appeler quelqu’un par son seul patronyme est possible, affectueusement, ironiquement ou lorsqu’on s’adresse à un vieille connaissance (cf, pour les vieux bolcheviks, la façon dont ils parlaient de Lénine : Ilitch…) ; Ivanov  est ici un patronyme équivalent à Ivanovich ; Savvitch est un patronyme, fils de Savva, prénom d’origine hébraïque ; je ne vois pas d’équivalent français à Kouzka, qui est aussi Kouzia, au départ : Kouzma. Grichoutka est un diminutif de Grigori, via Gricha.

(1)  Allusion à Gogol qui partit – en vain – à Jérusalem chercher l’inspiration lui faisant défaut pour terminer ses Âmes mortes. Notre veuve a tout simplement passé l’arme à gauche…

(2)  Pour l’hiver.

(3) L’expression russe est : enroulé comme un petit pain rond.

(4) La verste fait un peu plus d’un kilomètre.

(5) La sagène fait un peu plus de deux mètres.


(6) Mi affectueux mi-respectueux, à quelqu’un d’un peu plus âgé.

samedi 21 mai 2016

Une mésaventure ( Anton Tchékhov )


Cette nouvelle date, comme La steppe, Lueurs et d’autres, de 1888. C’est l’un des nombreux récits inspirés à l’auteur par sa pratique médicale. Cette troublante nouvelle fut, à l’époque, appréciée par la critique, et a été plusieurs fois traduite en français, sous le titre Un désagrément, notamment par Denis Roche en 1923 et par Edouard Parayre pour l’édition de Tchékhov dans la Pléiade en 1970. En voici une nouvelle traduction.

Tchékhov effleure ici, au moyen d’une sorte de fait divers agrémenté des affres de l’intellectuel qu’est le médecin (l’auteur fourrant son lecteur dans la tête de ce quasi-narrateur), la question sociale, celle qui hante toute l’intelligentsia russe au long du dix-neuvième siècle – réflexions qui conduiront au terrorisme de la Narodnaïa Volia puis des Socialistes-révolutionnaires, pour s’achever par le deuxième Que faire ?, celui de Lénine, avec son sinistre héritage. L’auteur étale surtout ici sa propre perplexité (à comparer à celle de Lévine-Tolstoï dans Anna Karénine, qui se réfugie dans un mélange de populisme paysan et de vague religiosité), ses incertitudes devant l’ivrognerie, la misère et l’injustice. Dans moins de deux ans, il partira pour l’île des bagnards, Sakhaline…















Une mésaventure








Grigori Ivanovich Ovtchinnikov,  médecin de zemstvo1 âgé de quelque trente-cinq ans, cachectique et nerveux, connu de ses collègues pour de petites études d’épidémiologie et pour le brûlant intérêt qu’il prenait à ce que l’on désigne sous le nom de « question sociale », faisait ce matin-là, dans son hôpital, le tour des salles de malades. Le suivait comme d’habitude son assistant, l’aide-médecin Mikhaïl Zakharovitch, homme d’un certain âge au visage empâté, aux cheveux plats et gras et avec une boucle à l’oreille.
Le docteur venait à peine de commencer ce tour des salles qu’un détail lui parut fort suspect : le gilet de son assistant bouffait, faisant des plis et se retroussant obstinément, malgré tous les efforts de l’aide-médecin pour le rajuster et rectifier sa tenue. La chemise de l’assistant était toute froissée, partant elle aussi dans tous les sens ; on voyait de la poussière sur sa longue redingote noire, sur son pantalon et même sur sa cravate… Il était clair que l’assistant avait dormi sans s’être déshabillé et, à en juger par son expression lorsqu’il s’efforçait de rajuster son gilet et sa cravate, ses habits l’incommodaient.
Le docteur l’observa attentivement et comprit de quoi il retournait. L’aide-médecin ne titubait pas, répondait de façon cohérente aux questions posées, mais son visage d’une sombre stupidité, ses yeux éteints, le tremblement qu’on lui voyait au cou et aux mains, le désordre de sa tenue et surtout les efforts intenses qu’il faisait sur lui-même dans le désir de cacher son état – tout indiquait qu’il sortait à peine de son lit, qu’il avait peu dormi et qu’il était ivre, d’une lourde ivresse datant de la veille… Il empestait l’alcool, souffrait de son état et, visiblement, était fort mécontent de lui.
Le docteur, qui avait déjà quelques raisons de ne pas aimer son assistant, éprouva un violent désir de lui envoyer : « Je le vois bien, que vous êtes ivre ! » Le gilet, la redingote à longues basques et la boucle enfoncée dans cette oreille charnue le dégoûtèrent soudain, mais il se contint et dit avec sa douceur et sa politesse coutumières :
— Guérassime a eu son lait ?
— Oui monsieur… répondit tout aussi doucement Mikhaïl Zakharytch2.
Tout en discutant avec le malade Guérassime, le docteur jeta un coup d'oeil à sa feuille de température et, en proie à un nouvel accès de haine, retint sa respiration pour garder le silence, mais ne put y tenir et s’exclama, hors d’haleine :
— Pourquoi n’a-t-on pas inscrit la température ?
— Si monsieur, on l’a inscrite ! fit doucement Mikhaïl Zakharytch, lequel, s’étant convaincu, en examinant la feuille, que la température manquait bel et bien, haussa les épaules et marmonna, désemparé : Je ne sais pas, monsieur, sans doute que Nadiéjda Ossipovna…
— Celle d’hier soir n’est pas non plus inscrite ! reprit le docteur.  Vous soûler c’est tout ce que vous savez faire, que le diable vous emporte ! Et, en cet instant, vous êtes soûl comme un cochon3 ! Où est Nadiéjda Ossipovna ?
Pas trace de la sage-femme Nadiéjda Ossipovna nulle part, alors qu’elle devait théoriquement être là chaque matin pour la pose des pansements. Jetant un coup d'oeil à la ronde, le docteur eut l’impression que la salle n’avait pas été rangée, que tout y était éparpillé au petit bonheur, sans aucun ordre, chiffonné, gondolé et couvert de poussière à l’instar du répugnant gilet de l’aide-médecin, il eut envie d’arracher son tablier blanc, se mettre à crier, tout laisser tomber, cracher par terre et s’en aller. À la place, il fit effort sur lui-même et poursuivit sa visite.
Après Guérassime s’offrait un cas chirurgical, un malade présentant une inflammation des tissus du bras droit. Il fallait refaire son bandage. Le docteur s’assit sur un tabouret à côté du malade et entreprit son bras.
