jeudi 19 mai 2016

La demande en mariage ( Anton Tchékhov )

La demande en mariage




La demande en mariage fait partie des pièces en un acte écrites par Tchékhov entre1888 et 1895. Elle accompagne généralement L’ours. Se reporter au chapeau introductif de la traduction de cette autre pièce. On remarquera toutefois que cette pièce-ci commence là où finissait l’autre…

   




La demande en mariage
Farce en un acte


Personnages


Stefan Stepanovitch Tchouboukov, propriétaire.                 ( Stepanytch = Stepanovitch )
Natalia Stepanovna, sa fille âgée de vingt-cinq ans.
Ivan Vassiliévitch Lomov, voisin de Tchouboukov, lui aussi propriétaire, costaud et bien en chair, mais hypocondriaque.

La pièce se déroule à la propriété de Tchouboukov. 
                           
Au salon chez Tchouboukov.



I


Tchouboukov et Lomov ( lequel entre en frac et gants blancs )

Tchouboukov ( venant à sa rencontre). — Mon cher ami, qui voilà ! Ivan Vassiliévitch ! Très heureux ! (Il lui serre la main).  En voilà une surprise, n’est-ce pas, petite mère…Comment ça va ?
Lomov. — Je vous remercie. Et vous-même, comment allez-vous ?
Tchouboukov. — Doucettement, mon ange, grâce à vos prières, etc. Asseyez-vous, je vous en prie humblement…Hé bien, petite mère, ce n’est pas bien, n’est-ce pas, d’oublier les voisins. Dites, très cher, pourquoi cette tenue d’apparat ? Le frac, les gants, etc. Vous allez quelque part, trésor ?
Lomov — C’est vous que je viens voir, très estimé Stepan Stepanytch.
Tchouboukov. — Mais pourquoi le frac, mon mignon ?
Lomov. — Hé bien, voici de quoi il s’agit. ( Il le prend par le bras. )  Je suis venu chez vous, très estimé Stepan Stepanytch, dans le but de vous déranger par une seule prière. J’ai plus d’une fois eu l’honneur de vous demander de m’aider, et chaque fois vous, comment dire…je suis ému, pardonnez-moi. Je vais avaler un peu d’eau, très estimé Stepan Stepanytch. ( Il boit un peu d’’eau )
Tchouboukov ( à part ). — Il est venu me demander de l’argent ! Pas question ! ( A l’autre. ) De quoi s’agit-il, mon mignon ?
Lomov. — Hé bien, Estimé Stepanytch…pardon, Stepan Estimytch…je veux dire, je suis terriblement ému, comme vous pouvez daigner le voir…Bref, il n’y a que vous qui puissiez m’aider, bien que, bien entendu, je ne le mérite aucunement et…et je n’ai aucun droit à prétendre exiger cette aide…
Tchouboukov. — Ah, cessez de tourner autour du pot, petite mère ! Parlez net ! Alors ?
Lomov. — Tout de suite.… A l’instant même. Voici : je suis venu demander la main de votre fille, Natalia Stepanovna.
Tchouboukov ( tout content ). — Ma petite mère ! Ivan Vassiliévitch ! Dites-le encore une fois - je n’ai pas bien entendu !
Lomov. — J’ai l’honneur de demander…
Tchouboukov ( l’interrompant ). — Mon petit pigeon…Je suis tellement heureux, etc. Voilà, n’est-ce pas, etc. ( Il l’étreint et l’embrasse ) Il y a longtemps que je le souhaitais. C’est depuis toujours mon désir. ( Il lâche une larme )  Et je vous ai toujours aimé, mon ange, comme un fils. Que Dieu vous accorde à tous les deux raison et sentiment, etc, je le souhaitais ardemment…Qu’est-ce que j’ai à rester là comme un imbécile ? Je reste bouche bée, c’est la joie, je suis complètement abasourdi ! Oh, de tout mon coeur…Je vais appeler Natalia, etc.
Lomov ( tout ému ). — Très estimé Stepan Stepanytch, à votre avis, il y a une chance qu’elle accepte ?
Tchouboukov. — Allons, un beau gaillard comme vous, n’est-ce pas…il ferait beau voir qu’elle ne soit pas d’accord ! Elle doit être amoureuse comme une chatte, etc  A tout de suite ! ( Il sort )



II

Lomov ( seul )

