vendredi 1 septembre 2017

Le camarade (Serguéï Essénine)

     Dans ce poème de mars 1917, les vers ne sont pas blancs, mais la rime folâtre, dans cette suite de quatrains : au début, pas de rime du tout, puis  rime 1-3, rime 2-4, rimes 1-3 et 2-4, puis on revient en arrière… Il y a visiblement une recherche formelle. Sans avoir la prétention d’imiter Essénine, je n’ai pas recherché systématiquement la rime.
     Une étude ultérieure – due à un certain V. M. Lévine – interprète le poème, écrit après la  Révolution de février, comme la marque d’une compréhension originale et tragique de l’époque qui s’ouvrait, là où l’on célébrait, sur le moment, une « révolution non sanglante », D’où l’emploi de termes plus durs, et l’apparition du Christ, image qui ressurgira l’année suivante dans le grand poème d’Alexandre Blok, Les douze, auquel je ne m’attaque pas pour le moment. On en trouvera une traduction  sur le site de la « Bibliothèque russe et slave », que je recommande :










Le camarade


(Sergueï Essénine)




C’était le fils d’un simple ouvrier.
Et son histoire est fort brève.
Les cheveux noirs comme la nuit, et voilà tout,
Et aussi des yeux bleus et très doux.

Du matin au soir, son père
Courbait l’échine pour nourrir sa famille à peine ;
Mais lui ne pouvait rien y changer,
Et avait deux camarades : le Christ et un chat.

Le chat était vieux et sourd,
N’entendait ni les souris, ni les mouches,
Et le Christ, sa mère le tenait dans ses bras,
Depuis l’icône, il regardait les pigeons sous le toit.

Ainsi vivait Martin, ignoré de tous.
Tristement frappaient les jours, comme la pluie sur une tôle.
Parfois seulement, lors d’un chiche repas,
Son père lui apprenait la Marseillaise.

« Tu grandiras, lui disait-il, tu comprendras…
Tu sauras le pourquoi de notre misère ! »
Et son couteau ébréché tremblait vaguement
Au-dessus du croûton sec et rassis.

     Mais, sous les planches
De la fenêtre –
     Deux souffles, des battements
D’aile ;

     Comme surgissent, impétueuses,
Les eaux printanières 
     S’est levé, en masse,
Le peuple russe…

Hurlement des vagues,
Chant de l’orage !
Dans les ténèbres bleuies
Les yeux flambent.

Un coup suit un autre coup,
Les cadavres s’empilent ;
L’effroi brise
Sa dent solide.

Envol après envol,
Toujours des cris !
Dans un puits sans fond 
S’écoule la source…

Et voici qu’a sonné tristement
La dernière heure d’un homme…
Mais, croyez-le, il n’a pas faibli
Sous les yeux de l’ennemi !

Son âme, tout comme hier,
Est forte et sans crainte,
Et se tend vers l’espoir
Sa main exsangue.

Il n’a pas vécu en vain,
N’a pas écrasé les fleurs pour rien ;
Mais ils ne vous ressemblent en rien, 
Ses rêves déjà éteints…

Inattendu et si soudain
Depuis le perron chéri
Est parvenu jusqu’à Martin
De son père l’ultime cri.

Les yeux éteints,
Les lèvres  bleuies et craintives,
Il est tombé à genoux,
Enlaçant le cadavre froid.

Mais le voici qui lève le sourcil,
S’essuie les yeux de la main,
Rentre en courant dans la chaumière
Et se place sous les icônes.

« Jésus, Jésus, tu m’entends ?
Tu me vois ? Je suis seul.
C’est ton camarade Martin,
C’est lui qui t’appelle !

Mon père gît, abattu,
Mais il n’est pas tombé comme un lâche.
Je l’entends qui nous appelle,
Ô mon fidèle Jésus !

Il nous demande de l’aide,
Avec le monde russe en lutte,
Il nous enjoint de lutter pour la liberté,
L’égalité et le travail !

Et, acceptant avec douceur
Ce flot d’innocentes paroles,
Jésus descendit sur Terre,
Quittant des mains inébranlables.

Ils marchent main dans la main,
Et la nuit est toute noire !
Et le silence aux cheveux blancs
Se gonfle de malheur.

Les rêves fleurissent de l’espoir
D’une éternelle liberté.
Leur caresse à tous deux les paupières
Le petit vent de février.

Mais des lueurs ont soudain brillé…
Une décharge de cuivre, comme un aboiement.
Et touché par la balle, le voilà tombé,
Jésus, le petit enfant.

     Écoutez :
Il n’est plus de résurrection !
On a enterré son corps.
     Il gît
Sur le Champ
     De Mars.

Et là-bas, où la mère est restée,
Où il ne paraîtra
     Plus,
Se tient près de la fenêtre
Le vieux chat
     Qui attrape la lune avec sa patte…

Martin rampe dans le champ :
« Vous, mes faucons,
     Vous êtes captifs,
     Captifs ! »
Sa voix se fait plus sourde, plus sourde,
Quelqu’un l’écrase, quelqu’un l’étrangle
     et fait feu.

Mais tinte calmement
     Derrière la fenêtre,
Tantôt mourant, tantôt éclatant
     Encore une fois,
Le mot
     de fer :
« Rré-é-pu-ublique ! »   









Mars 1917*

Petrograd

* Ancien calendrier

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