mercredi 10 février 2021

Le Veau d'or (Ilf et Petrov), chapitre 35

 Lui que des maîtresses de maison avaient aimé, ainsi que des femmes de ménage, des veuves et même une technicienne dentiste




     À Tchernomorsk, les toitures faisaient du raffut et les courants d’air s’en donnaient dans les rues. La violence du vent de nord-est qui s’était brusquement abattu sur la ville chassait la douceur de l’été de la Saint-Martin en direction des poubelles, des gouttières et des saillies des maisons. Et l’été y mourait au milieu des feuilles d’érable noircies et des billets de tramway déchirés. Les froids chrysanthèmes se noyaient dans les écuelles des fleuristes. Les volets verts des buvettes à kvas fermées claquaient. Les pigeons roucoulaient : « Nous mourons, nous mourons ». Les moineaux se réchauffaient en becquetant le fumier fumant. Les habitants se traînaient contre le vent en baissant la tête comme des taureaux. Les gilets de piqué souffraient le plus. Le vent les décoiffait, arrachant canotiers et panamas qu’il envoyait rouler sur les pavés de bois en direction du boulevard. Les vieillards indignés et essoufflés couraient après leurs chapeaux. Sur les trottoirs, les tourbillons entraînaient les poursuivants avec une telle force qu’il leur arrivait de dépasser leurs couvre-chefs et qu’ils ne reprenaient leurs esprits qu’une fois aux pieds humides de la statue de bronze trônant au centre de la place, celle d’un dignitaire du temps de la Grande Catherine. 


     Stationnant à son emplacement, l’« Antilope », faisait entendre les craquements d’un navire. Si la voiture de Kozlewicz suscitait autrefois une perplexité amusée, à présent elle faisait pitié : son aile arrière gauche tenait à l’aide d’un câble, du contreplaqué remplaçait une bonne partie de son pare-brise et, en lieu et place de la poire de caoutchouc lançant la matchiche,  perdue lors de la catastrophe, une clochette nickelée de président de séance pendait au bout d’une ficelle. Même le volant sur lequel étaient posées les mains honnêtes d’Adam Casimirovitch était un peu de travers. Le Grand Combinateur se tenait sur le trottoir à côté de l’« Antilope ». Accoudé à la voiture, il disait :


     — Je vous ai trompé, Adam. Je ne peux pas vous offrir une Isotta-Fraschini, pas plus qu’une Lincoln, une Buick ou même une Ford. Je ne peux pas acheter de nouvelle voiture. L’État ne me considère pas comme un acheteur. Je suis un simple particulier. Tout ce que je  pourrais acquérir en passant une annonce dans les journaux, c’est une antiquité du même genre que notre « Antilope ».


     — Pourquoi cela ? répliqua Kozlewicz. Ma Lorraine-Dietrich est une chouette voiture. Avec une durite d’huile d’occasion, je n’aurais besoin de nulle Buick.


     — Je vous l’ai apportée, votre durite, dit Ostap, la voici. Et c’est la seule chose que je puis faire pour vous aider en matière de transports mécanisés.


     La durite réjouit beaucoup Kozlewicz, il la fit longuement tourner dans ses mains et se mit séance tenante à la mettre en place.  Ostap heurta la clochette, qui rendit un son de présidence d’assemblée, et dit avec animation :


     — Savez-vous, Adam, que chaque citoyen subit la pression d’une colonne d’air de deux cent quatorze kilos ?


     — Non, répondit Kozlewicz. Et alors ?


     — Comment ça, et alors ? C’est un fait médico-scientifique. Et depuis peu, cela me pèse. Pensez un peu ! Deux cent quatorze kilos ! Cela vous écrase nuit et jour, et particulièrement la nuit. Je dors mal. Comment ?


     — Rien, je vous écoute, répondit gentiment Kozlewicz.


     — Je ne vais pas bien du tout, Adam. J’ai le cœur trop gros.


