dimanche 14 novembre 2021

La Dame de pique (Alexandre Pouchkine)

     À l’automne 1830, Pouchkine se retrouva bloqué à Boldino par l’épidémie de choléra sévissant en Russie – il était dans un premier temps venu hypothéquer une propriété de son père, cadeau de mariage que lui consentait ce père avec qui il s’entendait mal : mariage en vue avec Natalia Nikolaïevna Gontcharova, futur prétexte du funeste duel avec d’Anthès au début de 1837. Il avait alors rédigé une quantité de textes,dont les « Récits d’Ivan Piétrovitch Bielkine » : parmi eux se trouvait la nouvelle Le marchand de cercueils (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/250118/le-marchand-de-cercueils-alexandre-pouchkine), d’inspiration hoffmannienne… Les Récits furent édités en 1831.


     Trois ans après l’automne de 1830, Pouchkine revient à Boldino, et sa production est à nouveau considérable : historique avec L’Histoire de Pougatchov, historique et poétique avec Le Cavalier de bronze, narrative avec Le pêcheur et le petit poisson… et à nouveau fantastique, puisqu’il commence la nouvelle La Dame de pique… La nouvelle est terminée début 1834, et publiée dans la revue Bibliothèque pour la lecture. 


     La préoccupation de l’argent n’est pas étrangère à Pouchkine, toujours endetté (et son mariage avec N. Gontcharova ne va rien arranger). Par ailleurs, d’esprit aristocratique, il est sensible au déclassement en cours de la noblesse russe – que l’autocratie a peu à peu privée de tout pouvoir, d’Ivan le Terrible à Pierre le Grand, ce Pierre qui le fascine pourtant et dont il veut écrire l’histoire, après celle de son aïeul à lui, Pouchkine, Le Nègre de Pierre le Grand, en passant par Boris Godounov (autre personnage dont il fera une tragédie qui inspira Moussorgski), tandis que, toujours séparée du peuple – puisque qu’elle possédait des villages avec leurs « âmes » –, elle se voit appauvrie (on retrouve ce thème dans Doubrovski), et souvent obligée de prendre du service pour subsister. Le complot raté des Décembristes (14 décembre 1825, ou 26 décembre dans le calendrier grégorien) lui parut sans doute l’échec final de ladite aristocratie. Rappelons que Pouchkine aurait pu prendre part à ce complot, mais on se méfiait un peu de lui, il n’avait pas été mis dans la confidence, et de mauvais présages rencontrés lui avaient fait, comme il était superstitieux à l’instar de son Hermann, rebrousser chemin.

     Les soucis d’argent et les cartes, ces points rapprochent aussi Hermann de l’auteur. Car il jouait aux cartes, Pouchkine, lorsqu’il n’écrivait pas ! Avec fièvre, c’était sa roulette à lui… On retrouve dans La Dame de Pique l’élément fantastique déjà rencontré dans Le marchand de cercueils. Mais ce fantastique est traité avec détachement, avec ironie, et le style concis de Pouchkine se rapproche de celui de Kleist, dont les nouvelles furent écrites un quart de siècle plus tôt. Il n’y a guère d’exaltation dans cette nouvelle à la fin ironique et désabusée. A. Markowicz voit dans La Dame de pique « une des œuvres les plus dérangeantes de Pouchkine : personne, au fond, n’y mérite la compassion. »


     Note sur la traduction : j’ai consulté pour m’aider l’ancienne traduction (chez Librio) de Prosper Mérimée – qui prend parfois quelques libertés avec le texte – et celle, plus récente d’André Gide et de Jacques Schiffrin, éditée en Folio-bilingue. J'ai lu rapidement une troisième traduction, qui ressemble beaucoup à celle de Mérimée, on la trouvera sur le site de la Bibliothèque russe et slave.





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I



     


Dame de pique signifie secrète malveillance


Le Cartomancien moderne






Les jours de mauvais temps,

Ils se retrouvaient souvent :

Sur leurs mises ils s’acharnaient,

 Puisse Dieu leur pardonner ! 

Après cinquante, ils pariaient cent,

Gagnant et le marquant à la craie.

Ainsi s’occupaient-ils sérieusement,

Les jours de mauvais temps1.





       On jouait un soir chez Naroumov, officier des gardes à cheval. La longue nuit d’hiver s’écoula sans qu’on s’en aperçût ; à plus de quatre heures du matin, on se mit à table pour le souper. Les gagnants mangeaient avec beaucoup d’appétit ; les autres, l’œil absent, siégeaient devant leurs couverts vides. Mais après l’apparition du champagne, la conversation s’anima et tous y prirent part.

     — Alors, Sourine ? demanda le maître de maison.
     — Comme d’habitude : j’ai perdu. Il faut avouer que je n’ai pas de chance : je joue avec prudence, sans jamais me laisser emporter, et je ne fais que perdre !

     — Tu ne t’es jamais laissé tenter ? Tu n’as jamais mis en jeu une forte somme en pariant sur la même carte ? Te voir aussi constant m’étonne.

     — Et Hermann, donc ! dit l’un des invités en montrant un jeune officier du génie. De toute sa vie, il n’a jamais eu de cartes en main, jamais fait un paroli2, mais il reste jusqu’à cinq heures du matin à nous regarder jouer !

     — Je prends beaucoup d’intérêt au jeu, dit Hermann, mais ma situation ne me permet pas de sacrifier le nécessaire en espérant gagner le superflu.

     — Hermann est allemand ; il est économe, voilà tout ! observa Tomski. Mais quelqu’un que je ne comprends pas, c’est bien ma grand-mère, la comtesse Anna Fédotovna.

     — Hein ? Pourquoi ? s’écrièrent les convives.

     — Je ne puis comprendre, poursuivit Tomski, comment il se fait que ma grand-mère ne ponte3 pas !

     — En quoi est-ce étonnant, dit Naroumov, qu’une vieille femme de quatre-vingts ans ne ponte pas ?

     — Ainsi, vous ne savez rien à son sujet ?

     — Rien du tout ! Rien, c’est la vérité !

     — Alors, écoutez…

      Il faut savoir que ma grand-mère, il y a quelque soixante ans, vint à Paris, où elle fut fort en vogue. Les gens accouraient voir la Vénus moscovite4 ; Richelieu5 lui fit la cour et ma grand-mère assure que, la trouvant trop cruelle, il faillit se brûler la cervelle. 

     À cette époque, les dames jouaient au pharaon6. Un soir, à la cour, jouant contre le duc d’Orléans, ma grand-mère perdit sur parole une très importante somme. Rentré chez elle, tout endétachant ses mouches et en dégrafant ses paniers7, elle annonça à mon grand-père sa perte, en lui enjoignant de payer.

     Autant qu’il m’en souvienne, mon défunt grand-père était, pour ma grand-mère,  une sorte de majordome. Il la craignait comme le feu ; mais en entendant l’effrayant montant de la perte, il sortit de ses gonds, fit ses comptes et lui démontra qu’ils avaient dépensé un demi-million en six mois, alors qu’ils ne disposaient pas, à Paris, de leurs villages8 des provinces de Moscou et de Saratov, et refusa purement et simplement de payer. Ma grand-mère le gifla et fit cette nuit-là chambre à part pour lui signifier sa disgrâce. 

     Le lendemain, elle fit appeler son mari dans l’espoir que cette punition avait produit son effet, mais le trouva inébranlable. Pour la première fois de sa vie, elle consentit à discuter et à s’expliquer avec lui ; elle pensait l’amener à résipiscence en faisant valoir qu’il y a dettes et dettes, et qu’il n’en va pas de même d’un prince et d’un charron. Bernique ! Mon grand-père s’insurgeait. C’était non, point final ! Ma grand-mère était très embarrassée.

     Elle était très liée à un homme extrêmement remarquable. Vous avez entendu parler du comte de Saint-Germain, au sujet duquel se racontent tant de merveilles. Vous savez qu’il se faisait passer pour le Juif errant, pour l’inventeur de l’élixir de vie, de la pierre philosophale, etc. Certains se moquaient de lui comme d’un charlatan, mais Casanova écrit dans ses Mémoires9 que c’était un espion. Au demeurant, Saint-Germain était, en dépit de son mystère, un homme d’apparence fort respectable et d’une parfaite urbanité. Encore aujourd’hui, ma grand-mère, l’aime éperdument et se fâche lorsqu’on parle de lui de façon irrespectueuse. Ma grand-mère savait que Saint-Germain pouvait disposer de sommes énormes. Elle décida de recourir à lui et lui écrivit un billet en le priant de venir la voir sans délai.

