samedi 30 juillet 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), suite.


 VI



     Un beau dimanche, se présenta chez moi à l’improviste le docteur Blagovo. Il portait sa tunique par-dessus une chemise de soie, ainsi que de hautes bottes vernies. 


     — Je viens vous voir ! dit-il en me donnant une solide poignée de main, à la façon des étudiants. J’entends chaque jour parler de vous, et me prépare sans cesse à venir m’entretenir avec vous à cœur ouvert, comme on dit. La ville est atrocement ennuyeuse, on n’y trouve personne de véritablement vivant, personne avec qui parler1. Mère Immaculée2, qu’il fait chaud ! poursuivit-il en ôtant sa tunique et en restant en chemise de soie. Mon cher, causons, si vous le voulez bien !


     Je m’ennuyais moi-même et avais depuis longtemps envie d’une autre compagnie que celle des peintres. Je me réjouis sincèrement de le voir.


     — Je commencerai par vous dire, fit-il en s’asseyant sur mon lit, que je sympathise de tout mon cœur avec vous, et que j’éprouve un profond respect pour la vie que vous menez. Ici, en ville, on ne vous comprend pas ; et nul ne peut vous comprendre, puisqu’il n’y a ici, vous le savez vous-même, à de très rares exceptions près, que des trognes à la Gogol. Mais, l’autre jour, au pique-nique, j’ai tout de suite deviné qui vous étiez. Vous êtes une âme noble, un homme honnête, un esprit élevé ! Je vous estime et tiens pour un grand honneur de vous serrer la main ! continua-t-il avec exaltation. Pour changer de vie aussi brusquement et aussi radicalement que vous l’avez fait, il vous a fallu connaître un processus spirituel complexe, et pour poursuivre cette vie et rester en permanence à la hauteur de vos convictions, vous devez chaque jour faire un effort intense, aussi bien de l’esprit que du cœur. Maintenant, pour engager la conversation, ne trouvez-vous pas qu’en consacrant cette force de volonté, cette tension, tout ce potentiel à un autre objectif, par exemple à devenir, avec le temps, un grand savant ou un grand artiste, votre vie eût gagné en envergure et en profondeur, et eût été plus féconde à tous égards ?


     Nous causâmes, et lorsqu’il fut question du travail manuel, j’exprimai l’idée suivante : il ne faut pas que les forts asservissent les faibles, que la minorité vive aux dépens de la majorité en suçant chroniquement, comme un parasite ou une pompe, le meilleur de sa sève, autrement dit, il faut que tous sans exception, les forts comme les faibles, les riches comme les pauvres, prennent une part égale à la lutte pour l’existence, chacun pour soi, et sous ce rapport, il n’est pas de meilleur outil de nivellement que le travail manuel comme obligation générale et universelle.


     — Ainsi, selon vous, tout le monde, sans exception, doit travailler de ses mains? demanda le docteur. 


     — Oui.


     — Mais ne croyez-vous pas que si tout le monde, y compris les meilleurs, l’élite des penseurs et des grands savants, perd son temps, en participant chacun de son côté à la lutte pour l’existence, à casser des cailloux et à peindre des toits, cela puisse représenter un grave danger pour le progrès ?


     — Où est donc le danger ? demandai-je. Le progrès réside dans les œuvres de l’amour, dans l’accomplissement de la loi morale. Si vous n’asservissez personne et n’êtes à la charge de personne, de quel progrès avez-vous encore besoin ?


     — Mais permettez ! s’emporta soudain Blagovo, qui se leva. Permettez ! si un escargot dans sa coquille s’occupe de son perfectionnement personnel et tripote la loi morale, vous appelez cela un progrès ?


     — Pourquoi « triture » ? dis-je, blessé. Si vous n’obligez pas vos proches à vous nourrir, à vous vêtir, à vous transporter et à vous défendre contre vos ennemis, n’est-ce pas un progrès, dans cette vie entièrement fondée sur l’esclavage ? À mon avis, c’est le progrès le plus authentique qui soit, et peut-être le seul possible et nécessaire pour l’homme. 


     — Les bornes du progrès mondial, universel, sont à l’infini, et parler d’un progrès « possible », limité à nos besoins actuels ou borné par les conceptions actuelles, c’est, pardonnez-moi, assez étrange. 


     — Si les bornes du progrès sont à l’infini, comme vous dites, cela signifie  que ses objectifs sont indéterminés, dis-je. Vivre sans au juste savoir pourquoi ?


     — Soit ! Mais « ne pas savoir » est ici moins fastidieux que votre « savoir ». Je monte un escalier qui s’appelle progrès, civilisation, culture, je le gravis sans savoir précisément où je vais, mais, vraiment, c’est pour ce seul escalier merveilleux qu’il vaut la peine de vivre ; et vous, vous savez pour quoi vous vivez : pour que les uns n’asservissent pas les autres, pour que l’artiste et celui qui lui broie ses couleurs mangent pareillement. Mais ça, c’est le côté petit-bourgeois, popote, gris, de la vie, vivre pour cela seulement, n’est-ce pas à vous dégoûter ? Si certains insectes en asservissent d’autres, ils peuvent aller au diable, qu’ils se dévorent les uns les autres ! Ce n’est pas à eux qu’il faut penser – vous pouvez toujours les sauver de l’esclavage, ils mourront et pourriront de toute façon –, il faut penser à ce grand X qui attend l’humanité entière dans un lointain avenir.


     Blagovo discutait avec moi passionnément, mais, en même temps, il était visible qu’une pensée accessoire le troublait.


     — Il faut croire que votre sœur ne viendra pas, dit-il après un coup d’œil à sa montre. Hier, elle était chez nous et avait dit qu’elle passerait vous voir. Vous n’avez que l’esclavage à la bouche, reprit-il. Mais ce n’est qu’un problème particulier, et l’humanité résout graduellement ces problèmes, ces questions s’arrangent d’elles-mêmes.


