mardi 5 janvier 2016

Tête-à-tête ( Vassili Choukchine )

Tête-à-tête














   Le bourrelier Antipe Kalatchikov appréciait chez les gens la délicatesse d’esprit et la bonté. Alors qu'il était de bonne humeur et que régnait chez lui une paix relative, Antipe dit à sa femme :
- Tu es certes une femme imposante, Marfa, mais tu es un peu stupide.
 - De quoi ?
- Mais oui...Que veux-tu ? Que je couse jour et nuit, que je ne fasse que coudre ? Mais j’ai aussi une âme. Et cette âme a également envie de s’amuser, de chahuter.
- Je m’en fiche, de ton âme !
- Ehhh...
- Ça veut dire quoi, «ehhh» ?
- Eh bien...je me suis souvenu de ton koulak de père, Dieu ait son âme !
L’air menaçant, imposante, les poings sur les hanches, Marfa toisa Antipe. Petit et sec, ce dernier soutint fermement son regard.
- Pas question de toucher à mon père !...C’est compris ?
- Aha, compris, - répondit brièvement Antipe.
- Tant mieux.
- Tu es trop sévère, Marfynka. Ce n’est pas bon, ma chérie : tu vas te déchirer le coeur et en mourir.
   En quarante ans de vie commune, Marfa n’avait pas appris à reconnaître quand Antipe était sérieux et quand il blaguait.
- Allez, mets-toi à coudre.
- Je couds, ma petite mère, je couds.

   Il régnait dans la maison des Kalatchikov une odeur que rien ne pouvait chasser, un remugle de cuir corroyé, de poix et de goudron. La maison était grande et lumineuse. Elle avait autrefois résonné de rires enfantins; plus tard, elle avait connu des mariages, mais aussi des heures nocturnes d’affliction, lorsque régnait un silence de mauvais augure, un voile recouvrant les miroirs et la faible lueur d’une bougie, à la pâleur chétive, éclairant à peine le mystère profond entourant la mort. Avec sa vigoureuse moitié, Antipe Kalatchikov avait donné naissance à dix-huit enfants, dont douze avaient survécu.
   L’apparence de la maison s’était modifiée avec le temps, mais demeurait inchangé le recoin où travaillait Antipe - à droite du poêle, derrière une cloison. Il y cousait des harnais, des brides, des sellettes et des colliers. C’était aussi à cet endroit, accrochée au mur, que se trouvait sa chère balalaïka. Cette balalaïka était la passion d’Antipe, le profond amour - muet - de toute sa vie. La tête penchée sur son épaule, il était capable d’en jouer des heures durant, sans que l’on puisse distinguer si l’instrument lui parlait de choses très chères et oubliées, ou si c’était lui qui lui confiait sans hâte ses pensées de vieillard. Il pouvait rester ainsi assis toute la journée, et, n’eût été Marfa, c’est bien ce qui se serait passé. Pour Marfa, en effet, il devait, des journées entières, coudre et seulement coudre :elle avait un amour immodéré de l’argent, et lésinait sur tout. Toute sa vie, elle avait combattu la balalaïka d’Antipe.Un jour, dans un accès de colère, elle en vint à la jeter au feu, dans le poêle. Devenu blême, Antipe la regarda brûler. Telle une petite écorce de bouleau, la balalaïka s’enflamma aussitôt. Elle se déforma...Poussa par trois fois comme un gémissement humain - et ce fut la fin.
Antipe sorti dans la cour, s’empara d’une hache et réduisit en petits morceaux tout le stock de colliers, de harnais, de sellettes et de brides. En silence, soigneusement, assis sur un banc. Apeurée, Marfa ne pipait mot. Après quoi, Antipe disparut une semaine entière, occupé à se saouler. Puis il fit son apparition à la maison, accrocha au mur une nouvelle balalaïka et se mit au travail. Marfa ne s’approcha plus jamais de l’instrument. Mais elle surveillait attentivement Antipe : elle ne restait jamais longtemps chez les voisins, elle s’efforçait même de ne pas quitter leur domicile. Elle le savait bien : aussitôt qu’elle aurait mis le pied dehors, Antipe décrocherait la balalaïka et se mettrait à jouer - et adieu le travail.