     Le vieil original se montra aussitôt et la trouva accablée de chagrin. Elle lui dépeignit sous les couleurs les plus noires la barbarie de son mari et conclut en disant qu’elle plaçait tous ses espoirs en son amitié et son obligeance. 

     Saint-Germain se mit à réfléchir.

     « Je peux vous rendre le service de vous prêter cette somme, dit-il, mais je sais que vous ne retrouverez pas la tranquillité avant de me l’avoir rendue, et je ne voudrais pas vous causer de nouveaux tracas. Il existe un autre moyen : vous pouvez vous racquitter. » « Mais, cher comte, répondit ma grand-mère, je vous dis que nous n’avons plus d’argent du tout. » « Il n’est point besoin d’argent, répliqua Saint-Germain : daignez m’écouter. » Il lui révéla alors un secret que chacun de nous paierait cher…

     Les jeunes joueurs redoublèrent d’attention. Tomski alluma sa pipe, en tira une bouffée, puis il reprit :

     — Le soir même, ma grand-mère parut à Versailles, au jeu de la Reine4. Le duc d’Orléans tenait la banque ; ma grand-mère lui débita avec insouciance une petite histoire, pour s’excuser de ne pas avoir apporté la somme qu’elle lui devait, et se mit à ponter. Elle joua trois cartes l’une après l’autre, qui gagnèrent coup sur coup, à mise doublée, et ma grand-mère se racquitta complètement. 

     — Pur hasard ! dit l’un des convives.

     — Un vrai conte ! observa Hermann.

     — Peut-on penser que les cartes avaient été arrangées ? reprit un troisième.

     — Je ne crois pas, répondit gravement Tomski.

     — Comment ! fit Naroumov. Tu as une grand-mère qui devine trois cartes gagnantes d’affilée, et tu ne t’es pas encore approprié ce secret cabalistique ?

     — Peau de balle, oui ! répondit Tomski. Elle avait quatre fils, dont mon père : tous les quatre joueurs enragés, elle ne révéla son secret à aucun d’eux ; pourtant ils y auraient trouvé grand avantage, et moi aussi. Mais voici ce que m’a raconté, en l’assurant sur l’honneur, mon oncle, le comte Ivan Ilitch : Tchaplitski, celui-là même qui est mort dans la misère en ayant dilapidé des millions, perdit un jour, dans sa jeunesse, près de trois cent mille roubles contre Zoritch10. Il était au désespoir. Ma grand-mère, qui montrait beaucoup de sévérité pour les frasques des jeunes gens, eut pitié de lui, allez savoir pourquoi. Elle lui donna trois cartes à jouer d’affilée, en obtenant de lui sa parole d’honneur de ne plus jamais jouer ensuite. Tchaplitski alla trouver son vainqueur : ils s’assirent et jouèrent. Tchaplitski misa cinquante mille roubles sur la première carte et gagna ; doublant la mise, il gagna encore deux fois, se racquitta et resta même en gain…

     Mais il temps d’aller se coucher, il est six heures moins le quart.

     Le jour pointait, en effet : les jeunes gens finirent leurs verres et se séparèrent.








Notes


  1. L’épigraphe est de Pouchkine, elle remonte à une lettre du premier septembre 1828 à Viazemski. A. Markowicz y voit une parodie des chansons décembristes. 
  2. Doubler sa mise.
  3. Miser contre la banque.
  4. En français dans le texte.
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis-Fran%C3%A7ois-Armand_de_Vignerot_du_Plessis_de_Richelieu
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pharaon_(jeu)
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Paniers
  8. Propriétés (âmes comprises) qui leur procurent des revenus…
  9. L’édition française en dix volumes des Mémoires de Casanova faisait partie de la bibliothèque de Pouchkine (note trouvée chez Gide-Schiffrin, peut-être due à Nina Kehayan).
  10. Simon Zoritch, l’un des amants de Catherine II.






II




                                              — Il paraît que Monsieur est décidément pour les suivantes.

                                              — Que voulez-vous, Madame ? Elles sont plus fraîches1.

                                                                                      Conversation mondaine



     La vieille comtesse *** était assise devant une glace, dans son cabinet de toilette. Trois jeunes servantes l’entouraient. L’une tenait un pot de rouge, l’autre une boîte d’épingles à cheveux et la troisième un haut bonnet garni de rubans couleur de flamme. Sans nullement prétendre à une beauté fanée depuis longtemps, la comtesse conservait toutes les habitudes de sa jeunesse, observait de façon stricte la mode des années soixante-dix2 et s’habillait avec autant de minutie, et en y passant autant de temps que soixante ans plus tôt. Une jeune demoiselle, sa pupille, était assise près de la fenêtre, derrière un métier à broder.

     — Bonjour, grand-maman3, dit en entrant un jeune officier. Bonjour, mademoiselle Lise. Grand-maman, je viens vous voir avec une requête.

     — De quoi s’agit-il, Paul ?

     — Permettez-moi de vous présenter un de mes amis et de l’amener à votre bal de vendredi.

     — Amène-le directement au bal, tu me le présenteras à ce moment-là. Étais-tu hier chez *** ?

     — Et comment ! C’était très gai ; on a dansé jusqu’à cinq heures. La jeune Iélietskaïa était très belle !

     — Ah mon cher ! En quoi est-elle belle ? Sa grand-mère, elle, était une beauté, la princesse Daria Petrovna. Au fait, elle doit être terriblement vieillie, la princesse Daria Petrovna ?

     — Comment ça, vieillie ? répondit sans réfléchir Tomski. Il y a sept ans qu’elle est morte.

     La jeune demoiselle leva la tête et fit un signe au jeune homme, qui se rappela qu’on cachait à la vieille comtesse la mort des gens de son âge et se mordit la lèvre. Mais la comtesse accueillit ce qui était pour elle une nouvelle avec beaucoup d’indifférence.

     — Elle est morte ! dit-elle. Et moi qui ne le savais pas ! Nous avions été nommées ensemble demoiselles d’honneur, et quand nous fûmes présentées à l’impératrice, la souveraine…

     Et la comtesse raconta son anecdote pour la centième fois.

     — Bon, Paul, dit-elle ensuite, aide-moi maintenant à me lever. Lisanka, où est ma tabatière ?

     Et la comtesse, accompagnée de ses trois suivantes, passa derrière un paravent pour finir sa toilette. Tomski resta avec la demoiselle.

     — Qui voulez-vous présenter à la comtesse ? demanda à voix basse Lisaviéta Ivanovna.

     — Naroumov. Vous le connaissez ?

     — Non ! C’est un militaire, ou un civil ?

     — Un militaire.

     — Il est dans le génie ?

     — Non, dans la cavalerie. Pourquoi pensiez-vous qu’il était dans le génie ?

     — La demoiselle se mit à rire et ne répondit rien.

     Paul ! cria la comtesse derrière le paravent. Envoie-moi un autre roman, mais un roman qui ne soit pas dans le genre actuel. 

     — Comment cela, grand-maman ?

     — Un roman dans lequel le héros n’étrangle ni père ni mère, et sans noyés. J’ai une peur affreuse des noyés.

     — Ce genre de roman, on n’en trouve pas, aujourd’hui. Vous ne voudriez pas un roman russe ?

     — Mais y a-t-il des romans russes ? Envoie, mon cher, envoie, je t’en prie !

     — Adieu, grand-maman, je suis pressé… Adieu, Lisaviéta Ivanovna ! Pourquoi donc pensiez-vous que Naroumov était dans le génie ?

     Et Tomski sortit du cabinet de toilette.

     Restée seule, Lisaviéta Ivanovna laissa son ouvrage et se mit à regarder par la fenêtre. Un jeune officier se montra bientôt de l’autre côté, sortant de derrière une maison au coin de la rue. Le rouge aux joues, la demoiselle se remit à son ouvrage, la tête baissée au-dessus du canevas. Au même moment, la comtesse entra, complètement habillée.

     — Fais atteler, Lisanka, dit-elle, nous allons faire un tour.

     Lisanka se leva de son métier à broder et se mit à ranger son ouvrage.

     — Eh bien, ma petite mère, tu es sourde ? cria la comtesse. Fais tout de suite atteler les chevaux.