     Nous causâmes de la progression graduelle. Je dis que la question de faire le bien ou le mal, chacun la résout pour son propre compte, sans attendre que le développement progressif de l’humanité en vienne à la résoudre. En outre, la progression est une arme à deux tranchants. On observe, à côté de la progression des idées humanitaires, la progression d’idées d’un autre genre. Le servage n’existe plus, mais le capitalisme se développe. En pleine effervescence des idées de libération, c’est – exactement comme à l’époque de Baty3 – la majorité qui nourrit, habille et défend la minorité, tout en restant elle-même affamée, dévêtue et sans défense. Un tel ordre des choses s’accommode très bien de n’importe quelle tendance, de n’importe quel courant d’idées, car l’asservissement est un art qui, lui aussi, se cultive progressivement. Nous ne fouettons plus nos domestiques à l’écurie, mais nous donnons à l’esclavage des formes plus raffinées, nous savons à tout le moins lui trouver des justifications dans tous les cas particuliers. Chez nous, les idées restent des idées, mais si maintenant, à la fin du XIXe siècle, nous pouvions nous décharger de nos fonctions physiologiques les plus déplaisantes sur les travailleurs, nous le ferions, pour ensuite, bien sûr, nous justifier en disant que si nous, l’élite des penseurs et des grands savants, nous mettons à perdre notre temps précieux à accomplir ces fonctions, le progrès pourrait courir un grand danger.


     Mais voilà que ma sœur arriva. À la vue du docteur, elle s’agita, s’alarma et se mit aussitôt à dire qu’il était temps pour elle de rentrer à la maison, auprès de son père.


     — Cléopâtra Alexeïevna4, dit Blagovo d’un ton persuasif, les deux mains sur le cœur, que peut-il bien arriver à votre père si vous passez une demi-heure avec votre frère et moi ?


     Il était sincère et savait communiquer son entrain aux autres. Ayant réfléchi un instant, ma sœur se mit à rire et devint brusquement gaie comme le jour du pique-nique. Nous allâmes dans les champs et, sur l’herbe, poursuivîmes notre conversation en regardant la ville, dont toutes les fenêtres orientées à l’ouest brillaient comme de l’or à cause du soleil couchant.


     Par la suite, à chaque fois que ma sœur venait me voir, Blagovo se montrait aussi, et ils se saluaient tous les deux comme s’ils se rencontraient chez moi fortuitement. Ma sœur nous écoutait débattre, le docteur et moi, et son visage exprimait un enthousiasme joyeux, une curiosité attendrie, j’avais l’impression que devant ses yeux s’ouvrait peu à peu un monde nouveau, qu’elle n’avait jusqu’alors jamais vu, même en rêve, et qu’elle s’efforçait à présent de comprendre. En l’absence du docteur, elle était silencieuse et triste, et si maintenant il lui arrivait de pleurer, assise sur mon lit, c’était pour des raisons qu’elle ne me disait pas. 


     En août, Redka nous ordonna de nous préparer à aller sur la ligne. Deux jours avant qu’on ne nous « expédiât » en-dehors de la ville, mon père vint me voir. Il s’assit et, sans hâte, sans me regarder, essuya sa figure rouge, puis tira de sa poche notre Messager5 local et, lentement, en soulignant chaque mot, il lut que le fils du directeur du bureau urbain de la banque d’État, qui avait le même âge que moi, était nommé chef de division à la Chambre régionale des finances.


     — Et maintenant, regarde-toi, dit-il en repliant le journal : un mendiant, un loqueteux, un bon à rien ! Même les artisans et les paysans reçoivent de l’instruction pour devenir des hommes, tandis que toi, un Polozniev, ayant d’illustres et nobles ancêtres, c’est la fange qui t’attire ! Mais je ne suis pas venu discuter avec toi ; j’ai déjà fait une croix sur toi, continua-t-il d’une voix étranglée en se levant. Je suis venu pour savoir où est ta sœur, vaurien ! Elle a quitté la maison après le déjeuner, il est plus de sept heures et elle ne réapparaît pas. Elle a commencé à sortir souvent, sans me le dire, elle me témoigne moins de respect, je vois là ta mauvaise et vile influence. Où est-elle ?


     Il avait à la main le parapluie que je connaissais, et, perdant contenance, je me raidissais déjà comme un écolier, attendant que mon père se mît à me battre, mais il surprit le regard que je jetais au parapluie, et cela le retint sans doute.


     — Tu peux vivre à ta guise ! dit-il. Je te retire ma bénédiction6 !


     — Ô Saintes lumières ! marmottait la nounou derrière la porte. Tu es perdu, pauvre malheureux ! Ah, mon cœur pressent un malheur !


     Je travaillais sur la ligne. Durant tout le mois d’août, les pluies ne cessèrent pas,  il faisait froid et humide ; dans les champs, on ne rentrait pas le blé, et dans les grandes exploitations où l’on moissonnait à l’aide de machines, le blé n’était pas en gerbes, mais en tas, et je vois encore ces tristes tas noircir de jour en jour, le grain y germant. Le travail était pénible ; les averses abîmaient ce que nous venions de faire. Il ne nous était pas permis de demeurer dans les bâtiments de la gare, ni d’y dormir, et nous nous blottissions dans les gourbis humides et sales où la tchougounka7 logeait en été, et je n’arrivais pas à dormir la nuit, à cause du froid et des cloportes qui rampaient sur mon visage et mes mains. Et lorsque nous travaillions près des ponts, la tchougounka arrivait le soir en masse pour rosser les peintres : pour eux, c’était un genre de sport. Ils nous battaient, nous fauchaient nos pinceaux et, pour nous exaspérer et provoquer la bagarre, ils sabotaient notre ouvrage, par exemple en barbouillant les guérites en vert. Pour comble de malheur, Redka se mit à nous payer n’importe comment. Tous les travaux de peinture du secteur avaient été donnés à un entrepreneur qui les avait passés à un autre, lequel les repassa à Redka8 en gardant pour lui vingt pour cent. Le travail était déjà peu avantageux, sans compter la pluie ; le temps s’écoulait en pure perte, nous restions sans travailler, et Redka devait payer les gars chaque jour. Les peintres affamés n’étaient pas loin de le battre, le traitaient de filou, de buveur de sang, de Judas vendeur du Christ, et lui, le pauvre, soupirait, levait les bras au ciel et allait sans cesse emprunter de l’argent à Madame Tchéprakov.