Lomov. — J’ai froid…Je tremble comme avant un examen. Le plus important, c’est de se décider. Si l’on passe son temps à réfléchir, à hésiter, à discutailler et attendre l’idéal, l’amour véritable, hein, c’est un coup à ne jamais se marier…Brrr…j’ai froid ! Natalia Stepanovna est une parfaite maîtresse de maison, elle n’est pas mal, elle a de l’instruction…que chercher de plus ? D’émotion, ceci dit, j’ai les oreilles qui bourdonnent. ( Il boit un peu d’eau ) Et il faut que je me marie…D’abord, j’ai déjà trente-cinq ans - âge critique, pour ainsi dire. Ensuite, j’ai besoin d’une vie régulière, ordonnée…J’ai un problème cardiaque, sans cesse des palpitations, je suis colérique et toujours en émoi…A l’instant, je claque des dents, ma paupière droite bat du tambour…Mais le pire, chez moi, c’est le sommeil. A peine me suis-je mis au lit et ai-je commencé à m’endormir - paf ! je ressens une douleur soudaine dans le côté gauche, ça remonte tout droit dans l’épaule et à la tête…Je me relève comme un possédé, vais marcher un petit peu, je me recouche et, dès que je suis sur le point de m’endormir,  paf ! j’ai de nouveau mal dans le côté. Et comme cela vingt fois d’affilée…




III
  
Natalia Stepanovna et Lomov

Natalia Stepanovna ( elle entre ). — Mais ma parole ! C’est vous, et papa qui me fait : dis donc, un marchand est venu pour des produits. Bonjour, Ivan Vassiliévitch !
Lomov. — Bonjour, très estimée Natalia Stepanovna !
Natalia Stepanovna. — Excusez-moi, je suis juste en tenue du matin et en tablier…Nous épluchons des petits pois pour les mettre à sécher. Pourquoi donc on ne vous a pas vu si longtemps ? Asseyez-vous…

Ils s’assoient.

— Vous voulez manger quelque chose ?
Lomov.— Je vous remercie, j’ai déjà déjeuné. 
Natalia Stepanovna . — Fumez donc…Voilà des allumettes…le temps est magnifique, mais nous avons eu hier une telle pluie que les ouvriers n’ont rien pu faire de la journée. Vous en êtes à combien de meules, vous ? Figurez-vous que moi, j’ai été prise de frénésie, j’ai fait couper tout un pré et maintenant, loin d’être contente, j’ai peur que mon foin ne pourrisse. J’aurais mieux fait d’attendre. Mais que vois-je ? Vous voici en frac, à présent ! En voilà une nouveauté ! Vous allez au bal, ou quoi ? Ça vous va bien, du reste…Tout de même, en quel honneur, cette élégance ?
Lomov (ému ). — Hé bien, très estimée Natalia Stepanovna… Le fait est que je me suis décidé à vous demander de m’écouter…Bien sûr, je vais vous étonner et même vous irriter, mais je… ( A part. ) — J’ai horriblement froid ! 
Natalia Stepanovna.  — Alors ?

