mercredi 21 juin 2023

Un démon mesquin (Fiodor Sologoub), chapitres XVI à XVIII

 XVI


     Le garçon aux yeux noirs occupait toutes les pensées de Lioudmila. Elle parlait souvent de lui aux siens et à ses connaissances, parfois de façon malvenue. Elle en rêvait presque chaque nuit, vision parfois discrète et ordinaire, mais plus souvent sauvage et merveilleuse. Le récit de ces rêves lui devinrent si familiers que ses sœurs, le matin, se mirent à lui demander sous quelle forme Sacha lui était apparu pendant la nuit. Les rêveries à son sujet occupaient tous ses loisirs.


     Le dimanche, Lioudmila persuada ses sœurs d’inviter Kokovkina à la sortie de la messe, et de la retenir un moment. Elle désirait trouver Sacha seul. Elle-même ne se rendit pas à l’église. Elle avait rabâché à ses sœurs :


     — Dites-lui que je ne me suis pas réveillée.


     Ses sœurs se moquaient de sa lubie, mais elles acceptèrent, bien sûr. Elles vivaient en excellente amitié. Et puis cela les arrangeait : que Lioudmila s’en tienne à son gamin, il leur resterait à elles les vrais fiancés. Elles firent donc comme promis, et invitèrent Kokovkina à la sortie de la messe.


     Pendant ce temps-là, Lioudmila achevait de se préparer, mettant joyeusement de beaux vêtements, se parfumant d’une légère touche de seringat d’Atkinson, et elle mit dans son sac à main blanc brodé de perles de verre un flacon de parfum non entamé et un petit pulvérisateur, et elle s’embusqua au salon derrière le rideau d’une fenêtre, pour voir si Kokovkine arrivait. Elle avait pensé par avance à prendre avec elle un flacon de parfum – histoire de parfumer le lycéen, pour qu’il sente autre chose que son latin dégoûtant, l’encre et le petit garçon. Lioudmila aimait les parfums, les faisait venir de Pétersbourg et en faisait grand usage. Elle aimait les fleurs odorantes. Sa chambre embaumait toujours, il y régnait une odeur de fleurs, de parfum, de pin ou de branches fraîches de bouleaux, au printemps.


     Voilà que ses sœurs arrivaient, et Kokovkina avec elles. Lioudmila traversa gaiement la cuisine, le potager, franchit le portillon et emprunta une petite ruelle pour éviter d’être aperçue par Kokovkina. Elle souriait joyeusement et marchait vite en direction de la maison de Kokovkina en balançant son sac à main blanc et son ombrelle blanche. La tiède journée d’automne la remplissait de joie, et elle semblait transporter avec elle et répandre autour d’elle toute cette gaieté qui lui était propre.


     Chez Kokovkina, la domestique lui dit que madame était sortie. Lioudmila rit bruyamment et plaisanta avec la fille aux joues rouges qui lui avait ouvert la porte.


     — Tu me racontes peut-être des histoires, dit-elle, peut-être que ta patronne se cache de moi.


     — Hi-hi, pourquoi se cacherait-elle ?! répondit la domestique en riant : allez voir à l’intérieur, si vous ne me croyez pas.


     Lioudmila alla jeter un coup d’œil au salon et cria d’un air espiègle :


     — Y a-t-il âme qui vive ? Ah, le lycéen !


     Sacha jeta un regard depuis sa chambre, vit Lioudmila, se réjouit, et ses yeux joyeux accrurent la gaieté de Lioudmila. Elle demanda :


     — Où est donc Olga Vassilievna ?


     — Elle n’est pas là, répondit Sacha. Elle n’est pas encore arrivée. Elle est sortie tout à l’heure de l’église. Moi, je suis rentré, mais elle, pas encore.


     Lioudmila feignit l’étonnement. Elle agita son ombrelle et dit d’un air dépité :


     — Comment cela se fait-il, tout le monde est revenu de l’église, et elle, justement, elle n’est pas là. C’est vous, jeune lycéen, qui êtes si turbulent que la vieille femme ne reste pas chez elle ?


     Sans rien dire, Sacha souriait. La voix de Lioudmila lui causait de la joie, de même que son rire sonore. Il cherchait un moyen de lui proposer adroitement de la raccompagner – pour demeurer quelques instants de plus en sa compagnie, la voir et l’entendre.


     Mais Lioudmila ne songeait pas à s’en aller. Elle regarda Sacha avec un sourire malicieux et lui dit :


     — Vous pourriez me proposer de m’asseoir, aimable jeune homme ! Dites, je suis fatiguée ! Laissez-moi au moins me reposer un peu.


     Et elle entra au salon en riant et en caressant Sacha de ses regards vifs et tendres. Sacha se troubla, rougit et se réjouit : elle allait rester avec lui !


     — Vous voulez que je vous parfume ? demanda vivement Lioudmila. Ça vous dit ?


     — Vous, alors ! dit Sacha. Tout de suite m’étrangler1 ! Pourquoi cette cruauté ?


     Lioudmila éclata de rire et se renversa sur le dossier du fauteuil.


     — Vous parfumer, bêta ! s’exclama-t-elle. Il n’a rien compris. Je ne veux pas vous étrangler de mes mains, mais vous asperger de parfum.


     Sacha dit de façon comique :


     — De parfum ? Bon, oui, ça peut aller.


     Lioudmila sortit de son sac le pulvérisateur, fit pivoter devant les yeux de Sacha le joli petit récipient de verre rouge sombre décoré d’arabesques dorées, garni d’un prolongateur de bronze et d’une boule de gutta-percha, et dit :


     — Voyez-vous, j’ai acheté hier un nouveau vaporisateur, et je l’ai oublié dans mon sac.


     Puis elle sortit du sac un grand flacon de parfum à l’étiquette sombre et bariolée – un parfum de Paris, du Pao-Rosa2 de Guerlain. Sacha dit :


     — Qu’est-ce qu’il est profond, votre sac à main !


     Lioudmila répondit gaiement :


     — N’espérez rien d’autre, je ne vous ai pas apporté de pain d’épices.


     — Du pain d’épices, répéta Sacha de façon comique.


     Il regarda avec intérêt Liouudmila déboucher le flacon, et lui demanda :


     — Comment allez-vous faire pour le verser sans entonnoir ?


     Lioudmila dit gaiement :


     — L’entonnoir, c’est vous qui allez me le donner.


     — Mais je n’en ai pas, fit Sacha, embarrassé.


     — Faites comme vous voulez, mais donnez-moi un entonnoir, répéta Lioudmila en riant.


     — Je pourrais prendre celui que Malania utilise, mais c’est pour le pétrole lampant, dit Sacha.


     — Ah, vous n’êtes pas un jeune homme très dégourdi ! Donnez-moi un bout de papier, si ça ne vous fend pas le cœur, cela fera un entonnoir.


     — Ah, effectivement ! s’exclama joyeusement Sacha. On peut rouler le papier en entonnoir. J’en apporte tout de suite.


     Sacha partit en courant dans sa chambre.


     — Une page de cahier, ça va ? cria-t-il de la chambre.


     — Tout peut faire l’affaire, répliqua gaiement Lioudmila : même une page de livre, d’une grammaire latine, cela ne me dérange pas.


     Sacha se mit à rire et cria :


     — Non, une page de cahier, cela vaut mieux..


     Il dénicha un cahier vierge, arracha la page du milieu et allait courir au salon, mais Lioudmila se tenait déjà sur le seuil.


     — On peut entrer chez toi, patron ? demanda-t-elle d’un ton espiègle.


     — Je vous en prie, très heureux ! cria gaiement Sacha.


