samedi 23 juillet 2022

Ma vie (Anton Tchékhov), chapitre III




     Une ligne de chemin de fer était en construction dans notre localité. La veille des dimanches et des jours de fête, déambulait à travers la ville une multitude de gens déguenillés que l’on nommait la tchougounka, et dont on avait peur1. Il m’était arrivé plus d’une fois de voir conduire au poste de police un loqueteux au visage ensanglanté, tête nue, et l'on portait derrière lui, comme pièce à conviction, un samovar ou du linge fraîchement lavé, encore humide. La tchougounka s’attroupait aux abords des cabarets et sur les marchés ; elle buvait, mangeait, lâchait des jurons orduriers, et accompagnait d’un sifflement strident le passage de toute femme aux mœurs légères. Pour divertir cette tourbe affamée, nos boutiquiers faisaient boire de la vodka aux chiens et aux chats, ou attachaient un bidon à pétrole en fer-blanc à la queue d’un chien et se mettaient à siffler : le chien détalait dans la rue dans un grondement de ferraille qui le faisait glapir de terreur ; il se croyait poursuivi par un monstre et courait loin, au-delà de la ville, s’abattant d’épuisement dans les champs ; il y avait, dans notre ville, quelques chiens tremblant en permanence, la queue entre les jambes, et dont on disait qu’ils n’avaient pas supporté ce divertissement : ils étaient devenus fous.


     À cinq verstes2 de la ville, on construisait la gare. Il se disait que les ingénieurs avaient demandé un pot-de-vin de cinquante mille roubles pour faire passer la ligne à proximité immédiate de la ville ; le conseil municipal avait seulement accepté de donner quarante mille, et ces dix mille roubles étaient restés une pomme de discorde : à présent, les habitants s’en repentaient, puisqu’il leur fallait construire une route jusqu’à la gare, ce qui, d’après le devis, allait leur revenir plus cher. Les traverses et les rails étaient déjà posés tout le long de la ligne, des trains de service transportant les matériaux de construction et les ouvriers circulaient, le seul retard venait des ponts que bâtissait Doljikov, et de certaines gares qui n’étaient pas encore terminées.


     Doubetchnia – c’était le nom de notre première station – se trouvait à dix-sept verstes de la ville. Je m’y rendis à pied. Enveloppés par le soleil matinal, les blés d’automne et de printemps prenaient une vive teinte verte. C’était une plaine joyeuse où se dessinaient au loin, avec netteté la gare, les kourganes3, les propriétés lointaines… Qu’on se sentait bien ici, en liberté ! Et comme je voulais me pénétrer consciemment de cette liberté, ne serait-ce que cette matinée, pour oublier ce qui se passait en ville, pour ne pas penser à mes besoins, pour ne pas avoir envie de manger ! Rien ne me gâtait autant la vie que le sentiment aigu de la faim, lorsqu’à mes plus belles pensées d’autres venaient étrangement se mêler, relatives à du gruau de sarrasin, des boulettes de viande, une friture de poisson. Seul en pleine campagne, je lève la tête pour regarder une alouette immobile dans le ciel, qui semble suspendue et qui chante à tue-tête comme dans une crise de nerfs, et me voilà en train de me dire : « Ce serait bien bon de manger à présent du pain avec du beurre ! » Ou encore, je m’assois au bord de la route et ferme les yeux pour me reposer en prêtant l’oreille à ce merveilleux bourdonnement du mois de mai, et je me souviens de l’odeur des pommes de terre fumantes. Avec ma grande taille et ma forte constitution, j’étais contraint de manger peu, si bien que la sensation que j’éprouvais le plus dans le cours de la journée était la faim ; c’était peut-être pour cela que je comprenais parfaitement pourquoi tant de gens travaillent juste pour un bout de pain, et ne peuvent parler que de nourriture.


     À Doubetchnia, on crépissait l’intérieur de la gare et l’on construisait la partie supérieure en bois entourant le réservoir d’eau4.. L’air était torride, cela sentait la chaux et les ouvriers erraient avec indolence au milieu des tas de copeaux et de gravats ; l’aiguilleur dormait près de sa guérite, et le soleil lui incendiait le visage. Pas un seul arbre. Le fil du télégraphe, sur lequel se reposaient par endroits des éperviers, émettait un faible bourdonnement5. Tout en errant moi aussi parmi les gravats, sans savoir quoi faire, je me rappelais que lorsque j’avais demandé à l’ingénieur en quoi consisterait mon travail, il m’avait répondu : « Nous verrons ». Mais qu’y avait-il à voir dans ce désert ? Les plâtriers parlaient d’un chef d’équipe et d’un certain Fédote6 Vassiliev, je ne comprenais pas, et une angoisse s’empara peu à peu de moi : l’angoisse physique de celui qui sent ses bras, ses jambes et tout son grand corps, et qui ne sait qu’en faire ni où se mettre.


