vendredi 20 octobre 2017

Les moujiks (Anton Tchékhov)

     La nouvelle fut rédigée au cours du premier trimestre 1897. Tchékhov, prévoyant la réaction de la censure, en avait retiré un chapitre où les moujiks discutaient au sujet de la religion et des autorités. Ce chapitre n’a jamais été retrouvé. Par ailleurs, dans une lettre de 1900 (à Batiouchkov), l’auteur disait ne pas voir la nécessité de traduire la nouvelle en français – son traducteur reconnu, Denis Roche  (sur lequel je me suis comme d’habitude légèrement appuyé) réclamait les chapitres censurés : il n’y en avait pas, puisque Tchékhov avait déjoué la censure. Une page fut tout de même censurée, tout à la fin, lorsque Olga se remémore la vie des moujiks en quittant le village.
      Il corrigera une première épreuve (pour la revue « La pensée russe ») à la clinique du docteur Ostrooumov car, à peine arrivé à Moscou en mars 1897, il est victime d’une grave hémoptysie qui marque les progrès de sa tuberculose. 
     Tchékhov avait l’intention de prolonger cette nouvelle, comme en témoignent les ébauches dont on dispose des chapitres X et XI. Il semble qu’il voulait décrire, parallèlement à la vie misérable des campagnes, celle des « éléments déclassés » en ville. Dans le carnet où l’auteur écrivait ses notes se rapportant à la nouvelle, on trouve tracé l’avenir de Sacha – qui devient à son tour prostituée, remplaçant sa tante dans le rôle… Dans les mêmes notes, on trouve des réflexions acides sur l’hypocrisie des gens n’ayant à la bouche que les mots de « liberté » et prétendent « venir en aide à leur prochain » , mais qui ont une mentalité de seigneurs, et disposent de leurs domestiques comme de serfs.
     À la suite de la publication de la nouvelle dans la revue « La pensée russe », Tchékhov reçut à Miélikhovo – le grand domaine qu’il avait acheté quelques années plus tôt pour lui et  pour sa famille – un abondant courrier de lecteurs. Dans le courant de l’année 1897, un grand nombre de critiques, journalistes et écrivains écrivirent à l’auteur et publièrent des appréciations flatteuses sur la nouvelle. On compara avantageusement le récit de Tchékhov au drame « La puissance des ténèbres » de Tolstoï, écrit dix ans plus tôt. Dans l’ensemble, la réception des « Moujiks » en tant qu’œuvre littéraire fut extrêmement favorable. Mais la critique glissa sur le terrain politique. Le « marxiste légal » P. Strouvé utilisa même ce texte, et sa grande lucidité sur l’état d’arriération de la Russie profonde, pour critiquer le courant « narodnik » , c’est-à-dire populiste… Un autre marxiste, Bogdanovitch, lui répondit, puis le « narodnik » Mikhaïlovski s’en mêla, ainsi qu’un critique célèbre, Protopopov, et la nouvelle de Tchékhov devint le support et le prétexte d’un débat politique agitant l’intelligentsia socialisante. Un certain Lénine attaqua Mikhaïlovski pour « incompréhension totale de l’enseignement de Marx », etc. La polémique dura quelques années, Tchékhov se faisant même traiter de marxiste, certains auteurs râlant ferme contre lui.
     Dans les années 1900-1902, Tolstoï exprima diverses appréciations négatives sur la nouvelle de Tchékhov, et plus généralement sur l’œuvre de Tchékhov, auquel il reprochait de manquer souvent d’idées, d’unité de vues, d’écrire au petit bonheur… et de ne pas connaître le peuple – ce qui est assez drôle, si l’on songe que, de par ses origines et sa première vie, Tchékhov en savait plus long sur la question que le comte Léon Tolstoï. Lequel disait ni plus ni moins que la nouvelle « Les moujiks » était une faute envers le peuple.






Les moujiks

(Anton Tchékhov)




I

     Nikolaï Tchikildieïev, garçon d’hôtel au « Bazar slave » , tomba malade. Ses jambes se refusaient à lui, ce qui affectait sa démarche au point qu’un jour, suivant un couloir, il trébucha et s’écroula avec le plateau sur lequel il portait du jambon aux petits pois. Il dut quitter sa place. Pour se soigner, il dépensa tout son argent et celui de sa femme, il ne lui restait plus de quoi vivre ; oisif, il s’ennuyait, et se dit qu’il lui fallait sûrement rentrer chez lui, au village. Il est moins dur d’être souffrant chez soi, et la vie y est moins chère ; ce n’est pas pour rien que l’on dit : les murs de la maison vous viennent en aide.
     Il arriva à Joukovo vers le soir. Dans ses souvenirs d’enfance, le nid natal était lumineux, confortable et douillet, mais à présent, il prit peur en entrant dans l’isba devant l’étroitesse des lieux, leur saleté et les ténèbres qui y régnaient. Arrivées avec lui, sa femme Olga et sa fille Sacha1 faisaient les yeux ronds devant le grand poêle malpropre occupant presque la moitié de la place, noir de suie et de mouches. Que de mouches ! Le poêle était penché, les rondins aux murs n’étaient pas droits, on aurait dit que l’isba allait s’écrouler d’un instant à l’autre. Dans le coin à l’entrée2, auprès des icônes, étaient collées des étiquettes de bouteilles et des lambeaux de journaux – en guise de tableaux. Indigence et misère ! Aucun adulte à la maison, tous étaient occupés à moissonner. En haut du poêle siégeait une fillette d’une huitaine d’années aux cheveux filasse, non débarbouillée et apathique ; elle n’accorda pas même un regard aux visiteurs. Au bas du poêle, un chat blanc se frottait à l’oukhvat3. 
     — Minou, minou ! appela Sacha. Minou !
     — Le nôtre n’entend rien, fit la petite fille. Il est devenu sourd.
     — Comment ça ?
     — Comme ça. On l’a battu.
     Nikolaï et Olga avaient compris aussitôt le genre de vie qu’on menait ici, mais ils n’échangèrent pas un mot à ce sujet ; ils posèrent en silence leurs baluchons et, toujours en silence, ressortirent au dehors. Après leur isba, il y en avait deux autres, et le petit village se terminait là ; leur isba paraissait la plus pauvre et la plus vieille, la suivante ne valait pas mieux, seule la dernière arborait une toiture métallique et des rideaux aux fenêtres. Cette isba, non enclose, se tenait à l’écart et abritait un cabaret. Les isbas étaient alignées, et le hameau entier, paisible et rêveur, avait bonne apparence, avec ses saules, ses sureaux et ses sorbiers débordant des cours.
     Derrière les logis des paysans, rapide et escarpée,  commençait la descente menant à la rivière, d’énormes rochers dénudés y émergeant de l’argile. Suivant la pente, se faufilant le long de ces rochers et des trous creusés par les potiers, des sentiers couraient, des débris rouges ou bruns de vaisselle en terre  s’y amoncelant en tas entiers, tandis qu’en contrebas s’étendait un grand pré uni d’un vert vif, à l’herbe déjà fauchée, où allait et venait à présent le bétail des paysans. La rivière déroulait ses méandres à une verste4 du village, avec ses rives au feuillage prodigieusement touffu, puis c’étaient de nouveau un vaste pré, des troupeaux, de longues files d’oies blanches, et puis l’autre versant en pente aussi raide que le premier, menant à une hauteur au sommet de laquelle se voyait un bourg avec son église à cinq coupoles et une demeure seigneuriale non loin.
     — C’est beau, chez vous ! dit Olga en se signant, tournée vers l’église. Que d’espace, mon Dieu !
     Juste à ce moment les cloches appelèrent pour la vigile (le lendemain était un dimanche). Entendant ce bruit, en bas, deux fillettes qui remontaient un seau d’eau regardèrent derrière elles en direction de l’église.
       On sert le dîner, au « Bazar slave » … fit pensivement Nikolaï.
     Assis au bord du ravin, Nikolaï et Olga regardaient le soleil se coucher, le ciel de pourpre et d’or se refléter dans la rivière, faire miroiter les fenêtres de l’église et se diffuser dans toute l’atmosphère, dans cet air calme, doux, de cette pureté indicible que l’on ne voit jamais à Moscou. Et lorsque le soleil eut disparu, les troupeaux revinrent en bêlant et en mugissant, les oies, sur l’autre versant, les oies s’envolèrent vers le village – et tout se tut, dans l’air la lumière douce s’éteignit et l’obscurité du soir tomba rapidement.
     Entre-temps, les vieux parents de Nikolaï étaient rentrés chez eux ; ils étaient maigres tous les deux, voûtés, édentés, et de même taille. Arrivèrent aussi leurs brus, Maria et Fiokla, rentrant de leur travail chez un propriétaire, de l’autre côté de la rivière.  Femme de Kiriak, Maria avait six enfants, tandis que Fiokla, femme de Denis, l’autre frère de Nikolaï, qui était soldat, en avait, quant à elle, deux ; et lorsque Nikolaï vit, en entrant dans l’isba, toute cette famille, tous ces corps petits ou grands s’agiter dans la soupente, dans des berceaux et de tous les côtés, lorsqu’il vit avec quelle avidité les vieillards et les femmes mangeaient leur pain noir trempé dans de l’eau, il comprit qu’il était venu en pure perte, lui malade et sans argent, flanqué des siens, en plus !
     — Et mon frère Kiriak, où est-il ? demanda-t-il après les salutations.
     — Dans la forêt, il est gardien chez un marchand, répondit le père. Ce ne serait pas un mauvais gars, seulement, il a le gosier en pente.
     — Il ne rapporte rien ! pleurnicha la vieille. Une vraie pitié, nos hommes, ils coûtent plus qu’ils ne rapportent. Kiriak boit, le vieux boit aussi, on peut le dire, qu’il connaît le chemin du cabaret. La Reine des cieux5 est fâchée contre lui.
     On disposa le samovar en l’honneur des hôtes. Le thé sentait le poisson, le sucre était humide et mordillé, des cafards se promenaient sur le pain et sur la vaisselle ; la conversation était aussi répugnante que le thé – rien que des histoires de gêne et de maladies. Mais, avant qu’ils aient eu le temps de boire une tasse, leur parvint du dehors une clameur d’ivrogne, lourde et prolongée :
     — Ma-aria !
     — Ça doit être Kiriak. Quand on parle du loup…
     Tout le monde se tut. Et le gros cri reprit peu après, traînant et semblant sortir de terre :
     — Ma-aria !
     Maria, la plus âgée des brus, devenue toute blanche, se blottit contre le poêle ; c’était un peu étrange de voir l’épouvante sur le visage de cette femme laide, vigoureuse, large d’épaules. Sa fille, celle qui siégeait sur le poêle et paraissait apathique, se mit soudain à pleurer bruyamment.
     — Qu’est-ce qui te prend, choléra ? lui cria Fiokla, belle femme elle aussi robuste et carrée d’épaules.
     Nikolaï apprit du vieux que Maria avait peur de vivre en pleine forêt avec Kiriak, et que ce dernier, à chaque fois qu’il était ivre, venait s’en prendre à elle, faisant du tapage et la battant sans merci.
     — Ma-aria ! on entendit le cri juste derrière la porte.
     — Défendez-moi, chers parents, pour l’amour du Christ, balbutia Maria en soufflant comme si on la plongeait dans un bain glacé, défendez-moi, chers parents…
     Tous autant qu’ils étaient dans l’isba, les enfants pleuraient et, en les voyant faire, Sacha se mit aussi à pleurer. Une toux d’ivrogne se fit entendre et un homme de haute taille entra, portant une barbe noire sous un bonnet de fourrure, et d’autant plus effrayant qu’on ne distinguait pas les traits de son visage à la faible lueur de la petite lampe. C’était Kiriak. S’étant approché de sa femme, il fit un moulinet avec le bras et lui envoya un coup de poing dans la figure ; sans un cri, étourdie par le coup, elle se retrouva accroupie, le nez en sang.
     — C’est une honte, une vraie honte, marmonna le vieux en grimpant sur le poêle. Et devant du monde ! Quel péché !
     La vieille restait assise, se taisant, encore plus voûtée, l’air de penser à quelque chose ; Fiokla balançait un berceau… Sachant visiblement qu’il avait une allure effrayante et en jouissant, Kiriak attrapa Maria par le bras et la traîna vers la porte en poussant un rugissement de fauve pour avoir l’air encore plus terrifiant ; c’est alors qu’il aperçut les hôtes et s’arrêta net.
     — Tiens, les voilà…  fit-il en relâchant sa femme. Mon frère et sa famille… 
     Se tournant vers une icône, il fit un signe de croix en chancelant, écarquillant ses yeux rougis par l’ivresse, et reprit :
     — Mon frère est revenu à la maison paternelle  avec les siens… venant de Moscou, donc. Moscou, la première capitale, donc, la mère de toutes les villes… Pardon…
     Il se laissa tomber sur le banc à côté du samovar et se mit à boire du thé qu’il lampait bruyamment dans sa soucoupe, dans le silence général… Ayant bu une dizaine de tasses, il s’inclina sur le banc et commença à ronfler.
     Tout le monde se coucha. On installa Nikolaï, en tant que malade, sur le poêle, à côté du vieux ; Sacha s’étendit sur le plancher, et Olga s’en alla dans la grange avec les deux femmes.
     — Hé oui, mon hirondelle, dit-elle à plusieurs reprises en se couchant dans le foin à côté de Maria, les larmes sont inutiles ! Prends ton mal en patience. Il est dit dans l’Écriture : si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui la joue gauche*… Hé oui, mon hirondelle !
     Ensuite, d’une voix chantante mais sans faire de bruit, elle se mit  à parler de Moscou, à raconter sa vie de femme de chambre dans des garnis.
     — À Moscou, les maisons sont grandes, elles sont en pierre, disait-elle, il y a beaucoup d’églises, en veux-tu en voilà , mon chou, et les maisons sont pleines de beaux messieurs comme il faut !
     Maria dit que non seulement elle n’avait jamais été à Moscou, mais même pas à la grande ville du district ; elle était illettrée, ne connaissait pas les prières, pas même le « Notre Père » . Elle et l’autre bru, Fiokla, qui écoutait, assise à l’écart, elles étaient tout à fait arriérées et n’entendaient rien à rien. Aucune des deux n’aimait son mari ; Maria avait peur de Kiriak et, quand elle était avec lui, elle tremblait de peur et n’arrivait pas à respirer, tant il empestait la vodka et le tabac. Quant à Fiokla, à qui Olga demanda si elle ne s’ennuyait pas de son mari, elle répondit avec dépit :
     — Pour ça, non !
     La conversation mourut…
     Il faisait frais et, à côté de la grange, un coq s’égosillait, les empêchant de dormir. Alors que le matin bleuâtre s’infiltrait déjà par toutes les fentes, Fiokla se leva doucement et sortit en catimini, puis elle fila quelque part, on entendit ses pieds nus battre le sol. 


