jeudi 21 janvier 2016

Lueurs ( Anton Tchékhov )

Lueurs





Une nouvelle de 1888, soit une dizaine d'années après le début de la publication du grand roman de Léon Tolstoï, Anna Karenine : nihilisme des hommes, malheur des femmes. Tchékhov éducateur.
Une rareté en français, éditée en poche - et aussi dans la Pleiade, sauf erreur - il y a quarante-cinq ans, avec Le duelMa vieUne banale histoire et La fiancée dans une traduction d'Edouard Parayre revue par Lily Denis. 
Nouvelle assez longue, qui débute lentement. Ensuite...c'est du Tchékhov. Il y a,  chez ce diable d'homme - il a seulement vingt-sept ou vingt-huit ans lorsqu'il écrit ce texte - une violence contenue qui frappe comme un ressort se détend. Il est difficile de sortir indemne de la lecture de cette nouvelle.







Dehors, se firent entendre les aboiements inquiets du chien. L’ingénieur Ananiev, Von Stenberg - l’étudiant qui lui servait d’assistant - et moi, nous sommes sortis tous les trois du baraquement, pour voir après qui il en avait. Moi, je n’étais là que par hasard, mais il faut bien reconnaître que la tête me tournait un peu, à cause du vin, et que je n’étais pas fâché de prendre une goulée d’air frais.
— Il n’y a personne, — dit Ananiev - Qu’est-ce que tu as inventé, Azorka ? Idiot, va !
Aux alentours, pas âme qui vive. Ce stupide Azorka, chien de garde noir, s’approcha de nous en frétillant de la queue, dans l’espoir de se faire pardonner son aboiement intempestif. L’ingénieur se pencha vers lui pour lui gratter la tête entre les oreilles.
— Qu’as-tu donc à aboyer pour rien, la bête ? — dit-il du ton bienveillant qu’on emploie pour s’adresser aux chiens et aux enfants. — Tu as fait un mauvais rêve ? Vous voyez, Docteur, fit-il en s’adressant à moi, je recommande à votre attention ce sujet d’une grande nervosité ! Figurez-vous qu’il ne supporte pas la solitude, souffre de mauvais rêves et de cauchemars, et, si quelqu’un lui crie dessus, il devient hystérique.
— Oui, c’est un chien délicat - confirma l’étudiant.
Comprenant sans doute qu’on parlait de lui, Azorka leva le museau et se mit à gémir plaintivement, comme pour dire : « Oui, il m’arrive de souffrir terriblement, s’il vous plaît, pardonnez-moi ! »
Nous étions en août, par une nuit sombre, bien qu’étoilée. Du fait que, auparavant, je ne m’étais jamais retrouvé dans une situation aussi exceptionnelle, cette nuit étoilée me semblait fort noire et hostile, plus sombre qu’elle ne l’était en réalité. Je me trouvais sur la ligne du chemin de fer, alors encore en construction. Le haut remblai à moitié terminé, les tas de sable, de terre glaise et de cailloutis, les baraquements, les trous creusés, les brouettes renversées ça et là, les toits aplatis des gourbis où vivaient les ouvriers - tout cette pagaille repeinte en couleur sombre par la nuit, donnait à l’endroit une allure étrange et sauvage, rappelant le chaos primitif. Tout ce qui s’étendait devant moi était dans un tel désordre, qu’au beau milieu de cette terre ravinée et défigurée au point de ne plus ressembler à rien, il semblait étrange d’apercevoir des silhouettes humaines ou la régularité des poteaux télégraphiques; ceux-ci comme celles-là juraient avec le tableau d’ensemble, et paraissaient sortir d’un monde différent. Dans le silence de la nuit, on entendait seulement, comme au-dessus de nos têtes, le télégraphe bourdonner sa chanson monotone.
Nous avons escaladé le remblai, pour regarder aux alentours, depuis cette hauteur. A une centaine de mètres de nous, à l’endroit où les tas de gravats, les trous et les fondrières se confondaient avec l’obscurité, brillait une faible lueur. Derrière elle, une autre lueur, puis une troisième, et, encore une centaine de pas plus loin, deux yeux rouges côte à côte - sans doute les fenêtres d’un baraquement - suivis d’une rangée d’autres lueurs semblables, de plus en plus sourdes et rapprochées, alignées à perte de vue, puis décrivant un grand arc de cercle vers la gauche, peu à peu avalées par les ténèbres. Ces lueurs restaient immobiles, formant un tout avec le silence de la nuit et le bourdonnement mélancolique du télégraphe. Comme si l’on avait enterré là, sous le remblai, un grand secret, connu seulement des lueurs, de la nuit et des fils du télégraphe.
— Un vrai paradis, Seigneur ! — s’écria Ananiev — Quelle beauté ! Quelle immensité ! Et regardez donc ce remblai ! Un vrai Mont-Blanc ! Cela représente des millions...
Enivré par le vin, les lueurs et le remblai coûtant des millions, d’humeur sentimentale, l’ingénieur donna une tape sur l'épaule de l’étudiant Von Stenberg, et continua sur le ton de la plaisanterie :
— Pourquoi cet air pensif, Mikhaïlo Mikhaïlytch ? N’est-il pas agréable de contempler son oeuvre ? Ici même, l’année dernière, on ne voyait que la steppe, pas l’ombre d’une présence humaine, alors qu’à présent, voyez un peu, voici la vie, la civilisation ! Ma parole, comme tout cela est bien ! Vous et moi construisons la ligne de chemin de fer, de sorte qu’après nous, dans un siècle ou deux, il y aura ici des usines, des écoles, des hôpitaux - ça ronflera ! Non ?
L’étudiant se tenait immobile, les mains dans les poches, les yeux fixés sur les lueurs. Sans écouter l’ingénieur, il pensait à quelque chose et semblait visiblement peu désireux de participer à une conversation. Après un long silence, il se tourna vers moi, et me dit à voix basse :
— Vous savez à quoi ressemblent ces lueurs à perte de vue ? Elles m’évoquent une vie disparue depuis des milliers d’années, comme un campement d’Amalécites ou de Philistins. Comme si une peuplade de l’Ancien Testament avait établi là son camp, et attendait le matin pour livrer bataille à Saül ou à David.Il ne manque plus, pour compléter l’illusion, que le son des trompettes et les appels lancés, en quelque langue éthiopienne, d’une sentinelle à l’autre.
— Peut-être bien...- concéda l’ingénieur.
Et, comme par un fait exprès, le vent se leva le long de la ligne, nous apportant comme un cliquetis d’armes. Nous fîmes silence. A quoi pouvaient bien penser l’ingénieur et son assistant ? Moi, il me semblait bel et bien revoir vivre quelque chose d’éteint depuis longtemps, entendre les gardes parler dans une langue inconnue. Mon imagination se dépêchait de me dépeindre les tentes et ces gens étranges, dans leurs habits et leurs panoplies guerrières...
— Oui, - marmonna l’étudiant pensif. — Il fut un temps où, en ce monde, vivaient les Philistins et les Amalécites, menant des guerres, tenant leur rôle, et maintenant il n’en reste rien. Il en sera de même pour nous. Aujourd’hui, nous construisons une ligne de chemin de fer, nous tenons des propos philosophiques, mais dans deux mille ans, de ce remblai comme de tous ces gens qui dorment, épuisés de travail, il ne restera rien. Voilà qui est effrayant !
— Abandonnez ce genre d’idées — déclara l’ingénieur d’une voix grave et insistante.
— Pourquoi donc ?
— Mais parce que...Ce genre de pensées convient aux vieux, pas aux jeunes. Vous êtes bien trop jeune pour remuer ce genre d’idées.
— Pourquoi donc ? — redemanda l’étudiant.
— Toutes ces considérations sur ce qui doit périr, sur notre insignifiance, sur le peu de valeur de la vie, sur la mort inévitable et la noirceur d’outre-tombe, cet ensemble d’idées, mon cher, sied fort bien et fort naturellement à la vieillesse, car c’est alors le résultat d’une longue élaboration intérieure, de l’expérience de la souffrance et constitue alors en effet une richesse de l’âme; pour un jeune esprit, menant seulement depuis peu une existence indépendante, ce n’est que malheur ! Malheur ! — répéta Ananiev en agitant la main. — Selon moi, à votre âge, il vaut mieux carrément ne pas avoir de tête sur les épaules, que de suivre une telle direction de pensées. Je vous dis cela, baron, avec gravité. Il y a longtemps que je me préparais à une telle conversation avec vous, car, dès notre rencontre, j’ai remarqué chez vous un penchant pour ces maudites idées !
— Mon Dieu, pourquoi donc maudites ? — demanda l’étudiant avec un sourire, son visage comme sa voix indiquant qu’il répondait par simple politesse, et que la discussion entamée par l’ingénieur ne l’intéressait nullement.
Mes paupières se fermaient toutes seules. J’espérais que, tout de suite après cette balade, nous irions nous coucher en nous souhaitant une bonne nuit, mais ce souhait ne se réalisa pas aussi vite. Lorsque nous sommes rentrés au baraquement, l’ingénieur fourra sous son lit les bouteilles vides, en sortit deux nouvelles d’un grand cabas, les déboucha et s’assit à table de travail avec l’intention évidente de continuer à boire, à discuter et à travailler. Sirotant son verre à petites gorgées, il faisait des marques sur je ne sais quels plans, tout en continuant à expliquer à l’étudiant le caractère inadéquat de ses idées. Assis à ses côtés, celui-ci vérifiait certains calculs en silence. Tout comme moi, il n’avait envie, ni de parler, ni d’écouter. Ne voulant pas les déranger dans leur travail, et souhaitant à chaque instant que l’on me propose de me coucher, je m’étais assis à l’écart, sur le lit de camp aux pieds recourbés de l’ingénieur, m’ennuyant ferme. 
Pour tromper mon ennui, je me mis à observer ces gens dont j’avais fait la connaissance cette nuit même, sans les avoir jamais vus auparavant. Tard, dans la soirée, je rentrais à cheval, d’une foire, chez mon propriétaire, et m’étais égaré dans l’obscurité. Tournant en rond le long de la voie ferrée et m’inquiétant de voir la nuit se faire plus épaisse à chaque instant, il me revint en mémoire la Tchougounka, la chimère * « à moitié en fonte et aux pieds nus » qui s’en prend aux voyageurs, qu'ils soient à pied ou à cheval, et, pris de peur, je m’en fus toquer à la porte du premier baraquement venu. Où m’accueillirent avec affabilité Ananiev et l’étudiant.  (* C'est une allusion à d'anciens ouvriers de construction de la voie, sans doute renvoyés pour ivrognerie, errant en bandes le long de la voie ferrée et détroussant les gens de passage. Tchougounka était le vieux nom du chemin de fer )
L’ingénieur Nikolaï Anastassievitch Ananiev était un homme costaud, large d’épaules et, selon toute vraisemblance, il avait déjà commencé, à l’instar d’Otello, à « descendre le vallon de l’âge mûr et des années », ainsi qu’à prendre de l'embonpoint. Il se trouvait exactement être ce que les marieuses appellent « un homme dans la force de l’âge », ni plus jeune ni encore vieux, aimant bien manger, boire et vanter le passé, un peu essoufflé en marchant, ronflant fortement en dormant et manifestant, dans ses relations avec son entourage, cette bonhomie tranquille et imperturbable qu’acquièrent les honnêtes gens parvenus aux grades d’officier d’état-major et engraissant quelque peu. Ses cheveux et sa barbe ne grisonnaient pas encore, mais, involontairement, sans s’en rendre compte, il commençait à s’adresser avec indulgence aux jeunes gens en les gratifiant d’un « mon cher enfant »,  n’hésitant pas à les chapitrer au sujet de leurs visions du monde. Ses mouvements comme sa voix étaient calmes, réguliers, assurés, comme il sied à un homme se sachant parfaitement sur la bonne voie, ayant un travail et des appointements bien définis, de même qu’une vision nette des choses...Son visage bronzé, son nez fort et son cou musculeux avaient l’air de dire : « Je suis rassasié, en bonne santé, content de moi, et votre tour viendra, jeunes gens, de l’être tout autant...» Il portait une chemise d’indienne boutonnée de côté, et de larges pantalons rayés qu'engloutissaient de grandes bottes. Quelques détails, notamment sa ceinture de toile colorée, son col brodé et les pièces cousues à ses coudes, me firent voir en lui un homme marié, assurément aimé de son épouse. 