     Lioudmila s’assit au petit bureau du lycéen, confectionna un entonnoir avec la feuille de papier et se mit, le visage soucieux et affairé, à transvaser le parfum du flacon dans le pulvérisateur. L’entonnoir de papier, le long duquel coulait le filet de parfum, s’humecta et s’assombrit sur le côté et vers le bas. Le liquide odoriférant coulait lentement, s’attardant dans l’entonnoir. Un arôme doux et tiède de roses flottait dans l’air, mêlé à l’odeur âpre de l’alcool. Lioudmila versa dans le vaporisateur la moitié du flacon et dit :


     — Voilà qui suffit.


     Et elle se mit à visser le haut du vaporisateur. Puis elle chiffonna le papier humide et le frotta entre ses mains.


     — Sens-moi ça, dit-elle à Sacha en lui approchant sa paume du visage.


     Sacha se pencha, ferma les yeux et huma. Lioudmila se mit à rire, lui donna une petite tape sur les lèvres et appuya sa main contre sa bouche. Sacha s’empourpra et baisa cette main tiède et parfumée effleurant ses lèvres tremblantes. Lioudmila poussa un soupir, une expression attendrie courut sur son joli visage, remplacé aussitôt après par son air habituel de gaieté heureuse. Elle dit :


     — À présent, tiens bon, je vais t’asperger !


     Et elle pressa la boule de gutta-percha. Une poussière odorante se répandit en mille parcelles dans l’air et sur la chemise de Sacha. Celui-ci riait et se tournait avec docilité lorsque Lioudmila le poussait légèrement.


     — Cela sent bon, hein ? demanda-t-elle.


     — C’est très agréable, répondit joyeusement Sacha. Et comment s’appelle ce parfum ?


     — En voilà un bébé ! Tu n’as qu’à lire sur le flacon, le taquina-t-elle.


     Sacha lut l’étiquette et dit :


     — Cela sent l’huile de roses.


     — L’huile ! fit Lioudmila d’un ton de reproche, et elle lui donna une petite tape dans le dos.


     Sacha se mit à rire, poussa un petit glapissement et montra le bout de la langue roulé en tuyau. Lioudmila se leva et examina les manuels et les cahiers de Sacha. 


     — On peut jeter un coup d’œil ? demanda-t-elle.


     — Je vous en prie, dit Sacha.


     — Montre un peu tes « un » et tes « zéros3 ».


     — Je n’ai jamais connu jusqu’à présent ce genre de choses charmantes, répliqua Sacha, vexé.


     — Ah, là, tu mens, dit Lioudmila sans hésitation. Dans votre situation, vous prendre des pieux4 est inévitable. Tu les as cachés, oui.


     Sacha souriait sans répondre.


     — Le latin et le grec ont l’air de vous embêter, dit Lioudmila.


     — Non, pas du tout, répondit Sacha, mais on voyait que cette conversation portant sur les manuels ne pouvait que l’ennuyer. Potasser, ce n’est pas marrant, reconnut-il, mais ça va, j’ai une bonne mémoire. Mais ce que j’aime, c’est résoudre des problèmes.


     — Viens me voir demain après le déjeuner5, dit Lioudmila. 


     — Je vous remercie, je viendrai, dit Sacha en rougissant.


     Cela lui plaisait, d’être invité par Lioudmila. Celle-ci lui demanda :


     — Tu sais où j’habite ? Tu viendras ?


     — Oui, je sais. C’est entendu, je viendrai, répondit joyeusement Sacha.


     — Viens sans faute, répéta sévèrement Lioudmila. Je t’attendrai, tu m’entends !


     — Et si j’ai beaucoup de devoirs ? dit Sacha, plus par scrupule qu’autre chose, car il ne pensait pas que ses devoirs l’empêcheraient de venir.


     — C’est sans importance, viens quand même, insista Lioudmila. Tu ne seras pas empalé pour autant.


     — Et pour faire quoi ? demanda Sacha avec un petit rire.


     — Parce qu’il le faut. Viens, je te dirai quelque chose, je te montrerai quelque chose, dit Lioudmila en sautillant et en chantonnant, en tiraillant sa jupe et en écartant ses doigts roses – viens mon mignon, mon argenté, mon doré.


     Sacha se mit à rire.


     — Dites-le-moi aujourd’hui, demanda-t-il.


     — Non, aujourd’hui, pas moyen. D’ailleurs, ce ne serait pas une bonne idée. Tu ne viendrais pas, demain, tu ne verrais plus pourquoi venir.


     — Entendu, je viendrai sans faute demain, si on me laisse sortir.


     — Voilà autre chose, bien sûr, qu’on te laissera sortir. On ne vous tient pas encore à la chaîne, il me semble.


     En prenant congé, Lioudmila embrassa Sacha sur le front et leva sa main vers les lèvres de Sacha, qui dut la baiser. Et Sacha éprouva du plaisir à baiser de nouveau cette main blanche et délicate – du plaisir et une sorte de honte. Comment s’empêcher de rougir ?! En s’en allant, Lioudmila souriait, d’un sourire tendre et malicieux. Et elle se retourna à plusieurs reprises.


     « Ce qu’elle est charmante ! » se disait Sacha.




     Il restait seul.


     « Comme elle est partie vite ! se dit-il. Elle s’est levée brusquement et, sans me donner le temps de reprendre mes esprits, elle a disparu. Elle aurait pu rester un peu plus longtemps ! » Il eut honte de ne pas lui avoir offert de la raccompagner. 


     « J’aurais pu passer encore un peu de temps avec elle ! songeait-il. La rattraper ? Est-elle loin ? En courant, en me dépêchant, je pourrai la rattraper. »


     « Et si elle se mettait à rire ? Et puis, ce serait peut-être gênant pour elle. » songea-t-il encore.


     Si bien qu’il ne se décida pas à courir la rattraper. Il ressentit un ennui et un malaise inexplicable. La douce sensation du baiser donné mourait sur ses lèvres, tandis que son front brûlait du baiser reçu.


     « Que ses baisers sont doux ! rêvassait Sacha. Comme ceux d’une gentille sœur. »


     Les joues de Sacha flambaient. C’était doux et honteux. Des rêves indécis naissaient.


     « Si elle était ma sœur ! s’attendrissait Sacha. Je pourrais aller la voir, l’embrasser, lui dire des mots caressants. L’appeler “Lioudmilotchka, ma chérie” ! Ou lui donner un petit nom spécial, Bouba ou Libellule. »


     « Mais voilà, songeait tristement Sacha, c’est une étrangère. Une gentille étrangère. » Elle était venue, puis repartie, sans peut-être penser à lui davantage. Elle avait seulement laissé derrière elle une agréable odeur de lilas et de roses, et la sensation de deux baisers tendres – et une émotion vague dans son âme, y faisant naître une douce rêverie, comme l’onde engendra Aphrodite. 




     Kokovkina revint peu après.


     — Pouah ! Ça sent drôlement fort, chez toi ! dit-elle.


     Sacha rougit.


     — Lioudmilotchka était là, dit-il : elle vous a ratée, elle est restée un peu, m’a parfumé et s’en est est allée. 


     — En voilà des tendresses ! s’étonna la vieille femme – Lioudmilotchka !


     Sacha se mit à rire, embarrassé, et courut dans sa chambre. Tandis que Kokovkina songeait que les sœurs Routilov étaient de joyeuses et gentilles demoiselles, qui charmaient par leur douceur les jeunes comme les plus âgés.




     Le lendemain, dès le matin, Sacha se sentit joyeux d’avoir été invité. il attendit le déjeuner avec impatience. Après le repas, rouge de confusion, il demanda à Kokovkina la permission d’aller jusqu’à sept heures chez les Routilov. Kokovkina fut surprise, mais le laissa partir. Sacha y courut, tout joyeux, soigneusement peigné et même pommadé. Il se réjouissait et ressentait une légère émotion, comme avant un événement à la fois agréable et ayant du sens. Il lui plaisait de se dire qu’il arriverait bientôt, baiserait la main de Lioudmila, et que celle-ci lui déposerait un baiser sur le front – et que ces baisers seraient réitérés à son départ. Il rêvait déjà doucement de la main blanche et délicate de Lioudmila.