     Le chauffeur de l’« Antilope » eut un gloussement dubitatif. Ostap continua à papoter :


     — Hier, une vieille m’a abordé dans la rue en me proposant une aiguille inusable pour le nettoyage des réchauds à pétrole. Vous savez, Adam, je ne l’ai pas achetée. Je n’ai pas besoin d’une aiguille inusable, je ne veux pas vivre éternellement. Je veux mourir. Je présente tous les symptômes banals de l’amour : manque d’appétit, insomnie et désir maniaque d’écrire des vers. J’ai rimaillé la nuit dernière à la lueur vacillante d’une lampe électrique, écoutez un peu : « Je songe à l’instant merveilleux/ Où tu parus devant mes yeux/ Telle une vision fugitive/ Comme la beauté pure, effective. » Pas mal, non ? N’y a -t-il pas là du talent ? Ce n’est qu’à l’aube, en achevant les dernières lignes, que je me suis souvenu que ce poème, Pouchkine l’avait déjà écrit. Quel coup venant d’un classique ! Hein ?


     — Non, non, continuez, fit Kozlewicz avec compassion. 


     — Voilà ma vie, reprit Ostap d’une voix qui tremblait. Mon corps est enregistré à l’hôtel « Le Caire », mais mon âme s’est absentée, elle n’a même pas envie d’aller à Rio de Janeiro. Et il y a encore la colonne atmosphérique qui m’étouffe. 


     — Vous êtes allé chez elle ? demanda sans ambages Kozlewicz. Chez Zossia Viktorovna ?


     — Je n’y irai pas, dit Ostap, à cause de ma timidité orgueilleuse. Les janissaires se sont réveillés en moi. J’ai envoyé depuis Moscou pour trois cent cinquante roubles de télégrammes à cette vaurienne sans recevoir de réponse, pas même pour cinquante kopecks. Moi que des maîtresses de maison ont aimé, ainsi que des femmes de ménage, des veuves et même une technicienne dentiste. Non, Adam, je n’y irai pas. Au revoir !


     Le Grand Combinateur alla à son hôtel et retira de dessous le lit la valise au million qui s’y trouvait en compagnie de souliers éculés. Il la contempla un moment avec une certaine hébétude, puis en attrapa la poignée et ressortit.  Le vent agrippa les épaules de Bender et l’entraîna en direction du boulevard du Bord de mer. L’endroit était désert, il n’y avait personne sur les bancs blancs recouverts durant l’été d’entailles faites par les amoureux. En route vers l’extérieur de la rade, un cargo à la ligne de flottaison basse et aux mâts trapus doublait le phare.


     «  En voilà assez, dit Ostap, le Veau d’or n’est pas pour moi. Celui qui le veut n’a qu’à le prendre. Libre à lui de jouer les millionnaires ! »


     Ne voyant personne autour de lui, il jeta la valise sur le gravier. 


     « Je vous en prie » dit-il aux érables noirs en leur faisant la révérence.


     Il suivit l’allée sans se retourner. Il commença par marcher lentement, d’un pas de promeneur, puis mit ses mains dans ses poches car elles étaient soudain devenues gênantes et il força l’allure pour vaincre ses hésitations. Il se força à tourner au coin de la rue  et à entonner une petite chanson, mais une minute plus tard, il revenait sur ses pas en courant.  La valise était toujours là. Mais, venant du côté opposé, un citoyen d’âge moyen et d’apparence très quelconque s’en approchait, se penchait déjà et tendait les mains vers elle.


     « Que fais-tu ? cria Ostap de loin. Je vais t’apprendre à empoigner les valises qui ne sont pas à toi ! Pas moyen de laisser quoi que ce soit une minute ! C’est révoltant ! »


     Mécontent, le citoyen haussa les épaules et battit en retraite.


     Bender se traîna de nouveau avec le Veau d’or dans les mains.


     « Que faire, à présent ? » se demandait-il. Comment employer ce pactole qui, en guise d’enrichissement, m’apporte seulement des tourments moraux ? Le brûler ? »


     Le Grand Combinateur s’arrêta avec plaisir à cette idée.


     « Il y a justement une cheminée dans ma chambre d’hôtel. Le brûler dans la cheminée ! Voilà du grandiose ! Un acte digne de Cléopâtre ! Au feu ! Liasse après liasse ! À quoi bon traîner cet argent ? Quoique… Non, c’est idiot. Brûler de l’argent, c’est de l’ostentation ! C’est jouer les hussards ! Mais que puis-je en faire, à part bâfrer comme un nepman ? Quelle situation ridicule ! Un conservateur songe à faire, avec trois cents roubles, un Louvre de son musée, n’importe quel collectif de mariniers – ou n’importe quelle confrérie de dramaturges – peut se faire construire, avec un million, une moitié de gratte-ciel avec un espace sur le toit pour des conférences en plein air. Mais Ostap Bender, descendant de janissaires, n’est pas fichu d’en faire quoi que ce soit ! La force hégémonique de la classe dominante étouffe le millionnaire solitaire ! »


     Méditant sur la façon d’employer son million, le Grand Combinateur coutait le long des allées, s’asseyait sur le parapet de ciment et regardait d’un air fâché le cargo dansant sur les vagues au-delà du brise-lames.