Le baron Von Stenberg, Mikhaïl Mikhaïlovitch, étudiant à l’Institut des voies de communications, était un jeune homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans. Seuls ses cheveux châtains et sa barbe clairsemée, ainsi peut-être que la sécheresse un peu rude des traits de son visage rappelaient en lui ses ancêtres, les barons baltes, tout le reste, le prénom, la foi religieuse, la façon de penser, les manières et l’expression du visage, tout cela était purement russe. Habillé comme Ananiev - chemise d’indienne, pantalon ample et grandes bottes - un peu courbé, les cheveux réclamant les ciseaux, hâlé, il ressemblait plus à un commis russe ordinaire qu’à un étudiant ou à un baron. Il était économe de sa parole comme de ses gestes, ne montrait pas un grand penchant pour le vin, vérifiait les comptes machinalement, semblant tout le temps occupé à d’autres pensées. Sa voix et ses mouvements étaient tout aussi calmes et réguliers que ceux de l’ingénieur, mais cette tranquillité prenait, chez lui, une tournure différente. Son visage bronzé, pensif et un peu railleur, ses yeux regardant un peu par en-dessous comme toute sa silhouette révélaient une âme calme et un esprit un peu ensommeillé... Il avait une façon de regarder qui signifiait que tout lui était absolument égal, que peu importait s’il y avait une lueur devant lui ou pas, si le vin était bon ou exécrable, si les comptes qu’il vérifiait étaient justes ou pas...Et, sur ce visage calme et intelligent, se lisait : « Je ne vois, jusqu’à présent, rien de particulièrement bon, ni dans un travail bien défini, ni dans les appointements correspondants, ni dans une vision nette des choses. Ce ne sont que des bêtises. Je vivais à Petersbourg, à présent me voici assis dans ce baraquement, à l’automne, je regagnerai Petersbourg, et au printemps, je reviendrai ici...Je ne vois guère de sens à tout cela, et je ne suis pas le seul...Il semble qu’il n’y ait aucun sens à découvrir...»
Il écoutait l’ingénieur sans le moindre intérêt, avec l’indifférence condescendante d’un élève des classes supérieures d’une école militaire entendant son vieux et affectueux serviteur battre la campagne. Apparemment, ce que disait l’ingénieur n’était en rien nouveau pour lui et, n’eût été son indolence, il se serait pour sa part exprimé de façon plus neuve et plus sensée. L’ingénieur, cependant, ne s’apaisait pas. Il avait abandonné son ton bienveillant et blagueur et devenait grave, s’emportant même, ce qui jurait avec le calme qui était d’ordinaire le sien. Il devenait clair qu’il s’intéressait vivement aux questions abstraites, mais les traitait maladroitement, par manque de pratique. Ses propos souffraient tellement de ce manque d’expérience, que j’eus du mal à les comprendre.
— Je déteste ce genre d’idées de tout mon être ! — déclara-t-il. - J’en ai souffert dans ma jeunesse, je ne m’en suis pas totalement débarrassé à présent, et je vous dirai - la raison en étant peut-être que je suis bête, et qu’elles ne pouvaient en rien me convenir - qu’elles ne m’ont jamais apporté que du malheur. Je le conçois ainsi ! La pensée que la vie est sans valeur, que le monde visible est aussi éphémère qu’insignifiant, la « vanité des vanités » et autres sagesses de Salomon, ont constitué et constituent encore la plus haute marche, la dernière, de la pensée humaine. Un penseur arrivé sur cette marche doit s’arrêter - Stoppez les machines ! Pas plus loin. C’est le couronnement de la pensée d’un cerveau normal, produit par l’ordre naturel des choses.  Notre malheur vient du fait que nous commençons à penser à partir de cette extrémité. Nous prenons pour point de départ ce qui, chez les gens normaux, est l’arrivée. Du premier coup, alors que le cerveau commence tout juste à fonctionner de façon autonome, nous nous hissons sur la dernière marche, en dédaignant les marches situées en-dessous.
— En quoi est-ce mal ? — demanda l’étudiant.
— Mais comprenez donc que ce n’est pas normal ! — s’exclama Ananiev, en lui jetant un regard courroucé. - Si nous avons trouvé le moyen de nous hisser sur la dernière marche, sans l’aide des précédentes, alors tout ce long escalier, c’est-à-dire toute la vie, avec ses coloris, ses sons et ses pensées, perd pour nous toute signification. Qu’à votre âge une telle vision du monde soit mauvaise et absurde, chaque moment de votre vie d’être autonome et sensé vous le fera comprendre. Supposons qu’à l’instant vous vous asseyiez pour lire, mettons, Darwin, ou Shakespeare. Au bout d’une page à peine, ce poison de l’âme vous dira : et votre vie déjà longue, et Shakespeare ou Darwin ne forment qu’un fatras inepte, puisque, vous le savez, vous mourrez un jour, comme Darwin et Shakespeare sont déjà morts, que leurs idées ne les ont pas sauvés de la mort, pas plus que vous ou la terre, et par conséquent, dans cette logique, la vie n’ayant aucun sens, toutes ces connaissances, cette poésie et ces hautes pensées ne représentent qu’une vaine distraction, le jouet futile de vieux enfants. Et vous en resterez là de votre lecture. Supposons maintenant qu’on vienne vous voir, et qu’on vous demande votre avis d’homme intelligent sur, disons, la guerre : est-elle souhaitable, moralement acceptable, ou pas ? Vous répondrez par un haussement d’épaules, et vous en resterez là, parce que, dans votre optique, que des centaines de milliers de gens meurent de mort violente ou de leur belle mort, ne change rigoureusement rien : dans les deux cas, le résultat est le même, poussière et oubli. Vous et moi construisons une voie ferrée. A quoi bon, je vous le demande, se casser la tête, penser à des inventions, sortir de la banalité, plaindre les ouvriers, carotter ou ne pas carotter, puisque nous savons que, dans deux mille ans, ce chemin de fer sera retourné à la poussière ? Et ainsi de suite...Convenez qu’avec un tel point de vue, aucun progrès n’est possible, pas plus que la science, l’art ou la pensée elle-même ne sont possibles. Nous pensons être plus malins que la masse et que Shakespeare, notre cogitation en débouche sur rien, puisque nous n’avons pas envie de descendre d’une marche ou deux, et que, au-dessus, c’est le vide, si bien que, ne pouvant aller ni à hue ni à dia, notre cerveau atteint son point de congélation...Quelque six années de rang, je me suis retrouvé sous le joug de ce genre d’idées, et je vous jure bien que, de tout ce temps, je n’ai pas ouvert un seul guide de voyage, ne suis devenu en rien plus intelligent, ni meilleur sur le plan moral. N’est-ce pas un malheur ? De plus, non contents d’en être empoisonnés, nous répandons ce poison dans notre entourage. Il serait préférable, vu notre pessimisme, que nous refusions carrément la vie, trouvions refuge dans une grotte ou nous dépêchions de passer de vie à trépas, mais non, voilà que nous nous soumettons à la loi générale, vivons, avons des sentiments, aimons des femmes, éduquons des enfants et construisons des voies ferrées !
— Les gens, nos idées ne leur font ni chaud ni froid... — dit à contrecoeur l’étudiant.
— Et puis quoi encore ?  Arrêtez donc ! Vous êtes un blanc-bec, mon petit baron, attendez donc qu’il vous en arrive autant qu’à moi ! Notre façon de penser n’est pas aussi innocente que vous semblez le croire ! Dans la vie courante, où l'on a affaire à des gens en chair et en os, elle ne peut mener qu’à d’effrayantes stupidités. Il m’est arrivé de me retrouver dans des situations que je ne souhaiterais à personne, pas même à un Tatar enragé. 
— Par exemple ? — ai-je demandé.
—  Par exemple ? — répéta l’ingénieur; il réfléchit, eut un sourire et déclara : 
— Par exemple, tenez, cette histoire. Plus exactement, ce roman, avec intrigue et dénouement. Une magnifique leçon ! Et quelle leçon !
Il se versa un peu de vin, le but, passa la main sur sa large poitrine et poursuivit, en s’adressant davantage à moi qu’à l’étudiant :
— Ceci remonte à l’été 187..., peu après la guerre et tandis que j’achevais mes études. J’étais parti au Caucase et me suis arrêté, pour cinq ou six jours de villégiature, dans la ville côtière de N. Je dois vous préciser que je suis né et que j’ai grandi dans cette ville, de sorte qu’il n’est guère surprenant que N. me soit apparue particulièrement agréable, accueillante et belle, alors qu’un citadin des capitales s’y ennuie à mourir, autant qu’à Tchoukhloma ou à Kachira. Je me suis promené avec mélancolie du côté de mon ancien lycée, dans ce parc municipal qui m’était si familier, j’ai fait de tristes essais pour revoir des gens perdus de vue depuis longtemps... Le cafard me suivait...
Un soir, notamment, je me suis rendu en un lieu nommé la Quarantaine. C’est un bois de faibles dimensions, assez pelé, dans lequel, autrefois, en cas de peste, les pestiférés étaient tenus pour de bon en quarantaine., alors que, de nos jours, c’est un site pour datchas. C’est à un peu plus de quatre kilomètres de la ville, par une route correcte, sans cahots. En y arrivant, voici le panorama : à gauche, le bleu de la mer, et sur la droite, l’immensité morose de la steppe; l’air est léger, le regard porte loin. Le bois lui-même est en bordure de mer. Après avoir renvoyé mon cocher, j’ai passé le portail bien connu de moi, et me suis tout de suite rendu, en suivant une allée, à cette petite rotonde en pierres que j’avais aimée dans mon enfance. Selon moi, ce solide pavillon circulaire, avec ses colonnes un peu disgracieuses, ayant en lui à la fois le lyrisme des vieilles pierres tombales et  les manières d’ours d’un Sobakievitch, était le coin le plus poétique de toute la ville. C’était tout au bord, en plein escarpement, de là, on voyait parfaitement la mer.
Je me suis assis sur un banc et, la tête dépassant la rambarde, j’ai jeté un coup d’oeil en-dessous de moi. Depuis la rotonde, le long de la pente raide, presque une falaise, à côté de grosses mottes de terre couvertes de bardane, courait un petit sentier; très en bas, là où se perdait ce sentier, confondu avec le sable du rivage, de petites vagues clapotaient doucement, se couvrant d’une écume paresseuse. La mer était aussi majestueuse, aussi infinie et aussi peu avenante que sept ans plus tôt, lorsque, à la sortie du lycée, j’avais quitté ma ville natale pour la capitale; au loin fonçait une bande de fumée, signalant le passage d’un vapeur, et, hormis cette trace immobile et à peine visible, et les martins-pêcheurs passant, tels des éclairs, au-dessus de l’eau, ce tableau monotone que formaient la mer et le ciel restait sans vie. A droite et à gauche de la rotonde s’étiraient les rebords terreux et irréguliers...