     Dès le vestibule, Sacha fut accueilli par les trois sœurs. Elles aimaient rester à côté de la fenêtre à regarder ce qui se passait dehors, et le virent donc de loin. Gaies et bien parées, gazouillant bruyamment, elles l’entourèrent d’un tourbillon joyeux et pétulant – et il se sentit tout de suite à l’aise et content avec elles.


     — Le voilà, le mystérieux jeune homme ! s’exclama gaiement Lioudmila.


     Sacha lui baisa la main avec adresse, et en y prenant grand plaisir. Il baisa aussi celles de Daria et de Valéria – pas moyen de leur échapper –, et trouva cela également très agréable. D’autant plus qu’elles l’embrassèrent toutes les trois sur la joue : un baiser sonore pour Daria, claqué avec indifférence, comme elle eût embrassé une planche, un baiser tendre pour Valéria, qui baissa les yeux – des yeux malicieux –, poussa un petit rire et approcha sans bruit ses lèvres légères et joyeuses, comme une délicate et parfumée fleur de pommier tombant sur la joue de Sacha ; quant à Lioudmila, elle l’embrassa bruyamment, fortement et gaiement.


     — C’est mon invité, dit-elle d’un air décidé, et, prenant Sacha par les épaules, elle l’emmena chez elle.


     Daria se fâcha aussitôt.


     — Il est à toi, tu peux l’embrasser ! cria-t-elle avec dépit. Tu parles d’un trésor ! Personne ne te l’enlèvera…


     Valéria ne dit rien, elle sourit juste d’un air railleur : c’était vraiment curieux, de discuter avec un gamin ! Que pouvait-il comprendre ?


     La chambre de Lioudmila était spacieuse, lumineuse et gaie en raison de deux grandes fenêtres donnant sur le jardin, légèrement voilées de tulle jaunâtre. Il y flottait une douce odeur. Les affaires y étaient toutes élégantes et lumineuses. Les chaises et les fauteuils étaient tendus d’un tissu jaune d’or, avec des arabesques blanches qu’on distinguait à peine. On voyait divers flacons de parfum, des eaux de toilette, des bocaux et des boîtes, des éventails et quelques petits livres russes et français.


     — J’ai rêvé de toi cette nuit, raconta Lioudmila en éclatant de rire. Tu nageais près d’un pont et moi, depuis le pont, je t’attrapais avec une canne à pêche.


     — Et vous m’avez mis dans un bocal ? demanda d’un air comique Sacha.


     — Pourquoi dans un bocal ?


     — Et où donc ?


     — Où ? Je t’ai cueilli par les oreilles et t’ai rejeté dans la rivière.


     Et le rire de Lioudmila résonna un long moment.


     — Vous alors ! fit Sacha. Mais vous aviez promis de me montrer quelque chose, dit-il d’un ton de reproche.


     — Je vais te faire voir ! Tu veux manger ? demanda Lioumila.


     — J’ai déjeuné, dit Sacha. Vous êtes drôlement trompeuse !


     — Comme si j’avais besoin de te tromper. C’est toi qui empestes la pommade ? demanda soudain Lioudmila. 


     Sacha rougit.


     — Je ne supporte pas la pommade ! dit Lioudmila, mécontente.  Demoiselle pommadée, va !


     Elle lui passa la main dans les cheveux et lui donna une tape sur la joue de sa main graisseuse.


     — De grâce, je te défends de te mettre de la pommade ! dit-elle.


     Sacha était confus.


     — Entendu ,je ne le ferai plus, dit-il. Quelle sévérité ! Vous vous parfumez bien, vous !


     — Le parfum et la pommade, ça n’a rien à voir, idiot ! En voilà une comparaison, dit Lioudmila, persuasive. Je ne mets jamais de pommade. À quoi bon s’encoller les cheveux ?! Le parfum, c’est très différent. Allez, je vais te parfumer. Ça te dit ? Le seringat, tu en as envie ?


     — Oui, ça me dit, dit Sacha en souriant.


     Il lui était agréable de se dire qu’il en ramènerait l’arôme chez sa logeuse, étonnant de nouveau Kokovkina.


     —Qui en a envie ? le pria de répéter Lioudmila en prenant dans ses mains un petit flacon de parfum au lilas et en regardant Sacha d’un air interrogateur et malicieux.


     — J’en ai envie, répéta Sacha.


     — Tu aboies d’envie6 ? Tu aboies ? Allez, aboie ! le taquina Lioudmila.


     Sacha et Lioudmila riaient joyeusement.


     — Tu n’as plus peur que je t’étrangle ? demanda Lioudmila. Tu te souviens comme tu as eu la frousse, hier ?


     — Je n’ai pas eu la frousse du tout, protesta avec chaleur Sacha, tout rouge.


     Tout en riant et en taquinant le garçon, Lioudmila s’était mise à le parfumer au seringa. Sacha la remercia et lui baisa de nouveau la main.


     — Et, s’il te plaît, fais-toi couper les cheveux ! dit sévèrement Lioudmila. Les boucles n’ont rien de bon, elles peuvent juste faire peur aux chevaux.


     — Entendu, je me les ferai couper, consentit Sacha. Quelles effrayantes sévérités ! Je porte pourtant les cheveux très court, un demi-pouce, l’inspecteur ne m’a jamais reproché mes cheveux.


     — J’aime les jeunes gens aux cheveux ras, retiens-le, fit Lioudmila avec importance, en le menaçant du doigt. Et je ne suis pas ton inspecteur, moi, il faut m’obéir.


     Depuis lors, Lioudmila prit l’habitude de se rendre de plus en plus souvent chez Kokovkina pour voir Sacha. Elle s’efforçait, surtout au début, d’y aller quand Kokovkina n’était pas à la maison. Elle poussait parfois la ruse jusqu’à faire sortir grâce à un artifice quelconque la vieille de chez elle. Daria lui dit un jour :


     — Quelle froussarde tu fais ! Tu as peur d’une vieille femme. Va le voir quand elle est là, et emmène-le se promener.


     Lioudmila lui obéit et se mit à aller voir Sacha à n’importe quel moment. Si elle trouvait Kokovkina chez elle, elle restait quelques instants avec elle, puis emmenait Sacha faire un tour, sans pour autant le retenir bien longtemps.


     Lioudmila et Sacha devinrent vite très bons amis – une amitié tendre mais inquiète. Sans qu’elle s’en aperçut, Lioudmila éveillait en Sacha des aspirations et des désirs prématurés, restant pour le moment vagues. Sacha baisait souvent les mains de Lioudmila – à la naissance de ses poignets fins et souples, à la peau délicate et élastique : à travers ce tissu d’un rose tirant sur le jaune transparaissait le lacis sinueux de ses veines bleutées. Et plus haut, il était facile de baiser ses bras longs et minces, en remontant ses manches jusqu’au coude.


     Sacha cachait parfois à Kokovkina que Lioudmila était venue. Sans mentir, mais en omettant d’en parler. D’ailleurs, comment mentir, alors que la domestique pouvait parler ? Garder le silence sur les visites de Lioudmila pesait à Sacha : tant il gardait dans les oreilles le rire de Lioudmila. Il avait envie de parler d’elle. Mais cela le gênait étrangement d’en parler.


     Sacha se lia rapidement d’amitié avec les autres sœurs aussi. Il leur baisait la main à toutes les trois, et se mit bientôt à appeler les jeunes filles Dachenka, Lioudmilotchka et Valérotchka7.




