lundi 22 février 2021

La Relique vivante (Ivan Tourguéniev)




     

                                                                                           Terre natale de la longue patience,

                                                                                           Tu es le pays du peuple russe !

                                                                                                                                               F. Tiouttchev




    « Pêcheur sec et chasseur mouillé ont triste allure », dit un proverbe français1. N’ayant jamais eu la passion de la pêche, je ne peux pas juger de ce que ressent un pêcheur quand le temps est beau, le ciel pur, ni à quel point, par mauvais temps, le plaisir d’une bonne pêche l’emporte sur le désagrément d’être trempé. Mais pour un chasseur, la pluie est une vraie calamité. Nous eûmes précisément à subir ce genre de calamité, Ermolaï2 et moi, pendant l’une de nos expéditions de chasse au coq de bruyère dans le district de Beliov3. La pluie tombait sans relâche, depuis l’aube. Que n’avons-nous pas fait pour y échapper ! Nous nous sommes quasiment couvert la tête de nos imperméables caoutchoutés, nous sommes restés sous les arbres pour être un peu moins arrosés… Nos imperméables, outre le fait qu’ils nous gênaient pour tirer, laissaient passer l’eau sans vergogne ; et sous les arbres, nous semblions dans un premier temps être au sec, mais toute l’humidité du feuillage se déversait ensuite d’un coup, chaque branche nous éclaboussant comme au sortir d’une gouttière, un filet d’eau froide s’infiltrait sous nos cravates et nous coulait sur l’échine…Ce qui est la pire des choses, comme disait Ermolaï.


     — Non, Piotr Petrovitch, finit-il par s’exclamer, ça ne va pas du tout ! Impossible de chasser aujourd’hui. Les chiens ont perdu leur flair à cause de l’eau, les fusils ratent… Pouah ! Quel travail !


     — Alors, que faire ? demandai-je.


     — Eh bien, allons à Alexeïevka. Vous ne le savez peut-être pas, c’est une métairie qui appartient à votre mère ; c’est à huit verstes4 d’ici. Nous y passerons la nuit, et demain…


     — Nous reviendrons ici ?


     — Non, pas ici… Je connais des endroits, derrière Alexeïevka… bien meilleurs qu’ici pour les coqs de bruyère !


     Je ne demandai pas à mon fidèle compagnon pourquoi il ne m’y avait pas conduit tout de suite, et nous atteignîmes le jour même le hameau appartenant à ma mère, dont jusqu’alors, je dois l’avouer, je ne soupçonnais pas l’existence. Il y avait à côté de la ferme un petit pavillon très vétuste, mais propre parce qu’inhabité ; j’y passai une assez bonne nuit.


     Le lendemain, je m’éveillai très tôt. Le soleil venait de se lever ; il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel. Tout brillait aux alentours, d’un éclat fort et double : celui des jeunes rayons matinaux et celui de l’averse de la veille. Tandis qu’on attelait le cheval à ma carriole, j’allai me promener dans un petit jardin, autrefois verger mais désormais redevenu sauvage, qui entourait complètement le pavillon de ses fourrés pleins de sève et odorants. Ah, qu’on était bien au grand air, sous un ciel pur où palpitaient les alouettes et d’où leurs voix sonores descendaient, se répandant comme des perles d’argent ! Elle emportaient sans doute sur leurs ailes des gouttes de rosée qui semblaient humecter leur chant. J’avais même ôté mon chapeau et je respirais joyeusement à pleine poitrine… Sur le versant d’une ravine peu profonde, à côté de la barrière d’une haie, on voyait un rucher ; un petit sentier y menait en serpentant entre des murailles compactes d’orties et de ronces surmontées des tiges pointues d’un chanvre vert sombre venu Dieu sait d’où.


     Je suivis ce sentier et parvins au rucher. À côté se tenait un petit hangar de branchages tressés, ce qu’on appelle un amchanik, où l’on met les ruches l’hiver. Je regardai par la porte entrouverte : il y faisait sombre, l’endroit était calme et l’air sec sentait la  menthe et la mélisse. Dans un coin, un assemblage de planches et dessus, cachée par une couverture, comme une petite silhouette… Je m’en allais déjà…


     — Maître, maître ! Piotr Petrovitch ! J’entendis une voix faible, lente et voilée, comme un bruissement de laîche au bord d’un étang.


     Je m’arrêtai.


     — Piotr Petrovitch ! Approchez, s’il vous plaît ! répéta la voix. Elle venait du coin du hangar, de l’assemblage de planches que j’avais remarqué.


     Je m’approchai – et la surprise me cloua sur place. Devant moi était étendue une créature vivante, un être humain, mais qu’est-ce que c’était ?


     Une tête complètement desséchée, entièrement couleur de bronze, exactement comme une vieille icône ; un nez étroit comme une lame de couteau ; des lèvres presque imperceptibles, la blancheur des dents seulement, et celle des yeux ; et, s’échappant d’un foulard, de rares mèches de cheveux jaunes tombant sur le front. Auprès du menton, sur un repli de la couverture, deux mains menues s’agitent, remuant des doigts tels des bâtonnets. Je regarde avec plus d’attention : le visage n’est pas laid, il est même beau, mais il est effrayant, extraordinaire. Il me semble d’autant plus terrible, ce visage, que je vois sur ces joues métalliques un sourire s’efforcer de naître, qui ne parvient pas à s’épanouir.


     — Vous ne me reconnaissez pas, maître ? recommença à chuchoter la voix ; elle semblait s’exhaler comme une vapeur de ses lèvres bougeant à peine. Mais comment pourriez-vous me reconnaître ? Je suis Loukéria… Vous vous rappelez, à Spasskoïé5, chez votre maman, c’est moi qui menais les rondes… c’est aussi moi qui chantais la première, vous vous souvenez ?