Comme vous le savez, lorsque vous avez le cafard et que vous vous retrouvez en tête-à-tête avec la mer, ou, plus généralement, avec un paysage qui vous paraît grandiose, votre mélancolie se teinte de la conviction que vous vivrez et mourrez dans l’anonymat, et votre premier réflexe est de prendre un crayon et d’écrire quelque part votre nom. De sorte que tous les endroits retirés, dans le genre de ma rotonde, portent la marque de coups de crayons et d’entailles de canifs. Sur place, je me souviens d’avoir lu : « I. E. V. ( c’est-à-dire ici est venu ) Ivan Korolkov, le 16 mai 1876 ». Avait émargé à côté de lui un autre penseur local, avec ce commentaire : « Au bord des vagues esseulées, rempli de hautes pensées ». D’une écriture rêveuse et amollie, comme avec une craie mouillée. Un certain Cross, sans doute fort petit et insignifiant, avait tant ressenti cette insignifiance qu’il avait joué librement du canif, écrivant son nom en majuscules, avec de profondes entailles. J’ai machinalement sorti un crayon de ma poche et mis aussi mon nom sur l’une des colonnes. Mais peu importe...Pardonnez-moi, j’ai tendance à m’égarer.
Mon cafard se doublait d’un certain ennui. Ce sentiment d’ennui, le calme absolu des lieux et le ressac ouaté des vagues m’amenèrent peu à peu au genre d’idées dont nous venons de parler. A cette époque, vers la fin des années soixante-dix, elles avaient  commencé à être à la mode, pour passer ensuite, au début des années quatre-vingt, dans la littérature, la science et la politique. Je n’avais guère plus de vingt-six ans, mais savais parfaitement que la vie n’a ni valeur ni sens, que règnent partout le mensonge et l’illusion, que, pour l’essentiel et quant aux résultats, la vie des bagnards sur l’île de Sakhaline ne se distingue en rien de la vie que l’on mène à Nice, qu’il n’y a pas de différence significative entre le cerveau de Kant et celui d’une mouche, qu’il n’y a ni vérité ni culpabilité en ce monde cousu d’absurdités, et au diable tout cela ! En vivant, je rendais pour ainsi dire service à cette force mystérieuse qui me forçait à vivre : voilà, me disais-je, la vie, pour moi, ne vaut pas un sou, et je suis en vie ! Ma pensée ne connaissait que ce thème, mais décliné sur tous les modes possibles, comme un gourmet délicat sait préparer, à partir d’une seule pomme de terre, une bonne centaine de petits plats. A n’en point douter, j’avais l’esprit étroit, j’étais même borné, jusqu’à un certain point, mais il me semblait alors que mon horizon intellectuel était illimité, et que ma pensée valait bien la mer, pour l’étendue. Eh bien messieurs, pour autant que je puisse en juger, l’état d’esprit dont nous parlons contient pour l’essentiel quelque chose d’envoûtant, comme un narcotique, à l’instar du tabac ou de la morphine. Une telle mentalité devient une habitude ayant ses exigences.  Chaque moment de solitude, chaque occasion, seront mises à profit pour se délecter de l’absence de valeur de la vie et penser aux ténèbres sépulcrales. Assis dans ma rotonde, je voyais se promener dans l’allée, fort corrects, des enfants grecs aux longs nez. Tout ému, et me retournant sur leur passage, voici ce que je me suis mis à penser : « La question se pose, pourquoi diable ces enfants sont-ils nés et restés en vie ? Leur existence aurait-elle le moindre sens ? Ils grandiront, sans savoir dans quel but, vivront dans ce trou perdu, le tout sans la moindre nécessité, et puis mourront...»
Je trouvais même regrettable, chez ces enfants, qu’ils se promènent sans tapage, discutant de façon sensée sur quelque sujet, comme attachant du prix à leurs fades petites existences et sachant dans quel but ils vivaient...Je me souviens qu’au bout de l’allée, au loin, sont apparues trois silhouettes féminines. Des demoiselles, l’une en rose, les deux autres en blanc, marchant côte à côte, bras dessus, bras dessous, parlant et riant entre elles. J’ai pensé, en les suivant des yeux : « Ce ne serait pas mal, histoire de se désennuyer deux ou trois jours, de sortir avec une femme du coin ! »
Je me suis rappelé, à ce propos, que la dernière fois que j’avais vu ma danseuse, à Petersbourg, remontait déjà à trois semaines, et qu'une aventure passagère ne saurait me nuire. La demoiselle en blanc entre les deux autres semblait plus jeune et plus jolie que ses amies et, d’après ses manières et sa façon de rire, une lycéenne de terminale. Mes regards s’attardaient avec intérêt sur sa poitrine, tandis que je me faisais la réflexion suivante à son sujet : « étudiera la musique et les bonnes manières, se mariera avec quelque grecaillon, que Dieu me pardonne, vivra sérieusement et stupidement, sans aucune nécessité, engendrera, sans savoir dans quel but, un tas d’enfants et mourra. Une vie absurde ! »
Il faut signaler que, de façon générale, j’étais passé maître dans l’art de faire coexister mes pensées les plus élevées avec le prosaïsme le plus terre-à-terre. Méditer sur le tombeau ne m’empêchait pas de rendre leur dû aux poitrines et aux gambettes. De même que les hautes réflexions de notre gentil baron ne l’empêchent nullement, le samedi, d’aller jouer les Don Juan à Voukolovka. 
Disons la vérité, autant qu’il m’en souvienne, mes relations avec les femmes étaient fort désobligeantes. Lorsque je songe à cette lycéenne, tenez, et à mes pensées d’alors, j’en rougis, alors qu’à cette époque, j’avais la conscience tranquille. Moi, de noble et chrétienne ascendance, ayant reçu une éducation supérieure, ni méchant ni bête de nature, cela ne me dérangeait pas le moins du monde de payer à des femmes, comme disent les Allemands, le prix du sang, ou de suivre des lycéennes d’un regard lubrique...Le malheur veut que la jeunesse ait des droits, et que notre état d’esprit n’ait en principe, rien contre ces droits, fussent-ils répugnants. Celui qui sait que la vie n’a pas de valeur et que la mort est inévitable, celui-là n’a que faire de la lutte avec la nature et du sentiment du péché.  : qu’on se bagarre ou pas, c’est pareil - on meurt et on pourrit...De plus, messieurs, notre état d’esprit est propice, même chez de très jeunes gens, à la raison la plus froide.La prédominance de cette raison sur le coeur est, chez nous, écrasante. L’intuition, l’inspiration, ne pèsent pas lourd devant la moindre analyse. Où règne cette raison froide domine aussi la froideur, et des individus froids - il ne sert à rien de le cacher - ignorent la chasteté. Cette vertu est réservée à ceux qui ont le sang chaud, du coeur et en eux la capacité d’aimer. Enfin, notre mentalité, déniant à la vie toute valeur, dénie à chacun sa personnalité propre. Il est clair que, si je dénie sa personnalité propre à une quelconque Natalia Stepanovna, il m’est absolument indifférent qu’elle soit offensée ou pas. Je piétine aujourd’hui sa dignité d'être humain en lui payant le prix du sang, et demain, je ne me souviendrai même pas d’elle. 
Me voilà donc assis dans ma rotonde, lorgnant les jeunes filles. Une autre silhouette féminine avait fait son apparition dans l’allée, une femme tête nue, à la chevelure blonde. un fichu blanc noué derrière le dos. Elle s’est baladée dans l’allée, puis est entrée dans le pavillon et, se tenant à la rambarde, a jeté un coup d’oeil indifférent par en-dessous, puis vers la mer, au loin. En entrant, elle n’avait fait aucunement attention à moi, à croire qu’elle ne m’avait pas remarqué. Je l’ai examinée des pieds à la tête ( et non de la tête aux pieds, comme on le fait pour un homme ), lui ai donné tout au plus vingt-cinq ans, l’ai trouvée jolie, bien faite, jugeant que ce n’était certainement plus une demoiselle et qu’elle appartenait à la catégorie des femmes honnêtes. Elle était habillée sans prétention, mais avec goût, et à la mode, ce qui est le cas, à N., de toutes les dames de l’intelligentsia. 
« Par exemple, sortir avec celle-ci...- me suis-je dit, en observant ses jolies mains et sa taille agréable. - Voyez-vous ça...Sans doute l’épouse de quelque Esculape, ou bien d’un professeur de lycée...»
Seulement, sortir avec elle, c’est-à-dire en faire l’héroïne de l’une de ces aventures à l’improviste dont les touristes sont si friands, était rien moins que simple, à peine envisageable. Cela, je le lisais sur son visage. Elle avait une façon de regarder la mer, la fumée au loin et le ciel, avec une expression d’ennui et de lassitude ne datant pas d’hier; son visage exprimait  la fatigue, l’ennui, des pensées moroses, au lieu d’arborer cet air affairé, mêlé de froideur indifférente qu’on rencontre presque toujours chez une femme se trouvant à proximité d’un inconnu.
Elle m’a jeté un coup d’oeil rapide et ennuyé, et s’est assise sur un banc, plongée dans ses pensées, et j’ai saisi dans son regard que je ne l’intéressais pas, et que mon allure d’homme de la capitale n’éveillait en elle aucune curiosité. Je me suis néanmoins résolu à engager la conversation, et lui ai demandé :
— Madame, pardonnez-moi, savez-vous à quelle heure part la diligence pour la ville ?
— A dix ou onze heures, je crois.
Je l’ai remerciée. Elle m’a regardé de nouveau et, sur son visage impassible est apparue, furtive, une lueur de curiosité, qui a viré à l’étonnement...Je me suis dépêché d’adopter la pose adéquate, en me composant un visage d’indifférence : ça mordait ! Elle s’est brusquement levée de son banc, comme sous l’effet d’une piqûre douloureuse, et, se retournant vers moi, m’a demandé timidement :
— Dites, vous ne seriez pas Ananiev ?
— Mais si — ai-je répondu.
— Et vous ne me reconnaissez pas ? Vraiment ?
Un peu troublé, je l’ai regardée attentivement, et, figurez-vous, ce n’est ni son visage ni sa silhouette, que j’ai reconnus, mais son doux sourire fatigué. C’était Natalia Stepanovna, ou encore, comme on l’appelait autrefois, Minette, celle-là même dont, sept ou huit ans plus tôt, portant l’uniforme du lycée, j’avais été éperdument amoureux. Epoque déjà lointaine, dont elle était comme une légende...J’ai en mémoire la petite Minette, lycéenne maigrichonne de quinze ou seize ans, à l’époque où elle incarnait, aux yeux des lycéens, l’objet idéal de l’amour platonique, spécialement façonné pour ce rôle par la nature. Quel ravissement, cette fille ! Très pâle, menue, fragile, - soufflez dessus, elle s’envolera comme une plume voltige dans les cieux - le visage étroit, embarrassé, les mains petites, les cheveux souples lui descendant jusqu’à la ceinture, une taille de guêpe - bref, une créature éthérée, diaphane, comme une clarté lunaire, pour un lycéen : une beauté indicible...J’en étais amoureux - follement amoureux ! La nuit, je n’en dormais pas, écrivant des vers...Il lui arrivait, le soir, de rester au jardin municipal, assise sur un banc, et nous, les lycéens, faisions cercle autour d’elle, pour la contempler avec vénération...Pour toute réponse à nos compliments, nos poses et nos soupirs, elle fronçait le sourcil, avait un doux sourire et, à ce moment, toute recroquevillée dans l’humidité du soir, elle ressemblait à un mignon petit chat, chacun d’entre nous  ne pensait qu’à la choyer comme on caresse un chat - de là le surnom de Minette.