  1. Diminitif d’Alexandra.
  2. Coin rouge, ou consacré : on y expose les icônes.
  3. Sorte de grande fourche servant à retirer les pots du four : le poêle chauffe l’isba, mais permet aussi de faire la cuisine.
  4. La vertse fait un peu plus d’un kilomètre.
  5. La Sainte Vierge.
      * Les citations faites par Olga proviennent de l’Évangile de Matthieu.


II

     Olga alla à l’église en emmenant Maria. Elles étaient gaies toutes les deux en descendant le sentier menant au pré. Les grands espaces plaisaient à Olga et Maria trouvait en sa belle-sœur quelqu’un de proche, de la famille. Le soleil se levait. En bas, au-dessus du pré volait un épervier ensommeillé, la rivière était sombre, des bancs de brouillard flottaient, mais en hauteur, sur l’autre versant, s’étirait déjà une bande lumineuse qui faisait briller l’église et, dans le jardin de la demeure seigneuriale, les freux criaient avec frénésie.
     Le vieux, ça peut aller, disait Maria. Mais la vieille est sévère, elle houspille tout le monde. Notre blé a duré jusqu’au carnaval6, depuis nous achetons de la farine au cabaret – elle se fâche : vous mangez beaucoup, qu’elle dit.
     — Hé oui, mon hirondelle ! Il faut le supporter. Il est dit : Venez à moi, les laborieux, venez à moi, les accablés.
     Olga parlait avec gravité, d’une voix traînante, et marchait d’un pas rapide et vif comme celui d’une pèlerine. Elle lisait l’Évangile tous les jours, à voix haute, comme un sacristain, et, si beaucoup de choses lui échappaient, les mots saints l’émouvaient jusqu’aux larmes et les mots comme « achtché » et  « dondiejé »7 , elle les prononçait le cœur défaillant de douceur. Elle croyait en Dieu, croyait à la Vierge et aux Saints ; elle croyait qu’il ne faut offenser personne sur terre – ni les gens ordinaires, ni les Allemands, ni les Tsiganes, ni les Juifs, et que le malheur frapperait même les gens méchants avec les animaux. Elle croyait que c’était écrit dans les Livres Saints et, du coup, en prononçant les mots tirés de l’Écriture, même lorsqu’elle ne les comprenait pas, son visage se faisait miséricordieux, humble et lumineux.
     — Où es-tu née ? demanda Maria.
     — Je suis de la région de Vladimir8. Mais ça fait longtemps que je suis à Moscou, depuis mes huit ans.
     Elles arrivèrent au bord de la rivière. Sur l’autre berge, une femme se déshabillait. 
    — C’est notre Fiokla, dit Maria en la reconnaissant. Elle a traversé la rivière pour aller chez le seigneur. Voir les intendants. Cette friponne n’a pas peur des jurons, une horreur !
     Les sourcils noirs et les cheveux défaits, encore jeune et d’une robustesse de jeune fille, Fiokla se jeta à l’eau, battant des jambes et faisant naître des vagues tout autour d’elle.
     — Une drôle de friponne ! répéta Maria.
     On franchissait la rivière sur une passerelle vacillante en rondins sous laquelle nageaient, dans l’eau pure et transparente, des bancs de meuniers9 à grosse tête. La rosée scintillait sur les buissons verts qui se miraient dans l’eau. Une brise tiède soufflait, un vrai plaisir. Quelle matinée magnifique ! Sans doute, comme la vie en ce monde aurait pu être belle, sans la misère, l’effroyable  et incurable misère à laquelle on ne pouvait échapper ! Il suffisait de se retourner vers le village, encore si rempli des souvenirs de la veille, pour que s’évanouît en un instant l’enchantement du moment présent.
     Elles arrivèrent à l’église. Maria s’arrêta devant l’entrée, n’osant aller plus loin. Elle n’osa pas non plus s’asseoir, bien qu’on ne dût sonner la messe qu’avant neuf heures. Elle resta debout tout le temps.
     Pendant la lecture de l’Évangile, les gens se rangèrent brusquement pour laisser passer la famille du seigneur ; entrèrent deux jeunes filles en robes blanches et en chapeaux à large bord, et un gros garçon tout rose en costume marin. À leur vue, Olga fut attendrie ; au premier regard, elle fut certaine que c’étaient de belles personnes, instruites et bien comme il faut. Maria, quant à elle, les regarda par en-dessous, maussade et triste, comme si elle voyait en eux, non des êtres humains, mais des monstres capables de l’écraser si elle ne s’était pas écartée.
     Et chaque fois que le diacre parlait de sa grosse voix de basse, il lui semblait entendre l’autre appel : « Ma-aria ! » , et elle avait un tressaillement.



(6) En fait la « Semaine grasse », qui précède le Carême, grand jeûne d’avant Pâques.
(7) Russe ancien d’église, slavon : « si » et « jusqu’à ce que »
(9) Ou chevesnes.



III

     Au village, on était au courant de l’arrivée des visiteurs, et plein de gens se pressèrent dans l’isba juste après la messe. Il y avait là les Leonytchev, les Matvieïtchev comme les Ilitchov, tous venus prendre des nouvelles de leurs parents, en service à Moscou. Tous les petits gars de Joukovo qui savaient lire et écrire, on les envoyait à Moscou occuper uniquement des places de serveurs ou de garçons d’étage (de même que les enfants du village en face devenaient tous mitrons), c’était l’usage depuis longtemps, déjà du temps du servage, depuis qu’un certain Louka Ivanytch9, un paysan de Joukovo à présent figure légendaire qui, une fois devenu maître d’hôtel dans un club de Moscou, n’avait engagé que des pays, ces derniers, une fois établis, faisant venir les gens de leur famille et les plaçant dans les restaurants et les cabarets ; et depuis cette époque, dans le voisinage, on appelait toujours Joukovo le-bourg-aux-larbins. Nikolaï avait onze ans lorsqu’on l’avait envoyé à Moscou et celui qui lui avait procuré sa place était Ivan Makarytch, de la famille Matvieïtchev, alors ouvreur au jardin de l’Ermitage11. À présent, Nikolaï disait sur un ton édifiant aux Matvieïtchev :
     — Ivan Makarytch est mon bienfaiteur et je me dois de prier pour lui jour et nuit, car il a fait de moi un homme bien.
     — Ah, mon petit père, larmoya une vieille de haute stature, sœur d’Ivan Makarytch, on n’a pas de nouvelles de lui, le pauvre chéri.
     — Cet hiver, il a travaillé chez Aumont, et j’ai entendu dire que maintenant il serait en banlieue, dans des jardins… Il a vieilli ! Auparavant, l’été, il lui arrivait de rapporter chez lui une dizaine de roubles par jour, mais maintenant, les affaires sont calmes un peu partout, le petit vieux souffre.
     Les vieilles comme les plus jeunes regardaient les bottes de feutre de Nikolaï ainsi que son visage blême, et disaient tristement :
     — Tu n ‘as pas fait ta pelote, Nikolaï Ossipytch ! Ça non ! Et c’est trop tard !
     Et tout le monde se montrait caressant avec Sacha. Celle-ci avait déjà dix ans, mais elle était petite, très maigre, à la voir, on aurait pu lui donner sept ans, pas davantage. Au milieu des autres fillettes au visage hâlé, aux cheveux mal coupés, en longues chemises aux teintes passées, elle, toute pâlotte avec ses grands yeux noirs et son petit ruban rouge dans les cheveux, elle paraissait drôle comme un petit animal ramassé dans les champs et ramené à l’isba.
     Elle sait lire ! se vanta Olga, regardant sa fille avec tendresse. Lis donc, ma petite ! fit-elle en tirant l’Évangile de son baluchon. Lis donc, les chrétiens12 vont t’écouter.
     L’Évangile était un vieux et lourd livre à la reliure de cuir, aux coins usés, qui imprégna l’isba de son odeur, comme si des moines y étaient entrés. Sacha haussa les sourcils et commença d’une voix forte et chantante :
     « L’ange du Seigneur leur dit, à eux qui s’étaient écartés… il apparut en songe à Joseph et lui dit : “Lève-toi, prends l’Enfant et sa Mère…” »
     — L’Enfant et sa Mère, répéta Olga, toute rouge d’émotion.
     « Et fuis en Égypte… et restes-y jusqu’à tant que je te dise… »
     À ce « jusqu’à tant13 » , Olga n’y put tenir et se mit à pleurer. À sa vue, Maria fondit en larmes, et à sa suite la sœur d’Ivan Makarytch. Le vieux toussa et, agitant la main, chercha vainement des friandises à donner à sa petite fille. Et lorsque la lecture prit fin, les voisins rentrèrent chez eux, attendris et fort satisfaits d’Olga et de Sacha.
     La fête14 fut l’occasion pour la famille de rester à la maison toute la journée. La vieille, que tous, son mari comme ses brus et ses petits-enfants, appelaient Mémé, s’efforçait de tout faire elle-même ; elle chauffait le four et disposait le samovar elle-même, allait travailler jusqu’à midi et se plaignait ensuite que tout ce travail la tuait. Elle s’inquiétait sans cesse, dès fois que l’un mangeât un bout de pain en trop, ou que le vieux et ses brus  restassent sans rien faire. Il lui semblait tantôt entendre les oies du cabaretier entrer par-derrière dans son potager, et elle se ruait hors de l’isba avec un grand bâton pour ensuite crier d’une voix perçante pendant une demi-heure au-dessus de ses choux aussi flasques et décharnés qu’elle ; tantôt elle croyait voir une corneille s’approcher furtivement de ses poussins et elle courait sus à la corneille, l’invective à la bouche. Elle s’emportait et braillait du matin au soir, poussant souvent de tels cris que les passants, dans la rue, s’arrêtaient. 
     Elle s’adressait sans tendresse aucune à son vieux mari qu’elle traitait, au choix, de fainéant ou de choléra. Ce moujik était un homme inconsistant, peu fiable, qui serait bien resté à discuter sur son poêle, sans rien faire du tout, si elle ne l’avait pas sans cesse obligé à travailler. Il fit à son fils de longs récits au sujet d’ennemis qu’il aurait, se plaignant de vexations qu’il prétendait devoir supporter tous les jours de la part des voisins, cela devenait fastidieux de l’écouter.
     — Oui, racontait-il, les mains sur les hanches, oui… Une semaine après l’Élévation de la Croix15, j’ai vendu du foin trente kopecks le poud16, c’était de bon gré… Oui… Ça allait bien… Donc, au matin, j’amène mon foin, c’était de bon gré, sans déranger qui que ce soit ; et, malheur, qui je vois ? – le staroste17 Antipe Siédielnikov. « Où trimballes-tu ce foin, bourrique ? » , qu’il me fait. Et vlan ! Il me donne une gifle.
     Pendant ce temps, Kiriak avait un affreux mal de crâne, résidu de son ivresse, et se sentait honteux devant son frère.
     — C’est la faute de la vodka. Ah, Seigneur, marmonnait-il en hochant sa tête douloureuse. Frère et sœurette, pardonnez-moi pour l’amour du Christ, je m’en veux moi-même.
     Pour la fête, on avait acheté un hareng au cabaret et fait une soupe avec la tête. À midi, tout le monde se mit à table pour boire du thé, on en but longuement, au point de transpirer, tous avaient l’air gonflés par le thé ; on attaqua ensuite le brouet, tous se servant au même pot. Le hareng, la vieille l'avait escamoté.
     Le soir, le potier alluma son four en haut du ravin. Des jeunes filles chantaient et dansaient dans le pré en contrebas. Un accordéon jouait. De l’autre côté de la rivière un four était allumé aussi et des jeunes filles chantaient, leurs airs parvenaient de loin, doux et harmonieux. Les moujiks faisaient du raffut au cabaret et même autour ; ils braillaient des chansons d’ivrogne, chacun de son côté, poussant de tels jurons qu’Olga en tressaillait, disant à chaque fois :
     — Ah, mon Dieu !
     Elle s’étonnait de ce feu roulant d’invectives et de voir s’égosiller le plus et le plus longuement des vieux qui avaient déjà un pied dans la tombe. Et les enfants et les jeunes filles écoutaient ce flot d’insultes sans se troubler le moins du monde, on voyait bien qu’ils en avaient pris l’habitude depuis le berceau. 
     Il était déjà minuit, on avait éteint les fours sur les deux rives alors qu’en bas, dans le pré et au cabaret, la fête continuait. Kiriak et le vieux, ivres, se tenant par la main, leurs épaules se heurtant, s’approchèrent de la grange où Olga et Maria étaient couchées.
     — Laisse-la, tâcha de le convaincre le vieux. Laisse-là… C’est une femme douce… Ce serait pécher…
     — Ma-aria ! s’écria Kiriak.
     — Laisse-la… C’est pécher… C’est pas une mauvaise femme.
     Ils restèrent quelques instants devant la grange, puis s’en allèrent.
     — J’ai-aime les fleurs dé-éé champs ! entonna soudain le vieux d’une voix haut perchée. J’ai-aime les cueillir dans les prés !
     Après quoi il cracha, poussa un sale juron et entra dans l’isba.    
       

