dimanche 14 février 2021

Le Veau d'or : la préface des auteurs

 De la part des auteurs




     On nous pose habituellement, au sujet de notre forme collectivisée de littérature, des questions légitimes mais fort monotones : « Comment vous y prenez-vous pour écrire à deux ? »


     Au début, nous répondions de façon précise, en donnant tous les détails, nous évoquions même la vive discussion qui s’était élevée entre nous à propos de la question suivante : fallait-il tuer Ostap Bender, le héros du roman Les Douze Chaises, ou bien le laisser en vie ? Nous ne manquions pas de rappeler qu’un tirage au sort avait décidé du destin du héros. Deux petits papiers avaient été mis dans un sucrier, l’un d’eux portant, dessinés d’une main tremblante, un crâne et deux os de poule. Ce fut le crâne qui sortit, et une demi-heure plus tard, le Grand Combinateur n’était plus. Un coup de rasoir lui avait tranché la gorge.


     Par la suite, nous avons commencé à donner moins de détails. Nous ne parlions plus de cette querelle. Puis nous n’avons plus donné de détails du tout. Et finalement, nous nous sommes mis à répondre sans le moindre enthousiasme.


     « Comment écrivons-nous à deux ? Eh bien, comme ça. Comme les frères Goncourt. Edmond court les rédactions pendant que Jules garde le manuscrit pour éviter qu’il ne soit volé par des gens de leurs relations. »


     Et soudain, l’uniformité des questions se trouva rompue.


     — Dites-moi, nous demanda un citoyen rigoriste, l’un de ceux qui ont reconnu le pouvoir soviétique quelque temps après l’Angleterre et juste avant la Grèce, pourquoi écrivez-vous de façon comique ? Que viennent faire des drôleries pendant une période de reconstruction ? Vous êtes devenus fous, ou quoi ?


     Après quoi, il s’efforça longuement et avec sévérité de nous convaincre de la nocivité du rire, à l’heure actuelle. 


     — C’est pécher que de rire ! disait-il. Vraiment, il n’y a pas de quoi rire ! Pas non plus de quoi sourire ! Quand je vois cette vie nouvelle, ces mutations, je n’ai pas envie de sourire, mais de prier !


     — Tout de même, nous ne nous contentons pas de rire, avons-nous objecté. Notre but est précisément de faire porter la satire sur les gens qui ne comprennent pas notre période de reconstruction.


     — La satire ne peut pas être drôle, dit le sévère camarade qui, attrapant par le bras un artisan par ailleurs baptiste qu’il prit pour un prolétaire à cent pour cent prolétarien, l’emmena chez lui.


     Il l’emmena chez lui pour en dresser un portrait ennuyeux, au long d’un roman en six tomes intitulé Les parasites, jamais ! 


     Rien de tout cela n’est fictif. La fiction pourrait être bien plus drôle. 


     Laissez l’un de ces flagorneurs donner libre cours à son inspiration et il mettra même aux hommes un voile de musulmane, cependant que lui jouera des hymnes et des psaumes à la trompette en estimant que c’est la bonne façon d’aider à la construction du socialisme. 


     Et tout le temps que nous composions Le Veau d’or, planait au-dessus de nous la face du sévère citoyen. 


     « Et si ce chapitre paraissait drôle ? Qu’en dirait le sévère citoyen ? »


     En fin de compte, nous avons décrété ce qui suit :


     a) Rendre ce roman gai, autant qu’il était possible de le faire.


     b) Demander au procureur de la République, au cas où le sévère citoyen déclarerait encore que la satire ne devait pas être drôle, de poursuivre ledit citoyen en vertu de l’article punissant l’idiotie avec effraction.


                                                                                                                                 I. ILF, I. PETROV







Notice synthétique



     La lourdeur ironique de la formule employée par les auteurs, qui auraient pu se contenter de l’expression banale « coopération littéraire », est une allusion directe, dès la préface, au climat politique de l’époque, celui du Grand Tournant.


     L’allusion à la Reconstruction — cinquante cinq ans plus tard, la Perestroïka de M. Gorbatchev sera une tentative fort différente de reconstruction, après la stagnation de l’ère Brejnev – renvoie aux débats agitant le Parti bolchevik, et notamment la controverse entre Staline et Boukharine, Trotski ayant déjà été définitivement écarté. Comme l’explique Nicolas Werth dans son Histoire de l’Union soviétique, l’hiver 1927-1928 fut marqué par la « Crise des collectes » : « Malgré une bonne récolte, les paysans n’avaient livré que 300 millions de pouds [le poud fait un peu plus de seize kilos] au lieu de 430 l’année précédente. Il ne restait donc rien pour l’exportation. Le pays allait manquer des devises nécessaires à son industrialisation ; pis, le ravitaillement des villes était compromis. » C’est à ce moment que Staline a considéré de façon définitive la NEP comme un échec et s’est mis à ruminer le passage massif à la collectivisation, qui sera décidée en 1929 et démarrera avec une brutalité inouïe en 1930.


     Les baptistes, chrétiens prônant le retour au christianisme originel, étaient dénoncés dans les journaux, les campagnes antireligieuses ne faisant pas trop dans le détail. Pourtant, ils allaient jusqu’à chanter la Marseillaise et l’Internationale, avec parfois quelques modifications dans les paroles. Certains essayèrent de pactiser avec le nouveau régime, de s’adapter, d’autres prirent plutôt la voie du martyre ou se cachèrent dans les forêts, jusque très avant dans le siècle. Les baptistes étaient particulièrement nombreux chez les artisans et les ouvriers textiles (note due à Ivan Chtcheglov).


     Les parasites jamais ! se trouve dans le dernier couplet de l’Internationale en version russe – en version originelle, française : « L’oisif ira loger ailleurs. » D’après A. Préchac, la charge vise, au-delà d’Alexis Tolstoï, rentré d’exil en 1923, tandis que de nombreux pays, dont l’Angleterre et la Grèce, reconnurent l’URSS en 1924, ce Tolstoï qui est devenu un propagandiste du régime [note personnelle : il sera durement épinglé, plus tard, par S. Dovlatov dans Les Nôtres, petit livre que j’ai traduit sous le titre Album de famille :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/270615/album-de-famille-5-serguei-dovlatov ], les « écrivains prolétariens » de la RAPP… et surtout Gorki, « l’ancien va-nu-pieds de la littérature, “oiseau-tempête” libertaire maintenant réconcilié avec le régime et devenu plus royaliste que le roi. Quant aux prévisions pessimistes des auteurs, elles se réalisèrent pleinement si l’on songe au rôle réactionnaire que jouera bientôt Gorki au sein de l’Union des écrivains, créée en 1934, et à ses visites suivies de propos lénifiants dans les camps de travail forcé [Autre note personnelle : la visite d’une équipe d’écrivains emmenée par Gorki au chantier du Canal de la mer Blanche en 1933 sera ultérieurement décrite avec férocité par A. Soljénitsyne]. » Le jugement d’Alain Préchac est sévère, si l’on songe que Gorki intervint, parfois avec succès, en faveur de collègues en difficulté ou persécutés, mais il me semble exact : Gorki est une tragédie, une de plus.

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