Notes


  1. Le verbe que l’auteur utilise ici pour dire « parfumer » signifie ordinairement « étrangler, étouffer".
  2. En lettres latines dans le texte. Parfum au santal. Un autre parfum, le seringat d’Atkinson a été évoqué au début du chapitre : c’est une sorte de jasmin.
  3. Les notes allaient – et vont toujours – de 1 à 5. Lioudmila plaisante, avec ses zéros.
  4. Sans doute l’argot scolaire, le 1 pouvant évoquer un pieu…
  5. Rappel : c’est le repas principal, pris vers quinze heures. Les cours de Sacha ont lieu le matin.
  6. Jeu de mots : en coupant le mot traduisant « tu as envie », on obtient : « tu aboies donc »
  7. Modification affectueuse des prénoms.





XVII



     Rencontrant un jour Sacha dans la rue, Lioudmila lui dit :


     — Demain, c’est la fête de la fille aînée de la femme du directeur du lycée : est-ce que ta vieille ira là-bas ?


     — Je ne sais pas, répondit Sacha.


     Et déjà un joyeux espoir s’éveillait dans son cœur, et c’était même un souhait plus qu’un espoir : Kokovkina sortirait, et Lioudmila viendrait juste à ce moment et resterait avec lui. Le soir, il rappela la fête du lendemain à sa logeuse.


     — J’ai bien failli oublier, dit Kokovkine. Je vais y aller. La jeune fille est tellement charmante.


     Et lorsque Sacha rentra du lycée, Kokovkin partit pour de bon chez les Khripatch. Sacha était content d’avoir pu cette fois éloigner Kokovkina; Il était persuadé que Lioudmila trouverait le temps de venir.


     Ce fut bien le cas : Lioudmila arriva. Elle embrassa Sacha sur la joue, lui donna sa main à baiser, partit d’un rire joyeux tandis qu’il s’empourprait. Les vêtements de Lioudmila exhalaient un arôme suave et humide de fleurs – le rosiris –, l’iris charnel et voluptueux dilué dans le parfum tendre et rêveur des roses. Lioudmila avait apporté une étroite boîte enveloppée d’un papier fin à travers lequel apparaissait un dessin jaunâtre. Elle s’assit, posa la boîte sur ses genoux et jeta un coup d’œil malicieux à Sacha.


     — Tu aimes les dattes ? demanda-t-elle.


     — Je les respecte, dit Sacha avec une grimace comique.


     — Eh bien je t’en ai apporté, fit Lioudmila avec autorité.


     Elle défit l’emballage et dit :


     — Mange !


     Elle sortait les dattes une à une, les plaçait dans la bouche de Sacha, et il devait lui baiser la main après chaque fruit. Sacha dit :


     — Mais j’ai les lèvres sucrées, maintenant.


     — Quel grand malheur ! Baise ma main tant que tu veux, je ne me vexerai pas.


     — Il vaut mieux que je vous fasse tous les baisers tout de suite, dit Sacha en riant.


     Et il tendit la main pour prendre une datte.


     — Tu vas tricher, tu vas me tromper ! s’écria Lioudmila en refermant vivement la boîte et en tapant sur les doigts de Sacha.


     — Allons bon, je suis honnête, je ne triche pas, assura Sacha.


     — Rien à faire, je ne te crois pas, répéta Lioudmila.


     — Vous voulez que je vous baise la main d’avance ? proposa Sacha.


     — Ah, c’est mieux, ça ! dit gaiement Lioudmila – vas-y, embrasse.


     Elle tendit sa main à Sacha. Celui-ci saisit ses longs doigts fins, y déposa un baiser et demanda avec une ironie malicieuse, sans lâcher sa main :


     — Et vous, Lioudmilotchka, vous n’allez pas me tromper ?


     — Serais-je malhonnête, par hasard ?! répondit gaiement Lioudmila. N’aie crainte, je ne vais pas te rouler, embrasse sans douter.


     Sacha se pencha sur sa main et se mit à la couvrir de baisers bruyants et pressés, il était heureux de pouvoir y déposer tant de baisers. Lioudmila les comptait attentivement ; elle en compta dix et déclara :


     — Cela n’est pas commode pour toi, en restant debout. Tu es obligé de te pencher.


     — Je vais prendre une posture plus commode, dit Sacha.


     Il se mit à genoux et continua avec zèle à baiser la main de Lioudmila.


     Sacha aimait bien manger. Cela lui plaisait, que Lioudmila le régale de sucreries. Il l’aimait encore plus tendrement pour cela.




     Lioudmila aspergeait maintenant Sacha d’un parfum à l’arôme douceâtre. Sacha fut surpris de son odeur suave mais étrange, faisant tourner la tête, une brillance embrumée comme une aube dorée, mais maladive, au sortir de ténèbres blanchies. Sacha dit :


     — Quel parfum étrange !


     — Essaye-le sur ta main, lui conseilla Lioudmila.


     Elle lui donna un petit flacon rectangulaire aux bords arrondis et plutôt moche. Sacha l’examina à la lumière : il contenait un liquide d’un jaune vif et gai. Dessus, une étiquette solide, bariolée, une suscription française : cyclamen de Piver1. 


     Sacha attrapa le bouchon de verre, le dévissa et huma le parfum. Puis il fit ce qu’aimait faire Lioumila : il appuya sa paume contre le goulot du flacon, renversa d’un geste vif le flacon et le redressa, étala sur sa main les gouttes de cyclamen et huma sa paume attentivement – l’alcool s’était volatilisé, il ne restait que l’arôme. Lioudmila le regardait avec un espoir ému. Sacha dit avec hésitation :


     — Ça sent un peu la punaise sucrée.


     — Allons, ne mens pas, je te prie, dit avec irritation Liodmila.


     Elle mit à son tour du parfum sur sa main et le sentit. Sacha répéta :


     — Une odeur de punaise, vraiment.


     Lioudmila devint soudain toute rouge, au point que de petites larmes brillèrent à ses yeux, elle frappa Sacha sur la joue en criant :


     — Méchant garnement ! Voilà pour la punaise !


     — Quelle claque ! dit Sacha, qui se mit à rire et baisa la main de Lioudmila. Pourquoi vous fâcher ainsi, Lioudmilotchka chérie ?! Alors, d’après vous, qu’est-ce que ça sent ?


     La gifle ne l’avait pas mis en colère, tant il était sous le charme de Lioudmila.


     — Ce que ça sent ? demanda Lioudmila en attrapant une oreille de Sacha. Je vais te le dire tout de suite, mais je vais commencer par t’arracher l’oreille. 


     — Aïe, aïe, aïe, Lioudmilotchka chérie, je ne le ferai plus ! disait Sacha, courbé et grimaçant de douleur.


     Lioudmila lâcha l’oreille devenue rouge, attira tendrement Sacha à elle, le fit asseoir sur ses genoux et dit :


     — Écoute-moi : trois senteurs habitent le cyclamen – la fleur pauvre sent la douce ambroisie : c’est pour les abeilles ouvrières. Tu sais qu’en russe, cette fleur se nomme driakva2. 


     Driakva, répéta Sacha en riant – drôle de nom.


     — Ne ris pas, polisson, dit Lioudmila en lui attrapant l’autre oreille, et elle poursuivit :


     — La douce ambroisie, et les abeilles bourdonnent au-dessus de la fleur, c’est sa joie. Mais elle exhale aussi une délicate odeur de vanille, et ce n’est plus pour les abeilles, mais pour celui dont on rêve, et c’est, selon son désir, à la fois la fleur et le soleil au-dessus d’elle. Et la troisième senteur, la douceur d’un corps, et c’est pour celui qui aime, et c’est son amour, cette pauvre fleur et le pénible soleil de midi. Les abeilles, le soleil, la fournaise, comprends-tu, mon chéri ?