(10) Pour Ivanovitch, fils d’Ivan. Idem pour les autres patronymes en « ytch » .
(11) Restaurant et café-concert.
(12) Dans le texte : les orthodoxes.
(13) C’est le « dondiejé » de la note 7.
(14) Non précisée dans le texte.
(16) Le poud fait plus de seize kilogrammes.
(17) L’Ancien, le chef de la communauté villageoise.



IV

     La grand-mère avait placé Sacha en faction près du potager, en lui recommandant de ne pas y laisser rentrer les oies. C’était par une chaude journée d’août. Les oies du cabaretier pouvaient se glisser par-derrière dans le potager, mais pour l’heure elles avaient autre chose à faire, elles croquaient de l’avoine non loin du cabaret en caquetant pacifiquement, et seul le jars dressait la tête comme pour vérifier que la vieille ne s’amenait pas avec son bâton ; d’autres oies pouvaient venir d’en bas, mais elles pâturaient loin, de l’autre côté de la rivière, formant une longue guirlande blanche qui s’étirait dans le pré. Sacha resta en place un petit moment, commença à s’ennuyer et, ne voyant pas venir les oies, s’en fut vers le ravin.
     Là, elle aperçut la fille aînée de Maria, Motka, se tenant immobile sur un gros rocher et regardant du côté de l’église. Maria avait eu treize enfants, mais il ne lui en restait que six – rien que des filles, la plus âgée ayant huit ans. Pieds nus et portant une longue chemise, Motka se tenait en plein soleil et le soleil lui brûlait le haut du crâne mais, comme pétrifiée, elle n’y prêtait pas attention. Sacha vint se mettre à côté d’elle et dit en regardant l’église :
     — Dieu vit dans l’église. Les gens ont des lampes et des bougies, Dieu a des veilleuses rouges, vertes ou bleues, comme des petits yeux. La nuit, Dieu se promène dans l’église, et avec lui la Très Sainte Vierge et saint Nicolas – toup, toup, toup… Ils font une de ces peurs au gardien ! Hé oui, mon hirondelle, ajouta-t-elle en imitant sa mère. Et quand ce sera la fin du monde, toutes les églises se transporteront au ciel.
     — A-vec-les-clo-ches ? demanda Motka d’une voix grave, en détachant les syllabes.
     — Avec les cloches. Et à la fin du monde, les bons iront au paradis, tandis que les méchants iront brûler dans le feu éternel, mon hirondelle. Dieu dira à ma maman, et aussi à Maria : vous n’avez offensé personne, allez donc à droite, au paradis ; mais à Kiriak et à la grand-mère, il dira : vous, à gauche, dans le feu. Et celui qui n’a pas respecté le carême, hop, dans le feu aussi. 
     Elle regarda en l’air, écarquillant les yeux vers le ciel, et déclara :
     — Regarde le ciel sans ciller – tu verras les anges.
     Motka se mit aussi à regarder en l’air, elles restèrent silencieuses quelques instants.
     — Tu les vois ? demanda Sacha.
     — Je ne vois rien, fit la voix grave de Motka.
     — Moi, je les vois. Les petits anges volètent dans le ciel, leurs petites ailes battent, on dirait des moustiques.
     Motka resta un peu songeuse, regardant par terre, puis elle demanda :
     — La grand-mère brûlera ?
     — Elle brûlera, mon hirondelle.
     Du rocher jusque tout en bas, la pente était régulièrement douce, couverte d’une fine herbe verte qui donnait envie de la toucher ou de s’allonger dessus. Sacha s’étendit et se laissa rouler. Soufflant fort, le visage restant sérieux, Motka dévala aussi la pente, et sa chemise se retroussa jusqu’aux épaules. 
     — Comme c’était drôle ! dit Sacha, enthousiasmée.
     Elles remontèrent pour se laisser rouler toutes les deux encore une fois, mais une voix glapissante et bien reconnaissable se fit entendre à ce moment. Quel effroi ! Armée de son grand bâton, la grand-mère édentée, décharnée, voûtée, ses courts cheveux gris flottant au vent, chassait du potager les oies en leur criant :
     — Elles m’ont écrasé les choux, les maudites, puissiez-vous crever ! Trois fois anathèmes, fléaux, périssez donc !
     Apercevant les fillettes, elle jeta son bâton, ramassa une branche sèche et, attrapant Sacha par le cou de ses doigts secs et durs comme des crochets, elle se mit à la fouetter. Sacha pleurait de douleur et de peur et, à ce moment, le jars, se dandinant et tendant le cou, s’approcha de la vieille et lui siffla quelque chose, revenant ensuite à la troupe des oies qui l’accueillirent avec force approbations : go-go-go ! Puis la vieille se mit à fouetter Motka dont la chemise remonta encore.  Au désespoir, pleurant à chaudes larmes, Sacha s’en alla se plaindre à l’isba ; la suivait Motka, en pleurs elle aussi mais émettant des sons plus graves, laissant couler ses larmes sans les essuyer, elle avait la figure trempée comme d’avoir plongé la tête dans l’eau.
     — Mon Dieu ! s’effara Olga quand elles entrèrent dans l’isba. Reine des cieux !
     Sacha commença à raconter ce qui s’était passé, c’est alors que la vieille fit son entrée en criant des injures d’une voix aiguë ; Fiokla se mit en colère et l’isba fut pleine de boucan.
     — Là, là, disait Olga pour consoler Sacha dont elle caressait la tête. C’est ta grand-mère, ce serait pécher de lui en vouloir. Ça va aller, ma petite.
     Déjà excédé de ces criailleries incessantes, tourmenté par la faim, souffrant à cause de l’atmosphère fétide et enfumée dans l’isba, rempli de haine et de mépris pour cette pauvreté, ses parents lui faisant honte devant sa femme et sa fille, Nikolaï laissa pendre ses jambes du poêle et dit d’une voix pleurarde et irrités qui s’adressait à sa mère :
     — Vous ne pouvez pas la frapper ! Vous n’avez aucun droit de la battre !
     — Tu vas crever sur ton poêle, le souffreteux ! lui cria hargneusement Fiokla. C’est le diable qui vous a fait venir, pique-assiettes !
     Sacha, Motka et toutes les fillettes jusqu’à la dernière s’étaient tapies dans un angle du poêle, derrière le dos de Nikolaï, de là elles écoutaient tout en silence, apeurées, on entendait battre leurs petits cœurs. Lorsque, dans une famille, quelqu’un est depuis longtemps malade et cela sans espoir de guérison, il survient de tels moments où tous ses proches, sans se l’avouer, souhaitent secrètement, au fond d’eux-mêmes, la mort de leur parent en même temps que la pensée de cette mort, à tout coup, les épouvante. Et maintenant toutes les petites filles, retenant leur respiration, la tristesse au visage, regardaient Nikolaï en se disant qu’il allait bientôt mourir, elles avaient envie de pleurer et de lui dire des mots gentils, de le plaindre. Nikolaï se serra contre Olga comme pour chercher protection auprès d’elle, et lui chuchota d’une voix qui tremblait :
     — Ola18, ma chérie, je ne peux pas rester ici. C’est au-dessus de mes forces. Pour l’amour de Dieu, pour l’amour du Christ qui est aux cieux, écris à ta sœurette Klavdia Abramovna, qu’elle vende ou mette en gage tout ce qu’elle a et nous envoie l’argent, nous partirons d’ici. Ô, Seigneur, poursuivit-il avec angoisse – que je puisse encore revoir Moscou ! Que je la voie en songe, la petite mère !
     Et lorsque le soir tomba et qu’il fit sombre dans l’isba, l’atmosphère y devint si pesante qu’il était difficile de prononcer la moindre parole. La vieille enragée trempait dans un bol des croûtes de pain de seigle et les suçait interminablement. Maria, ayant trait la vache, ramena un seau de lait qu’elle posa sur le banc ; alors la vieille transféra longuement le lait du seau dans des jattes, sans se presser, visiblement contente : comme c’était le carême de l’Assomption, personne ne boirait le lait, qui resterait intact. Elle en versa juste un petit peu dans une soucoupe pour le petit de Fiokla. Lorsqu’elle et Maria portèrent les jattes au cellier, Motka s’anima soudain, se glissa en bas du poêle et, s’approchant du banc où était posé le bol en bois avec les croûtes, elle y fit jaillir du lait de la soucoupe.
     Rentrée à l’isba, la vieille se remit à ses croûtes et Sacha et Motka, du poêle, la regardaient, toutes contentes de la voir rompre le carême19 : sûr qu’elle irait en enfer. Ainsi consolées, elles allèrent dormir et Sacha s’endormit en imaginant le Jugement dernier : un grand four brûlait, comme celui du potier, et le diable, aussi cornu qu’une vache, tout noir, poussait la grand-mère dans le four avec un grand bâton, pareil à celui avec lequel elle avait chassé les oies, tantôt.