     « Non, il faut renoncer à y mettre le feu. Brûler de l’argent est une lâcheté, ça n’a rien de grandiose. Il faut trouver un geste qui marque. Créer une bourse au nom de Balaganov   pour les élèves par correspondance d’une école radiotechnique ? Acheter cinquante mille petites cuillers en argent, les fondre et dresser une statue équestre de Panikovski sur sa tombe ? Incruster de nacre l’« Antilope » ? Ou peut-être… »


     Illuminé par une nouvelle idée, le Grand Combinateur s’arracha d’un bond du parapet. Sans perdre une minute, il quitta le boulevard et, résistant fermement aux coups de vent de face et de côté, se rendit à la poste.


     Là, à sa demande, la valise fut cousue dans une grosse toile et ficelée en croix avec de la bonne corde. Ce qui lui donna l’aspect d’un simple colis, comme la poste en reçoit des milliers tous les jours, ces colis que les citoyens envoient à leur famille, et qui  contiennent du lard, de la confiture ou des pommes. 


     Ostap s’empara d’un crayon chimique et, l’ayant agité en l’air avec excitation, écrivit :



COLIS À VALEUR DÉCLARÉE


COMMISSARIAT DU PEUPLE AUX FINANCES.

MOSCOU



     Et le colis, jeté par la main vigoureuse d’un postier, alla tomber sur un tas de ballots ovales, de sacoches et de petites caisses. Tout en fourrant le reçu dans sa poche, Ostap vit son million partir sur un chariot avec d’autres chargements, emmené sans hâte dans la salle voisine par un petit vieux dont les pattes de col s’ornaient d’éclairs blancs.


     « La séance continue, dit le Grand Combinateur. cette fois, sans la participation du représentant des Agrariens fous, O. Bender. »


     Il resta encore un long moment sous le porche de la poste, l’approbation et le regret alternant en lui. Le vent se faufilait sous son imperméable. Il eut froid et repensa avec chagrin à la seconde pelisse qu’il ne s’était pas achetée.


     Une jeune fille s’arrêta un instant juste devant lui. Rejetant la tête en arrière, elle regarda le cadran lumineux de l’horloge de la poste et poursuivit son chemin. Elle portait un petit manteau en tissu rugueux plus court que sa robe et un béret bleu à pompon enfantin.  De sa main droite, elle retenait un pan de son manteau soulevé par le vent. Le cœur du capitaine vacilla avant même qu’il eût reconnu Zossia, et il la suivit sur le trottoir,  marchant sur les dalles mouillées en restant involontairement à une certaine distance d’elle. Les passants lui cachaient parfois la jeune fille, et Ostap descendait alors sur la chaussée pour la regarder en biais tout en réfléchissant aux thèses de sa déclaration à venir. 


     Au coin de la rue, Zossia s’arrêta devant un kiosque vendant de la mercerie et se mit à examiner des chaussettes d’homme brunes qui se balançaient, accrochées à une ficelle. Ostap entreprit de patrouiller aux alentours.


     Au bord du trottoir, deux hommes tenant des porte-documents discutaient avec fièvre. Ils portaient tous les deux des manteaux de demi-saison et, en-dessous, des pantalons blancs d’été.


     — Vous avez quitté « Hercule » à temps, Ivan Pavlovitch, disait l’un en serrant son porte-documents sur sa poitrine. C’est le chaos, là-bas, à présent, l’épuration y est sauvage.


     — Toute la ville en parle, soupira l’autre.


     — La purge a frappé Skoumbriévitch hier, dit le premier voluptueusement. La salle était bourrée. Au début, c’était très civilisé. Skoumbriévitch a si bien donné sa biographie que tout le monde l’a applaudi. « Je suis né, a-t-il dit, entre le marteau et l’enclume. » Il voulait souligner par là que ses parents étaient forgerons. Et puis quelqu’un, dans le public, a demandé : « Dites, vous ne vous souvenez pas de cette fière maison, “Skoumbriévitch et fils. Articles de quincaillerie” ? Vous ne seriez pas ce Skoumbriévitch-là ? » Et voilà que l’autre imbécile dit : « Je ne suis pas Skoumbriévitch, je suis le fils. » Vous imaginez ce qui va lui arriver ? La Première catégorie, c’est garanti.


