mardi 5 septembre 2017

Ma femme (Anton Tchékhov)

      Cette assez longue nouvelle – ou plutôt, ce récit – fut publiée au tout début de l’année 1892 par la revue « Le messager du nord » ,  puis éditée (l’auteur, qui désirait la corriger, protesta contre le fait de ne pas avoir reçu d’épreuve…) par les éditions « L’intermédiaire »  . Elle fut reprise en 1901, avec de nombreuses corrections, dans une édition due à Adolphe Marx.
     Plusieurs motifs s’y entrecroisent : le premier était un thème d’actualité, la famine qui s’était déclarée à l’automne 1891 en Russie centrale et dans la région de la Volga. Tchékhov avait activement participé aux secours organisés par des associations temporaires de membres de l’intelligentsia fortunée qui ne se fiaient pas à la diligence des autorités.
     On y retrouve aussi le thème féministe qui marque presque toute l’œuvre de Tchékhov. Peut-on y voir une réponse partielle de Tchékhov à l’effrayante Sonate à Kreutzer de Tolstoï, parue en 1889 ? 
     Troisième thème : la régénération. Ce thème aussi se trouve dans plusieurs autres œuvres, comme Le duel, notamment. Tchékhov laisse toujours une porte ouverte, cet homme sans grande illusion sur la bonté native de l’homme, garde en réserve le sourire de l’optimiste.
     Les personnages secondaires sont aussi l’objet de revirements d’opinion de la part du lecteur. Le vieux Braguine semble complètement gâteux, indifférent à tout, mais il participe, par sa sévérité, à l’évolution (un peu rapide, on va en reparler) du narrateur. Le docteur Sobol, en demi-teinte au début, on peut même douter de son honnêteté si l’on épouse les soupçons du narrateur, se révèle, sous des dehors manquant de raffinement, un homme lucide, aspirant à l’efficacité – celle que Tchékhov semble se reprocher de ne pas avoir ? Il est d’ailleurs possible qu’il s’adresse à lui-même, à son égoïsme d’auteur se protégeant, les reproches qui pleuvent sur le narrateur.
     La réaction des lecteurs de Tchékhov, à ce que l’on sait, fut positive. En revanche, la critique, dans l’ensemble, lui tomba dessus à bras raccourcis. Outre les récriminations contre des considérations désabusées que l’auteur a supprimées dans l’édition de Marks (et donc dans l’édition définitive réalisée en Urss dans les années soixante-dix du précédent siècle) que l’on peut oublier, il fut reproché à la nouvelle son caractère baroque, un peu décousu, et son manque de crédibilité : rien n’est dit quant au processus ayant conduit les deux époux à se haïr, et la régénération morale du narrateur semble artificielle à certains critiques qui jugeaient déjà peu vraisemblable la fin du Duel. Sans prendre parti, on peut signaler que le récit fut écrit en octobre-novembre 1891, à une époque où Tchékhov est occupé par la rédaction du compte-rendu de son expédition à Sakhaline, il a une attaque de grippe en plein milieu et paraît hésiter trois semaines, y compris sur le titre : À la campagne, ou bien Ma femme ?

    Pour changer un peu et voir comment peut ressurgir parmi nous un tel texte en dépit de l’éloignement spatio-temporel, j’ai choisi de le traduire au passé composé. À vous de juger ce que cela donne.










Ma femme

(Anton Tchékov)




I

     J’avais reçu la lettre suivante :
     « Monsieur Pavel Andreïévitch ! Non loin de chez vous, dans le village de Piestrôvo1, précisément, se passent des faits regrettables que je crois de mon devoir de rapporter. Tous les paysans de ce village ont vendu leur maison ainsi que tous leurs biens et sont partis dans la province de Tomsk, mais ils ont rebroussé chemin avant d’arriver, et sont rentrés. Ici, on le devine, ils n’ont plus rien qui leur appartienne ; ils se sont installés à trois ou quatre familles par isba, ce qui fait, pour chaque maison, au moins quinze personnes des deux sexes, sans compter les petits enfants, et au bout du compte, ils n’ont rien à manger, c’est la famine, plus une épidémie de typhus, d’une forme ou d’une autre ; ils sont  littéralement tous atteints. Voici ce que dit l’assistante médicale2 : que voit-on en entrant dans une isba ? Tout le monde est malade, tout le monde délire, les uns rient aux éclats, les autres grimpent au mur ; la puanteur règne, de l’eau nulle part, et des pommes de terres gelées pour toute alimentation. Que peuvent faire l’assistante médicale et Sobol (notre médecin de zemstvo3), lorsque, avant même les médicaments, c’est le pain qui leur manque ? Le Conseil du zemstvo refuse de les aider, au motif qu’ils sont inscrits dans un autre zemstvo et sont enregistrés dans la province de Tomsk, du reste, l’argent manque. En vous informant de la chose, et connaissant votre humanité, je vous implore de ne pas leur refuser une aide urgente. Un ami qui vous veut du bien. »
     Il était clair que cette lettre avait été écrite par l’assistante médicale elle-même, ou par ce docteur au nom de bête sauvage4 . Les médecins et les assistantes médicales des zemstvos sont depuis longtemps convaincus, et ce sentiment ne fait que croître, qu’ils ne peuvent rien faire, et ça ne les empêche pas de recevoir des gages de gens qui se nourrissent de pommes de terre gelées, pas plus que ça ne les empêche de s’estimer en droit d’apprécier mon degré d’humanité.
     Alarmé par cette lettre anonyme, et aussi par le fait que tous les matins des moujiks se présentaient à l’office et s’agenouillaient, et encore parce que, la nuit précédente, vingt sacs de seigle avaient été dérobés dans ma réserve après qu’on y eut cassé un mur, préoccupé, enfin, par la pesante atmosphère générale entretenue par les conversations, les journaux et le mauvais temps – inquiété par tout cela, je travaillais sans énergie ni efficacité. J’étais en train d’écrire une « Histoire des chemins de fer » ; il  fallait lire une quantité de livres, de brochures et d’articles de journaux, tant russes qu’étrangers, il fallait éplucher les comptes, feuilleter la table de logarithmes, réfléchir, écrire, et de nouveau lire, éplucher et réfléchir ; mais à peine m’étais-je attelé à un livre ou mis à réfléchir, que mes pensées s’embrouillaient, mes yeux se fermaient, et je me levais avec un soupir de ma table de travail et me mettais à déambuler dans les vastes pièces de ma maison à la campagne. Lorsque j’en avais assez de faire les cent pas et que je m’arrêtais devant la fenêtre de mon cabinet pour traverser du regard la grande cour, l’étang, la jeune boulaie dénudée, et le grand champ recouvert depuis peu d’une neige qui, à peine tombée, commençait à fondre, j’apercevais à l’horizon, sur une colline, un tas d’isbas brunes dont redescendait, serpentant à travers la blancheur du grand champ, une chemin noirâtre et boueux. C’était le village de Piestrôvo, celui-là même qu’évoquait mon auteur sans signature. Sans les corbeaux qui, annonçant la pluie ou la neige, tourbillonnaient en croassant au-dessus de l’étang et du champ, et sans les bruits dans la charpente du hangar, ce petit univers, dont on parle beaucoup à présent, aurait ressemblé à la mer Morte – tant ici tout est calme, immobile, sans vie, ennuyeux !
     Ces préoccupations nuisaient à mon travail et à ma concentration ; je ne savais pas quoi en penser, et mettais cela sur le compte de la désillusion. J’avais en effet quitté mon service au Ministère des transports et j’étais venu à la campagne pour vivre en paix et me consacrer à des publications d’intérêt général. C’était mon rêve de toujours. Et voilà qu’il me fallait dire adieu à la tranquillité et aux travaux d’écriture, abandonner tout cela et ne s’occuper que de moujiks. Et il n’y avait pas moyen d’y échapper, vu que, à part moi, j’en étais convaincu, absolument personne ne pouvait, dans le district, venir en aide aux affamés. J’étais cerné de gens sans éducation, arriérés, dépourvus de sensibilité, malhonnêtes dans la très grande majorité des cas, ou alors honnêtes mais écervelés et frivoles comme, disons, ma femme. Se fier à de telles gens était chose impossible, de même qu’abandonner les moujiks à leur sort, il ne me restait plus qu’à me soumettre à l’inévitable et à remettre moi-même en ordre les affaires des moujiks.
     Pour commencer, j’ai décidé de sacrifier cinq mille roubles-argent5 en faveur des pauvres affamés. Ce qui n’a  en rien apaisé mes inquiétudes au contraire, cela les a renforcées. Lorsque je me tenais près de la fenêtre ou que j’arpentais les pièces de mon appartement, cette nouvelle question me tourmentait : comment répartir cette somme ? Faire acheter du pain et faire le tour des isbas en le distribuant – c’est trop pour un seul homme, d’autant plus que, dans la précipitation, on risque de donner deux fois plus à l’homme repu ou au gros paysan qu’à l’affamé. Je ne faisais pas confiance aux services administratifs6. Tous ces présidents de zemstvo et ces inspecteurs des impôts étaient des jeunes gens en qui je n’avais pas confiance, pas plus, en général, qu’en la jeunesse d’aujourd’hui, matérialiste et sans idéaux. Le Conseil du zemstvo, les bureaux de volost7, en général toutes ces administrations de district ne m’inspiraient aucun désir de m’adresser à elles pour en obtenir de l’aide. Je savais que ces institutions, déjà collées à la tourte du zemstvo ainsi qu’au gâteau des contributions, ne demandaient qu’à se coller, bouche ouverte, à un éventuel troisième pâté, quel qu’il soit.
     Il m’est venu à l’esprit d’inviter mes propriétaires de voisins et de leur proposer d’organiser chez moi quelque chose comme un comité ou un centre, où pourraient confluer tous les dons et d’où repartiraient, dans un ordre bien établi, toutes les subventions ; une telle organisation8, comprenant délibérations privées et contrôle libre et étendu, correspondait exactement à mes vues ; mais je me suis représenté les collations, les déjeuners, les dîners et tout le bruit, l’oisiveté bavarde et le mauvais goût qu’introduirait inévitablement chez moi cette compagnie bigarrée en provenance de tout le district, et j’ai vite abandonné cette idée.
     De mes proches, je ne pouvais attendre aide ou soutien, moins que de quiconque. De ma première famille, du côté de mon père, autrefois nombreuse et bruyante, il n’était resté que la gouvernante, Melle Marie ou, comme on l’appelait maintenant, Maria Guérassimovna9, personne absolument insignifiante. Cette petite vieille soignée de quelque soixante-dix ans , vêtue d’une robe gris clair et portant un bonnet à rubans blancs, semblable à une poupée de porcelaine, était assise en permanence au salon, en train de lire un livre. Elle savait à quoi je pensais et me disait, à chaque fois que je passais à côté d’elle : « Que voulez-vous, Pacha10 ? Je vous l’avais bien dit, que ce serait comme ça. Vous pouvez en jugez, à voir vos domestiques.
     Ma seconde famille, c’est-à-dire mon épouse Natalia Gavrilovna11, vivait au rez-de-chaussée, dont elle occupait toutes les pièces. Elle y prenait ses repas, y dormait et y recevait ses invités, sans s’intéresser à la façon dont moi je mangeais, dont je dormais, ou qui je recevais. Nos relations étaient simples et dépourvues de tension, mais elles étaient froides, vides et ennuyeuses, comme celles de gens depuis longtemps éloignés l’un de l’autre, que la cohabitation sur des étages superposés ne rapprochait même pas. L’amour passionnément inquiet, tantôt doux, tantôt amer comme l’absinthe, que m’avait naguère inspiré Natalia Gavrilovna, cet amour avait disparu ; finis même les éclats, les discussions batailleuses, les reproches, les doléances et ces accès de haine qui se concluaient d’ordinaire, du côté de ma femme, par un voyage à l’étranger ou une visite à sa famille, et de mon côté – par des envois d’argent, en petite quantité mais fréquents, afin de piquer fréquemment au vif son amour-propre. (Ma fière et orgueilleuse épouse et sa parenté vivent sur mes deniers, et ma femme, malgré tout le désir qu’elle en a, ne peut pas refuser mon argent – voilà qui me faisait plaisir, mon chagrin y trouvait sa seule consolation.) À présent, lorsqu’il nous arrivait de nous croiser en bas dans un couloir, ou dans la cour, je la saluais, elle me répondait par un sourire affable ; nous parlions du temps qu’il faisait, il fallait penser à poser les doubles fenêtres12, ou encore d’un équipage qui était passé sur la digue en faisant sonner ses grelots, et tout ce temps, je lisais sur sa figure : « je vous suis fidèle et ne salis pas l’honneur du nom auquel vous tenez tant, vous avez l’intelligence de me laisser tranquille – nous sommes quittes. »
     Je me persuadais que mon amour était mort depuis longtemps et que je m’étais trop profondément investi dans mon travail pour accorder encore de l’importance à mes relations avec ma femme. Hélas ! Ce n’était qu’une idée. Lorsque j’entendais ma femme parler à haute voix en-dessous, je tendais l’oreille, sans pour autant arriver à saisir un traître mot. Quand elle se mettait au piano, je me levais pour l’écouter. Quand on lui amenait sa voiture ou son cheval, je m’approchais de la fenêtre  et j’attendais de la voir sortir de la cour pour observer sa tenue dans la calèche ou voir comment elle montait le cheval. Je sentais que quelque chose clochait en moi, et redoutait de voir mon regard ou mon visage me trahir. Je suivais ma femme des yeux et ensuite attendais son retour pour observer de nouveau, par la fenêtre, sa figure, ses épaules, sa pelisse et son chapeau ; je ressentais de l’ennui et de la tristesse, j’étais dans un perpétuel regret, en son absence, j’avais envie d’aller marcher chez elle, j’aurais voulu que le problème que nous ne savions ni l’un ni l’autre résoudre, parce que nos caractères ne s’accordaient pas, se résolve de lui-même par une accélération de l’ordre naturel des choses, c’est-à-dire que cette jolie femme de vingt-sept ans vieillisse au plus vite et que, tout aussi vite, ma tête devienne chauve et chenue.
     Un jour, pendant le déjeuner, Vladimir Prokhorytch, mon intendant, m’a informé que les moujiks de Piestrôvo arrachaient de la paille à leurs toits de chaume pour nourrir leur bétail ; Maria Guérassimovna me regardait avec une perplexité inquiète.
     — Et que pis-je donc faire ? lui ai-je dit. À la bataille, un homme seul est désarmé, et je ne me suis jamais senti aussi seul. Je donnerais cher pour pouvoir compter, ne soit-ce que sur quelqu’un, dans tout le district.
     — Invitez donc Ivan Ivanytch13, a fait Maria Guérassimovna.
     — En effet ! me suis-je rappelé, tout content. C’est une idée ! C’est raison14, me suis-je mis à fredonner en allant dans mon bureau écrire à Ivan Ivanovitch.. C’est raison, c’est raison


  1. L’accent tonique est sur la deuxième syllable. Je reprends ici l’astuce utilisée par Denis Roche pour le marquer : l’accent circonflexe, il est vrai rare devant un « v » : alcôve…
  2. Personnage intermédiaire entre l’infirmier et le médecin, l’aide-médecin est souvent le souffre-douleur littéraire de Tchékov. Voir par exemple « Une mésaventure » . Ici, c’est une femme.…
  3. Unité administrative à la campagne. On peut, là encore, se reporter à la nouvelle « Une mésaventure » , ou le zemstvo est présenté plus en détail.
  4. Sobol signifie : zibeline.
  5. Je n’ai pas idée de la correspondance en parité de pouvoir d’achat, mais la somme me paraît relativement considérable. Il arrivait à Tchékhov – à partir du moment où ses rentrées d’écrivain le lui permirent – de se livrer à de telles campagnes en faveur des malheureux.
  6. Ceux du zemstvo.
  7. Unité administrative regroupant juste quelques villages ou hameaux.
  8. Tchékhov nous décrit une ONG… Les institutions charitables existaient, souvent à l’initiative d’épouses de dignitaires.
  9. Fille de Guérassime.
  10. Diminutif de Pavel (Paul).
  11. Fille de Gavril (Gabriel).
  12. Pour la mauvaise saison. Pas seulement du double vitrage, mais une deuxième fenêtre installée sur le châssis.
  13. Pour Ivanovitch, fils d’Ivan.
  14. En français dans le texte.