Notes


  1. Cette entrée en matière rappelle l’humeur sombre du docteur Raguine, le héros malheureux de la nouvelle de la fin 1892, Salle 6 :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/050622/salle-6-anton-tchekhov
  2. La Sainte Vierge. Souvent appelée « Reine des cieux » chez les orthodoxes.
  3. Baty, ou Batu, né vers 1210, mort vers 1255, petit-fils de Gengis-Khan, fondateur de la « Horde d’or », poursuivit l’invasion de la Russie, s’empara de Kiev (Kyiv, de nos jours) et d’une partie de l’Europe centrale. 
  4. J’abandonne ici « Cléopâtre », dans la mesure où sont donnés ici le prénom et le patronyme de la sœur du narrateur. Dans la Pléiade, on esquive la difficulté en écrivant à la place : « Ma chère amie »…
  5. Il s’agit du journal de la ville.
  6. Ce qui annonce aussi qu’il le déshéritera.
  7. Voir la note 1 du chapitre III.
  8. De la sous-traitance en 1895…
À suivre...


mercredi 27 juillet 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), chapitres IV et V

IV



     Un jour, après le déjeuner, il accourut, hors d’haleine, et me dit :


     — Viens, ta sœur est là. 


     Je sortis. En effet, devant le perron de la bâtisse principale stationnait un véhicule1 de la ville, loué avec son cocher. Ma sœur était arrivée en compagnie d’Aniouta Blagovo et d’un autre monsieur en tunique de militaire. M’approchant, je le reconnus : c’était le frère d’Aniouta, un médecin-major.


     — Nous sommes venus pique-niquer chez vous, dit-il. Cela ne vous dérange pas ? 


     Ma sœur et Aniouta avaient envie de me demander comment j’allais, mais elles se taisaient et se contentaient de me regarder. Je me taisais aussi. Elles comprirent que je ne me plaisais pas ici, ma sœur en eut les larmes aux yeux, tandis qu’Aniouta rougissait. Nous allâmes au jardin. Le docteur marchait en tête et disait, enthousiasmé :


     — Le bon air que voilà ! Sainte Mère, quel bon air !


     Il avait encore absolument l’air d’un étudiant. Il parlait et marchait comme un étudiant, et le regard de ses yeux gris était aussi vif, aussi simple et aussi ouvert que celui d’un bon étudiant. À côté de sa sœur grande et belle, il semblait faible, frêle ; sa barbe était clairsemée, sa voix fluette – une petite voix de ténor pas désagréable, au demeurant. Il servait dans quelque régiment, était venu en permission voir les siens et disait qu’à l’automne il irait à Pétersbourg soutenir sa thèse2. Il avait déjà sa propre famille : une femme et trois enfants ; il s’était marié tôt, en deuxième année, et l’on racontait à présent en ville qu’il était malheureux en ménage et vivait séparé de sa femme.


     — Quelle heure est-il ? s’inquiéta ma sœur. Il nous faut rentrer tôt, papa ne m’a laissée que jusqu’à six heures pour aller voir mon frère.


     — Ah, oui, votre papa ! soupira le docteur.


    J’allumai le samovar. Nous prîmes le thé sur un tapis devant la terrasse de la grande demeure ; agenouillé, le docteur buvait son thé à même sa soucoupe3 en disant éprouver de la félicité. Puis Tchéprakov alla chercher la clé et ouvrit la porte vitrée, et nous pénétrâmes tous dans la maison. Il y faisait sombre, il flottait un parfum de mystère ainsi qu’une odeur de champignon, et nos pas résonnaient sourdement, comme s’il y avait une cave sous le plancher. Debout, le docteur effleura les touches du piano, qui produisirent un son faible, tremblant et voilé, mais encore harmonieux ; il essaya sa voix et entonna une romance, en faisant la grimace et en tapant du pied lorsqu’une touche restait muette. Ma sœur ne songeait plus à rentrer et, tout émue, déambulait dans la pièce en disant :


     — Je me sens gaie ! Très, très gaie !


     Il y avait de l’étonnement dans sa voix, comme si cela lui paraissait incroyable qu’il pût lui arriver, à elle aussi, de se sentir le cœur léger. C’était la première fois que je la voyais aussi gaie. Cela l’embellissait, même. De profil, elle n’était pas jolie, son nez et son menton avançaient, et elle avait l’air de souffler, mais elle avait de beaux yeux sombres, un teint pâle et très délicat, ainsi qu’une touchante expression de bonté et de tristesse, et, quand elle parlait, elle avait un joli minois, elle paraissait même belle. Elle et moi, nous tenions de notre mère : larges d’épaules, forts et résistants, mais elle montrait une pâleur maladive, elle toussait fréquemment, et il m’arrivait de surprendre dans ses yeux cette expression des gens gravement malades, mais qui, pour une raison inconnue, veulent le cacher. Il y avait, dans sa gaieté présente, quelque chose d’enfantin, de naïf, comme si la joie réprimée et étouffée durant notre enfance par une éducation sévère s’était soudain réveillée en elle, et s’était échappée.


     Mais lorsque le soir arriva et qu’on fit avancer les chevaux, ma sœur se tut, ses traits se tirèrent et elle prit place dans le véhicule comme si elle s’asseyait au banc des accusés.


     Voilà qu’ils étaient tous partis, le bruit avait décru… Je me souvins qu’à aucun moment Aniouta Blagovo ne m’avait adressé la parole.


     « L’étrange jeune fille ! me dis-je. L’étrange jeune fille ! »


     Arriva le carême de la Saint-Pierre4, c’était maigre tous les jours. Du fait de mon oisiveté et de l’incertitude de ma situation, pesait sur moi une angoisse physique, et j’errais sans but dans la propriété, mécontent de moi, sans énergie, affamé, attendant seulement d’être d’humeur à m’en aller.


     Un jour, vers le soir, alors que Redka se trouvait au bureau avec nous, Doljikov entra sans qu’on l’attendît, très bronzé et tout poussiéreux. Il avait passé trois jours dans son secteur, une locomotive l’avait amené à Doubetchnia et il était venu à pied de la gare. En attendant l’équipage qui devait venir de la ville, il fit en compagnie de son régisseur le tour de la propriété en donnant des instructions d’une voix forte, puis resta une heure entière avec nous à écrire des lettres ; en sa présence, arrivèrent plusieurs télégrammes à son nom, et il télégraphia lui-même les réponses. Nous nous tenions tous les trois au garde-à-vous, sans dire un mot. 


     — Quel désordre ! dit-il après avoir consulté un registre d’un air dégoûté. D’ici deux semaines, je transférerai le bureau à la gare, et je me demande bien ce que je ferai de vous, messieurs.


     — Je fais tout ce que je peux, Votre Noblesse, dit Tchéprakov.