     Sacha hocha la tête sans rien dire. Son visage basané brûlait et ses longs cils noirs tremblaient. Lioudmila regardait au loin, rêveuse, empourprée, en disant :


     — Il se réjouit, le tendre cyclamen ensoleillé, il attire des désirs doux et honteux, il échauffe le sang. Tu comprends, mon soleil, quand on éprouve de la douceur et de la joie, et qu’on a mal en même temps et qu’on a envie de pleurer ? Tu comprends ? Voilà ce qu’est le cyclamen.


     Elle colla ses lèvres contre celles de Sacha, pour un long baiser.




     Songeuse, Lioudmila regardait devant elle. Un sourire malicieux courut soudain sur ses lèvres. Elle repoussa légèrement Sacha et lui demanda :


     — Tu aimes les roses ?


     Sacha poussa un soupir, ouvrit les yeux, sourit doucement et chuchota :


     — Je les aime.


     — Les grandes ? 


     — Toutes les roses, et les grandes et les petites, dit avec pétulance Sacha, et il se leva, quittant les genoux de Lioudmila d’un mouvement vif de jeune garçon.


     — Et les verges3, tu aimes ça ? demanda tendrement Lioudmila, et sa voix sonore tremblait d’un rire contenu. 


     — J’aime ça, répondit vite Sacha.


     Lioudmila éclata de rire et rougit.


     — Idiot, tu aimes les verges, mais il n’y a personne pour te fouetter, s’exclama-t-elle.


     Ils riaient aux éclats, rouges tous les deux.


     Les excitations nécessairement innocentes faisaient pour Lioudmila le charme essentiel de leur liaison. Ils étaient tous les deux émus, mais se tenaient loin des achèvements grossiers et répugnants.




    Ils discutèrent pour savoir qui des deux était le plus fort. Lioudmila dit :


     — Bon, admettons que ce soit toi. Et alors ? C’est l’agilité qui compte.


     — Je suis également agile, se vanta Sacha.


     — Agile, et puis quoi encore ?! s’écria Lioudmila, taquine.


     La controverse dura. Pour finir, Lioudmila proposa :


     — Eh bien, luttons.


     Sacha se mit à rire et dit d’un air de défi :


     — Comment pouvez-vous vous mesurer à moi ?!


     Lioudmila commença à le chatouiller.


     — Ah, c’est votre méthode ! cria-t-il en riant ; il lui échappa et lui enlaça la taille.


     Ce fut le début d’une mêlée bruyante. Lioudmila vit tout de suite que Sacha était plus fort qu’elle. Ne pouvant l’emporter par la force, elle utilisa la ruse : au moment favorable, elle fit un croche-pied à Sacha, qui tomba en entraînant Lioudmila avec lui. Elle se dégagea avec agilité et le serra contre le sol. Sacha criait désespérément :


     — Ce n’est pas honnête !


     Lioudmila mit ses genoux sur le ventre de Sacha, en le pressant des mains contre le sol. Sacha tentait désespérément de s’échapper. Lioudmila se remit à le chatouiller. Le rire sonore de Sacha se mêlait au sien. À force de rire, elle dut le lâcher. Riant toujours, elle tomba par terre, tandis que Sacha se remettait debout d’un bond. Il était rouge et vexé.


     Roussalka4 ! cria-t-il.


     La roussallka était étendue par terre, riant très fort.


     Lioudmila fit asseoir Sacha sur ses genoux. Fatigués par la lutte, ils se regardaient gaiement dans les yeux, de près, et se faisaient des sourires.


     — Je suis trop lourd pour vous, dit Sacha, je vais vous écraser les genoux, vous feriez mieux de me lâcher.


     — Ce n’est rien, reste assis, répondit Lioudmila d’une voix caressante. Tu as dit toi-même que tu aimais les câlins. 


     Elle lui caressa la tête. Il se serra tendrement contre elle. Elle lui dit :


     — Comme tu es beau, Sacha !


     Sacha rougit et se mit à rire.


     — C’est votre imagination ! dit-il.


     Les conversations et les considérations sur la beauté le gênaient étrangement lorsqu’elles le concernaient ; il n’avait jamais encore eu la curiosité de savoir comment les autres le voyaient, beau ou hideux.


     Lioudmila pinça la joue de Sacha, qui sourit. Une tache rouge apparut sur sa joue. C’était joli. Lioudmila pinça l‘autre joue. Sacha ne résistait pas. Il se contenta de prendre sa main, de la baiser et de dire :


     — Assez de pinçons, vous me faites mal et vous allez attraper des ampoules à vos petits doigts.


     — Voyez-vous ça, fit Lioudmila d’une voix traînante. Ça fait mal, mais on est devenu un expert en compliments…


     — Je n’ai plus le temps, j’ai beaucoup de leçons à apprendre. Faites-moi encore quelques câlins pour me porter chance, que j’ai un « cinq » en grec5.


     — Tu m’envoies promener ! dit Lioudmila.


     Elle lui attrapa le bras et remonta sa manche au-dessus du coude.


     — Vous voulez me taper ? demanda Sacha, rougissant d’un air gêné et coupable.


     Mais Lioudmila admirait son bras, qu’elle fit tourner dans un sens puis dans l’autre.


     — Qu’ils sont beaux, tes bras ! dit-elle d’une voix forte et joyeuse, et elle l’embrassa brusquement près du coude.


     Sacha rougit et fit un mouvement pour retirer son bras, mais Lioudmila le retint et l’embrassa encore à plusieurs reprises. Sacha se tut, baissa les yeux, et une expression étrange courut sur ses lèvres d’un rouge vif et à moitié souriantes, tandis que, sous l’auvent de ses cils épais, ses joues enflammées commençaient à pâlir.




     Ils se dirent au revoir. Sacha accompagna Lioudmila jusqu’au portillon. Il l’aurait bien suivie plus loin, mais elle ne le lui permit pas. Il s’arrêta au portillon et dit :


     — Viens plus souvent, mon délice, apporte de plus mielleux pains d’épices.


     Ce premier tutoiement résonna comme une tendre caresse aux oreilles de Lioudmila. Elle prit impétueusement Sacha dans ses bras, l’embrassa et s’enfuit. Sacha demeura comme abasourdi.




     Sacha avait promis de venir. L’heure fixée arriva – pas de Sacha. Lioudmila attendait avec impatience, allant et venant, se languissant, regardant par la fenêtre. Des pas dans la rue : le voilà. Ses sœurs riaient d’elle. Émue et fâchée, elle leur dit :


     — Ça va, vous ! Fichez-moi la paix !


     Puis elle leur reprocha avec véhémence de se moquer d’elle. Il était clair que Sacha ne viendrait pas. Lioudmila en pleurait de dépit et de chagrin.


     — Ah là là, quelle déception6 ! la taquinait Daria.


     Lioudmila, sanglotant, oubliait de se mettre en colère contre elle et disait d’une petite voix :


     — C’est l’affreuse vieille chipie qui ne l’a pas laissé sortir, elle le tient sous sa jupe pour qu’il étudie le grec.


     Daria dit avec une compassion un peu grossière :


     — Oui, il est trop nigaud pour arriver à sortir.


     — Tu as une relation avec un marmot, lâcha dédaigneusement Valéria.


     Les deux sœurs, tout en se moquant de Lioudmila, s’affligeaient pour elle. Elles s’aimaient tendrement, mais peu profondément : l’amour tendre est superficiel ! Daria déclara :


     — Un vrai plaisir, de pleurer et de s’essuyer les yeux pour un blanc-bec. C'est le cas de le dire, le diable s’est lié à un poupon.


     — Qui est le diable ? cria avec emportement Lioudmila, devenue pourpre.


     — Mais toi, ma petite mère, répondit tranquillement Daria : tu as beau être jeune…


     Daria n’acheva pas et se mit à siffler fort.