II

    Du grand nombre des connaissances qui, vingt-cinq ou trente-cinq ans plus tôt, avaient fréquenté cette maison, y buvant et y mangeant, participant à des bals masqués, tombant amoureux, se mariant, rasant tout le monde avec leurs discours sur leurs chevaux splendides et leurs magnifiques meutes, seul était encore en vie Ivan Ivanytch13 Braguine. C’avait été un homme plein d’énergie, grand bavard et faisant du tapage, prompt à s’amouracher, célèbre pour ses opinions radicales et pour une expression particulière de son visage qui ensorcelait les femmes, mais charmait aussi les hommes ; à présent, il avait énormément vieilli, était bouffi de graisse et achevait sa vie sans plus d’opinions ni d’expression. Ayant reçu ma lettre, il est arrivé le jour suivant, vers le soir, alors qu’on venait d’apporter le samovar et que la frêle Maria Guérassimovna coupait des tranches de citron. 
     — Très heureux de vous voir, cher ami, ai-je déclaré joyeusement en l’accueillant. Vous avez là un bel embonpoint !
     — Ce n’est pas ça, je suis boursouflé, a-t-il répondu. J’ai été piqué par des abeilles.
     Avec la familiarité d’un homme riant lui-même de sa corpulence, il m’a attrapé la taille des deux mains et a posé sur ma poitrine sa grande tête amollie avec son toupet ukrainien sur le front, et il a eu un rire grêle de vieillard.
     — Et vous, vous ne faites que rajeunir ! a-t-il dit en riant toujours. Je ne sais pas ce que vous utilisez pour vous teindre les cheveux et la barbe, vous devriez me l’indiquer. Reniflant et haletant, il m’a pris dans ses bras et m’a embrassé sur la joue. Hein, vous devriez me l’indiquer… a-t-il répété. Mon cher ami, vous avez quoi, quarante ans ?
     — Oho, déjà quarante-six ! ai-je dit en riant .
     Ivan Ivanytch exhalait une odeur de suif et de cuisine, et cela lui allait. Son grand corps bouffi et pataud était tout engoncé dans une longue redingote qui tenait du caftan de cocher, avec des lacets et des petits crochets en guise de boutons, la taille cintrée haut, et cela eût semblé étrange, s’il avait senti, par exemple l’eau de Cologne. Dans son double menton bleui et mal rasé évoquant une bardane, dans ses yeux écarquillés, dans son essoufflement et dans toute sa personne gauche et négligée, dans sa voix, dans son rire et dans ses discours, il était difficile de reconnaître le svelte et intéressant beau parleur qui excitait autrefois, dans tout le district, la jalousie des maris.
     — J’ai grand besoin de vous, mon ami… ai-je déclaré une fois que nous fûmes assis dans la salle à manger, buvant du thé. J’ai envie d’organiser une assistance aux gens souffrant de la faim, et je ne sais pas comment m’y prendre. Alors, soyez gentil, vous pouvez peut-être me donner un conseil.
     — Oui, oui, oui… a fait Ivan Ivanytch avec un soupir. Voui, voui, voui…
     — Je ne vous aurais pas importuné, mais vraiment, mon très cher, en dehors de vous, je ne vois pas absolument pas à qui m’adresser. Vous savez comment sont les gens, par ici.
     — Voui, voui, voui… Oui…
     Je me suis dit : puisque nous attend une délibération sérieuse et constructive, à laquelle chacun peut participer, indépendamment de sa place et du jeu des relations personnelles, pourquoi ne pas y convier Natalia Gavrilovna ?
     — Tres faciunt collegium ! 15 ! ai-je dit gaiement. Et si nous demandions à Natalia Gavrilovna de nous rejoindre ? Qu’en pensez-vous ? Fénia, ai-je dit à la femme de chambre, demandez à Natalia Gavrilovna de monter nous voir, tout de suite, si c’est possible. Dites-lui que c’est pour une affaire des plus sérieuse.
     Peu après, Natalia Gavrilovna a fait son apparition. Je me suis levé pour aller à sa rencontre et lui ai dit :
      Excusez-nous, Natalie16, pour le dérangement. Nous réfléchissons à une affaire très importante, et nous est venue l’heureuse idée de profiter des bons conseils que vous ne nous refuserez pas. Asseyez-vous, je vous en prie.
     Ivan Ivanytch a baisé la main de Natalia Gavrilovna, qui lui a embrassé la tête17, puis, une fois que nous nous sommes tous assis autour de la table, il l’a contemplé d’un œil humide et béat et, étendant le bras, vers elle, lui a repris la main pour l’embrasser. Elle était habillée de noir et soigneusement coiffée, un frais parfum émanait d’elle : elle s’apprêtait visiblement à partir voir des gens, ou à recevoir quelqu’un. en entrant dans la salle à manger, elle m’avait tendu la main avec une simplicité amicale, en me souriant aussi aimablement qu’à Ivan Ivanytch – ce qui m’avait plu ; mais, au cours de la conversation, elle avait les doigts qui tambourinaient, elle se renversait fréquemment d’un mouvement brusque sur sa chaise et parlait avec rapidité, cette nervosité en paroles et en gestes m’irritait et me rappelait son lieu de naissance – Odessa, où le piètre comportement des hommes et des femmes en société m’avait excédé, autrefois.
     — Je veux faire quelque chose pour les affamés, ai-je commencé, puis, après une courte pause, j’ai poursuivi : 
     — L’argent est bien entendu une question majeure, mais s’en tenir à une collecte serait acheter sa quiétude en s’évitant les plus gros tracas. L’aide doit prendre la forme de subventions, mais le nœud de l’affaire, c’est de les organiser avec justice et sérieux. Alors, allons-y, réfléchissons et mettons-nous à l’œuvre.
     Natalia Gavrilovna m’a regardé d’un air interrogateur, et elle a haussé les épaules comme pour dire : « Qu’est-ce que j’en sais, moi ? »
     — Oui, oui, c’est la famine, a marmonné Ivan Ivanytch –  Effectivement… Oui…
     — La situation est grave, ai-je dit, il faut de l’aide de toute urgence. Pour moi, la première des règles que nous édicter doit être précisément l’urgence. Comme sur le champ de bataille : exactitude du coup d’œil, rapidité de décision, ruée en masse.
     — Rapidité, oui… a fait Ivan Ivanytch d’une voix molle et ensommeillée, comme en se réveillant. Seulement, il n’y a rien à faire. La récolte a été mauvaise, alors, n’est-ce pas… Aucun coup d’œil, aucune ruée n’y changeront rien… Les éléments… On ne lutte pas contre Dieu et contre le destin…
     — Bon, mais une tête a été donnée à l’homme, c’est pour lutter contre les éléments.
     — Hein ? Oui… En effet, en effet… Oui.
     Ivan Ivanytch a éternué dans son mouchoir, a paru se ranimer et, comme s’il venait de se réveiller, nous a regardé, ma femme et moi. 
     — Chez moi aussi, la récolte a été catastrophique, a-t-il dit d’une voix grêle, en riant, après quoi il a cligné de l’œil d’un air malin, comme si tout cela était vraiment très drôle. L’argent manque, le pain manque, et ma cour est pleine d’ouvriers attendant quelque chose, elle ressemble à celle du comte Chérémétiev18. Je les ferais bien rosser pour les faire partir, mais je crois qu’ils me font pitié.
     Natalia Gavrilovna s’est mise à rire et à poser des questions à Ivan Ivanytch au sujet de sa famille. Sa présence me causait un plaisir que je n’avais pas éprouvé depuis longtemps, et j’évitais de la regarder, de peur que mon regard ne trahisse ce sentiment secret. Vu nos relations, ce sentiment aurait pu sembler ridicule, déplacé. Ma femme bavardait avec Ivan Ivanytch et riait, sans être le moins du monde embarrassée de se trouver chez moi, qui ne riais pas.
     — Bon, alors, qu’allons-nous faire ? ai-je demandé en profitant d’un moment de silence. Je pense qu’il nous faut d’abord lancer au plus vite une souscription. Natalie19, nous allons écrire à nos relations à Petersbourg et à Odessa, pour les appeler à faire des dons. Et lorsque nous aurons déjà réuni une petite somme, nous nous occuperons d’acheter du pain, ainsi que du fourrage pour le bétail, et vous, Ivan Ivanytch, vous voudrez bien vous charger de la répartition des subventions. En comptant, dans tout cela, sur le tact et le savoir-faire que nous vous connaissons, nous exprimons simplement de notre côté le souhait qu’avant d’octroyer les subventions, vous alliez sur place vous rendre compte de la situation dans les moindres détails, et aussi que vous preniez garde, chose très importante, à ce que le pain soit attribué seulement aux vrais nécessiteux, sans rien donner aux ivrognes ni aux koulaks20. 
     — Oui, oui, oui… a bredouillé Ivan Ivanytch. Voui, voui, voui.
     « Il n’y a rien à tirer de ce débris bavotant. » me suis-je dit avec irritation.
     — J’en ai par-dessus la tête, de ces affamés, que le diable les emporte ! Ils ne font que s’offusquer, a repris Ivan Ivanytch en suçant une écorce de citron. Ceux qui ont faim en veulent à ceux qui ont de quoi manger. Et réciproquement. Oui… La faim fait déraisonner les gens, ils en perdent le nord et s’ensauvagent. La faim n’est pas une pomme de terre. L’homme affamé est grossier, voleur, ça peut aller plus loin, éventuellement… Il faut le savoir.
     Ivan Ivanytch a avalé de travers une gorgée de thé, s’est mis à tousser et, s’étouffant, a été tout secoué d’un rire grinçant.
     — Il y a eu une affaire du côté de Pol… Poltava21 !  a-t-il réussi à dire, en faisant de grands gestes des deux mains pour chasser le rire et se défaire de la toux qui le gênaient pour s’exprimer.  Il y a eu une affaire du côté de Poltava ! Lorsque, deux ou trois ans après l’émancipation22, la famine a sévi dans deux districts, voilà que je reçois la visite de Fiodor Fiodorytch23, disparu depuis, qui me demande de venir chez lui. Venez, venez, collant comme s’il me mettait un couteau sous la gorge. Pourquoi pas ? Allons-y, je fais. Nous voilà partis. C’était vers le soir, il tombait une petite neige. À la nuit, nous arrivons déjà à sa propriété, et soudain, venant de la forêt, pan ! et re-pan ! Ah, que le diable te… Je gicle du traîneau, je tâche de voir – un homme court vers moi dans l’obscurité, enfonçant jusqu’aux genoux dans la neige ; d’un bras, je lui ai entouré les épaules, comme ça, je lui ai fait sauter sa pétoire des mains , là-dessus un autre s’est ramené, je lui ai raboté la nuque un bon coup, il a poussé un cri et il est tombé dans la neige, le nez en avant – j’étais costaud, à l’époque, j’avais la main lourde ; étant venu à bout de ces deux-là, je jette un coup d’œil, Fédia24 est à califourchon sur un troisième. Nous avons arrêté les trois gaillards en leur attachant les mains derrière le dos pour éviter qu’ils ne fassent des bêtises, et nous avons amené ces imbéciles à la cuisine. Ça faisait mal de les regarder, on en avait honte : on les connaissait, ces moujiks, de braves gens, une vraie pitié. Les voilà complètement hébétés d’effroi. L’un pleure et demande pardon, l’autre a le regard d’un fauve et crache des jurons, le troisième s’est agenouillé, il prie. Moi, je dis à Fédia : ne te fâche pas, libère-les, ces coquins ! Il leur a fait donner à manger, chacun d’eux a reçu un poud25 de farine et il les a relâchés : allez au diable ! Et voilà… Que Dieu l’accueille et lui donne le repos éternel ! Il a compris et ne s’est pas fâché, mais d’autres se sont fâchés, eux, et combien de gens en sont morts ! Oui… À cause du seul cabaret de Klotchkov, onze personnes se sont retrouvés aux travaux forcés. Oui… Et de nos jours, c’est pareil… Jeudi dernier, le juge d’instruction Anissine a passé la nuit chez moi, eh bien, il m’a raconté l’histoire d’un propriétaire… Oui… Une nuit, on a démoli un mur de son entrepôt pour y dérober vingt sacs de seigle. Lorsque, au matin, le propriétaire s’est rendu compte de cet acte criminel, hop, il a envoyé un télégramme au gouverneur, et puis hop, un deuxième au procureur, un troisième au chef de la police du district, un quatrième au juge d’instruction… On redoute les gens procéduriers, c’est une affaire connue… Alerte brouillonne chez les autorités. Deux villages ont été perquisitionnés.
     — Permettez, Ivan Ivanytch, ai-je fait. Les vingt sacs de seigle, c’est chez moi qu’ils ont été volés, et c’est moi qui ai envoyé un télégramme au gouverneur. J’en ai aussi envoyé un à Petersbourg.. Mais ce n’est nullement par amour de la procédure, comme vous venez de le dire, ni parce que j’étais fâché. En toute chose, je me règle avant tout sur les principes. Que le vol soit le fait d’un affamé ou d’un homme bien nourri est sans importance du point de vue juridique.
     — Oui… oui… a marmonné Ivan Ivanytch avec confusion. Bien entendu… Voui… oui…
     Natalia Gavrilovna est devenue toute rouge.
     — Il y a des gens… a-t-elle dit avant de s’arrêter ; elle a fait un effort sur elle-même pour paraître indifférente, mais n’a pu y tenir et m’a regardé dans les yeux avec la haine que lui connaissais bien. Il y a des gens, a-t-elle dit, qui ne voient dans la faim et le malheur d’autrui qu’une occasion de décharger sur eux son sale et méprisable caractère.
     Embarrassé, j’ai haussé les épaules.
     — Je veux dire, en général, a-t-elle poursuivi, qu’il y a des gens parfaitement insensibles, totalement dénués de compassion, mais qui se mêlent tout de même du malheur d’autrui, de peur qu’on puisse se passer d’eux. Rien n’est sacré pour leur vanité.
     — Il y a des gens, ai-je dit avec douceur, qui ont un caractère angélique, mais qui expriment leurs pensées d’une telle façon qu’il est parfois difficile de distinguer l’ange d’une marchande aux halles d’Odessa.
     Je dois reconnaître que ce n’était pas très heureux.
     Ma femme m’a regardé d’un air laissant penser qu’il lui en coûtait beaucoup de ne pas répondre. Sa brusque sortie, puis sa rhétorique malvenue quant à mon souhait de venir en aide aux affamés étaient pour le moins déplacées ; quand je l’avais invitée à nous rejoindre à l’étage, j’attendais de sa part une autre attitude vis-à-vis de moi et de mes intentions. Je ne peux pas dire exactement ce que j’attendais, mais cette attente me causait une émotion agréable. À présent, je voyais bien qu’il serait pénible, et sans doute idiot, de continuer à discuter des affamés.
     — Oui… a marmotté Ivan Ivanytch mal à propos. Le marchand Bourov possède dans les quatre cent mille roubles, voire davantage. Alors, je lui dis : « Dis-donc, mon homonyme, fends-toi de cent ou de deux cent mille en faveur des affamés. De toute façon, quand tu mourras, tu ne les emporteras pas avec toi dans l’autre monde. » Ça l’a vexé. Pourtant, il faut bien mourir. La mort n’est pas une pomme de terre. 
     Nouveau silence.
     — Ainsi, il ne me reste plus qu’à accepter ma solitude, ai-je soupiré. À la bataille, un homme seul est désarmé. Très bien ! Je vais essayer de lutter tout seul. Peut-être que la guerre à la famine aura plus de succès que la guerre à l’indifférence.
     — On m’attend en bas, a dit Natalia Gavrilovna. En se levant, elle s’est adressée à Ivan Ivanytch :
     — Vous passerez bien chez moi un petit moment ? Je ne vous dis pas encore au revoir.
     Et elle est partie.
     Ivan Ivanytch en était à son septième verre26 de thé qu’il buvait, le souffle court, en clapant des lèvres et en suçotant alternativement sa moustache et une écorce de citron. Indolent et ensommeillé, il marmonnait quelque chose que je n’écoutais pas, attendant qu’il s’en aille. Enfin, avec l’air de quelqu’un venu là seulement pour prendre le thé, il s’est levé et s’est mis à prendre congé. En le raccompagnant, je lui ai dit :
     — Dites donc, vous ne m’avez rien conseillé ?
     — Hein ? Je suis un mollasson, un abruti, a-t-il répondu. Comment vous conseillerais-je ? Et vous vous faites du mouron pour rien… Vraiment, je ne sais pas pourquoi vous vous faites tant de mouron ! Du calme, mon cher ! Ma parole, ce n’est rien du tout… a-t-il chuchoté d’un air caressant et sincère, cherchant à ma rassurer comme un enfant. Rien du tout, ma parole !
     — Comment ça, rien ? Les moujiks décortiquent les toits de leurs isbas et on parle déjà de cas de typhus.
     — Bon, et alors ? L’an prochain, la récolte sera bonne, on posera de nouveaux toits, et si nous mourrons du typhus, d’autres prendront notre place. De toute façon, il faut bien mourir, que ce soit maintenant ou plus tard. Ne vous inquiétez pas, mon mignon !
     — Je ne peux pas ne pas m’inquiéter, dis-je avec irritation.
     Nous nous tenions dans le vestibule, faiblement éclairé. Ivan Ivanytch m’a attrapé soudain le coude et, s’apprêtant visiblement à me dire quelque chose de très important, m’a regardé en silence pendant trente secondes.
     — Pavel Andréitch27 ! a-t-il dit à voix basse, et dans son visage empâté de graisse et dans ses yeux sombres s’est allumée tout à coup cette expression particulière qui l’avait rendu célèbre autrefois, une expression effectivement ensorcelante. Pavel Andréitch, je vous le dis en toute amitié : modifiez votre caractère ! Vous êtes pénible ! Mon cher, vous êtes pénible !
     Il m’a regardé fixement, bien en face ; la belle expression s’est éteinte, son regard a perdu de son éclat et il s’est mis à bredouiller, dans un reniflement geignard :
     — Oui, oui… Pardonnez à un vieillard… Des absurdités… Oui…
     Descendant l’escalier avec difficulté, écartant les bras pour assurer son équilibre et me montrant son dos énorme et adipeux ainsi que sa nuque rouge, il m’a fait l’effet déplaisant d’une espèce de crabe.
     — Vous devriez partir quelque part, Votre Excellence, a-t-il mâchonné. À Petersbourg, ou à l’étranger… Pourquoi perdre un temps précieux à rester ici ? Vous êtes jeune, bien portant, riche… Oui… Eh, si moi j’étais un peu plus jeune, je filerais comme un lapin, à m’en faire siffler les oreilles !