     — Loukéria ! m’écriai-je. C’est toi ? Est-ce possible ?


     — Oui, maître, c’est bien moi. Je suis Loukéria.


     Je ne savais pas quoi dire et, abasourdi, je regardais ce visage sombre et immobile me fixant de ses yeux clairs et sans vie. Était-ce possible ? Cette momie était Loukéria, la plus jolie fille de nos gens de maison, grande, bien en chair, la peau blanche, les joues vermeilles, une qui aimait rire, danser, chanter ! Loukéria, Loukéria la fille intelligente à laquelle tous nos jeunes gars faisaient la cour, celle pour qui moi aussi je soupirais en secret, moi, le garçon de seize ans !


     — De grâce, Loukéria, parvins-je enfin à dire, que t’est-il arrivé ?


     — Il m’est arrivé un grand malheur ! Mais ne soyez pas dégoûté par mon malheur, maître, asseyez-vous là, sur ce cuveau, tout près de moi, autrement vous ne pourrez pas m’entendre… vous voyez la voix que j’ai, à présent ! Oh, je suis bien contente de vous voir ! Que faites-vous donc à Alexeïevka ? 


     Loukéria parlait très lentement et d’une voix très faible, mais sans marquer de pause.


     — C’est le chasseur Ermolaï qui m’a amené ici. Mais raconte…


     — Raconter mon malheur ? Volontiers, maître. Ça m’est arrivé il y a déjà longtemps, six ou sept ans. On venait de me fiancer à Vassili Poliakov – vous vous rappelez, ce gars bien bâti, aux cheveux frisés, qui était maître d’hôtel chez votre maman ? Mais vous n’étiez déjà plus à la campagne, vous étiez parti étudier à Moscou. Vassili et moi, nous nous aimions beaucoup ; je n’arrivais pas à me le sortir de la tête ; c’était au printemps. Voilà qu’une nuit… pas loin de l’aube… je ne pouvais pas dormir : un rossignol chantait dans le jardin, c’était merveilleux, tellement délicieux ! Je n’ai pas pu y tenir, je me suis levée et je suis sortie sur le perron pour l’écouter. Et il chantait, et il chantait… et soudain il m’a semblé qu’on m’appelait, quelqu’un ayant la voix de Vassia m’appelait tout doucement : « Loucha6 ! » Moi, je vais pour regarder sur le côté, à moitié endormie, faut croire, j’ai fait un faux pas, je suis tombée d’un coup du perron, en vol plané, paf ! par terre. Je n’ai pas eu l’impression de m’être fait très mal, je me suis vite relevée et je suis rentrée dans ma chambre. Seulement, on dirait que j’avais quelque chose de cassé à l’intérieur – dans mes entrailles… Laissez-moi un instant… reprendre mon souffle… maître.


     Loukéria se tut, et moi je le contemplais avec étonnement. Ce qui m’étonnait, au fond, c’était de la voir me raconter cela de façon enjouée, sans dire « hélas » ni soupirer, sans du tout se plaindre ni rechercher la compassion. 


     — À partir de cet accident, reprit Loukéria, je me suis mise à me dessécher, à m’étioler ; la noirceur m’a recouverte ; j’ai commencé à avoir du mal à marcher – j’ai même perdu l’usage de mes jambes ; plus question de tenir debout ni d’être assise : j’étais toujours couchée. Et je n’avais ni faim ni soif : ça allait de mal en pis. Par bonté, votre maman m’a montrée à des médecins, elle m’a envoyée à l’hôpital. Mais ça ne m’a procuré aucun soulagement. Et aucun des médecins ne pouvait seulement dire quelle maladie j’avais. Qu’est-ce qu’ils ne m’ont pas fait : on m’a brûlé le dos au fer rouge, on m’a fait prendre un bain dans de glace pilée – rien n’y a fait. À la fin, je me suis complètement ossifiée… Alors les maîtres ont décidé que ça ne servait à rien de me soigner davantage, et il ne convient pas de garder des infirmes dans une maison seigneuriale… alors on m’a envoyé ici, parce que j’y ai de la famille. Voilà, je vis ici, comme vous voyez.


     Loukéria se tut de nouveau et de nouveau s’efforça de sourire. 


     « Mais elle est affreuse, ta situation ! m’exclamai-je,  ne trouvant que ceci à ajouter : Et alors, Vassili Poliakov ? »


     Question parfaitement stupide.


     Loukéria détourna un peu le regard.


     — Poliakov ? Il a eu de l’affliction pendant quelque temps – et il en a épousé une autre, une fille de Glinnoïé. Vous connaissez Glinnoïé ? Ce n’est pas bien loin d’ici. Elle s’appelait Agrafena. Il m’aimait beaucoup, mais un homme jeune, ça ne peut pas rester célibataire.  Et quelle compagne aurais-je pu être pour lui ? Il s’est trouvé une femme bonne, gentille, ils ont des enfants. Il vit ici, il est intendant chez un voisin : votre maman lui a donné sa liberté avec un passeport7, et tout va très bien pour lui, Dieu merci.


     — Et toi, alors, tu reste tout le temps couchée ? redemandai-je. 


     — Cela fait six années entières que je suis couchée comme ça, maître. L’été je suis couchée ici, dans cet abri de branchages, et quand il commence à faire froid, on me porte à l’entrée de l’étuve et j’y reste.


     — Mais qui s’occupe de toi ? Qui veille sur toi ?