Un temps

— Eh bien ?
Lomov. — Je vais essayer de faire court. Vous savez, très estimée Natalia Stepanovna, que cela fait longtemps, depuis mon enfance, que j’ai l’honneur de connaître votre famille. Ma défunte tante et son époux dont, comme vous me permettrez de vous le rappeler, j’ai reçu en héritage le domaine, avaient toujours éprouvé un profond respect pour votre papa et votre défunte maman. La lignée des Lomov et celle des Tchouboukov ont de tout temps entretenu les relations les plus amicales, on peut même dire comme des relations de parenté. Vous daignerez également vous souvenir que mon domaine et le vôtre sont contigus. Si vous me permettez de le mentionner, mes « Prés-aux-boeufs » et votre boulaie sont limitrophes.
Natalia Stepanovna. — Je vous demande pardon, je vous interromps. Vous dites :  « mes Prés-aux-boeufs »…Vous êtes sûr qu’ils sont à vous ?
Lomov. — Mais oui…
Natalia Stepanovna. — Eh bien, voilà autre chose ! Les Prés aux boeufs sont à nous, et non à vous !
Lomov. — Non, je vous assure, ils sont à moi, très estimée Natalia Stepanovna.
Natalia Stepanovna. — Première nouvelle. Depuis quand sont-ils à vous ?
Lomov. — Comment ça, depuis quand ? Je vous parle de ces Prés-aux-boeufs qui s’enfoncent comme un coin entre votre boulaie et le Marais brûlé.
Natalia Stepanovna.— Oui, oui…Ils sont à nous…
Lomov. — Non, vous faites erreur, très estimée Natalia Stepanovna., - ils sont à moi.
Natalia Stepanovna. — Reprenez vos esprits, Ivan Vassiliévitch ! Ils sont à vous depuis longtemps ?
Lomov. — Comment ça, depuis longtemps ? A ma connaissance, depuis toujours.
Natalia Stepanovna. — Par exemple, voilà qui est fort !
Lomov. — Les documents le montrent bien, très estimée Natalia Stepanovna. Il est exact qu’il y a eu autrefois contestation à propos des Prés-aux-boeufs; mais à présent, il est de notoriété publique qu’ils m’appartiennent. C’est sans discussion aucune. Vous voudrez bien vous souvenir que la grand-mère de ma petite tante en a octroyé l’usage gratuit et permanent aux paysans du grand-père de votre papa pour service rendu - ils lui avaient fait cuire des briques. Les paysans du grand-père de votre papa ont utilisé ces Prés gratuitement pendant quarante ans et ils ont pris l’habitude de les considérer comme les leurs, s’ensuivit une situation…
Natalia Stepanovna. — Ce n’est pas du tout comme vous le dites ! Et mon grand-père et mon arrière-grand-père voyaient le Marais brûlé comme la limite de leur terrain - ce qui signifie que les Prés-aux-boeufs nous appartenaient. A quoi bon discuter ? Je ne comprends même pas, il y a de quoi se fâcher !
Lomov. — Je vous ferai voir les documents, Natalia Stepanovna !
Natalia Stepanovna. — C’est une plaisanterie, vous voulez m’asticoter… En voilà une surprise ! Cela fait pas loin de trois cents ans que cette terre est à nous, et l’on vient nous déclarer qu’elle ne nous appartient pas ! Excusez-moi, Ivan Vassiliévitch, je n’en crois pas mes oreilles…Je n’y tiens pas plus que ça, à ces Prés. Il y a là, quoi, cinq déciatines*, cela vaut dans les trois cents roubles, mais l’injustice me révolte. Vous pouvez dire ce que bon vous semble, je ne supporte pas l’injustice.
Lomov. — Ecoutez-moi donc, je vous en conjure ! Les paysans du grand-père de votre papa, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, ont fait cuire des briques pour la grand-mère de ma petite tante. La grand-mère de ma tante, pour leur être agréable…
Natalia Stepanovna. - Le grand-père, la grand-mère, la petite tante…quel galimatias ! Les Prés sont à nous, un point c’est tout.
Lomov. — Ils sont à moi !
Natalia Stepanovna. — A nous ! Vous pouvez toujours tenir de grands discours pendant deux jours et enfiler une quinzaine de fracs, ils sont à nous, à nous, à nous !…Je ne guigne pas votre bien, mais refuse de laisser perdre le mien. Prenez-le comme il vous plaira !
Lomov. — Natalia Stepanovna, je n’ai pas besoin des Prés-aux-boeufs, mais c’est une question de principe. Si vous le souhaitez, permettez-moi de vous les offrir.
Natalia Stepanovna. — C’est moi qui puis en faire cadeau, puisqu’ils sont à moi !…Tout ceci est pour le moins étrange, Ivan Vassiliévitch ! Jusqu’à présent vous avez été pour nous un bon voisin, un ami, nous vous avons prêté l’an passé notre batteuse, ce qui nous a valu d’achever de battre notre blé en novembre, et vous nous traitez comme des Tsiganes. Vous voulez m’offrir ma propre terre.. Etrange, si vous permettez, pour un voisin ! Pardon, mais cela frise même l’insolence, selon moi…
Lomov. — Ainsi donc, d’après vous, je suis un usurpateur ? Madame, je ne me suis jamais emparé de terres qui ne m’appartenaient pas, et je ne permets à personne de m’accuser de la sorte…( Il fonce sur la carafe et boit un peu d’eau. )  Les Prés-aux-boeufs sont à moi !
Natalia Stepanovna. — C’est faux, ils sont à nous !
Lomov. — A moi !
Natalia Stepanovna. — C’est faux ! Je vais vous le prouver ! J’y envoie aujourd’hui même mes faucheurs !
Lomov. — Plaît-il ?
Natalia Stepanovna. — Mes faucheurs seront là-bas aujourd’hui même !
Lomov. — Je les en chasserai ! 
Natalia Stepanovna. — Vous n’oserez pas !
Lomov ( il porte la main à son coeur ). — Les Prés-aux-boeufs sont à moi ! C’est clair ? A moi !
Natalia Stepanovna. — Je vous prie de ne pas crier ! Vous êtes libre de crier chez vous comme un enragé jusqu’à en avoir la voix enrouée, mais je vous prie de vous tenir convenablement ici !
Lomov. — Si je n’avais pas, madame, ces palpitations au coeur et ces battements aux tempes, je vous parlerais sur un autre ton ! ( Il crie. )  Les Prés-aux-boeufs sont à moi !
Natalia Stepanovna. — A nous !
Lomov. — A moi !
Natalia Stepanovna. — A nous !
Lomov. — A moi !