(15) En latin dans le texte, avec une note en russe : Trois personnes suffisent pour tenir conseil.
(16) En français dans le texte.
(17) Ancienne coutume.
(18) Grande famille de vieille noblesse, remontant au XVIIe siècle.
(19) En français dans le texte, tel quel.
(20) Le terme est passé en français, il signifie : gros fermier, paysan enrichi. Je rappelle qu’à l’époque soviétique, il fut utilisé abusivement, c’est un euphémisme, pour désigner tous les paysans qui, lors de la collectivisation forcée du début des années trente, essayaient simplement, notamment en Ukraine, de garder de quoi survivre. On lira à ce sujet, par exemple la nouvelle Tout passe, de Vassili Grossman.
(21) En Ukraine. Lieu d’une bataille célèbre :
L’expression Il y a eu une affaire du côté de Poltava est le premier vers, devenu locution proverbiale, d’une chanson populaire due à Ivan Moltchanov (1817-1881).
(22) Des serfs, en 1861. L’abolition du servage est l’œuvre du « tsar libérateur », Alexandre II – que les narodniki feront quand même sauter, vingt ans plus tard :
(23) Pour Fiodorovitch, fils de Fiodor. 
(24) Diminutif de Fiodor.
(25) Un peu plus de seize kilogs.
(26) Le thé se boit dans des verres munis de porte-verre à anse.
(27) Pour Pavel Andreïévitch. Le système est toujours le même : prénom, suivi du patronyme souvent raccourci (en -ytch ou en -itch selon que le patronyme est en -ovitch ou en -iévitch), et parfois du nom de famille. 



III

     La sortie de ma femme m’a rappelé l’époque de notre vie conjugale. Par le passé, d’ordinaire, après chaque algarade, une force irrésistible nous attirait l’un vers l’autre, nous redevenions intimes et relancions la dynamite qui, avec le temps, s’accumulait dans nos âmes. Même à présent, après le départ d’ Ivan Ivanytch, j’ai ressenti une forte attirance pour ma femme. J’avais envie d’aller la retrouver en-dessous et de lui dire que sa conduite, quand nous prenions le thé, m’avait offensé, qu’elle était cruelle, mesquine, et qu’avec sa mentalité petite-bourgeoise, elle n’arrivait jamais à s’élever jusqu’à comprendre mes paroles et mes actes. J’ai longuement fait les cent pas dans mon appartement, en réfléchissant à ce que  j’allais lui dire et en cherchant à prévoir ce qu’elle répondrait.
     Le sentiment d’inquiétude dont je souffrais ces derniers temps m’a repris ce soir-là, quand  Ivan Ivanytch fut parti, et ce d’une façon particulièrement irritante : sans pouvoir ni m’asseoir ni rester en place, l’allais et venais, en m’en tenant aux seules pièces éclairées, et non loin de celle où se trouvait Maria Guérassimovna. J’éprouvais un sentiment ressemblant fort à celui que j’avais ressenti un jour sur la mer du Nord28, pendant une tempête, alors que tous s’attendaient à ce que le vapeur, faiblement chargé et dépourvu de ballast, chavire. Et là, j’ai compris que mon appréhension n’était pas de la désillusion, comme je l’avais cru, mais relevait d’autre chose que je n’arrivais pas à saisir, ce qui m’agaçait encore plus.
     « Je vais aller chez elle, ai-je décidé. Il y a moyen de trouver un prétexte. Je lui dirai que j’ai besoin d’Ivan Ivanytch, voilà tout. »
     Je suis descendu et, sans me presser, j’ai traversé, marchant sur les tapis, l’antichambre et la salle de réception. Ivan Ivanytch était assis sur un canapé, au salon, buvant encore du thé et marmonnant. Ma femme lui faisait face, adossée à un fauteuil. Elle arborait l’expression douce et soumise avec laquelle on écoute les innocents et les simples d’esprit, lorsqu’on prête à leur bredouillement confus une signification spéciale et cachée. Dans cette expression et cette posture de ma femme, il y avait quelque chose de pathologique ou de monacal, et les pièces de son appartement, avec leur mobilier ancien, leurs oiseaux dormant dans des cages, leur odeur de géranium, ces pièces basses de plafond, restant dans la pénombre, où régnait une forte chaleur, m’évoquaient la demeure d’une Supérieure de couvent ou de quelque vieille et dévote générale. 
     Je suis entré au salon. Ma femme n’a marqué ni étonnement ni émotion particulière et me lança un regard d’une sérénité sévère, on aurait dit qu’elle savait que je viendrais.
     — Pardon, ai-je dit gentiment. Je suis bien content que vous ne soyez pas encore parti, Ivan Ivanytch. Là-haut, j’ai oublié de vous demander : connaissez-vous le prénom et le patronyme du président du bureau de notre zemstvo29 ?
     — Andreï Stanislavovitch. Oui…
     — Merci30, ai-je fait, et j’ai sorti un carnet de ma poche, pour le noter.
     Il y a eu un silence prolongé, ma femme et Ivan Ivanytch semblant attendre mon départ ; je voyais dans les yeux de ma femme qu’elle ne croyait pas à mon histoire de président du zemstvo.
     — Bon, je vais y aller, ma belle, a crachoté Ivan Ivanytch tandis que je faisais quelques pas dans le salon pour aller ensuite m’asseoir à côté de la cheminée.
     — Non, s’est empressée de dire Natalia Gavrilovna en lui effleurant la main. Encore un quart d’heure… S’il vous plaît.
     Elle n’avait visiblement aucune envie de se retrouver en tête-à-tête avec moi, sans témoins.
     « Qu’à cela ne tienne, moi aussi je vais attendre un quart d’heure » me suis-je dit.
     — Tiens, il neige ! ai-je dit en me levant et en regardant par la fenêtre. Une neige superbe ! Ivan Ivanytch, ai-je poursuivi en déambulant à travers la pièce, je regrette beaucoup de ne pas être chasseur. J’imagine le plaisir que ça doit être, de courir après les lièvres et les loups, sous cette neige !
     Ma femme, droite à la même place, suivait mes déplacements du coin de l’œil, sans tourner la tête. Son expression suggérait que je cachais dans ma poche un couteau tranchant ou un revolver. 
      — Ivan Ivanytch, emmenez-moi un jour à la chasse, ai-je continué d’une voix suave. Je vous en serai très reconnaissant.
     Sur ces entrefaîtes, un visiteur est entré au salon. Il m’était inconnu, un homme d’une quarantaine d’années, de haute taille, fort, avec un début de calvitie, une grande barbe blonde et de petits yeux. À l’ampleur excessive de son habit froissé et à sess manières, je l’ai pris pour un sacristain ou un maître d’école, mais ma femme me le présenta comme étant le docteur Sobol31.
     — Je suis très, très heureux de faire votre connaissance, a déclaré le docteur d’une voix sonore, une voix de ténor, en me serrant fortement la main avec un sourire naïf. Très heureux !
     Il s’est assis devant la table, a attrapé un verre de thé et dit à haute voix :
     — Vous n’avez pas de rhum ou de cognac, par hasard ? Soyez gentille, Ola32, a-t-il demandé à la femme de chambre,  allez voir dans le petit placard, je suis gelé33. 
     Je me suis de nouveau assis près de la cheminée, observant, écoutant, plaçant un mot de temps en temps. Ma femme était tout sourire pour ses invités et avait l’œil sur moi, comme on surveille un fauve ; ma présence lui était pénible, et cela excitait en moi la jalousie, le dépit et le désir têtu de la faire souffrir. Femme, me disais-je, ces pièces douillettes  et cette petite place près de la cheminée m’appartiennent, et ce depuis longtemps, mais, allez savoir pourquoi, ce gâteux d’Ivan Ivanytch ou ce Sobol y ont plus de droits que moi. Voici que je n’aperçois plus ma femme par la fenêtre, mais que je l’ai en face de moi, dans ce cadre familier, celui-là même qui me manque alors que s’éloigne ma jeunesse, et, malgré sa haine pour moi, elle me manque comme autrefois, dans mon enfance, me manquaient ma mère et ma nounou34, et j’ai le sentiment qu’aujourd’hui, à l’approche de la vieillesse, je l’aime d’un amour plus pur et plus élevé qu’auparavant – c’est pourquoi j’ai envie de m’approcher d’elle et de lui faire mal, de lui marcher fortement sur la pointe des pieds, avec un grand sourire.
     — Monsieur Iénot35, ai-je fait à l’adresse du docteur, combien d’hôpitaux avons-nous, dans le district ?
     — Sobol… a rectifié ma femme.
     — Deux, monsieur36, a répondu Sobol.
     — Et combien de décès sont enregistrés annuellement dans chaque hôpital ?
     — Pavel Andréitch, il faut que je vous parle, m’a dit ma femme.
     Elle s’est excusée devant ses hôtes et elle est partie dans la pièce à côté. Je me suis levé et je l’ai suivie.
     — Vous allez tout de suite remonter chez vous, a-t-elle dit.
     — Vous êtes mal élevée, ai-je répondu.
      — Vous allez tout de suite remonter chez vous, a-t-elle répété d’une voix tranchante, en me regardant bien en face d’un air haineux.  
     Elle se tenait si près de moi que si je m’étais penché un peu, ma barbe lui eût effleuré lla figure. 
     — Que se passe-t-il ? ai-je dit. Quelle faute ai-je commise ?
     Son menton s’est mis à trembler, elle s’est essuyé en hâte les yeux, s’est fugitivement regardée dans la glace et a murmuré :  
      — C’est la vieille histoire qui recommence. Bien sûr, vous n’allez pas partir. Eh bien, comme vous voulez. Restez, c’est moi qui vais m’en aller.
     Elle se visage décidé, et moi qui haussais les épaules en m’efforçant de sourire ironiquement, nous sommes retournés au salon. De nouveaux invités s’y trouvaient : une dame d’un certain âge et un jeune homme portant des lunettes. Sans saluer les nouveaux ni prendre congé des deux premiers, je suis revenu chez moi.
     Après ce qui s’était passé pendant le thé chez moi et ensuite en bas, il m’est apparu clairement que se renouait,  pour des raisons futiles et absurdes, ce « bonheur conjugal » que nous avions commencé à oublier ces deux dernières années, que ni ma femme ni moi ne pourrions en rester là et que demain ou après-demain, à la suite d’un accès de haine, d’après l’expérience que j’en avais par le passé, il se produirait certainement quelque chose de répugnant qui allait chambouler toute l’ordonnance de notre vie. Ainsi, en l’espace de deux ans, me disais-je en marchant de long en large dans mon appartement, nous n’avons pas gagné en sagesse, en pondération, en sérénité. Ainsi, ce sera de nouveau les larmes, les cris, les malédictions, les valises, les départs à l’étranger, ensuite la peur maladive que là-bas, à l’étranger,  elle ne me déshonore en compagnie de quelque gandin italien ou russe, et de nouveau les refus de passeport, les lettres, je me sentirai complètement seul, elle me manquera, et dans cinq ans je serai vieux, j’aurai les cheveux blancs… Tout en déambulant, j’imaginais cette chose impossible, je la voyais, belle, ayant pris de l’embonpoint, dans les bras d’un inconnu… Déjà persuadé que cela ne saurait manquer de se produire, désespéré, je me demandais pourquoi, lors de l’une de nos querelles passées, je ne lui avais pas accordé le divorce, et pourquoi elle ne m’avait pas quitté définitivement à cette époque. Je ne connaîtrais pas à présent cette angoisse à cause d’elle, je ne ressentirais pas cette haine inquiète, j’achèverais paisiblement ma vie de façon laborieuse et sans penser à rien…
     Une voiture munie de deux lanternes est entrée dans la cour, puis ce fut un large traîneau tiré par trois chevaux. Visiblement, ma femme donnait une soirée. 
          Jusqu’à minuit, en bas, le calme a régné, je n’ai rien entendu, mais à minuit, il y eu un bruit de chaises et de vaisselle. On soupait, donc. Puis, nouveau bruit de chaises, et j’ai entendu du bruit, en-dessous ; on aurait dit des hourras. Maria Guerassimovna dormait déjà, j’étais seul à l’étage ; au salon, accrochés aux murs, me contemplaient les portraits de mes ancêtres, des nullités doublés de gens cruels, et dans mon cabinet, le reflet de ma lampe clignotait sur la fenêtre de façon désagréable. avec un sentiment d’envie mêlé de jalousie pour ce qui avait lieu en bas, je tendais l’oreille en pensant : « Le maître, ici, c’est moi ; si l’envie m’en prends, je peux en un instant mettre dehors toute la compagnie. Mais je savais que c’était absurde, qu’on ne peut mettre personne dehors et que le mot de « maître » ne signifie rien. On peut à loisir se considérer comme le maître, se regarder comme un homme marié, riche, gentilhomme de la Chambre, et, en même temps, ne pas savoir ce que cela veut dire. 
     Après le souper, en bas, un voix de ténor s’est mise à chanter. 
     « Rien de particulier, en somme » me persuadais-je. Qu’ai-je donc à me tourmenter de la sorte ? Je ne descendrai pas chez elle demain, voilà tout – fin de la dispute. »
     À une heure et quart, je suis allé me coucher.
     — Les invités sont  déjà partis, en bas ? ai-je demandé à Alexeï qui me déshabillait.
     — Exactement, ils sont partis.
     — Et pourquoi ces hourras ?
     — Alexeï Dmitritch Makhonov a fait don aux affamés de mille pouds25 de farine et d’une somme de mille roubles. Et la vieille dame, je ne sais pas comment elle s’appelle, a promis de faore construire sur son domaine un réfectoire pour cent cinquante personnes. Dieu soit loué, monsieur… Natalia Gavrilovna l’a décidé : ces messieurs-dames se réuniront tous les vendredis.
     — Se réuniront ici, en bas ?
     — Exactement. Avant le souper, un papier a été lu : jusqu’à aujourd’hui, Natalia Gavrilovna a rassemblé depuis le mois d’août dans les huit mille roubles, sans compter le blé. Dieu soit loué, monsieur… Selon moi, Votre Excellence, si Madame se donne vraiment de la peine pour le salut de son âme, elle recueillera beaucoup d’argent. Il y a des gens riches, par ici.
     Ayant renvoyé Alexeï, j’ai éteint la lumière et me suis enfoui dans les couvertures.
     « Vraiment, qu’ai-je donc à me faire du souci ? me suis-je dit. Quelle est cette force qui me pousse vers les affamés comme le feu attire un papillon ? Ce sont tout de même des gens que je ne connais pas, que je ne comprends pas, que je n’ai jamais vus et que je n’aime pas. D’où me vient donc cette inquiétude ? »
     Et, sous la couverture, je me suis soudain signé à plusieurs reprises.
« Et elle, voilà comme elle est ! me suis-je dit en pensant à ma femme. Elle réunit ici un vrai comité, chez moi, en cachette. Pourquoi en cachette ? Pourquoi ce complot ? Qu’est-ce que je leur ai fait ? 
     Ivan Ivanytch est dans le vrai : il faut que je parte ! »
     Je me suis réveillé le lendemain avec la ferme résolution de partir au plus vite. Les détails de la veille – la discussion chez moi en prenant le thé, ma femme, Sobol, le souper, mes craintes – m’accablaient, et j’étais content à l’idée de laisser bientôt tout cela derrière moi. Pendant que je buvais mon café, Vladimir Prokhorytch, l’intendant, m’a fait un long rapport sur différentes affaires. Il a gardé le meilleur pour la fin.
     — On a trouvé les voleurs qui nous ont dérobé du seigle, a-t-il annoncé en souriant. Hier, le juge d’instruction37 a fait arrêter trois moujiks à Piestrôvo.
     — Fichez-moi le camp ! lui ai-je crié, très en colère, et, sans crier gare, j’ai attrapé la corbeille à biscuits et je l’ai flanquée par terre.
     