     — J’y vais répondit doucement la demoiselle, qui courut dans l’antichambre.

     Un domestique entra et remit à la comtesse des livres de la part du prince Paul Alexandrovitch.

     — Bien ! Qu’on le remercie, dit la comtesse. Lisanka, Lisanka ! Où cours-tu comme cela ?

     — M’habiller.

     — Tu as bien le temps, ma petite mère. Assieds-toi là. Ouvre donc le premier volume et fais-moi la lecture…

     La jeune fille prit le livre et lut quelques lignes.

     — Plus fort ! dit la comtesse. Qu’as-tu donc, ma petite mère ? Aurais-tu perdu ta voix ? Attends : approche-moi cet escabeau. Plus près… voilà !

     Lisaviéta Ivanovna lut encore deux pages. La comtesse bâilla.

     — Jette ce livre, dit-elle. Des bêtises ! Renvoie cela au prince Paul, avec mes remerciements…. Alors, ce carrosse ?

     — Le carrosse est prêt, dit Lisaviéta Ivanovna en jetant un coup d’œil dans la rue.

     — Pourquoi n’es-tu pas habillée ? fit la comtesse. Je dois toujours t’attendre ! C’est insupportable, ma petite mère !

     Lisa fila dans sa chambre. Elle n’y était pas depuis deux minutes que la comtesse sonnait de toutes ses  forces. Les trois femmes de chambre accoururent par une porte, le valet de chambre par une autre. 

     — Pourquoi personne ne vient-il quand on appelle ? dit la comtesse. Allez dire à Lisaviéta Ivanovna que je l’attends.

     Lisaviéta Ivanovna entra, en manteau et en chapeau.

     — Pas trop tôt, ma petite mère ! dit la comtesse. En voilà une toilette ! Dans quel but ? Qui veux-tu séduire ? Et comment est le temps ? Il y a du vent, je crois.

     — Nullement, Votre Excellence ! Il fait très doux, madame4 ! répondit le valet de chambre.

     — Vous parlez toujours sans réfléchir ! Ouvrez le vasistas. C’est bien cela : il y a du vent ! Et un vent très froid ! Qu’on dételle les chevaux ! Nous ne sortons pas, Lisanka ; tu t’es fait belle pour rien.

     « Voilà ma vie ! » se dit Lisaviéta Ivanovna.

     Lisaviéta Ivanovna était en effet un être fort malheureux. « Le pain d’autrui a un goût amer  dit Dante5, et les marches menant chez autrui sont pénibles », et qui aurait pu mieux connaître l’amertume de la dépendance que la pupille pauvre d’une vieille femme de la noblesse ? La comtesse *** n’était certes pas foncièrement méchante ; mais elle était capricieuse comme une femme gâtée par le monde, avare et froidement égoïste comme toutes les vieilles gens ayant passé l’âge d’aimer et à qui le temps présent est étranger. Elle prenait part à toutes les vanités du grand monde et ne manquait aucun bal, y restant assise dans un coin, fardée et vêtue à l’ancienne mode, comme l’ornement hideux et indispensable d’une salle de bal ; les nouveaux arrivés venaient, en une sorte de rite bien établi, lui faire de profonds saluts, et ensuite plus personne ne faisait attention à elle. Elle recevait toute la ville chez elle, en observant une étiquette rigoureuse et sans reconnaître aucun visage. Sa nombreuse domesticité, engraissée et vieillie à son service, faisait ce que bon lui semblait, volant à qui mieux mieux la vieille moribonde. Lisaviéta Ivanovna menait dans cette maison la vie d’une martyre. Lorsqu’elle versait le thé, les dépenses en trop pour le sucre lui valaient une réprimande ; si elle faisait à haute voix la lecture d’un roman à la comtesse, les erreurs de l’auteur lui étaient attribuées ; accompagnant la comtesse dans toutes ses promenades, elle était responsable du temps et de l’état des pavés. On ne lui versait jamais l’intégralité de ses appointements, tout en exigeant d’elle fût habillée comme tout le monde, c’est-à-dire comme très peu de gens. Elle jouait, dans le monde, le rôle le plus pitoyable. Tous la connaissaient, aucun ne faisait attention à elle ; aux bals, elle ne dansait que lorsqu’il venait à manquer un vis-à-vis, et les dames la prenaient par le bras à chaque fois qu’elles devaient aller arranger quelque chose à leur toilette. Elle avait de l’amour-propre, ressentait vivement sa situation et regardait autour d’elle dans l’attente impatiente d’un libérateur ; mais les jeunes gens, restant prudents dans leur vanité étourdie, ne la jugeaient pas digne de leur attention, bien que Lisaviéta Ivanovna fût cent fois plus mignonne que les jeunes filles froides et effrontées autour desquelles ils papillonnaient. Que de fois elle avait quitté sans bruit le luxe et l’ennui du salon pour aller pleurer dans sa pauvre chambrette meublée d’un paravent tapissé, d’une commode, d’une petite glace et d’un lit en bois peint, où une chandelle de suif brûlait faiblement dans un chandelier de cuivre !

     Un jour – c’était deux jours après la soirée décrite au début de notre nouvelle et une semaine avant la scène où nous nous sommes arrêtés –, assise près de la fenêtre derrière son métier à broder, Lisaviéta Ivanovna regarda distraitement dans la rue, et y vit un jeune officier du génie qui se tenait immobile, les yeux braqués sur sa fenêtre. Baissant la tête, elle se remit à son ouvrage ; au bout de cinq minutes, elle jeta un nouveau coup d’œil : le jeune officier était toujours à la même place. N’ayant pas l’habitude de faire la coquette avec les officiers passant sous ses fenêtres, elle arrêta de regarder dans la rue et broda près de deux heures sans lever la tête. Le dîner6 fut servi. Elle se leva, entreprit de ranger son métier et, regardant incidemment par la fenêtre, revit l’officier. Cela lui sembla plutôt étrange. Après le dîner, elle s’approcha de la fenêtre avec une certaine inquiétude, mais l’officier n’était plus là – et elle n’y pensa plus…

     Deux jours plus tard, sortant avec la comtesse et s’apprêtant à monter en voiture, elle le vit de nouveau. Il se tenait près de l’entrée, le visage enfoui dans un col de castor : ses yeux noirs étincelaient sous son chapeau. Lisaviéta Ivanovna prit peur, sans savoir au juste de quoi, et s’installa dans le coupé en tremblant de façon inexplicable. 

     Rentrée à la maison, elle courut à la fenêtre : l’officier se tenait à la même place, les yeux fixés sur elle ; elle recula, dévorée par la curiosité et ressentant une émotion toute nouvelle pour elle.

     Dès lors, il ne se passa pas de jour sans que le jeune homme apparût à une heure donnée sous les fenêtres de la maison. Des rapports muets s’établirent entre  eux. Assise à sa place et travaillant, elle le sentait qui approchait : levant la tête, elle le regardait chaque jour de plus en plus longuement. Le jeune homme semblait lui en être reconnaissant : avec l’œil aigu de la jeunesse, elle voyait une rougeur fugitive colorer ses joues pâles à chaque fois que leurs regards se rencontraient. Au bout d’une semaine, elle lui fit un sourire…

     Lorsque Tomski demanda à la comtesse la permission de lui présenter son ami, le cœur de la pauvre jeune fille battit fort. Mais, ayant appris que Naroumov était dans les gardes à cheval et non dans le génie, elle regretta d’avoir, par cette question indiscrète, livré son secret à cet écervelé de Tomski.

     Hermann était le fils d’un Allemand russifié qui lui avait laissé un petit capital. Étant fermement convaincu de la nécessité de consolider son indépendance, Hermann ne touchait même pas aux intérêts de ce capital, vivait uniquement de sa solde et ne se permettait pas la moindre fantaisie. Il était de plus dissimulé et ambitieux, et ses camarades n’avaient que rarement l’occasion de se moquer de son excessive parcimonie. Il avait de violentes passions et une imagination enflammée, mais sa fermeté lui avait évité les égarements propres à la jeunesse. Par exemple, joueur dans l’âme, il ne touchait jamais aux cartes, car ses calculs lui montraient que sa situation ne lui permettait pas (comme il le disait lui-même) de sacrifier le nécessaire en espérant gagner le superflu, tout en passant des nuits entières devant le tapis vert, à suivre fébrilement les différentes tournures que prenait le jeu.