     — Je vois ça. Vous ne savez que toucher vos appointements, poursuivit l’ingénieur en me regardant. Vous comptez tout le temps sur une protection pour faire carrière5 sans peine et au plus vite. Eh bien, je ne tiendrai pas compte des protections. Personne n’a fait de démarches pour moi. Avant qu’on ne me laisse la voie libre6, j’ai été mécanicien, j’ai travaillé en Belgique comme simple graisseur, messieurs7. Et toi, Panteleï, qu’est-ce que tu fabriques ici ? demanda-t-il en se tournant vers Redka. Tu te saoules avec eux ?


     Les hommes du peuple, il les appelait tous Panteleï, allez savoir pourquoi ; quant aux gens comme Tchéprakov et moi, il les méprisait, les traitant derrière leur dos d’ivrognes, de brutes et de canailles. Il était dur avec tous les sans-grades, leur infligeait des amendes et les mettait à la porte froidement, sans explications.


     Son attelage arriva enfin. Il prit congé de nous en promettant de nous renvoyer tous dans deux semaines, traita son régisseur d’andouille, puis partit en direction de la ville, affalé dans la calèche.


       Andreï Ivanytch7, dis-je à Redka, prenez-moi comme ouvrier.


     — Eh bien, pourquoi pas ?


     Et nous partîmes ensemble pour la ville. Lorsque la gare et la propriété furent loin derrière nous, je lui posai la question :


     — Andreï Ivanytch, pourquoi êtes-vous venu tantôt à Doubetchnia ?


     — D’abord, mes gars travaillent sur la ligne, et puis je suis venu payer des intérêts à la générale. L’année dernière, je lui ai emprunté cinquante roubles, à présent je lui paye un rouble par mois. 


     Le peintre s’arrêta et me prit par un bouton de mon veston.


     — Missaïl Alexéïtch9, ange que vous êtes, reprit-il, j’estime pour ma part que si un homme du peuple ou un monsieur prend le moindre intérêt, c’est une fripouille. Chez un tel homme, il ne peut pas y avoir de justice. 


     Maigre, pâle, effrayant, Redka ferma les yeux, hocha la tête et proféra, sur un ton de philosophe :


     — Le puceron mange l’herbe, la rouille le fer et le mensonge l’âme. Seigneur, sauve-nous, pauvres pécheurs !   




Notes


  1. Une sorte de break de louage aux bancs alignés dans leur longueur.
  2. Je reprends la formulation de Denis Roche, car le texte parle d’examen, sans utiliser le terme « thèse ». On pouvait, en Russie, être médecin militaire avant d’avoir le titre de docteur (note trouvée chez D. Roche).
  3. Attitude peu distinguée. On prend d’ordinaire le thé dans des verres montés sur des porte-verres parfois magnifiques.
  4. Encore appelé jeûne des apôtres :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Je%C3%BBne_des_ap%C3%B4tres
  5. En français dans le texte On lit même : « Faire la carrière »…
  6. Il y a ici, comme souvent chez Tchékhov, une ambiguïté dans le discours de l’ingénieur : l’expression qu’il utilise, déjà rencontrée au chapitre II, peut signifier : « laisser la voie libre », mais aussi, éventuellement, ici : « donner la ligne de chemin de fer ». Je préfère m’en tenir, contrairement à D. Roche et à la Pléiade, qui ont alterné les deux traductions, à la première interprétation. 
  7. Voir la note 9 du chapitre II.
  8. Pour Ivanovitch. Il est possible que l’artisan se nomme Andreï Ivanovitch Ivanov, voir la note 3 du chapitre II.
  9. Rappel : il s’agit du narrateur, étrangement prénommé Missaïl. Alexéïtch est le diminutif d’Alexeïevitch, fils d’Alexeï.





V



     Redka manquait d’organisation, et la réflexion n’était pas son fort ; il prenait plus d’ouvrage qu’il ne pouvait en accomplir et, en faisant ses comptes, il s’affolait et se retrouvait presque toujours avec des pertes. Il faisait les peintures, posait les vitres et les papiers peints et se chargeait même des toitures, je me souviens de l’avoir vu, pour des commandes de rien du tout, courir trois jours à la recherche de couvreurs. Il était excellent dans sa partie, il lui arrivait de gagner jusqu’à dix roubles par jour, et sans ce désir qu’il avait d’être patron à tout prix et de se faire appeler entrepreneur, il aurait sans doute pu se faire pas mal d’argent.


     Lui-même était payé à la tâche, tandis que les autres gars et moi, il nous payait à la journée, de soixante-dix kopecks à un rouble1 par jour. Tant que le temps restait chaud et sec, nous faisions divers travaux d’extérieur, surtout les peintures de toitures. Par manque d’habitude, les pieds me brûlaient comme si je marchais sur un fourneau incandescent, et ils étouffaient dans des bottes de feutre. Mais cela seulement les premiers temps, ensuite je m’habituai et tout baigna dans l’huile2. Je vivais maintenant au milieu de gens pour qui le travail était une nécessité inévitable, et qui trimaient comme des chevaux de trait, souvent sans avoir conscience de la signification morale du travail, ils n’employaient même jamais ce terme dans leurs discussions ; à leurs côtés, je me sentais moi aussi comme un cheval de trait, de plus en plus pénétré de la nécessité inévitable de ce que je faisais, cela rendait ma vie plus légère en lui épargnant le moindre doute.


     Au début, tout m’intéressait par sa nouveauté, c’était comme si je venais de naître pour la deuxième fois. Je pouvais dormir à même la terre, marcher pieds nus – ce qui est extrêmement agréable ; je pouvais me tenir dans une foule de gens du peuple sans gêner personne, et lorsqu’un cheval de fiacre tombait en pleine rue, je courais aider à le relever, sans craindre de me salir. Et surtout, je subvenais moi-même à mes besoins, je n’étais à la charge de personne !


     Peindre les toits, en particulier en fournissant nous-même l’huile de lin et la peinture, était vu comme une activité très avantageuse, aussi même de bons artisans comme Redka ne dédaignaient pas ce travail grossier et ennuyeux. En pantalon court, montrant ses jambes maigres de la couleur du lilas, il se déplaçait sur les toits, telle une cigogne, et je l’entendais qui, tout en maniant son pinceau, poussait de profonds soupirs et disait :


     « Malheur à nous, pauvres pécheurs !3 »


     Il marchait sur les toits comme sur le sol. Bien qu’il fût malade et pâle comme un mort, il était d’une extraordinaire agilité ; à l’instar des jeunes, il peignait les coupoles et les bulbes des églises sans échafaudage, juste avec une échelle et des cordes, et c’était un peu effrayant de le voir, debout à une grande hauteur, se redresser de toute sa taille et proférer, on ne savait à l’adresse de qui :


     «  Le puceron mange l’herbe, la rouille mange le fer et le mensonge mange l’âme ! »


     Ou bien, pensant à quelque chose, il se répondait à voix haute à lui-même :


     «  Tout est possible ! Tout peut arriver ! »


     Quand je rentrais chez moi en revenant du travail, tous les gens assis sur des bancs près des portails, tous les commis, les apprentis et leurs patrons lançaient dans mon dos remarques diverses, des piques railleuses et blessantes, ce qui, les premiers temps, m’atteignait et me semblait tout bonnement monstrueux :


     — Petit-Profit ! entendait-on de tous les côtés. Barbouilleur ! Terreux !