     Ayant déambulé deux heures au bas mot, je remarquai qu’à partir de la gare, les poteaux télégraphiques s’écartaient sur la droite de la ligne de chemin de fer pour aboutir, une verste et demie ou deux plus loin, à une enceinte en pierre blanche ; les ouvriers me dirent que là-bas, c’était le bureau, et je me rendis enfin compte que je devais précisément m’y rendre.


     C’était une très ancienne propriété de campagne, abandonnée depuis longtemps. L’enceinte de pierre blanche et poreuse s’était effritée et même écroulée par endroits, et le toit couvrant l’aile dont le mur aveugle donnait sur la campagne avait rouillé, et l’on y voyait briller ça et là des rapiècements en fer-blanc. Du portail, on apercevait une vaste cour envahie de mauvaises herbes, et une vieille demeure seigneuriale avec des persiennes aux fenêtres et une haute toiture mangée de rouille. Des deux côtés de la maison, à droite et à gauche, deux ailes identiques ; les fenêtres de l’une étaient condamnées par des planches, celles de l’autre étaient ouvertes, du linge était suspendu à une corde et de petits veaux divaguaient. Le dernier poteau télégraphique se dressait dans la cour, et le fil allait à la fenêtre de l’aile dont le mur aveugle donnait sur la campagne. La porte était ouverte et j’entrai. Derrière une table sur laquelle se trouvait le télégraphe était assis un homme aux cheveux bruns et frisés, portant une veste de toile ; il me regarda par en-dessous sans aménité, mais se mit l’instant d’après à sourire et me dit :


     « Bonjour, Petit-Profit ! »  


     C’était Ivan Tchéprakov, mon condisciple au lycée, exclu en cinquième pour avoir fumé. Autrefois, en automne, nous attrapions ensemble des chardonnerets, des serins et des verdiers7 que nous vendions tôt le matin au marché, tandis que nos parents dormaient. Nous guettions les volées d’étourneaux de passage que nous tirions au petit plomb pour ramasser ensuite les oiseaux blessés dont certains mouraient dans d’horribles souffrances (je les entends encore gémir dans leur cage, la nuit), et nous vendions ceux qui guérissaient, en jurant avec impudence que c’étaient tous des mâles. Un jour, au marché, il m’était resté un seul étourneau que j’avais longuement proposé aux acheteurs et que je finis par céder pour un kopeck. « C’est tout de même un petit profit ! » m’étais-je dit pour me consoler en empochant le kopeck, et depuis ce temps-là, les gamins des rues8 et les lycéens m’avaient surnommé « Petit-Profit » ; encore maintenant, les gamins et les boutiquiers me taquinaient avec ce sobriquet, bien que personne, à part moi, ne se souvînt plus d’où il venait.


     Tchéprakov n’était pas bien costaud ; voûté, la poitrine étroite, il avait de longues jambes. Une cravate ressemblant à une ficelle, pas de gilet du tout, des bottes pires que les miennes, avec les talons déjetés. Il cillait rarement et semblait en permanence avoir des vues sur quelque chose, s’apprêtant à l’attraper et s’agitant.


     — Attends donc, dit-il en s’affairant. Écoute un peu !… Allons, de quoi étais-je en train de parler, déjà ?


     Nous nous mîmes à causer. J’appris de lui que la propriété dans laquelle je me trouvais appartenait récemment encore aux Tchéprakov, qu’elle était passée seulement l’automne dernier aux mains de l’ingénieur Doljikov, lequel trouvait plus avantageux de placer son argent en terrains qu’en titres, et qui avait déjà acheté dans nos contrées trois belles propriétés avec reprise des dettes afférentes ; lors de la vente, la mère de Tchéprakov s’était réservé le droit d’habiter encore deux ans l’une des ailes latérales, et avait obtenu une place pour son fils au bureau.


     — J’te crois, qu’il a acheté ! Avec ce qu’il soutire rien qu’aux entrepreneurs ! Il écorche tout le monde !