     — Oh, il y a également des braves gens ici, on ne m’abandonne pas. Et puis il n’y a pas à s’occuper beaucoup de moi. Pour ce qui est de manger, je ne mange presque rien, et quant à l’eau, j’en ai toujours une provision dans cette chope, de l’eau pure, de l’eau de source. Je peux atteindre moi-même la chope : j’ai un bras qui fonctionne encore. Et puis il y a une petite fille, une orpheline, qui vient me voir de temps en temps, qu’elle en soit remerciée. Elle était là tout à l’heure ? Vous ne l’avez pas rencontrée ? Elle est très mignonne, elle a la peau très blanche. Elle m’apporte des fleurs ; j’aime beaucoup ça, les fleurs. Nous n’avons pas de fleurs de jardin – il y en a eu, mais on les a placées ailleurs. Tout de même, les fleurs des champs aussi, elles sont jolies ; elles sentent bon, encore meilleur que les fleurs de jardin. Tenez, le muguet… c’est mieux que tout !


     — Et tu ne t’ennuies pas, ce n’est pas trop horrible, ma pauvre Loukéria ?


     — Que faire ? Je ne veux pas mentir : au début, je me languissais beaucoup ; et puis je me suis habituée, je m’y suis faite – ce n’est rien, il y a des gens pour qui c’est pire.


     — Comment cela ?


     — Il y en a qui n’ont pas de refuge ! D’autres sont aveugles, ou sourds ! Moi, Dieu soit loué, j’y vois très bien et j’entends tout, absolument tout. J’entends une taupe creuser sous terre. Et je perçois toutes les odeurs, même les plus ténues ! Je n’ai pas besoin qu’on me dise que le sarrasin est en fleur dans les champs, ou le tilleul au jardin, je suis la première à le sentir. Pourvu qu’un petit vent m’en apporte l’odeur. Non, pourquoi fâcher Dieu ? Il y en a beaucoup de plus malheureux que moi. Ne serait que ceci : une personne en bonne santé peut pécher très facilement ; tandis que le péché s’est écarté de lui-même de moi. L’autre jour, le Père Alexeï, le prêtre, est venu me faire communier, et le voilà qui me dit : « Il est inutile de te confesser : pourrais-tu commettre un péché, dans ton état ? » Mais je lui ai répondu : « Et le péché en pensée, mon Père ? » Et lui s’est mis à rire : « Ce n’est pas un grand péché. »


     — Mais je crois que, même pour les péchés en pensée, je ne suis pas une grande pécheresse, poursuivit Loukéria, parce que je me suis habituée à faire ainsi : ne pas penser et même davantage, ne repenser à rien. Le temps passe plus vite.


     J’avoue que j’étais étonné.


     — Tu es toujours toute seule, Loukéria. Comment peux-tu empêcher les pensées de te passer par la tête ? Ou ne fais-tu que dormir ?


     — Oh non, maître ! Je ne peux pas dormir tout le temps. Même si je n’ai pas de fortes douleurs, ça me fait mal là, à l’intérieur, et jusque dans mes os ; ça ne me laisse pas bien dormir. Non… je suis juste couchée, étendue sans penser à rien ; je sens que je suis en vie, je respire – et voilà tout. Je regarde, j’écoute. Au rucher, les abeilles bourdonnent et vrombissent ; un pigeon se pose sur le toit et se met à roucouler ; une mère poule vient picorer des miettes avec ses poussins ; ou c’est un moineau qui arrive en volant, ou encore un papillon – cela m’enchante. Il y a deux ans, des hirondelles avaient même fait leur nid là-bas, dans le coin, elles y ont élevé leurs petits. C’était drôlement intéressant ! En voilà une qui entre en volant, qui vient se coller au petit nid et se met à nourrir les oisillons – et la voilà partie. Et c’est l’autre qui vient la remplacer. Parfois, elle n’entre pas, elle se montre juste à la porte, et tout de suite les petits se mettent à piailler et à ouvrir grand leur bec… Je les ai attendues l’année suivante, mais un chasseur d’ici, m’a-t-on raconté, les a abattues avec son fusil. Pour quel profit ?  Ça n’est pas plus gros qu’un scarabée, une hirondelle… Comme vous êtes méchants, vous autres chasseurs !


     — Je ne tire pas sur les hirondelles, me hâtai-je de dire.


     — Et alors, une fois, reprit Loukéria, qu’est-ce que c’était amusant ! Un lièvre a déboulé ici, vraiment ! Il avait les chiens après lui, sans doute, et le voilà qui passe la porte sans prévenir ! Il est venu s’asseoir tout près, il est resté assis un long moment, agitant le nez et remuant les moustaches, un véritable officier ! Et il me regardait. Vous voyez, il comprenait qu’il n’avait pas à avoir peur de moi. Il a fini par se relever et hop ! hop ! vers la porte ; sur le seuil, il s’est retourné, et bonsoir la compagnie ! Que c’était drôle !


     Loukéria me jeta un coup d’œil… « N’est-ce pas, que c’était amusant ? » semblait-elle dire. Pour lui faire plaisir, je me mis à rire. Elle mordit ses lèvres desséchées.