* La déciatine fait un peu plus d’un hectare.



IV

Les mêmes et Tchouboukov.


Tchouboukov ( entrant ). — Que se passe-t-il ? Qu’avez-vous à crier ?
Natalia Stepanovna. — Papa, s’il te plaît, explique à Monsieur à qui appartiennent les Prés-aux-boeufs : sont-ils à nous, ou à lui ?
Tchouboukov ( à Lomov ). — Mon petit poulet, les Prés sont à nous !
Lomov. — Allons donc, Stepan Stepanytch, et depuis quand ? Soyez au moins un homme sensé ! La grand-mère de ma petite tante a laissé temporairement et gratuitement les paysans de votre grand-père s’en servir. Les paysans les ont utilisés pendant quarante ans, ils s’y sont habitués, en a découlé cette situation…
Tchouboukov. — Permettez, mon mignon…Vous oubliez que les paysans ne payaient rien à votre grand-mère, etc, précisément parce que les Prés faisaient alors l’objet d’un litige, etc. Mais de nos jours, le premier chien galeux sait qu’ils nous appartiennent. Regardez donc le plan !
Lomov. — Je vous prouverai qu’ils sont à moi.
Tchouboukov. — Vous n’y arriverez pas, mon très cher.
Lomov. — Si fait !
Tchouboukov. — Ma petite mère, à quoi bon crier de la sorte ? Vous ne prouverez, n’est-ce pas, assurément rien de cette façon-là. Je ne lorgne pas sur vos biens et n’ai pas l’intention de laisser filer les miens. En quel honneur ? Si vraiment vous avez l’intention de me disputer les Prés, j’en ferai plus volontiers cadeau à mes moujiks qu’à vous. Voilà !
Lomov. — Incroyable ! De quel droit prétendez-vous faire cadeau de la propriété d’autrui ?
Tchouboukov. — Laissez-moi estimer moi-même mes droits. Voyez-vous, n’est-ce pas, jeune homme, je n’ai pas l’habitude que l’on me parle sur ce ton, etc. J’ai le double de votre âge, jeune homme, et vous prie de me parler calmement, etc.
Lomov. — Vous me prenez décidément pour un idiot et vous moquez de moi ! Vous rebaptisez vôtre ma terre, et voulez par-dessus le marché que je garde mon flegme et m’adresse à vous normalement ! Ce n’est pas le fait d’un bon voisin, Stepan Stepanytch ! Vous n’êtes pas un voisin, mais un usurpateur !
Tchouboukov. — Plaît-il ? Qu’avez-vous dit ?
Natalia Stepanovna. — Papa, envoyons tout de suite les faucheurs aux Prés !
Tchouboukov ( A Lomov ). — Qu’avez-vous dit, Monsieur ?
Natalia Stepanovna. — Les Prés-aux-boeufs sont à nous, je ne céderai pas, je ne céderai pas, je ne céderai pas !
Lomov. — Nous verrons bien ! La Justice aidant, je vous prouverai qu’ils sont à moi !
Tchouboukov. — La Justice ? Vous pouvez nous poursuivre, Monsieur, etc ! Libre à vous ! Je vous connais, n’est-ce pas, vous n’attendez que l’occasion de nous faire un procès, etc…Vous êtes un chercheur de chicanes ! Votre famille a toujours été procédurière ! Toujours !
Lomov. — Je vous prie de ne pas vous en prendre à ma famille ! Les Lomov ont toujours été des gens honnêtes, aucun d’entre eux ne s’est retrouvé au tribunal pour détournement, comme votre grand-père !
Tchouboukov. — Et chez vous, ils étaient tous fous !
Natalia Stepanovna. — Tous ! Tous ! Tous !
Tchouboukov. — Votre grand-père s’enivrait à mort et la tantine un peu plus jeune, n’est-ce pas, cette Nastassia Mikhaïlovna, s’est enfuie avec un architecte, etc…
Lomov. — Et votre mère avait le dos tordu. ( Il se tâte le coeur. ) Ça me lance dans le côté…La tête me fait mal…Seigneur !…De l’eau !
Tchouboukov. — Et votre père était joueur et bâfreur !
Natalia Stepanovna. — Et la tante était une cancanière de première  !
Lomov. — Je ne sens plus ma jambe gauche…Et vous, vous êtes un intrigant…Oh, mon coeur !…Et tout le monde sait qu’avant les élections, vous…J’ai des étincelles dans les yeux…Où est mon chapeau ?
Natalia Stepanovna. — Vous êtes bas ! Malhonnête ! Vil !
Tchouboukov. — C’est vous, n’est-ce pas, qui êtes sournois, intrigant, précisément, insidieux ! Oui mon cher !
Lomov. — Ah, le voici, mon chapeau…Mon coeur…Où…Où est la porte ? Oh !…Je me meurs, je crois bien…Je traîne la jambe…( Il va vers la porte. )
Tchouboukov. ( à sa suite ). — Et qu’on ne vous voie plus ici !
Natalia Stepanovna. — Faites-nous un procès ! Nous verrons bien !