     — Des idioties ! dit Lioudmila d’une voix singulière.


     Un sourire étrangement cruel éclaira son visage, à travers ses larmes, comme un rayon de soleil éclatant au crépuscule, à travers les dernières gouttes d’une pluie vespérale.


     Daria demanda avec dépit :


     — Tu peux me dire ce qu’il a d’intéressant ?


     Toujours avec le même sourire surprenant, Lioudmila répondit lentement, d’un air songeur :


     — Quel beau garçon c’est ! Et quelles possibilités il a en réserve !


     — Voilà qui ne vaut pas cher, dit résolument Daria. Tous les garçons ont ces possibilités.


     — Si, cela a du prix, répondit Lioudmila, agacée. Il y en a qui ne sont qu’ordure.


     — Et lui, il est pur ? demanda Valéria en étirant dédaigneusement le mot « pur ».


     — Tu comprends tout, vraiment ! cria Lioudmila, qui ajouta aussitôt après d’une voix redevenue douce et rêveuse : il est innocent.


     — Encore heureux ! persifla Daria.


     — Le meilleur âge, pour les garçons, dit Lioudmila, c’est quatorze-quinze ans. À cet âge-là, ils ne peuvent ni ne comprennent vraiment rien, mais ils pressentent tout, absolument tout. Et ils n’ont pas cette affreuse barbe.


     — Un grand plaisir ! fit Valéria avec une grimace de mépris. 


     Elle était triste. Elle se trouvait petite, faible, fragile7, et enviait ses sœurs – le rire joyeux de Daria et même les pleurs de Lioudmila. Celle-ci répéta :


     — Vous ne comprenez rien. Mon amour pour lui n’est pas du tout celui auquel vous pensez. Aimer un jeune garçon vaut mieux que de s’amouracher d’une banale physionomie moustachue. Je l’aime d’un amour innocent. Je ne lui demande rien. 


     — Si tu ne lui demandes rien, pourquoi le tarabuster ? objecta rudement Daria.


     Lioudmila rougit, et une lourde expression de culpabilité s’étendit sur son visage. Daria eut pitié de sa sœur, s’approcha d’elle, l’étreignit et dit :


     — Ne fais pas la tête, nous ne disions pas cela par méchanceté.


     Lioudmila se remit à pleurer, se blottit contre l’épaule de Daria et dit tristement :


     — Je sais bien que je n’ai rien à attendre, s’il pouvait tout de même me montrer de la tendresse, m’accorder au moins quelques caresses…


     — Bonjour tristesse8 ! fit Daria avec agacement. Elle s’écarta de Lioudmila, mit les mains sur ses hanches et entonna d’une voix forte :



           J’ai laissé un soir mon gentil promis 

            Passer la nuit…



     Valéria éclata de rire, un rire à la fois sonore et frêle. Les yeux de Lioudmila se firent gaiement lascifs. Elle se rua dans sa chambre, s’aspergea de Corylopsis9 – et l’odeur suave, épicée et charnelle l’enveloppa de sa séduisante caresse. Elle sortit dans la rue, toute parée, émue, le charme indiscret de la séduction flottant autour d’elle.


     « Je le rencontrerai peut-être » se disait-elle.


     Et elle le rencontra.


     — C’est du joli ! lui cria-t-elle en un joyeux reproche.


     Sacha se troubla et se réjouit en même temps.


     — Je n’ai pas eu le temps, dit-il, gêné. Plein de leçons, de devoirs, vraiment, je n’ai pas eu le temps.


     — Tu mens, mon mignon. Allez, on y va, maintenant.


     Il refusait en riant, mais on voyait qu’il était content que Lioudmila l’emmenât. Et Lioudmila l’amena chez elle.


     — Je l’ai ramené ! cria-t-elle triomphalement à ses sœurs, et elle emmena Sacha dans sa chambre en le tenant par l’épaule.


     — Attends un peu, tu vas me le payer ! le menaça-t-elle, et elle tira le verrou. À présent, personne ne prendra ta défense.


     Les mains passées dans sa ceinture, Sacha se tenait gauchement au milieu de la pièce. Il ressentait et de l’effroi et de l’amour. Il flottait dans l’air une nouvelle odeur de parfum, un parfum suave et festif, mais il y avait quelque chose d’agressif dans ce parfum, qui attaquait les nerfs comme le frôlement de joyeux, vifs et rugueux serpents.  

  


Notes


  1. Néanmoins transcrite en russe…
  2. Terme russe courant pour le cyclamen.
  3. Jeu de mots : le terme formé comme diminutif du mot « roses » peut aussi être considéré comme celui du mot « verges ». 
  4. Ondine, génie féminin des rivières, en Russie.
  5. Voir la note 3 du chapitre précédent.
  6. J’ai rendu tant bien que mal un peu plus haut la phrase de l’auteur qui rimait – délice et épices. Ici, on a une sorte de couinement exprimant la déception, des signifiants intraduisibles…
  7. Voir la note 10 du chapitre XIV et le chapitre IV.
  8. Cela s’imposait, vu le texte russe…
  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Corylopsis




XVIII



     Peredonov revenait de l’une de ses visites aux lycéens. Il fut surpris par une petite ondée. Il se mit à réfléchir chez qui il pourrait bien aller pour éviter de gâter sous l’averse son parapluie de soie neuf. De l’autre côté du chemin, il aperçut sur une maison en pierres à un étage l’enseigne : « Étude du notaire Goudaïevski ». Le fils du notaire était au lycée, en cinquième1. Peredonov décida d’entrer à-bas. Il en profiterait pour se plaindre du lycéen2.


     Il trouva et son père et sa mère à la maison. Ils l’accueillirent avec une grande agitation. C’était leur façon de faire.


     Nikolaï Mikhaïlovitch Goudaïevski était un homme pas très grand, solide, aux cheveux noirs marqués par une calvitie, avec une grande barbe. Ses mouvements étaient toujours précipités et surprenants : il ne se déplaçait pas, il filait, court sur pattes, comme un moineau, et l’on ne pouvait savoir, au vu de sa figure et de sa posture, ce qu’il ferait l’instant d’après. Au beau milieu d’une conversation d’affaires, il pouvait se lancer dans un tour qui amuserait moins son interlocuteur qu’il ne l’interloquerait par sa gratuité. Chez lui ou en visite, on le trouvait assis, toujours assis, mais le voilà qui se levait brusquement d’un bond et se mettait, sans aucune raison visible, à aller et venir dans la pièce avec des cris et des heurts. Marchant dans la rue, il s’arrêtait soudain, faisait une révérence, se fendait comme un escrimeur ou faisait quelque autre exercice de gymnastique, pour reprendre ensuite sa marche. Sur les actes qu’il rédigeait ou attestait, Goudaïevski aimait ajouter quelques annotations plaisantes : par exemple, au lieu d’Ivan Ivanovitch Ivanov, habitant la maison Ermilov, place de Moscou, il écrivait Ivan Ivanovitch Ivanov, habitant sur la place du marché, ce quartier irrespirable par sa puanteur, etc. Il allait parfois jusqu’à mentionner le nombre de poules et d’oies en possession de l’homme dont il certifiait la signature3.


     Ioulia Goudaïevski, femme passionnée, cruellement sentimentale, longue perche sèche, ressemblait étrangement – malgré la différence de leurs silhouettes – à son mari par ses manières : les mêmes mouvements brusques, absolument disproportionnés, eux aussi, à ceux d’autrui. Elle s’habillait de couleurs vives, à la façon des jeunes, et, au cours de ses mouvements rapides, on voyait flotter en tous sens les longs rubans multicolores dont elle aimait embellir aussi bien sa toilette que sa coiffure. 