     Ceux qui me faisaient le moins grâce étaient ceux qui, naguère encore, étaient de petites gens gagnant leur pain à la sueur de leur front. Dans les galeries marchandes, quand je passais près d’un quincailler, on m’arrosait d’eau comme par mégarde, on me lança même une fois un bâton. Et un marchand de poissons, un vieillard chenu, me barra le passage et me dit avec un mauvais regard :


     — Ce n’est pas toi qui nous fait pitié, imbécile ! C’est ton père !


     Et les gens de ma connaissance, en me rencontrant, se montraient étrangement gênés. Les uns me regardaient comme un original, un bouffon, d’autres me plaignaient, d’autres encore ne savaient pas comment se comporter avec moi, j’avais du mal à les comprendre. Un jour, dans une ruelle proche de notre Bolchaïa Dvorianskaïa4, je rencontrai Aniouta Blagovo. J’allais au travail et portais un seau de peinture et deux longs pinceaux. M’ayant reconnu, Aniouta piqua un fard.


     — Je vous prie de ne pas me saluer dans la rue, dit-elle nerveusement, sévèrement, d’une voix tremblante, sans me tendre la main – et des larmes brillèrent soudain dans ses yeux. Si tout cela est nécessaire, selon vous, soit… soit, mais je vous le demande, évitez-moi !


     Je n’habitais plus rue Bolchaïa Dvorianskaïa, mais au faubourg Makarikha, chez Karpovna, ma vieille nounou, brave femme mais d’un caractère sombre, pressentant toujours quelque malheur, redoutant tous les songes et voyant même de mauvais présages dans les abeilles et les guêpes qui pénétraient dans sa chambre. Et que je fusse devenu ouvrier n’annonçait rien de bon non plus, à son avis.


     — Tu es perdu, mon petit ! disait-elle avec tristesse en hochant la tête. Perdu !


     Dans sa maisonnette habitait aussi son fils adoptif Prokofi, boucher de son état, gaillard énorme et pataud de quelque trente ans, roux5, à la moustache raide. Lorsqu’il me croisait dans l’entrée, il me laissait silencieusement et respectueusement passer, et lorsqu’il était saoul, il portait les cinq doigts de sa main à la visière de sa casquette. Il dînait le soir à la maison, et je l’entendais, à travers la cloison de planches, se racler la gorge et soupirant, en se jetant dans le gosier un petit verre après l’autre6.


     — Maman ! appelait-il à mi-voix.


     — Quoi donc ? répliquait Karpovna, qui aimait à la folie son fils adoptif. Qu’y a-t-il, fiston ?


     — Maman, je peux me montrer clément avec vous. Je veillerai à vous nourrir quand vous serez vieille en ce monde, dans cette vallée de larmes. C’est dit, et c’est du sûr.


     Je me levais tous les jours avant l’aube et me couchais tôt. Nous, les peintres, nous mangions beaucoup et dormions profondément, seulement, la nuit, j’avais le cœur qui battait très fort. Dans la journée, on ne cessait de jurer, de sacrer et de s’adresser des vœux comme « que tes yeux éclatent » ou « que le choléra t’emporte », nous vivions néanmoins en bonne intelligence. Les gars me soupçonnaient d’appartenir à une secte religieuse et me charriaient avec bonhomie, disant que même mon père m’avait renié, et se mettaient à raconter qu’eux-mêmes se montraient rarement à l’église et que nombre d’entre eux n’étaient pas allés à confesse depuis dix ans, alléguant pour justifier cette vie dissolue qu’un peintre parmi les hommes, cela revenait à un choucas parmi les oiseaux. 


     Les gars avaient de la considération pour moi et me traitaient avec respect ; ce qui leur plaisait visiblement, c’était que je ne buvais pas, ne fumais pas et menais paisiblement une vie rangée. Ils étaient seulement choqués de voir que je ne participais pas aux vols d’huile de lin et que je ne les accompagnais pas chez les clients demander des pourboires7. Voler de l’huile et des couleurs était en usage chez les peintres, ne passait pas pour du vol, et, chose remarquable, même un homme juste comme Redka emportait, à chaque fois qu’il arrêtait le travail, un peu de blanc de céruse et d’huile de lin. Et même de respectables vieillards, propriétaires de leur demeure à Makarikha, n’avaient pas honte de telles demandes de pourboire ; il était fâcheux et honteux de voir les gars venir en troupe féliciter quelque homme de rien au début ou à la fin des travaux et le remercier avec humilité après avoir reçu de lui dix kopecks. 


     Ils se comportaient avec les clients en rusés courtisans, et je repensais presque chaque jour au Polonius de Shakespeare8.


     — Il va sans doute pleuvoir, disait le client en regardant le ciel.


     — Sûr et certain qu’il va pleuvoir ! acquiesçaient les peintres.


     — Tout de même, ce ne sont pas des nuages de pluie. Peut-être qu’il ne pleuvra pas.


     — Il ne pleuvra pas, Votre Noblesse ! Sûr qu’il ne pleuvra pas.


     En leur absence, ils parlaient des clients avec ironie ; voyant un barine9 assis sur son balcon, un journal dans les mains, ils lançaient :


       En voilà un qui lit le journal et qui ne doit rien avoir à manger10.


     Je n’allais pas voir les miens. En rentrant du travail, je trouvais souvent des billets courts et inquiets, où ma sœur me parlait de mon père : tantôt il était resté particulièrement pensif au déjeuner, sans rien manger, tantôt il avait chancelé, ou s’était enfermé dans sa chambre pour un long moment. De semblables nouvelles me remuaient, je n’arrivais pas à dormir; il m’arrivait même d’aller la nuit rue Bolchaïa Dvorianskaïa et de passer devant notre maison en observant les fenêtres sombres et en essayant de deviner si, chez nous, tout allait bien. Le dimanche, ma sœur venait me voir, mais furtivement, comme si ce n’était pas à moi qu’elle rendait visite, mais à notre nourrice. Quand elle entrait chez moi, elle était très pâle, avait des yeux éplorés et se mettait aussitôt à pleurer.