Cela faisait donc sept ou huit ans que nous ne nous étions pas vus. Minette avait beaucoup changé. Elle avait l’air plus vaillante, moins fragile et ne ressemblait plus du tout à un chaton duveteux. Ses traits n’avaient pas tant vieilli, ni ne s’étaient flétris, qu’ils n’étaient devenus plus ternes et plus durs, ses cheveux étaient plus courts, elle paraissait plus grande, ses épaules, deux fois plus larges et, détail important, sa maternité se lisait sur son visage, en même temps qu’une expression résignée, mélange qu’on retrouve chez les femmes honnêtes de son âge, et qui, bien sûr, ne s’y trouvait pas jadis....Ainsi, du passé - amour platonique et lycée - ne subsistait en tout et pour tout que ce doux sourire...
Nous avons bavardé. En apprenant que j’étais déjà ingénieur, Minette a manifesté une joie excessive.
— Mais c’est magnifique ! — s’est elle exclamée en me regardant joyeusement dans les yeux. — Absolument magnifique ! Comme vous méritez des bravos, tous ! Dans toute votre promotion, aucun raté, tous ont réussi. L’un est ingénieur, l’autre médecin, le troisième enseignant, le quatrième est, paraît-il, chanteur réputé à Peterbourg...Un grand bravo à tous ! C’est vraiment magnifique !
Les yeux de Minette brillaient réellement de plaisir et de bienveillance. Elle m’admirait comme l’aurait fait une grande soeur, ou une ancienne maîtresse d’école. Et, regardant son gentil minois, je me disais : « Sortir avec elle aujourd’hui, voilà qui serait bien ! »
— Vous vous rappelez, Natalia Stepanovna, — lui ai-je demandé - la fois où, au jardin, je vous ai apporté un bouquet avec un petit mot, et comme vous étiez embarrassée...
— Non, je ne m’en souviens pas, - a-t-elle répondu en riant — En revanche, je me souviens que vous vouliez vous battre en duel avec Florent, à cause de moi...
— Cette fois, c’est moi qui ne me rappelle pas...
— Eh oui, c’est le passé... — a soupiré Minette. - Autrefois, j’étais pour vous une petite déesse, et maintenant, c’est à mon tour d’élever mon regard vers vous...
On m’avait raconté, la dernière fois, que, deux ans après avoir terminé le lycée,  Minette s’était mariée  avec un petit-bourgeois du coin, moitié grec, moitié russe, travaillant soit dans une banque, soit dans une société d’assurances, faisant en outre le commerce du grain. Un nom bizarre, du genre Popoulaki ou Skarandopoulo...Le diable seul sait...Dans l’ensemble, Minette n’a pas voulu parler d’elle. La conversation a roulé à mon sujet. Elle m’a interrogé sur l’institut, sur mes camarades d’études, sur Petersbourg, sur mes projets d’avenir, et, à chacune de mes réponses, elle s’enflammait de joie et s’exclamait : « Mais c’est magnifique ! »
Nous sommes descendus vers le rivage, avons marché dans le sable, puis, quand l’humidité du soir s’est fait sentir depuis la mer, nous sommes remontés. Et la conversation portait toujours sur moi et sur le passé. Notre promenade a duré jusqu’à ce que les fenêtres des datchas commencent à refléter les lueurs du crépuscule. 
— Allons prendre le thé chez moi, — me proposa Minette. — Il y a sans doute longtemps que le samovar est prêt...Je suis toute seule à la maison, — dit-elle lorsque, à travers la verdure des acacias, on put distinguer sa datcha. — Mon mari est toujours en ville, il ne rentre qu’à la nuit, et encore, pas tous les jours, et je m’ennuie à mourir, pour dire la vérité.
Je marchais derrière elle, admirant son dos et ses épaules. Qu’elle soit mariée ne m’était pas désagréable. L’état de femme mariée se prête mieux aux amours passagères que celui de jeune demoiselle.  L’absence de son mari me plaisait tout autant...Et, en même temps, j’avais le pressentiment que l’aventure ne serait pas au rendez-vous...
Nous sommes entrés. Les pièces n’étaient pas grandes, les plafonds bas, le mobilier était classique pour une datcha ( et, dans les datchas russes, on aime le mobilier lourd, inconfortable, terne, celui qu’on n’a pas envie de jeter, mais qu’on ne sait où mettre ), mais quelques indices montraient qu’elle et son mari ne vivaient pas dans la pauvreté, et qu’ils dépensaient bien cinq ou six mille roubles par an. Je me souviens, au beau milieu de la pièce servant à Minette de salle à manger, d’une table ronde à six pieds, allez savoir pourquoi, sur laquelle trônait le samovar, escorté de tasses, avec, au bord de cette table, un livre ouvert, un carnet et un crayon. Jetant un coup d’oeil au petit livre, j’ai reconnu le recueil d’exercices d’arithmétique de Malinine et Bourenine. Le livre était ouvert à la page « décomposition fractionnaire d’un entier ».
— Avec qui travaillez-vous ça ? — ai-je demandé à Minette.
— Avec personne..- répondit-elle. — Juste comme ça...Par ennui, ne sachant quoi faire, je me remémore des vieilleries, je fais des exercices.
— Vous avez des enfants ?
— J’ai eu un garçon, qui n’a pas survécu à la première semaine.
Nous avons commencé à boire le thé. M’admirant toujours, Minette s’enthousiasmait une fois encore : comme c’était bien d’être ingénieur, comme elle se réjouissait de ma réussite. Et, plus elle parlait, plus elle me faisait de francs sourires, plus s’ancrait en moi la conviction que je repartirais bredouille de chez elle. A l’époque, j’étais déjà un maître en matière amoureuse, et savais estimer de manière fiable mes chances de succès. Vous pouvez hardiment vous attendre au succès si vous faites la cour à une idiote, ou à une coureuse, à la recherche des mêmes sensations que vous, ou à une fine mouche, pour qui vous resterez un étranger. Mais si vous tombez sur une femme point sotte, sérieuse, dont le visage exprime une résignation fatiguée teintée de bienveillance, que votre présence réjouit sincèrement, et qui, très important, a du respect pour vous, vous pouvez tout de suite rebrousser chemin. Dans un tel cas, une journée ne suffit pas, il faut du temps devant soi.
Mais Minette, dans la lumière du soir, paraissait encore plus intéressante qu’en plein jour. Elle me plaisait de plus en plus, et, visiblement, elle avait de la sympathie pour moi. Et les circonstances étaient des plus favorables à une aventure : absence du mari, pas de domestiques en vue, grand calme aux alentours...
Même si je croyais peu en mes chances de succès, je suis parti à l’attaque : sait-on jamais ? Il fallait avant tout adopter un ton plus familier, et adoucir le lyrisme grave de Minette...
— Allons, Natalia Stepanovna, changeons de conversation, — ai-je déclaré. — Parlons de quelque chose de plus gai...Pour commencer, permettez-moi de vous appeler Minette, comme autrefois.
Elle accepta.
— Dites-moi, s’il vous plaît,Minette, — ai-je poursuivi, quelle mouche a piqué tout le beau sexe, par ici ? Que s’est-il passé ? Auparavant, toutes les femmes étaient vertueuses et de grande moralité, alors qu’à présent, je vous demande un peu ! Prendre des nouvelles de l’une ou de l’autre, c’est exposer à d’effarantes réponses...Une demoiselle s’est enfuie avec un officier, une autre a emmené un lycéen avec elle, une dame a quitté son mari pour un acteur, une autre pour un officier, et ainsi de suite...Une véritable épidémie ! Il se pourrait que, dans votre ville, il ne reste plus bientôt ni dame ni jeune femme !
Je parlais sur le ton vulgaire d’un homme faisant des avances. Si, en réponse,Minette s’était mise à rire, j’aurais poursuivi dans ce genre-là : « Voyez, Minette, vous, pourtant, personne ne vous a enlevée, ni officier, ni acteur ! » Elle aurait baissé les yeux et dit : « A qui viendrait-il l’idée de me faire la cour ? Il y en a de plus jeunes et de plus jolies... » Et moi : « Allons donc, Minette, je serais ravi de vous faire la cour ! » Et ainsi de suite, dans le même genre, et, en définitive, l’affaire eût été dans le sac. Mais elle ne s’est pas mise à rire, bien au contraire, son visage s’est fait grave, et elle a poussé un soupir.
— Tout ce qu’on raconte est la vérité... — dit-elle. — Ma cousine Sonia a quitté son mari pour un acteur. C’est mal, bien entendu...Chacun doit supporter son sort, mais je ne les juge pas, je ne leur adresse pas de reproches...Il arrive que les circonstances soient les plus fortes !
— Certes, Minette, mais quelles circonstances peuvent engendrer une véritable épidémie ?
— C’est facile à expliquer et à comprendre... — répondit-elle en plissant le front. - Nous autres intellectuelles, jeunes filles ou femmes déjà faites, nous ne savons que faire de nous-mêmes. Aller suivre des cours ou se faire institutrice, en gros, vivre accrochée à des idées et à des buts, comme les hommes, tout le monde n’en est pas capable.  Il faut donc se marier...Avec qui, dites-le moi ? Vous, les garçons, une fois le lycée terminé, vous partez à l'université pour ne jamais revenir dans votre ville natale, vous vous mariez à Moscou ou à Petersbourg, et les filles, elles, restent ici !...Qui peuvent-elles épouser, je vous le demande ? Eh bien, faute de partis convenables et éduqués, elles épousent Dieu sait qui, je ne sais quel courtier ou grecaillon, le genre qui sait seulement boire et faire du tapage au club...Voilà ce qu’elles font, en pure perte...Et quelle vie cela peut-il donner ? Vous comprendrez vous-même qu’une femme instruite et éduquée, vivant avec un butor stupide, et rencontrant quelque intellectuel, officier, acteur ou médecin, en tombera amoureuse, son mari lui deviendra insupportable et elle s’enfuira. Comment la condamner ?
— S’il en est ainsi, Minette, pourquoi se marier ?
— Bien sûr, — soupira-t-elle, - mais chaque jeune fille pense qu’un mari, quel qu’il soit, vaut mieux que rien du tout...De façon générale, Nikolaï Anatassievitch, il ne fait pas bon vivre ici, pas du tout ! On y étouffe jeune fille, on y étouffe femme mariée...On rit de Sonia parce qu’elle s’est enfuie, avec un acteur, qui plus est, mais si l’on pouvait lire dans son âme, on rirait moins...
Derrière la porte, Azorka se remit à aboyer. 
Il montra hargneusement les dents à quelqu’un, puis poussa un hurlement anxieux et se jeta de tout son poids contre le mur du baraquement...Ananiev, apitoyé, fit une grimace;  il interrompit son récit et sortit. Pendant deux minutes, nous l’entendîmes consoler le chien, derrière la porte : « Bon chien ! Mon pauvre chien ! »
— Notre bon Nikolaï Anastassitch aime bien discourir, - me dit avec un sourire malicieux Von Stenberg. - C’est un type bien ! -  ajouta-t-il après un silence.
Une fois rentré, l’ingénieur nous resservit du vin et, avec un sourire et se passant la main sur la poitrine, reprit : 
— Ainsi, mon attaque avait échoué. Vu qu’il n’y avait rien à faire, j’ai gardé mes pensées lubriques pour une occasion plus favorable, mis mon mouchoir sur ma déception et, comme on dit, fait mon deuil de mon rêve d’aventure. Bien plus, sous l’influence de la voix de Minette, de l’air du soir et de la paix des lieux, j’ai commencé à sentir en moi une sorte de lyrisme apaisé. Je me souviens que j’étais assis dans un fauteuil, devant une fenêtre grande ouverte, à regarder les arbres et le ciel assombri. Les acacias et les tilleuls avaient gardé la même allure que huit ans plus tôt; tout comme du temps de mon enfance, se faisait entendre au loin le son d’un mauvais piano, les gens allaient et venaient le long des allées de la même façon, mais ce n’étaient plus les mêmes gens. Ce n’étaient plus mes camarades ou les objets de ma flamme, mais des lycéens inconnus et des demoiselles inconnues. J’ai eu un coup de cafard. Et, comme j’interrogeais Minette sur tel ou tel, et que cinq ou six fois elle me répondit : « il est mort », ce cafard évolua vers la tristesse ressentie pendant l’office des morts, quand c’est pour un ami. Et alors, assis devant la fenêtre et contemplant les promeneurs, bercé par les sons du piano, j’ai, pour la première fois de ma vie, ressenti avec quelle frénésie une génération chasse l’autre, et ce que peuvent représenter, dans une vie, sept ou huit ans !