     — Eh oui, camarade Weintorg, ce sont des mesures rigoureuses Et aujourd’hui, on épure qui ?


     — Aujourd’hui, c’est un grand jour ! Aujourd’hui, c’est Berlaga, celui qui avait essayé d’y échapper en allant chez les fous. Ensuite, ce sera Polykhaïev en personne, avec son épouse morganatique, cette vipère de Sierna Mikhaïlovna. À « Hercule », elle ne laissait souffler personne. J’y serai vers deux heures, avant que ça commence, autrement, il n’y aura plus moyen de passer. Et puis Bomzé…


     Zossia se remit à avancer, si bien qu’Ostap ne put apprendre ce qu’il en était de Adolphe Nikolaïévitch Bomzé. Ce qui ne l’émut nullement, du reste. Sa première phrase était déjà prête. Rapidement, le capitaine rattrapa la jeune fille.


     «  Zossia, dit-il, me voici, et c’est un fait impossible à ignorer. »


     La phrase avait été prononcée avec une effrayante désinvolture. La jeune fille s’écarta brusquement, et le Grand Combinateur comprit qu’il n’avait pas trouvé le ton juste. Changeant d’intonation, il se mit à parler vite et abondamment, s’en prit aux circonstances, dit que sa jeunesse ne s’était pas déroulée comme il l’avait imaginé, enfant, et que la vie s’était avérée grossière et basse comme une clef de fa.


     « Vous savez, Zossia, dit-il enfin, sur chaque homme, même s’il est au Parti, pèse une colonne d’atmosphère d’un poids de deux cent quatorze kilos. Vous ne l’avez jamais remarqué ? »


     Zossia ne répondit rien.


     Ils passaient à ce moment devant le cinéma « Le Capitole ». Ostap jeta un rapide coup d’œil en biais du côté où, cet été, se trouvait le comptoir qu’il avait fondé et poussa un petit cri. Une grande enseigne s’étalait en travers du bâtiment :


ENTREPRISE D’ÉTAT « CORNES ET SABOTS »


     On apercevait par toutes les fenêtres des machines à écrire et des portraits de dirigeants. Un coursier gaillard, autre chose que Panikovski, se tenait à l’entrée, un sourire de vainqueur aux lèvres. Par le porche ouvert, à côté d’une plaque annonçant « Grand dépôt », s’engouffraient des camions de trois tonnes chargés à ras bord de cornes et de sabots répondant aux normes. Tout montrait que l’enfant d’Ostap avait pris le bon chemin.


     — La force hégémonique de la classe dominante m’a écrasé, dit tristement Ostap. Même mon idée frivole, elle l’a utilisée à ses propres fins. Et moi, Zossia, on m’a repoussé. Vous entendez, on m’a repoussé. Je suis malheureux.


     — L’amoureux affligé, dit Zossia en se tournant pour la première fois vers  Ostap.


     — Oui, répondit celui-ci, je suis un vrai Eugène Onéguine : c’est bien un chevalier déshérité par le pouvoir soviétique. 


     — Vous parlez d’un chevalier !


     — Ne soyez pas fâchée, Zossia. Tenez compte de la colonne d’atmosphère.J’ai même l’impression d’être écrasé par elle davantage que les autres citoyens.  À cause de mon amour pour vous. Et aussi parce que je ne suis pas syndiqué. Cela joue aussi.


     — Il y a encore une raison : c’est aussi dû au fait que vous mentez davantage que les autres.


     — Ce n’est pas un mensonge. C’est une loi de la physique. Ou peut-être qu’il n’y a pas de colonne du tout, que c’est seulement mon imagination ?


     Zossia s’arrêta et se mit à retirer un gant gris comme un bas.


     — J’ai trente-trois ans, dit précipitamment Ostap, l’âge de Jésus Christ. Et qu’ai-je fait jusqu’à présent ? Je n’ai fondé aucune doctrine, j’ai bazardé mes disciples, je n’ai pas ressuscité Panikovski d’entre les morts, et vous seule…


     — Eh bien, au revoir, dit Zossia. Je dois aller à la cantine.