(18) Diminutif affectueux du prénom Olga.
(19) À cause du lait, produit gras…





V

     Le jour de l’Assomption, à onze heures du soir, les jeunes filles et les jeunes gars qui s’amusaient dans le pré en bas se mirent soudain à pousser de grands cris et se précipitèrent dans la direction du village ; et ceux qui étaient en haut, au bord de l’escarpement, ne comprirent pas, au début, la cause de cet émoi.
     — Au feu ! Au feu ! retentit, en bas, ce cri de désespoir. Nous brûlons !
     Se retournant, ceux qui se trouvaient en haut eurent sous les yeux un spectacle absolument terrifiant. Du toit de chaume de l’une des isbas à l’extrémité du village s’élevait une colonne de flammes haute d’une sagène20, tourbillonnant et jetant des étincelles à la ronde, comme une fontaine. Et le toit entier s’embrasa, produisant une vive lueur et faisant entendre le craquement de l’incendie.
     La clarté lunaire s’était voilée, tout le village baignait dans une lumière rouge et vacillante ; des ombres noires couraient par terre, ça sentait le brûlé ; hors d’haleine et tout tremblants, les gens d’en bas se bousculaient et tombaient, y voyant mal dans cette vive et inhabituelle lumière et ne se reconnaissant plus entre eux.  C’était effrayant, surtout de voir des colombes voler au-dessus des flammes, dans la fumée, tandis qu’au cabaret, encore ignorants de l’incendie, les gens continuaient à chanter et à jouer de l’accordéon comme si de rien n’était.
     — Y a le feu chez l’oncle Sémione ! s’écria une grosse voix.
     Maria s’agitait à proximité de son isba, pleurant, se tordant les mains, claquant des dents bien que le feu fût loin, à l’autre bout du village ; Nikolaï sortit, chaussé de bottes de feutre, les enfants se précipitèrent au-dehors, en chemises. À la porte du dizainier21, on se mit à frapper une plaque de fonte22. Bom, bom, bom… l’air en résonnait et l’on avait, à ce son inlassablement répété, le cœur serré et une impression de froid. De vieilles femmes se tenaient avec des icônes dans les mains. On poussait dehors les moutons, les vaches et les veaux, on sortait les coffres, les peaux de moutons et les cuveaux. Un étalon moreau qu’on n’avait pas laissé avec le reste du troupeau, car il ruait et blessait les autres chevaux, laissé à lui-même, frappant du sabot et hennissant, parcourut au galop tout le village dans les deux sens, avant de s’arrêter à proximité d’un chariot qu’il se mit à démolir à grandes ruades.
     Sur l’autre rive, la cloche de l’église commença de sonner.  
     Près de l’isba en feu, l’air était brûlant, et l’on y voyait si clair qu’on pouvait distinguer chaque brin d’herbe à terre. Sur l’un des coffres que l’on avait réussi à faire sortir était assis Sémione, rouquin à grand nez, en veston et la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles ; sa femme gisait face contre terre et gémissait, à moitié inconsciente. Un vieillard de quelque quatre-vingt ans, tout petit et avec une grande barbe, l’air d’un gnome, inconnu au village mais visiblement impliqué dans l’incendie, rôdait dans le coin, tête nue, un petit baluchon blanc à la main ; la lueur de l’incendie se reflétait sur son crâne chauve. Le staroste17 Antipe Siédielnikov, noir de cheveux et le teint mat comme un Tsigane, s’approcha de l’isba avec une hache et fit tomber les fenêtres l’une après l’autre, sans qu’on sût dans quel but, puis il s’attaqua au perron.
     — Femmes, de l’eau ! criait-il. La pompe ! Grouillez-vous !
     Les hommes qui, l’instant d’avant, prenaient du bon temps au cabaret, amenaient à présent la pompe à incendie. Ivres jusqu’au dernier, ils trébuchaient et s’étalaient, leurs visages exprimant l’impuissance et des larmes pleins les yeux.
     — Les filles, de l’eau ! criait le staroste, également saoul. Grouillez-vous, les filles !
     Et les femmes, jeunes et moins jeunes, de courir à la source, en bas, pour en remonter des seaux et des baquets qu’elles vidaient dans l’engin, avant de repartir en courant. Et Olga, et Maria, et Sacha, et Motka remontaient l’eau. Des bonnes femmes et des garçonnets pompaient, le tuyau sifflait et le staroste dirigeait le jet tantôt sur la porte, tantôt sur les fenêtres, et comme il réglait le débit avec son doigt, le sifflement se faisait plus perçant.
     — Bravo, Antipe ! l’approuvait-on. Courage !
     Mais Antipe se glissait déjà dans l’entrée en feu et leur criait de là :
     — Pompez ! Allons, chrétiens12, un effort, dans ces malheureuses circonstances !
     Les moujiks se massaient devant l’isba, inertes, contemplant le feu. Personne n’avait idée de ce qu’il fallait faire, alors qu’il y avait au voisinage des meules de blé, du foin, des granges et des monceaux de bois mort. Se trouvaient là également Kiriak et son père, le vieil Ossip, tous les deux éméchés. Et, comme pour justifier son inaction, le vieux dit à la femme étendue par terre :
     — À quoi bon te ronger les sangs, ma commère ? Ton isba est assurée – qu’est-ce que ça peut te faire ?
     Sémione, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, racontait comment le feu avait pris :
     — C’est ce petit vieux avec le baluchon, un ancien serf du général Joukov… Il était cuisinier chez notre général, que Dieu ait son âme. Le voilà qui arrive au soir : « Laisse-moi passer la nuit chez vous » qu’il dit… Bon, on a bu un petit verre, bien sûr… La vieille s’active au samovar – histoire d’offrir du thé au petit vieux ; le malheur a voulu qu’elle installe le samovar dans l’entrée, une étincelle sortie du tuyau du samovar23 est montée tout droit au toit, elle a filé dans la paille et voilà tout. Pour un peu, nous y passions. Le chapeau du petit vieux a brûlé, un vrai malheur.
     On frappait infatigablement la plaque de fonte, et la cloche de l’église se remettait souvent à sonner, de l’autre côté de la rivière. Olga, en pleine lumière, tout essoufflée, regardant avec effroi les moutons rouges et les pigeons roses volant dans la fumée, courait sans cesse en bas puis remontait aussi vite. Il lui semblait entendre le son aigu de la petite cloche lui entrer dans la tête, elle croyait l’incendie ne jamais devoir finir, voyait Sacha perdue… Et lorsque le plafond de l’isba s’écroula dans un grand fracas, à la pensée que tout le village allait immanquablement brûler, une faiblesse la prit, elle ne pouvait plus remonter l’eau et resta assise au bord du ravin, ses seaux posés à côté d’elle ; à ses côtés comme en bas, d’autres femmes étaient assises, se lamentant comme à un enterrement.
     À ce moment, en provenance de l’autre rive, de la maison seigneuriale, arrivèrent deux chariots amenant des régisseurs, des ouvriers et une autre pompe. Un tout jeune étudiant en tunique blanche déboutonnée arriva à cheval. Les haches entrèrent en action et l’on dressa une échelle contre l’isba, à laquelle grimpèrent cinq hommes, avec à leur tête l’étudiant ; tout rouge, ce dernier criait d’une voix brève et enrouée, sur un ton donnant à penser qu’éteindre les incendies, ça le connaissait. On désassembla les rondins de l’isba, on traîna à l ‘écart le blé, les claies et la meule la plus proche.
     Ne démolissez pas tout ! cria-t-on sévèrement, du sein de la foule. Arrêtez la démolition !
     Kiriak se dirigea vers l’isba d’un air résolu, comme voulant empêcher les arrivants de mettre à bas l’isba, mais l’un des ouvriers le fit tourner et le frappa au cou. Un rire s’éleva, l’ouvrier frappa encore une fois, faisant tomber Kiriak qui recula à quatre pattes, disparaissant dans la foule. 
     Depuis l’autre rive survinrent deux belles jeunes filles en chapeau – sans doute les sœurs de l’étudiant. Elles restèrent un peu à l’écart, contemplant l’incendie. Les rondins dispersés ne brûlaient déjà plus mais il s’en échappait une fumée épaisse ; s’étant emparé du tuyau, l’étudiant en dirigeait le jet, tantôt sur les rondins, tantôt sur les moujiks, ou encore sur les femmes apportant l’eau.
     Georges24 ! lui criaient les jeunes filles avec inquiétude et sur un ton de reproche. Georges !
     L’incendie prit fin. Ce fut seulement en se dispersant que les gens remarquèrent que l’aube pointait, que leur teint un peu mat devenait pâle – ce qui est toujours le cas aux premières heures du jour, lorsque s’éteignent les dernières étoiles. En se séparant, les moujiks plaisantaient à propos du cuistot du général Joukov, et riaient de son chapeau qui avait brûlé ; ils avaient déjà envie de tourner l’incendie en farce, tout juste s’ils ne trouvaient pas que l’incendie n’avait pas assez duré.
     — Vous savez y faire, Monsieur, pour éteindre un incendie, dit Olga à l’étudiant. Vous devriez venir à Moscou : là-bas, ça brûle presque chaque jour.
     — Seriez-vous donc de Moscou ? demanda l’une des jeunes demoiselles.
     — Tout à fait. Mon mari travaillait au « Bazar slave », mademoiselle25. Et voici ma fille, fit-elle en montrant Sacha qui se serrait contre elle, transie. Elle aussi est de Moscou.
     Les deux jeunes filles dirent quelque chose en français à l’étudiant, lequel donna à Sacha une pièce de vingt kopecks. Un espoir s’alluma sur le visage du vieil Ossip à qui cela n’avait pas échappé.
     — Dieu merci, Votre Haute Noblesse, il n’y avait pas de vent, dit-il en s’adressant à l’étudiant. Autrement, tout aurait brûlé d’un seul coup. Votre Haute Noblesse, mes bons seigneurs, ajouta-t-il avec gêne et en baissant le ton, il fait froid à l’aube, on se réchaufferait bien… si c’était de votre bonté de me donner pour une demi-bouteille.
     On ne lui donna rien du tout et il se traîna jusqu’à son isba en couinant. Olga resta au bord du ravin à regarder les deux chariots passer à gué la rivière et les maîtres aller dans le pré ; un équipage les attendait sur l’autre rive. Rentrée à l’isba, elle raconta tout à son mari avec enthousiasme :
     — De si braves gens ! Et qu’ils sont beaux ! Les demoiselles – des chérubins.    
     — Qu’ils crèvent ! pesta Fiokla, à moitié endormie. 


(20) Un peu plus de deux mètres.
(21) Vieille fonction, responsable local pour une dizaine d’isbas.
(22) Tocsin local.
(23) Le samovar est une grosse bouilloire ayant son propre foyer.
(24) Transcription du français.
(25) Indiqué simplement par l’initiale du mot, par déférence.