(28) Le texte russe emploie l’ancienne appellation de « mer Allemande » .
(29) Se reporter à la note (3)…
(30) En français dans le texte.
(31) Il en a été question dans la lettre anonyme par laquelle débute la nouvelle.
(32) Diminutif de Olga. Le « l » est mouillé [suivi d’un « signe mou »] , alors que le « l » russe ordinaire est très sonore.
(33) Le docteur est donc un familier de la « maison d’en bas » : l’art de Tchékhov…
(34) Ce rez-de chaussée sombre est décidément l’origine du monde…
(35) Comique intraduisible : le docteur s’appelle Zibeline (Sobol) et se fait traiter de Raton (Iénot). On peut envisager, en trichant un peu, de l’appeler Vison dès le départ, et de jouer le raton contre le vison, ici. Mais la tradition est plutôt de transcrire les noms propres du texte russe…   
(36) Dans le texte, la formule de politesse est abrégée. On ne la traduit pas toujours, mais elle a son intérêt lorsqu’elle peut marquer une certaine ironie, ou condescendance.
(37) En Russie, c’est lui qui dirige l’enquête.



IV

     Après le déjeuner, je me suis frotté les mains en pensant qu’il me fallait aller informer ma femme de mon départ. Pour quoi faire ? À qui cela sert-il ? À personne, me suis-je dit à moi-même, mais pourquoi ne pas le lui annoncer, d’autant que cela lui fera seulement plaisir ? En fait, s’en aller sans un mot, après notre dispute de la veille, serait un manque de tact : elle pourrait penser que j’avais peur d’elle, et se tourmenter à l’idée de m’avoir chassé de chez moi. De plus, ce ne serait pas inutile de lui faire savoir que j’avais l’intention de faire un don de cinq mille roubles aux affamés, et de lui prodiguer quelques conseils au sujet de l’organisation des secours, et la prévenir que son inexpérience dans une affaire aussi complexe et aussi importante pouvait mener à un résultat absolument pitoyable. Bref, j’avais envie d’aller retrouver ma femme et, en passant en revue différents prétextes pour me rendre chez elle, j’étais déjà fortement convaincu que je ne manquerais pas de le faire.
     Lorsque je suis descendu chez elle, il faisait jour et les lampes ne brûlaient pas encore. Elle était dans son cabinet de travail, antichambre située entre le salon et la chambre à coucher, et, penchée au-dessus de son bureau, écrivait nerveusement quelque chose. En me voyant, elle a tressailli, s’est levée et s’est figée comme pour m’empêcher de voir ce qu’elle écrivait.
     — Excusez-moi, j’en ai pour un instant, ai-je dit, ressentant un trouble inexplicable. Natalie, j’ai appris par hasard que vous organisiez une aide aux affamés.
     — C’est bien ce que je fais. Mais c’est moi que cela regarde, a-t-elle répondu.
     — Oui, c’est vous que cela regarde, ai-je dit avec douceur. Je m’en réjouis, car cela répond à mon souhait. Je vous demande la permission d’y participer.
     — Pardon, mais je ne puis vous le permettre, a-t-elle répliqué en regardant de côté.
     — Et pourquoi donc, Natalie ? ai-je demandé à voix basse. Pourquoi donc ? Moi non plus, je ne manque de rien, et je veux secourir les affamés.
     — Je ne comprends pas ce que vous faites ici, a-t-elle repris avec un sourire à l’ironie méprisante et, haussant une épaule, elle a conclu :
     — On ne vous a rien demandé.
     — Vous non plus, on ne vous a rien demandé, et vous avez pourtant réuni tout un comité dans ma maison ! ai-je rétorqué.
     — On me l’a demandé, tandis que vous, croyez m’en, personne ne vous demandra jamais rien. allez donc porter secours là où l’on ne vous connaît pas.
     — Pour l’amour du Ciel, ne me parlez pas sur ce ton.
     Je m’efforçais de rester affable, m’implorant moi-même de toutes mes forces de ne pas perdre mon sang-froid. Je m’étais senti bien, au tout début, près de ma femme. J’étais enveloppé d’une atmosphère de ménage et de jeunesse, d’une ambiance féminine et suprêmement gracieuse, précisément celle qui me manquait, en haut, et qui faisait défaut dans ma vie, en général. Ma femme portait une robe de chambre de flanelle rose qui la rajeunissait beaucoup et atténuait la vivacité, parfois la brusquerie, de ses mouvements. Ses beaux cheveux noirs, dont la seule vue, naguère, m’insufflait de la passion, étaient à présent décoiffés d’être restés un long moment penchés au-dessus du bureau, mais ce désordre ne faisait que renforcer leur riche éclat. Du reste, tout cela est d’une affreuse banalité. J’avais devant moi une femme ordinaire, peut-être sans grâce ni beauté, mais c’était ma femme, celle avec qui j’avais vécu naguère, et avec qui je vivrais toujours, sans son déplorable caractère ; c’était la seule personne que j’aimais au monde. À présent, avant mon départ, alors que j’avais conscience que je ne la verrais même plus par la fenêtre, malgré la froideur et la rudesse qu’elle me témoignait en accompagnant ses réponses d’un sourire plein d’orgueil, d’ironie et de mépris, elle me semblait séduisante, j’étais fier d’elle et devais m’avouer que la quitter était pour moi une chose terrible, que cela m’était impossible.
     — Pavel Andréïtch, a-t-elle dit après être restée un temps silencieuse, pendant deux ans nous avons vécu en paix, sans nous importuner l’un l’autre. Quel besoin avez-vous, soudain, de revenir au passé ? Vous êtes venu hier dans l’intention de m’offenser et de m’humilier, a-t-elle poursuivi en élevant la voix et en rougissant, des étincelles de haine s’allumant dans ses yeux ; abstenez-vous en, Pavel Andréïtch, ne faites pas celà ! Demain, j’en ferai la demande, on me donnera un passeport et je partirai, je partirai, je partirai ! J’irai dans un couvent, une maison de veuves, un asile de vieillards…
     — Dans un asile d’aliénés ! n’ai-je pu me retenir de crier.
     — Même dans un asile d’aliénés ! J’y serai mieux ! J’y serai mieux ! a-t-elle crié à son tour, les yeux brillants. Aujourd’hui même, alors que j’étais à Piestrôvo, j’ai envié les paysannes malades et affamées, parce qu’elles sont dispensées de vivre avec un homme comme vous. Elles sont honnêtes et libres, tandis que moi, vous me faites la grâce de me transformer en parasite, je péris d’oisiveté, je mange votre pain, dépense votre argent  et vous le rends par le sacrifice de ma liberté et en observant une fidélité dont personne n’a besoin. Comme vous bloquez mon passeport38, je dois veiller sur la respectabilité de votre nom, qui n’existe que dans votre tête.
     Il fallait se taire. Les dents serrées, je suis parti bien vite au salon, pour revenir aussitôt sur mes pas et dire :
     — Je vous prie instamment de ne plus organiser dans ma maison de rassemblement de comploteurs et de ne pas faire de cet appartement un quartier général clandestin ! Je n’admets chez moi que les gens que je connais, et toute cette canaille, si ça lui chante de se mêler de philanthropie, libre à elle de se trouver un autre endroit pour cela. Je ne permets pas que l’on pousse dans ma maison des hourras en pleine nuit, tout à la joie d’exploiter une psychopathe dans votre genre !
     Blême, se tordant les mains et gémissant de façon prolongée, comme du fait d’une rage de dents, ma femme marchait d’un pas rapide d’un coin de la pièce à l’autre. J’ai agité la main, renonçant, et suis sorti du salon. Je m’étranglais de fureur et, en même temps, tremblais d’effroi à la pensée de sortir de mes gonds et de dire ou de faire quelque chose que je regretterais ensuite toute ma vie. Et, pensant me retenir de la sorte, je tenais mes mains fortement serrées.
     Après avoir bu un peu d’eau pour me calmer, je suis revenu voir ma femme. Elle se tenait dans la même posture, comme pour abriter ses papiers de mes regards. Des larmes coulaient lentement sur son visage que la chaleur et la couleur avaient quitté. Je me suis tu quelques instants, puis lui ai dit avec amertume, mais sans emportement :
     — À quel point vous ne me comprenez pas ! Comme vous êtes injuste avec moi ! Ma parole d’honneur, je venais vous voir avec des intentions pures, dans le seul but de faire le bien !
     — Pavel Andréïtch, a-t-elle dit en croisant les mains sur sa poitrine, et son visage a pris l’expression douloureuse et suppliante qu’ont les enfants effrayés et en pleurs, quand ils implorent qu’on ne les punisse pas. Je sais parfaitement que vous allez refuser, mais je vous en fais quand même la demande. Forcez votre nature, faites quelque chose de bien, pour une fois dans votre vie. Je vous en supplie, allez-vous en ! C’est la seule chose que vous puissiez faire pour les affamés. Allez-vous en, et je vous pardonnerai tout, absolument tout !
     — Vous m’offensez inutilement, Natalie19, ai-je soupiré dans un subit et tout spécial accès d’humilité. J’avais déjà décidé de partir, mais je ne m’en irai pas avant d’avoir fait quelque chose pour les affamés. C’est mon devoir.
     — Ah ! a-t-elle fait à voix basse, avec une grimace d’impatience. Un chemin de fer ou un pont, ça vous pouvez le faire à la perfection, mais pour les affamés, vous ne pouvez rien faire. Comprenez-le donc !
     — Vraiment ? Vous m’accusiez hier d’indifférence, de manque de compassion. Comme vous me connaissez bien ! ai-je dit avec un sourire ironique. Vous croyez en Dieu, eh bien, Dieu m’est témoin que je me fais du souci jour et nuit…
     — Je vois bien votre inquiétude, mais la famine et la compassion n’en sont nullement la cause. Ce qui vous inquiète, c’est que les affamés se passent de vous et que le zemstvo et plus généralement tous les gens leur portant secours se passent de votre commandement.
     Je me suis tu le temps de réfréner mon irritation, puis j’ai dit :
     — Je suis venu pour parler affaires avec vous. Asseyez-vous. Asseyez-vous, je vous en prie.
     Elle restait debout.
     — Asseyez-vous, je vous en prie ! ai-je répété en lui montrant une chaise.
     Elle s’est assise. J’en ai fait de même, j’ai réfléchi un peu et je lui ai dit :
     — Je vous prie de prendre au sérieux mes paroles. Écoutez… Poussée par l’amour du prochain, vous avez mis sur pied une organisation d’assistance aux affamés. Je n’ai bien entendu rien à y redire, je suis de tout cœur avec vous et suis prêt à vous apporter tout mon appui, quelles que soient nos relations. Mais, avec tout le respect que j’ai pour votre esprit et pour vos sentiments… et pour vos sentiments, ai-je répété, je ne puis admettre qu’une chose aussi difficile, aussi complexe et aussi importante que l’organisation de secours se retrouve confiée à vous seule. Vous êtes une femme, vous manquez d’expérience, vous n’avez pas la pratique de la vie, vous êtes une personne trop confiante et trop expansive. Vous vous êtes entourée de collaborateurs dont vous ignorez tout. Je n’exagérerai rien en disant que, étant donné les circonstances, votre activité aura immanquablement deux conséquences fâcheuses. Premièrement, notre district va rester sans absolument aucun secours, et deuxièmement, en raison de vos erreurs et de celles de vos assistants, vous en serez non seulement de votre poche, mais encore votre réputation en souffrira-t-elle. Oublions les dépenses et les négligences, je serai là pour les couvrir, mais qui effacera la souillure sur votre nom ? Lorsque, par suite d’un contrôle insuffisant et de négligences, le bruit se répandra que vous (et moi aussi, du coup) vous êtes fait deux cent mille roubles dans l’histoire, vous croyez que vos collaborateurs viendront vous défendre ?
     Elle se taisait.
     — Ce n’est pas par amour-propre, comme vous dites, ai-je poursuivi, mais par simple calcul, pour que les affamés ne restent pas sans aide et que vous ne ruiniez pas votre réputation, que j’estime de mon devoir de me mêler de vos affaires.
     — Abrégez, a dit ma femme.
     — Vous voudrez bien me montrer, ai-je repris, combien vous avez reçu jusqu’à présent, et combien vous avez dépensé. Par la suite, vous m’informerez quotidiennement de chaque nouveau don en argent ou en nature, ainsi que de chaque dépense nouvelle. Vous me donnerez aussi, Natalie, la liste de vos collaborateurs. Il se peut que ce soient des gens parfaitement corrects, je n’en doute pas, mais il est néanmoins indispensable de se renseigner à leur sujet.
     Elle gardait le silence. Je me suis levé pour arpenter la pièce.
     — Allez, mettons-nous y, ai-je dit en m’asseyant à son bureau.
     — Vous êtes sérieux, là ? a-t-elle demandé en me regardant avec effroi et perplexité.
     Natalie, soyez raisonnable ! ai-je dit d’une voix suppliante, en lisant sur son visage qu’elle voulait protester. Je vous en prie, fiez-vous totalement à mon expérience et à ma probité !
     — Je continue à ne pas comprendre ce qu’il vous faut ! 
     — Montrez-moi combien vous avez reçu et combien vous avez dépensé.
     — Je n’ai pas de secret. Chacun peut voir ça. Regardez.      
     Il y avait sur le bureau cinq cahiers d’écolier, quelques feuilles de papier à lettre couvertes d’écriture, une carte du district et une masse de bouts de papier de formats divers. Il commençait à faire sombre. J’ai allumé une bougie.
     — Pardonnez-moi, ai-je dit en feuilletant les cahiers, je ne vois rien du tout, jusqu’à présent. Où gardez-vous le bordereau des dons en argent ?
     — Cela se trouve sur les listes de souscription.
     — Oui madame, mais un bordereau est absolument nécessaire ! ai-je dit en souriant de sa naïveté. Où sont les lettres vous informant des dons en nature et en argent ? Pardon39, une petite remarque pratique, Natalie, il est indispensable de conserver ces lettres. Vous devez numéroter chaque lettre et en prendre note dans un registre spécial. Idem pour les lettres que vous envoyez. Du reste, je le feraii moi-même.
     — Faites, faites… a-t-elle dit.
     J’étais très content de moi. Emballé par cette affaire vivante et pleine d’intérêt, séduit par le petit bureau, la naïveté des cahiers et le charme que promettait cette activité en compagnie de ma femme, je craignais de la voir soudain y faire obstacle et, par quelque nouvelle extravagance, tout flanquer par terre ; c’est pourquoi je me hâtais et faisais un effort sur moi-même pour ne pas attacher d’importance au tremblement de ses lèvres, pas plus qu’à l’inquiétude et au désarroi qu’elle montrait en jetant des regards de tous côtés comme un fauve pris au piège. 
     — Vous savez quoi, Natalie, ai-je dit sans la regarder, laissez-moi emmener chez moi en haut tous ces papiers et ces cahiers. Je vais les examiner, en prendre connaissance et demain, je vous dirai ce que j’en pense. Vous n’avez rien d’autre ? ai-je demandé en regroupant en paquets les feuilles et les cahiers.
     — Prenez-les, prenez tout ! a dit ma femme en m’aidant à regrouper les papiers, et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Prenez tout ! C’est tout ce qui me restait dans la vie… Enlevez-le moi…
     — Ah, Natalie, Natalie ! ai-je soupiré avec reproche.
     Me heurtant la poitrine du coude, ses cheveux m’effleurant la figure, elle a ouvert un tiroir et a jeté en vrac son contenu, encore des papiers, sur le bureau ; dans le mouvement, des pièces de monnaie ont roulé sur mes genoux, d’autres tombant par terre. 
     — Prenez tout… a-t-elle fait d’une voix rauque.
     Ayant jeté ces papiers, elle s’est écartée de moi et, se prenant la tête à deux mains, s’est écroulée sur une ottomane. J’ai ramassé les pièces et les ai remises dans le tiroir que j’ai refermé, pour ne pas tenter les domestiques ; ensuite, j’ai pris les papiers à brassées et je suis allé chez moi. En passant près de ma femme, je me suis arrêté et, en voyant ses épaules tressaillir, je lui ai dit :
     — Quelle enfant vous faîtes encore, Natalie ! Ah la la ! Écoutez, Natalie : quand vous aurez compris ce que cette grave affaire comporte d’obligations, vous serez la première à me dire merci. Je vous l’assure.
     Rentré chez moi, je me suis mis à éplucher les papiers, en prenant mon temps. Les cahiers n’étaient pas attachés, leurs pages n’étaient pas numérotées. Des écritures différentes s’y voyaient, visiblement chacun disposait à volonté de ces cahiers. Dans les listes de dons en nature, le prix des produits n’était pas marqué. Et pourtant, le seigle qui coûte aujourd’hui un rouble quinze kopecks peut grimper deux mois plus tard à deux roubles quinze kopecks. Quelle négligence ! Et ceci : « donné trente-deux roubles à A.M. Sobol. » Donné quand ? Et pourquoi ? Où est le justificatif ? Néant. Incompréhensible. Dans l’éventualité d’une enquête judiciaire, ces papiers ne feraient qu’obscurcir les choses.
     — Ce qu’elle peut être naïve ! ai-je dit avec étonnement. Quelle enfant !
     J’étais partagé entre la contrariété et l’amusement.           