     — Je vais déjeuner moi aussi, annonça le Grand Combinateur avec un coup d’œil à l’enseigne École-combinat modèle de cuisine industrielle près l’Académie des arts spatiaux de Tchernomorsk, et manger quelque soupe aux choux plat du jour modèle. Je m’en sentirai peut-être mieux. 


     — C’est réservé aux syndiqués, l’avertit Zossia.


     — Alors je vous tiendrai seulement compagnie.


     Ils descendirent trois marches. Dans la profondeur du combinat-école modèle, sous le toit vert d’un palmier, un jeune homme à l’œil noir étudiait la carte d’un air très digne.


     « Périclès ! cria de loin Zossia. Je t’ai acheté des chaussettes à talon renforcé. Faites connaissance. C’est Thémidi. »


     — Thémidi, dit le jeune homme en serrant avec cordialité la main d’Ostap.


     — Bender-Transdanubien, répondit grossièrement le Grand Combinateur qui avait compris instantanément qu’il était arrivé trop tard pour la fête amoureuse, et que les chaussettes à talon renforcé n’étaient pas juste la production de quelque coopérative de faux invalides, mais le symbole d’un mariage heureux enregistré par l’État-Civil.


     — Comment ! Vous êtes vraiment aussi Transdanubien ? demanda gaiement Zossia.


     — Oui, Transdanubien. Vous-même, vous n’êtes plus seulement Sinitski, semble-t-il ? À en juger par les chaussettes…


     — Je suis Sinitski-Thémidi.


     Depuis vingt-sept jours, observa le jeune homme en se frottant les mains.


     — Votre mari me plaît, dit le chevalier déshérité.


     — Il me plaît à moi aussi, riposta vivement Zossia.


     Pendant que les jeunes époux mangeaient leur « borchtch maritime » en levant haut leurs cuillères et en échangeant des regards, Ostap louchait sans plaisir sur les affiches culturelles accrochées aux murs. Il était écrit sur l’une : « Ne vous laissez pas distraire par les conversations pendant le repas. Cela gêne la sécrétion adéquate des sucs gastriques ». Une autre était rédigée en vers : « Les jus de fruits nous donnent des hydrates de carbone ». Il n’avait plus rien à faire là, il fallait s’en aller, mais une soudaine timidité, sortie Dieu savait d’où, l’en empêchait. 


     Les époux Thémidi eurent un rire bon enfant.


     — Dans quel domaine travaillez-vous, au juste ? demanda Ostap au jeune homme.


     — Au juste, je suis le secrétaire d’un collectif de peintres ferroviaires, répondit Thémidi.


     Le Grand Combinateur se leva lentement.


     — Ah, le représentant d’un collectif ! On pouvait s’y attendre. Mais je ne vais pas vous distraire avec des conversations. Cela gênerait en vous la sécrétion adéquate des sucs gastriques, chose au plus haut point indispensable pour être en bonne santé.


     Il sortit sans prendre congé, coupant vers la sortie en heurtant les coins des tables.


     « Vol de jeune fille ! marmonna-t-il, une fois dehors. Arrachée à l’écurie ! Thémidi ! Némézidi ! Thémidi, le représentant d’un collectif, a volé à un exploitant individuel millionnaire… »


     Là, Bender fut foudroyé par le souvenir clair et net qu’il n’était plus du tout millionnaire.  Il y repensait encore en se mettant à courir et en battant des mains pour écarter les passants comme un nageur de compétition fend l’eau pour battre un record du monde.


     « Voyez-moi un peu cet apôtre Paul, chuchotait-il en bondissant par-dessus les parterres de fleurs du jardin de ville. Ce fils de pute est un désintéressé ! Maudit mennonite, adventiste du septième jour ! Si mon colis est déjà parti, je me pends ! Ces tolstoïens sont à tuer ! »


     Ayant glissé à deux reprises sur le sol carrelé de la poste, le Grand Combinateur courut au guichet, devant lequel attendait une petite queue sombre et silencieuse. Emporté par son élan, il allait passer la tête par le guichet lorsque le citoyen au premier rang de la queue leva d’un geste nerveux ses coudes pointus et repoussa le nouveau venu en exerçant une certaine pression. Le suivant, comme une mécanique, leva à son tour les coudes, et le Grand Combinateur se retrouva encore un peu plus loin de l’inestimable guichet. Et, dans le plus grand silence, les coudes continuèrent à se lever et à s’écarter, jusqu’à ce que l’effronté occupât la place qui lui revenait de droit – la dernière.