Lomov sort en chancelant.



V

Tchouboukov et Natalia Stepanovna. 


Tchouboukov. — Qu’il aille au diable ! ( Il s’agite. ) 
Natalia Stepanovna. — En voilà un vaurien ! Après ça, comment prendre ses voisins pour de braves gens ?
Tchouboukov. — Misérable ! Espèce d’empaillé !
Natalia Stepanovna. — Quel monstre ! Il fait main basse sur la terre d’autrui et profère des injures, en plus !
Tchouboukov. — Et c’est cet épouvantail, ce demi-aveugle qui a l’audace de de faire une demande en mariage, etc ! Hein ? Une demande en mariage !
Natalia Stepanovna. — Quelle demande en mariage ?
Tchouboukov. — Tout à fait ! Il était venu demander ta main.
Natalia Stepanovna. — Demander ma main ? A moi ? Que ne l’as-tu pas dit plus tôt ?
Tchouboukov. — Et c’est pour cela qu’il était déguisé, en frac et tout ! Cette saucisse ! Ce blanc-bec !
Natalia Stepanovna. — Moi ? Il m’a demandé en mariage ? Ah ! ( Elle se laisse tomber avec un gémissement dans un fauteuil. )  Fais-le revenir ! Fais-le revenir ! Ah ! Fais-le revenir !
Tchouboukov. — Faire revenir qui ?
Natalia Stepanovna. — Vite ! Vite ! je me sens mal ! Fais-le revenir ! ( Crise de nerfs. )
Tchouboukov. — Que se passe-t-il ? De quoi as-tu besoin ? ( Il se prend la tête dans les mains. ) Que je suis malheureux ! Je vais me brûler la cervelle ! Me pendre ! Je n’en peux plus !
Natalia Stepanovna. — Je meurs ! Fais-le revenir !
Tchouboukov. — Pfff ! J’y vais. Arrête de hurler ! ( Il part en courant )

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Natalia Stepanovna ( ellegémit toute seule ). — Qu’avez-vous fait ? Qu’il revienne !

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Tchouboukov ( il entre en courant ). — Il vient tout de suite, etc, que le diable l’emporte ! Ouf !  Débrouille-toi avec lui, moi, je n’ai aucune envie…
Natalia Stepanovna  ( elle gémit )  Qu’il revienne !
Tchouboukov ( il se met à crier ). — Il arrive, on te dit. Ô, Seigneur, quel dur métier, que d’avoir sa fille à marier* ! Je vais me trancher la gorge ! Je dois me trancher la gorge ! Nous avons eu une prise de bec avec lui, nous l’avons couvert d’injures, nous l’avons chassé et tout cela, c’est de ta faute !
Natalia Stepanovna. — Non, c’est de ta faute !
Tchouboukov. — Voilà, c’est moi qui suis coupable !

Lomov se montre sur le seuil.

— Bon, débrouille-toi avec lui ! ( Il sort. )


* Citation extraite de la pièce de Griboïédov «  Du malheur d’avoir de l'esprit » , à la fin du premier acte. J’ai repris ici la traduction d’André Markowicz




VI

Natalia Stepanovna et Lomov.