« C’est hier qu’ils ont dû célébrer la fête de l’un d’entre eux…, se dit-il en enlevant avec précaution le pansement.  Attendez un peu, je vais vous en coller, des fêtes ! D’ailleurs, que puis-je faire ? Rien du tout. » 
Il tâta l’abcès sur le bras tout rouge et enflé, et dit :  « Scalpel ! » 
Mikhaïl Zakharytch, tentant de prouver qu’il tenait fermement sur ses jambes et était apte au service, se précipita et tendit au plus vite un scalpel. « Pas celui-ci ! Donnez-moi l’un des nouveaux,  fit le docteur.  » L’aide-médecin trotta vers une chaise sur laquelle se trouvait le casier à pansements et se mit à farfouiller frénétiquement dans celui-ci. Il échangea un bon moment des chuchotements avec les gardes-malades, déplaça le casier avec des frôlements, fit tomber quelque chose à deux reprises, tandis que le docteur, toujours assis, attendait, fortement agacé par ces petits bruits et ces chuchotis. 
 « Alors, ça vient ?  demanda-t-il. C’est à croire que vous les avez laissés en bas… »
L’assistant s’approcha en hâte et lui tendit deux scalpels, lui envoyant par mégarde au passage son haleine dans la figure.
— Pas ceux-là !   dit le docteur avec irritation.  Je vous l’ai dit clairement, donnez-moi l’un des nouveaux. Et puis non, allez-vous en, allez cuver, vous puez, on se croirait dans un assommoir ! Vous êtes un irresponsable !
— Vous voulez quels couteaux, à la fin ?  demanda d’un air excédé l’aide-médecin, haussant légèrement les épaules.
Il était mécontent de lui, et se sentait gêné d’être la cible des regards des malades comme des gardes-malades ; pour cacher cette honte, il eut un petit rire forcé et répéta :
 « Vous voulez quels couteaux, à la fin ? »
Le docteur sentit les larmes lui venir aux yeux et ses doigts se mettre à trembler. Il se maîtrisa et proféra d’une voix mal assurée :
— Allez-vous en, allez cuver ! Je n’ai aucune envie de discuter avec un homme en état d’ivresse…
— Vous n’avez le droit de me réprimander qu’en ce qui concerne le service, reprit l’aide-médecin, et, s’il se trouve, mettons, que j’ai bu un coup de trop, nul n’a le droit de me le reprocher. Je fais mon travail, non ? Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Je fais mon travail, non ?
Le docteur s’élança et, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, leva la main et le frappa au visage de toutes ses forces. Sans bien comprendre ses propres intentions, il ressentit un vif plaisir à sentir son poing s’écraser au beau milieu du visage de l’assistant et à voir celui-ci, homme d’un certain âge, posé, père de famille, dévot et quelque peu vaniteux, ébranlé et se balançant comme un pendule, s’asseoir finalement sur le tabouret. Il avait une envie folle de le frapper encore mais, apercevant à côté du visage haï de l’aide-médecin les faces blêmes et alarmées des gardes-malades, il cessa d’éprouver ce plaisir, agita la main et quitta précipitamment la pièce.
Il rencontra dans la cour, se rendant à l’hôpital, Nadiéjda Ossipovna, demoiselle de vingt-sept ans au visage crème et à la chevelure indisciplinée. Sa robe d’indienne rose se resserrait dans le bas, ce qui la faisait marcher à petits pas rapides. Elle levait les épaules au rythme de sa démarche froufroutante, battant la mesure de la tête comme si elle fredonnait en elle-même une chanson joyeuse.
« Tiens, voici l’ondine ! »  se dit le docteur, se rappelant qu’à l’hôpital, c’est ainsi qu’on baptisait la sage-femme, pour la taquiner, et il éprouva une sensation agréable à la pensée qu’il allait mettre en pièces cette créature élégante et narcissique allant à pas menus. 
« Où étiez-vous disparue ?  cria-t-il en arrivant à sa hauteur.  Comment se fait-il que vous ne soyez pas à l’hôpital ? La température n’a pas été relevée, il y a du désordre partout, l’aide-médecin est ivre, vous, vous dormez jusqu’à midi ! …Vous voudrez bien vous chercher une autre place ! Vous ne travaillez plus ici !  » 
Une fois arrivé dans son logement de fonction, le docteur enleva son tablier blanc ainsi que le linge qui lui ceignait les reins, les jeta tous deux de côté d’un geste rageur et se mit à marcher de long en large dans son cabinet de travail.
« Seigneur, qu’est-ce que c’est que ces gens, mais qu’est-ce que c’est que ces gens ?  fit-il.  Pas des assistants, mais des bousilleurs ! Je n’ai plus la force de travailler ici davantage ! Je n’en peux plus ! Je vais partir ! »
Son cœur battait lourdement, il tremblait de tout son corps et avait envie de pleurer, et, pour chasser ses sensations, il entreprit de se calmer en se disant que le bon droit était de son côté et qu’il avait bien fait de frapper l’aide-médecin. Déjà, c’état moche que celui-ci n’ait obtenu son poste que grâce à la protection de sa tante, nounou chez le président du zemstvo – il lui est arrivé d’observer avec dégoût comment cette tante influente, venant parfois se faire soigner à l’hôpital, s’y comporte comme chez elle et exige qu’on s’occupe d’elle avant tous les autres malades. L’aide-médecin est un homme indiscipliné, assez ignorant et le peu qu’il sait, il ne le comprend pas. Ce n’est pas quelqu’un de sobre, il est insolent, malpropre, il ramasse des pots-de-vin auprès des malades et revend en douce les médicaments du zemstvo.  On sait très bien qu’il a une clientèle privée et soigne les maladies honteuses des jeunes messieurs, avec ça, il a ses méthodes à lui. Ce serait plus simple si c’était un simple charlatan comme on en voit pas mal, mais c’est un charlatan convaincu, un opposant masqué. En cachette du docteur, il pose des ventouses aux arrivants et leur fait des saignées, il vient opérer sans se laver les mains et pose dans les blessures des sondes toujours malpropres – en voilà assez pour comprendre à quel point il méprise hardiment la médecine pratiquée par le docteur, dont il prend l’érudition pour du pédantisme.
Ayant attendu que ses doigts arrêtent de trembler, le docteur s’assit à son bureau et rédigea une lettre au président du zemstvo : « Très estimé Lev Trofimovitch ! Si, à réception de la présente, votre bureau ne renvoie pas l’aide-médecin Smirnovski et ne m’accorde pas le droit de choisir moi-même mes adjoints, alors je serai au regret de devoir vous prier de ne plus voir en moi le médecin de l’hôpital de N… et de vous préoccuper de me trouver un successeur. Toute ma considération à Liouba Fiodorovna ainsi qu’à Youss. Respectueusement, G. Ovtchinnikov. » En relisant cette lettre, le docteur la trouva brève et d’une froideur insuffisante. De plus, la considération pour Liouba Fiodorovna et Youss (sobriquet du plus jeune fils du président) n’avait vraiment pas sa place dans une lettre relative au service, dans un courrier officiel.