     — Bien sûr, l’hiver, je suis moins bien, car il fait noir ; ce serait dommage d’allumer une chandelle, et puis à quoi bon ? bien que je sache lire et écrire, et que j’aie toujours aimé la lecture, que pourrais-je lire ? Il n’y a pas de livres, ici, et même s’il y en avait, je le tiendrais comment, le livre ? Le Père Alexeï m’a apporté un jour un calendrier pour me distraire, mais il a vu que ça ne servait à rien et il l’a remporté. Cependant, même s’il fait noir, il y a toujours quelque chose à écouter : un grillon stridule, ou c’est une souris qui se met à gratter. Je me sens bien : ne pas penser ! Et sinon, je récite mes prières, poursuivit-elle après s’être un peu reposée. Seulement, je n’en connais pas beaucoup, de prières. Et puis, pourquoi irais-je ennuyer le Seigneur ? Que pourrais-je Lui demander ? Il sait mieux que moi ce dont j’ai besoin. Il m’a envoyé ma croix, cela veut dire qu’Il m’aime. On nous ordonne de le comprendre ainsi. Je dis le Notre Père, L’Ave Maria, l’Acathiste8, prière pour tous les affligés, et je reste étendue sans la moindre pensée. Et ça va ! 


     Deux minutes s’écoulèrent. Je ne rompais pas le silence et restais assis sans faire le moindre mouvement sur l’étroit cuveau qui me servait de siège. J’étais gagné par la cruelle immobilité de pierre de la malheureuse créature étendue devant moi : j’étais moi aussi littéralement paralysé.


     — Écoute, Loukéria, dis-je enfin, voici ce que je te propose : veux-tu que je te fasse transporter à l’hôpital, dans un bon hôpital en ville ?  Qui sait, peut-être que l’on peut encore te guérir ? Et en tout cas, tu ne serais pas seule…


     Loukéria remua à peine les sourcils.


     — Oh non, maître, chuchota-t-elle anxieusement, ne me faites pas transférer à l’hôpital, laissez-moi. Je ne ferai que souffrir davantage, là-bas. Comment pourrait-on me soigner ? Tenez, un docteur est venu ici, un jour ; il voulait m’examiner. Je l’ai prié, au nom du Christ, de me laisser tranquille. Pensez-vous ! Il s’est mis à me retourner, il me pétrissait les bras et les jambes en disant : « Je le fais dans l’intérêt de la science ; c’est là ma fonction, je suis un savant ! Tu ne peux pas te rebiffer, parce qu’on m’a décoré pour mes travaux et que c’est pour vous autres imbéciles que je prends de la peine. » Il m’a tiraillée dans tous les sens, m’a donné le nom de ma maladie — quelque chose de très compliqué – et là-dessus il est parti. Et moi après, pendant une semaine tous mes os m’ont fait mal.  Vous dites que je suis toujours seule. Non, pas toujours. On vient me voir. Je suis douce, je n’ennuie personne. De jeunes paysannes viennent bavarder ; il arrive qu’une pèlerine entre en passant, elle se met à parler de Jérusalem, de Kiev9, des villes saintes. Et puis, la solitude ne m’effraie pas. On est même mieux, ma parole ! Maître, laissez-moi ici, ne me faites pas amener à l’hôpital… Merci à vous, vous êtes bon, mais laissez-moi ici, mon ami.


     — Eh bien, comme tu veux, comme tu veux, Loukéria. Je te le proposais pour ton bien…


     — Je sais, maître, que c’était pour mon bien. Mais, gentil maître, qui peut aider son prochain ? Qui peut entrer dans l’âme d’un autre ? On doit s’aider soi-même ! Vous ne le croirez pas, je suis parfois couchée comme ça, toute seule… et c’est comme s’il n’y avait personne sur terre à part moi. Je suis la seule à être vivante ! Et il me semble qu’une pensée va me venir… La réflexion s’empare de moi — c’est extraordinaire !


     — Et sur quoi médites-tu alors, Loukéria ?


     — Je ne peux pas non plus le dire, maître : c’est inexplicable. Et puis, je l’oublie ensuite. C’est comme si un petit nuage passait, déversant sa fraîcheur, et c’est agréable, mais incompréhensible ! Il me vient juste cette pensée : avec des gens à mes côtés, rien ne serait arrivé, je n’aurais rien ressenti d’autre que mon malheur.


     Loukéria soupira péniblement. Sa poitrine ne lui obéissait pas davantage que le reste de son corps.


     — En vous regardant, maître, reprit-elle, je vois que vous avez grande pitié de moi. Vous ne devriez pas trop me plaindre, allez ! Je vous dirai par exemple : même à présent, il m’arrive… Vous vous rappelez comme j’étais gaie, en ce temps-là ? Drôlement fringante ! Eh bien, vous savez quoi ? Même maintenant, je chante des chansons.


     — Des chansons ? Toi ?


     — Mais oui, des chansons, d’anciennes chansons, des chansons de rondes, des chansons pour prédire l’avenir, des cantiques de Noël, toutes sortes de chansons ! C’est que j’en connaissais beaucoup, et ne les ai pas oubliées. Il n’y a que les chansons pour danser que je ne chante pas. Ça ne convient pas à mon état actuel. 


     — Mais comment chantes-tu tes chansons ? En dedans de toi ?


     — En dedans et aussi à pleine voix. Fort, je ne peux pas, on peut tout de même me comprendre.  Je vous ai dit qu’une petite fille venait me voir. L’orpheline. Elle est intelligente. alors je les lui ai apprises ; elle en connaît déjà quatre, des chansons. Ou c’est que vous ne me croyez pas ? Attendez, je vais tout de suite…


     Loukéria rassembla tout son courage… À la pensée que cette créature à demi morte se préparait à chanter, je ressentis malgré moi de l’effroi. Mais avant que j’aie pu dire un mot, un son étiré, à peine audible mais pur et juste, parvint à mes oreilles… suivi d’un deuxième, puis d’un troisième. Loukéria chantait Dans les prés10. Elle changeait sans qu’eût changé l’expression de son visage de pierre, ses yeux mêmes étaient fixes. Mais qu’elle était émouvante, cette pauvre petite voix tendue et vacillant comme un filet de fumée, et comme Loukéria voulait y déverser toute son âme ! Je ne ressentais plus d’effroi : une indicible pitié me serrait le cœur.