Lomov ( il entre, l’air épuisé ).  — Effrayantes palpitations…J’ai la jambe engourdie…Une douleur dans le côté…
Natalia Stepanovna. — Pardonnez-nous, nous nous sommes emportés, Ivan Vassiliévitch…Mais je me souviens, à présent : les Prés-aux-boeufs sont effectivement à vous.
Lomov. — Mon coeur bat de façon effrayante…Les Prés sont à moi…Mes paupières battent du tambour des deux côtés…
Natalia Stepanovna. — Ils sont bien à vous, les Prés, à vous…Asseyez-vous…

Ils s’assoient.

— Nous avions tort.
Lomov. — C’est pour le principe…Je tiens plus au principe qu’au terrain…
Natalia Stepanovna. - Le principe, tout à fait…Tenez, parlons d’autre chose.
Lomov. — D’autant plus que j’ai des preuves. La grand-mère de ma petite tante a permis aux paysans du grand-père de votre papa…
Natalia Stepanovna. — Finissons-en avec cette histoire… ( A part. )  Je ne sais pas par quoi commencer… ( A Lomov. )  Irez-vous bientôt à la chasse ?
Lomov. — Je pense commencer par aller chasser le coq de bruyère après la moisson, très estimée Natalia Stepanovna. Ah, vous êtes au courant ? Quel malheur, figurez-vous ! Mon Ougadaï, que vous daignez connaître, s’est mis à boîter.
Natalia Stepanovna. — Comme c’est dommage ! Que s’est-il passé ?
Lomov. — Je l’ignore…Il a dû se déboîter une patte, ou bien d’autres chiens l’auront mordu… ( Il soupire. )  De loin mon meilleur chien, sans parler de ce qu’il m’a coûté ! Je l’avais tout de même acheté cent-vint-cinq roubles à Mironton.
Natalia Stepanovna. — Vous vous êtes fait avoir, Ivan Vassiliévitch !
Lomov. — A mon avis, non, c’était très bon marché. Une bête merveilleuse !
Natalia Stepanovna. — Papa a payé son Otkataï quatre-vingt-cinq roubles, et il est bien meilleur que votre Ougadaï !
Lomov. — Otkataï meilleur que Ougadaï ! Vous plaisantez ! ( Il rit. )  Otkataï meilleur que Ougadaï !
Natalia Stepanovna. — Bien sûr, qu’il est meilleur ! C’est vrai qu’il est encore jeune, c’est encore un chiot, mais, pour l’allure et la souplesse,  on ne trouve pas mieux, même chez Voltchanietski.
Lomov. — Permettez, Natalia Stepanovna, vous oubliez qu’il a la mâchoire inférieure trop courte, de tels chiens ramènent mal le gibier !
Natalia Stepanovna. — Il a la mâchoire inférieure trop courte ? Première nouvelle !
Lomov. — Je vous assure qu’elle est plus courte que sa mâchoire supérieure.
Natalia Stepanovna. — Vous l’avez mesurée ?
Lomov. — Mais oui. Il peut certes poursuivre le gibier, s’en emparer, c’est autre chose…
Natalia Stepanovna. — D’abord, notre Otkataï est un chien de race, il a un pedigree, c’est le fils de Zapriagaï et de Stamieska, tandis que votre bestiau au museau de couleur pie, vous auriez du mal à en préciser la race…De plus, il est vieux et difforme, une vraie rosse…
Lomov. — Il est âgé, c’est vrai, mais je ne l’échangerais pas contre cinq du genre de votre Otkataï…Enfin, voyons ! Ougadaï est un chien, alors que Otkataï…la comparaison est même ridicule… Des comme lui, on en trouve en veux-tu en voilà chez le moindre amateur de chasse à courre. Ça vaut au maximum vingt-cinq roubles.
Natalia Stepanovna. — Le démon de la contradiction vous habite, aujourd’hui, Ivan Vassiliévitch. Tantôt vous imaginez que les Prés sont à vous, tantôt vous mettez Ougadaï devant Otkataï. Je n’aime pas que l’on mente. Vous savez parfaitement que notre Otkataï vaut cent fois votre…ce stupide Ougadaï. Alors, pourquoi dire le contraire ?
Lomov. — Natalia Stepanovna, vous semblez me prendre pour un aveugle ou un demeuré. Je vous répète que votre Otkataï a la mâchoire trop courte !
Natalia Stepanovna.—- Absolument faux.
Lomov. — Bien sûr que si !
Natalia Stepanovna ( elle crie ).  C’est faux !
Lomov. — Qu’avez-vous à crier, Madame ?
Natalia Stepanovna. — Pourquoi racontez-vous des absurdités ? C’est révoltant, à la fin ! Il est temps de donner un coup de fusil à votre Ougadaï, et voilà que vous le comparez à Otkataï !
Lomov. — Vous voudrez bien m’excuser, je ne puis poursuivre cette discussion. J’ai des palpitations.
Natalia Stepanovna. — Je l’ai plus d’une fois remarqué : ce sont les chasseurs qui s’y connaissent le moins qui discutent le plus.
Lomov. — Madame, je vous en prie, taisez-vous…J’ai le coeur qui bat la chamade…( Il crie. ) Taisez-vous !
Natalia Stepanovna. — Je me tairai lorsque vous aurez reconnu que notre Otkataï est cent fois supérieur à votre Ougadaï !
Lomov. — Cent fois inférieur, oui ! Qu’il crève, votre Otkataï ! Mes tempes…mon oeil…mon épaule…
Natalia Stepanovna. — Quant à votre Ougadaï, inutile de souhaiter sa mort, c’est déjà une charogne !
Lomov ( il pleure ). — Taisez-vous ! J’ai le coeur qui éclate !
Natalia Stepanovna. — Je ne me tairai pas !