Minette a mis sur la table une bouteille de vin de Santorin. J’en ai bu, accablé, et me suis lancé dans un long récit. Comme un peu plus tôt, Minette m’écoutait, nous admirant, moi et mon esprit. Le temps passait. Le ciel était sombre au point que les silhouettes des acacias et celles des tilleuls se confondaient, les allées devenaient désertes, le piano s’était tu, cédant la place au murmure égal de la mer. 
Les jeunes gens sont tous les mêmes. Montrez de l’attention pour un jeune homme, flattez-le, donnez-lui du vin, faites-lui sentir comme il est intéressant, et le voilà qui s’étale, oublie qu’il serait temps de s’en aller, et il parle, et il parle...Les hôtes ont les yeux qui se ferment tout seuls, ils ne pensent plus qu’à dormir, mais lui est toujours assis, et il parle. C’était mon cas; Ayant jeté par accident un coup d’oeil à ma montre, j’ai vu qu’il était dix heures et demie. Je m’apprêtai à prendre congé.
— Buvez un dernier verre pour la route - m’a dit Minette. 
Ayant bu ce verre pour la route, je suis reparti dans un long discours, et, oubliant qu’il était temps de partir, me suis rassis. C’est alors qu’ont résonné des voix d’hommes, des pas et un cliquetis d’éperons. Des gens venaient de passer sous les fenêtres et de s’arrêter devant la porte.
— On dirait que mon mari est rentré... — a déclaré Minette, prêtant l’oreille. 
On entendit la porte claquer, les voix dans l’entrée, et deux hommes apparurent dans l’embrasure de la porte de la salle à manger : le premier, un brun costaud et corpulent au nez busqué et portant un chapeau de paille, et le deuxième - un jeune officier en tunique blanche. Ils nous jetèrent en passant un coup d’oeil indifférent, les deux m’ont paru ivres.
— Donc, elle t’a menti, et toi, tu l’as crue ! - a dit, un instant plus tard, une voix forte et nasillarde. — Pour commencer, ce n’était pas au grand club, mais au petit.
— Jupiter, tu te fâches, donc tu dois te tromper... — dit en riant et en toussant, à n’en pas douter, l’officier. - Dis donc, je peux rester chez toi pour la nuit ? Dis-le moi franchement : cela ne te gêne pas ?
— En voilà une question ! Non seulement tu peux, mais tu dois. Tu veux du vin, ou de la bière ?
Ils s’étaient assis dans une autre pièce, séparée de la salle à manger par une troisième, parlaient fort et ne s'intéressaient, visiblement, ni à moi ni à Minette. Un changement bien perceptible s’était produit chez cette dernière depuis le retour de son mari. Elle avait tout d’abord rougi, puis son visage prit une expression timide et coupable, teintée d’une vague inquiétude, j’ai eu l’impression qu’elle avait honte de me présenter son mari, et souhaitait mon départ.
J’ai commencé à lui faire mes adieux. elle m’a raccompagné jusqu’au perron. Je me souviens parfaitement de son doux sourire triste et de ses yeux caressants et résignés, quand elle me serra la main en me disant :
— Nous ne nous reverrons sans doute jamais plus...Eh bien, que Dieu soit avec vous. Merci à vous !
Ni soupir, ni grandes phrases. Elle avait un bougeoir à la main; des taches de lumière sautillaient de son visage à son cou, comme à la recherche de son sourire triste; je me suis rappelé l’ancienne Minette, celle qu’on avait envie de caresser comme un chat, et j’ai fixé la nouvelle Minette, me suis rappelé, sans trop savoir pourquoi, les mots qu’elle avait prononcés : « Chacun doit supporter son sort », et je me suis senti assez mal. Mon intuition devinait, et ma conscience me chuchotait que se tenait, devant mon indifférence heureuse, une créature bonne, aimante et vertueuse, mais torturée...
Après l’avoir saluée, je me suis dirigé vers le portail. Il faisait déjà très sombre. En juillet, au sud, le soir tombe tôt et l’obscurité vient vite. A dix heures, parfois, on n’y voit goutte. Le temps que, quasiment à tâtons, je trouve le portail, j’avais gratté une vingtaine d’allumettes.
— Cocher ! — ai-je crié en franchissant le portail;  en réponse, rien, ni voix ni plainte... — Cocher ! — ai-je répété. — Hé ! La diligence !
Point de cocher, ni de diligence. Un silence sépulcral. Je perçois seulement le murmure de la mer endormie et les battements de mon coeur, la faute au vin de Santorin. Je lève la tête : pas une étoile. Ténèbres et obscurité. Le ciel est visiblement couvert de nuages. Cela me fait hausser les épaules, sourire bêtement et, une fois de plus, sans grande conviction, j’appelle le cocher.
— Ochéé ! - me répond l’écho.
Faire quatre kilomètres à pied à travers champs, dans les ténèbres, qui plus est, n’a rien d’une perspective alléchante. Avant de me décider pour de bon, je réfléchis, j’appelle une fois encore le cocher, après quoi, dans un haussement d’épaules, je fais demi-tour et reviens lentement, sans but bien défini, vers le bois. Il y règne une obscurité à faire peur. Entre les arbres, quelque part, rougeoient faiblement les fenêtres des datchas. Une corneille, que mes pas ont réveillée et qu’effrayent les allumettes que je gratte pour parvenir à la rotonde, s’envole d’un arbre à l’autre, faisant bruire le feuillage. Je me sens mécontent et honteux, et la corneille a l’air de le comprendre, elle se moque de moi : krrrra ! Mécontent, parce que me voilà obligé de marcher, et honteux de m’être laisser aller comme un gamin devant Minette.
Parvenu à la rotonde, j’ai trouvé un banc à tâtons et me suis assis. En bas, au loin, à l’abri des ténèbres épaisses, la mer continuait à gronder doucement, comme fâchée. Je me souviens que, tel un aveugle, je ne distinguais ni la mer ni le ciel, ni même le pavillon où je me tenais assis, et il me semblait désormais que le monde se réduisait à mes pensées embrumées par le vin et à la puissance invisible toujours à murmurer, monotone, en bas.  Ensuite, commençant à somnoler, il me sembla que c’étaient mes pensées, et non la mer, qui faisaient du bruit, de sorte que le monde se ramenait à moi seul. Ayant ainsi concentré en moi la totalité du monde, j’ai oublié les cochers, la ville, Minette, et me suis abandonné à cette sensation qui me plaisait tant. Sensation effrayante où vous avez l’impression que, dans cet univers informe et sombre, vous êtes le seul à exister. Sensation altière, démoniaque, accessible aux seuls Russes, dont les sentiments sont aussi vastes, illimités et rudes que leurs plaines, leurs forêts et les neiges qui les recouvrent. Si j’étais peintre, je représenterais immanquablement l’expression du visage d’un Russe assis, immobile, ayant ramené sous lui ses jambes et qui, la tête dans les mains, s’abandonne à cette sensation...Par rapport à cette sensation, les idées sur l’absence de valeur de la vie, sur la mort et les ténèbres du tombeau...ces idées ne valent pas un sou, mais l’expression du visage doit être belle...
Tandis que j’étais assis à somnoler, tranquille et réchauffé, brusquement, sur le fond égal et monotone du bruit que faisait la mer, se sont manifestés, comme sur un canevas, d’autres sons qui m’ont tiré de ma rêverie intérieure..Quelqu’un marchait rapidement dans l’allée. Parvenu à la rotonde, on s’est arrêté, j’ai entendu comme le sanglot d’une petite fille, puis une voix de fillette en pleurs a demandé :
— Mon Dieu, quand cela finira-t-il donc ? Seigneur !
A en juger par la voix et les pleurs, c’était une petite fille de dix à douze ans. Elle entra avec indécision dans la rotonde, s’est assise et s’est mise à dire à exprimer à voix haute quelque chose qui tenait à la fois de la prière et de la plainte...
— Seigneur ! - a-t-elle dit d’une voix traînante. — C'est insupportable ! Personne ne peut le supporter  ! Je le supporte, je me tais, mais je n’ai plus envie de vivre, à la fin...Ah, mon Dieu, mon Dieu !
Et de poursuivre...J’ai eu envie de voir cette petite, et de lui parler. Pour ne pas lui faire peur, j’ai commencé par soupirer et toussoter, ensuite de quoi j’ai frotté avec précaution une allumette...Et Minette est apparue dans la clarté illuminant les ténèbres.
— Epoustouflant ! — soupira Von Stenberg. - La nuit noire, le murmure de la mer, elle qui souffre, lui avec son impression de solitude universelle...Diable, diable ! Il ne manque plus que des Tcherkesses avec leurs poignards...
— Ce n’est pas une fable, que je vous raconte, c’est la vérité.
— Soit, soit. Mais tout cela n’a rien de particulier, c’est connu, tout ça.
— Gardez votre mépris, et laissez-moi finir ! - dit Ananiev en agitant les mains d’un air mécontent. - Vous m’embêtez, là ! Je raconte l’histoire au docteur,  pas à vous...Donc, poursuivit-il, en s'adressant à moi, et en regardant de travers l’étudiant, lequel se pencha sur ses comptes, l’air enchanté d’avoir taquiné l’ingénieur.. - Donc, m’ayant aperçu, Minette n’a paru ni étonnée, ni effrayée, comme si elle s’attendait à me trouver dans la rotonde. La respiration saccadée, elle tremblait de tout son corps, comme ayant la fièvre, et son visage baigné de larmes n’était plus, autant que je pouvais m’en rendre compte en frottant allumette sur allumette, celui qu’elle m’avait montré, à la fois intelligent, résigné et fatigué, il avait une autre expression qui m’échappe encore à présent. Ce n’était pas une expression de douleur, ni d’inquiétude ou d’angoisse, rien qui correspondît à ses paroles et à ses pleurs. Dans mon incompréhension, je le reconnais, ce visage m’apparaissait comme ivre et privé de sens. 
— Je n’en peux plus... — chuchota Minette d’une voix plaintive de petite fille. — Je n’en ai plus la force, Nikolaï Anastassitch ! Pardonnez-moi, Nikolaï Anastassitch...Je ne peux plus vivre ainsi...Je vais retourner en ville, chez ma mère...Accompagnez-moi...De grâce, accompagnez-moi !
Devant des pleurs, je ne savais ni parler ni me taire. Désemparé, j’ai bredouillé quelque absurdité.
— Non, non, je vous dis que je vais chez ma mère ! — déclara Minette d'un ton catégorique, en se levant et en m’agrippant convulsivement la main ( ses mains comme ses manches étaient mouillées de larmes ). — Pardonnez-moi, Nikolaï Anastassitch, je vais partir...Je n’en peux plus...
— Minette, il n’y a pas un seul cocher ! Comment partirez-vous ?
— Eh bien, j’irai à pied...Ce n’est pas très loin. Je ne suis plus capable de...