      Par un soir d’automne, ils étaient assis tous les deux - Antipe dans son recoin, Marfa à la table, avec un ouvrage de tricot.
Ils se taisaient.
Le temps est pluvieux, au dehors. Dans la maison, il fait agréablement chaud. Avec un petit marteau, Antipe enfonce de petits clous de cuivre dans un collier : toc-toc-toc...Marfa vient de délaisser son tricot, elle rêvasse en regardant par la fenêtre.
Toc-toc-toc, - fait le marteau d’Antipe. Et le tic-tac de la pendule se fait aussi entendre, donnant l’impression qu’elle va s’arrêter d’un moment à l’autre. Mais ce n’est qu’une impression. De l’autre côté des carreaux, la pluie tombe dru.
- Qu’as-tu à t’attrister, Marfynka ? - demanda Antipe. - Tu te demandes encore comment amasser de l’argent ?
Marfa resta silencieuse, regardant pensivement par la fenêtre. Antipe lui jeta un coup d’oeil.
- Nous ne tarderons pas à mourir, de toute façon. Et puis, posséder cent roubles, ce n’est pas avoir de l’argent. - Antipe aimait bien bavarder en travaillant. - Moi, j’ai réfléchi toute ma vie, à m’en coller des hémorroïdes. Ce que j’ai pu travailler ! Et voilà : qu’est-ce que j’ai vu de bien ? Rien du tout. Au moins, il y a des gens qui se sont battus, ils se sont insurgés plus d’une fois, ils ont fait la guerre civile, la Grande guerre patriotique*...S’ils ont péri, au moins, c’était en héros. Mais moi, ici - depuis mes treize ans, que je suis assis à travailler, et je vais sur mes soixante-dix. Si ce n’est pas de la patience ! Et maintenant : on peut se demander pourquoi j’ai travaillé. L’argent ne m’a jamais intéressé, je m’en moque. Je ne suis pas devenu une huile. Et quant à ma spécialité, elle aura tôt fait de disparaître : on se passera de bourreliers. Pourquoi ai-je donc vécu ?
- Pour tes enfants, - répondit gravement Marfa.
Antipe ne s’attendait pas à ce qu’elle rentre dans la conversation. D’ordinaire, elle lui coupait le sifflet par une remarque désobligeante.
- Pour les enfants ? - Antipe s’anima. - En un sens, c’est vrai, bien entendu, mais d’un autre côté - non, tu n’as pas raison.
- On peut savoir de quel côté ?
- En ceci qu’on en doit pas vivre seulement pour ses enfants. il faut aussi vivre un peu pour soi-même.
- Et qu’est-ce que tu aurais bien pu faire pour toi ?
Antipe resta un instant pris de court.
- Comment ça, qu’est-ce que j’aurais pu faire  ? J’aurais bien trouvé quelque chose...Devenir musicien, tiens. Un gars de la ville était venu, un jour, il avait déclaré que j’étais une pépite. une pépite, tu comprends, c’est quelque chose en or, un truc rare. Qui suis-je, à présent ? Un bourrelier tout ce qu’il y a d’ordinaire, alors que j’aurais peut-être pu...
- Arrête un peu !... - Marfa agita la main. - Te voilà lancé, ça fait mal aux oreilles de t’écouter.
- C’est que tu ne comprends pas, - soupira Antipe.
Ils se turent un moment.
Marfa se mit soudain à pleurer. Avec son mouchoir, elle essuya ses larmes et dit :
- Ils se sont envolés aux quatre coins de la terre, nos enfants.
- Tu aurais voulu qu’ils restent toute leur vie avec toi ? - rétorqua Antipe.
- Arrête donc, avec ton marteau ! - fit brusquement Marfa. - Allez, assieds-toi, causons un peu des enfants.
Antipe eut un sourire malicieux en posant son petit marteau.
- Tu as un coup de cafard, Marfa, - prononça-t-il joyeusement. - Si tu veux, je vais te jouer un petit air, pour chasser le cafard ?
- Vas-y, joue, - l’autorisa Marfa.
Antipe se lava les mains et le visage, et se recoiffa.
- Donne-moi donc une autre chemise.
Marfa sortit d’un tiroir une chemise propre. Antipe la mit, ainsi qu’une ceinture. Il décrocha la balalaïka du mur, s’assit dans le coin rouge**et regarda Marfa;
- En avant pour le concert !
- Mais pas de blagues, - recommanda Marfa.
- Nous allons à l’instant faire revivre toute notre jeunesse, - se vanta Antipe, qui accordait son instrument. - Tu te souviens des rondes sur les pelouses ?
- Bien sûr, pourquoi je ne m’en souviendrais pas ? Je suis un peu plus jeune que toi.
- De combien ? Un peu plus de trois semaines ?
- Pas du tout, de deux ans. J’étais toute jeunette, à l’époque, et toi, tu faisais le pitre.
Antipe, sans se fâcher, se mit à rire.
- J’étais tout de même un type remarquable ! Tu te souviens, comme tu t’accrochais à moi ?
- Qui ça, moi ? Seigneur ! Et mon défunt père, sur qui a-t-il lâché les chiens ? Qui a laissé son pantalon accroché à la clôture ?
- D’accord, le pantalon, c’était le mien...
Antipe fit un peu tourner la dernière clé, inclina la tête et gratta les cordes...Il se mit à jouer, et l’isba sombre, tiède et vide se remplit de la douce clarté de la musique des jours enfuis, des jours de la jeunesse. Et surgirent d’autres soirées, souvenirs doux et tristes, qui murmuraient quelque chose d’indicible à propos de la vie et de ce qui est vraiment important.