     — Notre père ne le supportera pas ! disait-elle. S’il lui arrive quelque chose –  Dieu nous en garde ! –, tu en auras des remords toute ta vie. C’est affreux, Missaïl ! Je t’en supplie, au nom de notre mère : amende-toi !


     — Ma chère sœur, disais-je, pourquoi m’amender, alors que je suis persuadé d’agir selon ma conscience ? Comprends-moi !


     — Je sais que tu agis selon ta conscience, mais peut-être que tu pourrais le faire autrement, pour ne chagriner personne.


     — Ah mon Dieu ! soupirait la vieille derrière la porte. Tu es perdu, mon petit ! Du malheur en vue, mes chéris, du malheur en vue !


     






Notes


  1. Rappel sans doute superflu : le rouble vaut cent kopecks…
  2. C’est à peu près l’expression russe, que l’on pourrait aussi traduire par « tout alla comme sur des roulettes ».
  3. Voir l’Évangile selon Saint Luc, 6, 24-26.
  4. Dernier rappel : c’est la rue où habite le père du narrateur.
  5. En général mauvais signe chez l’auteur…
  6. Verres de vodka, bien entendu.
  7. L’expression russe est : demander (de l’argent) pour le thé. Mais on peut boire autre chose…
  8. https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/1352712
  9. Ancien terme pour un propriétaire membre de la noblesse.
  10. À rapprocher de ce que dit Kozov au chapitre I de La Nouvelle Datcha :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/010722/la-nouvelle-datcha-anton-tchekhov
À suivre...

samedi 23 juillet 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), chapitre III




     Une ligne de chemin de fer était en construction dans notre localité. La veille des dimanches et des jours de fête, déambulait à travers la ville une multitude de gens déguenillés que l’on nommait la tchougounka, et dont on avait peur1. Il m’était arrivé plus d’une fois de voir conduire au poste de police un loqueteux au visage ensanglanté, tête nue, et l'on portait derrière lui, comme pièce à conviction, un samovar ou du linge fraîchement lavé, encore humide. La tchougounka s’attroupait aux abords des cabarets et sur les marchés ; elle buvait, mangeait, lâchait des jurons orduriers, et accompagnait d’un sifflement strident le passage de toute femme aux mœurs légères. Pour divertir cette tourbe affamée, nos boutiquiers faisaient boire de la vodka aux chiens et aux chats, ou attachaient un bidon à pétrole en fer-blanc à la queue d’un chien et se mettaient à siffler : le chien détalait dans la rue dans un grondement de ferraille qui le faisait glapir de terreur ; il se croyait poursuivi par un monstre et courait loin, au-delà de la ville, s’abattant d’épuisement dans les champs ; il y avait, dans notre ville, quelques chiens tremblant en permanence, la queue entre les jambes, et dont on disait qu’ils n’avaient pas supporté ce divertissement : ils étaient devenus fous.


     À cinq verstes2 de la ville, on construisait la gare. Il se disait que les ingénieurs avaient demandé un pot-de-vin de cinquante mille roubles pour faire passer la ligne à proximité immédiate de la ville ; le conseil municipal avait seulement accepté de donner quarante mille, et ces dix mille roubles étaient restés une pomme de discorde : à présent, les habitants s’en repentaient, puisqu’il leur fallait construire une route jusqu’à la gare, ce qui, d’après le devis, allait leur revenir plus cher. Les traverses et les rails étaient déjà posés tout le long de la ligne, des trains de service transportant les matériaux de construction et les ouvriers circulaient, le seul retard venait des ponts que bâtissait Doljikov, et de certaines gares qui n’étaient pas encore terminées.


     Doubetchnia – c’était le nom de notre première station – se trouvait à dix-sept verstes de la ville. Je m’y rendis à pied. Enveloppés par le soleil matinal, les blés d’automne et de printemps prenaient une vive teinte verte. C’était une plaine joyeuse où se dessinaient au loin, avec netteté la gare, les kourganes3, les propriétés lointaines… Qu’on se sentait bien ici, en liberté ! Et comme je voulais me pénétrer consciemment de cette liberté, ne serait-ce que cette matinée, pour oublier ce qui se passait en ville, pour ne pas penser à mes besoins, pour ne pas avoir envie de manger ! Rien ne me gâtait autant la vie que le sentiment aigu de la faim, lorsqu’à mes plus belles pensées d’autres venaient étrangement se mêler, relatives à du gruau de sarrasin, des boulettes de viande, une friture de poisson. Seul en pleine campagne, je lève la tête pour regarder une alouette immobile dans le ciel, qui semble suspendue et qui chante à tue-tête comme dans une crise de nerfs, et me voilà en train de me dire : « Ce serait bien bon de manger à présent du pain avec du beurre ! » Ou encore, je m’assois au bord de la route et ferme les yeux pour me reposer en prêtant l’oreille à ce merveilleux bourdonnement du mois de mai, et je me souviens de l’odeur des pommes de terre fumantes. Avec ma grande taille et ma forte constitution, j’étais contraint de manger peu, si bien que la sensation que j’éprouvais le plus dans le cours de la journée était la faim ; c’était peut-être pour cela que je comprenais parfaitement pourquoi tant de gens travaillent juste pour un bout de pain, et ne peuvent parler que de nourriture.


     À Doubetchnia, on crépissait l’intérieur de la gare et l’on construisait la partie supérieure en bois entourant le réservoir d’eau4.. L’air était torride, cela sentait la chaux et les ouvriers erraient avec indolence au milieu des tas de copeaux et de gravats ; l’aiguilleur dormait près de sa guérite, et le soleil lui incendiait le visage. Pas un seul arbre. Le fil du télégraphe, sur lequel se reposaient par endroits des éperviers, émettait un faible bourdonnement5. Tout en errant moi aussi parmi les gravats, sans savoir quoi faire, je me rappelais que lorsque j’avais demandé à l’ingénieur en quoi consisterait mon travail, il m’avait répondu : « Nous verrons ». Mais qu’y avait-il à voir dans ce désert ? Les plâtriers parlaient d’un chef d’équipe et d’un certain Fédote6 Vassiliev, je ne comprenais pas, et une angoisse s’empara peu à peu de moi : l’angoisse physique de celui qui sent ses bras, ses jambes et tout son grand corps, et qui ne sait qu’en faire ni où se mettre.