(38) Elle doit avoir besoin de son autorisation pour voyager…
(39) En français.



V

     Ma femme a déjà réuni huit mille roubles, en y ajoutant mes cinq mille, cela fera en tout treize mille. pour un début, c’est très bien. Je tiens enfin entre mes mains l’affaire à laquelle je m’intéressais tant, et qui me causait tant de soucis ; je fais ce que les autres ne voulaient pas, et ne pouvaient pas faire, et je fais mon devoir, j’organise dans les règles une assistance sérieuse aux affamés.
     Il semble que tout aille conformément à mes intentions et à mes désirs, alors pourquoi mon inquiétude ne s’apaise-t-elle pas ? J’ai examiné quatre heures d’affilée les papiers de ma femme, j’en ai démêlé le sens et j’en ai corrigé les erreurs mais, au lieu de me tranquilliser, j’ai eu l’impression qu’on se tenait derrière moi et qu’on me passait sur le dos une main rugueuse. Que me manquait-il donc ? L’organisation des secours était tombée dans de bonnes mains, les affamés recevraient le nécessaire – que demander de plus ?
     Ce petit travail de quatre heures m’avait, allez savoir pourquoi, épuisé au point de ne plus pouvoir ni demeurer assis penché sur les papiers, ni écrire. D’en bas me parvenaient parfois des gémissements étouffés – c’était ma femme qui sanglotait. Mon Alexeï, à l’éternelle résignation bigote et ensommeillée, ne faisait qu’aller et venir pour remettre en ordre les bougies sur mon bureau, en me regardant d’un air un peu étrange.
     — Non, il faut partir ! ai-je fini par décider, n’en pouvant plus. Bien loin de ces impressions splendides. Je partirai dès demain.
     J’ai rassemblé les papiers et les cahiers et suis allé chez ma femme. Alors que, très las, complètement fourbu, serrant les papiers et les cahiers à deux mains sur ma poitrine, je traversais la chambre à coucher et voyais mes valises, j’ai entendu des pleurs venant d’en-dessous.
     — Vous êtes un gentilhomme de la Chambre ? m’a fait une voix à l’oreille. Enchanté. En attendant, vous êtes une canaille.
     — Tout ça est absurde, absurde, absurde…ai-je murmuré en descendant l’escalier. Absurde… Aussi absurde que de dire que je suis guidé par l’amour-propre ou la vanité…  Quelles bêtises ! Vais-je donc recevoir une étoile pour l’aide apportée aux affamés, va-t-on me nommer à la tête d’une administration ? Absurdités, absurdités ! Et parader devant qui, ici, en pleine campagne ?
     J’étais fatigué, affreusement fatigué, et quelque chose me chuchotait à l’oreille : « Enchanté. En attendant, vous êtes une canaille. » Je me suis souvenu souvenu, sans comprendre pourquoi, d’un vers d’une ancienne poésie, apprise autrefois, durant mon enfance : « Qu’il est agréable d’être bon40 ! »
     Ma femme était toujours allongée sur son ottomane, dans la même pose – la tête dans les mains, regardant par terre. Elle pleurait. Effrayée et perplexe, la femme de chambre se tenait debout à côté d’elle. L’ayant renvoyée, j’ai posé les papiers sur la table et j’ai déclaré :
     — Voilà vos documents, Natalie. Tout est en ordre, magnifiquement en ordre, je suis très content. Je pars demain.
     Elle a continué à pleurer. Je suis allé au salon et me suis assis dans la pénombre.  Les sanglots et les soupirs de ma femme me mettaient en accusation et, pour me disculper, j’ai passé en revue toute notre querelle, à compter du moment où j’avais eu la mauvaise idée d’inviter ma femme à participer à notre petite conférence, et en finissant par les petits cahiers et par ces pleurs. C’était un accès coutumier à notre haine conjugale, aussi laid et stupide que les nombreux autres ayant suivi notre mariage, mais pourquoi y mêler les affamés ? Comment avaient-ils pu nous tomber sous la main ? c’était un peu comme si, l’un courant après l’autre, nous avions par mégarde atterri dans le sanctuaire d’une église41 pour y poursuivre notre lutte.
     Natalie, dis-je à voix basse depuis le salon, assez, ça suffit !
     Il faut, pour faire cesser ces larmes et mettre fin à ces tourments, il faut aller consoler ma femme, lui faire des caresses ou des excuses ; mais comment faire pour qu’elle me croie ? Comment convaincre un caneton sauvage, vivant en captivité et me haïssant, de la sympathie et de la compassion que je ressens pour lui ? Je n’avais jamais compris ma femme et, du coup, je n’avais jamais su quoi lui dire ni comment m’adresser à elle. Je connaissais bien et j’appréciais à sa juste valeur son physique, mais me demeuraient étrangers son univers spirituel et moral, sa conception du monde, ses fréquentes sautes d’humeur, ses yeux remplis de haine, son orgueil, cette érudition qui parfois m’étonnait ou, par exemple, son expression monacale de la veille. Quand, lors de nos confrontations, je m’efforçais de cerner sa personnalité, ma science de psychologue ne dépassait pas les qualifications d’esprit fantasque et frivole, de caractère tourmenté à la logique bien féminine – et cela me suffisait largement. À présent, tandis qu’elle pleurait, j’avais envie d’en savoir plus. 
     Les pleurs se sont interrompus. Je suis allé la voir. Elle était assise sur l’ottomane, soutenait sa tête à deux mains et, immobile et pensive, regardait le feu.
     — Je pars demain matin, ai-je dit.
     Elle se taisait. J’ai arpenté la pièce, poussé un soupir et dit:
     Natalie, lorsque vous m’avez demandé de m’en aller, vous avez déclaré : je vous pardonnerai tout, tout, tout… Par conséquent, vous m’estimez coupable envers vous. Je vous prie de formuler posément et brièvement en quoi consiste ma culpabilité envers vous. 
     — Je suis lasse. Plus tard…
     — Où est ma faute ? ai-je repris. Qu’ai-je fait ? Vous me direz que vous êtes jeune et belle, que vous avez envie de vivre, que j’ai presque le double de votre âge et que vous me détestez, mais où est ma faute, là-dedans ? Je ne vous ai pas forcée à m’épouser. Mais bon, si vous voulez vivre libre, partez, je vous rendrai votre liberté. Partez, aimez qui vous voulez… Je vous accorderai même le divorce.
     — Je n’ai pas besoin de cela, a-t-elle répondu. Vous savez que je vous aimé auparavant, et que je me suis toujours sentie plus vieille que vous. Tout cela est insignifiant… Votre faute n’est pas dans le fait d’être plus âgé que moi, ni dans celui qu’étant libre, je pourrais en aimer un autre, mais dans le fait d’être un homme insupportable, un égoïste plein d’hostilité.
     — Je ne sais pas, c’est possible, ai-je articulé. 
     — Laissez-moi, s’il vous plaît. Vous avez l’intention de me harceler jusqu’au matin, mais je vous préviens que je me sens très faible et ne suis pas en mesure de répondre. Vous m’avez promis de partir, je vous en suis très reconnaissante et n’ai besoin de rien d’autre.
     Me femme souhaitait que je m’en aille, mais cela ne m’était pas facile. J’avais un coup de cafard et retrouver mes grandes pièces sans agrément me faisait peur, me devenait odieux. Lorsqu’il m’arrivait quelque bobo, durant mon enfance, je me pressais contre ma mère ou ma nounou et, en cachant mon visage dans les plis d’une robe tiède, il me semblait m’abriter de la douleur. J’avais la même impression à présent, celle de ne pouvoir échapper à mon angoisse qu’en me réfugiant dans cette petite pièce, auprès de ma femme. Je me suis assis et, de la main, j’ai protégé mes yeux de la lumière. Le calme régnait.
     — Vous voulez savoir quelle est votre faute ? a dit ma femme après un long silence en me regardant de ses yeux rougis où brillaient encore les larmes. Vous êtes fort instruit et très bien élevé, d’une grande honnêteté, vous avez des principes et un grand sens de la justice, mais tout cela aboutit chez vous à ce que vous ameniez avec vous, où que ce soit, une suffocation accablante, quelque chose de blessant et d’humiliant au plus haut point. Votre honnêteté intellectuelle vous conduit à exécrer le monde entier. Vous détestez les croyants parce que la foi est une  manifestation de sous-développement et d’ignorance, et en même temps, vous vomissez aussi les incroyants pour leur manque de foi et d’idéaux ; vous haïssez chez les vieux l’arriération et le conservatisme, et la libre pensée chez les jeunes. Vous avez à cœur les intérêts du peuple et de la Russie, ce qui vous fait détester le peuple, car vous flairez en chacun le voleur et le brigand. Vous haïssez tout le monde. Vous êtes juste et restez ancré dans la légalité, ce qui vous amène à d’incessants procès avec les moujiks et avec vos voisins. On vous a dérobé vingt sacs de seigle et, par amour de l’ordre, vous vous êtes plaints des moujiks auprès du gouverneur et de toutes les autorités, mais vous avez aussi fait savoir à Petersbourg vos griefs contre les autorités locales. La légalité ! a dit ma femme en se mettant à rire. Au nom de la loi et de la morale, vous ne m’accordez pas de passeport. Il existe donc une morale et une loi faisant qu’une femme jeune et bien portante, non dépourvue d’amour-propre, passe sa vie dans le désœuvrement, l’ennui et la peur permanente, et qu’elle reçoive en échange sa subsistance et un toit venant d’un homme qu’elle n’aime pas. Vous connaissez les lois à merveille, vous êtes très honnête et très juste, vous avez du respect pour le mariage et les principes qui vont avec, et ce qui est résulté de tout cela, c’est que, de toute votre vie, vous n’avez jamais fait la moindre bonne action, que tout le monde vous déteste, que vous êtes brouillé avec tout le monde et que, sur ces sept années de mariage, vous n’avez pas passé sept mois avec votre femme. Vous n’aviez pas de femme, je n’avais pas de mari. Il est impossible de vivre avec un homme comme vous, c’est au-dessus de mes forces. Au début, j’avais peur de vous, maintenant vous me faites honte… J’ai perdu ainsi mes meilleures années. Tandis que nous nous faisions la guerre, mon caractère s’est détérioré, je suis devenue brusque, grossière, craintive et méfiante… Eh, à quoi bon ? Comme si vous vouliez comprendre ! Partez, et que Dieu vous accompagne.
     Ma femme s’est étendue sur l’ottomane, plongée dans ses pensées.
     — Et quelle belle vie, quelle vie enviable vous auriez pu avoir ! a-t-elle dit à voix basse en contemplant le feu. Quelle vie ! C’est trop tard, à présent.
     Celui qui a vécu l’hiver à la campagne et connaît ces longues, paisibles et interminables soirées durant lesquelles l’ennui gagne jusqu’aux chiens qui en perdent l’envie d’aboyer, jusqu’à la pendule qui a l’air fatiguée de faire tic-tac, celui que l’éveil de sa conscience a tourmenté au cours de telles soirées, que l’angoisse a contraint à marcher de long en large, partagé entre le désir de déchiffrer le message de sa conscience et celui de la faire taire, celui-là comprendra la distraction et le plaisir que me procurait cette voix féminine résonnant dans une petite pièce pleine d’intimité et m’expliquant que j’étais un vilain bonhomme. Je ne comprenais pas ce que ma conscience me voulait, et ma femme, à la manière d’un interprète, dans son langage de femme mais de façon claire, me révélait la raison de mon anxiété. Comme souvent lorsque j’éprouvais un grand malaise, par le passé, je devinais que la clé du mystère ne concernait pas les affamés, mais résidait dans le fait que je n’étais pas quelqu’un de bien.
      Au prix d’un grand effort, ma femme s’est levée pour s’approcher de moi.
     — Pavel Andréitch, m’a-t-elle dit avec un sourire triste. Pardonnez-moi, je ne vous crois pas : vous n’allez pas partir. Mais je vous le demande encore une fois. Appelez cela une façon de se leurrer soi-même, a-t-elle poursuivi en indiquant ses papiers, de la logique féminine, une erreur, comme vous voulez, mais ne m’en empêchez pas. C’est tout ce qui me reste, dans la vie. Elle m’a tourné le dos et s’est tue quelques instants. Avant cela, je n’avais rien. J’ai perdu ma jeunesse à batailler avec vous. À présent, je me suis raccroché à cela, j’ai recommencé à vivre, je suis heureuse… J’ai l’impression d’avoir trouvé de quoi justifier ma vie.
     — Natalie, vous êtes une bonne personne, une femme à idées, ai-je dit en la regardant avec enthousiasme, et tout ce que vous faites ou dites est intelligent et admirable.
     Je me suis mis à marcher pour cacher mon émotion.
     — Natalie, ai-je repris l’instant d’après, de grâce, permettez-moi, avant de partir, de faire quelque chose en faveur des affamés !
     — Que puis-je faire ? a-t-elle dit en haussant les épaules. Peut-être avec la liste des souscripteurs ?
     Elle a fouillé dans ses papiers et en a retiré la liste.
     — Faites un don en argent, a-t-elle ajouté sur un ton montrant qu’elle n’attachait guère d’importance à ce bout de papier, vous ne pouvez pas davantage prendre part à l’affaire.
     J’ai pris la liste, et j’y ai écrit : Un inconnu – cinq mille roubles.
     Il y avait de la malignité, de la fausseté et de l’orgueil dans cette inscription « Un inconnu » , mais je ne l’ai compris qu’en voyant ma femme rougir violemment et se hâter de fourrer la liste dans le tas de papiers. Nous avons commencé à nous sentir honteux tous les deux. J’ai senti qu’il me fallait tout de suite, et à tout prix, réparer cette maladresse, sans quoi j’emporterais cette honte avec moi dans le train et à Petersbourg. Mais comment s’y prendre, pour me rattraper, que dire ?
     — Je bénis votre activité, Natalie, ai-je dit avec sincérité, et je vous souhaite vraiment bonne chance. Mais permettez-moi, en guise d’adieu, de vous donner un seul conseil : soyez plus prudente avec Sobol et, plus généralement, avec vos collaborateurs, et ne leur faites pas confiance. Je ne dis pas qu’ils soient malhonnêtes, mais ce ne sont pas des gentilhommes, ce sont des gens sans idée, sans foi, sans idéaux, sans but précis, sans principes bien définis, et leur vie ne trouve de sens que dans le rouble. Le rouble, le rouble, encore le rouble ! ai-je soupiré. Ils aiment se régaler à peu de frais ou gratis et, sous ce rapport, plus ils ont d’instruction, plus ils sont dangereux pour votre cause.
     Ma femme est allée vers l’ottomane et s’est allongée.
     — Les idées, les concepts, a-t-elle dit d’une voix faible et à contre-cœur, les convictions, les idéaux, les buts dans la vie, les principes… Ces mots, vous vous en serviez toujours pour humilier quelqu’un, le vexer ou dire des méchancetés. Voilà bien comme vous êtes ! Avec ces regards que vous portez, avec les rapports que vous avez avec les gens, vous laisser approcher de notre affaire, c’est la ruiner dès le départ. Il serait temps pour vous de le comprendre.
     Elle a soupiré et s’est tue quelques instants.