Ma gêne n’allait pas jusqu’à l’attendrissement. Il me semblait lire dans les larmes de Minette, dans ses frissons et dans l’air buté de son visage, comme un mélodrame à la française, ou à l’ukrainienne, où la moindre once de chagrin se traduit par un torrent de larmes. Je ne la comprenais pas et m’en rendais compte, de sorte qu’il me faudrait le silence, mais, pour quelque raison, sans doute pour ne passer pour un imbécile, j’ai jugé nécessaire de m’efforcer de la persuader de ne pas partir chez sa mère, et de rester chez elle. Les gens qui pleurent n’aiment pas qu’on les observe. Et moi, je grattais une allumette après l’autre, jusqu’à ce que ma boîte fût vide. A quoi rimait ce feu d’artifice mal inspiré, même aujourd’hui, je n’arrive pas à le comprendre. Les gens au caractère froid, en général, sont souvent maladroits et stupides.
En définitive, Minette m’a pris le bras et nous sommes partis. En sortant du bois, nous avons pris à droite et suivi sans nous presser un chemin poudreux et peu accidenté. Il faisait très sombre; une fois mes yeux habitués petit à petit à l’obscurité, j’ai commencé à distinguer les silhouettes des vieux arbres décharnés, chênes et tilleuls, des deux côtés du chemin.  Bientôt, sur la droite, apparut confusément la bande sombre d’un rebord abrupt et irrégulier, accidenté ça et là de ravins étroits et plus ou moins profonds. Auprès de ces ravins se blottissaient des buissons bas, semblables à des gens assis. Cela devenait sinistre. Je louchais avec méfiance sur le rebord, mon imagination désagréablement travaillée par le bruit de la mer et le silence de la campagne. Minette se taisait. Elle tremblait sans cesse et, après cinq cents mètres de marche, manquait déjà de forces et de souffle. Je me taisais aussi.
A un kilomètre de la Quarantaine se trouve une ancienne minoterie, bâtisse désaffectée de trois étages, avec une très haute cheminée. Isolé sur le bord, ce bâtiment se voit de loin depuis la mer ou la campagne. Du fait qu’il est à l’abandon et que personne n’y vit, également à cause de l’écho qu’il engendre, reproduisant à merveille les pas et les voix des passants, il semble mystérieux. Alors, imaginez-moi, par une nuit noire, avec au bras une femme fuyant son mari, non loin de cette masse énorme, longue et haute, qui répétait chacun de mes pas et m’observait, immobile, à travers la centaine de ses fenêtres noirâtres. Un jeune homme normal  connaîtrait un accès de romantisme dans de telles circonstances, mais moi, je regardais les fenêtres sans lumière en pensant : « voilà qui est imposant, mais viendra le temps où, de cette bâtisse comme de Minette et de son chagrin ou de moi-même et de mes idées, il ne restera aucune trace...Vaine agitation...»
En passant devant devant la minoterie, Minette s’est brusquement arrêtée, et, dégageant son bras du mien, a déclaré, d’une voix qui était la sienne et non plus celle d’une petite fille :
— Nikolaï Anastassitch, je sais bien que tout ceci vous paraît étrange. Mais je suis horriblement malheureuse ! Vous ne pouvez même pas savoir à quel point ! Vous ne le pouvez pas ! Je ne vous raconte pas, cela dépasse le récit...Quelle vie, quelle vie...
Minette ne finit pas sa phrase, serra les dents et se mit à gémir, comme tâchant, de toutes ses forces,  de ne pas crier de douleur.
— Quelle vie ! — reprit-elle avec effroi, avec cet accent ukrainien un peu chantant qui, en particulier chez les femmes, met en musique l’excitation d’un discours. — Quelle vie ! Ah, mon Dieu, mon Dieu, en voilà, une vie ! Ah, mon Dieu, mon Dieu !
Comme voulant déchiffrer l’énigme qu’était sa vie, elle haussait les épaules, secouait la tête et levait les bras au ciel, de perplexité. Elle parlait, chantait, plutôt, avec de jolis mouvements gracieux qui me faisaient penser à une actrice ukrainienne en vue.
— Seigneur, je suis vraiment comme dans une trappe ! — poursuivit-elle en se tordant les mains. — Ah, connaître seulement un instant de joie, comme les autres ! Ah, mon Dieu, mon Dieu ! Mon déshonneur est tel que je m’enfuis en pleine nuit de chez moi, en compagnie d’un étranger, comme la première dévergondée venue.  Que peut-on espérer de bien, après cela ?
Admirant sa voix et ses mouvements, j’ai soudain éprouvé du plaisir à ce qu’elle ne vive pas en bonne entente avec son mari. « Ce serait bien de sortir avec elle ! » - cette pensée fugitive s’est incrustée impitoyablement dans mon esprit et ne m’a pas quitté en chemin un instant, me souriant de plus en plus largement...
Un kilomètre et depuis après la minoterie, il faut prendre à gauche et longer le cimetière, en direction de la ville. Au tournant, à l’angle du cimetière, se dresse un moulin à vent en pierre avec, à côté, la petite habitation du meunier. Nous sommes passés devant, avons tourné sur la gauche et atteint le portail du cimetière. Là, Minette s’est arrêtée pour me dire :
— Je vais rentrer, Nikolaï Anastassitch, ! Poursuivez, que Dieu soit avec vous, moi je vais rentrer. Je n’ai pas peur.
— Voilà autre chose ! — me suis-je alarmé. — Tant qu’à faire, poursuivons...
- Je me suis emportée inutilement...Tout cela à cause d’une bêtise. Vos récits m’ont rappelé le passé, m’ont amené à repenser...J’étais triste, prête à pleurer, et mon mari s’est montré insolent, devant cet officier, et je ne l’ai pas supporté...D'ailleurs...Allons-y ! — dit Minette en se mettant à rire. — Tout ça m’est bien égal !
Je me souvenais que le portail du cimetière portait cette inscription : « Viendra l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la parole du Fils de Dieu », je savais parfaitement que, tôt ou tard, viendrait le moment où moi-même, Minette, son mari et l’officier en tunique blanche, nous serions tous couchés derrière l’enceinte, sous les arbres  sombres, je savais que j’avais à mes côtés une créature malheureuse et meurtrie, - j’avais une claire conscience de tout ceci, mais, en même temps, je ressentais la pesante et désagréable crainte que Minette ne fasse demi-tour sans que j’arrive à trouver les mots nécessaires. Je n’ai jamais autant qu’en cette nuit éprouvé dans ma tête le mélange de pensées d’un ordre élevé et des appétits les plus bestiaux...Horrible !
Non loin du cimetière, nous avons trouvé un fiacre. Parvenus Grande rue, là où habitait la mère de Minette, nous avons renvoyé le cocher et suivi le trottoir.  Minette restait silencieuse, et je la regardais, en rogne contre moi-même : « Qu'est-ce que tu attends ? Il est grand temps ! » A vingt pas de l’hôtel où j’étais descendu, Minette s’est arrêtée près d’un réverbère et s’est mise à pleurer.
— Nikolaï Anastassitch ! — a-t-elle dit, riant et pleurant tout à la fois, et me regardant de ses yeux humides et brillants. — Je n’oublierai jamais la sympathie que vous m’avez manifestée...Comme vous êtes bon ! Et vous tous, méritez des bravos ! Honnêtes, généreux, chaleureux, intelligents...Ah, que c’est magnifique !
Elle voyait en moi un intellectuel, à l’avant-garde dans tous les domaines.et, sur son visage rieur et mouillé, en plus de l’attendrissement et de l’enthousiasme que suscitait en elle ma personne, se lisait l’affliction où elle était de rencontrer si rarement les gens de ma sorte, et de ce que Dieu ne lui avait pas permis d’en épouser un. Elle marmonnait : « Ah, que c’est magnifique ! » La joie puérile sur son visage, ses larmes, son doux sourire, ses cheveux souples qui s'échappaient du foulard, le foulard lui-même, négligemment attaché sur la tête, m’ont rappelé, à la lueur du réverbère, l’ancienne Minette, celle qu’on aurait voulu caresser comme un chat...
Je n’y tins plus, et me suis mis à lui caresser les cheveux, les épaules, les bras...
— Dis-moi, que veux-tu,  Minette ? — ai-je murmuré — Tu veux aller au bout du monde avec moi ? Je te sortirai de cette trappe, et te donnerai le bonheur. Je t’aime...Partons, mon adorée, tu veux bien ?
La perplexité s’est lue sur le visage de Minette. Elle s’est écartée du réverbère, me regardant avec des yeux ronds. Je l’ai solidement agrippée par le bras, me suis mis à couvrir son visage, son cou et ses épaules de baisers, en poursuivant promesses et serments. En matière amoureuse, ces derniers sont une sorte de nécessité physiologique. Pas moyen de s’en passer. D’une fois sur l’autre, on sait bien ce que valent les promesses, et cependant, on refait des serments et des promesses. Abasourdie, Minette allait à reculons en me regardant avec de grands yeux...
— Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! — a-t-elle bredouillé en m’écartant des deux mains.
Je l’ai serrée avec force dans mes bras. Elle a eu un accès de pleurs hystériques et son visage a revêtu l’expression stupide et hébétée que je lui avais déjà vue dans la rotonde, en frottant mes allumettes...Sans lui demander son consentement, l’empêchant de parler, je l’ai traînée de force à mon hôtel...Elle était tétanisée, ne marchait pas, mais je la tenais sous le bras, la portant quasiment...Je me souviens que, dans l’escalier, un homme avec un bandeau rouge m’a regardé avec étonnement, s’inclinant devant Minette...
Ananiev rougit et se tut. En silence, il fit quelques pas près de la table, se gratta la nuque d’un air mécontent, haussa les épaules à plusieurs reprises, convulsivement, les omoplates comme gelées par le froid qu’il ressentait dans son large dos. Il avait visiblement honte, le souvenir lui était pénible et il luttait avec lui-même... 
— C’est très mal ! - dit-il en avalant un verre de vin et en secouant la tête. — Il paraît  qu’à la première leçon donnée aux étudiants en médecine sur les maladies féminines, on leur conseille toujours, avant de déshabiller une malade pour la palper, de se souvenir qu’ils ont tous une mère, une soeur, une fiancée...Ce conseil serait profitable, au-delà des apprentis médecins, à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre dans le cours de leur vie, ont affaire aux femmes. A présent que j’ai moi-même une épouse et une petite fille, ah, que je le comprends, ce conseil ! Que je le comprends, mon Dieu ! Mais écoutez la suite...Une fois devenue ma maîtresse, Minette a réagi autrement que moi. Avant tout, elle m’a aimé profondément, avec passion. Ce qui, pour moi, n’était qu’une passade parmi d’autres, représentait dans sa vie une véritable révolution. Je me rappelle m’être dit qu’elle devenait folle. Heureuse pour la première fois de son existence, rajeunie de plusieurs années, le visage enthousiaste et inspiré, ne sachant que faire de son bonheur, tantôt elle riait, tantôt elle pleurait, rêvant sans cesse à voix haute de notre proche départ pour le Caucase, de là, ensuite, à l’automne, pour Petersbourg, où nous nous installerions...
— De la part de mon mari, tu n’as rien à craindre ! — me rassurait-elle. — Il est obligé de m’accorder le divorce. Toute la ville sait qu’il vit avec la vieille Kostovitch. Après le divorce, nous pourrons nous marier. 
Une femme amoureuse s’acclimate et s’habitue rapidement aux gens, comme le fait un chat. Minette était dans ma chambre  depuis moins de deux heures, que déjà elle s’y trouvait comme chez elle et disposait de mes affaires comme des siennes. Elle a rangé ce qui traînait dans ma valise, m’a reproché de suspendre à un clou mon coûteux manteau neuf, ou de le jeter sur une chaise, et ainsi de suite.