     Antocha4, garçon maigre et vif, fit claquer ses talons par politesse. On fit asseoir Peredonov au salon, et il se mit aussitôt à se plaindre d’Antocha : un paresseux qui ne faisait pas attention en classe,, n’écoutait pas, bavardait et riait, polissonnant pendant les récréations. Surpris – il ne se savait pas si mauvais –, Antocha se mit à se disculper avec fièvre. Ses parents étaient alarmés tous les deux.


     — Permettez, criait le père, dites-moi au juste en quoi consistent ses polissonneries ?


     — Nika5, ne le défend pas, criait la mère : il ne doit pas faire le polisson.


     — Alors, en quoi a-t-il polissonné ? redemandait le père, courant comme s’il roulait sur ses jambes courtes.


     — Il polissonne, il fait du tapage, il se bat, dit Peredonov, l’air morose : il polissonne en permanence.


     — Je ne me bats pas, s’exclama plaintivement Antocha, vous pouvez demander à qui vous vous voulez, je ne me suis jamais battu avec personne.


     — Il ne laisse personne tranquille, dit Peredonov.


     — Très bien monsieur6, je vais aller au lycée me renseigner auprès de l’inspecteur, fit résolument Goudaïevski. 


     — Nika, Nika, pourquoi ne le crois-tu pas ? criait Ioulia. Tu veux qu’Antocha tourne au chenapan ? Il faut le fouetter.


     — Ce sont des balivernes ! criait le père.


     — Je le fouetterai, je le fouetterai sans faute ! s’écria la mère. Elle attrapa son fils par l’épaule et l’entraîna dans la cuisine. Antocha, criait-elle, viens avec moi, mon mignon, je vais te fouetter.


     — Je ne le permettrai pas ! hurla le père en tentant de lui arracher le fils.


     La mère n’abandonnait pas, Antocha criait désespérément, les parents se bousculaient.


     — Aidez-moi, Ardalion Borissytch, s’écria Ioulia – retenez ce monstre le temps que je châtie Antocha.


     Peredonov vint à son secours. Mais Goudaïevski  réussit à arracher son fils, repoussa violemment sa femme, bondit en direction de Peredonov et lui cria d’un ton menaçant :


     — Ne vous en mêlez pas ! Quand deux chiens se querellent, on se passe d’un troisième ! Je vais vous faire voir !


     Tout rouge, débraillé, en sueur, il agitait son poing en l’air. Peredonov recula en bredouillant indistinctement. Ioulia tournait autour de son mari en s’efforçant d’attraper Antocha ; son père l’abritait derrière lui en le tirant par le bras, tantôt à droite, tantôt à gauche ; les yeux de Ioulia étincelaient, elle criait :


     — Il va devenir un brigand ! Il fera de la prison ! On l’enverra au bagne !


     — Mais tais-toi donc ! criait Goudaïevski . Silence, sotte vipère !


     — Ah, tyran ! glapit Ioulia, qui s’approcha d’un bond de son mari, lui envoya un coup de poing dans le dos et se rua hors du salon.


     Goudaïevski  serra les poings et bondit en direction de Peredonov.


     — Vous êtes venu semer la discorde ! s’écria-t-il. Antocha, polissonner ? Vous mentez, il ne polissonne pas. Sinon, je n’aurais pas besoin de vous pour le savoir, je n’ai pas envie de discuter avec vous. Vous courez la ville, trompez des crétins et fouettez des gamins, vous voulez obtenir un diplôme de maître fouetteur. Mais vous n’êtes pas tombé sur un idiot, ici. Cher monsieur, je vous prie de vous en aller !


     En disant cela, il avançait par bonds vers Peredonov, qu’il acculait dans un angle. Peredonov, effrayé, aurait été ravi de s’enfuir, mais Goudaïevski, dans le feu de son irritation, ne s’apercevait pas qu’il lui barrait le passage. Antocha attrapa les basques de la redingote de son père et le tira vers lui. Son père regimba et lui cria dessus avec colère. Antocha fit lestement un bond de côté, amis sans lâcher la redingote paternelle. 


     — Tsss ! cria Goudaïevski. Antocha, ne t’oublie pas !


     — Papa, cria Antocha en continuant à tirer son père en arrière, tu empêches Ardalion Borissytch de passer.


     Goudaïevski fit un bond en arrière. Antocha eut à peine le temps de l’éviter. 


     — Pardon, fit Goudaïevski, qui montra la porte : par ici la sortie, je n’ose vous retenir.


     Peredonov sortit en hâte du salon. Goudaïevski figura un long nez avec ses doigts, puis lança son genou en l’air comme s’il flanquait dehors son visiteur. Antocha ricanait. Goudaïevski lui cria, fâché :


     — Antocha, ne t’oublie pas ! Attention, j’irai demain au lycée, si jamais c’est la vérité, je te donnerai de quoi t’amender.


     — Je n’ai pas polissonné, il ment, piailla plaintivement Antocha. 


     — Antocha, ne t’oublie pas ! On ne dit pas : « Il ment », mais : « Il se trompe ». Seuls les enfants mentent, les adultes ne font que se tromper7.


     Pendant ce temps, Peredonov était passé dans la pénombre du vestibule, y avait déniché tant bien que mal son pardessus et s’était mis à le passer. La peur et l’émotion faisaient qu’il ne trouvait pas ses manches. Personne ne venait à son secours. Soudain, d’une porte sur le côté, surgit d’un coup Ioulia, bruissant dans sa robe, ses rubans flottant à tout va, elle lui chuchota fiévreusement quelque chose en faisant de grands gestes et en sautillant sur la pointe des pieds. Peredonov, au début, ne comprit pas ce qu’elle disait.


     — Je vous suis tellement reconnaissante, distingua-t-il enfin, c’est si noble de votre part, si noble, votre intérêt. Les gens se montrent tous tellement indifférents, mais vous, vous êtes mis à la place d’une pauvre mère. C’est si difficile, d’éduquer les enfants, si difficile, vous ne pouvez pas savoir. J’ai deux enfants, et j’en perds la tête. Mon mari est un affreux tyran, c’est un homme affreux, n’est-ce pas ? Vous l’avez vu vous-même.


     — Oui, bredouilla Peredonov, votre mari, c’est incroyable, insupportable, moi je me fais du souci, et lui…


     — Ah, ne m’en parlez pas, chuchota Ioulia, c’est un homme épouvantable. Il va me faire mourir, il en sera bien content, et il pourra dépraver mes enfants, mon cher Antocha. Mais je suis sa mère, je ne le permettrai pas – je le fouetterai quand même.


     — Il ne vous laissera pas faire, dit Peredonov en indiquant de la tête l’intérieur de l’appartement.


     — Lorsqu’il sera à son cercle. Il n’emmènera certes pas Antocha avec lui ! Jusqu’à ce qu’il parte, je me tairai comme si j’étais d’accord avec lui, mais dès sa sortie, je fouetterai Antocha, avec votre aide. Vous allez bien m’aider, n’est-ce pas ?


     Peredonov réfléchit et dit :


     — Très bien, mais comment saurais-je le moment ?


     — J’enverrai quelqu’un vous prévenir, chuchota joyeusement Ioulia. Dès qu’il partira à son cercle, j’enverrai quelqu’un.




     Le soir, on apporta à Peredonov un billet de la part de madame Goudaïevski. Il y lut :


     « Ardalion Borsissytch, cher monsieur8 !

        Mon mari est parti à son cercle, me voici libérée de sa barbarie jusqu’à une heure du matin. Ayez l’obligeance, je vous prie, de me retrouver au plus vite pour m’assister par rapport à mon malfaiteur de fils. J’ai conscience qu’il faut extirper de lui le péché, tant qu’il est petit, ensuite, ce sera trop tard.

        Avec mes respectueuses salutations,

        Votre Ioulia Goudaïevski.