     Puis il m’emmena déjeuner, après avoir décidé, toujours agité, que j’habiterais la même aile que lui, en prenant mes repas chez sa mère. 


     — Elle est rapiate, dit-il, mais elle ne te prendra pas cher.


     On était très à l’étroit dans les petites pièces où vivait sa mère ; elles étaient toutes, jusqu’à l’entrée et au vestibule, encombrées de meubles ramenés, après la vente, de la grande maison ; rien que des antiquités en acajou. Madame Tchéprakov, dame d’un certain âge, très corpulente, avec des yeux bridés de Chinoise, était assise dans un grand fauteuil près de la fenêtre et tricotait un bas. Elle me reçut cérémonieusement.


     — C’est Polozniev, maman, me présenta Tchéprakov. Il va travailler ici.


     — Êtes-vous noble ? me demanda-t-elle d’une voix étrangement désagréable ; j’eus l’impression que de la graisse bouillonnait dans sa gorge.


     — Oui, répondis-je.


     — Asseyez-vous.


     Le déjeuner fut mauvais. On nous servit seulement une tourte au fromage blanc amer et une soupe au lait. Iéléna Nikiforovna, la maîtresse de maison, clignait sans cesse, tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, de façon étrange. Elle parlait et mangeait, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de déjà mort, et l’on croyait même sentir une odeur de cadavre. Une faible lueur de vie se maintenait encore en elle, ainsi que la conscience d’être une noble, une propriétaire terrienne ayant autrefois possédé des serfs, une femme de général à qui les domestiques devaient s’adresser en lui disant : « Votre Excellence » ; et lorsque ces pitoyables restes de vie s’enflammaient en elle un court instant, elle disait à son fils :


     Jean9, ne tiens pas ton couteau comme cela !     


     Ou encore, elle me disait, respirant difficilement, avec les minauderies d’une hôtesse désirant faire les honneurs de la maison à son hôte :


     — Vous savez, nous avons vendu notre propriété. Bien sûr, c’est dommage, nous y étions habitués, mais Doljikov a promis de faire nommer Jean chef de la gare de Doubetchnia, de sorte que nous ne partirons pas d’ici, nous habiterons la gare, ce sera comme vivre à la propriété. L’ingénieur est si bon ! Vous ne trouvez pas qu’il est très bel homme ?


     Peu de temps auparavant, les Tchéprakov menaient encore une vie de riche, mais tout avait changé après la mort du général. Iéléna Nikiforovna avait commencé à se brouiller avec ses voisins, à leur faire des procès, à ne pas payer tout ce qu’elle devait à ses intendants et ses ouvriers ; elle avait toujours peur de se faire dépouiller – et, en une dizaine d’années, Doubetchnia était devenue méconnaissable.


     Derrière la grande bâtisse s’étendait un vieux jardin retourné à l’état sauvage, enfoui sous les mauvaises herbes et les broussailles. Je passai sur la terrasse, encore belle et solide ; on voyait, à travers une porte vitrée, une pièce parquetée, le salon, sans doute ; il n’y restait qu’un antique piano à queue et, aux murs, des gravures dans de larges cadres en acajou. Des parterres d’autrefois ne subsistaient que des pivoines et des pavots qui dressaient au-dessus de l’herbe leurs têtes blanches ou écarlates ; le long des allées poussaient de jeunes arbres, des ormes et des érables, qui se gênaient les uns les autres, et que les vaches avaient déjà déplumés. La végétation était dense et le jardin semblait impénétrable, mais cela seulement à proximité même de la maison, où l’on trouvait encore des peupliers, des pins et des tilleuls du même âge qu’elle, vestiges demeurés intacts des anciennes allées  ; au-delà, le jardin avait été défriché pour la fenaison, il ne régnait plus à cet endroit une chaleur étouffante, les toiles d’araignées ne vous rentraient plus dans les yeux et ne se glissaient plus dans votre bouche, on sentait un souffle d’air ; plus l’on s’enfonçait dans le jardin, plus il y avait d’espace libre pour les cerisiers, les pruniers, les pommiers branchus que les étais et la gangrène10 enlaidissaient, et pour des poiriers d’une hauteur invraisemblable, à croire qu’il ne s’agissait pas de poiriers. Des marchands de la ville louaient cette partie du jardin, qu’un moujik simplet, habitant une hutte sur place, protégeait des voleurs et des étourneaux.