Je la regardais et l’écoutais, fatigué et mécontent. Me choquait un peu la pensée qu’une femme honnête et souffrante devienne aussi subitement, en trois ou quatre heures, la maîtresse du premier venu. Cela me déplaisait, à moi, homme correct, n’est-ce-pas ? M’était de plus désagréable le fait que les femmes du genre de Minette sont  superficielles et frivoles, aiment trop la vie, élèvent cette bagatelle qu’est, au fond,  l’amour d’un homme à un ordre supérieur de joie et de  souffrance et en révolutionnent leur existence...A présent que je m’étais rassasié d’elle, j’éprouvais du mécontentement à l’idée d’avoir fait une bêtise en me liant à une femme qu’il me faudrait tromper...Or, il faut le remarquer, en dépit de ma vie désordonnée, je n’aimais pas mentir.
Je m’en souviens, Minette s’est assise à mes pieds, a posé la tête sur mes genoux et, me regardant de ses yeux brillants et remplis d’amour, m’a demandé :
— Tu m’aimes, Kolia ? Tu m’aimes beaucoup ? Beaucoup ?
Et de partir d’un rire heureux...Ce qui me sembla mièvre et bêtement sentimental, alors que pour ma part, j’étais déjà d’humeur à me préoccuper avant tout d’idées profondes.
— Minette, tu ferais mieux d’y aller maintenant, - ai-je déclaré. — sinon, les tiens vont se mettre à ta recherche dans toute la ville. Et ce serait gênant d’arriver au petit matin chez ta mère...
Minette s’est rangée à mon avis. En nous quittant, nous avons prévu de nous retrouver  à midi, le lendemain, au jardin municipal, et de partir ensemble à Piatigorsk le surlendemain. Je suis sorti pour la raccompagner, et je me rappelle l’avoir cajolée en chemin, avec tendresse et sincérité. Un instant, j’ai éprouvé pour elle une pitié insupportable à la voir me croire sans réserve, et j’étais à deux doigts de l’emmener avec moi à Piatigorsk, mais, me souvenant que, dans ma valise, il y avait en tout et pour tout six cents roubles, et que se défaire d’elle à l’automne serait bien plus compliqué que maintenant, je me suis empressé d’étouffer en moi ces sentiments de pitié.
Nous sommes arrivés devant la maison de sa mère. J’ai tiré la sonnette. Lorsque des pas se sont fait entendre derrière la porte, Minette s’est composé un visage grave, m’a béni hâtivement à plusieurs reprises, comme on fait le signe de la croix au-dessus d’un enfant, puis s’est emparé de ma main pour la porter à ses lèvres.
— A demain ! — a-t-elle dit en disparaissant.
J’ai traversé la rue et, du trottoir opposé, me suis mis à observer la maison. On n’y voyait pas de lumière, puis une faible lueur bleuâtre a vacillé derrière une fenêtre, celle d’une bougie qu’on venait d’allumer; la lueur a grandi, éclairant davantage, et j’ai vu des ombres se déplacer dans les pièces.
« On ne l’attendait pas ! » - me suis-je dit.
Une fois retourné dans ma chambre d’hôtel, je me suis déshabillé, j’ai bu du vin de Santorin, ai dégusté le caviar en grains frais que j’avais acheté dans la journée au marché, me suis mis tranquillement au lit et me suis endormi du sommeil paisible  et profond d’un touriste. 
Au matin, je me suis réveillé migraineux et d’humeur maussade. Quelque chose me tracassait.
« Que se passe-t-il ?  — me suis-je demandé, cherchant à y voir clair. — Qu’est-ce qui m’inquiète ? »
Ce devait être la crainte que Minette ne débarque sur le champ et m’empêche de partir, m’obligeant à mentir et faire des simagrées devant elle, ai-je conclu. Je me suis habillé en vitesse, j’ai fait ma valise et quitté l’hôtel, en ordonnant au  portier de faire porter mon bagage à la gare vers sept heures du soir. J’ai passé toute la journée chez un médecin de mes connaissances, et le soir, j’ai quitté la ville. Comme vous pouvez le constater, ma mentalité ne m’a pas empêché de prendre la fuite, lâchement, traîtreusement... 
Tout le temps que j’étais chez mon ami, en allant à la gare ensuite, j'étais affreusement inquiet. Il me semblait que je redoutais de rencontrer Minette, j’avais peur du scandale. Je suis resté dans les toilettes de la gare jusqu’à la deuxième sonnerie du train, et lorsque je me suis glissé dans mon wagon, j’avais l’impression d’être couvert, des pieds à la tête, d’affaires volées. J’attendais la troisième sonnerie avec une impatience et une peur extrême !
Cette troisième sonnerie, celle du salut, a retenti, le train s’est ébranlé; nous avons dépassé la prison, les casernes, avons débouché en pleine campagne, mais, à mon grand  étonnement, je restais très perturbé, me sentant comme un voleur souhaitant désespérément s’enfuir. Diable de bizarrerie ! Pour retrouver mon calme et me distraire, je me suis mis à regarder par la fenêtre. 
Le train longeait le rivage. La mer était lisse, s’y mirait gaiement et paisiblement un ciel bleu-vert qui se colorait déjà, pour moitié, des teintes rouges et or du crépuscule. Les barques de pêcheurs et les radeaux y jetaient ça et là des taches sombres. Sur le bord, en hauteur, proprette et belle comme un jouet, se tenait la ville,  la brume du soir la recouvrant déjà. Les coupoles dorées de ses églises, les fenêtres et les frondaisons renvoyaient les reflets du soleil couchant, s’échauffaient et se liquéfiaient comme de l’or en fusion...L’odeur des champs se mêlait à l’humidité délicate en provenance de la mer.
Le train allait vite. On entendait le rire des passagers et du personnel. Tout le monde était joyeux et avait le coeur léger, sauf moi, avec cette incompréhensible inquiétude qui allait croissant...Je regardais le brouillard ténu enveloppant la ville, et il me semblait voir dans ce brouillard, près des églises et des maisons, courir une femme au visage obtus, aux yeux vides, lancée à ma recherche et gémissant d’une voix de petite fille ou avec cet accent un peu chantant des actrices ukrainiennes : « Ah, mon Dieu, mon Dieu ! » Je me rappelais son visage grave et ses grands yeux soucieux, lorsqu’elle m’avait béni, la veille, comme on fait le signe de la croix sur un être cher, et je regardais par réflexe la main qu’elle avait embrassée.
« Je suis amoureux, ou quoi ? » — me suis-je demandé en me grattant la main.
Ce fut seulement à la nuit tombée que, resté seul en tête-à-tête avec ma conscience, les autres passagers dormant, j’ai commencé à comprendre ce qui m’échappait jusqu’alors. Dans les ténèbres du wagon se tenait devant moi, sans s’écarter, l’image deMinette, et je me rendais clairement compte que le forfait que j’avais commis s’apparentait à un meurtre. J’étais torturé par les remords. Afin d’étouffer ce sentiment insupportable, je me répétais que tout n’est que vaine agitation, qu’aussi bien moi que Minette, nous allions mourir et pourrir, que son chagrin ne signifiait rien au regard de la mort, etc...Qu'en définitive, le libre-arbitre n’existant pas, je n’étais pas coupable, mais tous ces arguments ne faisaient que m’irriter et disparaissaient particulièrement vite dans le flot de mes autres réflexions. La main qu’avait embrassée Minette criait sa détresse......Tantôt je me levais, tantôt je me recouchais, aux arrêts, j’allais boire de la vodka au buffet des gares, je me forçais à manger des sandwichs, je m’efforçais à nouveau de me convaincre que la vie n’a pas de sens , tout ceci ne m’était d’aucun secours. Ma tête bouillonnait d’une activité étrange, ridicule, soit. Les pensées les plus diverses s’amoncelaient en désordre, l’une sur l’autre, se mélangeant et se gênant l’une l’autre et moi, le penseur, le front vers le sol, j’en étais à n’y rien comprendre, complètement perdu dans cet amas de pensées utiles comme inutiles. Il se trouvait que le penseur que j’étais n’avait en rien assimilé les méthodes de la pensée, et que je savais autant mettre de l’ordre dans ma tête que réparer une montre. Pour la première fois de ma vie, je réfléchissais avec application et concentration, et cela me semblait tellement insolite que je me suis dit : « Je deviens fou ! » Celui dont le cerveau ne fonctionne pas en permanence, mais seulement dans les moments critiques, il lui arrive souvent d’évoquer la folie. 
Ayant ainsi passé une nuit exténuante, puis une journée de même, et encore une nuit semblable, convaincu que ma façon de penser ne m’aidait guère, j’ai commencé à y voir plus clair, et fini par comprendre le genre d’oiseau que j’étais. J’ai compris que mes idées ne valaient pas un clou, et que, jusqu’à ma rencontre avec Minette, je n’avais pas commencé à réfléchir, je n’avais même aucune idée de ce qu’on appelle réfléchir pour de bon; à présent, ayant souffert, je comprenais que je n’avais ni convictions ni code moral bien défini, ni coeur ni jugement; toute ma richesse intellectuelle et morale se composait de  connaissances spécialisées, de bribes, d’inutiles réminiscences, de pensées d’autrui - eet voilà tout, tandis que mes impulsions psychiques étaient fort simples, nullement compliquées, élémentaires comme celles d’un Yakoute...Si je n’aimais pas mentir, si je n’étais ni un voleur ni un assassin, si je ne commettais pas de fautes très grossières, je ne devais pas à la force de mes convictions - je n’en avais pas - mais au fait que j’étais ligoté bras et jambes par les contes de nourrice de la morale commune dont j’étais imprégné et qui, sans que je m’en aperçoive, dictaient  mon comportement, quand bien même je les jugeais absurdes...
J’ai compris que je n’étais ni un penseur, ni un philosophe, mais un virtuose. Dieu m’avait donné une saine et solide cervelle russe, avec un peu de talent en acompte. Représentez-vous le titulaire de ladite cervelle à l’âge de vingt-six ans, mal dressé, installé encore nulle part, sans aucune charge, ayant juste ramassé un peu de poussière en jouant les ingénieurs; son jeune organisme désire l’activité, la recherche, et soudain, en chemin, lui tombe dessus par hasard et venant du dehors la belle et succulente pensée selon laquelle la vie est sans valeur, et autres ténèbres sépulcrales. Le voici qui s’en empare avidement, s’y livre tout entier et commence à en jouer de toutes les façons possibles, comme un chat s’amuse d’une souris. Sa cervelle manque d’érudition, d’ordonnancement des idées, mais cela ne fait rien. Par ses propres forces naturelles, à la manière d’un autodidacte, il se débrouille avec cette vaste pensée, et il ne s’est pas écoulé un mois que le propriétaire de la cervelle en question sait déjà concocter une centaine de plats savoureux à partir d’une seule pomme de terre, et se voit comme un penseur... 
Cette virtuosité à jongler avec la pensée profonde, notre génération l’a introduite dans la science, la littérature, la politique, dans tous les domaines qu’elle a daigné visiter, et elle y a introduit en même temps la sécheresse de coeur, l’ennui, l’étroitesse d’esprit, il me semble même qu’elle a déjà réussi à déformer la relation qu’avaient la masse des gens avec la réflexion approfondie.
C’est le malheur qui m’a fait comprendre et juger cette anomalie, cette ignorance complète. Il me semble à présent que j’ai commencé à penser sainement, en commençant par les premiers rudiments, seulement à ce moment-là, c’est-à-dire lorsque ma conscience m’a forcé à rebrousser chemin et, sans y aller par quatre chemins, à retrouverMinette, tout lui avouer, implorer son pardon comme un petit garçon, et pleurer avec elle...
Ananiev nous décrivit brièvement sa dernière entrevue avec Minette, puis se tut.
— Eh bien messieurs... — murmura entre ses dents l’étudiant quand l’ingénieur eut fini. — On en voit des choses, en ce bas monde !