     L’histoire des trois cartes avait vivement frappé son imagination et était restée toute la nuit dans sa tête. « Tout de même, songeait-il le lendemain soir en flânant dans les rues de Pétersbourg, tout de même, si la vieille comtesse pouvait me révéler son secret – ou m’indiquer ces trois cartes gagnantes ! Pourquoi ne pas tenter sa chance ?… Se faire présenter, gagner sa confiance et ses faveurs, devenir peut-être son amant… Mais tout cela demande du temps, elle a quatre-vingt-sept ans, elle peut mourir d’ici une semaine, d’ici deux jours !… Et puis, cette anecdote !… Peut-on y croire ?… Non ! Économie, sobriété et assiduité : voilà mes cartes gagnantes, voilà ce qui triplera, qui septuplera mon capital, me procurant la quiétude et l’indépendance ! »

     Tout en réfléchissant de la sorte, il se retrouva dans l’une des grandes rues de Pétersbourg, devant une maison à l’architecture ancienne. La rue était encombrées par les équipages, les voitures se suivaient en direction d’une entrée illuminée. En sortaient à chaque instant tantôt le pied svelte d’une jeune beauté, tantôt une grande botte accompagnée du tintement d’un éperon ou le bas rayé et le soulier d’un diplomate. Les pelisses et les manteaux défilaient devant un suisse imposant. Hermann s’arrêta.

     — À qui appartient cette maison ? demanda-t-il à un factionnaire au coin de la rue.

     — À la comtesse ***.

     Hermann frémit. L’étonnante histoire se montra de nouveau à son imagination. Il se mit à aller et venir devant la maison en songeant au pouvoir mystérieux de la maîtresse des lieux. Il revint tard à son humble logis ; il resta longtemps sans pouvoir s’endormir, et quand le sommeil le prit, il vit en rêve des cartes, un tapis vert, des tas de billets et des piles de ducats. Il jouait une carte après l’autre en doublant sa mise avec assurance, gagnait sans interruption, raflait l’or et empochait les billets. Se réveillant tard, il soupira devant la perte de sa fabuleuse fortune, retourna errer en ville et fut de nouveau devant la maison de la comtesse ***. Il semblait attiré là par une force mystérieuse. Il s’arrêta et se mit à regarder vers les fenêtres. Derrière l’une d’elles, il vit une tête aux cheveux noirs, penchée sans doute au-dessus d’un livre ou d’un ouvrage. La tête se releva ; Hermann aperçut un frais minois et des yeux noirs. Son destin se joua à cet instant.








Notes


  1. En français dans le texte. Ce mot d’esprit serait du poète et militaire Denis Davydov (d’après une note trouvée chez Gide-Schiffrin, peut-être due à Nina Kehayan). Le poète fut l’un des premiers inspirateurs du jeune Pouchkine.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Davidov
  2. Du dix-huitième siècle. La nouvelle date de 1833.
  3. En français dans le texte.
  4. Ce dernier terme indiqué seulement par un sifflement final, initiale du mot, tournure respectueuse ou ironique, ici respectueuse.
  5. Paradis, chant dix-septième, traduction Lamennais.
  6. Au sens ancien : repas principal pris vers quinze ou seize heures, voire plus tard (cf Oblomov)






III




                                                                                Vous m’écrivez, mon ange, des

                                                                          lettres de quatre pages plus vite

                                                                          que je ne puis les lire1.

                                                                                         Correspondance



     À peine Lisaviéta Ivanovna eut-elle enlevé son manteau et son chapeau que la comtesse envoya la chercher et fit de nouveau atteler la voiture. Elles allèrent s’y installer. Au moment où deux valets soulevaient la vieille dame et l’introduisaient par la portière, Lisaviéta Ivanovna vit son officier tout contre la voiture ; il lui saisit la main ; le temps qu’elle reprenne ses esprits, le jeune  homme avait disparu et une lettre lui restait dans la main. Elle la cacha sous son gant et, pendant tout le trajet, ne vit ni n’entendit rien. La comtesse avait l’habitude, en voiture, de poser à tout instant des questions : « Qui venons-nous de croiser ? Comment s’appelle ce pont ? Qu’y a-t-il d’écrit sur cette enseigne ? » Cette fois-là, Lisaviéta Ivanovna répondit au petit bonheur et mal à propos, ce qui irrita la comtesse.

     — Que t’arrive-t-il, ma petite mère ? Tu es devenue complètement stupide ? Tu ne m’entends pas, ou tu ne comprends rien ?… Je ne grasseye pourtant pas, Dieu merci, et j’ai encore toute ma tête !

     Lisaviéta Ivanovna ne l’écoutait pas. De retour à la maison, elle courut dans sa chambre et tira la lettre de son gant : elle n’était pas cachetée. Lisaviéta Ivanovna la lut. La lettre contenait une déclaration d’amour : elle était tendrement respectueuse, et tirée mot pour mot d’un roman allemand. Mais Lisaviéta Ivanovna ne savait pas l’allemand, et la déclaration lui fit très plaisir.

     Cette lettre qu’elle avait acceptée lui causait cependant une inquiétude extrême. C’était la première fois qu’elle nouait une relation étroite et secrète avec un jeune homme. L’audace de ce dernier lui faisait peur. Elle se reprochait sa conduite imprudente et ne savait que faire : ne plus s’assoir à la fenêtre et, par son indifférence, décourager le jeune officier de poursuivre ? Lui renvoyer sa lettre ? Lui répondre avec une froide fermeté ? Elle n’avait personne à qui demander conseil, ni amie ni préceptrice. Lisaviéta Ivanovna se décida à répondre.

     Elle s’assit à son petit bureau, prit une plume et du papier – et se mit à réfléchir. Elle commença sa lettre et la déchira, recommença… les expressions employées lui semblaient tantôt trop complaisantes, tantôt d’une rigueur excessive. Elle parvint finalement à rédiger quelques lignes dont elle fut satisfaite : « Je suis certaine, écrivait-elle, que vos intentions sont honnêtes et que vous ne vouliez pas m’offenser sur un coup de tête ; mais nos relations ne sauraient commencer ainsi. Je vous renvoie votre lettre et j’espère ne plus avoir, à l’avenir, lieu de me plaindre d’un manque de respect que je ne mérite pas. »

     Le lendemain, voyant venir Hermann, Lisaviéta Ivanovna se leva de son métier, alla à la salle de réception, y ouvrit le vasistas et jeta la lettre dans la rue en se fiant à la promptitude du jeune officier. Hermann courut ramasser la lettre et entra dans un salon de thé. Ayant brisé le cachet, il trouva son billet et la réponse de Lisaviéta Ivanovna. Il s’y attendait et rentra chez lui pénétré de son intrigue.

     Trois jours plus tard, une jeune demoiselle à l’œil vif apporta à Lisaviéta Ivanovna un billet en provenance d’une boutique de mode. Lisaviéta Ivanovna l’ouvrit avec inquiétude, s’attendant à quelque réclamation, et reconnut soudain l’écriture de Hermann.

     — Vous vous trompez, mon chou, dit-elle, ce billet ne m’est pas adressé.

     — Si fait ! répliqua la modiste avec assurance, sans dissimuler un sourire malicieux. Prenez la peine de le lire !

     Lisaviéta Ivanovna parcourut le billet. Hermann exigeait un rendez-vous.

     — Cela ne se peut ! dit Lisaviéta Ivanovna qu’effrayaient à la fois cette demande précipitée, et le moyen employé pour la lui faire savoir. Ce n’est sûrement pas à moi qu’on écrit !

     Et elle déchira le billet en petits morceaux.

     — Pourquoi l’avoir déchiré, s’il ne vous est pas adressé ? fit la modiste. Je l’aurais rendu à celui qui l’a envoyé.

     — Je vous en prie, mon chou ! dit Lisaviéta Ivanovna, piquant un fard à cette remarque. Dorénavant, ne m’apportez plus de billets. Et celui qui vous a envoyée, dites-lui qu’il devrait avoir honte.