« Pourquoi diable y fourrer Youss ? »  pensa le docteur, qui déchira la lettre et se mit à réfléchir à une nouvelle version.  « Monsieur… » — méditait-il, assis devant la fenêtre ouverte et observant les canards avec leurs canetons qui, se dandinant et trébuchant, se hâtaient le long du chemin, se dirigeant sans doute vers l’étang ; l’un des canetons ramassa sur le sol un ver, s’étrangla et poussa un piaillement apeuré ; un autre lui fonça dessus, lui retira le ver du bec pour s’étrangler à son tour… Au loin, vers la palissade, dans la dentelle ajourée de l’ombre que jetaient sur l’herbe les jeunes tilleuls, Daria, la cuisinière, cueillait de l’oseille pour la soupe… Des bruits de voix… c’était Zot, le cocher, une bride à la main, et Manouïlo, un moujik de l’hôpital, en tablier sale, qui discutaient en riant devant la remise.
« Ils doivent parler du coup que j’ai flanqué à mon assistant… se dit le docteur.  Le scandale va faire le tour du district avant ce soir… Par conséquent : "Monsieur ! Si votre bureau ne renvoie pas…"  »
Le docteur savait parfaitement qu’en aucun cas le bureau du zemstvo ne lui préférerait son assistant, et que ces administrateurs se passeraient complètement d’aide-médecin dans le district plutôt que de se priver d’un homme aussi éminent que le docteur Ovtchinnikov. Le plus vraisemblable était qu’à la réception de sa lettre, Lev Trofimovitvh sauterait dans sa troïka pour venir le voir :  « Qu’avez-vous en tête, mon petit père ? Que le Christ veille sur vous, qu’est-ce que ça veut dire, mon petit pigeon ? Pourquoi cela ? En quel honneur ? Où est l’autre ? Qu’on m’amène cette canaille !  Qu’on le chasse ! Qu’on le chasse, un point c’est tout ! Dès demain, ce salopard ne doit plus être ici ! » Après quoi, il déjeunerait avec le docteur, puis il irait s’allonger sur le divan framboise que voilà et, étendu sur le dos, un journal sur les yeux, se mettrait à ronfler ; après un bon petit somme, il boirait du thé et ramènerait le docteur passer la nuit chez lui. Et l’histoire s’arrêterait là, sans que l’aide-médecin soit renvoyé ni que le docteur ne parte à la retraite.
En son for intérieur, un tel dénouement était loin de plaire au docteur. Il souhaitait plutôt le triomphe de la tante de l’aide-médecin, et que le bureau du zemstvo, en dépit de ses huit années de bons et loyaux services, le mette d’un seul coup, comme à plaisir, à la retraite. Il se voyait déjà quitter cet hôpital familier, écrire une lettre au journal « Le médecin » et recevoir des messages de sympathie des confrères…
L’ondine fit son apparition sur le chemin. Marchant à petits pas, dans le froufrou de sa robe, elle s’approcha de sa fenêtre pour lui demander :
« Grigori Ivanytch, vous vous occuperez vous-même de recevoir les malades, ou vous voulez que nous nous en chargions ? »
Et ses yeux lui disaient :  « Tu t’es emporté, et maintenant, te voilà calmé et tu as honte, mais je suis magnanime et je fais comme si de rien n’était ».
« Très bien, j’arrive, répondit-il. »
Il remit son tablier, ceignit de nouveau le linge et revint à l’hôpital.
« C’est mauvais, de m’être enfui après l’avoir frappé… »  pensait-il en chemin.  Cela ressemble à de la confusion, ou de la frayeur… Je me suis comporté comme un lycéen… Très mauvais ! »
Il avait l’impression qu’à son retour dans la salle, les malades ressentiraient de la gêne à le regarder, et que lui-même en éprouverait de la honte, mais à son entrée, les malades, tranquillement allongés sur leur lit, firent à peine attention à lui. Sur le visage de Guérassime, le phtisique, se lisait une complète indifférence, il semblait dire: « Il t’a tenu tête, tu lui as donné une petite leçon… Il faut ce qu’il faut, mon petit père. »
Au bras enflammé, le docteur incisa deux abcès avant de refaire le bandage, puis il passa dans la section féminine, où l’attendait une femme qu’il avait opérée à l’œil, suivi tout ce temps par l’ondine qui l’assistait en faisant mine qu’il ne s’était rien passé et que tout allait bien. Le tour des salles fut suivi de la réception des malades entrants. La fenêtre était grande ouverte dans la petite salle d’accueil du docteur. En se penchant sur le rebord, on pouvait voir, à une archine4 de distance, l’herbe tendre. À cause de la grosse averse orageuse d’hier, voilà l’herbe toute luisante et froissée Le sentier passant quasiment sous la fenêtre et menant au ravin semble rincé, la vieille vaisselle cassée de la pharmacie, éparpillée des deux côtés, est toute propre elle aussi, elle aveugle en renvoyant, comme par jeu, les rayons du soleil. Un peu plus loin, derrière le sentier, se profilent les jeunes sapins collés l’un contre l’autre, tout de vert revêtus, puis, encore plus loin, les bouleaux aux troncs tout blancs, à travers leurs feuilles que le vent balance on aperçoit en abîme le bleu du ciel. Quand on met le nez à la fenêtre, les étourneaux qui sautillent sur le sentier tournent la tête, effarés et stupides, se demandant : faut-il avoir peur ? Ayant choisi la peur, ils s’envolent l’un derrière l’autre avec un cri joyeux, très amusés par ce docteur qui ne sait pas voler, et vont se percher à la cime des bouleaux…
Le frais parfum de cette journée de printemps parvient à percer l’odeur forte de l’iodoforme… Il fait bon respirer !
« Anna Spiridonova ! » appela le docteur.
Une jeune femme en robe rouge entra dans la pièce et adressa une prière à l’icône. 
« Où avez-vous mal ? » s’enquit le docteur.