     — Voilà qui n’est guère délicat, Pavel Andréitch, a-t-elle repris. Vous avez de l’instruction et de l’éducation, mais au fond de vous, vous êtes encore… un Scythe42 ! Cela vient de ce que vous menez la vie renfermée d’un misanthrope, sans voir personne, sans rien lire en dehors de vos livres d’ingénieur. Et cependant, il existe de bonnes personnes et de bons livres ! Oui… Mais je suis lasse, j’ai du mal à parler. Il faut que je dorme.
     — Je vais donc partir, Natalie, ai-je fait.
     — Oui, oui… Merci
     Je suis un peu resté debout, puis je suis remonté chez moi. Une heure plus tard, je suis redescendu avec une bougie pour discuter avec ma femme. Sans trop savoir ce que j’allais lui dire, j’éprouvais le besoin de lui dire quelque chose d’important, d’indispensable. Elle n’était pas dans son cabinet de travail. La porte de sa chambre était   fermée.   
     — Vous dormez, Natalie ? Ai-je demandé à voix basse.
     Ne recevant pas de réponse, je suis resté près de porte, j’ai poussé un soupir et je suis allé au salon. Je me suis assis sur le canapé, j’ai soufflé la bougie et je suis resté dans le noir jusqu’à l’aube.


(40) Invention de l’auteur ? Je n’ai pas pu retrouver le vers ailleurs.
(41) Le texte dit seulement : « à l’autel » , qui ne désigne pas seulement la table, dans les églises orthodoxes, mais tout le sanctuaire autour de l’autel proprement dit.
(42) Ce thème sera repris par le poète Alexandre Blok vingt-cinq ans plus tard :
(43) En français.