VII

Les mêmes et Tchouboukov.



Tchouboukov ( il entre ). — Quoi encore ?
Natalia Stepanovna. — Papa, parle franchement, en conscience : quel chien est le meilleur - notre Otkataï ou son Ougadaï ?
Lomov. — Stepan Stepanytch, je vous en supplie, répondez à une seule question : votre Otkataï a-t-il, oui ou non, la mâchoire trop courte ? Oui ou non ?
Tchouboukov. — Et quand bien même ? Quelle importance ? C’est le meilleur chien du district, etc.
Lomov. — Mais tout de même, mon Ougadaï est meilleur ? Honnêtement !
Tchouboukov. — Calmez-vous, très cher…Permettez…Votre Ougadaï, n’est-ce pas, a des qualités…C’est un chien de race, il a les pattes solides, les cuisses bien recourbées, etc. Mais, mon mignon, si vous voulez tout savoir, ce chien a deux défauts essentiels : il est vieux et il a le museau trop court.
Lomov. — Veuillez m’excuser, j’ai des palpitations…Voyons les faits…Souvenez-vous que, dans les champs de Marouska, mon Ougadaï a tenu tête au Razmakhaï du comte, tandis que votre Otkataï restait une bonne verste en arrière. 
Tchouboukov. — Il est resté en arrière parce que le piqueur du comte lui avait donné un coup de cravache.
Lomov. — Et c’était mérité. Tous les chiens courent après le renard et votre Otkataï s’en prend à un mouton !
Tchouboukov. — Pur mensonge, mon cher !…Mon petit pigeon, je me mets facilement en colère, n’est-ce pas, restons-en là. Le piqueur l’a frappé parce que tout le monde en était jaloux…Voilà, mon cher !  Tous des envieux ! Et vous-même, Monsieur, n’êtes pas sans reproche ! A peine vous dit-on que le chien d’un autre est meilleur que votre Ougadaï, remarquez-le, vous vous mettez dans un état, vous …etc. Je me souviens de tout !
Lomov. — Moi aussi, je me souviens !
Tchouboukov ( le taquinant ). — Et moi aussi…De quoi vous souvenez-vous ?
Lomov. — J’ai des palpitations…La jambe engourdie…Je n’y arrive pas.
Natalia Stepanovna ( le taquinant ). — Des palpitations…Vous faites un drôle de chasseur ! Il vous sied mieux de rester à la cuisine étendu sur le poêle à écraser les cafards que de chasser le renard ! Des palpitations…
Tchouboukov. — C’est vrai que vous faites un drôle de chasseur ! Vu vos palpitations, n’est-ce pas, il vaut mieux pour vous rester à la maison au lieu de vous balader en selle. Si encore vous chassiez, mais toute votre chasse consiste à discutailler, mettre en cause les chiens d’autrui, etc. Je me mets facilement en colère, restons-en là. Vous êtes tout sauf un chasseur, n’est-ce pas !
Lomov. — Parce que vous, vous êtes un chasseur ? Vous jouez les chasseurs juste pour faire bien voir du comte et intriguer…Mon coeur !…Vous êtes un intrigant ! 
Tchouboukov. — Plaît-il ? Moi, un intrigant ? ( Il crie. ) Silence !
Lomov. — Intrigant !
Tchouboukov. — Gamin ! Blanc-bec !
Lomov. — Vieux rat ! Jésuite !
Tchouboukov. — Silence, ou je te tire comme un perdreau, avec le dernier des fusils ! Parasite !
Lomov. — Tout le monde sait que - Oh, mon coeur ! - que votre défunte femme vous battait…Ma jambe…mes tempes…des étincelles…Je vais tomber, je vais tomber !…
Tchouboukov. — Et toi, ta gouvernante te mène la vie dure !
Lomov. — Et voilà, et voilà, mon coeur éclate ! Mon épaule n’est plus là…Où est passée mon épaule ?…Je meurs ! ( Il se laisse tomber dans un fauteuil. ) Un docteur ! ( Il s’évanouit. )
Tchouboukov. — Gamin ! Blanc-bec ! Parasite ! Je me sens mal ! ( Il boit un peu d’eau. ) Je me sens mal !
Natalia Stepanovna. — En voilà un chasseur ! Vous ne savez même pas monter à cheval ! ( A son père. ) — Papa ! Qu’a-t-il ? Regarde donc, papa ! ( Elle pousse un cri perçant. ) — Ivan Vassiliévitch ! Il est mort !
Tchouboukov. — Je me sens mal !…Je n’arrive plus à respirer !…De l’air !
Natalia Stepanovna. — Il est mort ! ( Elle lui tire la manche. ) Ivan Vassiliévitch ! Ivan Vassiliévitch ! Qu’avez-vous fait ? Il est mort ! ( Elle s’écroule dans un fauteuil. ) — Un docteur, un docteur ! ( Crise de nerfs. )
Tchouboukov. — Oh !…Qu’y a-t-il ? Que te faut-il ?
Natalia Stepanovna ( elle gémit. ) — Il est mort !…il est mort !
Tchouboukov. — Qui ça ? ( Il jette un coup d’oeil à Lomov. )  En effet, il est mort ! Seigneur ! De l’eau ! Un docteur ! ( Il porte un verre aux lèvres de Lomov. )  Buvez ! Il ne boit pas…Par conséquent, il est mort, etc. Je suis le plus malheureux des hommes ! Pourquoi ne me suis-je pas brûlé la cervelle ? Pourquoi ne me suis-je pas encore tranché la gorge ? Qu’est-ce que j’attends ? Un couteau ! Un pistolet !