La femme loucha d’un air méfiant sur la porte qu’elle venait de  franchir et sur celle menant à la pharmacie, s’approcha du docteur et chuchota :
« Je n’ai pas d’enfants ! » 
« Qui ne s’est pas encore fait inscrire ?  cria l’ondine depuis la pharmacie. Venez vous faire inscrire ! » 
« C’est d’autant plus une bourrique,  se disait le docteur tout en examinant la jeune femme, que, par sa faute, je me suis bagarré, ce qui ne m’était jamais arrivé. »
Anna Spiridonova repartie, ce fut le tour d’un vieux qui avait une maladie vénérienne, puis d’une bonne femme amenant trois moutards couverts de gale, le travail battait son plein. L’aide-médecin ne se montrait pas. Derrière le battant de la pharmacie, on entendait gazouiller l’ondine faisant tinter la vaisselle et froufrouter sa robe; elle ne faisait qu’entrer dans la salle d’accueil pour aider à quelque opération ou prendre une ordonnance, avec toujours cet air qu’il ne s’était rien passé et que tout allait bien.
« Ça lui plaît, que j’aie frappé l’aide-médecin,  pensait le docteur, prêtant l’oreille à la voix de la sage-femme.  C’est vrai qu’ils sont tous les deux comme chien et chat, elle sera très contente s’il se fait renvoyer. Les gardes-malades aussi, ont l’air contentes… Comme tout ça est répugnant ! »
Il lui sembla, au plus fort de l’activité qu’il déployait pour accueillir les malades, qu’aussi bien la sage-femme que les gardes-malades et les malades eux-mêmes prenaient tout exprès un air bonhomme, affichant une humeur joyeuse. On aurait dit qu’ils sentaient qu’il avait honte et qu’il souffrait, mais affectaient, par délicatesse, de ne point s’en apercevoir. Désireux de leur montrer à tous qu’il ne regrettait rien, il cria, courroucé :
— Eh, vous là-bas ! Fermez la porte, il y a des courants d’air !
Mais il avait bel et bien honte, et souffrait. S’étant occupé de quarante-cinq malades, il ressortit sans hâte de l’hôpital. La sage-femme, qui avait déjà trouvé le temps de passer chez elle se mettre un fichu rouge vif sur les épaules, s’en allait en vitesse, une cigarette aux lèvres et une petite fleur dans ses cheveux rebelles, filant sans doute voir une pratique privée ou se rendant à quelque invitation. Près de l’entrée étaient assis des malades se faisant bronzer sans mot dire au soleil. Les étourneaux recommençaient à faire du bruit, faisant la chasse aux scarabées. Le docteur regardait à droite et à gauche en se disant que, au milieu de toutes ces existences paisibles et sans à-coup, il y en avait deux qui détonnaient fortement et n’étaient bonnes à rien, à l’instar de deux touches de piano défectueuses : l’aide-médecin et lui-même. L’aide-médecin devait être couché, à présent, essayant de cuver son ivresse, mais sans pouvoir s’endormir, rongé par le sentiment qu’il était coupable, qu’il avait subi une avanie et qu’il allait perdre sa place. Terrible situation. Le docteur, quant à lui, n’ayant jamais frappé quelqu’un auparavant, avait l’impression d’avoir perdu définitivement son innocence. Il n’en était plus à faire le procès de son assistant ni à se trouver des justifications, il était plongé dans la perplexité : comment lui, personne bien sous tous rapports, n’ayant jamais porté la main sur quiconque, fût-ce un chien, avait-il pu frapper un homme ? Revenu dans son appartement, il s’étendit sur le divan de son cabinet, le visage contre la cloison, et se mit à ruminer les pensées qui suivent :
« C’est une mauvaise personne, un bousilleur ; depuis trois ans qu’il est là, j’en ai gros sur le cœur, néanmoins, rien ne peux justifier mon acte. Je me suis servi du droit du plus fort. C’est mon subordonné, il est en faute, soûl, qui plus est, et voilà que son chef, sobre et dans son bon droit… En fait, c’était moi le plus fort. Deuxièmement, je l’ai frappé devant des gens pour qui je fais figure d’autorité, si bien que je leur ai donné l’exemple le plus détestable… »
On appela le docteur pour le déjeuner… Ayant avalé quelques cuillerées de soupe, il se leva de table et s’étendit à nouveau sur le divan.
« Que faire, à présent ?  il poursuivait sa réflexion.  Il faut au plus vite lui donner réparation… Mais de quelle façon ? Comme c’est un homme pratique, un duel lui apparaîtra comme une idiotie, ou alors il n’y comprendra rien. Lui demander pardon dans cette même salle, en présence des malades et des gardes-malades, sera satisfaisant pour moi, pas pour lui ; comme c’est un méchant homme, il prendra mes excuses pour de la couardise, il pensera que j’ai peur qu’il aille se plaindre au zemstvo. De plus, de telles excuses signeront la ruine complète de la discipline à l’hôpital. Lui offrir de l’argent ? Non, c’est immoral et ressemble à de la subornation. Peut-être faut-il s’adresser, pour résoudre le problème, à notre supérieur direct, le bureau du zemstvo… Ils pourraient me blâmer ou me renvoyer… Mais ils n’en feront rien. Et c’est gênant de mêler aux affaires internes à l’hôpital une autorité qui, à vrai dire, n’a pas voie au chapitre en la matière… »
Deux ou trois heures après avoir pris son repas, le docteur partit se baigner à l’étang, réfléchissant toujours :
« Pourquoi ne pas procéder comme tout le monde le fait dans de telles circonstances ? C’est-à-dire, le laisser déposer une plainte contre moi. Je suis coupable, c’est incontestable, je ne chercherai pas à me justifier et le juge de paix me fera arrêter. Ainsi, l’offensé y trouvera satisfaction et ceux qui ne voient en moi que l’autorité légitime s’apercevront que j’avais tort ».
Cette idée lui sourit. Tout réjoui, il avait le sentiment que la question trouvait là une solution satisfaisante, la plus juste possible.
« Voilà qui est excellent !  se disait-il en rentrant dans l’eau et en observant de petits carassins dorés qui s’enfuyaient devant lui.  Qu’il porte plainte…Cela lui sera d’autant plus facile qu’à présent, nos relations de service sont fichues, et qu’après un tel scandale, l’un de nous deux doit bien sûr quitter l’hôpital… »
Le soir, il fit atteler son char à bancs pour aller chez le commandant militaire jouer au wint5. Alors qu’il était déjà en chapeau et en manteau et s’apprêtait à partir, enfilant ses gants au beau milieu de son cabinet de travail, la porte extérieure s’ouvrit en grinçant et quelqu’un se faufila sans bruit dans l’entrée.
— Qui est là ?  demanda le docteur.
— C’est moi, monsieur… répondit une voix assourdie.