     Ayant déambulé deux heures au bas mot, je remarquai qu’à partir de la gare, les poteaux télégraphiques s’écartaient sur la droite de la ligne de chemin de fer pour aboutir, une verste et demie ou deux plus loin, à une enceinte en pierre blanche ; les ouvriers me dirent que là-bas, c’était le bureau, et je me rendis enfin compte que je devais précisément m’y rendre.


     C’était une très ancienne propriété de campagne, abandonnée depuis longtemps. L’enceinte de pierre blanche et poreuse s’était effritée et même écroulée par endroits, et le toit couvrant l’aile dont le mur aveugle donnait sur la campagne avait rouillé, et l’on y voyait briller ça et là des rapiècements en fer-blanc. Du portail, on apercevait une vaste cour envahie de mauvaises herbes, et une vieille demeure seigneuriale avec des persiennes aux fenêtres et une haute toiture mangée de rouille. Des deux côtés de la maison, à droite et à gauche, deux ailes identiques ; les fenêtres de l’une étaient condamnées par des planches, celles de l’autre étaient ouvertes, du linge était suspendu à une corde et de petits veaux divaguaient. Le dernier poteau télégraphique se dressait dans la cour, et le fil allait à la fenêtre de l’aile dont le mur aveugle donnait sur la campagne. La porte était ouverte et j’entrai. Derrière une table sur laquelle se trouvait le télégraphe était assis un homme aux cheveux bruns et frisés, portant une veste de toile ; il me regarda par en-dessous sans aménité, mais se mit l’instant d’après à sourire et me dit :


     « Bonjour, Petit-Profit ! »  


     C’était Ivan Tchéprakov, mon condisciple au lycée, exclu en cinquième pour avoir fumé. Autrefois, en automne, nous attrapions ensemble des chardonnerets, des serins et des verdiers7 que nous vendions tôt le matin au marché, tandis que nos parents dormaient. Nous guettions les volées d’étourneaux de passage que nous tirions au petit plomb pour ramasser ensuite les oiseaux blessés dont certains mouraient dans d’horribles souffrances (je les entends encore gémir dans leur cage, la nuit), et nous vendions ceux qui guérissaient, en jurant avec impudence que c’étaient tous des mâles. Un jour, au marché, il m’était resté un seul étourneau que j’avais longuement proposé aux acheteurs et que je finis par céder pour un kopeck. « C’est tout de même un petit profit ! » m’étais-je dit pour me consoler en empochant le kopeck, et depuis ce temps-là, les gamins des rues8 et les lycéens m’avaient surnommé « Petit-Profit » ; encore maintenant, les gamins et les boutiquiers me taquinaient avec ce sobriquet, bien que personne, à part moi, ne se souvînt plus d’où il venait.


     Tchéprakov n’était pas bien costaud ; voûté, la poitrine étroite, il avait de longues jambes. Une cravate ressemblant à une ficelle, pas de gilet du tout, des bottes pires que les miennes, avec les talons déjetés. Il cillait rarement et semblait en permanence avoir des vues sur quelque chose, s’apprêtant à l’attraper et s’agitant.


     — Attends donc, dit-il en s’affairant. Écoute un peu !… Allons, de quoi étais-je en train de parler, déjà ?


     Nous nous mîmes à causer. J’appris de lui que la propriété dans laquelle je me trouvais appartenait récemment encore aux Tchéprakov, qu’elle était passée seulement l’automne dernier aux mains de l’ingénieur Doljikov, lequel trouvait plus avantageux de placer son argent en terrains qu’en titres, et qui avait déjà acheté dans nos contrées trois belles propriétés avec reprise des dettes afférentes ; lors de la vente, la mère de Tchéprakov s’était réservé le droit d’habiter encore deux ans l’une des ailes latérales, et avait obtenu une place pour son fils au bureau.


     — J’te crois, qu’il a acheté ! Avec ce qu’il soutire rien qu’aux entrepreneurs ! Il écorche tout le monde !


     Puis il m’emmena déjeuner, après avoir décidé, toujours agité, que j’habiterais la même aile que lui, en prenant mes repas chez sa mère. 


     — Elle est rapiate, dit-il, mais elle ne te prendra pas cher.


     On était très à l’étroit dans les petites pièces où vivait sa mère ; elles étaient toutes, jusqu’à l’entrée et au vestibule, encombrées de meubles ramenés, après la vente, de la grande maison ; rien que des antiquités en acajou. Madame Tchéprakov, dame d’un certain âge, très corpulente, avec des yeux bridés de Chinoise, était assise dans un grand fauteuil près de la fenêtre et tricotait un bas. Elle me reçut cérémonieusement.


     — C’est Polozniev, maman, me présenta Tchéprakov. Il va travailler ici.


     — Êtes-vous noble ? me demanda-t-elle d’une voix étrangement désagréable ; j’eus l’impression que de la graisse bouillonnait dans sa gorge.


     — Oui, répondis-je.


     — Asseyez-vous.


     Le déjeuner fut mauvais. On nous servit seulement une tourte au fromage blanc amer et une soupe au lait. Iéléna Nikiforovna, la maîtresse de maison, clignait sans cesse, tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, de façon étrange. Elle parlait et mangeait, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de déjà mort, et l’on croyait même sentir une odeur de cadavre. Une faible lueur de vie se maintenait encore en elle, ainsi que la conscience d’être une noble, une propriétaire terrienne ayant autrefois possédé des serfs, une femme de général à qui les domestiques devaient s’adresser en lui disant : « Votre Excellence » ; et lorsque ces pitoyables restes de vie s’enflammaient en elle un court instant, elle disait à son fils :


     Jean9, ne tiens pas ton couteau comme cela !     


     Ou encore, elle me disait, respirant difficilement, avec les minauderies d’une hôtesse désirant faire les honneurs de la maison à son hôte :


     — Vous savez, nous avons vendu notre propriété. Bien sûr, c’est dommage, nous y étions habitués, mais Doljikov a promis de faire nommer Jean chef de la gare de Doubetchnia, de sorte que nous ne partirons pas d’ici, nous habiterons la gare, ce sera comme vivre à la propriété. L’ingénieur est si bon ! Vous ne trouvez pas qu’il est très bel homme ?