     « J’ai juste besoin… » commença Ostap.


     Il n’alla pas plus loin. C’était inutile. Grise et tout d’un bloc, la queue était aussi imprenable qu’une phalange grecque. Chacun connaissait sa place et était prêt à mourir pour défendre ses misérables droits.


     Ostap dut attendre quarante-cinq minutes pour pouvoir passer la tête dans le guichet et demander frénétiquement qu’on lui redonnât son colis. L’employé de la poste lui rendit avec indifférence son reçu.


     — Camarades, nous ne rendons pas les colis.


     — Comment ! Il est déjà parti ? demanda le Grand Combinateur d’une voix tremblante. Je vous l’ai apporté il y a seulement une heure !


     — Camarades, nous ne rendons pas les colis, répéta l’employé.


     — Mais c’est tout de même mon colis, fit Ostap en tentant de l’amadouer, mon colis, vous voyez. Je l’ai envoyé et je voudrais le récupérer. Vous comprenez, j’ai oublié d’y mettre un pot de confiture. De pommes de Chine. Je vous en prie très vivement. Mon oncle va être affreusement vexé. Comprenez-moi…


     — Camarades, nous ne rendons pas les colis.


     Cherchant du secours, Ostap regarda autour de lui. Derrière lui se tenait la queue, grise et muette, connaissant tous les règlements, y compris celui énonçant qu’on ne rendait pas les colis.


     — Y mettre un pot de confiture, balbutia Ostap. De pommes de Chine.


     — Camarade, envoyez le pot à part, dit l’employé en s’adoucissant un peu. Votre oncle ne s’en portera pas plus mal.


     — On voit que vous ne connaissez pas mon oncle ! dit fiévreusement Ostap. Et puis, je suis un pauvre étudiant, je n’ai pas d’argent. Je vous le demande comme à un militant.


     — Mais enfin, camarade, dit l’employé d’une voix plaintive, où le chercher, à présent ? Des colis entassés, il y en a trois tonnes, là-bas.


     Mais le Grand Combinateur se lança alors dans une telle litanie d’absurdités attendrissantes que l’employé alla dans l’autre salle chercher le colis du pauvre étudiant. Jusque là silencieuse, la queue se mit aussitôt à pousser des cris. On injuria de toutes les manières le Grand Combinateur pour son ignorance des règlements de la poste, et une citoyenne furieuse alla jusqu’à le pincer.


     — Ne le refaites plus jamais, dit sévèrement le postier en lançant à Bender sa valise.


     — Je ne le ferai plus jamais ! déclara le capitaine. Parole d’étudiant !


     Le vent martelait les toitures et faisait vaciller les réverbères, les ombres couraient sur le sol et la pluie traversait les rayons des phares d’automobiles. 


     « Assez d’excès psychologiques, dit joyeusement Bender. Assez d’émotions fortes, assez d’introspection. Il est temps de commencer une vie de bourgeois travailleur. À Rio de Janeiro ! J’achèterai une plantation et je ferai venir Balaganov en qualité de singe. Il me cueillera des bananes ! »   



     

     







Notice synthétique



     « Nous mourons, nous mourons » me permet de garder la sonorité : le texte dit :  « Je vais mourir, je vais mourir », ce qui, en russe est très proche d’un roucoulement : oumrou, oumrou…


     La statue de la place :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Statue_de_Catherine_II_et_des_fondateurs_d%27Odessa


     Ostap poète : adressés à Anna Petrovna Kern, les vers de Pouchkine étaient aussi connus du public russe, indique A. Préchac, qu’en France Mignonne allons voir si la rose. Voir le lien suivant, où l’on trouvera une autre traduction, sans doute plus réussie, de ce premier quatrain – le poème en comporte six :


https://fr.wikipedia.org/wiki/Anna_Kern


https://ru.wikisource.org/wiki/%D0%9A_***_%D0%9A%D0%B5%D1%80%D0%BD_(%D0%9F%D1%83%D1%88%D0%BA%D0%B8%D0%BD)


     Alain Préchac soupçonne par ailleurs une nouvelle perfidie des auteurs, critiquant par la bande la façon dont les poètes « prolétariens » recopiaient les classiques en les déformant…


     L’abandon de la valise : A. Préchac et I. Chtcheglov voient dans la scène plusieurs reprises de Pouchkine. Notamment lorsque le passant inconnu va s’emparer de la valise, qui renvoie d’après I. Chtcheglov au Maître de poste, que je ne connais pas. 