Le docteur sentit son cœur battre à grands coups, il fut saisi par la honte et une peur inexplicable. L’aide-médecin Mikhaïl Zakharitch (car c’était bien lui) fit entendre un toussotement et, irrésolu, pénétra dans le cabinet. Après un silence, il dit d’une voix sourde et sur un ton d’excuse :
« Pardonnez-moi, Grigori Ivanytch ! »
Déconcerté, le docteur ne savait quoi dire. Il comprit que l’aide-médecin n’était pas venu chez lui demander humblement pardon par humilité chrétienne, dans le souci d’effacer les offenses, mais par simple calcul : « je vais faire un effort et présenter mes excuses, comme ça, peut-être qu’on ne me renverra pas et que je garderai mon gagne-pain… » Quoi de plus outrageant pour la fierté d’un homme ?
— Pardonnez-moi…  répéta l’aide-médecin.
— Écoutez…  commença le docteur qui s’efforçait de ne pas le regarder et ne savait toujours pas quoi dire. Écoutez…Je vous ai offensé et…et je dois être puni pour cela, c’est-à-dire qu’on vous doit réparation… Se battre en duel vous paraîtrait une idée saugrenue… À moi aussi, du reste. Je vous ai offensé et vous… vous pouvez porter plainte contre moi auprès du juge de paix, je serai puni… Car il nous est impossible désormais de rester tous les deux en place… L’un de nous deux doit s’en aller ! (« Mon Dieu ! Qu’est-ce que je raconte ? s’effraya le docteur.  Que c’est bête, que c’est stupide ! ») Bref, déposez une requête ! Car nous ne pouvons plus continuer à travailler ensemble !… L’un de nous deux… Dès demain, portez plainte !
L’aide-médecin regarda par en dessous le docteur et du mépris jaillit nettement dans ses yeux troubles et moroses. Il avait toujours tenu le docteur pour un homme n’ayant pas les pieds sur terre, une sorte de gamin capricieux, à présent il le méprisait pour sa voix tremblante et ses mots précipités, voire incompréhensibles…
— Oh, je vais le faire,  dit-il avec une haine maussade.
— Voilà, faites-le !
— Vous vous imaginez que je ne le ferai pas ? Si, je vais le faire… Vous n’avez le droit de vous bagarrer. Vous devriez même avoir honte ! Ce sont les moujiks ivres qui se battent, vous, vous avez de l’instruction…
Le docteur sentit de nouveau en lui un flot de haine, et s’écria d’une voix méconnaissable :
« Fichez-moi le camp ! » 
L’aide-médecin se mit en mouvement à regret, comme s’il voulait ajouter quelque chose, repassa dans l’entrée et s’y arrêta, , hésitant. Puis, ayant pris son parti, il sortit d’un pas décidé.
— Que c’est bête, que c’est stupide !  marmonna le docteur.  Comme tout ceci est stupide et vil !
Il sentait qu’il s’était comporté comme un gamin avec l’aide-médecin et comprenait déjà que son idée de passer par le tribunal ne résolvait rien du tout, ne faisait que compliquer les choses.
« Que c’est bête !  pensait-il, assis sur son char à bancs, puis en jouant au wint chez le commandant militaire.  Suis-je vraiment à ce point ignare et sans expérience que je n’arrive pas à résoudre une question aussi simple ? Bon, que faire ? »
Le lendemain matin, le docteur vit la femme de l’aide-médecin s’éloigner dans un chariot et se fit cette réflexion : « C’est elle qui va voir la tantine. Grand bien lui fasse ! »
L’aide-médecin ne se montrait plus à l’hôpital. Il fallait faire un courrier pour le signaler au zemstvo, mais le docteur n’arrivait toujours pas à concevoir la tournure de cette lettre. À présent, il devenait nécessaire d’écrire quelque chose comme : « Je vous prie de renvoyer l’aide-médecin, bien que le vrai coupable ne soit pas lui mais moi. » Mettre en forme cette idée en évitant que cela prenne un tour stupide ou honteux était, pour un honnête homme, une tâche presque insurmontable.
Deux ou trois jours plus tard, on rapporta au docteur que l’aide-médecin avait été faire part de ses griefs à Lev Trofimovitch. Sans lui laisser placer un mot et tapant du pied, le président du zemstvo  l’avait mis à la porte en criant : « Toi, je te connais ! Dehors ! Je ne veux rien entendre ! » De chez Lev Trofimovitch, l’aide-médecin s’était rendu au bureau du zemstvo pour y déposer une dénonciation dans laquelle, sans souffler mot de la gifle reçue ni rien demander pour lui, il rapportait au bureau qu’il avait entendu plusieurs fois le docteur parler de façon désobligeante du bureau et de son président, que le docteur ne soignait pas correctement, qu’il se promenait à sa guise, etc.  L’ayant appris, le docteur se mit à rire en se disant : « Quel idiot ! » et il eut honte pour lui, regrettant que l’aide-médecin se comporte de façon aussi bête ; plus un homme, pour sa propre défense, fait preuve de stupidité, plus il se montre, du même coup, faible et désarmé.
Une semaine exactement après les événements, le docteur reçut une convocation du juge de paix.
« C’est vraiment complètement idiot…, se dit-il en signant l’accusé de réception. Difficile d’imaginer quelque chose de plus bête. »
Et lorsque, par une matinée calme et nuageuse, il partit chez le juge de paix, le sentiment qu’il éprouvait n’était plus de la honte, mais du mécontentement et du dégoût. Il était fâché aussi bien contre lui-même que contre l’aide-médecin et contre les circonstances…
« Une fois au tribunal, je vais leur dire : envoyez promener toute l’affaire !  rageait-il.  Vous n’aimes que des ânes, et ne comprenez rien à rien !  »
En approchant du tribunal, il aperçut sur le seuil trois de ses gardes-malades, convoquées en qualité de témoins, ainsi que l’ondine. À la vue des gardes-malades et de la pétillante sage-femme qui piétinait sur place d’impatience et rougit de plaisir à la vue du héros de la pièce, c’est-à-dire du procès imminent, le docteur irrité éprouva l’envie de fondre sur eux comme un épervier et de leur couper le souffle : « Qui vous a permis de quitter l’hôpital ? Veuillez rentrer à l’instant même ! » , mais il ravala ce désir et, tâchant de paraître serein, se fraya à travers la foule des moujiks un passage vers la salle d’audience. Celle-ci était déserte et la chaîne du juge de paix pendait sur le dossier d’un fauteuil.  Le docteur passa au greffe. Il tomba sur un jeune homme au visage émacié, portant un veston en calamande aux poches retournées – c’était le greffier –, ainsi que sur l’aide-médecin, assis à une table et feuilletant, pour se distraire, des extraits de casier judiciaire. À l’entrée du docteur, le greffier se leva, de même que l’aide-médecin, embarrassé. 
— Alexandre Arkhipovitch n’est pas encore arrivé ?  s’enquit le docteur, déconcerté.