     Peu de temps auparavant, les Tchéprakov menaient encore une vie de riche, mais tout avait changé après la mort du général. Iéléna Nikiforovna avait commencé à se brouiller avec ses voisins, à leur faire des procès, à ne pas payer tout ce qu’elle devait à ses intendants et ses ouvriers ; elle avait toujours peur de se faire dépouiller – et, en une dizaine d’années, Doubetchnia était devenue méconnaissable.


     Derrière la grande bâtisse s’étendait un vieux jardin retourné à l’état sauvage, enfoui sous les mauvaises herbes et les broussailles. Je passai sur la terrasse, encore belle et solide ; on voyait, à travers une porte vitrée, une pièce parquetée, le salon, sans doute ; il n’y restait qu’un antique piano à queue et, aux murs, des gravures dans de larges cadres en acajou. Des parterres d’autrefois ne subsistaient que des pivoines et des pavots qui dressaient au-dessus de l’herbe leurs têtes blanches ou écarlates ; le long des allées poussaient de jeunes arbres, des ormes et des érables, qui se gênaient les uns les autres, et que les vaches avaient déjà déplumés. La végétation était dense et le jardin semblait impénétrable, mais cela seulement à proximité même de la maison, où l’on trouvait encore des peupliers, des pins et des tilleuls du même âge qu’elle, vestiges demeurés intacts des anciennes allées  ; au-delà, le jardin avait été défriché pour la fenaison, il ne régnait plus à cet endroit une chaleur étouffante, les toiles d’araignées ne vous rentraient plus dans les yeux et ne se glissaient plus dans votre bouche, on sentait un souffle d’air ; plus l’on s’enfonçait dans le jardin, plus il y avait d’espace libre pour les cerisiers, les pruniers, les pommiers branchus que les étais et la gangrène10 enlaidissaient, et pour des poiriers d’une hauteur invraisemblable, à croire qu’il ne s’agissait pas de poiriers. Des marchands de la ville louaient cette partie du jardin, qu’un moujik simplet, habitant une hutte sur place, protégeait des voleurs et des étourneaux.


     De moins en moins broussailleux, se transformant en une véritable prairie, le jardin descendait vers la rivière couverte de roseaux et d’osiers verts ; près de la digue d’un moulin se trouvait un bief profond et poissonneux, le petit moulin au toit de chaume cliquetait avec fureur, les grenouilles coassaient frénétiquement. Sur l’eau lisse comme un miroir, des ronds se dessinaient par moments et les nénufars tremblotaient, dérangés par les joyeux poissons. Le petit village de Doubetchnia10 se trouvait de l’autre côté de la rivière. Les eaux calmes et bleues du bief étaient attirantes, elles promettaient fraîcheur et paix. Et maintenant, tout cela, le bief, le moulin et les rives agréables, tout appartenait à l’ingénieur !


     Je débutai donc dans mon nouvel emploi. Je recevais les télégrammes et les réexpédiais plus loin, je tenais différents registres et mettais au net les demandes, les réclamations et les rapports qu’envoyaient au bureau les chefs d’équipe et les contremaîtres à moitié illettrés. Mais je restais la plus grande partie de la journée sans rien faire, j’arpentais la pièce dans l’attente des dépêches, ou alors je plantais un gamin à ma place et allais me promener au jardin, jusqu’à ce que le gamin accourût en me disant que l’appareil crépitait. Je déjeunais chez madame Tchéprakov. On servait très rarement de la viande, les plats étaient toujours cuisinés au lait, et le mercredi et le vendredi étaient jours maigres : on utilisait alors des assiettes roses nommées « assiettes maigres ». Madame Tchéprakov clignait sans cesse des yeux, c’était une habitude chez elle, et j’éprouvais toujours une gêne en sa présence.


     Comme il n’y avait déjà pas assez de travail pour une personne, Tchéprakov ne faisait rien, il se contentait de dormir ou d’aller avec son fusil tirer les canards sur le plan d’eau. Le soir, il s’enivrait au village ou à la gare et, avant de se coucher, se regardait dans une petite glace et criait :


     « Bonjour, Ivan Tchéprakov ! »


     Ivre, il était tout pâle et ne cessait de se frotter les mains et de rire exactement comme s’il hennissait : hi-hi-hi ! Il faisait des siennes12 en se dévêtant entièrement et en allant courir tout nu dans les champs. Il mangeait des mouches et disait qu’elles avaient un goût aigrelet.





Notes


  1. Ce mot provient de tchougoune, la fonte. Au départ, ce mot désigne simplement, en langage populaire, la voie ferrée. Revoilà donc la fameuse « Tchougounka aux pieds nus » rencontrée huit ans plus tôt dans la nouvelles Lueurs. En rapprochant ce passage du début du récit La nouvelle datcha, rédigé deux—trois ans plus tard, mais aussi du poème de Nékrassov qui leur est consacré, et que j’ai traduit je ne sais plus où),  il semble que les gens travaillant à la construction des routes, ponts et chemins de fer aient été particulièrement misérables. Au vingtième siècle, le Goulag n’a fait que reprendre une voie déjà ancienne…
  2. Voir la note 11 du précédent chapitre.
  3. Tertres funéraires anciens de nomades de la steppe, qu’on trouve disséminés un peu partout chez l’auteur, depuis sa première grande nouvelle, La Steppe (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/040716/la-steppe-anton-tchekhov-edition-remaniee ) jusqu’aux derniers textes comme Dans son coin natal (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/150521/dans-son-coin-natal-anton-tchekhov).
  4. Nécessaire aux locomotives à vapeur…
  5. Cette image sonore est également très fréquente chez Tchékhov. Celle des éperviers (ou vautours d’Europe) l’est moins.
  6. Prénom d’origine grecque dont on connait surtout le diminutif Fédia.
  7. Ou gros-becs : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gros-bec_casse-noyaux
  8. Et non pas « de l’école », comme l’écrit avec négligence le traducteur de la Pléiade…
  9. Le prénom français est ici transcrit en russe – sans nasalisation, car celle-ci n’existe pas en russe : Janne.
  10. Cancer de la pomme, encore appelé pourriture noire.
  11. Le village et la propriété portent le même nom, souvenir des temps du servage, où les « âmes » faisaient partie de la propriété…
  12. Le terme russe évoque l’espièglerie. D. Roche et la Pléiade traduisent par « effronterie », ce qui est trop fort, le russe dispose d’autres termes pour cela.

À suivre...