     — Ah, je ne peux plus ! dit-elle enfin, je n’ai plus la force… C’est que je suis si contente de vous voir.


     Elle ferma les yeux.


     Je posai ma main sur sur ses doigts menus et froids… Elle me regarda, et ses paupières sombres, bordées de cils d’or comme celles des statues antiques se fermèrent à nouveau. L’instant d’après, elles se mirent à briller dans la pénombre… Une larme les avait mouillées.


     Je ne faisais toujours pas le moindre mouvement.


     « Me voilà belle ! dit soudain Loukéria avec une énergie inattendue, et, ouvrant tout grand les yeux, elle s’efforça de chasser la larme en clignant des paupières. N’est-ce pas honteux ? Qu’est-ce qui me prend ? Il y a longtemps que cela ne m’était pas arrivé… depuis ce jour où Poliakov, Vassia, est venu me voir, au printemps dernier. Tant qu’il est resté assis à côté de moi à bavarder, ça allait ; mais dès qu’il est parti et que je me suis retrouvée seule, ce que j’ai pu pleurer ! D’où est-ce que ça venait ? Mais c’est vrai que chez nous, les femmes, les larmes sont bon marché. Maître, ajouta Loukéria, je crois que vous avez un mouchoir, ne soyez pas dégoûté, essuyez-moi les yeux. »


     Je me hâtai d’exaucer son désir et lui laissai le mouchoir. Elle commença par le refuser : au nom de quoi ce cadeau ? Le mouchoir était des plus simples, mais il était blanc et propre. Puis elle l’agrippa de ses doigts faibles qu’elle ne desserra plus. M’étant habitué à l’obscurité dans laquelle nous nous trouvions, j’étais en mesure de distinguer nettement ses traits, je pouvais même noter la légère rougeur qui affleurait sur son visage par-dessus le bronze de sa peau, je pouvais retrouver sur ce visage, j’avais en tout cas cette impressions, des traces de son ancienne beauté. 


     « Vous m’avez demandé, maître, si je dormais. Je dors en fait rarement, mais à chaque fois, je fais des rêves, de beaux rêves ! Dans mes rêves, je ne suis jamais malade : je suis très jeune et très vigoureuse, toujours… Une seule chose est triste : je me réveille et veux m’étirer un bon coup – mais je suis comme entièrement entravée. Une fois, j’ai fait un rêve extraordinaire ! Vous voulez que je vous le raconte ? Eh bien écoutez. Je me vois dans un champ, entourée de seigle aux épis bien hauts, bien mûrs, comme de l’or ! Et j’ai avec moi un petit chien roux très méchant qui veut tout le temps me mordre. Et j’ai à la main une faucille, pas une simple faucille, mais un véritable croissant de lune. Et avec cette lune, je dois moissonner tout le champ, entièrement. Mais je suis complètement épuisée par la chaleur, la lune m’aveugle et une paresse me vient ; et les bleuets poussent tout autour, gigantesques ! Leurs têtes sont toutes tournées vers moi. Alors je me dis : “Je vais cueillir ces bleuets ; Vassia a promis de venir, alors je vais d’abord me tresser une couronne ; j’ai encore le temps, pour le seigle.” Je commence à cueillir les bleuets, mais ils fondent entre mes doigts, rien à faire ! Je ne peux pas me tresser de couronne. Et j’entends alors quelqu’un venir vers moi, tout près de moi et m’appeler : “Loucha ! Loucha !” “Ah, malheur ! me dis-je, je n’y suis pas arrivée ! Tant pis, je vais mettre cette lune sur ma tête à la place des bleuets.” Je pose le croissant de lune sur ma tête comme un kokochnik11, et je me mets aussitôt à briller et à éclairer tout le champ autour de moi. Et voilà que quelqu’un glisse rapidement dans ma direction par-dessus les épis – seulement, ce n’est pas Vassia, c’est le Christ en personne ! Comment j’ai reconnu que c’était le Christ, je ne peux pas le dire, Il n’est pas représenté comme ça, mais c’est Lui ! Imberbe, de haute taille, jeune, tout habillé de blanc, seule sa ceinture est dorée ; il me tend la main : “N’aie pas peur, ma fiancée magnifique, dit-il, suis-moi ; tu mèneras les rondes chez moi, au Royaume des Cieux, et tu y chanteras des chansons célestes.” Comme je me suis serrée contre Sa main ! Mon petit chien s’est jeté sur mes jambes… mais là, nous nous sommes élevés au-dessus du sol ! Lui devant… Ses ailes se sont déployées sur toute la largeur du ciel, longues comme celles d’une mouette – et je Le suivais ! Et le petit chien dut rester en arrière. C’est à ce moment que j’ai compris que le petit chien, c’était ma maladie, et qu’il n’y aurait pas de place pour elle au Royaume des Cieux. »


     Loukéria se tut quelques instants.