— Non, pas encore. Il est chez lui… répondit le greffier.
La salle d’audience se trouvait dans l’enceinte de la propriété du juge de paix, dans un pavillon, tandis que le juge y habitait une grande maison. Le docteur quitta la salle et se dirigea sans se presser vers la bâtisse. Il trouva Alexandre Arkhipovitch dans la salle à manger, derrière un samovar. Sans redingote ni gilet, la chemise déboutonnée ouverte sur la poitrine, le juge se tenait auprès de la table et, la théière dans une main et le verre dans l’autre, se versait un thé noir comme du café ; apercevant son hôte, il approcha vivement un deuxième verre qu’il remplit et, sans saluer, demanda :
« Avec ou sans sucre, pour vous ? »
Le juge de paix avait servi, il y avait de cela fort longtemps, dans la cavalerie; à présent, eu égard à ses nombreuses années de service civil, il avait le rang de conseiller d’État effectif, mais n’en conservait pas moins son uniforme de militaire, et les habitudes qui vont avec. Il portait de longues moustaches de commissaire, des pantalons à passepoils et tout en lui, actes et paroles, était empreint d’une grâce toute militaire. Il parlait en rejetant un peu la tête en arrière et agrémentait ses discours de savoureux « mnééé » à la façon d’un général, tout en remuant les épaules et en roulant des yeux; il claquait les talons en saluant quelqu’un ou en lui donnant du feu, et, en marchant, faisait tinter si doucement et avec tant de retenue ses éperons qu’on aurait dit que ce bruit lui causait une douleur insupportable. Ayant fait asseoir le docteur pour boire du thé, il  caressa de la main sa vaste poitrine et son ventre, émit un profond soupir et dit :
— Hmm-ouiii…Peut-être désirez-vous mnééé…un peu de vodka, quelques zakouski ? Mné-éé ?
— Je vous remercie, je n’ai pas faim.
Ils sentaient tous les deux l’impossibilité de ne pas évoquer le scandale survenu à l’hôpital, ce qui les troublait l’un comme l’autre. Le docteur gardait le silence. D’un geste gracieux de la main, le juge de paix attrapa un moustique qui venait de le piquer sur le torse, l’examina sous toutes les coutures avant de la relâcher puis, poussant un profond soupir, il leva les yeux sur le docteur et lui demanda posément :
« Dites, comment se fait-il que vous ne le flanquiez pas dehors ? »
Le docteur saisit une nuance de sympathie dans sa voix ; il s’apitoya brusquement sur lui-même, ressentant toute la lassitude et l’épuisement dus à ses récentes mésaventures. Son visage exprimant cette lassitude, il se leva de table et, les traits contractés d’irritation, dit en haussant les épaules :
— Le flanquer dehors ! Comme vous en disposez tous, ma parole… C’est tout de même étonnant ! Vous croyez que je peux le renvoyer ? Vous voilà siégeant ici, et vous vous imaginez qu’à l’hôpital, je suis le patron, je fais ce que je veux ! C’est étonnant, tous ces raisonnements ! Vous croyez que je peux renvoyer l’aide-médecin, alors que sa tante est nourrice chez Lev Trofimovitch et que celui-ci admet auprès de lui des rapporteurs et des laquais comme ce Zakharytch ? Que puis-je faire, si le zemstvo nous tient, nous autres médecins, pour des moins que rien et s’il n’arrête pas de nous faire des crocs-en-jambe ? Que le diable les emporte, j’en ai assez, voilà tout ! Assez !
— Allons, allons… Mon cœur, vous attachez trop d’importance, comment dire…
— Le président fait tous les efforts du monde pour prouver que nous sommes tous des nihilistes, il nous fait espionner et nous traite comme de vulgaires scribes. De quel droit vient-il à l’hôpital en mon absence interroger les malades et les gardes-malades ? N’est-ce pas vexant ? Et ce faible d’esprit, là, votre Semione Alekseïtch, qui laboure lui-même et ne croit pas à la médecine parce qu’il est bien nourri et fort comme un taureau, et nous traite publiquement et effrontément d’écornifleurs et nous reproche le moindre bout de pain ! Lui aussi, que le diable l’emporte ! Je travaille du matin au soir, je ne sais pas ce que c’est que de se reposer et je suis plus utile ici que tous ces crétins, ces tartufes, ces réformateurs et autres clowns ! Je me ruine la santé au travail et, au lieu de me remercier, on me reproche le moindre bout de pain ! Et chacun estime avoir le droit de fourrer son nez dans des affaires qui ne le regardent pas, de tenir de grands discours et de tout contrôler ! Votre membre du bureau, ce Kamtchatski, a, lors d’une assemblée du zemstvo, réprimandé les médecins pour gaspillage d’iodure de potassium et nous a conseillé d’y aller doucement dans l’utilisation de la cocaïne ! Qu’est-ce qu’il y comprend, je vous le demande ? En quoi ça le regarde ? Comment se fait-il qu’il ne vous enseigne pas le droit ?
— Mais… mais ce n’est qu’un goujat, mon cœur, un larbin…Il ne mérite pas qu’on fasse attention à lui…
— Mais ce goujat, ce larbin, c’est tout de même nous qui avons élu ce parasite, lui donnant ainsi le droit de fourrer partout son nez ! Je vous vois sourire ! Pour vous, ce sont des bêtises, des bagatelles, mais comprenez-moi donc, ces vétilles, il y en a tellement qu’elles s’additionnent comme des grains de sable, pour former en définitive une montagne vous barrant la route ! Je n’en peux plus ! C’est au-dessus de mes forces, Alexandre Arkhipytch ! D’ici peu, je vous assure que je ne leur flanquerai plus sur le museau, je tirerai carrément dans le tas ! Comprenez que je n’ai pas des nerfs d’acier. Je suis seulement un homme comme vous…
Les yeux du docteur se remplirent de larmes et sa voix se mit à trembler; il se détourna pour regarder par la fenêtre. Ce fut de nouveau le silence. 