     Mais Hermann n’en resta pas là. Lisaviéta Ivanovna continuait à recevoir chaque jour des lettres de lui, arrivant d’une façon ou d’une autre. Elles n’étaient plus traduites de l’allemand. La passion l’inspirant, Hermann les écrivait lui-même et parlait un langage qui était bien le sien : s’y exprimaient l’intransigeance de ses désirs et le déchaînement de son imagination en désordre. Lisaviéta Ivanovna ne songeait plus à les renvoyer : elle en était enivrée ; elle se mit à lui répondre, ses billets devenant de plus en plus longs et de plus en plus tendres. Elle finit par lui jeter par la fenêtre la lettre suivante :

   « Il y a bal aujourd’hui chez l’ambassadeur de ***. La comtesse y sera. Nous y resterons jusqu’à deux heures. C’est l’occasion pour vous de me voir en tête-à-tête. Dès que la comtesse sera partie, ses gens s’en iront probablement, il ne restera que le suisse à l’entrée, mais il a lui aussi l’habitude de se retirer dans sa loge. Venez à onze heures et demie. Montez tout de suite l’escalier. Si vous trouvez quelqu’un dans l’antichambre, demandez si la comtesse est chez elle. On vous dira que non, et alors ce sera sans remède, vous devrez rebrousser chemin. Mais, vraisemblablement, vous ne rencontrerez personne. Les femmes de chambre de la comtesse sont toutes dans la même pièce. Une fois dans l’antichambre, prenez à gauche et allez ensuite tout droit jusqu’à la chambre de la comtesse. Vous y verrez, derrière un paravent, deux petites portes : celle de droite mène à un cabinet où la comtesse ne va jamais ; celle de gauche donne dans un couloir et, de là, à un petit escalier en colimaçon qui mène à ma chambre. »

     Hermann frémissait comme un tigre en attendant l’heure fixée. Dès dix heures du soir, il se tenait devant la maison de la comtesse. Il faisait un temps affreux : le vent hurlait, une neige à demi fondue tombait à gros flocons ; les réverbères donnaient une lumière sourde et les rues étaient désertes. De temps à autre passait lentement un traîneau tiré par une haridelle, l’œil du cocher se posant sur un voyageur attardé. Vêtu seulement de sa redingote, Hermann ne sentait ni le vent ni la neige. Le carrosse de la comtesse s’avança enfin.  Hermann vit sortir, soutenue par deux valets,  la vieille toute courbée, emmitouflée dans une pelisse de zibeline, suivie en coup de vent par sa pupille vêtue d’un petit manteau, des fleurs dans les cheveux. La portière claqua et la voiture se mit lourdement à rouler sur la neige molle. Le suisse referma la porte de la maison. Les fenêtres devinrent sombres. Hermann se mit à faire les cent pas devant la maison déserte. Il s’approcha d’un réverbère et regarda sa montre : onze heures vingt. Il demeura sous le réverbère, les yeux braqués sur l’aiguille, guettant les minutes. À onze heures et demie précises, Hermann monta les marches du perron et se retrouva dans une entrée brillamment éclairée. Point de suisse. Hermann monta rapidement l’escalier, ouvrit la porte de l’antichambre : sous une lampe, un serviteur dormait dans une vieille bergère toute tachée. Hermann passa à côté de lui d’un pas léger et décidé. La grande salle et le salon étaient dans la pénombre, faiblement éclairés par la lampe de l’antichambre. Hermann entra dans la chambre à coucher. Une veilleuse en or brûlait devant l’armoire sainte, remplie d’anciennes icônes. Des fauteuils tendus de soie, aux couleurs passées, et des divans aux dorures évanouies et garnis de coussins de plume s’alignaient dans une morne symétrie près des murs aux tapisseries de Chine. On voyait, accrochés à un mur, deux portraits peints à Paris par Mme Lebrun2. L’un représentait un homme dans les quarante ans, rubicond et replet, portant une étoile sur un habit vert clair ; l’autre montrait une jeune beauté au nez aquilin, une rose dans ses cheveux poudrés et relevés aux tempes. Dans tous les coins dépassaient des bergers en porcelaine, des pendules, œuvres du fameux Leroy3, des petites boîtes, des roulettes, des éventails et toutes sortes de jouets pour dames inventés à la fin du siècle dernier en même temps que les ballons de Montgolfier et le magnétisme de Mesmer. Hermann passa derrière le paravent, qui cachait un petit lit en fer ; il vit la porte de droite, menant au cabinet, et celle de gauche, donnant sur le corridor. Hermann ouvrit cette dernière porte et aperçut l’étroit escalier en colimaçon qui menait à la chambre de la pauvre pupille… Mais il revint sur ses pas et entra dans le cabinet sombre.

     Le temps s’écoulait lentement. Le silence régnait. Minuit sonna au salon ; dans toutes les pièces, l’une après l’autre, les pendules sonnèrent minuit – et ce fut de nouveau le silence. Hermann était adossé à un poêle éteint. Il était calme et son cœur battait régulièrement, comme celui d’un homme s’étant résolu à affronter un danger inévitable. Les pendules sonnèrent une heure, puis deux heures – et il entendit le carrosse, encore lointain. Il fut, malgré lui., saisi par l’émotion. La voiture s’approcha et s’arrêta. Il entendit qu’on abaissait le marchepied. L’agitation gagna la demeure. Les gens accoururent, les voix résonnèrent et la maison s’illumina. Trois vieilles femmes de chambre entrèrent en courant dans la chambre à coucher, puis la comtesse entra à son tour, à demi-morte, et se laissa tomber dans un fauteuil Voltaire. Hermann regardait par une fente : Lisaviéta Ivanovna passa près de lui. Hermann entendit ses pas précipités dans l’escalier en colimaçon. Quelque chose comme un remords s’éveilla dans son cœur, avant de s’effacer. Il se fit pierre.

     La comtesse se mit à se déshabiller devant un miroir. On détacha son bonnet orné de roses ; on ôta sa perruque poudrée de sa tête aux cheveux ras et blancs. Les épingles tombaient en pluie autour d’elle. Sa robe jaune, brodée d’argent, tomba à ses pieds enflés. Hermann fut le témoin des répugnants secrets de sa toilette ; la comtesse fut enfin en chemise et en bonnet de nuit : dans cette tenue, plus conforme à son âge, elle paraissait moins hideuse et moins effrayante.

     Comme tous les gens âgés, la comtesse souffrait d’insomnie. Une fois déshabillée, elle s’installa près de la fenêtre dans un fauteuil Voltaire et renvoya les femmes de chambre. On emporta les bougies et la chambre ne fut plus éclairée que par la veilleuse aux icônes. La comtesse était assise, toute jaune, remuant ses lèvres pendantes et se balançant de droite et de gauche. Dans son regard trouble se lisait une absence complète de pensée ; en la regardant, on aurait pu croire que le balancement de l’horrible vieille n’était pas un effet de sa volonté, mais celui d’un galvanisme caché.    

     Ce visage sans vie changea soudain de façon indescriptible. Les lèvres cessèrent de remuer, les yeux reprirent vie : un inconnu se tenait devant la comtesse.

     — N’ayez pas peur, de grâce, n’ayez pas peur ! dit-il d’une voix douce, mais très distinctement. Je ne veux pas vous faire de mal ; je suis venu implorer votre bienveillance, demander une grâce.

     La vieille le regardait en silence et ne semblait pas l’entendre. Hermann la crut sourde et, se penchant à son oreille, répéta ce qu’il venait de dire. La vieille se taisait toujours.

     — Vous pouvez, reprit Hermann, faire mon bonheur pour toute la vie sans qu’il vous en coûte rien : je sais que vous pouvez me désigner trois cartes à jouer de suite…

     Hermann s’arrêta. La comtesse eut l’air de comprendre ce qu’on attendait d’elle ; elle parut chercher ses mots pour répondre.

     — C’était une plaisanterie, dit-elle enfin. Une plaisanterie, je vous le jure !

     — On ne plaisante pas de la sorte, répliqua Hermann avec irritation.  Souvenez-vous de Tchaplitski, que vous avez aidé à se racquitter.

     La comtesse se troubla de façon visible. Ses traits exprimèrent une vive émotion, mais elle retomba bientôt dans son apathie. 

     — Pouvez-vous, poursuivit Hermann, m’indiquer ces trois cartes gagnantes ?

     La comtesse se taisait ; Hermann continua :

     — Pour qui devriez-vous garder ce secret ? Pour vos petits-enfants ? Ils sont déjà riches sans cela ; ils ne connaissent nullement la valeur de l’argent. Vos trois cartes ne seront d’aucune utilité à un gaspilleur. Tous les efforts des démons n’empêcheront pas celui qui ne sait pas préserver l’héritage paternel de mourir quand même dans la misère. Je ne suis pas un prodigue, moi ; je sais la valeur de l’argent. Vos trois cartes ne me seront pas données en vain. Eh bien !…

     Il s’arrêta et attendit en frémissant la réponse de la comtesse. Elle gardait le silence. Hermann se mit à genoux.