VI

     Je suis parti à la gare à dix heures, le matin. Il ne gelait pas, mais du ciel tombaient de gros flocons d’une neige fondante, et un vent humide et désagréable du soufflait.
     Nous avons dépassé l’étang, puis la boulaie et nous avons commencé à gravir la colline, j’apercevais la route à travers mes fenêtres. Je me suis retourné pour regarder ma maison une dernière fois, mais la neige empêchait de rien voir. Peu après, devant nous, sont apparues les isbas sombres de Piestrôvo.
     « Si je perds la raison un de ces jours, ai-je pensé, ce sera de la faute de Piestrôvo. Il me poursuit. »
     Nous sommes entrés dans le village. Les toits des isbas sont intacts, aucun n’est entamé — par conséquent, mon intendant a raconté des histoires. Un garçon promène dans un petit traîneau une petite fille et un bambin, un autre garçon d’environ trois ans, un foulard de bonne femme sur la tête et les mains perdues dans d’énormes moufles, essaye d’attraper avec sa langue les flocons qui volètent, il rit. Voilà qu’un chariot vient à notre rencontre, chargé de bois mort, un moujik marche à côté, pas moyen de savoir si c’est un vieillard ou s’il a tout bonnement la barbe couverte de neige. Il a reconnu mon cocher, lui adresse un sourire et lui dit quelque chose, il se découvre devant moi d’un geste machinal. Des chiens accourent, ils regardent mes chevaux avec curiosité. Tout est calme et simplement habituel. Les émigrants sont revenus, le pain manque, dans les isbas « les uns rient aux éclats, les autres grimpent au mur » , mais tout est si simple qu’on ne peut croire que ce soit bien ainsi. Pas de visages défaits, pas d’appels au secours, ni pleurs ni jurons, le calme aux alentours, le cours habituel de la vie, des enfants, un traîneau, des chiens levant la queue. Les enfants ne sont pas en proie à l’inquiétude, pas plus que le moujik rencontré, alors pourquoi suis-je tellement inquiet, moi ?
     En regardant le moujik au sourire, le gamin aux énormes moufles, les isbas, en repensant à ma femme, je comprenais à présent qu’aucun fléau ne pourrait vaincre ces gens ; j’avais l’impression que cela sentait déjà la victoire, je ressentais de la fierté,  une envie de leur crier que j’étais des leurs ; mais les chevaux nous ont emmené hors du village, nous étions en pleine campagne, la neige tourbillonnait, le vent hurlait et j’étais seul avec mes pensées. La vie elle-même rejetait un individu inutile, incompétent et mauvais – moi – de la masse humaine, énorme à millions, en train d’accomplir sa tâche,. Je suis  un obstacle, une parcelle du fléau qu’endure le peuple, on m’a vaincu, exclu, et je file à la gare pour partir me cacher à Petersbourg, dans un hôtel de la rue Bolchaïa Morskaïa44.
     Nous sommes arrivés à la gare au bout d’une heure. Un agent avec une plaque a aidé Nikanor, mon cocher, à porter mes valises chez les dames. Nicanor, en bottes de feutre, un pan de son caftan passé dans sa ceinture, tout humide de neige et content de me voir partir, m’a adressé un sourire bienveillant et m’a dit :
     — Bon voyage, Votre Excellence. Bonne chance.
     Au fait : tout le monde me donne du « Votre Excellence » , alors que je ne suis que conseiller de collège45, gentilhomme de la Chambre de rang inférieur. L’agent a dit qu’il fallait attendre, le train n’avait pas encore quitté la gare avant la nôtre. Je suis sorti et, la tête lourde de ma nuit sans sommeil, traînant les pieds de fatigue, je me suis dirigé sans aucune raison vers le château d’eau. Aux alentours, pas âme qui vive.
     — Pourquoi est-ce que je pars ? me suis-je demandé. Qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Des connaissances déjà perdues de vue, la solitude, les repas pris au restaurant, le bruit, l’éclairage électrique qui me blesse les yeux… Où est-ce que je pars, et pour quoi faire ? Pourquoi est-ce que je pars ?
     Et ça me faisait drôle de m’en aller sans avoir eu de conversation avec ma femme. J’avais l’impression de la laisser dans l’incertitude. Il aurait fallu lui dire en partant qu’elle avait raison, que j’étais bien un vilain bonhomme.
     Quand je suis revenu du château d’eau, le chef de gare s’est montré à la porte ; par deux fois, je m’étais plaint de lui par le passé à ses supérieurs ; ayant relevé le col de sa redingote, se recroquevillant sous la neige et le vent, il s’est approché de moi et, portant deux doigts à la visière de sa casquette, avec un visage désemparé où se lisait un respect forcé et de la haine, il m’a dit que le train aurait vingt minutes de retard et m’a demandé si je ne voulais pas l’attendre au chaud.
     — Je vous remercie, ai-je répondu, mais je ne partirai sans doute pas. Faites dire à mon cocher d’attendre. Je vais encore réfléchir.
     J’ai arpenté le quai en me demandant : partir, ou pas ? Lorsque le train est arrivé, j’ai décidé de ne pas partir. Chez moi, m’attendaient la perplexité et peut-être les railleries de ma femme, mon triste appartement à l’étage et mes angoisses mais, à mon âge, c’était à tout prendre moins pénible, c’était davantage mon monde à moi que voyager pendant quarante-huit heures avec des étrangers jusqu’à Petersbourg, pour me rendre compte à chaque instant là-bas que mon existence ne sert à rien ni à personne, et qu’elle touche à sa fin… Non, je serai mieux chez moi, en tout état de cause… Je suis sorti de la gare. Cela m’embarrassait de rentrer en plein jour à la maison, où mon départ avait été si joyeusement salué. Il y avait moyen de passer le reste de la journée chez un voisin. Mais lequel ? J’ai réfléchi, et je me suis souvenu d’Ivan Ivanytch. 
       On va chez Braguine !  ai-je dit au cocher en montant dans le traîneau.
     — C’est bien loin, a soupiré Nikanor. Ça fait vingt-huit verstes46, si ce n’est trente.
     — Fais-moi cette faveur, mon ami, ai-je dit d’un ton caressant, comme si Nikanor avait le droit de ne pas obéir. En route, s’il te plaît !
     — Nikanor a hoché la tête d’un air de doute, et il a dit lentement qu’il aurait vraiment fallu dans ce cas atteler Moujik ou Tchijik au timon, au lieu de Tcherkesse et, marquant de l’indécision comme s’il attendait que je change d’avis, il a pris les rênes dans ses moufles, s’est soulevé de son siège et, après une hésitation, il a agité son fouet.
     « Voilà toute une série d’actions incohérentes de ma part… me suis-je dit en m’abritant le visage de la neige. À croire que je deviens fou. Eh bien, soit … »
     À un endroit où la pente était raide, Nikanor a conduit prudemment jusqu’à la moitié du versant, mais les chevaux se sont alors emballés et nous avons dévalé l’autre moitié à une allure effrayante ; il a tressailli, a levé les coudes et leur a crié avec sauvagerie, d’une voix violente que je ne lui connaissais pas :
     — Eh, promenons le général ! Si vous crevez, mes chéris, il en achètera d’autres ! Ah, prends garde, on va t’écraser !
     C’est seulement à ce moment qu’ayant le souffle coupé par la vitesse inouïe de la course, j’ai remarqué qu’il était complètement ivre ; il avait dû s’enivrer à la gare. Au fond du ravin, la glace a fait entendre un craquement et, arraché à la route, un morceau de neige durcie, tout crotté, est venu me frapper en pleine figure. Dans leur élan, les chevaux emballés ont escaladé la colline aussi vite qu’ils avaient descendu le versant, et je n’ai pas eu le temps de crier sur Nikanor que déjà les trois chevaux de l’attelage passaient en coup de vent en terrain plat, dans une vieille sapinière, de tous les côtés les hauts sapins touffus me tendaient leurs pattes blanchies.
     « Moi je perds la raison, le cocher est saoul, ai-je pensé – Tout va bien ! »
     J’ai trouvé Ivan Ivanytch chez lui. Il a hoqueté de rire, m’a mis sa tête sur la poitrine et m’a sorti son couplet habituel :
     — Vous paraissez toujours plus jeune. Je ne sais pas avec quoi vous vous teignez la barbe et les cheveux, il faudrait m’en donner.
     — Je suis venu vous rendre votre visite, Ivan Ivanytch, ai-je menti. Vous voudrez bien m’excuser, je suis un homme de la capitale, avec des préjugés, je tiens le compte des visites reçues. 
     — Je suis content, mon cher ! Je retombe en enfance et j’aime les honneurs… Oui.
     À sa voix et à son sourire béat, j’ai compris que ma visite le flattait au plus haut point. Dans le vestibule, deux femmes m’ont enlevé ma pelisse qu’un moujik en chemise rouge a accrochée à un porte-manteau. Et lorsque je suis entré avec Ivan Ivanytch dans son petit cabinet, il y avait là, assises par terre les pieds nus, deux fillettes en train de regarder un tome relié de « L’Illustration » . Elles ont pris peur en nous voyant et ont détalé, et tout de suite après est entrée une vieille grande et élancée, portant des lunettes, qui m’a salué avec gravité, a raflé un coussin du divan ainsi que « L’Illustration » , puis est ressortie. Des pièces voisines, on entendait tout du long des chuchotements et un bruit de pieds nus.
     — Le docteur va venir dîner47, m’a dit Ivan Ivanytch. Il m’a promis de venir du dispensaire. Oui. Il mange ici tous les mercredis, que Dieu le lui permette longtemps. Il a fait mouvement vers moi et m’a embrassé dans le cou. Vous êtes venu, petit pigeon, donc vous n’êtes pas fâché, m’a-t-il chuchoté dans un reniflement. Ne vous fâchez pas, petite mère. Oui. Il ne faut pas se fâcher, même quand c’est vexant. Avant de mourir, je demande à Dieu une seule chose : vivre en paix et en bonne entente avec tout le monde, selon la justice. Ouui. 
     — Excusez-moi, Ivan Ivanytch, je vais mettre mes pieds sur un fauteuil, ai-je fait, me sentant trop fatigué pour être tout à fait moi-même ; m’enfonçant un peu dans le canapé, j’ai étendu mes jambes sur un fauteuil. Le vent et la neige m’avaient brûlé le visage, j’avais l’impression que mon corps tout entier absorbait la chaleur et s’amollissait. C’est bien, chez vous, ai-je poursuivi – tiédeur, douceur et confort… Et voici des plumes d’oie, ai-je dit en riant après avoir jeté un coup d’œil au bureau – un petit bac à sable48
     — Hein ? Oui, oui… Ces meubles en acajou, le bureau et cette petite armoire que voilà, ont été fabriqués pour mon père par un menuisier autodidacte, Gleb Boutyga, un serf du général Joukov. Oui… Un véritable artiste, dans son domaine.
     Avec indolence, du ton d’un homme prêt à s’endormir, il s’est mis à me parler du menuisier Boutyga. Je l’écoutais. Après quoi, Ivan Ivanytch est passé dans la pièce à côté pour me montrer une commode en palissandre, d’une beauté remarquable et qu’il avait eu fort bon marché. Il l’a tapotée du doigt, puis a attiré mon attention sur un poêle de faïence à motifs, un article introuvable de nos jours. Qu’il a tapoté du doigt. Il émanait de la commode, du poêle de faïence, des fauteuils et des tableaux brodés au canevas, faits de laine et de soie et encadrés solidement mais sans grâce, une atmosphère de bonhomie repue. En se rappelant que tous ces objets étaient à la même place, exactement dans la même disposition, lorsque, enfant, je venais ici avec ma mère pour ma fête49, on en venait à ne pas croire qu’ils puissent un jour ne plus être là.
     Je me disais : quelle énorme différence entre Boutyga et moi ! Boutyga, façonnant des objets robustes et tenant cette robustesse pour l’essentiel, attachait une importance particulière à la longévité humaine, sans songer à la mort à laquelle, sans doute, il ne croyait guère ; et moi, quand je bâtissais des ponts de fer et de pierre qui dureront des milliers d’années, je ne pouvais m’empêcher de me dire : « C’est éphémère… C’est inutile. »  Si, avec le temps, l’armoire de Boutyga et mon pont tombent sous les yeux de quelque historien d’art intelligent, il dira : « Voici deux individus remarquables chacun dans son genre : Boutyga aimait les hommes et repoussait l’idée qu’ils puissent mourir et se désagréger, il avait donc en tête, en fabriquant ses meubles, l’homme par-delà la mort, quant à l’ingénieur Assorine50, il n’aimait ni l’humanité ni la vie ; en pleine création, même dans ces moments heureux, les idées de finitude, de mort et de destruction ne lui faisaient pas horreur, aussi voyez comme ses lignes sont mesquines, infimes, timides et pitoyables » …
     — Je chauffe seulement ces pièces, a bredouillé Ivan Ivanytch en me les montrant. Depuis que mon épouse est morte et que mon fils a été tué à la guerre, j’ai fermé les pièces d’apparat. Oui… Voilà…
     Il a ouvert une porte et j’ai vu une grande pièce à quatre colonnes, avec un vieux piano et un tas de pois par terre ; cela sentait le froid et l’humidité. 
     — Et dans l’autre pièce, il y a des bancs de jardin… a mâchonné Ivan Ivanytch. Le temps des mazurkas est passé… J’ai fermé.
     On a entendu du bruit.  C’était l’arrivée du docteur Sobol. Le temps qu’il frotte ses mains saisies par le froid et mette de l’ordre dans sa barbe humide, j’ai pu observer, d’abord que l’ennui dominait son existence, il lui était donc agréable de nous voir, Ivan Ivanytch et moi, et ensuite que c’était un homme naïf et un peu niais. Il me regardait comme s’il pensait que, m’intéressant beaucoup à lui,, j’étais très heureux de le voir.
     — Deux nuits que je ne dors pas ! a-t-il dit en me regardant d’un air naïf et en se recoiffant. La première fois, une femme en couches, et la suivante, j’ai été mangé toute la nuit par les punaises, j’étais chez un moujik. J’ai une furieuse envie de dormir, voyez-vous.
     S’imaginant sûrement  me faire plaisir, il m’a pris par le bras pour me mener à la salle à manger. Ses  yeux naïfs, sa redingote chiffonnée, sa cravate bon marché et l’odeur d’iodoforme qu’il traînait m’ont fait une déplaisante impression ; je me suis senti en mauvaise compagnie; Lorsque nous nous sommes mis à table, il m’a versé un verre de vodka que j’ai bu avec un sourire impuissant ; il a mis dans mon assiette un bout de jambon – que j’ai mangé docilement.
     — Repetitio est mater studiorum51, a dit Sobol en se hâtant de boire un autre verre de vodka. Le croiriez-vous, le plaisir de rencontrer d’agréables gens a même dissipé mon envie de dormir. Je suis un moujik, et de rester dans ce coin perdu m’a fait tourner au sauvage, à l’homme fruste, mais je suis tout de même, messieurs, encore un intellectuel, et je vous le dis sincèrement : c’est une souffrance, que de vivre en dehors du monde !
     On nous a servi du cochon de lait froid avec du raifort et de la crème aigre, puis une soupe aux choux et au lard fort grasse et de la kacha52 au sarrasin fumante. Le docteur parlait toujours et j’ai vite été convaincu que c’était un homme faible, brouillon et malheureux. Éméché après son troisième verre de vodka, il s’est animé de façon artificielle, mangeant énormément avec de petits cris et des clappements de langue, et m’appelant « excellenza » , à l’italienne. Me regardant d’un air naïf comme persuadé du grand plaisir que je prenais à le voir et à l’écouter, il m’a fait savoir qu’il avait quitté sa femme depuis un bon moment déjà et lui cédait les trois quarts de ses appointements ; qu’elle vivait en ville avec ses – un garçon et une fille qu’il adorait ; qu’il aimait une autre femme, une intellectuelle veuve et propriétaire, mais qu’il lui arrivait rarement d’être chez elle car sa profession le réclamait du matin au soir et qu’il n’avait pas un instant à lui.
     — Je suis toute la journée à l’hôpital ou à courir les routes, racontait-il, et je vous jure, excellenza, que je n’ai pas le temps, non seulement d’aller voir la femme que j’aime, mais même d’ouvrir un livre. Cela fait dix ans que je n’ai rien lu ! Dix ans, excellenza ! Pour ce qui est du côté matériel des choses, demandez donc à Ivan Ivanytch : je n’ai parfois même pas de quoi m’acheter du tabac. 
     — Il vous reste la satisfaction morale, ai-je dit. 
     — Plaît-il ? a-t-il demandé en clignant d’un œli. Non, tenez, il vaut mieux boire…
     Suivant ma vieille habitude, tout en écoutant le docteur, je le jaugeais avec mon système classique d’évaluations – matérialiste, idéaliste, le rouble, l’instinct grégaire, etc, mais aucune évaluation ne s’appliquait à lui, même imparfaitement ; et, chose étrange, tant que je l’écoutais et le regardais, je le percevais clairement, mais dès que je me mettais à lui appliquer ma grille de lecture, il devenait, en dépit de toute sa franchise et de sa simplicité, une personnalité extraordinairement complexe, à l’image brouillée et impossible à déchiffrer. Est-il possible, me demandais-je, que cet homme-là gaspille l’argent d’autrui, abuse de la confiance des autres et soit enclin à vivre à leurs frais ? Et cette question, naguère sérieuse et importante, me semblait à présent  naïve, mesquine et grossière.
     On nous a amené un pâté en croûte puis, je m’en souviens, de façon très espacée, nous buvions des liqueurs entre deux services, un salmis de pigeon, des abattis, un cochon de lait rôti, un canard, des perdrix, du chou-fleur, des variéniks53, du fromage blanc avec du lait, du kissel54 et, pour finir, des blinis55 à la confiture. Au début, j’ai mangé avec grand appétit, notamment la soupe aux choux et la kacha, mais ensuite je ne faisais que mâcher et avaler machinalement avec un sourire désarmé, sans plus ressentir le moindre goût. J’avais le visage en feu du fait de la soupe brûlante et de la chaleur qui régnait dans la pièce. Ivan Ivanytch et Sobol étaient rubiconds, eux aussi.
     — À la santé de votre épouse, dit Sobol. Elle m’aime bien. Transmettez-lui les salutations du médecin de la Cour56.
     — Voilà quelqu’un d’heureux, ma parole ! a soupiré Ivan Ivanytch. Sans qu’elle ait eu besoin de se démener, de s’agiter ni de se donner beaucoup de mal, la voici tout de même le premier personnage du district. La cause est presque tout entière entre ses mains et tout le monde gravite autour d’elle : le docteur, le bureau du zemstvo et les dames. Chez les êtres authentiques, cela se fait tout seul. Oui… Le pommier n’a pas besoin de se tracasser pour que ses fruits poussent – les pommes poussent d’elles-mêmes.
     — Ce sont les indifférents, qui ne se font pas de souci, ai-je dit.
     — Hein ? Oui, oui… a bredouillé Ivan Ivanytch qui n’avait pas bien entendu. C’est vrai, il faut être indifférent. Ainsi, oui… Précisément… Montrons-nous seulement justes devant Dieu et devant les hommes, et moquons-nous du reste.
     — Excellenza, dit solennellement Sobol, observez donc la nature autour de nous : laissez seulement sortir de votre col une oreille ou votre nez, elle vous les sectionnera57 ; restez une heure dans un champ, elle vous recouvrira de neige. Et le village est exactement le même que diu temps de Riourik58, il n’a changé en rien, ce sont les mêmes Petchénègues59 et les mêmes Polovtsy60. Tout ce que nous savons, c’est que nous gelons, nous sommes affamés, et nous luttons de mille manières avec la nature. Qu’est-ce que je voulais dire, déjà ? Ah oui ! Tout bien considéré, voyez-vous, à bien y regarder pour s’y retrouver dans cette purée, si vous me passez l’expression, ce n’est pas une vie, c’est un théâtre en proie à l’incendie ! et là, celui que l’effroi fait tomber, hurler  ou s’agiter en tous sens, celui-là est le premier ennemi de l’ordre. Il faut rester debout et regarder autour de – sans rien dire ! Là, ce n’est pas le moment de larmoyer et de perdre son temps à des bagatelles. Lorsqu’on a affaire à un élément, il faut lui opposer un autre élément – être ferme et inébranlable comme le roc. Pas vrai, grand-père ? a-t-il fait en se tournant vers Ivan Ivanytch et en se mettant à rire. Je ne suis moi-même qu’une chiffe, une femmelette, un mollasson fils de mollasson, c’est pourquoi je ne supporte pas les mollassons. Je n’aime pas l’eau tiède ! Celui-ci a le cafard, celui-là a la frousse, un troisième viendra nous dire : « Alors, on ne s’en fait pas, on s’enfile une dizaine de plats en discutant des affamés ! » C’est bête et mesquin ! Un quatrième, excellenza, vous reprochera d’être riche. Excusez-moi, excellenza, a-t-il poursuivi d’une voix forte, une main sur le cœur, mais le fait que vous ayez donné du travail à notre juge d’instruction, qu’il cherche jour et nuit vos voleurs, excusez-moi, mais ça aussi, c’est mesquin de votre part. Je suis pompette, alors je parle sans détours, mais comprenez que c’est mesquin !
     — Qui lui demande de s’en inquiéter, je ne comprends pas ? ai-je dit en me levant ; un insupportable sentiment de honte s’était soudain emparé de moi ; honteux et vexé, je me suis mis à marcher de long en large à côté de la table. Qui le lui demande ? Je n’ai absolument pas demandé… Qu’il aille au diable !
     — Il a arrêté trois personnes qu’il a relâchés. Ce n’étaient pas les bons, à présent il en cherche d’autres, dit Sobol en riant. En voilà, des erreurs !
     — Et moi, je ne lui ai rien demandé, ai-je dit en me sentant, d’émotion, au bord des larmes. Mais à quoi tout cela rime-t-il ? Bon, soit, admettons, j’avais tort, j’ai mal agi, soit, mais pourquoi essaient-ils d’aggraver mes torts ?
     — Bon, bon, allons, allons ! a dit Sobol pour me calmer. Allons ! Je vous ai dit ça parce que je suis un peu gris. Ma langue est mon ennemi61. Allons messieurs, a-t-il soupiré, nous avons mangé, nous avons bu des liqueurs, maintenant, à la sieste.
     Il s’est levé de table, a embrassé Ivan Ivanytch sur la tête et, titubant un peu, il a quitté la salle à manger. Ivan Ivanytch et moi, nous nous sommes mis à fumer en silence.
     — Moi, mon cher, je ne fais pas de sieste après le repas, a déclaré Ivan Ivanytch, mais vous, si vous voulez, allez dans la chambre aux divans, reposez-vous.
     Je l’ai écouté. Dans la pénombre de la pièce surchauffée appelée la chambre aux divans, se tenaient le long des cloisons des canapés longs et larges, robustes et pesants, œuvres du menuisier Boutyga ; une literie épaisse et moelleuse, enveloppée de draps blancs s’y voyait, sûrement préparée par la vieille à lunettes. Sur l’un deux, ayant quitté sa redingote et ses bottes, le visage tourné vers le dossier, Sobol dormait déjà ; l’autre m’attendait. J’ai enlevé ma redingote, me suis déchaussé et, cédant à la fatigue, à l’esprit de Boutyga tapi dans le canapé silencieux, ainsi qu’à la caresse du léger ronflement de Sobol, je me suis couché avec docilité.
     Aussitôt me sont apparus ma femme, son cabinet, le chef de gare au visage plein de haine, des tas de neige, un théâtre en feu… J’ai vu les moujiks qui avaient dérobé vingt sacs de seigle dans ma réserve…
     — C’est néanmoins une bonne chose que le juge les ait fait relâcher.
     Réveillé par le son de ma propre voix, je regarde un instant avec perplexité le large dos de Sobol, la boucle de son gilet, ses gros talons, puis  je me rallonge et me rendors.
     Il faisait déjà sombre quand je me suis de nouveau réveillé. Sobol dormait. J’avais l’âme en paix et le désir de rentrer chez moi au plus vite. Je me suis habillé et suis sorti de la chambre. Ivan Ivanytch se trouvait dans son cabinet, assis dans un grand fauteuil, absolument immobile ; il regardait fixement quelque part, et il était visiblement resté dans cet état de torpeur tout le temps que je dormais. 
     — Je me sens bien ! ai-je dit en bâillant. C’est comme si je venais de ma réveiller à Pâques, après le repas de fin de jeûne. Je viendrai vous voir plus souvent, maintenant. Dites-moi, est-il déjà arrivé à ma femme de dîner ici ?
     — C’est… ce…c’est… arrivé, a mâchouillé Ivan Ivanytch en s’efforçant de remuer un peu. Samedi dernier. Oui… Elle m’aime bien.
     Après un silence, j’ai dit :
     — Ivan Ivanytch, vous vous souvenez de m’avoir dit que j’ai un sale caractère et que je suis pénible ? Mais que faut-il faire pour changer son caractère ?
     — Je ne sais pas, mon cher… Je suis un homme mou, flasque, je ne peux plus donner de conseils… Oui… Je vous ai dit cela parce que j’ai de l’affection pour vous, pour votre femme et que j’en avais pour votre père… Oui. Je mourrai bientôt, quel besoin aurais-je de vous dissimuler ce que je pense, ou de vous mentir ? Alors, je vous le dis : j’éprouve de l’affection pour vous, mais pas d’estime. Non, pas d’estime.
     Il s’est tourné vers moi et m’a chuchoté, tout essoufflé :
     — Mon ami, il est impossible d’avoir de la considération pour vous. Vous avez l’apparence d’un homme authentique. Vous avez l’extérieur, la prestance du président français, Carnot62 – je l’ai vu l’autre jour dans « L’Illustration » … oui… Vous tenez des propos élevés et vous êtes intelligent, vous êtes une personnalité, un monsieur important, mais, mon cher, votre âme n’est pas authentique… Elle est sans force… Oui. 
     — Bref, je suis un Scythe, ai-je fait en riant. Et ma femme ? Dites-moi quelque chose à son sujet. Vous la connaissez mieux.
     J’avais envie de parler de ma femme, mais l’entrée de Sobol m’en a empêché.
     — J’ai dormi, j’ai fait un brin de toilette, a-t-il dit en me regardant d’un air naïf, je vais prendre du thé avec du rhum et rentrer chez moi.