Ne couds pas pour moi,
Ma..aaaman,
De robe rouge...



chantonna Antipe, faisant de la tête signe à Marfa. Celle-ci poursuivit :


Ne te fais pas 
De tort pour rien,
Ma chérie...



L’harmonie péchait un peu, mais quel bien cela leur faisait ! Voici que des images oubliées se dressaient devant eux, c’était tantôt la steppe qui se profilait derrière leur village natal, tantôt la berge d’une rivière, ou le petit bois de peupliers qui bruissait à leurs oreilles, sombre, un peu effrayant...Et il y avait quelque chose de doucement émouvant dans tout cela. Disparues l’automne et la solitude, plus d’histoires d’argent ou de colliers pour chevaux...
Ensuite, Antipe joua un air gai. Et se mit à aller et venir dans l’isba comme un petit diable, roulant comiquement de ses hanches osseuses.


Oh, tam, ri-ta-tam,
Les amis,
Venez vous promener,
Amusons-nous un peu !



Il sautillait, maintenant. Marfa se mit à rire, puis à pleurer, s’essuya les yeux et rit encore.
- Seigneur, le voilà qui se pousse du col, le vantard !...On ne sait même plus où jeter les yeux.
Antipe rayonnait. Ses petits yeux malins se faisaient espiègles.


Oh, ma Marfa,
Oh, Marfynka,
Tu me fais de vains reproches !


- Et tu te souviens, Antipe, la fois où tu m’as emmenée en ville, à la foire ?
Antipe hocha la tête.


Oh, je m’en souviens, ma douce,
Je m’en souviens, Marfynka !
Ho ! Ho ! Ha ! ha !
De la vesce et des lentilles !


- Quel idiot, cet Antipe ! - dit avec tendresse Marfa. - Tu chantes n’importe quoi.


Oh, ma petite Marfouchka,
Qui fait la joie de tout un peuple...


Marfa riait à s’en décrocher la mâchoire.
- Mais quel idiot, cet Antipe !


Oh, tam, ri-ta-tam,
Les amis !