     — Si votre cœur a jamais connu l’amour, si vous vous souvenez de ses élans, s’il vous est arrivé de sourire aux pleurs d’un fils nouveau-né, si quelque sentiment humain a fait fait battre un jour votre cœur, je vous supplie, au nom des sentiments d’une épouse, d’une amante, d’une mère, je vous adjure, par tout ce que la vie a de sacré, de ne pas rejeter ma prière – dévoilez-moi votre secret ! Qu’est-il, pour vous ? Peut-être est-il lié à quelque terrible péché, à la perte de votre félicité éternelle, à un pacte diabolique… Songez-y : vous êtes vieille, vous n’avez plus longtemps à vivre : je suis prêt à prendre votre péché sur mon âme. Révélez-moi juste votre secret. Songez que le bonheur d’un homme est entre vos mains ; que non seulement moi, mais mes enfants, mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants, nous bénirons tous votre mémoire, elle sera pour nous sacrée.

     En réponse, la vieille ne dit pas un mot.

     Hermann se releva.

     — Vieille sorcière ! dit-il, les dents serrées, je vais te faire parler…

     En disant cela, il sortit un pistolet de sa poche.

     À la vue du pistolet, la comtesse montra pour la deuxième fois une vive émotion. Elle remua la tête et leva la main, comme pour se protéger du coup de feu… Puis sa tête partit à la renverse… et demeura immobile.

     — Cessez de faire l’enfant, dit Hermann en lui prenant la main. Je vous le demande pour la dernière fois : voulez-vous m’indiquer vos trois cartes, oui ou non ?

     La comtesse ne répondit pas. Hermann vit qu’elle était morte.






Notes


  1. En français.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lisabeth_Vig%C3%A9e_Le_Brun
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_Le_Roy






IV





                                                                          7 mai 18..

                                                                                Homme sans mœurs et sans religion1 !

                                                                                                            Correspondance



     Lisaviéta Ivanovna était assise dans sa chambre, encore en toilette de bal, complètement plongée dans ses réflexions. Rentrée à la maison, elle s’état empressée de renvoyer la petite femme de chambre qui, tout ensommeillée, lui avait sans entrain offert ses services : lui ayant dit qu’elle se déshabillerait toute seule, elle était montée chez elle toute tremblante, espérant y trouver Hermann en même temps qu’elle souhaitait ne pas l’y trouver. Elle s’assura au premier coup d’œil de son absence et remercia le sort d’avoir empêché leur rencontre. Sans se dévêtir, elle s’assit et se mit à repasser dans sa mémoire toutes les circonstances qui, en si peu de temps, l’avaient entraînée si loin. Il ne s’était pas écoulé trois semaines depuis la première fois qu’elle avait vu le jeune homme par sa fenêtre, et elle entretenait déjà une correspondance avec lui – et il avait réussi à obtenir d’elle un rendez-vous en pleine nuit ! Elle savait comment il s’appelait uniquement parce qu’il avait signé quelques-unes de ses lettres ; elle ne lui avait jamais parlé, n’avait jamais entendu le son de sa voix ni entendu parler de lui… jusqu’à ce soir. Étrange histoire ! Ce soir-là, au bal, Tomski, boudant la jeune princesse Pauline*** – laquelle, contrairement à son habitude, faisait la coquette avec un autre — voulut se venger en jouant l’indifférence : il invita Lisaviéta Ivanovna et dansa avec elle une interminable mazurka, pendant laquelle il ne cessa de plaisanter sur son penchant pour les officiers du génie, lui assurant qu’il en savait bien davantage que ce qu’elle pouvait croire ; et certaines de ses plaisanteries tombèrent si juste que Lisaviéta Ivanovna se dit à plusieurs reprises que son secret était découvert.

     — De qui tenez-vous tout cela ? demanda-t-elle en riant.

     — D’un ami de la personne que vous savez, répondit Tomski. Un homme très remarquable !

     — Et qui est cet homme remarquable ?

     — Il s’appelle Hermann.

     Lisaviéta Ivanovna ne répondit rien, mais ses mains et ses pieds se glacèrent…

     — Ce Hermann, reprit Tomski, est un véritable personnage de roman : il a le profil de Napoléon et l’âme de Méphistophélès. Je pense qu’il a pour le moins trois crimes sur la conscience. Comme vous voilà pâle !

     — J’ai mal à la tête… Eh bien, que vous a dit Hermann… c’est bien son nom ?

     — Hermann est très mécontent de son ami : il dit qu’à sa place, il agirait tout autrement… Je crois que Hermann a lui-même des vues sur vous ; en tout cas, les exclamations enamourées de son ami ne le laissent nullement indifférent.

     — Mais où donc m’a-t-il vue ?

     — À l’église, peut-être, ou alors à la promenade ! Comment savoir ? Peut-être dans votre chambre, pendant que vous dormiez : il en est capable…

     Trois dames s’approchant pour demander « oubli ou regret2 ? » interrompirent leur conversation qui commençait à piquer douloureusement la curiosité de Lisaviéta Ivanovna. 

     La dame élue par Tomski était justement la princesse Pauline. En exécutant un tour supplémentaire et en dansant devant sa chaise, elle eut le temps d’avoir une explication avec Tomski. Lequel, revenant à Lisaviéta Ivanovna, ne pensait plus à celle-ci ni à Hermann. Lisaviéta Ivanovna ne ménagea pas ses efforts pour reprendre leur conversation, mais la mazurka prit fin et, peu de temps après, la comtesse partit.

     Les propos de Tomski n’étaient que des bavardages pendant une mazurka, mais ils avaient plongé profondément dans le cœur de la jeune rêveuse. Le portrait esquissé par Tomski ressemblait à l’image qu’elle s’était elle-même forgée et, grâce aux romans les plus récents, ce personnage assez banal effrayait et captivait son imagination. Elle était toujours assise, ses bras nus croisés, sa tête portant encore sa parure de fleurs inclinée sur sa gorge découverte… Soudain la porte s’ouvrit et Hermann entra. Elle tressaillit.

     — Où étiez-vous donc ? chuchota-t-elle avec effroi.

     — Dans la chambre de la comtesse, répondit Hermann. J’en viens. La comtesse est morte.

     — Mon Dieu !… Que dites-vous ?…

     — Et je suis apparemment, poursuivit Hermann, la cause de sa mort.

     Lisaviéta Ivanovna lui jeta un regard et les paroles de Tomski résonnèrent en elle : cet homme a pour le moins trois crimes sur la conscience ! Hermann s’assit près d’elle sur le rebord de la fenêtre et lui raconta tout.

     Lisaviéta Ivanovna écouta son récit, épouvantée. Ainsi, ces lettres passionnées, ces exigences enflammées n’étaient qu’une poursuite hardie et obstinée, tout cela n’était pas de l’amour ! L’argent, voilà ce que son âme convoitait ! Ce n’était pas elle qui pouvait lui permettre d’assouvir ses désirs et le rendre heureux ! Elle, pauvre pupille, n’avait été que la complice aveugle d’un brigand, de l’assassin de sa vieille bienfaitrice !… Elle pleurait à chaudes larmes, torturée par son repentir tardif. Hermann la regardait en silence : il était tourmenté, lui aussi, mais ni les larmes de la pauvre fille, ni le charme étonnant qu’avait son chagrin n’ébranlaient la dureté de son âme. La pensée de la mort de la vieille ne lui causait pas de remords. Une seule chose l’épouvantait : la perte irréparable du secret grâce auquel il espérait devenir riche.

     — Vous êtes un monstre ! finit par dire Lisaviéta Ivanovna.

     — Je ne voulais pas sa mort, répondit Hermann. Mon pistolet n’était pas chargé.

     Ils se turent.

     Le jour se levait. Lisaviéta Ivanovna éteignit la chandelle qui achevait de se consumer ; une lumière blafarde éclaira sa chambre. Elle essuya ses yeux rougis par les larmes et les leva sur Hermann : il était assis sur le rebord de la fenêtre, les bras croisés, la mine renfrognée et menaçante. Dans cette attitude, il faisait penser de façon étonnante au portrait de Napoléon, cela frappa Lisaviéta Ivanovna. 