« Hmm-ouii, mon vénérable ami… marmotta le juge de paix, méditatif. Mais d’un autre côté, en examinant les choses froidement, alors… (le juge attrapa un moustique et, clignant fortement de l’œil, l’examina sous toutes les coutures, après quoi il l’écrasa et le jeta dans un rinçoir)… alors, eh bien, il n’y a aucune raison de le renvoyer. Virons-le, il en viendra un autre du même acabit, si ce n’est pire. Sans en trouver un seul de bon, vous pourrez en renvoyer cent… Tous des canailles (il se passa la main sous les aisselles et alluma une cigarette en prenant son temps). Il faut en prendre son parti. Je dois vous le dire, à l’heure actuelle, des travailleurs sobres et honnêtes, sur lesquels on puisse compter, ça ne se trouve que chez les moujiks et chez les intellectuels, aux deux extrémités de l’échelle sociale et seulement là. Vous trouverez, je dirais, un médecin incorruptible ou un pédagogue brillant, comme vous trouverez un laboureur honnête ou un forgeron honnêtes, mais les gens des classes moyennes, c’est-à-dire, en quelque sorte, les gens déjà sortis du peuple sans être encore des intellectuels, ne sont pas des éléments fiables. Voilà pourquoi il est si difficile de trouver un aide-médecin sobre et honnête, ou bien un clerc ou encore un commis, etc. Extraordinairement difficile ! Je sers la Justice depuis la nuit des temps, et n’ai encore jamais eu pour travailler avec moi de greffier sobre et honnête, alors que j’en ai renvoyé à la pelle. Ce sont des gens sans aucune discipline morale, sans même parlééér des principes, je dirais… »
« A quoi tout ceci rime-t-il ?  se dit le docteur.  Nous nous écartons du sujet. » 
— Seulement vendredi dernier, par exemple,  reprit le juge de paix, — mon Dioujinski en a fait de belles, écoutez un peu. Au soir, Il a fait venir des ivrognes, sortis le diable sait d’où, et tout ce joli monde s’est saoulé dans la salle d’audience. Qu’en dites-vous ? Je n’ai rien contre le fait de boire. Diable, bois si ça te chante, mais pourquoi faire entrer des inconnus dans la salle d’audience ? C’est que, voyez vous-même, dérober quelque document dans un dossier, une reconnaissance de dette, etc – c’est l’affaire d’un instant ! Figurez-vous qu’après ladite orgie, j’ai été obligé, deux jours durant, de tout vérifier pour voir s’il ne manquait rien… Bon, maintenant, que faire de ce salopard ? Le renvoyer ? Bien, monsieur… Mais quelle garantie avez-vous que son successeur ne sera pas encore pire ?
— En effet, et comment le renvoyer ?  fit le docteur. Virer quelqu’un n’est facile qu’en paroles… Comment pourrai-je le chasser et le priver de son gagne-pain, en sachant que c’est un père de famille sans ressources ? Que deviendront-ils, lui et sa famille ?
« Qu’est-ce que je raconte donc ? » pensa-t-il, et il lui parut étrange de ne pas arriver à une conscience claire de la situation, fondée sur une idée nette ou sur un sentiment précis. « Voilà ce que c’est que de manquer de profondeur et de ne pas être capable de réflexion », se dit-il.
« L’homme des couches moyennes, comme vous disiez, n’est pas fiable,  reprit-il.  Nous le renvoyons, nous lui passons des savons, nous lui envoyons des gifles, mais il faut tout de même se mettre à sa place. Il n’est ni moujik ni propriétaire, ni chair ni poisson ; hier pour lui n’était qu’amertume, aujourd’hui il a juste ses vingt-cinq roubles par mois, une famille affamée et son état de subalterne, demain ce sera toujours vingt-cinq roubles par mois et la même situation de subordonné, dût-il servir pendant cent ans.  Il n’a ni formation ni biens personnels ; il n’a pas le temps de lire, ni d’aller à l’église, il ne nous entend pas car nous le tenons à distance. Ainsi vit-il au jour le jour jusqu’à sa mort, sans rien attendre de meilleur, mangeant de la vache enragée, redoutant de perdre son logement de fonction s’il est renvoyé, et où casera-t-il alors ses enfants ? Sachant cela, comment aurait-il des principes ?
« Nous voilà en train de nous attaquer aux questions sociales, on dirait,  pensa-t-il. Et sans grande cohérence, Seigneur ! Et où cela mène-t-il ? »
Des coups de sonnette résonnèrent. Un véhicule entre dans la cour, roula d’abord vers la salle d’audience, puis s’approcha du perron de la grande bâtisse.
— Le voilà, fit le juge de paix en regardant par la fenêtre. Eh bien, vous allez vous faire tirer les oreilles !
— Mais vous, de grâce, libérez-moi le plus tôt possible… le pria le docteur. Si vous  le pouvez, traitez mon affaire en premier. Je n’ai pas le temps d’attendre, je vous assure.
— Bon, bon… Seulement, mon petit père, je ne sais pas encore si cela ressort de ma juridiction. Vos rapports avec l’aide-médecin rentrent, je dirais, dans le cadre du service, or vous l’avez lubrifié parce qu’il s’acquittait mal de ses obligations de service ; enfin, je ne sais pas trop bien. On va tout de suite demander à Lev Trofimovitch.
On entendit des pas pressés et une respiration lourde, et se montra sur le seuil le président du zemstvo, Lev Trofimovitch, vieillard dont une calvitie repoussait de côté les cheveux blancs, à la longue barbe et aux paupières rougies.
« Je vous salue…  dit-il, tout essoufflé.  Ouf, mes petits vieux ! Dis-donc, le juge, fais-moi apporter du kvas ! Je vais mourir… »
Il se laissa tomber dans un fauteuil pour rebondir aussitôt comme un ressort, foncer sur le docteur et, les yeux mauvais braqués sur celui-ci, glapir d’une voix de ténor :
« Je vous suis extraordinairement reconnaissant, reconnaissant au plus haut point, Grigori Ivanytch ! Vous m’avez rendu service, mille mercis ! Je ne l’oublierai jamais, amen ! Un ami ne se comporte pas de la sorte ! Vous en avez pris à votre aise, mais ce n’était guère honnête de votre part ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ? Qui suis-je, pour vous ? Qui ? Un ennemi, un étranger ? Je suis votre ennemi ? Vous aurais-je un jour refusé quoi que ce soit ? Hein ? »
Les yeux vrillés sur le docteur, les doigts tremblant, le président but son kvas, s’essuya prestement les lèvres et reprit :
« Je vous suis très, très reconnaissant ! Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas prévenu ? Si vous aviez éprouvé un peu d’amitié pour moi, vous seriez venu me voir et vous m’auriez dit, comme à un ami : « Très cher Lev Trofimovitch, voilà ce qui est arrivé… » Je vous aurais arrangé ça en un clin d’œil, en évitant un pareil scandale… L’autre imbécile se balade dans tout le district comme un fou furieux, se répand en calomnies, c’est un vrai concert de cancans avec les bonnes femmes et vous, quelle honte de le dire, pardonnez l’expression, vous n’avez rien trouvé de mieux, bordel, que de contraindre ce crétin à porter plainte ! Quelle honte ! Tout le monde me pose des questions sur l’affaire et moi, le président du zemstvo, je ne suis au courant de rien de ce qui se passe chez nous. Vous vous passez complètement de moi ! Merci, merci, encore merci, Grigori Ivanytch ! »
Le président salua si bas qu’il en devint cramoisi, puis il s’approcha de la fenêtre et s’écria :
— Jigalov, fais venir ici Mikhaïl Zakharytch ! Immédiatement ! Mauvais, tout ça !  fit-il en s’écartant de la fenêtre. Jusqu’à ma femme qui s’est vexée et qui, avouez qu’il y a de quoi, vous bénit. Ah, messieurs, qu’avez-vous à ratiociner ? Vous êtes là à finasser, et en avant les principes, et on rajoute toutes sortes de fioritures, et, en définitive, voilà le résultat : vous ne faites qu’embrouiller les choses…
— Vous évitez les finesses, mais qu’en ressort-il ?  demanda le docteur.