VI

     Maria s’estimait malheureuse et disait qu’elle avait bien envie de mourir ; Fiokla, au contraire, trouvait à son goût la vie qu’elle menait – la pauvreté, la saleté, la bagarre perpétuelle. elle mangeait ce qu’on lui donnait, sans faire le tri ; elle dormait où et sur quoi elle pouvait dormir ; elle vidait ses eaux grasses juste devant l’isba, les balançant du seuil et marchant ensuite pieds nus dans les flaques. Et depuis le premier jour, elle avait pris en grippe Olga et Nikolaï précisément parce que cette vie ne leur plaisait pas, à eux.
     — Ça m’intéresse de voir ce que vous allez manger ici, les Moscovites de la haute, leur dit-elle avec une joie mauvaise. Je veux voir ça !
     Un matin – on était déjà début septembre – Fiokla avait remonté deux seaux d’eau ; belle et robuste, elle était toute rose à cause du froid ; au même moment, Maria et Olga étaient attablées, buvant du thé.
     — Du thé avec du sucre26 ! dit Fiokla, goguenarde. En voilà, des dames ! ajouta-t-elle en posant ses seaux. Elles ont pris l’habitude de boire du thé tous les jours. Attention à ce que le thé ne vous fasse pas enfler ! poursuivit-elle en regardant haineusement Olga. On a bien engraissé, à Moscou, hein, la grosse dondon !
         Elle leva haut sa palanche et en donna un coup sur l’épaule d’Olga, tant et si bien que les deux brus écartèrent les bras en s’écriant :
     — Ah, mon Dieu !
     Après quoi, Fiokla s’en fut laver du linge à la rivière, en jurant si fort qu’on l’entendait depuis l’isba.
     La journée s’écoula. La soirée commença, une longue soirée d’automne. Dans l’isba, on dévidait de la soie ; tout le monde s’y était mis, sauf Fiokla, qui avait traversé la rivière. On prenait la soie à une fabrique proche, toute la famille participait au travail, qui ne rapportait pas grand chose – une vingtaine de kopecks par semaine.
     — C’était mieux du temps des maîtres27, réfléchissait le vieux en travaillant. On travaillait, on mangeait et on dormait, chaque chose en son temps. Au déjeuner, on avait de la soupe aux choux et de la kacha28, pareil au dîner. Des concombres et du chou, on en avait des quantités : on en mangeait à volonté. Et de la sévérité, il y en avait davantage. Chacun connaissait sa place.
     Une seule petite lampe était allumée, qui éclairait faiblement et fumait. Lorsque quelqu’un s’interposait devant la lampe et que la fenêtre se retrouvait dans l’ombre, on voyait la vive clarté lunaire. Le vieil Ossip racontait sans se presser comment on vivait avant l’émancipation, comment, dans les lieux mêmes où l’on menait à présent une vie de privation et d’ennui, on chassait avec des chiens courants et des lévriers, avec des gens de Pskov, et les moujiks étaient abreuvés de vodka au moment des battues, comment des chariots entiers transportant les oiseaux abattus partaient à Moscou vers la table des jeunes maîtres, comment les méchants étaient fouettés ou déportés du côté de Tver, dans un autre domaine du seigneur, et comment les bons étaient récompensés. La vieille se mit aussi à raconter quelque chose. Elle se souvenait de tout, absolument de tout. Elle évoqua sa maîtresse, une femme bonne et pieuse qui avait pour mari un fêtard et un débauché, et dont les filles s’étaient mariées n’importe comment : l’une avait épousé un ivrogne, une autre un artisan, et la troisième avait été enlevée (la vieille, alors jeune fille, y avait prêté la main), et elles étaient toutes mortes de chagrin en peu de temps, y compris leur mère. En remuant ses souvenirs, la grand-mère se mit à pleurer.
     Tout à coup, on entendit frapper à la porte et tout le monde tressaillit.
     — Oncle Ossip, laisse-moi passer la nuit !
     Un petit vieillard chauve entra, c’était le cuisinier du général Joukov, celui dont le chapeau avait brûlé. Il s’assit, écouta, puis se mit aussi à se remémorer et à raconter diverses histoires. Nikolaï assis sur le poêle jambes pendantes, écoutait en posant des questions sur les mets que l’on préparait pour les maîtres. On parlait de boulettes de viande hachée, de côtelettes, de soupes et de sauces, et le cuisinier, qui avait lui aussi une bonne mémoire, nommait des plats que l’on ne fait plus désormais ; par exemple, celui que l’on préparait avec des yeux de bovins, qui s’appelait « le réveil au matin » .
     — Et vous faisiez des côtelettes « Maréchal » ? demanda Nikolaï.
     — Non.
     Nikolaï hocha la tête d’un air de reproche et dit :
     — Tu parles de marmitons !
     Les fillettes, assises ou allongées sur le poêle, regardaient en bas sans ciller ; on aurait dit qu’elles étaient aussi nombreuses que les chérubins au milieu des nuages. Elles goûtaient les récits ; elles poussaient des soupirs, avaient des frissons ou pâlissaient, tantôt d’enthousiasme, tantôt de peur ; la grand-mère, dont les histoires étaient les plus intéressantes, elles l’écoutaient en retenant leur respiration et sans oser remuer le petit doigt.
     On alla se coucher en silence ; et les vieux, chamboulés par ces récits, tout émus, se disaient que la jeunesse est une belle chose qui ne laisse, quoi qu’elle ait pu être, que des souvenirs de vie, de joie et d’émotion, et que la mort n’est que froid horrible, cette mort toute proche29 – mieux vaut éviter d’y penser !  La petite lampe s’éteignit. Et l’obscurité, et le clair de lune tombant vivement sur les deux petites fenêtres, et le silence et le grincement du berceau ne faisaient que rappeler, allez savoir pourquoi, que la vie s’était écoulée, qu’il n’y avait pas moyen de la faire revenir… Vous vous assoupissez, vous faites un petit somme, et brusquement on vous tape sur l’épaule, on vous souffle sur la joue – et c’en est fini du sommeil, tout votre corps est engourdi et la pensée de la mort revient à la charge ; vous vous tournez de l’autre côté, la mort s’est envolée mais votre tête est remplie d’anciennes et assommantes ruminations à propos de ce qui manque, des vivres, de la farine dont le prix augmente, et un peu plus tard refait surface cette idée que la vie s’est écoulée et ne reviendra pas…
     — Ô, Seigneur ! soupira le cuisinier.
     Quelqu’un frappa doucement à la fenêtre. Sans doute Fiokla qui rentrait. Olga se leva et, baillant et murmurant tout bas une prière, ouvrit la porte et alla tirer le verrou de l’entrée. Mais personne n’entra, à part de froid du dehors et la clarté de la lune. On apercevait par la porte ouverte la rue tranquille et déserte, ainsi que la lune flottant dans le ciel. 
     — Qui est là ? lança Olga.
     — Moi, répondit-on. C’est moi.
     Près de la porte, se serrant contre le mur, se tenait Fiokla, entièrement nue. Elle tremblait de froid et claquait des dents, et le clair de lune la faisait paraître livide et étrangement belle. Les ombres jouant sur elle  et l’éclat de la lune sur sa peau sautaient violemment aux yeux et n’en accusaient que davantage la noirceur de ses sourcils et le ferme maintien de sa jeune poitrine.
     — De l’autre côté, des garnements m’ont déshabillé et renvoyé dans cet état… fit-elle. J’ai marché jusqu’ici toute nue…telle que ma mère m’a mise au monde. Apporte-moi des habits.
     — Mais rentre donc dans l’isba ! dit à voix basse Olga qui commençait à trembler elle aussi. 
     — Il ne faut pas que les vieux me voient.
     De fait, la grand-mère commençait à s’agiter et à rouspéter, et le grand-père demandait déjà : « Qui est là ? » Olga apporta sa chemise et sa jupe, habilla Fiokla, après quoi toutes deux se glissèrent dans l’isba en essayant de ne pas faire de bruit avec les portes.
     — C’est toi, la potelée ? grommela la vieille qui se doutait bien qui c’était. Tu peux bien… en pleine nuit… impudente !
     — C’est pas grave, chuchotait Olga en emmitouflant Fiokla. Pas grave, mon hirondelle.
     Le silence revint. Dans l’isba, tous dormaient mal ; chacun avait son obsession, son idée fixe qui l’empêchait de dormir : le vieux avait mal au dos, la vieille était rongée par le souci et la méchanceté, Maria avait peur, la gale et la faim assiégeaient les enfants. Leur sommeil lui-même, à présent, était agité : ils se tournaient et se retournaient, parlaient en dormant, se levaient pour aller boire.
     Fiokla éclata brusquement en lourds et âpres sanglots, mais elle se reprit très vite, hoquetant de moins en moins fort, espaçant ses sanglots jusqu’au silence complet. Par moment, les heures sonnaient sur l’autre rive ; mais elles sonnaient d’une étrange façon : d’abord cinq coups, puis trois.
     — Ô Seigneur ! soupira le cuisinier.
     En regardant par la fenêtre, on avait un doute : était-ce encore le clair de lune, ou bien déjà l’aube ?.Maria se leva et sortit, on l’entendit traire la vache dans la cour, en lui disant : « Pas bouger ! » La vieille sortit à son tour. Il faisait encore sombre dans l’isba, mais les objets s’y dessinaient déjà.
     Nikolaï, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, descendit du poêle. Il retira d’un coffre vert son frac et le revêtit, s’approcha de la fenêtre et défroissa ses manches et tira sur ses basques - et il eut un sourire. Puis il enleva son frac avec précaution, le remit dans le coffre et alla se recoucher.
     Maria rentra et se mit à rallumer le poêle. Elle avait l’air ensommeillée, elle finissait de se réveiller en marchant. Elle avait dû rêver de quelque chose, ou alors c’étaient les récits de la veille qui lui revenaient en mémoire, car elle s’étira voluptueusement devant le poêle et dit :
     — Non, on est mieux, libres !


(26) Salut rituel adressé aux buveurs de thé.
(27) Avant l’émancipation des serfs, en 1861.
(28) Bouillie de sarrasin, d’avoine, de millet, etc.     
(29) Dans le texte russe : qui n’est pas au-delà des montagnes.