     — Comment allez-vous quitter la maison ? dit-elle enfin. Je pensais vous faire sortir par l’escalier dérobé, mais il faut passer par la chambre de la comtesse, cela me fait peur.

     — Dites-moi comment trouver cet escalier caché, je sortirai seul.

     Lisaviéta Ivanovna se leva, sortit d’un tiroir de sa commode une clé qu’elle remit à Hermann en lui donnant des instructions détaillées. Hermann serra sa main froide et inerte, déposa un baiser sur son front incliné et sortit.

     Il redescendit l’escalier en colimaçon et pénétra de nouveau dans la chambre de la comtesse. La vieille était assise dans son fauteuil, toute raide ; une profonde sérénité se lisait sur son visage. Hermann s’arrêta devant elle et la regarda longuement, comme pour s’assurer que l’effrayante vérité était bien réelle ; il alla enfin dans le cabinet, découvrit une porte en tâtant la tapisserie et se mit à descendre l’escalier secret en éprouvant d’étranges sentiments. « Par ce même escalier, se disait-il, il y a quelque soixante ans, se glissait peut-être dans cette même chambre, à la même heure, un jeune et heureux mortel en habit brodé, coiffé à l’oiseau royal3 et serrant son tricorne contre sa poitrine, heureux mortel d’alors gisant depuis longtemps dans sa tombe, tandis que le cœur de son ancienne maîtresse, devenue très âgée, a aujourd’hui cessé de battre… »

     Au bas de l’escalier, Hermann trouva une porte qu’il ouvrit avec sa clé, puis suivit un couloir traversant qui l’amena dehors.











Notes


  1. En français.
  2. En français. Chacun de ces mots désigne une dame. Le cavalier en répète un au hasard et doit exécuter une figure avec la dame à qui appartient ce mot choisi (note trouvée chez Mallarmé).
  3. En français dans le texte. Type de perruque poudrée du XVIIIe siècle.
    https://www.coiffure-ducher.fr/coiffures-louis-xvi-hommes-generalites/






V





                                                  Cette nuit m’est apparue la défunte baronne de W***.

                                           Elle était tout de blanc vêtue et me dit : « Bonjour,

                                           Monsieur le Conseiller ! »

                                                                                          Swedenborg1



     Trois jours après la nuit fatidique, à neuf heures du matin, Hermann se rendit au couvent de ***, où l’on devait célébrer l’office des morts pour la défunte comtesse. Même s’il ne se repentait pas, il ne pouvait complètement étouffer la voix de sa conscience qui lui répétait : « C’est toi qui as tué la vieille femme ! » Peu croyant, il était très superstitieux. Pensant que la comtesse morte pouvait exercer une influence néfaste sur sa vie, il décida d’assister à ses funérailles pour obtenir d’elle son pardon.

     L’église était pleine de monde. Hermann fendit la foule à grand-peine. Le cercueil était placé sur un riche catafalque, sous un dais de velours. La défunte y reposait, les mains jointes sur la poitrine, en bonnet de dentelle et en robe de satin blanc. Tout autour se tenaient sa famille et ses gens : les domestiques en caftans noirs, un ruban armoirié à l’épaule et un cierge à la main ; la parentèle – enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants – en grand deuil. Nul ne pleurait ; les larmes eussent été une affectation2. La comtesse était si vieille que sa mort ne pouvait être une surprise pour personne et que sa parenté, de longue date, voyait en elle quelqu’un ayant vécu plus que son temps. Un jeune évêque prononça l’oraison funèbre. Il brossa en termes simples et émouvants la fin paisible de cette femme juste dont la longue vie avait été une douce et attendrissante préparation à une mort chrétienne. « L’ange de la mort, dit l’orateur, l’a trouvée veillant, plongée dans de pieuses méditations dans l’attente du fiancé de minuit. » Le service se déroula dans l’affliction qui convenait. Les parents vinrent alors faire leurs derniers adieux à la défunte. Puis ce fut le tour des nombreux invités, venus s’incliner devant la dépouille de celle qui avait si longtemps pris part à leurs frivoles festivités. Ils furent suivis par tous les domestiques. En dernier lieu s’avança la vieille favorite de la défunte, du même âge qu’elle. Deux jeunes filles la soutenaient. N’ayant pas la force de s’incliner jusqu’à terre, elle versa quelques larmes en baisant la main froide de sa protectrice. Hermann décida alors de s’approcher du cercueil. Il se prosterna et demeura quelques instants sur le sol froid jonché de branches de sapin3. Il se releva enfin, aussi livide que la défunte, gravit les marches du catafalque et s’inclina… À cet instant, il crut voir la morte lui jeter un regard moqueur et lui faire un clin d’œil. S’étant précipitamment reculé, il trébucha et tomba lourdement à la renverse. On le releva. Au même moment, on faisait sortir sur le parvis de l’église Lisaviéta Ivanovna, évanouie. Cet épisode troubla pendant quelques minutes la solennité de la cérémonie funèbre. Un sourd murmure s’éleva dans l’assistance, et un chambellan maigrichon, proche parent de la défunte, dit à l’oreille d’un Anglais se tenant près de lui que ce jeune officier était le fils naturel de la comtesse, à quoi l’Anglais répondit froidement : « Oh ? »

     Toute la journée, Hermann éprouva un désordre mental extrême. Il dîna dans une taverne à l’écart et, contrairement à ses habitudes, but beaucoup, dans l’espoir de faire taire son agitation intérieure. Mais le vin ne fit qu’échauffer davantage son imagination. Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son lit et s’endormit d’un lourd sommeil.

     Il faisait déjà nuit lorsqu’il se réveilla : la lune éclairait sa chambre. Il regarda sa montre : il était trois heures moins le quart. Il n’avait plus sommeil ; il s’assit sur son lit et repensa à l’enterrement de la vieille comtesse.

     À cet instant, quelqu’un, depuis la rue, lui jeta un coup d’œil par sa fenêtre pour s’éloigner aussitôt après. Hermann n’y fit nullement attention. Une minute plus tard, il entendit qu’on ouvrait la porte de son antichambre. Hermann pensa que son ordonnance, ivre à son habitude, rentrait de quelque expédition nocturne. Mais le pas qu’il entendait n’était pas le sien : quelqu’un allait en pantoufles, en traînant doucement les pieds. Sa porte s’ouvrit, une femme en robe blanche entra. Hermann vit en elle sa vieille nourrice et s’étonna de ce qui pouvait l’amener à pareille heure. Mais la femme en blanc, glissant rapidement, se trouva soudain devant lui : Hermann reconnut la comtesse !

     — Je suis venue à toi contre ma volonté, dit-elle d’une voix ferme. Mais on m’a ordonné d’exaucer ta prière. Le trois, le sept et l’as gagneront l’un après l’autre, mais tu ne devras jouer qu’une carte en vingt-quatre heures, et ne plus toucher une carte de ta vie par la suite. Je te pardonne ma mort, à condition que tu épouses ma pupille Lisaviéta Ivanovna…

     Là-dessus, elle se tourna sans bruit, alla à la porte et disparut en traînant ses pantoufles. Hermann entendit claquer la porte d’entrée et vit de nouveau quelqu’un l’observer par la fenêtre.

     Hermann mit longtemps à reprendre ses esprits. Il alla dans l’autre pièce. Son ordonnance dormait par terre. Hermann le réveilla à grand-peine. L’homme était ivre, comme d’habitude : il ne put rien en tirer. La porte de l’antichambre était fermée à clef. Hermann revint dans sa chambre, alluma une chandelle et se mit à décrire la vision qu’il avait eue.







Notes


  1. Emmanuel Swedenborg (1688-1772), philosophe mystique suédois qui influença les romantiques. À ce jour il n’a pu être établi de quelle œuvre est extraite cette citation (note de la traduction Gide-Schiffrin, peut-être due à Nina Kehayan).
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Emanuel_Swedenborg
  2. En français dans le texte.
  3. Tradition de l’église orthodoxe russe.