(45) Dans la table des rangs, le « Tchin » de Pierre le Grand. On devrait seulement l’appeler : « Votre Haute Noblesse » .
(46) La verste fait 1,1 km environ.
(47) Principal repas, copieux. Correspond à notre dîner d’Ancien régime – chez les nobles . A lieu assez tard, vers 15h. 
(48) On saupoudrait la lettre d’un peu de sable (ou de poudre) pour faire sécher l’encre. 
(49) La fête de quelqu’un, au sens du jour où l’on fête le saint correspondant.
(50) Première mention du nom du narrateur, habituellement désigné par : Pavel Andréitch.
(51) Avec une traduction en note : la répétition est la mère de l’étude.
(52) Bouillie. Le mot est passé en français.
(53) Sorte de ravioli. Peut être diversement fourré, salé ou sucré.
(55) Le mot est passé en français.     
(56) Plaisanterie, ici, mais le terme, forgé à partir de l’allemand, existe.
(57) Allusion au gel.
(58) Prince guerrier fondateur de la première dynastie de la Ruc’ de Kiev.
(60) Autre peuple nomade, encore appelés Coumans :
On relie à cette histoire les danses polovtsiennes du Prince Igor, de Rimsky-Korsakov, œuvre somptueuse.
(61) Dicton populaire.
(62) Note de l’édition russe : « Sadi Carnot (1837-1894), président de la république française à l’époque où se situe le récit ; on trouvait sa photo dans les journaux russes illustrés. » Sadi Carnot sera assassiné deux ans après la publication de la nouvelle.



VII

     Il était déjà plus de sept heures du soir. Nous avons été raccompagnés, du vestibule au perron, outre Ivan Ivanytch, par des paysannes se lamentant de notre départ et nous souhaitant toutes sortes de félicités, par la vieille à lunettes, les petites filles et le moujik ; près des chevaux, dans l’obscurité, balançant des lanternes, se tenaient des gens qui expliquaient à nos cochers les meilleurs chemins et leur souhaitaient bonne route. Tout était blanc, les chevaux, les traîneaux et les hommes.
     Comment a-t-il tout ce monde ? ai-je demandé alors que ma troïka63 et la paire de chevaux du docteur sortaient de la cour au pas.
     — Ce sont tous ses serfs, a répondu Sobol. Les nouvelles dispositions64 ne sont pas encore arrivées ici. Il y a de vieux domestiques achevant leur vie, et un tas d’orphelins ne sachant où aller ; il y en a même qui s’incrustent de force, pas moyen de les chasser. Quel original, ce vieillard !
     De nouveau la course rapide, la voix terriblement changée de mon Nikanor ivre, le
 vent, la neige lancinante qui m’assiège, s’insinue dans mes yeux et ma bouche, se glisse dans tous les plis de ma pelisse…
« Je file à toute allure, moi ! » pensé-je tandis que les grelots de mon traîneau tintent de concert avec ceux du docteur, que le vent siffle et que les cochers poussent de brefs cris d’encouragement, et dans ce vacarme frénétique me reviennent en mémoire tous les détails de cette journée étrange, sauvage, comme je n’en ai jamais vécu encore, et il me semble être pour de bon devenu fou, ou bien être devenu un autre homme, je ne me reconnais plus.
     Le docteur me suivait tout en discutant d’une voix forte avec son cocher. De temps en temps, il me rattrapait, se mettait à ma hauteur et, toujours naïvement persuadé que cela m’était très agréable, il me proposait des cigarettes et me demandait des allumettes. Ou encore, m’ayant rejoint, il se redressait soudain de toute sa taille dans son traîneau, agitait les manches de sa pelisse, presque deux fois plus longues que ses bras, et criait :
     — Fouette, Vaska ! Double-moi ces bêtes qui valent une fortune ! Hé, les minets !
     Et les minets du docteur passaient en tête, accompagnés dans leur course par le gros rire mauvais de Sobol et de son Vaska. Vexé, mon Nikanor retenait les chevaux, mais, dès qu’on n’entendait plus les grelots du docteur, il relevait les coudes, poussait un cri d’encouragement et ma troïka se ruait dans un galop enragé à la poursuite de l’autre traîneau. Nous sommes entrés dans un village. Des lumières et des silhouettes d’isbas ont rapidement défilé, une voix a crié : « Voyez-moi ces diables ! » . Nous avons déjà parcouru au galop deux verstes, on dirait bien, et la rue continue, on n’en voit pas la fin. Une fois le docteur rattrapé, nous avons réduit l’allure et il m’a demandé des allumettes et m’a dit :
     — Tenez, allez donc nourrir les gens de cette rue ! Et des rues comme celle-ci, il y en a cinq, ici, monsieur. Stop ! Arrête ! s’est-il écrié. Tourne du côté du cabaret. Les chevaux ont besoin de souffler, et nous de nous réchauffer.
     Nous nous sommes arrêtés à côté du cabaret.
     Des villages comme ça, j’en ai plus d’un dans mon diocèse, a déclaré le docteur en ouvrant  la lourde porte dont la poulie grinça, et en me faisant passer devant.  En plein jour, on ne voit pas le bout de ce genre de rue, et il il y a encore des ruelles, de quoi se gratter la tête et c’est tout. Difficile de faire quoi que ce soit.
     Nous sommes entrés dans la « pièce propre » où flottait une forte odeur de nappes et, à notre arrivée, un moujik ensommeillé, vêtu d’un gilet et d’une longue chemise, s’est levé précipitamment d’un banc. Sobol a demandé de la bière, et moi du thé.
     — Difficile de faire quoi que ce soit, a repris Sobol. Votre épouse y croit, je m’incline devant elle avec respect, mais je n’y crois pas beaucoup. Tant que nos relations avec le peuple garderont leur aspect philanthropique habituel, celui de nos refuges pour enfants ou de nos asiles pour invalides, nous ne ferons que ruser, tergiverser et nous mentir à nous-même, rien de plus. Ces relations doivent être concrètes, basées sur la raison, le savoir et la justice. Mon Vaska a travaillé pour moi toute sa vie ; il a eu une mauvaise récolte, il est malade et affamé. Si je lui donne à présent quinze kopecks par jour, c’est pour qu’il puisse revenir à son état précédent d’ouvrier agricole, c’est-à-dire que je sauvegarde avant tout mes propres intérêts, et pourtant ces quinze kopecks, j’en fais injustement une assistance, une subvention, j’appelle cela une bonne action. Maintenant, voyons un peu. Il faut au bas mot, en comptant seulement sept kopecks par personne et cinq personnes dans chaque famille, trois cent cinquante roubles chaque jour pour nourrir un millier de familles. Voilà qui détermine pratiquement nos obligations envers ce milliers de familles. Mais, loin de donner quotidiennement trois cent cinquante roubles, nous en accordons seulement dix, que nous baptisons subvention, assistance, et nous proclamons, votre épouse comme nous  tous, que nous sommes des gens extraordinaires, merveilleux, et vive l’humanité. C’est comme ça, mon cher ! Ah, si nous discutions moins d’humanité et si nous faisions un peu plus nos calculs, si nous raisonnions un peu mieux et nous acquittions en conscience de nos obligations ! Combien y en a-t-il, parmi nous, d’amis du genre humain, de gens pétris de sensibilité occupés de bonne foi à courir partout avec des listes de souscription, mais ne payant pas leur dû à leur tailleur et à leur cuisinière. C’est la logique qui nous fait défaut ! La logique !
     Nous sommes restés silencieux. De tête, je faisais un calcul, et j’ai dit :
     — Je vais nourrir mille familles pendant deux cents jours. Venez me voir demain, nous en reparlerons.
     J’étais content d’avoir sorti ça aussi simplement, et aussi que Sobol me réponde encore plus simplement :
     — Entendu.
     Nous avons payé et sommes sortis du cabaret.
     — J’aime bien m’égarer comme ça, a dit Sobol en s’installant dans son traîneau. Excellenza, passez-moi une allumette, j’ai oublié les miennes au cabaret.
     Un quart d’heure plus tard, son attelage a pris du retard sur le mien et la tempête de neige a étouffé le son de ses grelots. Arrivé chez moi, j’ai fait les cent pas dans mon appartement ne m’efforçant de réfléchir et d’éclaircir autant que faire se pouvait ma situation ; ce que j’allais dire à ma femme, je n’en savais pas le premier mot. Ma tête ne fonctionnait pas.
     Sans  avoir rien préparé, je suis descendu chez ma femme. Elle se tenait debout dans son cabinet, portant la même robe de chambre rose et observant toujours la même pose, comme pour me refuser l’accès à ses papiers. Une perplexité ironique se lisait sur son visage. Visiblement, m’ayant entendu arriver, elle s’était préparée : éviter les pleurs et les questions, ne pas être sur la défensive comme la veille, mais au contraire se moquer de moi, me traiter par le mépris et agir avec fermeté. Son expression disait : si c’est comme ça, alors adieu.
     Natalie, je ne suis pas parti, ai-je dit, mais ce n’est pas une ruse.  J’ai perdu la raison, j’ai vieilli, je suis souffrant, je suis devenu un autre homme – comme vous voudrez… Je me suis détourné avec effroi, avec horreur, de celui que j’étais jusque là, je méprise cet individu, il me fait honte, mais ce nouvel homme qui habite en moi depuis hier refuse de me laisser partir. Ne me chassez pas Natalie !
     Elle m’a regardé fixement, bien en face, m’a cru, et une lueur d’inquiétude s’est allumée dans ses yeux. Enivré de sa présence, réchauffé par la chaleur régnant dans la pièce, je me suis à mis à marmonner comme dans un délire, en tendant mes mains vers elle : 
     — Je vous le dis : je n’ai pas de proches en dehors de vous. Et, pas un seul instant, je n’ai cessé de m’ennuyer de vous, seul mon amour-propre entêté m’empêchait de le reconnaître. Notre passé conjugal ne reviendra pas, et il n’en est pas besoin, mais faites de moi votre serviteur, prenez tout ce que j’ai et distribuez-le à qui vous voulez. Je suis en paix, Natalie, je suis content… Je suis en paix.
     Ma femme, qui me scrutait avec curiosité, poussa brusquement un petit cri, se mit à pleurer et s’en alla en courant dans la pièce à côté. Je suis remonté chez moi.
     Une heure plus tard, j’étais assis à mon bureau, occupé à rédiger mon « Histoire des chemins de fer » , et les affamés ne m’en empêchaient pas. À présent, je ne ressens plus d’inquiétude. Ni les désordres que j’ai vus à Piestrôvo, en faisant l’autre jour avec ma femme et Sobol le tour des isbas, ni les rumeurs de mauvais augure, ni les erreurs des gens autour de nous, ni l’approche de la vieillesse, rien ne m’inquiète. De même qu’à la guerre les volées de balles et de boulets n’empêchent pas les soldats de discuter de leurs affaires, de manger et de réparer leurs chaussures, les affamés ne m’empêchent pas de dormir et de vaquer à mes occupations. Chez moi et au-dehors, même assez loin d’ici, il règne une effervescence  que le docteur Sobol nomme « une orgie de bienveillance » ; ma femme entre souvent chez moi et promène des regards inquiets  dans mon appartement, comme si elle cherchait ce qu’on peut encore donner aux affamés pour « trouver de quoi justifier sa vie. » , et je vois que, à cause d’elle, il ne restera bientôt plus rien de notre fortune, nous serons pauvres, mais cela ne m’alarme pas et je lui souris gaiement. Ce qu’il adviendra, je l’ignore.     


(63) Attelage de trois chevaux.

(64) Le décret d’émancipation de 1861. Comme nous sommes au moins à la fin de 1887 (cf la référence au président Sadi Carnot), l’auteur nous donne une précieuse indication historique sur les lenteurs administratives.