VII

     Le patron vint inspecter le village – le patron, c’était le nom qu’on donnait au commissaire de police rurale. Quand il viendrait et pourquoi il venait, on le savait depuis une semaine. Il n’y avait qu’une quarantaine de foyers à Joukovo mais, entre les arriérés, les impôts gouvernementaux et les taxes du zemstvo30, on y prélevait plus de deux mille roubles. 
      Le commissaire s’arrêta au cabaret ; il y savoura deux verres de thé avant d’aller à pied à l’isba du staroste31, devant laquelle l’attendait déjà l’attroupement des contribuables retardataires.  Le staroste Antipe Siédielnikov, en dépit de son jeune âge – il avait une petite trentaine – faisait preuve de sévérité, prenant toujours le parti des autorités quand bien même il était pauvre et payait mal ses taxes. Il était visiblement bien aise d’être staroste et jouissait de son pouvoir, ce pouvoir qu’il ne savait manifester autrement que par de la sévérité. Lors des assemblées du village, on le craignait et on lui obéissait ; il lui arrivait, dans la rue ou à proximité du cabaret, de fondre sur un ivrogne, de lui lier les mains dans le dos et de le coller en salle de police ; il arrêta même une fois la vieille pendant vingt-quatre heures parce que, venue à l’assemblée à la place d’Ossip, elle avait commencé à y faire du tapage.  Il n’avait jamais vécu en ville et ne lisait aucun livre, mais avait une réserve de mots savants glanés ça et là et qu’il aimait lâcher au cours des discussions, ce qui le faisait respecter, même si l’on ne comprenait pas toujours.
     Quand Ossip entra dans l’isba du staroste, son carnet de redevances à la main, le commissaire, petit vieux émacié avec de longs favoris blancs et portant un veston gris, était assis à une table dans le coin aux icônes, en train d’écrire quelque chose.  L’isba était proprette, les murs recouverts d’images découpées dans des revues, et s’étalait, bien en vue à côté des icônes, un portrait de l’ancien prince souverain de Bulgarie, Battenberg32. Antipe Siédielnikov se tenait auprès de la table, les bras croisés. 
     — Celui-ci doit cent dix-neuf roubles, Votre Haute Noblesse, dit-il lorsque ce fut le tour d’Ossip. Il a donné un rouble avant la Semaine sainte, plus un kopeck ensuite.
     Le commissaire leva les yeux sur Ossip et demanda :
     — Pourquoi cela, mon ami ?
     — Témoignez de la pitié divine, Votre Haute Noblesse, commença Ossip, tout ému ; l’an passé, le seigneur de Lioutorietsk m’a dit : « Ossip, vends-moi ton foin… vends-le moi » , qu’il m’a fait. C’était faisable. J’avais dans les cent pouds33 de foin, les femmes avaient fauché le pré… Il était en meules… Ça allait bien, c’était de bon gré…
     Il se plaignit du staroste, se tournant à tout moment vers les moujiks comme pour demander leur témoignage ; son visage était devenu rouge et plein de sueur, ses yeux étrécis et mauvais.
     — Je ne comprends pas quel besoin tu as de me raconter tout ça, dit le commissaire. Ce que je te demande… je te demande comment il se fait que tu ne payes pas tes arriérés. Aucun d’entre vous ne paye, c’est à moi d’en répondre ?
     — Je ne peux pas !
     — Ce sont des paroles verbales, Votre Haute Noblesse, dit le staroste. Les  Tchikildieïev appartiennent effectivement à la classe déshéritée, mais si vous interrogez les gens, la raison de tout cela, c’est la vodka, et ce sont de très mauvais sujets. Des têtes de bois.
     Le commissaire écrivit quelque chose et dit tranquillement à Ossip, du ton qu’il aurait pris pour lui demander un verre d’eau :
     — Fiche le camp.
     Il s’en alla bientôt ; quand il s’assit en toussant dans son tarantass34 sans luxe, il était clair, même sa longue échine voûtait l’exprimait, qu’il avait déjà oublié Ossip, le staroste et les mauvais payeurs de Joukovo, qu’il pensait à quelque chose le touchant personnellement. Avant même qu’il ait parcouru une verste35, Antipe Siédielnikov ressortait de l’isba des Tchikildieïev avec leur samovar, suivi par la vieille qui glapissait de tous ses poumons :
     — Pas question ! Je ne vais pas te le laisser, maudit !
     Il marchait vite, à grandes enjambées, poursuivi par l’autre tout essoufflée, manquant de tomber, cassée en deux, l’air féroce ; son fichu glissa sur ses épaules et ses cheveux blancs aux reflets verdâtres flottèrent au vent. Elle s’arrêta brusquement et, telle une véritable émeutière, se mit à se frapper la poitrine de ses poings et à crier encore plus fort, d’une voix mélodieuse où s’entendaient comme des sanglots :
     — Chrétiens36, gens de foi ! Petits pères, on me brime ! Les amis, on m’écrase ! Aie, aie, mes petits pigeons, faites quelque chose !
     — Allons, la vieille, dit rudement le staroste, reprends tes esprits !
     L’atmosphère dans l’isba des Tchikildieïev devint, sans le samovar, tout à fait lugubre. Il y avait, dans cette dépossession, quelque chose d’humiliant, d’offensant, exactement comme si l’isba s’était vu soudain déshonorer. Il aurait mieux valu que le staroste emporte la table et les bancs, ainsi que tous les pots – elle aurait semblé moins vide. La vieille criait, Maria pleurait, imitée par les filles. Se sentant coupable, le vieux se tenait dans un coin en silence, baissant la tête. Nikolaï aussi se taisait. La vieille l’aimait et avait pitié de lui mais, oubliant toute pitié, elle se jeta soudain sur lui, l’injure et les reproches à la bouche, lui mettant son poing sous le nez. Elle braillait qu’il était coupable avant tous les autres ; pourquoi donc envoyait-il si peu d’argent, lorsqu’il se vantait, dans ses lettres, de gagner cinquante roubles par mois au « Bazar slave » ? Quelle idée avait-il  eu, de débarquer ici, avec sa famille, en plus ? Avec quel argent allait-on l’enterrer, s’il venait à mourir ? Nikolaï, Olga et Sacha faisaient pitié à voir.
    Le vieux poussa un petit cri, mit sa chapka et s’en alla voir le staroste. Il faisait déjà sombre. Les joues gonflées, Antipe Siédielnikov soudait quelque chose à côté du poêle, cela empestait la fumée. Ses enfants, maigres, pas lavés, ayant aussi mauvais aspect que ceux des Tchikildieïev, s’ébattaient par terre ; laide, couverte de taches de rousseur, le ventre gros, sa femme dévidait de la soie. C’était une famille pauvre et malheureuse, Antipe seul paraissait bel homme et en bonne santé. Sur un banc s’alignaient cinq samovars. Le vieux adressa une courte prière à Battenberg et dit :
     — Antipe, témoigne de la miséricorde divine, rends-moi le samovar ! Pour l’amour du Christ !
     — Apporte trois roubles et je te le rendrai.
     — Je ne les ai pas !
     Antipe gonfla les joues, le feu ronfla et siffla, se reflétant dans les samovars. Le vieux tritura sa chapka et dit, pensif :
     — Rends-le moi !
     Le staroste basané semblait à présent tout à fait noir, il avait l’air d’un sorcier ; il se tourna vers Ossip et débita avec rudesse :
     — Tout ça relève du juge du zemstvo37. À la séance administrative du vingt-six, tu pourras faire part de tes récriminations, oralement ou par écrit.
     Sans rien y comprendre, Ossip se contenta de cette réponse et rentra chez lui.
     Une dizaine de jours plus tard, le commissaire réapparut, resta une heure et repartit. C’étaient des jours froids et venteux ; la rivière avait gelé depuis un moment déjà, il ne neigeait pas du tout, l’absence de route gênait tout le monde. Un soir de fête, les voisins vinrent tailler une bavette chez Ossip. On parla dans l’obscurité, parce que travailler eût été un péché ce jour-là et qu’on n’avait pas allumé de feu. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Ainsi, dans deux ou trois maisons, les poules avaient été saisies à cause des arriérés impayés ; on les avait amenées à l’administration locale, et elles étaient mortes parce que, là-bas, personne ne leur donnait à manger ; on avait aussi saisi des moutons et, pendant le trajet, comme ils étaient attachés et qu’on les changeait de bétaillère à chaque village, l’un d’eux avait crevé. À présent, on discutait pour savoir qui était coupable.
     — C’est le zemstvo ! fit Ossip. Et qui d’autre ?
     — Bien sûr, le zemstvo.
     Ils mettaient tout sur le dos du zemstvo – et les arriérés, et les vexations subies, et les mauvaises récoltes – quand bien même aucun d’entre eux ne savait au juste ce qu’était le zemstvo. Et cela depuis que des moujiks enrichis, possédant leurs fabriques, leurs magasins et leurs auberges, qui avaient fait partie du zemstvo, en étaient restés mécontents et l’avaient vilipendé dans leurs fabriques et leurs cabarets.
     On parlait de la neige, que Dieu n’envoyait toujours pas : il y avait du bois à convoyer, mais sur les mottes de terre, on ne pouvait ni rouler ni marcher. Naguère, quinze ou vingt ans plus tôt, voire davantage, les conversations à Joukovo étaient autrement intéressantes. En ce temps-là, chaque vieillard avait l’air de garder un secret, d’en savoir long et d’attendre quelque chose ; il était question d’un document scellé par un cachet d’or, de partages, de nouvelles terres, de trésors, des allusions circulaient38 ; à présent, Joukovo n’abritait nul secret, la vie de chacun se lisait comme sur une paume, ils ne pouvaient discuter que des nécessités, des fourrages et de l’absence de neige…
     Ils se turent. Et repensèrent aux poules et au mouton, et cherchèrent de nouveau à trancher la question de savoir qui était coupable.
     — C’est le zemstvo ! déclara Ossip. Et qui d’autre ?   
           

(30) Administration locale. Le zemstvo, du mot russe zemlia, qui désigne la terre, est une institution crée en 1864, sous le tsar Alexandre II – celui qui abolit le servage. C’est une assemblée de district – ces assemblées locales élisant à leur tour l’assemblée provinciale – élue par les propriétaires fonciers, les villes et les communautés paysannes. Y sont prépondérants les nobles de province et la bourgeoisie des villes. De telles assemblées se réunissent une fois par an et élisent des bureaux, qui disposent des finances et emploient des salariés. Ils s’occupent localement de la santé, l’instruction publique, la médecine vétérinaire, les ponts et chaussées, etc. Tolstoi a décrit une élection du bureau d’un zemstvo dans Anna Karenine.
(31) Voir la note  (17)
(32) https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ier_de_Bulgarie. Toujours ces notations chronologiques et réalistes chez Tchékhov, qui nous livre au passage quelques détails historiques de la vie dans les profondeurs de la Russie au cours des années 1890.
(33) Rappel : le poud fait environ seize kilos et demi.
(34) Voiture à quatre roues, tiré par un attelage.
(35) La verste fait environ 1,1 km.
(36) Dans le texte russe, là encore : Orthodoxes.
(37) C'est le fonctionnaire nommé par le pouvoir central, qui, lors de la réforme de 1889, remplaça les juges de paix élus. Les fonctions du zemskii natchâinik étaient mixtes ;il tenait des séances tantôt «judiciaires » et tantôt « administratives ». [Note trouvée chez Denis Roche.]
(38) Tchékhov fait peut-être allusion aux déconvenues ayant suivi l’émancipation des serfs, l’égalitarisme russe morcelant davantage les terres – déjà restreintes – des paysans à chaque héritage…