VI





                                                            Attendez1 !
                                                       — Comment avez-vous osé me dire : « Attendez ! »  ?
                                                       — Votre Excellence, j’ai dit : « Attendez, Monsieur2 ! »


     De même que deux corps ne peuvent, dans le  monde physique, occuper la même place, dans le monde moral, deux idées fixes ne peuvent exister en même temps. Le trois, le sept et l’as recouvrirent bientôt, dans l’imagination de Hermann, l’image de la vieille défunte. Trois, sept et as ne sortaient plus de sa tête et étaient sur ses lèvres. À la vue d’une jeune fille, il disait : « Quelle jolie tournure ! Un vrai trois de cœur. » On lui demandait l’heure, il répondait : « Un sept moins cinq ». Le premier bedonnant venu lui rappelait un as. Le trois, le sept et l’as le poursuivaient dans ses rêves, en prenant toutes les formes possibles : le trois s’épanouissait sous l’aspect d’une grande fleur magnifique, le sept devenait un portail gothique et l’as une énorme araignée. Toutes ses pensées confluaient en une seule : profiter du secret chèrement acquis. Il songea à prendre sa retraite et à voyager. Il voulait, dans les maisons de jeu de Paris, extorquer son trésor à la fortune captive. Un hasard le tira d’embarras. 

     Il s’était formé à Moscou une société de joueurs riches que présidait le célèbre Tchékalinski, lequel avait passé toute sa vie à jouer aux cartes et avait amassé autrefois des millions en gagnant des lettres de change et en ne perdant que de l’argent comptant. Sa longue expérience lui valait la confiance des autres joueurs, et il avait gagné l’estime générale par sa maison ouverte, son cuisinier réputé et son affabilité enjouée. Il vint à Pétersbourg. La jeunesse afflua chez lui, oubliant les bals pour les cartes et préférant les tentations du pharaon3 aux séductions de la galanterie. Naroumov amena Hermann chez lui.

     Ils traversèrent une enfilade de pièces splendides remplies de serveurs courtois. Quelques généraux et conseillers secrets4 jouaient au whist5 ; des jeunes gens se prélassaient sur des divans tendus de soie, en mangeant des glaces et en fumant des pipes. Au salon, assis à une longue table autour de laquelle se pressaient une vingtaine de joueurs, le maître de maison tenait la banque. C’était un homme d’environ soixante ans, à l’apparence fort respectable ; sa chevelure était d'argent ; son visage frais et replet était débonnaire ; un perpétuel sourire brillait dans ses yeux. Naroumov lui présenta Hermann. Tchékalinski lui serra amicalement la main, le pria de se mettre à l’aise et continua à tailler3.

     La taille dura un bon moment. Il y avait plus de trente cartes sur la table. Tchékalinski faisait une pause après chaque coup, pour laisser aux joueurs le temps de prendre leurs dispositions, noter les pertes, écouter poliment les réclamations et redresser avec encore plus de courtoisie le coin d’une carte plié par une main distraite. La taille finit enfin. Tchékalinski battit les cartes, se préparant à une nouvelle.

     — Permettez-moi de miser sur une carte, dit Hermann en tendant le bras au-dessus d’un gros monsieur qui venait de ponter. Tchékalinski eut un sourire et s’inclina sans mot dire, en signe d’entière acceptation. Naroumov félicita en riant Hermann de rompre ainsi sa longue abstinence et lui souhaita un heureux début.

     — Va ! dit Hermann après avoir écrit à la craie une jolie somme au-dessus de sa carte.

     — Combien, monsieur ? demanda le banquier en clignant des yeux. Excusez-moi, monsieur, je ne distingue pas.

     — Quarante-sept mille, répondit Hermann.

     À ces mots, toutes les têtes se tournèrent d’un coup vers lui : tous les regards étaient braqués sur Hermann.

     « Il a perdu l’esprit ! », se dit Naroumov.

     — Permettez-moi de vous faire remarquer, dit Tchékalinski avec son immuable sourire, que votre jeu est fort : personne n’a jamais misé ici plus de deux cent soixante-quinze sur le simple.

     — Et puis ? répliqua Hermann. Jouez-vous ma carte, oui ou non ?

     Tchékalinski s’inclina de nouveau en signe d’entière acceptation.

     — Je voulais seulement vous faire savoir , dit-il, qu’étant jugé par mes amis digne de leur confiance, je ne puis tailler que devant de l’argent comptant. Je suis pour ma part certain que votre parole suffirait ; je vous demanderai néanmoins, pour la bonne tenue du jeu et des comptes, de placer votre mise sur la carte.

     Hermann tira de sa poche un billet de banque et le tendit à Tchékalinski qui, l’ayant effleuré du regard, le déposa sur la carte de Hermann..

     Il se mit à tailler. Un neuf sortit à droite, et à gauche un trois.

     — Le trois gagne ! dit Hermann en montrant sa carte.

     Un murmure s’éleva parmi les joueurs. Tchékalinski fronça les sourcils, mais le sourire revint très vite sur son visage.

     — Voulez-vous que je règle ? demanda-t-il à Hermann.

     — Veuillez avoir cette obligeance.

     Tchékalinski sortit de sa poche quelques billets de banque et s’acquitta aussitôt. Hermann prit son argent et quitta la table. Naroumov n’en revenait pas. Hermann but un verre de limonade et rentra chez lui.

     Le lendemain soir, il fit de nouveau son apparition chez Tchékalinski. Le maître de maison tenait la banque. Hermann s’approcha de la table ; les pontes lui firent aussitôt une place. Tchékalinski s’inclina devant lui d’un air affable.

     Hermann attendit une nouvelle taille et misa sur une carte ses quarante-sept mille roubles plus son gain de la veille.

     Tchékalinski se mit à tailler. Un valet sortit à droite, et à gauche un sept.

     Hermann découvrit un sept.

     Ce fut un concert d’exclamations. Tchékalinski était visiblement embarrassé. Il compta quatre-vingt-quatorze mille roubles et les remit à Hermann. Celui-ci les prit avec sang-froid et s’éloigna aussitôt.

     Le soir suivant, Hermann se montra de nouveau à la table de jeu. Tout le monde l’attendait. Les généraux et les conseillers secrets délaissèrent leur whist pour assister à un jeu aussi extraordinaire. Les jeunes officiers bondirent de leurs divans ; tous les serveurs se rassemblèrent au salon. Tous entouraient Hermann. Les autres joueurs avaient cessé de ponter, attendant avec impatience la fin de ce jeu. Hermann restait seul à la table, se préparant à jouer seul contre un Tchékalinski pâle mais toujours souriant. Chacun d’eux décacheta un paquet de cartes. Tchékalinski se mit à les battre. Hermann coupa, choisit une carte et la couvrit d’un monceau de billets de banque. Cela ressemblait aux préparatifs d’un duel. Un profond silence régnait tout autour.

     Tchékalinski se mit à tailler, les mains tremblantes. Une dame sortit à droite, et à gauche un as. 

     — L’as gagne ! dit Hermann en découvrant sa carte.

     — Votre dame est battue, dit Tchékalinski d’une voix suave. 

     Hermann tressaillit : en effet, en face de lui se trouvait, au lieu d’un as, une dame de pique. Il n’en croyait pas ses yeux, ne comprenant pas comment il avait pu se tromper de carte.

     À cet instant, il crut voir la dame de pique cligner des yeux avec un petit sourire. Une extraordinaire ressemblance le frappa…

     — La vieille ! s’écria-t-il, épouvanté.

     Tchékalinski attira les billets à lui. Hermann se tenait immobile. Lorsqu’il s’écarta de la table, le bruit des voix devint fort. « Un ponte étonnant ! », disaient les joueurs. Tchékalinski rebattit les cartes : le jeu reprit son cours.







Notes


  1. Simple transcription en cyrillique du terme français.
  2. Au terme précédent a été ajouté, à la fin, le fameux « s » légèrement sifflé, initiale de « Monsieur ». L’enclitique de déférence ss, comme l’écrivent Gide et Schiffrin (ou Nina Kehayan ?), qui traduisent, avec Mérimée : « Veuillez attendre ! »
  3. Voir la note 6 du chapitre I.
  4. Haut rang du Tchin, la Table des rangs de Pierre le Grand :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_Rangs
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Whist






CONCLUSION




     Hermann a perdu la raison. Il est à l’hôpital Oboukhov, au numéro 17 ; il ne répond à aucune question et marmonne à une vitesse extraordinaire : « Trois, sept, as ! Trois, sept, as !… »

     Lisaviéta Ivanovna a épousé un jeune homme très aimable, occupant quelque poste et jouissant d’une très honnête aisance : c’est le fils de l’ancien intendant de la comtesse. Lisaviéta Ivanovna a pris chez elle une jeune parente pauvre, pour s’occuper de son éducation.

     Tomski est passé capitaine, il commande un escadron. Il a épousé la princesse Pauline***.




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