     «  J’ai eu un autre songe, reprit-elle, ou peut-être était-ce une apparition, je ne sais pas. Je me suis vue couchée dans ce même abri, et voici que mes parents défunts, mon père et ma mère, viennent vers moi et s’inclinent très bas devant moi sans rien dire. Et je leur demande : “Père, mère, pourquoi me saluez-vous ?” “ »Mais parce que, en souffrant beaucoup en ce monde, tu n’as pas seulement allégé ton âme, tu nous as aussi enlevé un grand fardeau. Et les choses sont maintenant bien plus faciles pour nous dans l’autre monde. Tu en as déjà fini avec tes péchés ; à présent tu triomphes des nôtres.” Ayant dit cela, mes parents se sont à nouveau inclinés devant moi, puis ils ont disparu, je ne voyais plus que les murs. J’ai beaucoup douté par la suite à ce sujet. J’en ai même parlé au Père pendant la confession. Mais il ne croit pas à une apparition, car seuls les membres du clergé ont des visions. »


     « Voici encore un rêve que j’ai fait, continua Loukéria. Je suis assise sous un saule au bord d’une grande route, je tiens un bâton taillé, je porte une besace sur le dos et j’ai un foulard noué sur la tête – la vraie pèlerine ! Et je dois aller très loin en pèlerinage. Et des pèlerins passent tout le temps près de moi. ; ils marchent lentement, comme à contrecœur, tous dans la même direction ; ils ont tous des mines tristes et se ressemblent tous beaucoup. Et je vois une femme s’agiter et tourbillonner au milieu d’eux, une femme dépassant les autres d’une tête et portant des vêtements différents des habits russes, des vêtements pas de chez nous. Et son visage également est différent, il est maigre et sévère. Et tous les autres ont l’air de s’écarter d’elle ; et brusquement, elle tourne et vient droit vers moi. Elle s’arrête et me regarde ; elle a des yeux de faucon, jaunes, grands et très clairs. Je lui demande : “Qui es-tu ?” Et elle me répond : “Je suis ta mort.” Au lieu d’être effrayée, je me signe au contraire, toute contente ! Et cette femme, ma mort, me dit : “Tu me fais pitié, Loukéria, mais je ne peux pas t’emmener. Adieu !” Seigneur ! Quelle tristesse en moi ! “Emmène-moi, petite mère, lui dis-je, emmène-moi, chère amie !” Et ma mort se retourne vers moi et se met à me faire des remontrances… Je comprends qu’elle fixe mon heure, mais d’une façon qui n’est pas claire… “Après le jeûne de la Saint-Pierre”… Et là, je me suis réveillée… Voilà les rêves extraordinaires que je fais ! »


     Pensive, Loukéria leva les yeux… 


     « Mais voilà mon malheur : il m’arrive de ne pas pouvoir fermer l’œil pendant toute une semaine. Une dame qui voyageait est passée me voir l’année dernière et m’a donné une petite fiole contenant un remède contre l’insomnie ; elle m’a dit d’en prendre dix gouttes à chaque fois. Cela m’a beaucoup aidé, j’ai pu dormir ; mais il y a longtemps que j’ai fini la fiole… Vous ne savez pas quel remède c’était et comment je pouvais en obtenir encore ?


     La dame en voyage avait manifestement donné de l’opium à Loukéria. Je promis de lui en procurer un flacon, et je ne pus m’empêcher de lui dire à nouveau mon admiration devant sa patience. 


     « Ah, maître ! répliqua-t-elle. De quoi parlez-vous ? Où voyez-vous de la patience ? Siméon le Stylite12, lui, avait une grande patience : il s’est tenu trente ans sur une colonne ! Et un autre saint s’est fait enterrer jusqu’aux épaules, et les fourmis lui mangeaient la figure… Et voici encore ce que m’a raconté un Vieux-Croyant13 érudit : il y avait un pays que les Agaréens14 avaient envahi, et dont ils martyrisaient et tuaient tous les habitants ; et quoi qu’ils fissent, ceux-ci n’arrivaient pas à se libérer. Et voilà qu’apparut parmi ces habitants une vierge sainte ; elle prit une grande épée, mit sur elle une armure de deux pouds15, marcha sur les Agaréens et les chassa au-delà de la mer. Et juste après les avoir chassés, elle leur dit : “À présent, brûlez-moi, parce que j’ai promis de périr par le feu pour le bien de mon peuple.” Et les Agaréens s’en emparèrent  et la brûlèrent, et son peuple, depuis, fut délivré pour toujours ! Voilà un exploit ! Alors que moi… »


     Je m’étonnai en mon for intérieur de retrouver là, et sous quel aspect, la légende de Jeanne d’Arc, et, après un moment de silence, je demandai son âge à Loukéria.


     — Vingt-huit ans… ou bien vingt-neuf. Moins de trente ans. Mais qu’importe les années ! Je vais encore vous raconter…


     Loukéria eut soudain un accès de toux sourde et poussa un gémissement…


     — Tu parles beaucoup observai-je, cela est peut-être mauvais pour toi.


     — C’est vrai, chuchota-t-elle, je l’entendis à peine ; c’est la fin de notre conversation ; tant pis. Vous allez maintenant partir, et moi je me tairai tant que je voudrai. Au moins, je me suis un peu soulagé le cœur…


     Je me mis à prendre congé en lui répétant ma promesse de lui envoyer le remède et lui demandai encore une fois de bien réfléchir et de me dire si elle avait besoin de quelque chose.


     — Je n’ai besoin de rien ; je suis satisfaite de tout, Dieu merci, dit-elle à grand effort, mais avec émotion. Que Dieu daigne accorder la santé à tous ! Tenez, maître, vous devriez essayer de convaincre votre maman : les paysans, ici, sont pauvres, si elle pouvait baisser un peu la redevance ! Ils n’ont pas assez de terres et guère de bois… Ils prieraient Dieu pour vous… Moi, je n’ai besoin de rien, j’ai tout ce qu’il me faut.


     Je promis à Loukéria de satisfaire à sa demande et j’allais pour partir… elle me rappela encore.