     De moins en moins broussailleux, se transformant en une véritable prairie, le jardin descendait vers la rivière couverte de roseaux et d’osiers verts ; près de la digue d’un moulin se trouvait un bief profond et poissonneux, le petit moulin au toit de chaume cliquetait avec fureur, les grenouilles coassaient frénétiquement. Sur l’eau lisse comme un miroir, des ronds se dessinaient par moments et les nénufars tremblotaient, dérangés par les joyeux poissons. Le petit village de Doubetchnia10 se trouvait de l’autre côté de la rivière. Les eaux calmes et bleues du bief étaient attirantes, elles promettaient fraîcheur et paix. Et maintenant, tout cela, le bief, le moulin et les rives agréables, tout appartenait à l’ingénieur !


     Je débutai donc dans mon nouvel emploi. Je recevais les télégrammes et les réexpédiais plus loin, je tenais différents registres et mettais au net les demandes, les réclamations et les rapports qu’envoyaient au bureau les chefs d’équipe et les contremaîtres à moitié illettrés. Mais je restais la plus grande partie de la journée sans rien faire, j’arpentais la pièce dans l’attente des dépêches, ou alors je plantais un gamin à ma place et allais me promener au jardin, jusqu’à ce que le gamin accourût en me disant que l’appareil crépitait. Je déjeunais chez madame Tchéprakov. On servait très rarement de la viande, les plats étaient toujours cuisinés au lait, et le mercredi et le vendredi étaient jours maigres : on utilisait alors des assiettes roses nommées « assiettes maigres ». Madame Tchéprakov clignait sans cesse des yeux, c’était une habitude chez elle, et j’éprouvais toujours une gêne en sa présence.


     Comme il n’y avait déjà pas assez de travail pour une personne, Tchéprakov ne faisait rien, il se contentait de dormir ou d’aller avec son fusil tirer les canards sur le plan d’eau. Le soir, il s’enivrait au village ou à la gare et, avant de se coucher, se regardait dans une petite glace et criait :


     « Bonjour, Ivan Tchéprakov ! »


     Ivre, il était tout pâle et ne cessait de se frotter les mains et de rire exactement comme s’il hennissait : hi-hi-hi ! Il faisait des siennes12 en se dévêtant entièrement et en allant courir tout nu dans les champs. Il mangeait des mouches et disait qu’elles avaient un goût aigrelet.





Notes


  1. Ce mot provient de tchougoune, la fonte. Au départ, ce mot désigne simplement, en langage populaire, la voie ferrée. Revoilà donc la fameuse « Tchougounka aux pieds nus » rencontrée huit ans plus tôt dans la nouvelles Lueurs. En rapprochant ce passage du début du récit La nouvelle datcha, rédigé deux—trois ans plus tard, mais aussi du poème de Nékrassov qui leur est consacré, et que j’ai traduit je ne sais plus où),  il semble que les gens travaillant à la construction des routes, ponts et chemins de fer aient été particulièrement misérables. Au vingtième siècle, le Goulag n’a fait que reprendre une voie déjà ancienne…
  2. Voir la note 11 du précédent chapitre.
  3. Tertres funéraires anciens de nomades de la steppe, qu’on trouve disséminés un peu partout chez l’auteur, depuis sa première grande nouvelle, La Steppe (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/040716/la-steppe-anton-tchekhov-edition-remaniee ) jusqu’aux derniers textes comme Dans son coin natal (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/150521/dans-son-coin-natal-anton-tchekhov).
  4. Nécessaire aux locomotives à vapeur…
  5. Cette image sonore est également très fréquente chez Tchékhov. Celle des éperviers (ou vautours d’Europe) l’est moins.
  6. Prénom d’origine grecque dont on connait surtout le diminutif Fédia.
  7. Ou gros-becs : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gros-bec_casse-noyaux
  8. Et non pas « de l’école », comme l’écrit avec négligence le traducteur de la Pléiade…
  9. Le prénom français est ici transcrit en russe – sans nasalisation, car celle-ci n’existe pas en russe : Janne.
  10. Cancer de la pomme, encore appelé pourriture noire.
  11. Le village et la propriété portent le même nom, souvenir des temps du servage, où les « âmes » faisaient partie de la propriété…
  12. Le terme russe évoque l’espièglerie. D. Roche et la Pléiade traduisent par « effronterie », ce qui est trop fort, le russe dispose d’autres termes pour cela.

À suivre... 

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