- Assieds-toi, chantons quelque chose, - dit Marfa en s’essuyant les yeux.
Antipe était un peu essouflé. En souriant, il la regarda.
- Alors ? C’est un mauvais gars, Antipe ?
- Non, mais c’est un nigaud, - rectifia Marfa.
- Bref, tu ne comprends pas, - reprit Antipe, sans se vexer. Il s’assit. - Toi et moi, nous pourrions vivre bien agréablement, en parfaite harmonie. Mais ce maudit argent te torture. Ne te fâche pas, hein.
- Ce n’est pas l’argent, qui me torture, c’est son absence.
- Assez...Laisse tomber, s’il te plaît. Pas de dispute. Quelle chanson désirez-vous, mam’zelle ?
- Celle sur le jeune Volodia.
- Elle n’est pas bien gaie, celle-là !
- Tant pis. Je vais pleurer encore un petit peu.


Oh, cessez de tourner au-dessus de la mer, les mouettes,


chanta Antipe.


Vous ne pouvez nulle part vous poser, pauvrettes.
Envolez-vous vers la Sibérie lointaine,
Emportez cette triste nouvelle.



Antipe, recueilli, chantait avec ferveur. Comme s’il récitait.


Oh, c’est à minuit, à la nuit noire
Qu’on tua le jeune Volodia.
Au matin, son père et son jeune frère...


Marfa se remit à pleurer.
- Antipe, ah, Antipe !...Pardonne-moi quand je te vexe, - entendit-on à travers ses larmes.
- Pas grave ! - dit Antipe. - Toi aussi, pardonne-moi, lorsque je suis coupable.
- Je ne te laisse pas jouer...
- Pas grave, - répéta Antipe. - Si on me laissait faire, je jouerais jour et nuit. Ce n’est pas bon non plus, je le comprends.
- Tu veux prendre une petite bouteille ?***
- D’accord.
Marfa essuya ses larmes et se leva.
- Va au magasin, moi je préparerai le dîner.
Antipe passa sa veste en jean et se tint au milieu de l’isba, attendant que Marfa atteigne l’argent, enfoui sous diverses nippes dans les profondeurs d’un énorme coffre. Il restait là, à contempler le large dos de son épouse.
- Bon, il y a encore autre chose, - fit-il négligemment, - elle est un peu usée...il en faudrait une nouvelle. Il en arrivé des neuves, au magasin. Elles ont l’air bien ! Donne-moi de quoi régler ça en même temps.
- Pardon ? - Marfa s’était immobilisée.
- Une balalaïka, quoi.
Marfa se remit en mouvement. Prit l’argent, s’assit sur le coffre et se mit en devoir de compter l’argent, lentement, laborieusement. Les sourcils froncés, elle remuait les lèvres.
- Elle marche encore très bien, - dit-elle.
- Il y a une planchette de fêlée...elle vibre.
- Tu peux la recoller. Avec de la poix, en faisant attention.
- De la poix sur un instrument ? Qu'est-ce que tu racontes, grands dieux !
Marfa se tut. Se remit à compter les billets, sévère et soucieuse.
- Tiens, - elle tendit à Antipe de l’argent, sans le regarder en face.
- Juste pour un quart ?****- La lèvre inférieure d’Antipe pendait.
- Tout de même, tu peux encore en jouer. Elle a très bien marché aujourd’hui !
- Ehhh, Marfa ! Antipe eut un soupir pesant.
- Ça veut dire quoi, «Ehhh» ?
- Eh bien...rien, rien. - Antipe se détourna vers la porte.
- Elle coûte combien, cette chose ? - demanda soudain Marfa, bourrue.
- Trois fois rien. - Antipe s’était arrêté sur le seuil. - Dans les six roubles, au nouveau cours.
- Tiens, - Marfa lui tendit six roubles, à contrecoeur.
Antipe se hâta de revenir vers elle, prit l’argent et sortit en silence : se mettre à discuter était dangereux, pas question de lambiner - Marfa pouvait très bien se raviser.











* La deuxième guerre mondiale
** L’endroit le plus solennel de la maison, où sont, sur une étagère, les icônes avec une veilleuse
*** De vodka
**** De litre

2 commentaires:

  1. Beau texte, j'ai appris du vocabulaire (cuir corroyé) mais je reste sur ma faim, ça se termine vraiment comme ça ?

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    1. Oui, de telles chutes sont fréquentes chez V. Choukchine. Le cuir est travaillé...

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