— Ce qui en ressort ? Il en ressort que si je n’étais pas venu, vous vous seriez couvert de déshonneur, et cela aurait aussi rejailli sur nous… C’est une chance pour vous, que je sois venu !
L’aide-médecin parut et s’arrêta sur le seuil. Le président, lui tournant à moitié le dos, mit les mains dans ses poches, toussota et dit :
« Présente immédiatement tes excuses au docteur ! »
Le docteur s’empourpra et se réfugia dans une autre pièce.
— Tiens, tu vois, le docteur ne veut même pas accepter tes excuses !  reprit le président. Il veut te voir exprimer ton repentir non par des phrases, mais par des actes. Ta parole d’honneur qu’à partir d’aujourd’hui, tu lui obéiras et tu resteras sobre ?
— Je donne ma parole… répondit, morose, l’aide-médecin, de sa voix de basse.
— Fais attention ! Que Di...eu te vienne en aide ! Un instant me suffit pour te faire perdre ta place ! S’il arrive quoi que ce soit, inutile d’implorer grâce… Allez, rentre chez toi…
Un tel revirement était une surprise inattendue pour l’aide-médecin qui s’était déjà fait à son malheur. Il devint blême d’émotion. Il voulut dire quelque chose et tendit la main, mais il n’articula rien, eut un sourire hébété et sortit.
« Et voilà !  fit le président. Pas besoin de tribunal. »
Il eut un soupir de soulagement et, de l’air de quelqu’un venant d’accomplir une tâche rude et importante, contempla le samovar et les verres, se frotta les mains et déclara :
— Bienheureux les pacificateurs… Verse-moi donc un verre, Sacha. Et puis, fais-moi apporter quelque chose à grignoter… Et puis, de la vodka, hein…
— Messieurs, cela n’est pas possible !  dit le docteur en revenant dans la salle à manger, encore  tout rouge et se tordant les mains.  C’est… c’est une farce ! Une mauvaise farce ! Je ne peux pas. Plutôt passer vingt fois en jugement que de régler les problèmes d’une façon aussi vaudevillesque. Vraiment, je ne peux pas !
— Et qu’est-ce que vous voulez ?  lui demanda hargneusement le président. — Le renvoyer ? Si c’est votre souhait, je le vire…
— Non, pas le renvoyer… Je ne sais pas ce que je veux, mais vraiment, messieurs, une telle disposition d’esprit… Ah, mon Dieu ! Quelle torture !
Le docteur s’agita nerveusement, se mit à chercher son chapeau et, sans l’avoir trouvé, s’effondra dans un fauteuil, épuisé.
— Une mauvaise farce !  répéta-t-il.
— Mon cœur,  chuchota le juge de paix, au moins partiellement, je ne vous comprends pas, je dirais… Vous portez tout de même la responsabilité de cet incident ! Frapper quelqu’un en plein visage en cette fin de dix-neuvième siècle – que voulez-vous, d’une certaine façon, ce n’est pas ce que… C’est une canaille, mais, méééé, mais avouez que vous avez été imprudent…
— Évidemment !  approuva le président.
On apporta de la vodka et des zakouski. En guise d’adieu, le docteur avala machinalement un petit verre de vodka et croqua un radis. Tandis qu’il rentrait chez lui, à l’hôpital, ses pensées étaient floues, embrumées comme l’herbe par une matinée d’automne.
« Ainsi, se disait-il, toutes ces souffrances éprouvées la semaine dernière, toutes ces réflexions et toutes ces paroles devraient se conclure de la sorte, de façon aussi absurdement triviale ? Que c’est bête ! Que c’est bête ! »
Il éprouvait de la honte d’avoir impliqué des tiers dans une question personnelle, honte des paroles qu’il leur avait dites, honte de la vodka bue par habitude, cette habitude de boire et de vivre sans réfléchir, honte de la faiblesse de sa réflexion, de son manque de profondeur… Revenu à l’hôpital, il se mit immédiatement à faire le tour des salles. L’aide-médecin l’accompagnait, d’une démarche souple de félin, et répondait avec douceur aux questions… Et l’assistant, et l’ondine, et les gardes-malades, tous affirmaient par leur expression qu’il ne s’était rien passé et que tout allait pour le mieux. Et le docteur lui-même faisait de gros efforts pour demeurer impassible. Il prescrivait, se fâchait et plaisantait avec les malades, et pendant tout ce temps-là sa tête bourdonnait du même refrain :
« C’est idiot, c’est idiot, c’est idiot ! »















(1) Le zemstvo, du mot russe zemlia, qui désigne la terre, est une institution crée en 1864, sous le tsar Alexandre II – celui qui abolit le servage. C’est une assemblée de district – ces assemblées locales élisant à leur tour l’assemblée provinciale– élue par les propriétaires fonciers, les villes et les communautés paysannes. Y étaient prépondérants les nobles de province et la bourgeoisie des villes. De telles assemblées se réunissent une fois par an et élisent des bureaux, qui disposent des finances et emploient des salariés. Ils s’occupent localement de la santé, l’instruction publique, la médecine vétérinaire, les ponts et chaussées, etc. Tolstoï a décrit une élection du bureau d’un zemstvo dans Anna Karénine.
L’hôpital de district dont il est question ici dépend du zemstvo, c’est-à-dire en pratique, de son bureau. Le président du bureau, appelé brièvement  dans ma traduction président du zemstvo, est un personnage important. Il est tout de même sous la tutelle du gouverneur régional.

(2) Zakharytch est la forme raccourcie de Zakharovitch, fils de Zakhar.
(3) Le texte dit : soûl comme un cordonnier…
(4) Un peu plus de soixante-dix centimètres.
(5) Jeu de cartes mystérieux auquel Tchekhov fait souvent allusion, et qui semble avoir disparu sans laisser de traces.
(6) Voir la « table des rangs » , c’est le tchin de Pierre le Grand.