Son visage reflétait toujours la même indolence d’esprit et, visiblement, le récit d’Ananiev ne l’avait pas ému le moins du monde. Ce fut seulement lorsque l’ingénieur, après une pause, reprit son développement et se mit à répéter ce qu’il avait déjà exprimé au début, que l’étudiant montra son irritation en faisant une grimace, se leva de la table et se dirigea vers son lit. Ayant défait le lit, il entreprit de se déshabiller.
— Vous avez la mine de quelqu’un qui s’imagine avoir convaincu quelqu’un d’autre pour de bon ! - ragea-t-il.
— Ai-je convaincu quelqu’un ? — demanda l’ingénieur. — Mon cher, ai-je prétendu cela ? Que Dieu vous vienne en aide ! Il est impossible de vous convaincre ! Seule votre propre expérience et vos propres souffrances peuvent vous convaincre !...
— Admirable logique, en vérité ! — râla l’étudiant en passant sa chemise de nuit. — Les idées que vous estimez mortelles pour les jeunes gens sont, comme vous dites, normales chez les vieillards. Voilà un discours qui porte sur l’apparition des cheveux gris...D’où sort ce privilège de la vieillesse ? Je n’en vois pas le fondement ! Si de telles idées sont un poison, alors elles le sont pour tout le monde.
— Taisez-vous donc, mon cher ! — dit l’ingénieur, clignant de l’oeil avec malice. — Taisez-vous !  Primo, les vieillards ne sont pas des virtuoses. Leur pessimisme ne provient pas de l’extérieur, par accident, mais du plus profond de leur cervelle, bien après avoir bûché Kant, Hegel et les autres, après avoir souffert, fait une quantité d’erreurs, bref, après avoir gravi tout l’escalier de bas en haut. Leur pessimisme contient leur propre expérience, ainsi qu’une progression philosophique étayée. Secundo, chez les penseurs âgés, le pessimisme n’exprime pas de creuses élucubrations, comme vous le faites ici, mais la souffrance du monde; il a un aspect chrétien, parce qu’il découle de l’amour pour autrui et de pensées tournées vers autrui, et qu’il est totalement dépourvu de l’égoïsme qu’on trouve chez les virtuoses. Vous méprisez la vie parce que son sens et son but vous échappent à vous précisément, et que c’est seulement votre propre mort que vous redoutez, alors que le véritable penseur souffre de ce que la vérité échappe à tous, et s’inquiète pour tous. Non loin d’ici, par exemple, vit le garde-forestier Ivan Alexandrytch. Précisément un bon vieillard. Dans le temps, il était instituteur, écrivait des trucs, allez savoir qui au juste il était, mais en tout cas quelqu’un d’intelligent, et, en matière de philosophie, il en connaissait un rayon. Il lisait déjà beaucoup par le passé, et maintenant lit tout le temps. Je l’ai rencontré du côté de Grouzovsky...On venait de poser là-bas les traverses et les rails. Un travail sans difficultés, mais, pour un profane comme Ivan Alexandrytch, c’était comme de la magie. Poser la traverse et y fixer le rail, un professionnel expérimenté vous fait ça en moins d’une minute. Les ouvriers étaient en forme et travaillaient vite et bien, pour de bon; en particulier, un coquin extraordinairement habile arrivait à enfoncer le clou d’un seul coup de marteau, je vous parle d’un marteau dont le manche faisait  deux mètres, quant au clou, il était long de trente centimètres. Ivan Alexandrytch a longuement observé les ouvriers et m’a dit avec émotion, les larmes aux yeux : « Que c’est triste, de penser que des gens comme ceux-là mourront ! » Ce pessimisme-là, je le comprends...
— Tout ceci ne prouve ni n’explique rien, — déclara l’étudiant, s’enveloppant dans son drap, — C’est comme piler de l’eau dans un mortier ! Tous autant que nous sommes, nous ne savons rien, et les mots ne prouvent jamais rien.
Caché derrière le drap, il jeta un coup d’oeil, releva un peu la tête et dit vivement, grimaçant d’irritation :
— Il faut être très naïf pour accorder foi et véritable signification à la logique humaine et aux discours humains. Les mots peuvent tout prouver et tout réfuter à votre guise, et l’on perfectionnera bientôt la science de la langue au point de démontrer mathématiquement que deux et deux, ça fait sept. J’aime bien écouter et lire, mais croire ce qui se raconte, mille mercis, je ne sais pas faire et je n’en ai aucune envie. Je crois seulement en Dieu, et quand bien même vous me parleriez jusqu’à la Saint Glinglin, en séduisant cinq cents Minette, j’y croirais seulement après avoir perdu la raison...Bonne nuit !
L’étudiant se cacha la tête sous le drap et se tourna vers le mur, nous faisant ainsi comprendre qu’il ne désirait ni écouter ni parler davantage. Ainsi prit fin la discussion.
Avant d’aller dormir, nous sommes sortis du baraquement, l’ingénieur et moi, et j’ai contemplé les lueurs une fois encore.
— Nous vous avons fatigué, avec notre bavardage ! — dit l’ingénieur en regardant le ciel. — Que voulez-vous ,mon petit père ! On s’ennuie ferme, ici, et le seul plaisir, c’est de boire du vin et de philosopher...Quel remblai, Seigneur ! — s’attendrit-il alors que nous approchions du remblai. Ce n’est pas un remblai, c’est le mont Ararat.
Il garda un peu le silence, puis déclara :
— Au baron, ces lueurs évoquent les Amalécites, moi je trouve qu’elles ressemblent à des pensées humaines...Vous savez, les pensées de chacun sont éparpillées de la même façon, en désordre, elles tendent vers quelque but en suivant une ligne dans les ténèbres et, sans avoir rien éclairé, sans avoir brillé dans la nuit, elles disparaissent quelque part - loin, du côté de la vieillesse...Mais, suffit avec la philosophie ! Il est temps de se dire au revoir...
Une fois rentrés au baraquement, l’ingénieur insista pour que je prenne son lit.
— Je vous en prie ! — disait-il d’un air suppliant, les deux mains sur le coeur. — C’est moi qui vous le demande ! Ne vous inquiétez pas pour moi. Je peux dormir n’importe où, et je ne suis pas près de me coucher...Faites-moi ce plaisir !
J’acceptai, me déshabillai et me mis au lit, tandis que lui s’asseyait à la table pour se remettre à ses plans.
— Votre serviteur n’a pas le temps de dormir, — dit-il à mi-voix, alors que je me couchais et fermais les yeux. — Celui qui a une femme et deux enfants n’a pas la tête au sommeil. Nourrir et habiller aujourd’hui, et mettre de côté pour demain. Et j’ai deux gosses : un fiston et une fillette...Ce coquin de garçon a une bonne bouille...Il n’a pas encore six ans, mais je vous fiche mon billet qu’il est drôlement doué...Attendez, je dois avoir des photos...Eh, mes enfants, mes enfants !
Il fouilla dans ses paperasses, trouva les photographies et se mit à les regarder. Je m’endormis. 
Les aboiements d’Azorka et de grosses voix me réveillèrent. Von Stenberg, en linge de corps, les pieds nus et les cheveux ébouriffés, se tenait sur le seuil, parlant à voix haute avec quelqu’un; Il commençait à faire jour...Une aube morne et bleutée se montrait par la porte, les fenêtres et les fentes des cloisons, éclairant faiblement mon lit, la table couverte de papiers et Ananiev. Etalé sur une cape de feutre, à même le sol, sa poitrine velue et charnue toute bombée, un coussin en cuir sous la tête, l’ingénieur dormait, en ronflant si fort que j’éprouvai un sentiment de pitié pour l’étudiant qui devait supporter cela toutes les nuits.
— En quel honneur devons-nous accepter ça ? — criait Von Stenberg. — Cela ne nous regarde pas ! Va voir l’ingénieur Tchalissov ! Ils viennent d’où, ces chaudrons ?
— De chez Nikitine...— répondit une voix de basse, maussade. 
— Et bien, va voir Tchalissov...Ce n’est pas notre domaine. Qu’est-ce que tu as à lambiner ?  Décampe !
— Votre noblesse, on y est déjà allé, chez Monsieur Tchalissov ! — répliqua la basse, encore plus maussade. Hier, on l’a cherché toute la journée en remontant la voie, et dans son baraquement, on nous a dit comme ça qu’il était parti du côté de Dymkovsky. De grâce, prenez-les ! Jusqu’à quand allons-nous les traîner ?  On les trimballe le long de la voie, ça n’en finit pas...
— Qui est là ? — fit la voix enrouée d’Ananiev qui, se réveillant levait déjà la tête.
— Ils ont amené des chaudrons de chez Nikitine, - dit l’étudiant, — et ils nous demandent de les prendre. En quoi c’est notre travail, de les prendre ?
— Tape-lui dessus !
— De grâce, Votre noblesse, mettez-y un peu d’ordre ! les chevaux n’ont pas mangé depuis deux jours, et je crois bien que le patron se fâche. A quoi ça rime, de faire demi-tour ? Le chemin de fer a commandé des chaudrons , il doit donc les prendre...
— Mais comprends donc, tête de mule, que ce n’est pas notre affaire ! Va voir Tchalissov !
— Qu’est-ce que c’est ? Qui est là ? - prononça de nouveau la voix enrouée d’Ananiev.. — Ah, que le diable les emporte, — jura-t-il en se levant et allant vers la porte. — De quoi s’agit-il ?
Je me suis habillé et, deux minutes plus tard, suis sorti du baraquement. Ananiev et l’étudiant, tous les deux en petite tenue et les pieds nus, expliquaient quelque chose avec véhémence au moujik qui, le chapeau dans une main et le fouet dans l’autre, se tenait devant eux sans les comprendre. On lisait sur leur deux  visages la même tension quotidienne.
— Ils vont me servir à quoi, tes chaudrons ? — criait Ananiev. — Tu veux que je me les mette sur la tête, c’est ça ? Si tu n’as pas trouvé Tchalissov, cherche son adjoint, et fiche-nous la paix !
M’ayant aperçu, l’étudiant se rappela sans doute notre conversation nocturne et, sur son visage, la préoccupation fit place à une expression d’indolence. Renonçant à convaincre le moujik, il s’en détourna.
Le ciel matinal était gris. Le long de la voie, là où la nuit brillaient les lueurs, s’affairaient les ouvriers venant de se réveiller. On entendait leurs voix et le grincement des brouettes. Une journée travail commençait. Un petit cheval avec un harnais de corde gravissait déjà le remblai avec difficulté, et le cou tendu par l’effort, traînait une charrette de sable...
Je leur ai fait mes adieux...Beaucoup de choses avaient été dites, cette nuit-là, mais je n’emportais avec moi aucune question résolue et, de toute cette conversation, à présent ce matin, il ne me restait en mémoire, comme passées par un filtre, que les lueurs et l’image de Minette. Etant monté sur mon cheval, j’ai regardé une dernière fois l’étudiant et Ananiev, le chien hystérique avec ses yeux troubles comme ceux d’un ivrogne, les ouvriers à moitié cachés par le brouillard matinal, le remblai, le petit cheval au cou étiré par l’effort et j’ai pensé :
« Impossible de démêler quoi que ce soit, en ce bas-monde ! »
Et lorsque, donnant de l’éperon et partant au galop le long de la voie, lorsque, quelque temps plus tard, il n’y eut plus devant mes yeux que la plaine morne et infinie, ainsi que le ciel gris et froid, me sont revenues à l’esprit les questions débattues durant la nuit. Je réfléchissais, mais la plaine incendiée par le soleil, le ciel immense, la masse sombre d’une chênaie à peine visible et le brouillard dans le lointain me disaient : « Oui, ce monde est indéchiffrable ! »
Le soleil se levait.

  
FIN