     « Vous vous souvenez, maître, dit-elle, une expression étrange passant dans ses yeux et sur ses lèvres, vous vous souvenez de ma tresse ? Jusqu’aux genoux, elle m’allait, vous vous souvenez ? J’ai mis du temps à me décider… Des cheveux pareils ! Mais maintenant, comment les démêler ? Dans mon état ! Alors, je les ai fait couper… Oui… Allons, adieu, maître ! Je ne peux plus… »




     Le même jour, avant de partir à la chasse, j’eus un entretien au sujet de Loukéria avec le responsable de la métairie. Il m’apprit qu’au village on la surnommait La Relique vivante, qu’au demeurant elle ne causait jamais d’embarras, qu’elle n’émettait ni plaintes ni protestations :

 

     « Elle ne demande rien, au contraire, elle est reconnaissante pour tout ; c’est la douceur même, il faut le dire. Dieu l’a abattue pour ses péchés, faut croire, conclut-il ; mais ce n’est pas notre affaire. Et pour ce qui est de la juger, non, nous ne la jugeons pas.   C’est elle que ça regarde ! »




————————




     Quelques semaines plus tard, j’appris que Loukéria était morte. La mort était bien venue la chercher… “après le jeûne de la Saint-Pierre”. On me dit que le jour même de sa mort, elle n’avait cessé d’entendre sonner des cloches, bien qu’il y ait, d’Alexeïevka à  l’église, un peu plus de cinq verstes, et que ce fût en semaine. D’ailleurs Loukéria disait que le son des cloches ne venait pas de l’église mais « d’en haut ». Elle n’avait sans doute pas osé dire : « du ciel ».












Notes



     Ce texte est l’antépénultième récit du cycle définitif des Récits d’un chasseur, paru en 1874. Les premiers récits furent édités en 1852, mais cette histoire n'en faisait pas partie.


     Le poète cité en exergue est Fiodor Tiouttchev :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fiodor_Tiouttchev


     Les deux vers sont tirés d’un poème d’août 1855 dont voici une traduction :


Avec ces pauvres villages,

Et cette avare nature,

Terre natale de la longue patience,

Tu es le pays du peuple russe !


L’étranger passera sans remarquer

Le regard fier percer

Et briller en secret

Dans ton humble nudité.


Accablé du fardeau de la croix,

L’esclave qui était Le Roi du Ciel 

T’a parcourue tout entière

En te bénissant, ô terre natale.



https://ilibrary.ru/text/1279/p.1/index.html







  1. Gleb Struve signale qu’il existe un proverbe analogue en allemand (Nässe Jäger, trockne Fischer – schlechtes Geschäft), mais qu’il ne voit rien de tel en français.
  2. Ermolaï : compagnon de chasse que l’on retrouve dans plusieurs des Récits.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Beliov
  4. Rappel : la verste faisait un peu plus d’un kilomètre.
  5. Spasskoïé : https://fr.wikipedia.org/wiki/Spassko%C3%AFe-Loutovinovo
  6. Diminutifs : Vassia pour Vassili, Loucha pour Loukéria. Ce dernier prénom est la forme populaire du prénom Glikéria, d’origine grecque. 
  7. La mère du narrateur a émancipé le serf – nous sommes avant 1861 - et lui a donné des documents établissant son identité d’homme libre.
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Acathiste#:~:text=Une%20hymne%20acathiste%20est%20litt%C3%A9ralement,de%20gr%C3%A2ces%20compos%C3%A9%20en%20626.
  9. Kiev est un centre important à cause de la fameuse Laure :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Laure_des_Grottes_de_Kiev
  10. Chanson populaire remontant au XVIIIe siècle.
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kokochnik#:~:text=Le%20kokochnik%20(en%20russe%20%3A%20%D0%BA%D0%BE%D0%BA%D0%BE%D1%88%D0%BD%D0%B8%D0%BA,ou%20robe%20droite%20sans%20manche.
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sim%C3%A9on_le_Stylite
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxes_vieux-croyants
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/Agar_(Bible)   G. Struve signale qu’au XVIIIe siècle ce terme russe désignait notamment les Turcs.
  15. Rappel : le poud faisait un peu plus de seize kilos.

lundi 15 février 2021

Le Veau d'or (Ilf et Petrov)

 Voici un lien vers le texte intégral de la traduction, au format pdf :


https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/150221/le-veau-dor-ilf-et-petrov



dimanche 14 février 2021

Le Veau d'or : la préface des auteurs

 De la part des auteurs




     On nous pose habituellement, au sujet de notre forme collectivisée de littérature, des questions légitimes mais fort monotones : « Comment vous y prenez-vous pour écrire à deux ? »


     Au début, nous répondions de façon précise, en donnant tous les détails, nous évoquions même la vive discussion qui s’était élevée entre nous à propos de la question suivante : fallait-il tuer Ostap Bender, le héros du roman Les Douze Chaises, ou bien le laisser en vie ? Nous ne manquions pas de rappeler qu’un tirage au sort avait décidé du destin du héros. Deux petits papiers avaient été mis dans un sucrier, l’un d’eux portant, dessinés d’une main tremblante, un crâne et deux os de poule. Ce fut le crâne qui sortit, et une demi-heure plus tard, le Grand Combinateur n’était plus. Un coup de rasoir lui avait tranché la gorge.


     Par la suite, nous avons commencé à donner moins de détails. Nous ne parlions plus de cette querelle. Puis nous n’avons plus donné de détails du tout. Et finalement, nous nous sommes mis à répondre sans le moindre enthousiasme.


     « Comment écrivons-nous à deux ? Eh bien, comme ça. Comme les frères Goncourt. Edmond court les rédactions pendant que Jules garde le manuscrit pour éviter qu’il ne soit volé par des gens de leurs relations. »


     Et soudain, l’uniformité des questions se trouva rompue.