VIII
     
          L’église paroissiale était Kossogorovo, à six verstes35 de là, on s’y rendait seulement  quand il le fallait, pour les baptêmes, les mariages ou l’office des morts ; pour prier, on se contentait de celle sur l’autre rive. Les jours de fête, par beau temps, les jeunes filles se faisaient belles et venaient en nombre à la messe, elles étaient plaisantes à voir, qui traversaient le pré dans leurs robes rouges, jaunes ou vertes ; en cas de mauvais temps, elles restaient chez elles. On faisait ses dévotions à la paroisse. Ceux qui ne s’en étaient pas acquitté pour le grand Carême39, le pope qui faisait, pendant la Semaine sainte, le tour des isbas avec la croix, leur prenait à chacun quinze kopecks.
     Le vieux n’était pas croyant, vu qu’il ne pensait presque jamais à Dieu ; il n’avait que mépris pour le surnaturel et n’y voyait qu’une affaire de bonnes femmes, et lorsqu’on discutait en sa présence de religion ou de miracles et qu’on lui demandait son avis, il répondait à contrecœur, en se grattant la tête :
     — Allez savoir !
     La vieille était vaguement croyante ; tout se mélangeait dans ses souvenirs et, à peine s’était-elle mis à penser au péché, à la mort et au salut de l’âme, que les soucis prosaïques s’emparaient à nouveau de son esprit, lui faisant sur-le-champ oublier ses premières réflexions. Elle ne se rappelait plus les prières et, le soir avant d’aller dormir, elle se tenait devant les icônes et chuchotait :
     — Vierge de Kazan, Vierge de Smoliensk, Vierge aux trois mains40
     Maria et Fiokla faisaient le signe de la croix ainsi que leurs dévotions chaque année, sans rien y comprendre. Les enfants n’avaient pas appris à prier, on ne leur parlait pas de Dieu, on ne leur inculquait aucune règle, on leur défendait juste de manger gras pendant le Carême. C’était peu ou prou la même chose dans les autres familles41 : peu de croyants, peu de gens comprenant quoi que ce soit. Ce qui ne les empêchait pas d’aimer les Saintes Écritures, d’éprouver une tendre vénération pour elles, mais ils manquaient de livres, il n’y avait personne qui pût lire et expliquer et, du fait qu’il arrivait à Olga de lire l’Évangile, on lui disait « vous » , de même qu’à Sacha.
     Olga allait souvent aux fêtes paroissiales et aux Te Deum dans les bourgs voisins et au chef-lieu du district, où se trouvaient deux monastères et vingt-sept églises. Quand elle partait ainsi en pèlerinage, elle en était absorbée au point d’oublier tout ce qui avait trait à sa famille et ce n’était qu’à son retour qu’elle redécouvrait joyeusement qu’elle avait un mari et une fille, ce qui lui faisait dire, radieuse et souriante :
     — Dieu a étendu jusqu’ici sa grâce !
     Ce qui se passait au village la dégoûtait et lui faisait de la peine. Les gens buvaient à la Saint Élie comme à l’Assomption et à l’Élévation de la Croix15. Le jour de l’Intercession de la Vierge42 se tint à Joukovo la fête paroissiale, et les moujiks en profitèrent pour ne pas dessoûler pendant trois jours ; ils burent pour cinquante roubles d’argent de la commune et poursuivirent chez les uns et les autres. Le premier jour, on avait égorgé un mouton chez les Tchikildieïev, on en mangea matin, midi et soir, en grandes quantités, les enfants se levant même la nuit pour se remettre à manger. Kiriak fut affreusement ivre trois jours d’affilée, il vendit jusqu’à sa chapka et ses bottes pour boire et battit Maria à tel point qu’il fallut lui jeter de l’eau sur elle pour la faire revenir à elle. Après, partout, la honte le disputa à la nausée.
     Il y eut du reste un jour à Joukovo, dans ce «bourg-aux-larbins43 » , une authentique solennité religieuse. Ce fut au mois d’août, alors qu’on portait de village en village l’icône de la Vierge source de vie44. En ce jour où on l’attendait à Joukovo, le temps était calme, mais couvert. Les jeunes filles, parties dès le matin à la rencontre de l’icône, vêtues de leurs plus belles robes, la ramenèrent en procession le soir, l’accompagnant de leurs chants, tandis qu’on carillonnait sur l’autre rive. Envahie par les habitants du village auxquels s’étaient joints des étrangers, la rue n’était plus que bousculade, vacarme et poussière… Et le vieux, et la vieille et Kiriak, tous tendaient les mains vers l’icône, la dévoraient des yeux et disaient en pleurant :
     — Intercède pour nous, petite mère, notre Protectrice !
     Ils avaient tous l’air de comprendre brusquement qu’il y a quelque chose entre la terre et le ciel, que les riches et les puissants n’avaient pas encore tout accaparé, qu’il existe encore une sauvegarde contre les humiliations, l’esclavage, l’affreux besoin, la terrible vodka.
     — Notre Protectrice ! Petite mère ! sanglotait Maria.
     Mais, une fois le Te Deum fini et l’icône repartie, tout reprit son ancien cours, et les alentours du cabaret résonnèrent à nouveau de rudes voix d’ivrognes.
     Seuls avaient peur de la mort les moujiks enrichis ;  plus ils étaient riches, moins ils croyaient en Dieu et au Salut éternel ; par un reste de crainte à la pensée de leur fin, à tout hasard, ils faisaient brûler des cierges et participaient aux prières. Les moujiks désargentés ne redoutaient pas la mort. On déclarait au vieux et à la vieille, en les regardant en face, qu’ils commençaient à s’éterniser, qu’il était temps pour eux de mourir, et ils ne récriminaient pas. On ne se gênait pas pour dire à Fiokla, en présence de Nikolaï, qu’après la mort de celui-ci, Denis, le mari de Fiokla, obtiendrait par faveur de rentrer chez lui, libéré du service militaire. Quant à Maria, non seulement elle n’avait pas peur de la mort, mais elle se plaignait de la voir mettre tant de temps à venir, et la mort de ses propres enfants la réjouissait.
     Si la mort ne les effrayait pas, ils manifestaient une peur exagérée devant les maladies de toutes sortes. Il suffisait d’un rien – un embarras gastrique ou un petit frisson – pour que la grand-mère s’allonge sur le poêle, s’emmitoufle et se mette à gémir sans arrêt et à haute voix : « Je meu-eurs ! » Le vieux courait chercher le prêtre, qui la faisait communier et lui donnait l’extrême-onction. On parlait à foison de refroidissements, de vers, d’excroissances se promenant dans le ventre, en route vers le cœur. Les refroidissements étaient particulièrement redoutés, même l’été on s’habillait chaudement et l’on se réchauffait devant le poêle. La mémé aimait se soigner et se rendait souvent à l’hôpital, où elle prétendait avoir cinquante-huit ans, et non soixante-dix ; elle pensait que si le docteur apprenait son âge véritable45, il ne la soignerait pas et lui dirait qu’il fallait songer à mourir, et non pas à se soigner. L’hôpital, elle y partait tôt le matin, emmenant avec elle deux ou trois fillettes, et n’en rentrait que le soir, affamée et fâchée — avec des gouttes pour elle et des pommades pour les petites. Elle y amena une fois aussi Nikolaï, qui prit ensuite des gouttes pendant quinze jours en disant qu’il se sentait mieux.
     La vieille connaissait tous les docteurs, tous les aide-médecins46 et tous les guérisseurs à trente verstes à la ronde, et aucun ne lui plaisait. À la fête de l’Intercession, alors que le prêtre faisait le tour des isbas avec la croix, le sacristain lui dit qu’en ville, à côté de la prison, habitait un petit vieux autrefois aide-médecin militaire, qui soignait fort bien, et il lui conseilla de s’adresser à lui. La vieille suivit son conseil. Aux premières neiges, elle partit à la ville et en ramena un vieillard barbu, un converti47 à longues basques et aux visages couvert de petites veines bleues. Il y avait justement à ce moment-là à l’isba des gens qui travaillaient à la journée : un vieux tailleur aux immenses lunettes fabriquait un gilet à partir de guenilles, et deux jeunes gars confectionnaient des bottes de feutre ; Kiriak, qu’on avait renvoyé pour ivrognerie et qui vivait dès lors à l’isba, était assis à côté du tailleur et réparait un collier de cheval. On manquait de place, l’atmosphère était fétide, on étouffait dans l’isba. Le converti examina Nikolaï et déclara qu’il fallait impérativement poser des ventouses48.
     Le converti posa une douzaine de ventouses, puis une autre douzaine, but pas mal de thé et repartit ; Nikolaï fut pris de frissons ; son visage parut plus maigre, resserré comme un poing, suivant l’expression des bonnes femmes, ses doigts bleuirent. Il avait beau s’envelopper dans sa couverture et sa touloupe49, il avait de plus en plus froid. Vers le soir, il se mit à avoir le cafard ; il demanda qu’on le mette par terre, pria le tailleur de ne pas fumer, puis il resta tranquille sous la touloupe et, au matin, mourut.


(39) Celui qui précède Pâques.
(41) Rappelons que Tchékhov connut très tôt les vertus de la religion pour avoir été enfant de chœur, ce qui le faisait se lever très tôt le dimanche. D’ailleurs il se levait toujours très tôt, il fallait aider au magasin paternel, autrement, il était battu…
(43) Voir le début du chapitre 3.
(45) Âge avancé pour la Russie de l’époque, même si certains costauds, comme Tolstoï, vivaient encore plus vieux.
(46) Correspond à l’infirmière hospitalière chez nous.
(47) Comprendre ; Juif converti.
(48) Avec incisions : c’est une forme de saignée.
(49) Veste en peau de mouton, la laine à l’intérieur. Le mot est passé en français.



IX

     Oh, quel long, quel rude hiver !
     Depuis Noël, déjà, on n’avait plus de blé, il fallait acheter de la farine. Vivant désormais avec les autres, Kiriak tempêtait le soir, épouvantant tout le monde, et il était torturé par la migraine et la honte le lendemain matin, il faisait pitié. S’entendant depuis l’étable jour et nuit, les meuglements de la vache affamée déchiraient le cœur de la vieille et de Maria. Et, comme par un fait exprès, il gelait à pierre fendre et de hautes congères s’amassaient ; et l’hiver s’éternisait : une véritable tempête  de neige s’abattit pour l’Annonciation, et il neigea encore pendant la Semaine sainte.
     Malgré tout, l’hiver prit fin. Avril connut des journées tièdes, le gel revenant la nuit, l’hiver ne voulait pas céder de terrain, mais la douceur l’emporta tout de même un beau jour – et les ruisseaux recommencèrent à couler, et les oiseaux se mirent à chanter. Les eaux printanières noyèrent le pré et les arbres sur les berges de la rivière, tout l’espace entre Joukovo et l’autre rive ne fut plus qu’un immense golfe sur lequel, ça et là, des troupes de canards sauvages prenaient leur envol. Le ciel enflammé, avec ses nuages somptueux,  donnait au crépuscule un spectacle extraordinaire, renouvelé chaque soir, quelque chose d’incroyable, avec ces teintes et ces nuages que précisément on trouve suspects lorsqu’on les voit ensuite sur un tableau. 
     Les grues volaient très vite, jetant de tristes cris qui semblaient appeler à les rejoindre. Se tenant au bord de l’escarpement, Olga observa un long moment la rivière en crue, le soleil, l’église éclairée et comme rajeunie, et ses larmes coulaient, elle avait le souffle coupé, elle aurait tant voulu partir très loin, au bout du monde. Il était déjà convenu qu’elle allait retourner à Moscou redevenir femme de chambre, et que Kiriak partirait avec elle chercher une place de portier ou autre chose. Ah, partir, partir au plus vite !
     Lorsque le temps se mit au sec et qu’il fit chaud, ils se préparèrent à partir. Des besaces sur le dos, chaussées de tille, Olga et Sacha sortirent au point du jour ; Maria vint les accompagner un peu. Souffrant, Kiriak resterait encore la semaine à l’isba. Olga fit pour la dernière fois une petite prière tournée vers l’église, songeant à son mari, elle ne pleura pas mais son visage se couvrit de rides et devint aussi rebutant que celui d’une vieille. Au cours de l’hiver, elle avait maigri, enlaidi et avait commencé à grisonner ; son gentil minois et son sourire avenant avait déjà cédé la place à l’expression triste et résignée causée par le chagrin, son regard était devenu fixe et absent, comme si elle n’entendait plus rien. Elle regrettait de quitter le village et les moujiks. Elle se rappelait comment l’on avait porté Nikolaï en terre, avec une prière dite au passage devant chaque isba, et tout le monde qui pleurait avec elle. Il y avait eu, durant l’été et l’hiver qui avait suivi, des heures et des jours au cours desquels ces gens lui avaient semblé vivre pire que des bêtes, se trouver au milieu d’eux avait été horrible ; ils étaient grossiers, malhonnêtes, sales, rarement sobres, sans harmonie entre eux, se querellant constamment parce qu’ils ne se faisaient pas confiance, étaient sans respect les uns pour les autres et que chacun craignait son voisin. Qui tient le cabaret et pousse à la consommation ? Le moujik. Qui dilapide et boit l’argent de la commune, des écoles et de l’église ? Le moujik. Qui volait son voisin, mettait le feu, faisait une déposition mensongère pour une bouteille de vodka ? Qui, à l’assemblée du zemstvo ou dans d’autres réunions, est le premier à râler contre les moujiks ? Le moujik. Oui, c’était terrible, de vivre avec eux, mais ce sont quand même des hommes, des êtres humains qui souffrent et pleurent et l’on ne saurait trouver dans leur vie de choses injustifiables. Un travail pénible dont le corps tout entier se plaint la nuit, les hivers rigoureux, les maigres récoltes, la promiscuité, l’absence de secours, et d’ou viendraient-ils ? Les gens plus fortunés, plus puissants qu’eux, ne peuvent pas leur venir en aide, car ils sont eux-mêmes grossiers, malhonnêtes, ivrognes, et profèrent les mêmes jurons répugnants ; le moindre fonctionnaire ou le plus petit régisseur traite les moujiks comme des vagabonds et s’autorise à tutoyer jusqu’aux starostes et aux marguilliers. Et peut-on espérer de l’aide ou le bon exemple, de la part de gens cupides, âpres au gain, débauchés, paresseux, qui passent dans les villages dans le seul but d’outrager, de dévaliser et de semer l’épouvante ? Olga se souvenait de l’air pitoyable qu’avaient eu les deux vieux, de l’humiliation que cela avait été pour eux, lorsqu’on était venu chercher Kiriak, pendant l’hiver, pour le fouetter… À présent, elle avait pitié d’eux tous à en avoir mal et, tout en marchant, promenait sans arrêt ses yeux sur les isbas.
     Au bout de trois verstes environ, Maria leur fit ses adieux puis s’agenouilla et se mit à se lamenter, face contre terre :
     — Et me voici de nouveau seule, pauvre de moi, pauvre malheureuse…
     Elle se lamenta ainsi un long moment, et Olga et Sacha la virent ensuite longuement rester agenouillée, saluant quelqu’un sur le côté, se prenant la tête à deux mains, et les freux volaient au-dessus d’elle.
     Le soleil fut haut dans le ciel, il se mit à faire très chaud. Joukovo était désormais loin derrière elles. Éprouvant du plaisir à marcher, Olga et Sacha oublièrent bien vite, tant le village que Maria, tout n’était que distraction et gaieté. Tantôt c’était un tumulus, tantôt une rangée de poteaux télégraphiques en route pour on ne savait où, disparaissant à l’horizon et dont les fils vrombissaient mystérieusement50 ; ou bien une ferme au loin, enfouie dans la verdure, une odeur de chanvre humide en monte, on se dit sans raison que vivent là des gens heureux ; voici le squelette d’un cheval, dont les os blanchissent, solitaires, en plein champ. Et les alouettes s’égosillent, les cailles s’interpellent ; et le râle pousse son cri, tel le grincement d’un vieux bout de ferraille51.
     À midi, Olga et Sacha arrivèrent dans un grand bourg. Dans une rue large, elles rencontrèrent le petit vieux, l’ancien cuisinier du général Joukov. Il avait très chaud, était en sueur et sa calvitie luisait au soleil. Dans un premier temps, Olga et lui ne se reconnurent pas, puis tous deux se retournèrent, se reconnurent et, sans prononcer le moindre mot, poursuivirent chacun leur chemin. S’étant arrêté à proximité d’une isba qui avait meilleure allure que les autres, et semblait plus récente, Olga fit un salut et dit tout haut, de sa voix grêle et chantante :
     — Chrétiens orthodoxes, faîtes-moi l’aumône, pour l’amour du Christ, à votre bonté, à vos parents le royaume des Cieux, le repos éternel.
     — Chrétiens orthodoxes, chantonna Sacha, donnez pour l’amour du Christ, à votre bonté, le royaume des Cieux…


(50) Notation fréquente chez Tchékhov (voyez par exemple Lueurs), sans doute un émerveillement remontant à l’enfance.
(51) Ce court passage évoque avec nostalgie La steppe, la première longue nouvelle de l’auteur, écrite neuf ans plus tôt.
     