Lomov remue un peu.

— Il se ranime, on dirait…Buvez de l’eau ! Voilà, comme ça…
Lomov. — Des étincelles…le brouillard…Où suis-je ?
Tchouboukov. — Epousez-la au plus vite et - allez au diable ! Elle est d’accord ! ( Il joint leurs mains. )  Elle est d’accord, etc. Vous avez ma bénédiction, etc. Mais laissez-moi tranquille !
Lomov. — Hein ? Comment ? Qui ça ?
Tchouboukov. — Elle est d’accord ! Hé bien ? Embrassez-vous et…et allez au diable !
Natalia Stepanovna ( elle gémit ). — Il est vivant…Oui, je suis d’accord…oui…
Tchouboukov. — Embrassez-vous !
Lomov. — Hein ? Qui ça ? ( Natalia Stepanovna et lui s’embrassent. ) Enchanté…Permettez, de quoi s’agit-il ? Ah, oui, je me souviens…Mon coeur…les étincelles…Je suis heureux, Natalia Stepanovna… ( Il lui baise la main. ) Je ne sens plus ma jambe…
Natalia Stepanovna. — Je…je suis heureuse, moi aussi…
Tchouboukov. — Quel poids en moins…. Ouf !
Natalia Stepanovna. — Mais…tout de même, reconnaissez-le : Ougadaï est inférieur à Otkataï.
Lomov. — Supérieur !
Natalia Stepanovna. — Inférieur !
Tchouboukov. — Hé bien, c’est le début du bonheur en famille ! Champagne !
Lomov. — Supérieur !
Natalia Stepanovna. — Inférieur ! Inférieur ! Inférieur !
Tchouboukov ( s’efforçant de couvrir leurs voix ). — Champagne ! Champagne !



Rideau

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