     — Dites-moi, nous demanda un citoyen rigoriste, l’un de ceux qui ont reconnu le pouvoir soviétique quelque temps après l’Angleterre et juste avant la Grèce, pourquoi écrivez-vous de façon comique ? Que viennent faire des drôleries pendant une période de reconstruction ? Vous êtes devenus fous, ou quoi ?


     Après quoi, il s’efforça longuement et avec sévérité de nous convaincre de la nocivité du rire, à l’heure actuelle. 


     — C’est pécher que de rire ! disait-il. Vraiment, il n’y a pas de quoi rire ! Pas non plus de quoi sourire ! Quand je vois cette vie nouvelle, ces mutations, je n’ai pas envie de sourire, mais de prier !


     — Tout de même, nous ne nous contentons pas de rire, avons-nous objecté. Notre but est précisément de faire porter la satire sur les gens qui ne comprennent pas notre période de reconstruction.


     — La satire ne peut pas être drôle, dit le sévère camarade qui, attrapant par le bras un artisan par ailleurs baptiste qu’il prit pour un prolétaire à cent pour cent prolétarien, l’emmena chez lui.


     Il l’emmena chez lui pour en dresser un portrait ennuyeux, au long d’un roman en six tomes intitulé Les parasites, jamais ! 


     Rien de tout cela n’est fictif. La fiction pourrait être bien plus drôle. 


     Laissez l’un de ces flagorneurs donner libre cours à son inspiration et il mettra même aux hommes un voile de musulmane, cependant que lui jouera des hymnes et des psaumes à la trompette en estimant que c’est la bonne façon d’aider à la construction du socialisme. 


     Et tout le temps que nous composions Le Veau d’or, planait au-dessus de nous la face du sévère citoyen. 


     « Et si ce chapitre paraissait drôle ? Qu’en dirait le sévère citoyen ? »


     En fin de compte, nous avons décrété ce qui suit :


     a) Rendre ce roman gai, autant qu’il était possible de le faire.


     b) Demander au procureur de la République, au cas où le sévère citoyen déclarerait encore que la satire ne devait pas être drôle, de poursuivre ledit citoyen en vertu de l’article punissant l’idiotie avec effraction.


                                                                                                                                 I. ILF, I. PETROV







Notice synthétique



     La lourdeur ironique de la formule employée par les auteurs, qui auraient pu se contenter de l’expression banale « coopération littéraire », est une allusion directe, dès la préface, au climat politique de l’époque, celui du Grand Tournant.


     L’allusion à la Reconstruction — cinquante cinq ans plus tard, la Perestroïka de M. Gorbatchev sera une tentative fort différente de reconstruction, après la stagnation de l’ère Brejnev – renvoie aux débats agitant le Parti bolchevik, et notamment la controverse entre Staline et Boukharine, Trotski ayant déjà été définitivement écarté. Comme l’explique Nicolas Werth dans son Histoire de l’Union soviétique, l’hiver 1927-1928 fut marqué par la « Crise des collectes » : « Malgré une bonne récolte, les paysans n’avaient livré que 300 millions de pouds [le poud fait un peu plus de seize kilos] au lieu de 430 l’année précédente. Il ne restait donc rien pour l’exportation. Le pays allait manquer des devises nécessaires à son industrialisation ; pis, le ravitaillement des villes était compromis. » C’est à ce moment que Staline a considéré de façon définitive la NEP comme un échec et s’est mis à ruminer le passage massif à la collectivisation, qui sera décidée en 1929 et démarrera avec une brutalité inouïe en 1930.


     Les baptistes, chrétiens prônant le retour au christianisme originel, étaient dénoncés dans les journaux, les campagnes antireligieuses ne faisant pas trop dans le détail. Pourtant, ils allaient jusqu’à chanter la Marseillaise et l’Internationale, avec parfois quelques modifications dans les paroles. Certains essayèrent de pactiser avec le nouveau régime, de s’adapter, d’autres prirent plutôt la voie du martyre ou se cachèrent dans les forêts, jusque très avant dans le siècle. Les baptistes étaient particulièrement nombreux chez les artisans et les ouvriers textiles (note due à Ivan Chtcheglov).


     Les parasites jamais ! se trouve dans le dernier couplet de l’Internationale en version russe – en version originelle, française : « L’oisif ira loger ailleurs. » D’après A. Préchac, la charge vise, au-delà d’Alexis Tolstoï, rentré d’exil en 1923, tandis que de nombreux pays, dont l’Angleterre et la Grèce, reconnurent l’URSS en 1924, ce Tolstoï qui est devenu un propagandiste du régime [note personnelle : il sera durement épinglé, plus tard, par S. Dovlatov dans Les Nôtres, petit livre que j’ai traduit sous le titre Album de famille :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270615/album-de-famille-5-serguei-dovlatov ], les « écrivains prolétariens » de la RAPP… et surtout Gorki, « l’ancien va-nu-pieds de la littérature, “oiseau-tempête” libertaire maintenant réconcilié avec le régime et devenu plus royaliste que le roi. Quant aux prévisions pessimistes des auteurs, elles se réalisèrent pleinement si l’on songe au rôle réactionnaire que jouera bientôt Gorki au sein de l’Union des écrivains, créée en 1934, et à ses visites suivies de propos lénifiants dans les camps de travail forcé [Autre note personnelle : la visite d’une équipe d’écrivains emmenée par Gorki au chantier du Canal de la mer Blanche en 1933 sera ultérieurement décrite avec férocité par A. Soljénitsyne]. » Le jugement d’Alain Préchac est sévère, si l’on songe que Gorki intervint, parfois avec succès, en faveur de collègues en difficulté ou persécutés, mais il me semble exact : Gorki est une tragédie, une de plus.