     


Annexe : Ébauches de deux chapitres inachevés, surtout le deuxième.


X

     La sœur d’Olga, Klavdia Abramovna, habitait dans un passage proche des étangs du Patriarche52, dans une maison de bois à un étage. Il y avait une blanchisserie au rez-de-chaussée, tandis qu’une vieille fille d’ascendance noble et d’un certain âge louait tout l’étage, y sous-louant des chambres pour avoir de quoi vivre. En entrant dans l’antichambre sombre, on tombait sur deux portes, une de chaque côté, donnant sur deux pièces. Dans l’une habitaient Klavdia Abramovna et Sacha, dans l’autre un typographe metteur en pages. Venait ensuite un salon pourvu d’un canapé et de fauteuils, d’une lampe à abat-jour et de tableaux aux murs – c’était fort convenable, mais il y régnait une odeur de linge et de vapeur qui s’infiltrait depuis la blanchisserie, et l’on entendait chanter en-dessous toute la journée. Le salon servait à tout le monde et menait à un couloir donnant sur trois appartements ; on y trouvait la maîtresse de maison, ensuite le vieux laquais Ivan Makarytch Matvieïtchev, le natif de Joukovo, celui-là même qui avait naguère procuré sa place à NikolaÏ ; sur sa porte blanche mouchetée de salissures pendait à un anneau un grand verrou de campagne ; dans la troisième pièce vivait une jeune femme maigrichonne aux yeux perçants et aux lèvres épaisses, pourvue de trois enfants qui pleuraient constamment. Pour les fêtes, elle recevait la visite d’un moine prêtre, habituellement elle traînait du matin au soir, sale et non coiffée, portant toujours la même jupe, mais lorsqu’elle attendait son moine, elle revêtait une robe de soie et se mettait des papillotes.
     Dans la chambre de Klavdia Abramovna, il n’y avait pas la place de se retourner, comme on dit. Il s’y trouvait un lit, une commode, une chaise, point final – et pourtant c’était encombré. Malgré tout, la pièce était proprette et Klavdia Abramovna l’appelait son boudoir. Son mobilier lui plaisait au plus haut point, en particulier le dessus de sa commode : la glace, le poudrier, les flacons, le rouge à lèvres, les petites boîtes, la céruse et tout le luxe qu’elle jugeait indispensable dans son métier et où passait presque tout ce qu’elle gagnait ; on voyait des photos dans de petits cadres, la représentant dans diverses poses. Il y en avait une où elle était avec son facteur de mari, qu’elle avait quitté au bout d’une seule année de vie commune, ne se sentant pas une vocation de mère de famille ; on la voyait dans des poses classiques pour ce genre de femme, frisée comme un mouton, avec une frange sur le front, sanglée dans un uniforme de soldat et sabre au clair, vêtue en page à califourchon sur une chaise, ses cuisses prises dans une culotte aplaties contre la chaise comme deux gros saucissons cuits. Il y avait aussi des photos d’hommes – des amis de passage, disait-elle, sans se souvenir de tous les noms ; notre Kiriak s’y trouvait au beau milieu en qualité de parent : on le voyait en pied, dans un complet sombre  emprunté quelque part.
     Autrefois, Klavdia Abramovna écumait les bals masqués, était une habituée de la boulangerie Filippov et passait des soirées entières sur le boulevard de Tver53 ; avec le temps, elle était peu à peu devenue casanière et, maintenant qu’elle avait quarante-deux ans, recevait très peu, et seulement des gens de ses anciennes relations, qui lui rendaient visite au nom du passé et qui, malheureusement, avaient également vieilli, de sorte qu’ils se faisaient de plus en plus rares au fur et à mesure qu’ils disparaissaient. Pour unique élément nouveau, un très jeune homme glabre ; il entrait sans bruit, sombre comme un conspirateur, le col de son habit de lycéen relevé et tâchant de ne pas se faire remarquer du salon, et lorsqu’il repartait, il laissait un rouble sur la commode.
     Klavdia Abramovna restait chez elle des journées entières, à ne rien faire ; parfois cependant, par beau temps, elle allait faire un tour rue Malaïa Bronnaya et boulevard de Tver, levant fièrement la tête, avec l’assurance d’une dame en imposant, et ce n’était qu’en entrant dans une pharmacie demander à voix basse une crème contre les rides ou les rougeurs aux mains, qu’elle paraissait éprouver quelque honte. Elle passait les soirées dans sa chambre, sans faire de feu, attendant de la visite ; et vers onze heures du soir – plus rarement, à présent, une ou deux fois par semaine – on entendait quelqu’un aller et venir dans l’escalier puis tâtonner à la porte, cherchant la sonnette. La porte s’ouvrait, on chuchotait, et faisait son apparition dans l’antichambre un hôte hésitant, d’ordinaire chauve, bedonnant, vieux et laid, que Klavdia Abramovna s’empressait de faire entrer dans sa chambre. Elle se mettait en quatre pour son bon hôte. Personne n’avait plus de dignité ni de mérite ; recevoir son hôte de marque, le traiter avec délicatesse et respect, le satisfaire, était chez elle une exigence morale, un devoir, un bonheur, l’objet de sa fierté ; refuser un hôte ou l’accueillir avec sécheresse lui était impossible, même lorsqu’elle jeûnait.
     À leur retour du village, Olga avait temporairement laissé Sacha chez Klavdia, escomptant que sa fille, encore petite, ne comprendrait pas ce qu’elle verrait peut-être. Mais voilà que Sacha atteignait l’âge de treize ans, il était plus que temps de lui trouver un autre logis, seulement elle et sa tante s’étaient attachées l’une à l’autre, il devenait difficile de les séparer ; de plus, Olga ne savait pas où mettre Sacha, puisqu’elle même nichait dans un couloir entre des chambres meublées, dormant sur des chaises. Sacha passait la journée avec sa mère, ou dehors, ou encore à la blanchisserie du rez-de-chaussée, la nuit elle dormait chez sa tante, par terre entre le lit et la commode, et dans l’antichambre lorsque Klavdia avait un hôte.
     Elle aimait le soir aller à l’endroit où travaillait Ivan Makarytch, elle regardait les gens danser depuis la cuisine. Il y avait toujours de la musique, de la lumière et du bruit, cela sentait la nourriture du côté du cuisinier et des plongeuses, et le vieil Ivan Makarytch tantôt lui versait du thé, tantôt lui donnait de la glace et lui fourrait dans les mains des morceaux de ce qui revenait en cuisine, des plats et des assiettes… Une fois, à l’automne, rentrant tard le soir de chez Ivan Makarytch, elle ramena, enveloppés dans du papier, une cuisse de poulet, un morceau d’esturgeon et une part de gâteau… Sa tante était déjà couchée…
     — Ma tante chérie, dit tristement Sacha, je vous avais ramené à manger.
     Elles firent du feu. Assise dans son lit, Klavdia Abramovna se mit à manger. Et Sacha regarda ses effrayantes papillotes, ses épaules déjà fanées de vieille, elle la contempla longuement, comme on observe une malade ; et des larmes roulèrent soudain sur ses joues.
     — Ma tante chérie, articula-t-elle d’une voix tremblante, ma tante chérie, ce matin, à la blanchisserie, les filles ont dit que lorsque vous serez vieille, vous iriez mendier dans les rues avant de mourir à l’hôpital. C’est un mensonge, ma tante, ce n’est pas vrai, poursuivit Sacha, qui sanglotait à présent. Je m’occuperai de vous, je vous nourrirai, je ne vous mettrai pas à l’hôpital…
     Le menton de Klavdia Abramovna se mit à trembler, des larmes brillèrent dans ses yeux, mais elle se ressasit aussitôt et dit en jetant un regard sévère à Sacha :
     — Il n'est pas convenable d’écouter les blanchisseuses.


(53) Quartier en vogue de Moscou, à l’époque.
(54) À leur arrivée à Joukovo, Sacha avait dix ans, et elles y étaient restées un an seulement. Elle est donc depuis un moment chez sa tante…



XI

     Dans le bâtiment « Lisbonne » , groupe de chambres meublées, le silence s’était fait peu à peu ; flottait encore l’odeur de brûlé des lampes qu’on avait éteintes, et le grand garçon d’étage s’était déjà étendu sur des chaises. Olga retira son bonnet blanc à rubans et son tablier, se couvrit d’un châle et partit voir les siens du côté des étangs du Patriarche. Au « Lisbonne », elle était prise tous les jours depuis le matin jusque tard le soir, si bien qu’elle ne pouvait aller voir sa famille que rarement, et la nuit seulement ; son service lui prenait tout son temps, elle n’avait pas une minute de libre, elle ne s’était pas rendue à l’église une seule fois depuis leur retour.
     Elle se hâtait, voulant montrer à Sacha la lettre que Maria lui avait envoyée. Lettre remplie de salutations et de plaintes au sujet de leur pauvreté, du chagrin que c’était de voir les vieux encore en vie et mangeant inutilement du pain mais, pour quelque raison, ds ces lignes incurvées55, où chaque lettre semblait estropiée, émanait aux yeux d’Olga un charme particulier, caché, de plus, outre les saluts et les plaintes, elle lisait encore qu’à présent, au village, les jours étaient chauds et lumineux, que les soirées étaient paisibles et que l’air embaumait, tandis qu’on entendait le tintement des heures, sur l’autre rive ; elle revoyait le cimetière du village, où reposait son mari ; des tombes verdies émanait une paix à vous faire envier les trépassés – et puis, que d’espace, là-bas, au grand air ! Chose étrange : lorsqu’ils étaient au village, c’était Moscou qui l’attirait fortement, tandis qu’à présent, c’était l’inverse.
     Olga réveilla Sacha et, inquiète, comme redoutant que leur chuchotement et la lumière ne dérangent quelqu’un, elle lui lut deux fois la lettre. Ensuite, elles descendirent toutes les deux l’escalier plongé dans une obscurité fétide et sortirent de la bâtisse. Par les fenêtres grandes ouvertes, on voyait les employées de la blanchisserie repasser ; derrière le portail se tenaient deux blanchisseuses en train de fumer. Olga et Sacha marchaient vite le long de la rue en se disant que ce serait bien d’économiser deux roubles et de les envoyer au village ; un petit rouble à Maria, et l’autre destiné à une messe pour le repos de l’âme de Nikolaï.
     — Ah, qu’est-ce que j’ai pu avoir peur, tantôt ! racontait Olga en levant les bras au ciel. On venait de se mettre à table, mon hirondelle, que brusquement, surgi de nulle part, se dresse devant moi Kiriak, complètement ivre ! « Donne-moi de l’argent, Olga ! » qu’il me dit. Et de crier, de trépigner – de l’argent, un point c’est tout. Et je le prendrais où ? Je n’ai pas de salaire56, je vis des aumônes que me font les gens corrects, surtout ceux qui ont de l’argent… Il ne veut rien savoir – de l’argent ! Les occupants des chambres viennent voir, le propriétaire arrive – un vrai supplice, une honte ! J’ai demandé trente kopecks à des étudiants et je les lui ai donnés. Il est parti… Et tout le reste de la journée, j’ai murmuré en allant à droite et à gauche : « Adoucis-lui le cœur, Seigneur ! » Tout le temps.
     Les rues étaient calmes ; il y passait de temps à autre des fiacres de nuit, et une musique jouait encore au loin, sans doute en provenance du parc d’attractions, on entendait l’écho assourdi d’un feu d’artifice.


(55) Réputée analphabète au début de la nouvelle, Maria s’est peut-être adressée à quelqu’un pour la rédaction de la lettre…

(56) Que de notations sociales, au passage…