     Un conservateur songe : voir le chapitre 31 :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/230121/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-31


     À propos des janissaires plusieurs fois mentionnés : depuis le début, Bender se prétend « fils d’un sujet turc » et donc descendant de janissaires. Voir par exemple le chapitre 22 :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/081220/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-22


     La force hégémonique de la classe dominante : expression de l’époque. Il s’agissait de la classe ouvrière dans le discours en vigueur, ce qui était bien sûr inexact.


     L’argent au feu : I. Chtcheglov renvoie à la fin de la première partie de L’Idiot, où Nastassia Philippovna fait semblant de brûler cent mille roubles pour éprouver Rogojine.


     Quant à la statue équestre, I. Chtcheglov renvoie cette fois au chapitre 6 d’un ouvrage de H. Heine, Ideen. Das Buch Legrand, célèbre en Russie…


     Les colis : A. Préchac signale que les bureaux de poste soviétiques n’ont longtemps accepté les colis qu’enfermés dans des caisses clouées ou cousus dans des draps. Les employés se chargeaient du travail pour un prix modique, mais cela allongeait les files d’attente. L’opération évitait les vols et permettait aussi de surveiller les envois…


     Les Agrariens fous : « Nouvelle allusion satirique d’une incroyable audace, car c’est à la  “Conférence des marxistes agrariens” du 27 décembre 1929, présidée par Staline, qu’avaient été officiellement décidées la collectivisation et son pendant policier, la dékoulakisation, c’est-à-dire la terreur dans les campagnes. » (note d’Alain Préchac)


     … tout en réfléchissant aux thèses de son futur discours : parodique. Comme le remarque A. Préchac, on croirait voir Lénine réfléchissant, dans le fameux train, aux « Thèses d’avril ». Mais le terme russe qui suit est celui d’une déclaration d’amour. Il est vrai qu’avec les trois cents roubles de télégrammes envoyés sans résultat…


     Rappels à propos de la société « Hercule » : revoir le chapitre 11, par exemple.

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/101020/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-11


     À propos de l’épuration, revoir la notice du chapitre 9 :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/041020/le-veau-dor-ilf-et-petrov-chapitre-9


     On retrouve l’étrange jeu de mots à propos du cinéma « Le Capitole », écrit dans le texte « Le Capital », comme aux chapitres 15 et 16…Le lecteur russe pouvait décrypter, c’est plus difficile en français, et ce serait un drôle de nom pour un cinéma…


     Rappelons à tout hasard le scénario d’Eugène Onéguine (le nom devrait se transcrire ainsi : Aniéguine…) :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_On%C3%A9guine


     I. Chtcheglov fait remarquer que le « Chevalier déshérité », c’est Ivanhoe :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivanho%C3%A9

     Il indique aussi que les auteurs n’ont pas l’intention de rivaliser avec Pouchkine. On s’en doutait…


     Le nom Thémidi est bien sûr très proche de celui de la déesse de la justice, Thémis. De même, un peu plus loin, Némézidi s’inspire directement de Némésis…Quant à Bender-Transdanubien, le deuxième nom, dans le texte russe, renvoie à un ancien maréchal :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Piotr_Alexandrovitch_Roumiantsev


     Sur les mouvements religieux évoqués :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Mennonisme#:~:text=%C3%89glise%20%C3%A9vang%C3%A9lique%20mennonite%20%C3%A0%20Altkirch,%C3%A9glises%20%C3%A9vang%C3%A9liques%20mennonites%20de%20France.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Adventisme


     Grise et tout d’un bloc, la queue était aussi imprenable qu’une phalange grecque : Typologie de la queue, comme disait feu Henri Weber. A. Préchac voit, dans le ressentiment hargneux qui s’exprime là, une méchante caractéristique de la société  soviétique. J’en doute. Ce genre de sentiment est réputé exister en France, notamment. La queue serait-elle plus sensible aux arguments d’Ostap plus à l’Ouest ?

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