        P.S. S’il vous plaît, venez le plus vite possible, autrement Antocha ira se coucher et il faudra le réveiller. »


     Peredonov s’habilla en hâte, s’emmitoufla la gorge d’une écharpe et fit mouvement pour sortir.


     — Où vas-tu, Ardalion Borissytch, tu veux observer la nuit ? demanda Varvara.


     — Des affaires, répondit Peredonov d’un ton morne, en se dépêchant de sortir. 


     Varvara se dit avec une tristesse angoissée qu’elle n’allait pas beaucoup dormir, une fois de plus. Si seulement on pouvait l’obliger à l’épouser au plus tôt ! On pourrait dormir jour et nuit, quelle félicité ce serait !


     Une fois dans la rue, Peredonov fut saisi de doutes. Et si c’était un piège ? Et s’il s’avérait que Goudaïevski était chez lui, si on l’empoignait et qu’on commençait à la battre ? Ne vaudrait-il pas mieux faire demi-tour ?


     « Non, allons jusqu’à leur maison, on verra là-bas » se dit-il.


     La nuit était calme, fraîche et obscure, elle le cernait et le contraignait à ralentir le pas. De fraîches effluves arrivaient des champs proches. Dans l’herbe au pied des palissades montaient de petits froufrous, de légers bruits, tout aux alentours semblait étrange et suspect : peut-être quelqu’un le suivait-il à pas de loup. Tous les objets se retranchaient de façon étrange et surprenante derrière les ténèbres, comme si une vie autre, nocturne, incompréhensible et hostile aux humains, s’éveillait en eux. Peredonov avançait sans bruit le long de la rue, en marmonnant :


     « Il n’y a personne à épier. Je ne vais pas faire le mal. Je prends de la peine dans l’intérêt du service, l’ami. Parfaitement. »


     Il arriva enfin au logis des Goudaïevski. On ne voyait de lumière qu’à une fenêtre donnant sur la rue, les quatre autres restaient sombres. Peredonov gravit sans bruit les marches du perron, appuya son oreille contre la porte et écouta : tout était silencieux.. Il tira légèrement la poignée de cuivre de la sonnette, et un son faible, lointain et tremblé se fit entendre. Mais, aussi faible qu’il fût, il effraya Peredonov, comme s’il devait réveiller toutes les forces démoniaques et les faire se précipiter vers la porte. Peredonov descendit en vitesse du perron et se serra contre le mur en se cachant derrière un poteau.


     De courts instants s’écoulèrent. Le cœur de Peredonov défaillait et battait la chamade. 


     On entendit de légers pas, le bruit d’une porte qui s’ouvrait. Ioulia jeta un coup d’œil dans la rue, ses yeux noirs et passionnés étincelant dans l’obscurité.


     — Qui va là ? chuchota-t-elle fortement.


     Peredonov se détacha un peu du mur et, regardant d’en bas en direction de l’ouverture étroite la porte, où il tout était sombre et silencieux, demanda en chuchotant aussi, d’une voix qui tremblait :


     — Nikolaï Mikhaïlovitch est parti ?


     — Oui, oui, il est parti, chuchota joyeusement Ioulia en hochant la tête.


     Promenant des regards mal assurés autour de lui, Peredonov la suivit dans l’entrée sombre.


     — Excusez-moi, fit Ioulia, je n’ai pas pris de lampe, autrement quelqu’un pourrait nous voir, ça ferait des commérages.


     Elle précéda Peredonov dans l’escalier, puis dans un couloir où était accrochée une petite lampe jetant une lueur faible sur les marches du haut. Ioulia riait sans bruit, ravie, et son rire faisait trembler ses rubans.


     — Il est parti, chuchota-t-elle gaiement, regardant autour d’elle et promenant ses yeux ardents et passionnés sur Peredonov. J’ai bien eu peur qu’il ne reste à la maison aujourd’hui, tellement il était déchaîné. Mais il ne peut pas se passer de son wint9. J’ai donné congé aux domestiques, je n’ai gardé que la nounou de Liza, ils nous auraient gênés. Vous savez comment sont les gens, de nos jours.


     Un souffle ardent émanait de Ioulia, toute sa personne était sèche et ardente comme un copeau enflammé. Elle attrapait par moments Peredonov par la manche, et ces contacts secs, ces brefs attouchements faisaient naître comme des lueurs sèches qui parcouraient tout le corps de Peredonov10. Ils longèrent ainsi sans bruit le corridor, passant devant des portes fermées, et s’arrêtèrent devant la dernière, celle d’une chambre d’enfant…




     Peredonov quitta Ioulia à minuit, alors qu’elle attendait déjà le retour de son mari. Il suivait les rues obscures, lui-même morose et sombre. Il lui semblait toujours que quelqu’un s’était tenu près de la maison, qui le suivait à présent. Il marmonnait :


     — J’y suis allé pour le service. Je ne suis pas coupable. C’est elle qui l’a voulu. Tu ne m’y prendras pas, passe ton chemin !


     À son retour, Varvara ne dormait pas encore. Il y avait des cartes étalées devant elle. 


     Peredonov eut l’impression que quelqu’un avait pu se faufiler, entrer derrière lui. Peut-être que Varvara avait elle-même laissé entrer l’ennemi11. Peredonov déclara :


     — Je vais dormir, et toi tu vas me jeter un sort avec tes cartes. Donne-les-moi, autrement tu vas me jeter un sort.


     Il lui prit les cartes et les cacha sous son oreiller. Varvara dit avec un sourire railleur :


     — Tu fais le pitre. Je ne sais même pas comment on s’y prend pour jeter un sort. Comme si j’avais besoin de ça !


     La voir sourire avec ironie lui causait du dépit et de la peur : cela veut dire, songeait-il qu’elle n’a pas besoin de cartes pour jouer les sorcières. Le chat est là, tapi sous le lit, avec ses yeux verts qui brillent : on peut faire de la magie avec ses poils, en le caressant dans l’obscurité, on obtient des étincelles. Et sous la commode se montre à nouveau, de façon fugace, la créature grise : ne serait-ce pas Varvara qui siffle doucement en cadence avec elle, ce qui passait pour des ronflements ?


     Peredonov fit un mauvais rêve, un rêve effrayant : Pylnikov était venu, il se tenait sur le seuil, et lui faisait signe en souriant. Quelqu’un entraînait Peredonov vers lui, et Pylnikov l’emmenait dans des rues sales et sombres, le chat courait à côté d’eux, et ses prunelles13 vertes luisaient…

     

     


Notes


  1. « En deuxième classe » dans le texte russe : voir la note 5 du chapitre XIII.
  2. Rappelons (voir la fin du chapitre XIII) que le grand plaisir de Peredonov est de faire fouetter ses élèves.
  3. Tout ce passage est une imitation de Gogol.
  4. Diminutif d’Anton.
  5. Pour Nikolaï.
  6. Comme d’habitude, juste signalé par l’enclitique sifflante, initiale de « sieur » en russe.
  7. La tournure russe, classique, est plus ironique : les adultes daignent se tromper.
  8. Formule de politesse dans le courrier classique, dont la traduction mot-à-mot est : « Honorable Untel ».
  9. Jeu de cartes entre le whist et le bridge, très en vogue en Russie au XIXe siècle. On le rencontre souvent chez Tolstoï et chez Tchékhov.
  10. Souplesse supérieure du russe : si j’écris « tout son corps », il y aura une ambiguïté. Le texte russe est clair, car le pronom employé est de genre masculin…
  11. Comprendre : le Diable. Peredonov est très superstitieux…
  12. Voir le chapitre XII, et sa note 5 : la créature grise est apparue lors de l’emménagement de Peredonov et de Varvara dans leur nouvel appartement, et elle s’est réfugiée sous la commode…
  13. Licence poétique que je conserve : c’est l’iris qui est est vert, la prunelle (ou pupille) reste une fente noire…





(à suivre)